Déclaration d`amour

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Déclaration d`amour
CONFÉRENCE INAUGURALE PASSA PORTA 2013
par Mikhaïl Chichkine
Déclaration d’amour
La première fois que j’ai voulu déclarer mon amour, j’avais quinze ans. Je
n’ai pas pu prononcer un seul mot ; j’étais comme paralysé. Je ressentais
brusquement tout le mensonge des mots, toute leur traîtrise. Il était absolument
impossible de faire tenir mes sentiments dans ces stupides, ces piètres mots. Je
comprenais, pour la première fois de ma vie, que les mots étaient morts, que le
langage était un moyen d’incompréhension.
On devient écrivain quand on a découvert que les mots ne peuvent rien
exprimer. Que tout ce qui est important leur est extérieur. Et que, pourtant, il faut
le traduire dans le langage des mots. Car il n’y a pas d’autre voie que celle des
mots. L’écrivain n’a d’autre recours que d’accomplir ce miracle : ressusciter les
mots morts, les rendre à la vie. Alors, et alors seulement, il devient possible de
parler d’amour.
Toute écriture véritable est une déclaration d’amour au monde de Dieu.
1 L’écrivain, avant même d’avoir écrit quoi que ce soit, conclut un pacte avec
le destin, aux termes duquel il s’engage à tout accepter de lui comme un cadeau,
comme un trésor. Les joies et les peines familiales, les plaisirs et les humiliations,
la mort et la naissance : c’est de tout cela que se nourrissent les mots à venir. La
guerre, la prison, la souffrance, le sang, tout ce qui meurtrit le corps et l’âme est
fécond pour l’écriture. Les grands livres n’ont que faire du bonheur ou du
malheur que leurs auteurs ont connu ici-bas.
« Si vous saviez sur quelles balayures / Poussent mes vers, sans connaître la
honte… », écrivait Anna Akhmatova. Si les poèmes n’ont que faire de ce sur quoi
ils ont poussé, ceux d’Akhmatova ne sont pas nés des trivialités du quotidien,
mais de ces expériences dont le destin l’a si généreusement dotée : l’exécution du
mari, l’arrestation du fils, l’opprobre et les outrages, l’interdiction de publier, la
peur pour les proches, le chagrin pour les innocents assassinés. La poésie
d’Akhmatova ne peut être imaginée en dehors de sa destinée.
Et Marina Tsvetaeva, quelle poésie aurait-elle écrite si elle avait vécu une
autre vie que celle, amputée, qui fut la sienne ?
Quant aux Récits de Kolyma de Varlam Chalamov, l’un des plus grands
livres russes du XXe siècle, ils n’auraient tout simplement pas vu le jour si leur
auteur n’avait pas subi la monstrueuse expérience du Goulag.
La vie et la mort des auteurs proscrits, persécutés, sont indissociables de leur
œuvre. Si Andreï Platonov, Isaac Babel, Mikhaïl Boulgakov, Ossip Mandelstam
et les centaines d’autres écrivains et poètes dont l’existence fut remplie de
souffrances avaient reçu en partage une vie différente, plus facile, plus heureuse,
ils auraient certes écrit quand même. Mais leurs livres auraient été tout autres. Et
l’humanité serait privée de ces grands textes qui constituent notre littérature
2 universelle. Des textes nés dans la douleur, le sang, l’humiliation, la torture, et qui
font que l’homme est homme.
Du point de vue de l’histoire littéraire, tous les écrivains, tous les poètes,
même ceux qui vivent encore, sont morts depuis longtemps. Entre les mots de
l’auteur et son bonheur ici-bas, l’histoire choisira toujours les mots. Ce sont eux
qui lui importent le plus. L’auteur finira de toute façon par disparaître, mais ses
mots resteront.
Le poète, l’écrivain véritable accepte que les mots comptent plus que son
bonheur personnel, car il se souvient du pacte qu’il a conclu avec le destin : tout
accepter de lui comme un cadeau. Comme l’écrivait Joseph Brodski : « Tant que
ma bouche ne sera pas emplie d'argile, elle ne pourra dire que la gratitude. »
Tous les grands livres sont des paroles de gratitude.
Mais l’écrivain, le poète a aussi des proches, dont le point de vue diffère
radicalement de celui de l’histoire. Car cet être qu’ils aiment leur est plus proche
que ses mots.
C’est en prison que mon frère a écrit ses plus beaux poèmes.
