Le Safir francophone

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Le Safir francophone
SUPPLÉMENT MENSUEL
PARUTION LE 1ER LUNDI DU MOIS
FÉVRIER 2016
LE SAFIR
FRANCOPHONE
J. Tannauer, « Peter
le grand », 1724.
Ambassadeur de la pensée politique et culturelle arabe
Karl Brilluov, « Portrait de la
comtesse Yulia Samoilova », 1843.
Ilya Glazunov, « Ivan
le terrible », 1974.
Vasily Vereshchagin,
« Mausolée du Taj
Mahal », 1876.
Sergei Prisekin, « Tout le pouvoir aux Soviets », 1988.
Vasily Perov, « Procession pascale
dans un village », 1861.
ÉDITORIAL
Talal Salman
Moscou se réaffirme comme un acteur clé des décisions mondiales
L
e seul espoir qui a récemment émergé dans
le paysage politique de la région, est porté par la
résolution russe d’intervenir de manière décisive
dans la guerre en Syrie, ce qui a surpris le monde
entier. Cette résolution a donné à Moscou l’occasion
de se réaffirmer comme un acteur clé des décisions
mondiales, ce bien après la chute de l’Union
soviétique et en dépit de circonstances politiques et
économiques défavorables, comme le blocus sévère
sur la Russie visant à l’épuiser économiquement,
l’incitation d’une partie de l’Ukraine à la sécession,
la baisse significative du prix du pétrole, ainsi que
les manœuvres de tous ceux qui cherchent à se passer
du gaz russe. Ladite résolution ne se contente pas de
protéger l’unité de la Syrie ; elle modifie également le
climat prévalant dans la région, lequel alimentait le feu
des guerres civiles aux impulsions confessionnelles et
sectaires dans l’Orient tout entier…
Bien entendu, la Russie de Poutine n’est pas l’Union
soviétique ni le bloc communiste d’antan, pas plus que
Ivanov, Premier la Turquie d’Erdogan n’est l’Empire ottoman. Mais la
anniversaire de la Turquie cherche à s’imposer comme un grand Etat,
Révolution, 1918.
tant en Occident qu’en Orient, et dans le second par
le seul recours à des slogans islamiques ; la Russie de
Poutine quant à elle, se présente de par son rôle hérité
à la fois des communistes et des tsars, comme un chef
de file naturel dans le concert des nations. Le régime
communiste est tombé, mais demeure un Etat fort de
ses capacités et de ses stocks de pétrole, de gaz et d’or,
ainsi que de son potentiel humain. Telle est sa place
au niveau international. Quant aux Arabes, ils vouent
dans leur majorité une grande affection à la Russie,
qui n’a pas été pour eux un Etat colonisateur ; ils se
souviennent également que le régime communiste a
dénoncé la conspiration occidentale de l’accord SykesPicot en 1916, en vertu duquel Français et Anglais se
sont partagés le Levant, préparant la voie à l’édification
de l’Etat israélien sur la terre de Palestine. La Russie
a même aidé les Arabes à se libérer de la colonisation
occidentale ; elle n’a cessé d’être l’« amie des
Arabes », en dépit de tous les changements qu’ont subi
leurs régimes, lesquels les ont soumis à une nouvelle
domination occidentale, passée simplement des mains
européennes à celles de l’Amérique. Et la seconde
moitié du siècle dernier a vu l’essor de la coopération
arabo-russe, portant sur les armes qualitatives et
diverses réalisations dans le domaine civil, parmi
lesquelles le haut barrage d’Assouan en Egypte, ainsi
que de nombreuses constructions et une assistance
technique d’experts russes dans les secteurs du pétrole
et du gaz. Et si la Turquie perd chaque jour un peu plus
de son crédit auprès des Arabes, la Russie en gagne au
contraire, notamment avec son combat contre Daech
qui lui a déjà coûté un avion et ses passagers. ■
Rédacteur en chef : Talal Salman
Directrice de la publication : Leila Barakat
Contributeurs : Ayman Akil, Hani Chadi, Stéphanie
Nassif, Edmond Saab
Traducteur : Joseph Nammour
Correctrice : Anne van Kakerken
Maquettiste : Ahmed Berjaoui
Le Safir francophone est fondé par Leila Barakat.
Publié grâce au soutien des éditions [liR].
Adresse : Le Safir francophone
As-Safir - Rue Mneimné - Beyrouth - Liban
Courriel : [email protected]
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Site web : www.assafir.com
Chernyshev, Fête
des travailleurs à
Moscou, 1918.
2
14 FÉVRIER, FÊTE DE LA SAINT-VALENTIN
Que lui offrira-t-il à la Saint-Valentin ?
Leila Barakat
– « Est-ce que tu m’aimes ? »
Amina fut surprise de la question de son conjoint, lui qui abhorrait d’ordinaire
l’usage du vocabulaire amoureux. S’être restreint à une seule épouse était l’unique
preuve d’amour qu’Ahmed lui avait fournie – alors que sa religion autorisait ce
fantasme masculin d’en posséder trois de plus. En revanche, il lui interdisait
d’écouter la moindre chanson d’amour ou de suivre tout feuilleton romantique, qu’il
accusait de bafouer les enseignements de l’islam. Il l’avait même rabrouée pour
les sous-vêtements affriolants parsemés de cœurs rouges qu’elle s’était offerts à la
Saint-Valentin : « N’as-tu pas honte ? Ce n’est même pas une fête musulmane ! »
Sa question était donc tout à fait incongrue.
– « Pourquoi me le demandes-tu, ce n’est pas dans tes habitudes ?! »
Elle s’était approchée de lui pour lui répondre, et s’était agenouillée afin de
souligner qu’elle ne souhaitait nullement profiter de son attendrissement pour se
départir de son statut de femme soumise.
