1 LE JOURNAL INTIME EN ESPAGNE : INDIFFERENCE OU

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1 LE JOURNAL INTIME EN ESPAGNE : INDIFFERENCE OU
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LE JOURNAL INTIME EN ESPAGNE : INDIFFERENCE OU DIFFERENCES ?
Danielle Corrado
Université Blaise-Pascal / C.R.L.M.C.
En matière d’écritures autobiographiques un préjugé culturel voudrait que ces écritures soient
l’apanage de l’Europe du Nord, et que leur nombre et leur qualité diminuent à mesure que
l’on va vers le Sud. On pourrait reprendre pour le journal intime en Espagne le constat dressé
à propos du cas italien par Michel David qui regrettait « la rareté du matériel à analyser, ou,
tout au moins, de ce qui en est publié, et, par conséquent, la rareté des études spécifiques
qu’une critique peu attentive lui a jusqu’ici consacrées1 ». Le commentaire souligne deux
facteurs essentiels de la visibilité du genre en Espagne : le rôle de la critique dans le
perception et la réception du journal et la nécessaire distinction statutaire entre pratique
diaristique et journal publié.
« Genre sans genre » : la boutade du diariste Andrés Trapiello résume la difficulté à avancer
une définition qui rende compte de réalités textuelles protéiformes. Je m’attacherai donc ici
aux écritures qui répondent au nom générique de journal (diario) à partir d’une définition
minimale : relation subjective au jour le jour de pensées et d’évènements. Il convient de
rappeler que le terme spécifique de journal intime naît en France, au XIXè siècle, de la
nécessité de distinguer une écriture fortement dominée par l’intériorité et a priori non destinée
à la divulgation ; il s’agit donc d’une variante historique d’une pratique diaristique plus vaste
et plus ancienne.
Pour interroger les facteurs qui président à la visibilité de cette forme d’écriture dans le
domaine espagnol, j’évoquerai quelques jalons historiques comme autant d’états successifs
d’une pratique d’écriture en évolution ainsi que les modèles d’écriture et de réception critique
qui ont concouru à la construction du genre.
Jalons historiques
La structure du livre de compte, origine du diario, est progressivement investie d’autres
fonctions à l’instar des journaux de bord. Parmi ceux-ci, le journal de Christophe Colomb
constitue un texte de référence de la découverte du Nouveau Monde mais également de
1
Michel David, « le cas du journal intime en Italie »in Vincent del Litto (éd.) Le journal intime et ses
formes littéraires, Genève-Paris, Librairie Droz, 1978, p.101.
2
l’histoire du journal en enrichissant le compte rendu technique d’un témoignage à la première
personne dicté par la nature inédite et unique de ce voyage vers les terres inconnues.
Tributaires d’un schéma rhétorique commun lié à la fonction professionnelle du journal de
bord, les conquistadors, à leur tour, mettront à profit les chroniques de leurs expéditions pour
faire valoir leurs mérites personnels, revendiquant ainsi une parcelle effective du pouvoir
délégué par le monarque au nom duquel ils nomment et réorganisent les terres conquises. En
raison de leur diffusion réduite, ces écrits ne peuvent constituer une source pleine du journal
mais, comme les livres de raison, ils contribuent à affirmer une pratique d’écriture liée à la
chronologie journalière et témoignent des mutations qui œuvrent à assigner un nouveau rôle à
l’individu.
Le XVIè siècle espagnol voit ainsi fleurir une solide littérature autobiographique que ce soit
sous une forme fictionnelle ou référentielle. On pense naturellement au Lazarillo de Tormes
qui fixe la forme canonique du roman picaresque : la suite d’aventures narrées à la première
personne font du narrateur, soit de l’individu le centre producteur du sens, le monde
s’ordonne et se crée à partir de l’expérience individuelle. Mais cette « histoire d’un homme de
peu racontée par lui-même » selon l’expression de Marcel Bataillon, est contemporaine
d’authentiques récits autobiographiques de laïcs2 et de religieux (Ignace de Loyola, Thérèse
d’Avila). Dans les textes qui nous sont parvenus, les notes journalières n’apparaissent qu’à
l’état de texte premier utilisé comme matrice pour la rédaction ultérieure3.