Il nous envoyait de prison des lettres-fleuves, écrites sur des feuilles de
cahiers d’écolier. « Je sens moi-même, écrivait-il, que mes textes sont devenus
autres. Qu’ils parlent d’autre chose. Et j’en éprouve de la gratitude. »
Il avait droit à deux visites par an. Maman avait obtenu, moyennant une forte
somme d’argent, qu’il soit interné à Lgov, à une nuit de train seulement de
Moscou, pour pouvoir se rendre auprès de lui, mais elle n’a même pas pu y aller
3 une seule fois. On lui avait diagnostiqué un cancer, elle enchaînait les opérations.
C’est donc moi, et moi seul, qui y suis allé.
Je me souviens parfaitement du premier de ces « rendez-vous ».
Pièce numéro sept : deux lits, une table, une chaise, un petit meuble
contenant une casserole, une poêle, une bouilloire. Dans un tiroir de la table, des
fourchettes tordues, des cuillers en aluminium noirci. Des cafards. Cette odeur si
particulière de la prison, sur laquelle j’avais lu tant de choses.
Dans ses lettres, Sacha assurait à maman que la nourriture était correcte, que
travailler à l’emboutisseuse était fatigant sans être pénible ; que tout allait bien, en
somme. Je sentais toutefois que ces mots n’étaient écrits que pour elle, pour la
rassurer, pour la soutenir. Et je ne m’étais pas trompé. Sa peau s’était desséchée,
ridée, assombrie. Il avait en outre perdu l’index de la main gauche.
Il m’a souri : « Ce n’est rien ! C’est quand j’étais dans l’équipe de nuit, je
me suis endormi sur ma machine. »
Il a fallu aussi que je m’habitue à le voir en uniforme de prisonnier : vareuse
noire avec matricule, sandales en cuir.
Les zeks n’ayant le droit de sortir que pour aller aux toilettes, je m’activais à
la cuisine, au milieu des femmes, tandis que Sacha restait allongé sur son lit, à
manger du gâteau en attendant que le poulet soit prêt. La visite durait deux jours,
que ces femmes passaient tout entiers en cuisine, à faire rôtir ou mijoter des plats,
si bien que dans les chambres on n’arrêtait pas de manger. L’estomac, accoutumé
depuis longtemps aux rations pénitentiaires et à la nourriture qu’on pouvait
acheter à la boutique du camp, refusait naturellement de digérer de telles
quantités, et Sacha était souvent obligé de se précipiter au fond du couloir.
4 La nuit, ni lui ni moi ne sommes arrivés à dormir. Il n’arrêtait pas de se
retourner, de se lever, de s’asseoir devant la table pour écrire.
Nous avons passé la journée du lendemain affalés sur les lits. Il me lisait ses
poèmes.
Par la fenêtre, on ne voyait rien à cause du grillage qui ne laissait passer que
de minuscules rayons de ciel gris, et mon frère me demandait comment c’était au
dehors, dans la rue.
Puis, à un moment, quelqu’un a crié : « Chichkine ! »
Il s’est alors refermé sur lui-même, la tête dans les épaules, le visage de
pierre. Il a mis les mains derrière le dos et s’est éloigné d’un pas rapide, en faisant
claquer ses sandales sur le sol.
Par la suite, il a été transféré à Ivdel, dans le nord de l’Oural. Dans chacune
de ses lettres, il nous demandait de lui envoyer des vêtements chauds. Il insistait
auprès de maman pour qu’elle l’attende jusqu’au bout.
Elle l’a attendu quatre ans. Il est revenu un jour du mois d’août ; elle est
morte deux jours après. S’il n’était pas revenu en août mais, disons, en décembre,
je suis sûr qu’elle aurait tenu jusqu’en décembre.
Une seule journée de plus vécue par ceux que nous aimons nous est plus
précieuse que tous les mots de l’univers. L’amour a son propre pacte avec le
destin.
Il aura fallu que s’écoule un certain temps après mon installation dans le
canton de Zurich pour que l’étrange sensation que j’éprouvais, une sensation
d’irréalité, de faux-semblant, se mue insensiblement en une confiance à la fois
5 craintive et étonnée : n’y avait-il vraiment là nulle tromperie ? Ces trains
n’étaient-ils donc pas des jouets, ce paysage un décor, ces gens des mannequins ?
Sitôt après ce changement de lieu, j’ai repris l’écriture du roman que j’avais
commencé à Moscou, mais sans aboutir à rien. Les caractères que j’avais tracés
là-bas prenaient, ici, une texture entièrement différente. Le roman devenait un
autre roman. Je trébuchais sur chaque mot comme sur une marche trop haute.