– « Est-ce que tu m’aimes ? répéta-t-il d’un ton morose. Je veux savoir. »
Elle acquiesça et ferma ses yeux avec pudeur, puis commença à déboutonner
sa chemise noire, convaincue que les mots de son époux devaient forcément mener
à l’acte sexuel, un devoir conjugal qu’elle subissait d’accoutumée sans hésiter,
quel que fût son état d’âme. Ahmed détourna pourtant la tête, mais sa docilité de
musulmane pieuse ne l’autorisait pas à s’en vexer.
– « Je veux juste savoir si ton amour est suffisamment profond pour que tu
m’obéisses, quoi que je te demanderai. »
Elle murmura un « oui » timide, et, alors qu’elle s’attendait à recevoir
son désir d’homme pour prix de son aveu, elle entendit simplement « al
hamdulillah (1) ». Puis, assuré de la docilité de son épouse, Ahmed se contenta de
cette phrase lapidaire : « Quand le temps viendra, je te rappellerai ta promesse. »
Il se sentait désormais le détenteur d’un chèque en blanc. Il sortit donc et claqua la
porte sans prolonger cette mise en scène théâtrale de l’amour.
Les jours suivants, Amina s’interrogea sur ce qu’Ahmed pouvait bien avoir
à lui demander. Allait-il la solliciter pour hypothéquer sa chaîne et son pendentif
du Coran en or, afin de rembourser quelque dette ? Elle qui avait vécu dans la
sécurité jusque-là, se sentait soudain perplexe. Montrer à un époux « intéressé »
combien on l’aime, n’est-ce pas s’exposer à un danger ? Elle s’en ouvrit à sa mère
qui s’évertua à la raisonner : « Ma fille, il y a des hommes avec lesquels, Allah
ybarik (2), il ne faut jamais s’inquiéter. Avec sa conduite édifiante, Ahmed est luimême le refuge et l’abri. »
Il est vrai que durant cette première partie de leur vie conjugale, l’irréprochable
Ahmed ne lui avait pas causé le moindre vague à l’âme. Le souvenir de leurs
premières rencontres confortait sa confiance en sa pureté : il l’avait repérée sur son
lieu de travail, une association locale de bienfaisance qui s’occupait des enfants
cancéreux, et sitôt qu’il s’était assuré qu’en musulmane pratiquante parfaite, elle
effectuait cinq prières par jour aux horaires officiels, il s’était empressé de demander
sa main. « Allah t’a envoyé Ibn al Hallal (3) », avait commenté la mère d’Amina,
qui considérait que son intuition de croyante ne la trompait jamais. Sa famille était
pauvre, celle de son prétendant peut-être plus encore : Ahmed avait été élevé dans
les vastes cimetières du Caire, comme des centaines de milliers d’Egyptiens. La
misère ne gênait donc ni les uns ni les autres. D’ailleurs Amina, ravie de se trouver
un parti, se laissait ensorceler par la sérénité de cet homme. Sensible au plus haut
point, il était doux et paisible comme un agneau qui paissait l’herbe. Tout de blanc
vêtu, il égrenait son chapelet, laissant pousser sa barbe et bannissant la moustache,
suivant les préceptes du prophète dans le Hadith (4). Il parlait à voix basse, montrait
l’humilité des pieux, se rendait à la mosquée le jour, et se laissait absorber la nuit
par les enseignements religieux et moraux envahissant radios et chaînes satellites
arabes. Ses yeux avaient la couleur du miel, et ses tendres baisers en prodiguaient
le goût. Quand il la prenait dans ses bras, sa voix devenait chaude et chantante à
ses oreilles. Il n’avait jamais recours à la violence, et pour cela ses cousines et ses
voisines l’enviaient, dans un quartier où bâtonner sa femme n’était guère tabou.
« Nous sommes heureux, n’est-ce pas ? » lui répétait-elle malgré leur pauvreté, afin
de ne pas lui faire sentir un jour qu’en tant que chef du foyer, il aurait manqué à ses
devoirs. Mais c’était lui apparemment qui ne goûtait pas au bonheur. « Tu manques
de maturité politique », lui répétait-il. « Sous les régimes militaires et les voleurs qui
détiennent nos destinées, jamais je ne pourrai offrir une éducation convenable à nos
futurs enfants, ni soigner mes proches au besoin. Le bonheur sans argent, le bonheur
sans dignité, le bonheur sans liberté, existe-t-il ? »
Tel avait été le premier épisode de leur vie de couple. Et des mois passèrent
sans qu’Ahmed mentionnât le gage d’amour. Un jour, il annonça qu’il comptait
partir travailler au Koweït pour s’assurer que le ménage ne manquerait de rien
dans le futur. L’ascète Amina, qui avait ce don oriental de se contenter de peu en se
persuadant qu’elle avait beaucoup, sentit son petit monde s’écrouler. Ahmed, qui
considérait dangereux pour l’évolution d’une société de se résigner à vivre dans
le dénuement, ne partageait point son désintéressement : « Jusqu’à la mort des
« Pour tuer les longues journées
d’attente et d’ennui, Amina partagea son
temps entre le hammam et la prière. »
Jean-Léon Gérôme, « Le bain de vapeur », 1889.
CULTURES ET RENCONTRES
SUPPLÉMENT MENSUEL - FÉVRIER 2016
3
Des ténèbres à la lumière,
du moi au nous
Stéphanie Nassif
D
John Wreford (Egypte).
riches est plus belle que la vie des pauvres », lui lança-t-il, et les larmes d’Amina
ne surent pas le retenir. « Le refuge », « l’abri » s’en allaient au loin.
« Les hommes appartiennent à un monde plus vaste que celui des femmes »,
dédramatisait sa mère. « Allah est grand, il te le rendra nanti. » Effectivement,
Amina reçut d’importants virements d’argent dès les premiers mois, si bien
que son entourage condamna ses jérémiades et accabla de louanges son époux
« absolument parfait », d’autant que ce dernier ne devait pas avoir la vie facile
auprès des fortunés du Golfe qui humiliaient à volonté les Egyptiens à leur service.