Source privilégiée de l’écriture de soi, le domaine religieux est révélateur des crises
culturelles qui vont secouer l’Espagne des siècles d’Or. Sous l’influence de la Devotio
moderna et plus tard de l’érasmisme, une nouvelle spiritualité cherche à s’affranchir du
dogmatisme et des pratiques superstitieuses en se fondant sur l’ascèse, le recueillement intime
et la méditation personnelle, indispensable « armure du pêcheur » qui doit apprendre à se
connaître pour espérer progresser sur le chemin de la vertu. C’est à travers un des plus
célèbres ouvrages d’ascèse, le Tercer Abecedario Espiritual du père Osuna (1527) que
Thérèse d’Avila découvre l’oraison mentale et s’engage dans une quête spirituelle qui
inquiètera les autorités religieuses. Rédigée à leur demande, la Vida de Thérèse d’Avila
imprime une perspective nouvelle au récit confessionnel en accordant à sa propre expérience
le rôle d’organisateur du récit. Le discours sur soi doit bien sûr être replacé dans le cadre
2
J. M. del Cossío, Autobiografías de soldados, Madrid, B.A.E., 1956, vol 90.
Randolh Pope, La autobiografía española hasta Torres Villarroel, Bern-Frankfurt, Peter Lang, 1974.
3
Voir D. Simancas, La vida y cosas notables del señor Obispo de Zamora don Diego de Simancas in
M. Serrano y Sanz (ed.) Autobiograpfías y memorias, N.B.A.E., vol.2, Madrid, 1905 ; E. Garibay y
Zamalloa, Memorias, in Memorial histórico español, Madrid, t. IV 1884.
3
d’une identité liée à la foi religieuse mais son récit se détourne de la chronique anecdotique et
factuelle pour traduire et analyser le flot intime d’une conscience complexe et conflictuelle.
Sous couvert de lutte contre la propagation hérétique, les milieux orthodoxes s’emploieront à
combattre cette véritable réforme mentale ; articulé sur un contexte de guerres et de calamités
diverses, ce processus historique conduira l’Espagne de la Contre-Réforme à se mettre en
retrait de l’évolution intellectuelle et scientifique des autres pays. Dans un contexte religieux
qui ne conçoit pas la méditation sans médiation et n’encourage ni l’attention à soi ni l’écriture
privée, le journal de Loyola paraît paradoxal au premier abord. Outre le Memorial, Ignace de
Loyola a laissé un journal dont ne nous sont parvenus que deux cahiers couvrant les années
1544-15454. Aux dires de son secrétaire, Goncalves de Câmara, qui recueillit le récit
autobiographique du fondateur de l’Ordre, celui-ci « écrivait chaque jour ce qui se passait
dans son âme ». Les cahiers, soigneusement datés, constituent un texte au premier abord
énigmatique : ayant à prendre une importante résolution, Ignace de Loyola attend de Dieu la
confirmation de son choix. Sans entrer ici dans la description du dispositif ignacien, je me
limiterai à souligner le lien entre Journal et les Exercices spirituels, le premier étant une mise
en œuvre de la méthode d’élection préconisée par Loyola. L’essentiel pour notre propos reste
que la fonction privilégiée par Loyola tient au choix d’une structure temporelle qui associe
régularité et travail sur soi pour méditer et maîtriser ses choix, fonction dont héritera le
journal moderne.
Sans doute influencés par les contacts avec l’étranger et les échanges épistolaires, les hommes
des Lumières pratiquent volontiers le journal. Jovellanos, esprit éclairé s’il en fut en Espagne,
tient un journal5 que l’on qualifierait aujourd’hui d’externe parce que centré davantage sur le
monde que sur le sujet. Animé d’un désir d’approche exhaustive de la réalité environnante, le
journal de cet écrivain et magistrat est un outil au service de la réflexion et du souci de
réforme d’un pays accablé par le retard matériel et intellectuel. On ne trouvera guère
d’introspection chez ce personnage austère et totalement habité par la mission réformatrice,
ses seules confidences auront trait aux cruelles déceptions que lui inspirent la corruption et
l’incompétence du pouvoir en place.