Les frontières, la distance, l’air lui-même font cependant des miracles avec
les mots. Telle succession de sons russes qui s’imposait comme une évidence rue
Malaïa Dimitrovka, dans le centre de Moscou, à portée de voix du casino
Tchekhov, n’a plus cours ici. Inversement, des mots qui, là-bas, sont dépourvus
d’existence autonome, semblent acquérir droit de cité, voire devenir sujets de
droit. Ici, chaque mot russe résonne tout autrement et signifie tout autre chose. Un
peu comme au théâtre, où la moindre réplique prend un sens variant selon le
décor.
Il y a sur les rives de la Limmat comme une force de gravité différente, qui
donne à chaque mot sorti d’un encrier russe un poids bien plus lourd que dans son
pays d’origine. Ce qui, en Russie, a été déversé, disséminé dans l’atmosphère et
dans les mentalités, de l’aspirant Grouchnitski de Lermontov à la guerre de
Tchétchénie en passant par « Christ est ressuscité », se trouve ici concentré,
incrusté dans le moindre caractère, dans le moindre mot en cyrillique.
Disparaissant chaque jour davantage de la réalité, la patrie se cherche de
nouvelles représentations, qu’elle a trouvées dans les signes cabalistiques d’un
alphabet exotique. La Russie tout entière a pris pension dans ces caractères,
resserrés comme pour faire de la place aux nouveaux occupants d’un appartement
communautaire.
6 La perte de la langue, de ce murmure russe qui ne parvient plus jusqu’à mes
oreilles, m’a forcé à m’arrêter, à faire silence. Les rares écrivains russes que je
rencontre s’étonnent : « Mais comment arrives-tu à écrire dans cette Suisse
ennuyeuse ? Sans la langue, sans sa tension ? »
Ils ont raison : il y a dans l’oralité russe une tension élevée. Qui plus est, la
langue, là-bas, évolue vite.
C’est mon éloignement du russe qui m’a rapproché de lui. Le travail sur le
texte s’est interrompu. Les silences font partie du texte comme ils font partie de la
musique. Peut-être en sont-ils même la part la plus importante.
Quelle langue avais-je laissée en partant ? Qu’avais-je emporté avec moi ?
Quelle direction donner aux mots ? C’était au silence de le dire.
Pour continuer, il m’a d’abord fallu comprendre ce que signifie, au juste,
écrire en russe.
Parce qu’elle est à la fois créatrice et créature de la réalité nationale, la
langue est, en Russie, l’incarnation et le mode d’existence d’une conscience
totalitaire.
La vie courante a toujours su se passer de mots, se contenter de
grommellements, d’interjections, d’emprunts à des histoires drôles, à des
dialogues de films. Le pouvoir et la littérature, eux, ont besoin d’une parole
cohérente.
En Russie, la littérature n’est pas un simple mode d’existence de la langue,
mais la condition même de l’existence d’une conscience non totalitaire. La
7 conscience totalitaire s’est largement appuyée sur les ordres, qui viennent d’en
haut, et sur les prières, qui viennent d’en bas, les secondes étant généralement
plus originales que les premières. Le mat est la prière vivante du pays carcéral.
L’injonction et l’imprécation sont le yin et le yang de la nation, la pluie et la
terre, la verge et le vagin. Les fondements verbaux de la civilisation russe.
La réalité carcérale a fabriqué, pour des générations entières, une conscience
carcérale dont le principe de base est que « le meilleur lit est pour le plus fort ».
Cette conscience s’exprimait dans une langue faite pour les besoins de la vie
courante en même temps que pour maintenir celle-ci dans un état de guerre civile
sans fin. Lorsque c’est la loi du camp qui régit la vie de tous, la mission de la
langue est d’organiser la guerre froide de chacun contre chacun. Lorsqu’il faut
absolument que le fort tabasse le faible, la mission de la langue est de tabasser ce
dernier verbalement. De l’humilier, de l’insulter, de le priver de sa ration. La
langue en tant que mode d’absence de tout respect humain.
La réalité russe a fabriqué une langue de la force brute et de l’humiliation.
La langue du Kremlin et l’argot issu des camps sont de même nature. Dans un
pays qui vit selon une loi aussi implicite qu’univoque – à savoir que la place du
faible est au fond du seau à ordures – le dialecte est à l’image de à la réalité. Les
mots violent. Ils humilient.
Si les frontières étaient restées barricadées, il n’y aurait jamais eu de
littérature russe…
La langue littéraire est apparue en Russie au XVIIIe siècle, en même temps
que l’idée de dignité humaine, qu’il n’y avait pas de mots pour désigner. Notre
premier siècle de littérature nationale a été, pour l’essentiel, un siècle de
traductions et d’imitations. Comme il n’existait aucun instrument verbal
8 permettant d’exprimer la conscience individuelle, il a d’abord fallu en créer un. Et
enseigner le russe comme une langue étrangère, en y introduisant des concepts
jusqu’alors absents : l’opinion publique, l’état amoureux, la littérature.