Pour tuer les longues journées d’attente et d’ennui, Amina partagea son temps
entre le hammam et la prière. Elle priait le matin pour le retour de son conjoint
sain et sauf, puis elle allait se baigner au hammam, pour retrouver le Coran à
son retour. Si l’argent coulait à flots désormais, elle ne rêvait en secret que de
voir réapparaître Ahmed, le jour pourquoi pas de la Saint-Valentin, précisément
à cette fête qui n’est rien pour l’islam, arborant un bouquet de roses rouges pour
lui prouver la force – et la couleur – de son amour. Croire fort en tout ce que nous
aimons, croire fort en tous ceux qui nous aiment : telles étaient les devises de celle
qui quêtait chaque jour des nouvelles de son Valentin auprès de ses parents et amis.
Les nouvelles tant attendues finirent par arriver, avec la visite d’un cousin
d’Ahmed, accompagné de son épouse. « Hayyaki Allah (5), Amina. Je viens chargé
d’un seul bagage, une promesse qui t’engage à l’égard d’Ahmed. » « Le gage
d’amour », songea Amina sans oser proférer un mot, tentant de dissimuler ce qui
restait de leur intimité dévoilée. « Dans le monde arabe, dictatures et démocraties
engendrent la même corruption et la même injustice, avec les unes c’est l’ordre,
avec les autres le chaos, mais rien ne change. Il existe, al hamdulillah, une
troisième voie : le jihad… », expliqua l’homme à Amina qui n’écoutait que d’une
oreille, s’affairant à servir le thé chaud. Puis, alors qu’elle s’asseyait en fermant
les yeux, comme étourdie par ses rêves, le cœur plein d’espoir, impatiente d’être
rassurée sur la santé de son bien-aimé, son visiteur reprit :
– « La Ilah Illa Allah (6). Ahmed te demande, honorable Amina, de suivre les
entraînements nécessaires pour effectuer une opération-suicide contre les figures
du despotisme et leurs sbires. Allahou Akbar (7). »
Epilogue :
Les Egyptiens les plus démunis vivent dans la rue ou parmi les morts, ils
constituent un terrain fertile pour le terrorisme, qui instrumentalise jusqu’au sexe
faible. Cet article doit donc peu à l’imaginaire. Et n’y voyez pas un fait divers
exceptionnel, il n’est que vérité, généralisée, dépassant de loin les frontières de
l’Egypte. De quoi faire porter à l’écriture son deuil : notre réalité devient plus
noire que la plus obscure de nos histoires. Mais ce n’est pas le sort de la créativité
qui nous inquiète. C’est celui de notre monde. Ouvrez bien vos yeux, même si cela
heurte la vue : nous vivons dans un monde proprement « dramatique »…
… Et paradoxal. C’est en déambulant dans un quartier intégriste du Caire que
je suis tombée sur la lingerie la plus affriolante qu’il m’ait été donné de voir. ■
(1) Dieu merci.
(2) Qu’Allah le bénisse.
(3) Le fils d’une famille pieuse.
(4) Recueil des actes et paroles de Mahomet.
(5) Le salut d’Allah soit sur toi.
(6) Il n’y a de dieu que Dieu.
(7) Allah est le plus grand.
e tout temps le rapport à l’autre dans sa différence a constitué une entrave
à des relations humaines harmonieuses. Depuis quelques années cet obstacle
semble se transformer en barrière hermétique, derrière laquelle se retranchent
des groupes revendiquant une identité ethnique ou religieuse spécifique. Cette
crispation identitaire, très largement entretenue par des antagonismes politiques,
économiques et sociaux à l’échelle planétaire, repose sur une évidence : de plus
en plus, la différence fait peur. De fait, la diversité n’est plus perçue comme un
atout mais bien comme une faiblesse. La différence est une menace, un danger
face à un système de valeurs établies considérées comme des vérités, ou au
contraire elle est revendiquée comme une appartenance exclusive qu’il faut
conserver à tout prix. Le résultat est le même : le repli sur soi, le refus de tout
échange avec l’autre. Cette attitude aboutit à la stigmatisation de la différence,
car en mettant dos à dos des systèmes de valeurs incomparables, on oppose les
cultures jusqu’à les écarteler. Il est vrai qu’il est plus facile de rejeter la différence
plutôt que de chercher à la comprendre et à l’accepter. En effet, chercher à la
comprendre c’est bouleverser ses repères et accepter de remettre en cause son
propre système de valeurs.
Ecrivain française, libanaise de cœur, installée depuis quelques années au
Liban, j’ai expérimenté ce rapport à l’autre dans la différence : une confrontation
directe entre Occident et Orient, une découverte quotidienne de ce qui fait diverger
deux systèmes de vie, de pensée, de valeurs sociales, religieuses, politiques et
économiques. Je me suis appliquée à extraire la richesse essentielle de cette
diversité, jusqu’à comprendre enfin la clé du rapport à l’autre, telle que la révélait
André Malraux : « Juger, c’est de toute évidence, ne pas comprendre ; si l’on
comprenait, on ne pourrait plus juger. » Car c’est bien l’absence de compréhension,
que ce soit par ignorance ou par refus, qui conditionne l’étanchéité de cette barrière
qui tend à devenir infranchissable.
A bien des égards, le Liban constitue un parfait microcosme du rapport
à l’autre dans sa différence. Les évènements politiques, confessionnels,
économiques, sociaux - voire environnementaux - de ces dernières années sont le
reflet d’un écartèlement identitaire de plus en plus marqué, traduisant également
une fragilisation incontestable du tissu social. Il ne fait aucun doute que cette
opposition est stérile - voire dangereuse - car elle ne permet pas d’avancer, ni
à titre individuel ni à l’échelle d’une société. Il est par conséquent essentiel de
réapprendre à accepter la différence et de la comprendre.