Comme ailleurs, le journal est attesté à cette époque comme pratique d’écriture
essentiellement tournée vers le monde extérieur, sans doute en raison de sa proximité
sémiotique avec d’autres formes - lettre, chronique, memorandum. Seule exception, à notre
4
5
Ignace de Loyola, Ecrits d’Ignace de Loyola, Paris, Desclée de Brower, 1991.
G.M. de Jovellanos, Diarios, Oviedo, Instituto de Estudios Asturianos, Diputación de Asturias, 1953.
4
connaissance, le journal de Blanco White retrace le conflit intérieur d’une conscience il est
6
vrai fort éprouvée : prêtre espagnol, Blanco renie l’Espagne et la religion catholique pour
s’exiler en Angleterre et épouser l’anglicanisme qu’il abandonnera à son tour. Une expérience
peu commune et sans doute l’influence de la culture anglo-saxonne ont concouru à ce qui
reste une exception au tournant du siècle.
Pendant qu’en France, le journal s’ouvre à l’introspection, l’indifférence de l’Espagne est à
rapprocher de la réception du romantisme. En effet le XIXè siècle est marqué par une intense
agitation politique : à une période d’absolutisme qui se traduit par une fermeture du pays sur
lui-même succèdent un statu quo frileux et une période révolutionnaire avant le retour à la
monarchie et au pragmatisme politique. Le romantisme se présente sous deux aspects
contrastés : le romantisme réactionnaire et marqué par un retour aux valeurs questionnées par
le rationalisme –religion, patriotisme, monarchie – sera rejeté par les libéraux qui introduiront
mais de façon fort brève une veine d’inspiration libérale et individualiste à leur retour d’exil
dans la deuxième moitié du siècle. L’influence française est réduite voire rejetée en raison du
conflit qui venait d’opposer les deux nations et, d’une manière générale, on peut dire qu’en
Espagne les courants novateurs et les grands débats arrivent au moment où ils s’estompent
dans les pays voisins. Par contre on assiste à l’essor du roman historique, traduction des
grands débats sur l’identité nationale et le déclin du pays que l’on veut combattre sans
renoncer à des structures et à une cosmovision archaïques. Dans le domaine littéraire prévaut
une conception thomiste où l’art est indissociable de la Beauté et la Vérité ; la création ne se
conçoit guère sans Dieu et donnera lieu selon l’expression d’Emilia P. Bazán, à « une
littérature de sacristie » que les écrivains novateurs auront bien du mal à faire évoluer. La
fascination pour l’histoire et les soubresauts politiques engendrent un essor des mémoires
conçus comme une entreprise partisane d’auto-justification de l’action politique. Ce choix
générique déterminant consolide une tradition d’écriture à la première personne qui évacue
toutefois le discours sur soi et l’introspection. Cette incapacité à se révéler restera, aux dires
de la critique espagnole, la marque des écritures autobiographiques, un aspect sur lequel nous
allons revenir. La pratique du journal n’en demeure pas mois attestée - lettres, préfaces - mais
il est relégué au rôle d’auxiliaire, de base factuelle pour la rédaction mémorialiste. En outre
les intellectuels de l’époque s’investissent largement dans la presse dont l’essor accompagne
la timide émergence de la bourgeoisie urbaine. Ainsi lorsque P. A. de Alarcón publie son
reportage sur la guerre du Maroc conçu comme une série de lettres datées, il l’intitule Journal
6
J. M. Blanco White, Private journal in The life of the rev. Joseph Blanco White written by himself,
5
d’un témoin de la guerre d’Afrique (1860) et alterne indifféremment les termes de lettre et de
journal ; alternance qui nous renvoie à la parenté sémiotique des deux formes ainsi qu’à
l’absence de catégories formelles stables.
