In the Mood for Love
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http://revel.unice.fr Pour citer cet article : Annick Gendre, " L’Autocitation comme translation intersémiotique : d’un dialogue mémoriel ", , Communications du IVe Ci-dit, , mis en ligne le 02 février 2010. URL : http://revel.unice.fr/symposia/cidit/index.html?id=488 Voir l'article en ligne AVERTISSEMENT Les publications du site REVEL sont protégées par les dispositions générales du Code de la propriété intellectuelle. Conditions d'utilisation - respect du droit d'auteur et de la propriété intellectuelle L'accès aux références bibliographiques et au texte intégral, aux outils de recherche ou au feuilletage de l'ensemble des revues est libre, cependant article, recension et autre contribution sont couvertes par le droit d'auteur et sont la propriété de leurs auteurs. 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L’Autocitation comme translation intersémiotique : d’un dialogue mémoriel Annick Gendre Docteure es Littératures française, francophones et comparées Membre associée au Centre de Recherches « Écritures », Université Paul Verlaine, Metz Dans le film cinématographique, l’universalité de la pratique de l’autocitation intersémiotique semble répondre à de singuliers enjeux mémoriels. Loin de se limiter à la monstration d’un personnage, d’une personne qui prononce un énoncé dont il/elle affirme l’autorité, l’autocitation est une procédure dans laquelle le film, la fiction peuvent se désigner en tant que film ou en tant que fiction. Cette autocitation « autocitante » parachève le lien qui unit cette procédure avec la signifiance. Pour dégager quelques paramètres communs d’une pratique qui emprunte des modalités diverses, nous envisageons dans six longs métrages à vocations distinctes, la polyphonie du devenir-objet autocitationnel, la mise en spectacle de la circulation des énoncés citationnels et de l’acte autocitationnel pour lui-même. Le rôle que peut jouer l’exhibition de la mise en corps de l’autocitation dans l’appareil de suggestion achève notre propos. autocitation, translation intersémiotique, audio-visuel, cinéma, polyphonie In movies, universality of intersemiotic self-quotation’s practice seems to respond to specific memorial stakes. Far from being only the exhibition of a character or a person who delivers an utterance of which he/she asserts the authority, self-quotation is a procedure in which movie and fiction can point out to themselves as a film or as a fiction. This self-quoting self-quotation is the concern of significance. In order to bring out some common parameters of a practice with so different modalities, we study, in six movies, polyphony of the self-quotation’s thing-becoming, the showing of the circulation of utterances and the showing of the self-quotation’s acting. The last part of our analysis deals with the role that the exhibition of the body's making of selfquotation is able to play in the art of suggestion. self-quotation, intersemiotic translation, audio-visual, cinema, polyphony Cette analyse d’occurrences d’autocitations filmiques s’inscrit dans la continuité de notre réflexion sur l’investissement du sujet lors de la lecture ou de la projection 1. Définir le paradigme intersémiotique qui préside à l’étude de ce corpus d’autocitations constitue un préalable nécessaire. L’autocitation est en soi un processus de reprise 2 tout à fait singulier quel que soit le matériau sémiotique qu’il affecte et qui l’affecte. Nous l’envisageons ici dans des œuvres cinématographiques contemporaines de réalisateurs différents qui ont l’image filmique pour matériau sémiotique commun. Dans ces œuvres distinctes les unes des autres, la reprise autocitationnelle convoque ou non d’autres matériaux sémiotiques. Pour que notre travail puisse se réclamer bien légitimement d’une perspective intersémiotique, il faudrait ajouter au corpus choisi et aux matériaux convoqués l’« étude des traces du traitement 1 Annick Gendre, « La Voix-œil du film du texte : du « je » à un jeu dévoyé », conférence, Université de Babes-Boliay, Cluj-Napoka, à paraître. 2 L’autocitation audio-visuelle diffère de l’autocitation verbale. Cependant, on ne saurait que conseiller la lecture de l’article du numéro Travaux de linguistique, L’Autocitation, 2006/1, Juan Manuel López Muñoz, Sophie Marnette, Laurence Rosier, 170 p. sémiotique d’un art dans la matérialité du traitement sémiotique d’un autre art 3 ». Nous devons nous résoudre à négliger l’approfondissement de cette dernière. L’autocitation filmique nous semble se définir par un processus. En effet, à l’instar du processus de la citation, elle consiste en une reprise, – reprise en rien réductible à une répétition à l’identique, mais qui réalise une re-production. L’ipséité indiquée par le préfixe auto- fait signe d’un retour du même dans l’autre, et probablement précisons-le pour l’autre. Mais à la différence de la citation qui fait reproduction, la singularité de ce retour du même dans/pour l’autre réside dans le fait que le locuteur qui s’autocite superpose dans son discours l’acte de reprise et l’affirmation de la légitimité de l’autorité. De là, l’autocitation fait événement dans le support et inaugure d’une procédure en même temps qu’elle l’exhibe. Si elle n’est pas exclusivement littéraire, il demeure qu’elle semble intimement liée au scripturaire. Nous ne pouvons que le signaler ici. Mon corpus peut être qualifié de « limite », en raison de la mise en abîme de certaines reprises choisies et pour les mises en scène de la récursivité retenues. Reprises, ces autocitations revêtent, en tant que produits intersémiotiques, des valeurs à la fois sémantiques, syntaxiques, rythmiques, scopiques, etc. sur une double scène. Ces valeurs sollicitent la mémoire