Car finalement, cette identité revendiquée par certains groupes communautaires
est-elle irréversible ? Peut-on véritablement dire
qu’un individu reste le même toute sa vie ? En
entendant les propos d’une étudiante libanaise
affirmant avec une certaine surprise à mon sujet
« elle est comme nous » lors d’une conférence sur
la francophonie, j’ai soudain pris conscience que
l’autre que je découvrais il y a quelques années
en m’installant au Liban, celui que je percevais
avec mon regard d’Occidentale, est en partie
moi aujourd’hui ! Par conséquent, l’identité d’un
individu, loin d’être figée, évolue au cours de
la vie, en fonction notamment de ses aptitudes
d’ouverture à l’autre.
Pour conclure et en guise d’invitation, je livre
à votre réflexion ces quelques mots de la préface
de mon dernier roman, Le trésor du temple de
Melqart – L’héritage phénicien : « Dès que
l’homme parvient à dépasser le MOI pour devenir
NOUS, oubliant ses rancœurs et ses différences, il
s’élève chaque jour un peu plus vers l’infini. » ■
Ecrivain
française,
Stéphanie
Nassif
retranscrit
l’expérience de la diversité dans ses ouvrages, mélange
de cultures et de rencontres.
Ismail Nasra.
4
DOSSIER DU MOIS : LA RUSSIE INSTIGATRICE D'UN NOUVEL ORDRE MONDIAL ?
Le prince
Yusopov peint
par Lampi
(1820).
La fabrication du terrorisme : vers un nouvel ordre mondial ?
communiste » à Kaboul, les utilisant pour combattre les
Soviétiques « infidèles », « impies » et ennemis de l’islam,
et les bouter hors d’Afghanistan.
Edmond Saab
L’école américaine de Daech
T
andis que les États et les puissances soutenant les
armées terroristes et les takfiristes se préparaient à donner
« l’assaut final » contre Damas pour renverser son régime, le
président russe fustigeait, le 28 septembre dernier du haut de
la tribune de l’ONU, une administration Obama « corrompue,
stupide et bonne à rien », l’accusant d’avoir « engendré
le chaos dans le monde ». Et pendant qu’Américains et
Occidentaux prenaient ce discours à la légère, le considérant
comme faisant partie du « folklore » annuel exhibé à l’ONU,
Poutine se préparait deux jours plus tard à ordonner aux
avions russes le début des frappes contre les positions des
terroristes de tous poils, en particulier Daech, el-Qaïda
représenté par le Front al-Nosra, Jaych el-Fatah (l’Armée de
la conquête, soutenue par la Turquie), l’Alliance islamique
saoudienne, ainsi que les petites organisations extrémistes et
takfiristes qui leur sont affiliées.
Puis, le 22 novembre, Poutine a révélé les objectifs de
l’opération russe en Syrie, trois semaines après le début
de la « tempête Sukhoï » qui a embarrassé en un laps de
temps record la multitude des chefs par procuration en
lice en Syrie, en particulier la partie américaine. Celle-ci
en effet s’était abritée jusque-là derrière une soi-disant
« Armée syrienne libre » et d’hypothétiques combattants
« modérés » pour couvrir son principal rôle dans la guerre
syrienne, lequel consiste à soutenir el-Qaïda, les salafistes
et les Frères musulmans, et à les approvisionner en argent et
en armes. Les Russes ont pris connaissance de ces faits en
consultant une note américaine émise en 2012 par la DIA
(Defence Intelligence Agency), agence de renseignement
du secrétariat américain à la Défense, qui l’a transmise
aux départements et administrations concernés, dont
l’état-major des armées et le FBI. De plus, durant le forum
international du club Valdaï, Poutine a déclaré « le jeu est
fini », précisant que l’Occident devait en prendre acte,
en particulier les États-Unis et leurs alliés, tout comme
ceux qu’ils utilisent pour combattre en leur nom et pour
leur compte, lesquels participaient déjà avec eux à un
jeu similaire en Afghanistan dès avril 1979, soit six mois
avant l’invasion de ce pays par les Soviétiques, et deux
mois après la révolution islamique en Iran. Une révolution,
rappelons-le, qui a affolé Américains et Saoudiens, puisque
la perte de l’Iran et la déclaration par les Iraniens de leur
hostilité envers Washington, avec leur slogan « Mort à
l’Amérique », plaçaient l’océan Indien et le golfe AraboPersique sous la coupe des Soviétiques. On se souvient
que l’administration Carter avait alors décidé d’armer les
moudjahidine islamistes pour faire face au « gouvernement
Les renseignements américains avaient œuvré avec
le shah d’Iran à monnayer la loyauté de quelques chefs
de tribu qui traitaient avec le gouvernement socialiste
afghan ; l’argent coulait à flots vers la centrale américaine
du renseignement (la CIA) pour financer ces opérations
secrètes en Afghanistan, avec des fonds clandestins à
hauteur de trois milliards de dollars, auxquels s’ajoutait un
montant identique provenant d’Arabie saoudite, laquelle
entendait lutter contre la révolution islamique en Iran parce
que, selon elle, son influence dans les pays musulmans
s’en trouvait menacée. L’ancien général américain Brent
Scowcroft, en révélant dans sa biographie Strategy quelques
aspects du « jeu afghan », assure qu’il s’agissait d’un grand
projet, comportant des plans et des programmes, dont
l’établissement de huit mille écoles coraniques officielles
au Pakistan pour former les jihadistes au combat « contre
les impies de l’Occident », en plus de vingt-cinq mille
autres écoles non officielles. La CIA a aussi appelé les
autres « jihadistes de l’islam » dans le monde à se joindre
à leurs camarades afghans dans leur « guerre sainte contre
les infidèles ». En un temps record, l’Afghanistan s’est
alors transformée, d’après Scowcroft, en un immense camp
d’entraînement « aux attentats, assassinats et guérillas »,
avec un certain Edmond Mac comme « chargé américain
de la coordination avec les jihadistes ». Ironiquement, là
comme en Syrie, la CIA a refusé de financer des islamistes
« modérés » et de leur fournir de l’armement, prétendant
que s’ils existaient, ils seraient moins motivés au combat que
les extrémistes. Des atrocités ont été commises à l’encontre