Au siècle suivant, le parcours du journal en Espagne est plus aisé à suivre en raison de la
publication qui se systématise. Événements majeurs, la Guerre civile et la dictature vont
infléchir les priorités de la création. Á côté d’une littérature conventionnelle se développent
diverses modalités de réalismes militants conçus comme outil de réappropriation d’une réalité
défigurée par le régime dictatorial. La mémoire du passé récent est présente mais elle prendra
les masques de la fiction ou le chemin de l’exil. Dans un marché éditorial sous surveillance, le
journal reste un refuge privé et il faudra attendre le retour à la démocratie pour que soient
publiés nombre de ces textes. Après 1975, le mouvement de récupération de la mémoire
historique favorise la publication de textes autobiographiques ; un renouveau éditorial et
critique qui relancent un certain intérêt pour ces genres. Le changement politique donnera lieu
à la création d’une nouvelle culture dont une des caractéristiques a été définie comme la
« reprivatisation de la littérature »7, perceptible dans le regain de l’écriture à la première
personne : on voit ainsi s’épanouir une variante du journal, le dietario dont l’équivalent serait
le néologisme extime : journal tourné vers le dehors8. D’invisible, ou presque, le journal
intime devient visible en Espagne alors que cette notion même d’intimité a profondément
changé précisément comme conséquence de la publication de journaux en Europe.
Le discours des diaristes : modèles génériques.
La lecture d’autres diaristes constitue un des facteurs déterminant de la propagation du genre
et de la construction de modèles poétiques. Les diaristes espagnols font des journaux d’Amiel,
Gide, Pavese, Mansfield, Kafka, des classiques du genre qui fonctionnent d’une certaine
manière comme des modèles de référence. Le cas d’Amiel est à lui seul fort éclairant : ce
journal-fleuve est connu en Espagne grâce au philosophe Miguel de Unamuno conscient du
danger d’une écriture radicale qui finit par dévorer la vie de son auteur : « l’homme qui tient
un journal comme Amiel devient homme du journal, il vit pour lui9 ». Qu’ils l’aient lu ou pas,
London, John Chapman, 1845.
7
José Carlos Mainer, « Cultura y sociedad », Francisco Rico (ed.) Historia crítica de la literatura
española, Barcelona, Editorial Crítica, vol. 9.
8
Ce néologisme forgé par Michel Tournier pour désigner « un journal tourné vers le dehors, primaire,
extraverti, ponctué par les saisons et la lecture des livres et des journaux » rejoint en partie la catégorie
des journaux « externes » définie par Geoges Gusdorf comme la « chronique des autres et du monde
plutôt que de soi ».
9
« El hombre que da en llevar un diario –como Amiel- se hace el hombre del diario, vive para él. Ya
no apunta en su diario lo que a diario piensa, sino que lo piensa para apuntarlo », M. de Unamuno,
Cómo se hace una novela, 1927.
6
le journal d’Amiel est devenu une sorte de modèle mythique qui effraie autant qu’il fascine
les diaristes car il représente la légitimation d’une écriture dénigrée pour son insignifiance.
Á l’orée du XXIè siècle, Amiel n’est plus un modèle pour José Carlos Llop qui rejette
l’absolu repli sur soi car, écrit-il dans son propre journal, « le journal d’Amiel n’aide pas à
vivre mieux et je suis de ceux qui pensent qu’une des obligations de cette sorte de littérature
est de contribuer au mieux vivre autant pour celui qui écrit que pour celui qui lit10 ». Aux
antipodes du modèle autarcique d’Amiel, une variante moderne du journal définit une
nouvelle praxis d’écriture à la fois transitive et réflexive.
Les diaristes espagnols au cours du XXè siècle choisissent cette pratique pour les mêmes
raisons que leurs homologues étrangers : vertus de la discipline quotidienne, éxutoire des
conflits, confident, atelier de l’œuvre. Ils écrivent depuis un horizon générique défini mais
sont pleinement conscients d’actualiser un genre au gré des expériences et des motivations
singulières. Car la séduction du journal tient effectivement à cette capacité d’allier sans
hiérarchie l’insignifiant et l’exceptionnel, d’écrire sans autre contrainte, en dehors de la loi du
calendrier11, que celle que se fixe le rédacteur.