chronique, la mémoire de l’expérience immédiate qui appartient au temps de la projection. De plus, le lien qui unit leur principe réflexif au phénomène de leur reprise donne lieu, dans le même instant de leur production-réception, à un autre processus autocitationnel sur une autre scène. En effet, il arrive que dans leur événement, le film et la fiction s’autocitent d’un même mouvement, se désignent comme fiction ou film en tant que tel. C’est pourquoi je propose de distinguer ces autocitations en les dénommant ici « autocitations autocitantes ». Pour montrer que l’autocitation n’appartient ni à un genre, ni à un projet esthétique, ni à une époque, nous avons choisi un corpus éclectique. Afin d’illustrer le caractère polyphonique de l’autocitation filmique intersémiotique, nous analysons dans un premier temps quelques procédés de rappel sonore dans les récits filmiques In the Mood for love, de Wong Kar-Wai, et L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais. Dans des productions qui mettent en scène la relation oral-écrit, cette polyphonie est le fait d’une mise en spectacle de la circulation des discours. Tel est le cas dans L’État des choses, de Wim Wenders et dans L’Invention de Morel, récit littéraire adapté pour la télévision par Claude-Jean Bonnardot et par Michel Andrieu. De notre corpus, ce sont les seules productions qui livrent une autocitation in praesentia, dans laquelle le locuteur apparaît à l’écran en train de prononcer un énoncé donné explicitement comme citation de soi. Enfin, l’autocitation audio-visuelle relève d’une recaptation ipséique. Cette captation seconde révèle parfois un appareil de suggestion. La mise en corps que peut réaliser la translation autocitationnelle dans La Vie sur Terre d’Abderrahmane Sissako et Les Glaneurs et la glaneuse d’Agnès Varda, en offrent une illustration très intéressante. La procédure autocitationnelle requiert la reprise et ce que celle-ci génère en fait d’orientation-désorientation caractéristique du phénomène citationnel. La reprise comme signe de rappel sollicite une mémoire, une rencontre de mémoires, à la fois propre au temps de la projection et hors du temps de la projection (mémoire subjective du spectateur alliée parfois à des compétences non exclusivement linguistiques). Comment cette procédure orchestre-t-elle un devenir-objet dialogique ? 1. Devenir-objet autocitationnel intersémiotique et polyphonie In The Mood for love et L’Année dernière à Marienbad ont en commun d’articuler les thèmes de l’infidélité amoureuse et de la vérité dans l’amour. Comment la citation et l’autocitation signalent-elles le dérapage de l’histoire ? Il importe moins d’observer les effets 3 Georges Molinié, Sémiostylistique, L’effet de l’art, 1998, Paris, Presses Universitaires de France, « Formes sémiotiques », p. 41. qu’elles produisent sur l’impossible de l’histoire, que de montrer la validation, au sens indifférencié du terme, de l’évaluation amoureuse que les deux couples explorent dans ces phénomènes citationnels. Au cœur de cette validation / invalidation : les citations musicales de trois chansons de Nat King Cole dans la bande-son de In the Mood for love, qui tendent à devenir des autocitations d’une facture singulière, et la récurrence de ces trois mots de L’Année dernière à Marienbad, réitérés selon plusieurs déclinaisons : « c’est impossible ». 1. 1. Citations musicales et autocitations filmiques : In the Mood for Love Film « puzzle » réalisé en l’an 2000, In the Mood for Love relate l’amour naissant et/ou impossible d’un homme (interprété par Tony Leung) et d’une femme (Maggie Cheung) trompés par leurs époux respectifs. Dans le hors champ visuel du film, l’infidélité de la femme de l’un avec l’époux de l’autre met en relief l’ennamorento des deux voisins malaimés. Pour rappel, les deux malaimés jouent et rejouent ensemble, afin de se préparer, la scène de l’aveu de l’infidélité. Dès le début du film, le thème musical de Yumeji s’impose et traverse l’histoire de part en part. A sept reprises4, il est interrompu par trois chansons distinctes de Nat King Cole, extraites de son album Perfidia5, plus précisément par trois boléros cubains6 interprétés en espagnol. William Navarette explique que « la situation politique et économique générée par Gerardo Machado, dès 1930 » est « à l’origine de l’internationalisation des rythmes cubains7 ». On sait qu’introduite en Chine par les orchestres philippins, la musique sudaméricaine bénéficiait d’une grande audience sur les ondes radiophonique en Chine dans les années 1950. Chaque occurrence de ces citations et autocitations sonores scande la progression de l’amour naissant entre les deux personnages et participe de l’histoire de leur rapprochement. Interrompant le thème principal, ces occurrences sont mises en relief par la résonnance que permet notamment le silence qui les précède et/ou les suit. Ainsi la bande son8 donne-t-elle à entendre successivement « Aquellos ojos verdes9 » (« Ces yeux verts »), « Te Quiero dijiste10 » (« Tu m’as dit je t’aime ») et « Quizas, quizas, quizas11 » (« Peut-être, peutêtre, peut-être »). Comment ces convocations lyriques sont-elles susceptibles de contaminer le contenu visualisé ? Le rythme de leurs occurrences peut être restitué comme suit : sept insertions musicales qui se répartissent en trois citations (convocation unique ou convocation initiale) et en quatre autocitations (deux reprises de deux citations). Seule la chanson « Te quiero dijiste » fait l’objet d’une citation unique, encadrée de deux événements autocitationnels. La place de ce boléro dans l’ordre des occurrences et l’absence de toute reprise tel quel fait signe dans le réseau musical latin. Pour ce qui est des autocitations, seule la première convocation est citation, et empressons-nous d’insister : cette citation initiale s’inscrit et n’a de signifiance que dans le réseau plus vaste de leur(s) reprise(s) dans la même entité audio-visuelle. 