de l’armée soviétique, qui comptait treize mille tués et
trente-cinq mille blessés lorsqu’elle évacua l’Afghanistan
en 1989. Les Américains arrêtèrent alors de financer les
jihadistes, d’abord partiellement puis totalement, et les
Saoudiens prirent généreusement la relève. Les jihadistes
ayant été ignorés par les Américains après le départ des
Soviétiques, ils se sont retournés contre eux : une première
attaque contre le World Trade Center a eu lieu en 1993, puis
des assassinats en Égypte, des explosions en Inde et des
accrochages au Cachemire. (…)
À Valdaï, Poutine a voulu dire deux choses, la première
que le jeu était fini, la seconde : « Je ne suis pas Gorbatchev »
(en référence à celui qui a ordonné l’évacuation de l’armée
soviétique d’Afghanistan), donc « ne vous trompez ni
d’homme ni de reddition de comptes », a-t-il ajouté,
insinuant au passage que le jeu commencé en Afghanistan
en 1979 était bel et bien terminé, et que « des leçons doivent
être correctement tirées des expériences du passé ». (…) En
vérité, la feuille de route russe contient les grandes lignes
nécessaires à l’instauration d’un nouvel ordre mondial,
objectif premier de l’intervention russe en Syrie. La Russie
en effet entend que les décisions de guerre et de paix soient du
ressort de la loi internationale et des Nations unies, mettant
en garde contre les dangers de toute mainmise sur l’équilibre
mondial et l’économie ; afin d’être en mesure d’adopter des
solutions pacifiques et de dialogue, et non l’option militaire,
il faut certes contenir la situation explosive actuelle au
Moyen-Orient due aux différends confessionnels, sectaires
et ethniques, mais surtout faire cesser les jeux doubles, tels
que la lutte contre le terrorisme d’un côté et le financement
des terroristes de l’autre, instrumentalisés dans des guerres
internes en vue de renverser des régimes et de les remplacer
par d’autres au moyen du fer et du feu.
Dans ce contexte, le soutien financier et logistique
apporté par les Américains aux différents groupes terroristes,
considérés comme « les forces principales à la tête de la
révolution en Syrie » selon les termes de la note de la DIA,
a suscité un tollé au sein des départements du Pentagone,
notamment ceux qui sont concernés par la lutte contre le
terrorisme et la traque d’el-Qaïda. Paul Craig Roberts, l’un des
grands experts en stratégie, accuse ainsi la Maison-Blanche
de pratiquer « le mensonge, le tapage et l’impuissance », en
particulier « lorsque le monde a constaté que le rapport de
force penchait en faveur des Russes après le 30 octobre ». Le
directeur sortant de la DIA Michael Flynn s’est hâté de jeter
la lumière sur ladite note lorsqu’elle a été déclassifiée en mai
dernier, et a publié un article dans le journal en ligne à large
diffusion Daily Beast : « Tout chef de famille en Amérique
doit en prendre connaissance » car « c’est une source fiable,
centrale et vitale qui dévoile les origines de Daech, et qui doit
faire l’objet d’un large débat national portant sur la politique
américaine en Syrie et en Irak ». S’exprimant en anglais à la
chaîne de télévision al-Jazeera, Flynn a dévoilé le mensonge
pratiqué par l’administration américaine à l’encontre de son
opinion publique et du monde entier au sujet du financement
du terrorisme en général, d’el-Qaïda et de Daech en
particulier. « La Maison-Blanche a décidé de soutenir les
éléments armés en Syrie, déclare-t-il, en dépit des mises
en garde du renseignement, qui avait prévu l’émergence de
l’État islamique. »
Nouvel ordre mondial
Dans son livre Nouvel Ordre mondial publié récemment,
le grand stratège qu’est Henry Kissinger conseille à
l’Occident de reconnaître qu’un changement a eu lieu dans
le rapport de force mondial, et de ne plus avoir recours à
l’option armée pour résoudre les conflits. « Les armes
annihilent les civilisations et les valeurs, et compromettent
l’équilibre », écrit-il, sous-entendant également que
Poutine a pris la décision adéquate en considérant l’arène
syrienne comme l’endroit idéal pour rechercher un nouvel
ordre mondial car, affirme-t-il, « l’objectif de notre époque
devrait être la réalisation de l’équilibre, pendant que nous
maîtrisons les chiens enragés de la guerre ». (…) ■
La Russie des Tsars
La comtesse
Sheremeteva
peinte par Nikolai
Argunov (1802).
L’empereur Paul I
peint par Benedetta
Batoni.
Le Tsar Alexandre III
peint par Ivan
Kramskoi (1886).
Peinture anonyme dans le Musée d’Architecture à Moscou.
Le Tsar Alexandre I
peint par
George Dawe.
La princesse
Ekatarina peinte
par Van Loo (1759).
L’impératrice
Catherine II
peinte par
Vigilius Eriksen
(1762).
SUPPLÉMENT MENSUEL - FÉVRIER 2016
DOSSIER DU MOIS : LA RUSSIE INSTIGATRICE D'UN NOUVEL ORDRE MONDIAL ?
5
La Russie est-elle vraiment une grande puissance ?
Ayman Akil
P
ratiquant avec passion le judo et la plongée
sous-marine, participant à des campagnes de
sensibilisation pour la protection des ours polaires,
Poutine n’apparaît pas, aux yeux du monde, comme
un président traditionnel. Un reportage télévisé le
montre en train de déterrer de ses propres mains un
trésor historique. On le voit tantôt torse nu sur la
couverture des magazines – signe de puissance et
de virilité ? –, tantôt aux commandes d’un char ou
d’un sous-marin, ou en campagne en train de donner
des directives militaires. Des méthodes certes pour le
moins sujettes à controverse pour l’Occident, mais
qui ont contribué à relever sa popularité de manière
significative auprès des Russes, dont l’inconscient
collectif aime à voir ravivé le mythe du père de la
nation remontant au tsar Pierre le Grand. Poutine a
le mérite d’avoir ranimé cette ancienne nostalgie. Il
faut dire que tout successeur du président-désastre
qu’a été Boris Eltsine ferait figure de héros national
en Russie ; on comprend alors ce qu’il en est d’un
président charismatique ayant directement pris les
rênes du pouvoir dans le sillage d’Eltsine.