La langue littéraire, incarnation et mode d’existence de la dignité humaine
en Russie, s’est glissée dans l’interstice entre le cri et le gémissement. La
littérature russe a pris appui sur des bras extérieurs, pour ériger entre le pouvoir et
le peuple une grande muraille de mots russes.
Un corps étranger.
Une colonie culturelle européenne au milieu de la plaine russe – à condition
d’entendre par colonisation européenne l’adoucissement des mœurs et la défense
du faible contre le fort, et non la venue d’artilleurs allemands.
Puis, comme sur d’autres continents, la colonie s’est développée au point de
dépasser la métropole. Tourgueniev, Tolstoï, Dostoïevski : autant de colons qui,
grâce à leurs écrits, ont transféré du Vieux Monde en Russie la capitale de la
littérature. Ils ont su prendre le meilleur d’un héritage millénaire et – go East !
Mais la fatalité veut que parfois, dans l’empire russe, le pouvoir et le peuple
amorcent un rapprochement. Malheur, dans ce cas, aux allogènes ! Et malheur
aux écrivains, dont les os craquent sous une telle étreinte : il leur faut s’exiler ou
périr.
Au XXe siècle sont survenus les événements que nous connaissons. La
population autochtone est revenue à son « processus littéraire » habituel : ordres
d’en haut, prières d’en bas. Et si certains « colons » ont pu regagner leur patrie
historique, ceux qui sont restés ont eu la langue arrachée par les sauvages.
La langue inventée pour l’utopie soviétique en a aussi été l’incarnation. La
réalité morte du socialisme n’existait que dans la langue morte, créée de toutes
9 pièces à cet effet, des journaux, de la télévision, des meetings. Lorsque, dans les
années 1990, ont disparu à la fois le régime et la langue qui le servait, l’argot des
camps a relevé la tête et rempli l’espace laissé vide.
De nouveau, pouvoir et peuple parlent un même dialecte, celui dans lequel
on « bute les Tchétchènes jusque dans les chiottes ».
La conscience totalitaire réside aujourd’hui dans la langue d’une télévision
où le mode de dialogue consiste essentiellement à crier plus fort que l’autre. Dans
la langue d’une presse nauséabonde. Dans la langue de la rue, dont le mat est
devenu la norme ordurière.
Le russe littéraire est une arche. Une planche de salut. Une défense en cercle.
Un îlot fait de mots, conçu pour être le conservatoire de la dignité humaine.
En quittant la Russie, j’ai perdu la langue que je voulais perdre. Les
altérations du russe contemporain sont comme une mue. On dirait que le poil a
changé, mais la couleur est restée la même, elle ne nous est que trop familière.
Cette langue qui cherche à humilier se reproduit d’elle-même à chaque génération
de garçons et de filles. Le russe littéraire, lui, n’a pas d’existence spontanée, il
faut le refonder sans cesse, à soi seul.
Pour construire sa propre arche littéraire russe, il faut se faire ermite. Partir.
Dans les Alpes, en soi-même, n’importe où. En n’emportant avec soi que
l’expérience de l’amour et de la perte, et dix siècles de cyrillique.
Pour connaître la direction des mots, il suffit de deux points. Le premier,
c’est l’ensemble de ce qui a été écrit en russe à notre intention, depuis les
traductions slaves des Écritures. Le second, c’est nous-mêmes, tels que nous
sommes, et les êtres qui nous sont chers.
10 Pour dire quelque chose de neuf, il faut sentir en soi des siècles de tradition.
Il suffit d’appuyer sur un bouton d’une centrale électrique pour que la lumière se
mette à briller aux fenêtres de toute la ville. Il en va de même pour la littérature :
chaque mot qu’on écrit fait écho à tous les livres déjà écrits, qu’on les ait lus ou
non.
La tradition littéraire est un être vivant. Un arbre.
C’est par le tronc que la sève monte vers les branches. Le XIXe siècle est le
tronc de la littérature russe. Les ramifications sont venues ensuite. Il y a des
branches absolument géniales, comme Platonov dont il était question plus haut,
mais c’est une branche tronquée, qui ne croîtra jamais davantage. Ce qui importe,
c’est de trouver celle qui s’élancera vers le haut, la branche maîtresse par laquelle
l’arbre s’élèvera jusqu’au ciel.
Tchekhov. Bounine. Nabokov. Sacha Sokolov.