4 Nous renvoyons aux sept extraits audio-visuels auxquels on peut accéder directement dans le menu du dvd produit par Jet Tone Films, grâce à la rubrique « Le Film et sa musique », 6. Nat King Cole. 5 Album enregistré en 1958. 6 Les trois ouvrages suivants, dont nous ne pouvons que recommander la lecture, apportent des éclaircissements précieux sur ce genre musical fruit d’une longue migration : Isabelle Leymarie, 1997, Cuban fire, Musiques populaires d’expression cubaine, Paris, Editions Outre Mesure, « Contrepoint », 252 p. ; William Navarrete, 2000, La Chanson cubaine (1902-1959) : textes et contextes, Paris, L’Harmattan, « Recherches », 206 p. ; William Navarrete, Cuba : la musique en exil, 2003, Paris, L’Harmattan, « Recherches », 264 p. 7 William Navarrete, Cuba : la musique en exil, 2003, Paris, L’Harmattan, « Recherches », p. 94. 8 Grâce aux travaux de Michel Chion, nous savons combien cette appellation porte à discussion avec justesse. Issue d’un long usage communément partagé, nous choisissons néanmoins de l’employer dans notre étude. 9 Boléro de « Nilo » Menéndez (1902-1987). 10 Boléro de Maria Grever (1884-1951). 11 Boléro écrit par Osbaldo Farrès, en 1947. Scansion musicale dans In the Mood for love « Aquellos ojos verdes » (1.1) 26’-28’13 « Te Quiero dijiste » (2) 28’40-29’24 (1.2) 31’15-33’14 (1.3) 49’22-50’06 « Quizas, quizas, quizas » (3.1) 01.12’20-01.13’37 (3.2) 01.19’50-01.20’41 (3.3) 01.23’10-01.24’32 A l’exception de 3.1 et 3.2, les convocations musicales sont associées à des répliques in et font l’objet de fluctuations du volume sonore. Un travail exhaustif sur la liaison image-son se devrait ici de prendre en compte ces incidents. Fidèles en cela au répertoire de la chanson cubaine 12, ces trois boléros partagent le thème de l’amour et constituent trois fragments distincts sur le mal d’amour. « Aquellos ojos verdes » exprime la nostalgie d’un amour impossible. Ses deux premières occurrences coïncident avec une double scène qui a lieu dans un restaurant. La chanson y est à chaque fois reprise intégralement et réalise un fond sonore vraisemblable dans ce lieu public, dans lequel le couple trompé se livre en filigrane à une singulière expérience. L’enjeu de cette double scène semble en effet moins de comprendre comment la liaison entre leurs époux respectifs a commencé et la révélation de cette liaison, que d’éprouver si chacun est à la mesure de l’autre de l’autre, si bien que la chanson cubaine semble assumer une double fonction : commenter l’amour naissant et en annoncer l’impossibilité. La dernière occurrence ne retient que les deux premiers couplets de la chanson. Son surgissement off (à l’image, deux séries de plans : Chow à l’hôtel, puis les bureaux du journal où il travaille), comme en sourdine, semblent rendre compte de la captation des deux personnages dont l’image exprime l’absence. Les paroles de l’unique citation de « Te Quiero dijiste » reprennent successivement les stéréotypes des émois et de la réciprocité intranquille, en revisitant l’esthétique des blasons. Le texte filmique poursuit encore l’exploration du rapport qu’il tisse entre la convocation musicale et le dire de l’absence. En effet, les paroles indiquent, font signe de ce qui n’est ni montré, ni montrable à l’image, signe de ce que les personnages du texte filmique ne sauraient voir. A l’image, une scène en extérieur-nuit : les deux personnages, de dos, marchent côté à côte, dans une rue. Jumelle de la citation musicale, la voix off de Madame Chan prononce ces deux phrases : « je croyais être la seule à m’en être aperçue (…) je me demande comment ça a commencé entre eux. » La chanson semble déployer la liaison des époux infidèles que les personnages ne peuvent se représenter, le non-représentable. Elle suggère l’irreprésentable. Ainsi mérite-t-elle tout à fait de s’inscrire dans ce réseau autocitationnel musical : au genre musical, au rythme latino-américain, à son interprète, à la langue employée, il faut ajouter la qualité de signifiance produite dans une étroite connivence avec les six autres occurrences. Dans un même matériau sémiotique, l’autocitation et la citation similaire se contaminent réciproquement. A la différence des autres occurrences musicales, « Quizas, quizas, quizas » tend à occuper tout l’espace sonore. En effet, le son multipiste combine les deux premières occurrences avec les bruits de la rue. L’association image-son emprunte à l’esthétique du clip vidéo. De plus, la récurrence du refrain : « Asi pasan los dias […] », « Ainsi passent les jours » permet de les envisager comme détenant une fonction narrative. Avec l’image muette, elles font signe de l’écoulement des années. Contrairement à l’écriture littéraire, elles investissent l’ellipse temporelle. Ce n’est que dans la dernière que le boléro partage pour moitié l’espace sonore avec un dialogue entre Chow et l’homme qui a repris la pension de son ancien propriétaire. 