D’après le politologue américain George
Friedman, les appréhensions occidentales vis-àvis de la Russie ne sont pas dues à sa force mais à
son impuissance. (…) Toutefois, la Russie est-elle
vraiment faible ?
Il est vrai que lui manque une structure économique
moderne et qu’elle ne figure pas parmi les dix
premières économies du monde ; d’un côté l’État russe
tire ses revenus de secteurs qui lui assurent un certain
avantage dans les domaines industriel, technologique
et militaire, mais il pâtit par ailleurs de graves
problèmes démographiques, sa population décroissant
de façon inquiétante. Ainsi, à titre d’exemple, dans la
région russe extrêmement sensible de Mandchourie,
ne vivent que cinq millions de Russes, contre cent
millions de personnes du côté chinois ; le problème a
déjà été évoqué par Poutine, moult rapports faisant état
des sérieuses difficultés rencontrées par l’armée pour
enrôler les effectifs qui suffiront à activer ses unités.
Le commandement russe a dû élaborer des plans visant
à moderniser l’appareil militaire hérité de l’époque
soviétique, surtout après les revers subis en Géorgie ;
pour dynamiser l’armée, il a fallu concevoir des unités
plus petites et plus efficaces car plus mobiles. En
parallèle, de multiples transactions ont été conclues
pour l’achat de chars et de véhicules plus modernes pour
le transport de troupes, ou pour renforcer la puissance
de feu de la marine russe. Néanmoins, plusieurs de ces
plans tombèrent à l’eau du fait de la chute des prix du
pétrole. Et même si la puissance de l’armée russe est
un fait généralement reconnu et acquis, ceci suffit-il à
faire de la Russie un État puissant et une nation forte ?
L’expansion de l’OTAN vers les pays d’Europe de
l’Est peut être considérée comme une provocation de
la Russie, une tentative de l’Occident pour la dompter,
pensant être en mesure de réduire sa capacité et ses
velléités à s’opposer à lui efficacement. D’ailleurs, en
essayant de modifier son environnement stratégique,
et à défaut de canaux diplomatiques, il ne reste à la
Russie que son bras militaire exécutif, dont elle a
fait usage en Ukraine et qu’elle utilise à présent
en Syrie. Certaines élites russes pro-occidentales
affirment que l’Occident, durant la période ayant suivi
l’effondrement de l’URSS, n’a pas réussi à traiter
convenablement avec la Russie, répétant à l’envi et
avec amertume que le peuple russe s’attendait à un
plan d’action de la part des pays occidentaux, comme
il y eut un plan Marshall pour aider à la reconstruction
de l’Allemagne et des pays d’Europe de l’Ouest, ou
des mesures mises en place au Japon par MacArthur
au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ceci n’a
pas eu lieu, laissant un sentiment de frustration au cœur
du peuple russe, le poussant à croire dur comme fer que
l’Occident est hostile non seulement au communisme,
mais aussi à la nation russe. L’on comprend dès lors
que Poutine tire son extrême popularité du sein même
de la Russie patriote, pour la simple raison qu’il y titille
des sentiments nationaux bafoués. (…) ■
Grands peintres russes
Ivan Firsov, « Un jeune artiste », 1770.
Karl Briullov, « Le dernier jour de Pompéï », 1833.
Konstantin Savitsky, « Réparation d’une ligne de chemin de fer », 1874.
Nikolai Yaroshenko, « La vie est partout », 1888.
Boris Kustodiev, « La foire », 1906.
Ilya Repin, « Procession pascale à Koursk », 1833.
6
DOSSIER DU MOIS : LA RUSSIE INSTIGATRICE D'UN NOUVEL ORDRE MONDIAL ?
L’ours russe ne connaît pas les règles les plus élémentaires de la diplomatie,
vu que c’est un ours
Walid Joumblatt
Le spectacle auquel nous assistons en
Syrie est effrayant et tragique. Le peuple
syrien est, une fois de plus, abandonné entre
l’enclume de l’État islamique et le marteau
d’un régime sauvage soutenu par l’ours
russe qui broie sans ménagement. Le pays
entier semble avoir été déraciné, massacré et
déplacé ; par ses drames il rejoint désormais
le peuple palestinien. L’ours russe ne connaît
pas les règles les plus élémentaires de la
diplomatie. Pourquoi s’en étonner ? C’est un
ours. Il prétend combattre Daech, alors qu’il
attaque en réalité l’Armée syrienne libre à
Rastan et ses environs. ■
Le dégel entre Moscou et l’Occident aura-t-il lieu ?
Hani Chadi
L
es présidents russe et américain, Vladimir
Poutine et Barack Obama, se sont entretenus en
novembre dernier, lors d’un tête-à-tête au sommet
du G20 en Turquie, au sujet de la crise syrienne
et de la guerre contre Daech. Il s’agissait de leur
première rencontre depuis le déclenchement des
opérations aériennes russes en Syrie, rencontre que des
observateurs russes et occidentaux ont décrite comme
une tentative de dégel entre la Russie et les États-Unis.
Le président russe n’avait échangé qu’une
brève poignée de main avec le président américain
en septembre, en marge de la session plénière de
l’Assemblée générale de l’ONU, lors de laquelle il avait
annoncé le début des opérations aériennes en Syrie.