La réception critique
Au vu de ce rapide tour d’horizon historique, on retiendra que, s’il n’est pas une zone
désertique, le journal en Espagne connaît un développement différent comparé au journal en
France, modèle historique de référence.
Les raisons de cette relative indifférence tiennent, pour les résumer de manière un peu
cavalière, aux successifs contextes socio-historiques et culturels. Au poids de la religion et
plus spécifiquement d’une Eglise qui n’encourage pas l’exercice solitaire de la confession et
de l’introspection, et dont l’influence idéologique se fera sentir de façon durable dans la
production littéraire espagnole, viendront s’ajouter d’autres facteurs. Politiques, par une série
de conflits politiques qui provoqueront des périodes d’isolement intellectuel du pays et les
caractéristiques propres de la société espagnole. Sociologique ensuite : il est communément
admis que le journal, comme l’autobiographie en Europe occidentale, fleurit à mesure que la
classe bourgeoise conquiert le pouvoir et que se développe la confiance en l’individu face à la
10
« un ensimismamiento que no ayuda a vivir mejor y yo soy de los que piensan que una de las
obligaciones de esta clase de literatura es la de contribuir a vivir mejor tanto para quien la escribe
como para los que la leen », J.C. Llop, « No quiero ser una voz gris », Memoria. Revista de Estudios
Biográficos, 1, Barcelona, 2003, p. 33.
7
puissance politique et religieuse. Le retard de la bourgeoisie espagnole à se consolider et à
s’imposer en tant que classe sociale et donc en tant que promoteur et acteur culturel est un des
facteurs les plus remarquables dans le très inégal
développement
des genres
autobiographiques et dans le faible écho qu’ils suscitent auprès du public. En effet,
l’abondance numérique des mémoires ne saurait pallier leur manque de qualité artistique qui
les relègue au rang de textes partisans et les rend rapidement caducs, à de rares exceptions
près. La rareté d’un lectorat conséquent va contribuer à fragiliser la consolidation et la
reconnaissance de ces écrits trop liés à une actualité volatile.
La critique actuelle souligne également un frein plus diffus à ce développement et qui tient à
une attitude générale face à la vie induite par un climat social et politique pesant et austère qui
ne favorise pas la confiance des individus en leur propre valeur, le goût de soi et de la vie dont
s’alimentent les écrits autobiographiques12.
Á ces pistes d’explication qui concernent l’ensemble des modalités autobiographiques, il
convient de spécifier d’autres facteurs qui ont perturbé la transmission des journaux
personnels en particulier. Textes privés, leur nature auto-destinée les rend fragiles : ils sont
souvent oubliés ou détruits après le décès de leur auteur. Et même s’agissant de textes
d’écrivains ou de personnalités publiques, ils ont longtemps eu un statut de document
secondaire par rapport à l’œuvre majeure ; il faudra attendre des publications célèbres comme
celle du journal de Gide et une fétichisation des papiers d’écrivains pour voir ces documents
acquérir un statut et être ainsi protégés. Le caractère privé et référentiel du journal implique
également des personnes réelles rétives parfois à la publication ainsi que des enjeux politiques
et idéologiques. Le cas du journal de Jovellanos, figure pourtant majeure des lettres et de la
pensée des Lumières, est à cet égard révélateur. Après la mort de l’auteur survenue en 1801,
le manuscrit connaît de nombreuses vicissitudes et quelques tentatives de publication
fragmentaire et à ce point défectueuse que les ouvrages ne circulent pas. Des pressions
s’exercent pour empêcher la divulgation des écrits de celui que d’aucuns considèrent encore
comme un esprit fort, hérétique et un dangereux révolutionnaire. Ils ne paraîtront finalement
qu’en 1953 sous le titre de Memorias íntimas [Mémoires intimes] (1953), titre surprenant tant
ces carnets sont dépourvus d’introspection. L’artifice éditorial utilise en fait une
catégorisation générique - intime - instituée à la suite de la parution d’extraits du journal
d’Amiel. La confusion entre mémoires et journaux est à son tour emblématique d’un
11
« Une clause d’apparence légère mais redoutable », Maurice Blanchot, « le journal intime et le
récit » in Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959.