La seule façon de créer sa propre langue, selon moi, est de ne pas écrire
comme il faut. Je renifle chaque phrase et, dès lors qu’elle sent le manuel du bon
usage, je la supprime. Dire les choses comme elles doivent être dites, c’est ne rien
dire. Car la langue est, depuis Babel, un moyen d’incompréhension. Les mots
convenus, dont toute vie s’est retirée, peuvent signifier n’importe quoi, sauf ce
que justement on voulait dire, et inspirent la répulsion, comme une brosse à dents
souillée, ou comme une fille publique.
Arrivé dans cette Suisse « ennuyeuse » sur laquelle il n’y aurait censément
rien à écrire, je me suis trouvé à nouveau immergé dans la Russie. J’ai travaillé
plusieurs années au bureau des migrations, où je servais d’interprète aux réfugiés
de nos anciennes républiques sœurs. Je traduisais leurs mots en destinées. Des
histoires qu’on entend dans ce lieu, il n’est aucune qui ne soit terrifiante. Le héros
11 de mon roman Le cheveu de Vénus, de son état « drogman de la chancellerie des
réfugiés du Ministère de la Défense du Paradis », fait l’interprète entre deux
mondes. La liaison entre deux systèmes inconciliables.
Que le fonctionnaire suisse Peter Fischer ne croie pas aux histoires qu’on lui
raconte, et les portes du Paradis resteront à jamais fermées.
Ce qu’il s’est réellement passé, personne ne le saura jamais. Mais les
histoires racontées, les mots prononcés créent leur réalité propre. L’important est
dans les détails. Les mots créent la réalité et décident des destinées.
Quatre scribes obscurs ont écrit, sous leurs pseudonymes d’évangélistes, un
livre qui a fait du monde ce qu’il est. Ce sont leurs mots qui ont créé cette réalité
dans laquelle nous vivons depuis deux mille ans ; c’est dire s’ils étaient dignes de
foi. Sans ces détails tels que le doigt posé sur la plaie du Christ, ou le poisson et le
miel par lesquels Il rompit le jeûne après Sa mort sur la croix, le monde ne serait
pas devenu chrétien et n’attendrait pas la résurrection. Le verbe se fait réalité.
Une réalité dont nous-mêmes ne sommes qu’une partie.
Écrire, c’est faire le lien entre deux mondes : le monde de cette vie
dépourvue de réalité, où tout est changeant, fugitif, mortel, voué à disparaître sans
laisser de trace, telle la toute dernière seconde écoulée ou les milliers de
générations qui nous ont précédés, et le monde des mots dignes de foi, qui
imprègnent d’un élixir d’immortalité ce poisson, ce miel, ce doigt sur la plaie. Et
cet homme vivant malgré la mort, aux pieds duquel se sont jetées les deux Marie
pour les étreindre.
Rien n’existe si l’on ne peut transformer la vie en mots.
L’écrivain est l’intermédiaire entre la terre et le ciel. Entre la vie et le texte.
Il est celui qui peut nous faire quitter le temps pour l’éternité.
12 À un bout de l’univers se trouve notre monde volatil, éphémère, où l’on ne
peut vivre et que tous fuient, non pas à cause de la pauvreté, de la souffrance, de
l’humiliation ou de la prison, mais parce qu’il porte en lui la mort. À l’autre bout,
c’est à l’écrivain qu’il revient d’opposer à ce monde qu’il s’est incorporé la
création la plus idoine. Un monde d’où la mort soit absente.
La langue est le moyen de la résurrection. Le roman nous enseigne que la
mort n’existe pas. C’est une chose que tout le monde sait, mais il revient à chacun
d’en découvrir par lui-même les preuves. Je suis donc parti à leur recherche.
Ainsi qu’il est écrit dans l’un des apocryphes : « C’est par le Verbe fut créé le
monde, et par le Verbe que nous serons ressuscités. »
Une légende veut qu’un prisonnier, condamné à finir ses jours en captivité,
ait passé plusieurs années à graver sur le mur de sa cellule, avec le manche d’une
cuiller, un bateau. Et voici qu’un jour on lui apporte, comme chacun des jours
précédents, de l’eau, du pain et du brouet, mais la chambre est vide et le mur
vierge. Il a pris place à bord du bateau qu’il s’était dessiné, et s’est échappé.
Un roman est un bateau. Il s’agit de donner vie aux mots, de telle sorte que
le bateau devienne réel. Que nous puissions prendre place à bord et fuir cette
prison qu’est notre vie pour gagner le lieu où nous sommes tous aimés et
attendus. Pour être sauvés. En emmenant avec nous tous nos héros. Et le lecteur.
Traduit du russe par Nicolas Véron
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