12 William Navarrete, La Chanson cubaine (1902-1959) : textes et contextes, Paris, L’Harmattan, « Recherches », p. 123-154. De l’hôte nouveau, visible quelques secondes seulement dans l’entrebâillement d’une fenêtre, ne se manifeste que la voix : l’image se concentre sur les réactions de Chow au récit qui lui est fait. Les paroles de ce célèbre boléro, relatives à l’attente imposée par la peur d’aimer qu’éprouve l’être aimé, achèvent de faire écho à l’histoire de l’impossibilité de l’amour entre les deux époux trompés. Mais ajoutons que le dialogue qu’il rapporte (« Siempre que te pregunto / Que cuando, como y donde / Tu siempre me respondes », « A chaque fois que je te demande / Quand, comment et où / Tu me réponds toujours ») renvoie à la plus pure tradition du boléro qui initialement se chantait à deux voix. Ainsi cette forme dialogique musicale tientelle lieu des paroles que les deux personnages n’échangent pas, mais qu’ils peuvent ou pourraient investir. Quelles que soient les hypothèses quant à la signifiance de cette dernière autocitation, il demeure qu’elle contribue à l’issue ouverte du tissu filmique. Ainsi, dans la liaison lyrique-visuelle, la récurrence musicale affecte-t-elle la perception du visuel. Partant, il est inévitable qu’elle contamine le contenu visualisé. La perception de la récurrence participe ainsi directement de la signifiance audio-visuelle et requiert une élaboration mémorielle éminemment dialogique. 1. 2. Résonance ou autocitation autocitante : fading référentiel et effritement mémoriel dans le réseau citationnel Au sein de notre corpus, la singularité de L’Année dernière à Marienbad ressortit à deux duplications de natures différentes : d’une part, en 1961, la quasi simultanéité de la publication du scénario d’Alain Robbe-Grillet, sous le même titre que le film, mais enrichie du sous-titre « ciné-roman », introduit la possible duplication du récit filmique par le texte littéraire ; d’autre part, dans le film, la duplication des images trouve écho dans la duplication des répliques. Dans l’introduction du texte issu de cette double expérience scripturaire, filmique et littéraire, Robbe-Grillet expliquait : « [t]out le film [était] en effet l’histoire d’une persuasion : il s’agi[ssai]t d’une réalité que le héros crée par sa propre vision, par sa propre parole »13. Déplions donc comment les autocitations jouent un rôle déterminant dans cette fabrique de vérités. Fort nombreuses, les autocitations « strictement » visuelles posent indiscutablement un climat (confer les travellings répétés qui parcourent les couloirs labyrinthiques du palace de Marienbad, sur leurs reflets à l’infini dans les miroirs, dès les premières séquences du film). Dupliquées, elles dramatisent le décor, elles font la précarité du site de Marienbad. Ponctuation tout aussi précaire : la duplication des autocitations audio-visuelles, comme la scène de tir14, averbale, reproduite par trois fois, de même que le jeu à stratégie fermée. Clairement délimitées, ces autocitations ne parviennent pas à constituer des repères spatiotemporels, non dans la diégèse, mais dans le déploiement filmique, durant sa projection. A peine est-il perceptible, identifiable comme tel, que le réseau (auto)citationnel s’impose par son effritement. Comparons à présent le traitement littéraire et cinématographique de deux autocitations verbales énoncées tour à tour par les deux personnages principaux. La première est le fait du personnage A, interprété par Delphine Seyrig : « Vous savez bien que c’est impossible. ». Le ciné-roman prépare l’autocitation avec cette formulation initiale voisine : « Je vous répète que c’est impossible. Je n’ai même jamais été à Frederiksbad »15. L’objet de la douce protestation du personnage importe tout autant que le verbe introducteur répéter qui signale plusieurs autocitations antérieures, in absentia, en même temps que la mise en échec de la parole, ici de 13 Alain Robbe-Grillet, 2007, L’Année dernière à Marienbad, Paris, Les Editions de Minuit, p. 12. La scène du coup de feu constitue le point de synchrèse par excellence, selon Michel Chion, 2008, L’Audio-vision son et image au cinéma, Paris, Armand Colin, « Cinéma », p. 52-57. 15 Alain Robbe-Grillet, 2007, L’Année dernière à Marienbad, Paris, Les Editions de Minuit, p. 74. 14 la jeune femme. Pour ce qui est de l’objet, il permet de relier cette réplique première à cet échange liminaire du couple : A: Non, non. C’est impossible. X (très doucement) : Non, non, c’est impossible… (Il a répété ces mots comme en rêve.) naturellement. (Un temps.) […] A : Vous voyez bien. Il vaut mieux nous séparer, pour toujours… L’année dernière… Mais non, c’est impossible. […]16 L’autocitation de A, « c’est impossible », est dupliquée dans cet échange par la reprise mécanique de X. La dépersonnalisation de la locutrice initiale est mise en œuvre par cette reprise seconde de X et se voit corroborée par l’autocitation de A in praesentia. Cette dépersonnalisation ou appropriation des mots de l’autre, ici de la femme, est elle-même préparée par la reprise des mêmes mots par X à propos d’un autre objet de conversation : « C’était presque l’été… Oui, vous avez raison. De la glace… c’est tout à fait impossible »17. X poursuit là la conversation entamée plus haut, demeurée en suspens sur une question dont la réponse est passée sous silence. Cette mise en ellipse de la réponse étaie structurellement la dépersonnalisation. Peu avant cette dernière occurrence, une autocitation in praesentia de A, dans un fragment de conversation dont l’objet n’est pas spécifié : « Que me voulez-vous donc ?... Vous savez bien que c’est impossible »18. La récurrence du terme « impossible », et avec elle l’interrogation du possible de l’histoire, circule d’un personnage à l’autre. Resnais reprend le procédé en l’appliquant à cette autre réplique « Non, non, je ne connais pas la suite. », pour « A : Eh bien, racontez-moi donc la suite de notre histoire ! »19 et pour « Voix de X : Vous connaissez déjà la suite »20. La reproduction de l’énoncé se double ici d’une mise en spectacle de la réversibilité de l’énonciateur / énonciataire. L’effritement mémoriel que crée la reprise citationnelle est intimement lié à cette réversibilité qui affecte la responsabilité de l’énoncé. Comment identifier un texte source quand l’identité du locuteur 1 fait défaut ? La pratique énonciative démultiplie le dire et exhibe la polyphonie dans un énoncé unique. D’une