12
Fernando Durán López, Catálogo comentado de la autobiografía española, Madrid, Ollero &
Ramos Editores, 1997, Voir l’introduction.
Laura Freixas, « Casi un desierto : el diario íntimo en España », El Urogallo, abril 1994.
8
flottement générique qui a longtemps prévalu et dans la critique et dans le monde éditorial
espagnols. Le phénomène relève également d’une hiérarchie implicite qui valorise les
mémoires comme genre de référence. Dans le cas de Jovellanos, le retard de la publication
s’explique par la stigmatisation du XVIIIè siècle, accusé de pactiser avec les Français et de
dévoyer les valeurs traditionnelles, un mépris relayé par une critique partisane, plus soucieuse
parfois d’idéologie que de philologie. Une tendance qui se poursuit au siècle suivant dominé
par une critique conventionnelle qui attribue exclusivement à la littérature un rôle didactique
et moral, de formation du goût, du « bon goût » naturellement. Ainsi dans les années 1970,
parmi les rares critiques ou chercheurs qui s’intéressent au genre, la condamnation est souvent
sévère : pour Guillermo de Torre, le journal est fruit d’une rétractation spirituelle et d’un ego
narcissique et exhibitionniste car « l’autocontemplation, comme la nudité, ne se justifie que
lorsqu’elles reflètent un être beau » et de citer ce qui, pour lui, est l’exact contraire, le Journal
d’un voleur de Genêt. Ou alors il est tolérable lorsque l’exhibition égotiste s’assortit, voire
s’efface devant une « cause humaine de caractère public », l’exemple ici sera le Journal de
guerre de R. Rolland13. Le journal, s’il veut acquérir droit de cité, doit donc exprimer le beau
ou le bon.
Moins virulents, Granell et Dorta, auteurs d’une anthologie de journaux espagnols et
étrangers, se livrent à un louable effort de recensement de textes mais reprochent à ceux de
leurs compatriotes à la fois une moindre qualité littéraire et l’absence du critère qu’ils
considèrent déterminant, l’intimité, sans s’aventurer toutefois à cerner, à défaut de le définir,
un concept par ailleurs fort délicat14. D’autres auront recours à une théorie essentialiste qui
justifie – et consacre – le topique de la rareté de la pratique et l’absence d’introspection par le
caractère national : « L’Espagnol vit davantage tourné vers l’extérieur que vers l’intérieur.
C’est un homme d’action plus intéressé par la prouesse ou l’aventure que par les motivations
de sa conduite »15.
Indigne ou inutile mais toujours peu pratiqué, la sentence institutionnelle entraîna
l’indifférence du monde éditorial ; or on sait à quel point la publication de journaux constitua
en France un moteur de développement du genre dès 1857. Un préjugé tenace qui,
aujourd’hui encore, conduit le secteur éditorial espagnol à privilégier la publication de
traductions de textes autobiographiques en négligeant la production nationale.
13
Guillermo de Torre, « Memorias, autobiografías y epistolarios » in Doctrina y estética literaria,
Madrid, Guadarrama, 1970, p. 601-606.
14
Manuel Granell y Antonio Dorta, Antología de diarios íntimos, Barcelona, Labor, 1963. Voir
l’introduction.
15
Ángel del Río, « Estudio preliminar » aux Diarios de G.M. Jovellanos, Oviedo, Instituto de Estudios
Asturianos, 1953, p 2-85.
9
Face aux mémoires, genre viril si l’on en croit le critique Antonio Granell, le journal serait
l’apanage des femmes et les rares diaristes masculins sont ceux qui montrent une âme
« délicatement féminine » : la misogynie de la littérature espagnole apparaît comme un des
facteurs qui contribua à l’indifférence des institutions littéraires, pour ne pas dire le dédain,
envers une écriture considérée comme féminine et par là même insignifiante.