Mais après le crash de l’avion russe au-dessus du Sinaï,
dont Poutine a reconnu officiellement qu’il s’agissait
d’une opération terroriste, et depuis les attentats
de Paris, il semblerait que l’Occident soit amené à
reconsidérer sa position à l’égard de la politique russe
dans la question syrienne. En effet, le président français
a amorcé un rapprochement avec son homologue russe,
convenant avec lui de la coordination des opérations
militaires contre Daech en Syrie ; François Hollande
s’est ainsi rendu à Moscou en novembre, juste après
une visite à Washington. Fait notable, le président russe
a considéré comme alliés les marins français à bord du
porte-avions Charles-de-Gaulle naviguant au large de
la Syrie, et a ordonné à l’équipage du croiseur lancemissiles Moskva, qui soutient les opérations russes en
Syrie, de coopérer avec les vaisseaux de guerre français
dans les coups portés contre Daech. Par ailleurs, des
sources américaines indiquent que le porte-avions
Harry-Truman pourrait rester un certain temps en
Méditerranée, pour pilonner les positions de Daech en
coopération avec les forces navales françaises, certains
observateurs russes s’attendant à une coordination
entre les vaisseaux de guerre des trois pays dans la lutte
contre l’organisation terroriste.
Dans le contexte des tentatives de dégel entre la
Russie et l’Occident, le président américain a loué
depuis les Philippines le rôle russe en Syrie, soulignant
que les États-Unis appuyaient les opérations aériennes
de la Russie contre Daech. De surcroît, le secrétaire de
presse du Kremlin, Dmitri Peskov, a déclaré que la lutte
contre Daech était désormais un but stratégique commun
pour Moscou et Washington en dépit de l’existence
de divergences tactiques ; le quotidien Nezavissimaïa
Gazeta, dans son numéro du 17 octobre, affirmait quant à
lui que Washington considérait toujours Moscou comme
« un ennemi et un danger semblables à Daech » mais qu’il
était « subitement devenu un partenaire pour les plans
visant à éradiquer les menaces terroristes ». D’autres
médias, citant une source proche du Premier ministre
britannique, David Cameron, ont affirmé que les ÉtatsUnis et les pays européens avaient convenu d’un commun
accord, dès avant le sommet du G20, de la possibilité de
garder Moscou proche de la coalition occidentale antiDaech ; l’ancien président français Nicolas Sarkozy avait
notamment déclaré qu’il n’était pas possible qu’il y ait
« deux coalitions en Syrie combattant le terrorisme ».
De son côté, le président russe a mis l’accent, lors de
ses multiples interventions au sommet du G20, sur
l’existence de personnalités politiques en Europe qui sont
bien conscientes de l’impossibilité de régler le conflit
syrien sans coopérer avec la Russie, martelant dans le
même temps : « Les États-Unis ne peuvent continuer à
donner des leçons au monde, lui dictant ses déclarations
et les positions qu’il doit adopter. » (…) ■
Communisme et Perestroïka
Sketch de S. V. Gerasimov, Premier anniversaire de la
Révolution à Moscou, 1918.
Critique par Alexander Tarasov de l’organisation communiste des jeunes
(formulée durant la Perestroïka).
Critique par Voogre et Khaavamyagi
du recours excessif à la Vodka
(formulée durant la Perestroïka).
SUPPLÉMENT MENSUEL - FÉVRIER 2016
4 février : Journée mondiale contre le cancer
Un sens à nos maux
on nom continue à faire frémir, l’énoncer, le
prononcer en diagnostic donne la sensation d’un mal
insidieux injustement et silencieusement installé dans
notre corps. Le cancer demeure l’une des principales
causes de mortalité dans le monde, et les efforts d’une
médecine toujours plus sophistiquée ne semblent pas
en mesure de l’enrayer. Démunis, les malades courent
chercher le salut auprès de praticiens de santé dont on
attend la toute-puissance du remède.
Cependant, sommes-nous réellement démunis ? Les
médecines alternatives, médecines douces et naturelles,
issues souvent de savoirs millénaires, proposent
d’emprunter une autre voie, d’extirper le sentiment
de fatalité. Elles expliquent qu’en vous pensant
incompétent dans la compréhension et la gestion de
votre corps, vous vous condamnez à l’impuissance,
mais si vous contactez les besoins réels de votre être,
vous retrouverez de l’autonomie, et peut-être même
serez-vous en mesure de donner un sens à vos maux.
Pourquoi alors certaines cellules de mon corps
se mettent-elles soudain à proliférer de façon
anarchique, au point de créer une tumeur qui
menace mes tissus sains, et jusqu’à ma vie ? Pour
le comprendre, il vous faudra d’abord considérer
votre corps comme un ensemble intelligent, qui
n’a de cesse de maintenir l’équilibre précaire de la
santé dans ses échanges avec l’extérieur, échanges
de nourriture et d’eau, d’énergie et d’informations.
En amont du cancer, bien avant son apparition,
votre corps vous a lancé des signaux d’alarme parce
que vous ne respectiez pas ses besoins ou qu’il
se trouvait exposé à toutes sortes d’agressions ;
des incidents innombrables se sont répétés avant
que votre cerveau ne déclenche ce mécanisme de
défense qu’est le cancer, chargé de neutraliser les
éléments toxiques en circulation dans votre corps
à présent débordé. Le cancer est donc construit par
votre organisme, voulu en quelque sorte, comme
une réaction immunitaire ultime, qui ne devrait être
que transitoire si les causes des désordres initiaux
sont identifiées et éliminées à temps. Toutes les
médecines douces s’accordent alors à soigner, non
seulement le tissu malade, mais le « terrain », un
terme qui invite à considérer la santé de manière
globale, prenant en compte aussi bien le physique
que l’émotionnel, le mental et même le spirituel, car
nos dimensions sont multiples et interdépendantes.
Cancer du poumon causé par la cigarette (Source : Internet).
Robert Bereny, « Modiano cigarettes », 1926.
Anne van Kakerken
S
Enfant atteint de cancer (Source : Internet).