certaine façon, l’autocitation prend costume. En effet, l’espace visualisé dépourvu d’accroches soutient aussi cette insoluble réversibilité, en montrant pour scène de communication les méandres du parc et du palace de Marienbad. A l’image, la modification répétée des robes et des lieux (chambre, couloirs, allées, bosquets, terrasse) échoue aussi à produire de l’autre, comme cette suite prétendument attendue, avec ces reprises énonciatives similaires. Le film répond à l’impératif programmatique énoncé, peut-être a posteriori, raconter « l’histoire d’une persuasion », dans la mesure où l’enjeu n’est pas de savoir ni de (faire) connaître le contenu ni l’issue de la rencontre, mais de faire admettre la vérité de l’efficience de la rencontre passée. Dans les deux textes, filmique et littéraire, la dialectique des reprises citationnelles et des hypothèses relatives au contenu de la rencontre sert avant tout l’élaboration d’une mémoire susceptible de faire signe de la vérité d’une rencontre, si bien qu’il s’agit avant tout de fabriquer une mémoire de paroles, qui sont autant de signifiants non de la rencontre passée mais de la rencontre en cours. Ces nuances ne sauraient invalider le projet de l’écrivain. Une étude intersémiotique de l’autocitation devrait interroger l’efficacité des deux matériaux sémiotiques quant à cette exigence programmatique. Nous n’en soumettons ici que quelques jalons. Il faudra distinguer l’artefact de persuasion projeté par l’écrivain de l’appareil de suggestion que nous évoquons ci-après. Poursuivons : comment l’objet visualisé est-il contaminé par la polyphonie de l’autocitation ? 16 Alain Robbe-Grillet, 2007, L’Année dernière à Marienbad, Paris, Les Editions de Minuit, p. 130-131. Alain Robbe-Grillet, 2007, L’Année dernière à Marienbad, Paris, Les Editions de Minuit, p. 103. 18 Alain Robbe-Grillet, 2007, L’Année dernière à Marienbad, Paris, Les Editions de Minuit, p. 101, reprise à l’identique dans le film. 19 Alain Robbe-Grillet, 2007, L’Année dernière à Marienbad, Paris, Les Editions de Minuit, p. 80. 20 Alain Robbe-Grillet, 2007, L’Année dernière à Marienbad, Paris, Les Editions de Minuit, p. 120. 17 2. L’Autocitation relayée comme mise en spectacle de la circulation des énoncés L’Etat des choses de Wim Wenders et L’Invention de Morel (récit et adaptation) ont en commun de donner à voir et à lire une autocitation discursive reprise en citation verbale puis en autocitation autocitante. 2. 1. Autocitation écrite-orale et citation écrite : L’Etat des choses L’autocitation audio-visuelle de Wenders fait l’objet d’une reprise en une citation écrite. Singulier devenir-objet de l’autocitation. Que nous apprend-il sur la praxis autocitationnelle cinématographique ? « Les histoires n’existent que dans les histoires, alors que la vie s’écoule au fil du temps, sans produire des histoires […]. 21 », telle est l’autocitation (31’41) que livre Friedrich Munro, réalisateur du film Les Survivants (The Survivors), pour remonter le moral de son équipe, abandonnée par la production alors que le tournage est en cours. Tandis que le réalisateur énonce sa propre citation, l’une des actrices du film dans le film l’inscrit sur un set de table en papier, comme sous l’effet d’une dictée (32’35). Peu après l’autocitation orale de Friedrich, la caméra fixe la citation en train de s’écrire. Quelques séquences plus loin, un insert donne à voir la phrase en son entier sur le papier découpé servant de marque-page. Le film montre différentes étapes de l’acte de citer, qui impliquent deux praxis distinctes : l’expression verbale orale et l’expression verbale écrite. Dans un premier temps, la citation orale : Friedrich retire de la poche de sa veste une feuille libre qu’il lit [énoncé 1], interrompt un instant sa citation [énoncé 2] pour informer l’assistance qu’il se cite lui-même, et reprend sa lecture. A l’instar des représentations de liseurs qui intéressent Antony Wall, il est donné à voir que Friedrich lit à haute voix ce qu’il a écrit hors champ sur la feuille qu’il tient, sans qu’il soit donné à voir l’énoncé lu. La redondance ne tarde pas cependant. Dans un second temps, en effet, la citation écrite se fait citation visuelle [énoncé 3] sur un support qui se trouve dans la proximité immédiate de l’actrice scripte : le set de table. La caméra s’intéresse moins ici à l’énoncé de la citation, ou à ce qu’elle signifie, qu’à l’acte d’écriture qui duplique. En effet, le deuxième plan sur la citation écrite est coupé au milieu du dernier mot, « stories ». Ainsi la même phrase donne-t-elle lieu à trois énoncés voisins, dans des situations de communication distinctes. En se lisant, le réalisateur prête sa voix publiquement à son écrit. L’autocitation devient le témoin de l’acte d’écriture premier hors champ. Elle produit enfin une autre écriture, qui l’inscrit en tant que citation. Le contenu et le contenant visualisés donnent corps à la voix qui cite. L’audio-visuel attire, voire force, l’attention sur les deux substantifs articulés : « histoire » et « vie ». Leurs occurrences dans les scènes suivantes trouvent en la citation une référence, riche de cet effet de vertige puisque le réalisateur en est l’auteur. Les deux termes acquièrent une profondeur sémantique grâce à cet écho, particulièrement dans les deux dialogues qui opposent Friedrich successivement au scénariste et à Gordon, le producteur. Dans le devenir-objet de l’autocitation, s’interrogent à la fois ici l’origine de la parole et celle du film. Détail d’importance : sans le livre ouvert, achevé et publié (caractères typographiques), le papier déchiré sur lequel figure l’écriture manuscrite seconde ne serait pas un marque-page, instrument de rappel dans un acte de lecture en cours. Le devenir-objet de la citation mime ici explicitement le devenir(-objet) du film, tandis que l’objet de rappel, le marque-page, se fait signe emblématique du dialogue mémoriel. 