On a ainsi un bref aperçu de la conjonction de facteurs qui contribuèrent à laisser le journal
dans l’ombre. Les nouvelles perspectives et méthodes de la recherche16, plus littéraires et
structurales, ont donné une visibilité à une écriture non visible jusque-là. Mus par un besoin
de clarifier un paysage encore mal exploré de l’histoire littéraire, les travaux critiques
espagnols s’attachent à établir les corpus et à les classifier de façon rigoureuse en prenant
comme référence l’histoire des écritures autobiographiques en Europe17. Un étalonnage qui
aboutit souvent à constater, voire à déplorer, l’absence d’intimité dans les journaux espagnols
et donc à questionner l’appartenance de certains textes au genre, ce qui suggère une question
plus ample : qu’est-ce qui fonde la perception du journal ? Si l’on se réfère à l’approche
éclairante de Jean-Marie Schaeffer18, on peut analyser « le fonctionnement des noms
génériques » en s’attachant aux niveaux discursifs. L’énonciation renvoyant à des référents
réels, le terme générique de journal désigne des écrits régis par une énonciation renouvelée à
chaque entrée ; la datation et la fragmentation étant les conséquences de ce choix énonciatif.
L’auto-destination est un critère exclusivement associé au journal intime ; toutefois la lecture
des textes fait apparaître une subtile et mouvante gamme de narrataires qui vont de
l’énonciateur à un possible récepteur effectif. Une situation paradoxale qui reflète la nature
ambivalente du texte diaristique toujours libre de se révéler ou de se refuser à autrui.
Expression de vécus différents, les fonctions, et par conséquent les contenus des journaux,
varient entre eux mais également à l’intérieur d’un même journal. Une diversité qui a conduit
à créer des sous-rubriques - journal intime, spirituel, externe – et qui rend peu opératoire au
niveau des contenus la dénomination générique. L’introspection et l’intimité apparaissent
plutôt comme des critères historiquement limités dans le temps à ceux qu’Alain Girard
16
On pense à l’influence, entre autres, des travaux de Philippe Lejeune à partir de la publication du
Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975 et jusqu’à ses plus récentes publications sur le journal
ainsi qu’à ceux coordonnés de Guy Mercadier, L’autobiographie dans le monde hispanique, Aix-enProvence, Publications de l’Université de Provence, 1980 et L’autobiogrphie en Espagne, Aix-enProvence, Publications de l’Université de Provence, 1982.
17
Pour une vue d’ensemble des travaux critiques sur les genres autobiographiques en Espagne, voir
Celia Fernández et María Ángeles Hermosilla (eds), Autobiografía en España : un balance, Madrid,
Visor Libros, 2004.
10
nomme les intimistes, épigones de la forme canonique du journal intime tels que Charles du
Bos, Joubert, Amiel. Cette notion d’intimité n’investit pas la totalité des pratiques de
l’écriture diaristique, cependant elle demeure un élément du débat pour la critique espagnole
qui en déplore l’absence dans le diarisme espagnol. Notion délicate à définir, l’intimité est
communément perçue de manière ambiguë à la fois comme une sorte de vérité ultime de la
personne enfouie sous la surface du moi social et comme des confidences relevant de la vie
privée. Des caractéristiques présentes chez nombre de diaristes espagnols mais, d’une manière
générale, le journal contemporain est une pratique qui cherche moins à appréhender un moi
mouvant qui ne cesse de se dérober qu’à créer un espace et un temps propices à l’écoute de
soi, à la présence à soi19. L’intimité serait ici de l’ordre de la quotidienneté d’une conscience
et non de la révélation. Il faudrait alors distinguer une double fonction modélique du genre :en
tant que modèle de pratique ou comme modèle de réception. Héritage d’un modèle historique,
l’intimité au sens d’auto-analyse reste une convention, qui, en tant que telle, conditionne la
réception plus qu’elle n’affecte la pratique des diaristes.