21 [sic]. Traduction de « Stories only exist in stories (whereas life goes by without the need to turn into stories » 2. 2. Autocitations écrites et citations « orales » / écrites : L’Invention de Morel Dans le texte littéraire l’Invention de Morel, le récit autonarrativisé (voix off dans le film) rapporte une projection durant laquelle le personnage éponyme cite un passage de son holographie scientifique, holographie elle-même reprise partiellement par le narrateurpersonnage dans une citation pour être commentée. Dans le récit littéraire (1940) comme dans son adaptation filmique (1967), la citation reprise coïncide avec une autocitation métatextuelle, méta-filmique. Avant de poursuivre, il faut indiquer que nous ne retenons ici qu’un certain nombre d’énoncés que le texte et son adaptation ont en commun. Le récit d’Adolfo Bioy Casares investit le procédé de la polyphonie autocitative. En effet, fugitif trouvant refuge sur une île, le narrateur-personnage (Luis, dans le film, interprété par Alain Saury) surmonte son extrême solitude grâce au mécanisme fantastique élaboré et construit par un certain scientifique dénommé Morel (interprété par Didier Conti) et qui donne à voir la dernière semaine de ses hôtes dans l’île, quelques années plus tôt. Le mécanisme qui s’enclenche avec les marées projette à l’infini le film intégral de ces sept jours, jusqu’à la révélation finale de la captation audiovisuelle par Morel à ces invités. Bien que la machine semble avoir toujours été là, sur l’île mais aussi dans l’esprit du narrateur-personnage, sa description n’est livrée qu’à la fin du récit. Jusque là, les fragments du texte rendent compte de sa redoutable efficacité à travers le point de vue du narrateur-personnage. Il importe de considérer rapidement le réseau citationnel dans lequel s’inscrivent les occurrences d’autocitations qui m’intéressent. Le récit, comme son adaptation, ne livre qu’une seule citation d’auteur 22 (Cicéron). La typographie en italique respectée dans la traduction française et adoptée pour cette citation, double (texte et paratexte), tend à se poser comme indice citationnel de référence. C’est ainsi que d’autres énoncés dans le texte revêtent le statut de citation. Tel est le cas notamment de l’énoncé « Ce n’est pas une heure pour les histoires de revenants »23. Le narrateur-personnage achève son récapitulatif des hôtes qu’il a découverts en identifiant l’une des femmes observées à l’énoncé qu’elle a proféré. Celui-ci est en effet introduit par la proposition : « Puis celle qui avait dit : [énoncé en italique] ». L’italique signale à la fois le caractère rapporté du propos et l’autocitation textuelle in absentia. Pour ce qui est de la projection, ignorée encore en tant que telle, le rapport que rédige le narrateur-personnage privilégie ici l’énoncé second à l’énoncé premier qu’il ne mentionne pas en situation : il répète ainsi sans opérer de répétition ! Trinidad Barrera à qui l’on doit l’édition espagnole tente d’établir ainsi, dans son introduction, les critères justifiant le recours aux parenthèses et à l’italique : Un autre mode de création que nous ferons remarquer est l’usage de l’italique ou des parenthèses. Il réservera l’italique pour la mention d’allusions, citations, références sur lesquelles il veut mettre particulièrement l’accent ; des mots ou expressions en langue étrangère, ou prononcés par des personnages autres que le narrateur personnage.24 Il faut ajouter à ce descriptif cet autre cas de recours à l’italique : l’énoncé rapporté par le narrateur-personnage d’un extrait de son monologue intérieur antérieur. Autres cas de citations in absentia. Dans les deux exemples suivants, l’indice citationnel de l’italique associé à une proposition incise dont les caractères ne sont pas inclinés, font signe du monologue rapporté 22 « Tum sole [geminato,] quod [,] ut e patre audivi [,] Tuditano et Aquilio consulibus evenerat. », Adolfo Bioy Casares, 2004, p. 61. 23 Adolfo Bioy Casares, 2004, L’Invention de Morel, p. 55. 24 « Otro de los modos de creación que haremos notar es el uso de la cursiva o de los paréntesis. Reservará la cursiva para la mención de las alusiones, citas, referencias sobre las que pone especial énfasis ; palabras o expresiones en otro idioma, o dichas por otros personajes distintos al narrador protagonista. », Trinidad Barrera, La invención de Morel/ El gran Serafín, CATEDRA Letras hispánicas, 1984, traduit par Philippe Gendre, p. 53, 352 p. sans équivoque : « C’est ma fin, pensai-je, irrité. Ils viennent sans doute pour exploiter l’île »25, et : J’ai trois possibilités, pensai-je. Enlever Faustine, me glisser dans le bateau, la laisser s’en aller. Si je l’enlève, on ira à sa recherche ; on finira tôt ou tard par nous découvrir. Ne trouverai-je pas dans toute l’île un endroit pour la cacher ? […].26 Le monologue passé fait irruption dans le monologue présent. L’intrusion de l’autocitation in absentia dans l’énoncé « présent » produit et mêle deux temporalités : le temps de l’écriture du rapport et le temps des pensées du narrateur dans l’expérience immédiate des événements. Ainsi le rapport du monologue intérieur subit-il le même traitement que les propos des hôtes projetés : seul l’énoncé second est retenu. Simultanément l’autocitation fait signe de la mémoire subjective du personnage. Enfin, ce dernier cas d’autocitations, cette fois in praesentia : il prend pour objet les propos de Morel dans le film de sa révélation holographique. Dans le film du récit de Casarès comme dans le film de l’adaptation de Bonnardot, et comme le réalisateur de L’Etat des choses, Morel s’autocite : « Il se mit à lire les feuillets jaunes qu’il rangeait, au fur et à mesure, dans une chemise »27. Mais dans le récit, à la fin de son rapport de la projection de la déclaration de Morel, le narrateur reprend pour les commenter deux considérations énoncées par Morel, respectivement aux pages 77 et 85 de la traduction française. Il cite ainsi respectivement pages 111 et 112 : « Il faudra que vous me pardonniez cette scène, d’abord ennuyeuse puis terrible. [page 111, citation interrompue comme l’indique sa deuxième reprise page 112, car il ajoute :] Nous l’oublierons. [page 112] »28, et : « L’hypothèse, selon laquelle mes images ont une âme, paraît confirmée par les effets de ma machine sur les personnes, les animaux et les végétaux émetteurs »29. Dans l’adaptation télévisée, les deux citations de l’énoncé de Morel sont conservées : la première demeure le fait de Morel, tandis que la deuxième est attribuée au personnage principal, bien après la scène de la déclaration de Morel devant ses hôtes. Deux procédures d’autocitation se distinguent ici : la première concerne un énoncé second réalisé par son auteur, alors que dans la seconde le locuteur s’impose comme un auteur second de l’énoncé. Quand bien même le narrateur-personnage cite un extrait de son monologue intérieur passé, l’énoncé n’est plus le même et l’extraction corrobore une énonciation nouvelle. Insistons : dans ces deux récits filmiques, la mise en spectacle de l’autocitation est telle que, plus que le contenu autocité, l’acting autocitationnel pour lui-même est l’objet de la captation. 3. Translation et mise en corps Pour achever cette étude de la pratique autocitationnelle intersémiotique, La Vie sur Terre, d’Abderrahmane Sissako et Les Glaneurs et la glaneuse d’Agnès Varda sont deux longs métrages qui relèvent du point de vue générique respectivement de l’autofiction et du(e l’auto)-documentaire-autofiction. Leur réunion se justifie ici d’une part pour la mise en scène du réalisateur lui-même dans la trame filmique, d’autre part pour la « mise en corps » de l’autocitation qu’ils donnent à voir. 25 Adolfo Bioy Casares, 2004, L’Invention de Morel, p. 65. Adolfo Bioy Casares, 2004, L’Invention de Morel, p. 66. 27 Adolfo Bioy Casares, 2004, L’Invention de Morel, p. 77. 28 Traduction de : « Tendrán que disculparme esta escena, primero fastidiosa, después terrible. La olvidaremos. », Trinidad Barrera, 1984, La Invención de Morel/ El gran Serafín, CATEDRA Letras hispánicas, trad. Philippe Gendre, p. 152 et 178, 352 p. 29 Traduction de : « La hipótesis de que las imágenes tengan alma parece confirmada por los efectos de mi máquina sobre las personas, los animales y los vegetales emisores. », Trinidad Barrera, 1984, La Invención de Morel/ El gran Serafín, CATEDRA Letras hispánicas, trad. par Philippe Gendre, p. 158 et 178, 352 p. 26 3. 1. Effet autocitationnel et autocitation autocitante Dès les premières minutes de La vie sur Terre, la voix en off du réalisateur, Aderrahmane Sissako, livre la lettre qu’il a adressée à son père. A l’image, le père, en train de la lire, à Sokolo Les motivations du retour du fils au village natal sont explicitement exposées : préparer un film sur Sokolo. Film annoncé qui s’avère celui qui se déploie et qui est intimement lié au film suivant du réalisateur, En attendant le bonheur (2002). A l’instar des films de Wenders et de Varda, l’histoire prend pour prétexte la préparation d’un film, ici les repérages. Deux citations liminaires d’Aimé Césaire y font autorité. La première, extraite du Discours sur le colonialisme, est diffusée sur les ondes de la radio du village, avec la voix d’un journaliste sans visage (insert sur le poste de radio). Citation acousmètre, selon la terminologie de Michel Chion. La seconde accompagne la dernière séquence du film : plan large sur les champs de riz désertés par les oiseaux, le réalisateur marche aux côtés de son père, tandis que sa voix en off incante un passage bien connu du Cahier d’un retour au pays natal : « Et je suis debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, […] »30 : La Vie sur Terre, Abderrahmane Sissako © Production Haut et Court, 2000 Ce qui m’intéresse ici est le dialogisme produit par la voix de Sissako en off et la chanson « Folou », de Salif Keita, qui se partagent l’espace sonore, avec le plan large sur la rizière dans laquelle le réalisateur qui joue son propre rôle marche au loin avec son père. En off, l’art verbal doublement lyrique (chant et poème) ; in, le locuteur second de l’énoncé cité, dans une scène visuelle averbale. Dans quelle mesure y-a-t-il autocitation ? Ne doit-on pas admettre ici un effet autocitationnel ? En effet, dès ce plan large, l’image illustre déjà le texte. L’un des plans suivants permet de le comprendre avec certitude : dans la même rizière, un enfant s’arrête, tourne le dos à la caméra et lève le bras, simultanément à la voix off qui enchaîne « et la force n’est pas en nous mais au-dessus de nous »31. L’image invite à recevoir et à investir le « nous » de l’énoncé cité par le locuteur second comme l’incluant, locuteur muet mais présent à l’image. En cela, il y a effet autocitationnel. De plus, l’image offre une actualité nouvelle au texte de Césaire. Loin de prouver la complémentarité entre l’image et le son, le mimétisme de l’image signale l’écart grâce auquel précisément le texte de Césaire se superpose à sa nouvelle actualisation. Le dialogisme est effectif. De l’image à la double bande lyrique, l’énoncé cité circule. Enfin, il y a autocitation autocitante : cette citation liminaire de Césaire renvoie à la citation antérieure du Discours sur le colonialisme ; le contenu du texte cité, vibrant en off, devient la parole du personnage à l’écran, translation soutenue par le récit filmique qui vient de se déployer. 