Il n’en demeure pas moins que la fortune du journal intime dans sa forme canonique en
Espagne est plus pâle que dans les pays voisins et l’on pourra se demander si une tradition
autobiographique singulière, une pudeur héritée d’une culture hostile aux manifestations du je
ne favoriserait pas une variante du journal, le dietario.
La langue espagnole, comme l’italienne, en distinguant les deux termes diario et dietario,
indique une variation que l’on pourrait résumer ainsi : le dietario partage les caractéristiques
formelles du journal -fragmentation, énonciation, hétérogénéité thématique - mais s’en sépare
sur la nature des contenus .
L’écriture du jour n’est pas ici motivée comme dans le cas du journal intime par une crise
personnelle ou existentielle mais centrée davantage sur le monde extérieur depuis une
perspective totalement et volontairement subjective, arbitraire et morcelée. Le critère
distinctif tient donc au caractère introspectif, au degré d’intimité ou à sa nature. On peut
également se demander si cet effacement actuel du je n’est pas, en partie, une réaction au
déferlement médiatique d’une intimité exhibitionniste et réductrice. La pratique du dietario se
tient au confluent du journal intime et du journalisme culturel et littéraire très présent dans la
presse espagnole depuis le XIXè siècle (Azorín, Ortega y Gasset, Gonzalez-Ruano, Umbral) ;
les « dietaristes » sont de fait souvent écrivains et journalistes.
18
Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989.
19
Eric Marty, L’écriture du jour, Paris, Seuil, 1985.
11
Depuis les années 1990, le dietario connaît, en Espagne, un essor éditoral sans précédent qui
opère comme facteur de normalisation du journal comme forme littéraire20. Plus intellectuelle
qu’introspective, l’écriture possède ici une vocation transitive inscrite en amont de la pratique.
Cette destination ouverte implique naturellement un travail d’élagage, de façonnage du texte
spontané qui le différencie également du journal classique dont une des caractéristiques est la
monotonie et la répétition, un trait qui rebute souvent éditeurs et lecteurs.
Est-ce à dire que le dietario exclut toute approche de la vérité personnelle du rédacteur ? La
réponse est ambiguë à ce propos car ces textes construisent un portrait de leurs auteurs tout
en se soustrayant à la règle implicite de la sincérité, la vérité du portrait ; le dietario dessine
un moi littéraire qui se construit jour après jour.
Un des cas les plus intéressants du journal actuel est celui du romancier et essayiste, Andrés
Trapiello qui publie régulièrement un journal, chaque tome intégrant un titre général
révélateur de son statut ambigu Novela en marcha / Roman en cours. Texte recomposé à
partir d’un journal premier, le diario - terme revendiqué par l’auteur - tel que le publie
Trapiello se tient entre le fictif et le référentiel : « J’ai toujours voulu parler de moi d’une
manière différée, non pas directe mais oblique »21. Ainsi conçu, le journal construit un moi
littéraire et ambigu qui s’affranchit de la frontière séparant réel et fiction, vie et littérature,
élargissant par la même le territoire de la poétique du journal.
Au terme provisoire de cette évocation du parcours de l’écriture diaristique en Espagne, on ne
peut que se référer à la complexité des facteurs qui concourent à l’émergence d’un genre qui
manifeste une étroite parenté au niveau des pratiques avec le reste de l’Europe ; les
différences sont le résultat des caractères propres à l’histoire et à la culture du pays. Moins
d’indifférence que de différences qui éclairent par un autre biais une forme mouvante,
protéiforme, une forme investie par des époques et des aspirations différentes mais toutes
animées du désir de se dire dans la trame du temps humain, l’au jour le jour.
20
Jordi Gracia, « El paisaje interior », Boletín de la Unidad de Estudios Biográficos, Barcelona,
Universidad de Barcelona, enero 1997.
21
« Entrevista a Andrés Trapiello », Memoria. Revista de Estudios Biográficos, 1, Barcelona, 2003,p.
42.

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