30 31 Aimé Césaire, 1993, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, « Poésie », p. 57. Aimé Césaire, 1993, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, « Poésie », p. 57. 3. 2. L’Autocitation picturale in et l’appareil de suggestion La structure du documentaire-fiction, Les Glaneurs et la glaneuse, d’Agnès Varda repose sur un réseau de citations intersémiotiques qui emprunte à la littérature, au Droit, à la publicité et aux arts plastiques et picturaux. Même si la marginalité reste le thème de prédilection du film, l’objet avoué est la réalisation d’un documentaire sur le glanage et le grapillage, métaphores de l’acte de filmer qu’entreprend tout cinéaste. Reproduites, les convocations picturales relatives au glanage forment un réseau autocitationnel qui cultive une marginalité d’ordre esthétique. Chacune de ces figurations picturales est singulière mais participe du procédé d’autocitation autocitante qui se déploie tout au long du film, selon lequel le film se cite lui-même et se désigne en tant que film. Première, et seule citation picturale : le tableau Des Glaneuses, de Jean-François Millet, qui représente trois jeunes femmes en train de glaner du blé. Le détail des deux glaneuses courbées est repris en 2’42. Ce tableau est la seule citation, car les convocations suivantes d’artistes différents renvoient toutes visuellement comme sur le plan mnémonique à cette première manifestation. Sont évoquées notamment Les Glaneuses, Courrières, de Jules Breton ainsi que sa Glaneuse ; Les Glaneuses, combinaison kitch chinée au hasard d’une brocante ; Glaneuses à Chambaudoin, de Pierre- Edmond Hédouin, que la voix off de la réalisatrice désigne en faisant référence à son contenu par la formule synthétique « les glaneuses fuyant l’orage ». Mais, dès le début du film, l’appareil de suggestion apparaît avec les deux détails des toiles de Breton qui sont mêlées à un bref documentaire en noir et blanc, d’une époque reculée indéterminée, qui donne à voir des glaneurs, toutes générations confondues, en plein ouvrage : dans l’image fixe du tableau, les personnages sont figés dans la même position du ramassage que les personnes de l’extrait du documentaire d’époque. La mise en corps est telle que l’on ne sait lequel du tableau ou de l’extrait cite l’autre. La convocation picturale est ainsi assortie de tout un appareil qui la suggère en son absence. Autre exemple, la toile Les Glaneuses à Chambaudoin32, qui est présentée à la fin du film, sans cadre, devant un mur quelque peu décati. Le ciel du tableau tendrait à se fondre avec la teinte altérée du vieux mur, s’il n’y avait les avant-bras coupés des personnes qui tiennent la toile. Les Glaneurs et la ganeuses, Agnès Varda© Ciné-Tamaris, 2000. André Bazin, pour qui, dans la peinture, « [l]e cadre polarise l’espace vers le dedans », alors que « tout ce que l’écran nous montre est au contraire censé se prolonger indéfiniment dans l’univers »33 n’aurait pas désavoué ce plan. Varda semble explorer ici la contamination de l’image filmique par la toile sans cadre. Mais cette contamination est déjà investie dans l’abondance d’images qui indiquent la marche des glaneuses, le port de leur charge, les 32 Pierre-Edmond Hédouin, Glaneuses à Chambaudouin, 1857, Musée Paul Dini, Villefranche-sur-Saône, 260x153, 5. 33 André Bazin, 1985, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Les Editions du Cerf, p. 188. contrastes que réalisent les couleurs du tableau et son ciel lourd. Ce ne sont pas seulement des effets d’annonce, proleptiques, mais bien des suggestions de la dernière convocation picturale finale. Sa justification visuelle progressive en amont rend comme nécessaire cette convocation liminaire, présentée en tant que « glaneuses fuyant l’orage », qui renvoie à l’ensemble filmique qui l’inclut. Friedrich Munro repousse ses épaules en arrière, tousse avant de se lire ; le jeune garçon dans la rizière mime avec son bras ce que la double voix poétique semble dicter ; de longs plans captent les caractères de l’écriture de Luis en même temps que la voix en off du personnage offre un timbre au silence de la lettre ; la révérence des glaneuses convoque de multiples révérences de glaneuses… La mise en corps participe de l’effet sur-énonciatif qui caractérise l’autocitation verbale. Mais pourquoi et comment participe-t-elle de que crée l’autocitation au-delà de toute redondance ? Telle pourrait être la problématique d’un travail ultérieur. Conclusion Dans le film, tout n’est pas citation, tout n’est pas davantage autocitationnel. Si l’autocitation filmique est toujours intersémiotique, elle peut ne pas être « autocitante ». Si l’autocitation « autocitante » n’appartient pas à un genre particulier, elle requiert toujours un réseau citationnel élaboré et perceptible comme tel. De plus, l’aspect spéculaire peut être plus ou moins investi, comme il peut être plus ou mois exhibé. La fonction de l’autocitation filmique relève avant tout de la signifiance. L’événement de sa procédure apporte au film une « valeur ajoutée », en même temps qu’il représente une menace. Par conséquent, il est loin d’être l’apanage de l’autoportrait ou de toute autre expression d’une subjectivité, particulièrement lorsque le film ou la fiction semble se désigner en tant que tel au moyen de l’autocitation. C’est particulièrement dans cette procédure que s’effectue une prise en charge de la trace d’une mémoire et que s’initie la rencontre de mémoires. Traces et rencontres qui, comme le scripturaire, ont à voir avec l’oubli et l’absent, mais qui, à la différence du scripturaire, s’offrent une contre-absence, une présentification partagée génératrice de nouvelles absences et de lacunes qui lui sont propres. 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