Avons-nous respecté les lois naturelles dont
nous sommes partie intégrante ? Avons-nous en
premier lieu su nous nourrir sainement, évitant les
excès et aliments nuisibles à la santé ? Il est vrai
qu’aujourd’hui les éléments cancérigènes sont légion
dans nos sociétés, dans la pollution de l’air, les
locaux où nous travaillons, dans notre alimentation
dévitalisée et bourrée de produits chimiques ; peu
d’Etats œuvrent pour une véritable politique de santé
préventive dans ce domaine, dont un des premiers
actes serait de bannir la chimie de nos assiettes – le
crime contre l’humain des industries agroalimentaires
sera peut-être un jour dénoncé.
Votre corps est armé pourtant pour éliminer
bon nombre d’éléments agressifs, et votre première
barrière immunitaire, la plus efficace, c’est votre
intestin, votre ventre, lui que les médecines orientales
considèrent comme notre second cerveau. Choyez-le,
écoutez-le ! C’est lui aussi qui est parfois dépassé par
les effets d’un choc émotionnel intense, comme le
montre notamment le docteur Hamer en Allemagne,
décrivant la genèse de nombreux cancers qu’il a
étudiés : la maladie serait alors une réponse à un
événement vécu dramatiquement et dans l’isolement,
prenant la personne à contre-pied, la nature du choc
pouvant même déterminer le type de cancer ou
l’organe touché, comme si le mal donnait à lire dans
vos cellules un message précis, vous invitant à le
décrypter pour vous guider vers la guérison.
Toutes notions que vous trouverez rarement dans
la tête et les pratiques de vos médecins, mais que je
vous invite à méditer. ■
La troisième édition de Photomed Liban : une lutte contre l’intolérance
La photographie pour contrecarrer l’intolérance qui
ravage la région ? N’est-ce pas puéril ? A moins qu’il ne
faille de la puérilité, ces temps-ci, pour recréer l’espoir.
C’est en tout cas le pari de Photomed Liban, lancé
en 2014 dans le cadre du festival de la photographie
méditerranéenne. « Nous travaillons avec les photographes
pour construire une image et un discours positifs dans
la région méditerranéenne, faire face à l’extrémisme et
préserver à travers le dialogue interculturel, des valeurs
communes contre l’intolérance », assure Philippe
Heullant, président du comité organisateur de Photomed.
Du 20 janvier au 10 février 2016, la 3ème édition de
Photomed Liban apparaît donc comme un rendez-vous
incontournable de la photographie à Beyrouth. Les
expositions présentant des photographes internationaux
et libanais sont organisées dans différents lieux, le Beirut
Exhibition Center, l’Institut français du Liban, le siège
central de la Byblos Bank, ou encore l’Hôtel Le Gray.
Cette édition 2016 met l’Espagne à l’honneur, en
rendant hommage aux photographes Toni Catany, Alvaro
Sanchez-Montanes et Luis Vioque, et en présentant la
collection du célèbre acteur espagnol Gabino Diego. Les
œuvres de plusieurs photographes français sont également
Randa Mirza, « Beyrouth est de retour », 2016.
exposées, avec Antoine d’Agata, Emma Grosbois ou
Arno Brignon, sans oublier une importante rétrospective
consacrée à Edouard Boubat. L’Italie est aussi présente
à travers les œuvres d’Alessandro Puccinelli et Angelo
Antolino, aux côtés du Liban bien sûr, avec les photographes
Karim Sakr, Randa Mirza et Elsie Haddad. Enfin, l’art
vidéo est aussi privilégié avec l’exposition « Expressions
méditerranéennes. De la poésie à l’engagement », qui
présente le travail vidéo d’artistes méditerranéens de la
collection de la Maison Européenne de la Photographie.
Un programme enthousiasmant, tout le bassin
méditerranéen rassemblé dans le fameux petit pays
« patchwork »… presque de quoi occulter que le Liban est
composé de sectes qui ne se tolèrent toujours pas. Il est si aisé
de faire assaut de tolérance par photographies interposées,
les fanatiques et les guerriers, ce sont toujours les autres.
Mais comme le dit si bien Victor Hugo, « l’intolérance des
tolérants existe, de même que la rage des modérés ». ■
8
CONSEIL SUPÉRIEUR DE DISCIPLINE
Conseil supérieur de discipline : la virtuosité de la lutte anti-corruption
L
e Safir francophone s’est jusqu’ici peu penché sur la vie des établissements
publics. Leur marasme n’inspire pas nos plumes. Mais la réactivation du Conseil
supérieur de discipline fait figure de cas exceptionnel et mérite d’être analysée.
La longue agonie du Conseil convenait parfaitement à une classe politique
majoritairement corrompue et qui ne souhaitait pas voir son action entravée par des
organismes de contrôle. Le poste le plus important du Conseil, celui de président,
était vacant depuis plusieurs années, avec le départ à la retraite de Nicolas Daïa. Son
budget de fonctionnement réduit au minimum, et constitué seulement d’une maigre
poignée de fonctionnaires, l’inertie était complète. D’après notre confrère As-safir,
des piles de dossiers concernant les fonctionnaires fautifs restaient bloquées dans les
bureaux du Conseil. Le bâtiment obscur n’était pas non plus à l’abri des coupures
d’électricité, et c’est à la lueur des bougies que les fonctionnaires végétaient dans cet
établissement physiquement et moralement « éteint ».
Marwan Abboud, le nouveau président du Conseil depuis 2012, semble
insuffler une seconde vie à l’institution. Le Safir francophone l’a approché
pour s’enquérir du sort des piles de dossiers qui dormaient dans les tiroirs. Raïs
Marwan, comme on le surnomme, nous a répondu sans ambages : « le Conseil
a statué sur ces dossiers et statue désormais sur une vingtaine de dossiers par an.
Nous tenons jusqu’à vingt séances pour chaque dossier déféré devant le Conseil,
c’est-à-dire que le fonctionnaire fautif est traduit une vingtaine de fois devant
notre tribunal, et nous écoutons parfois vingt ou trente témoins convoqués avant
d’émettre notre jugement : nous œuvrons à donner de l’épaisseur et de la solidité
à nos enquêtes, et par là de la crédibilité. D’ailleurs, chaque jugement rendu est de
trente-six pages, non d’un ou deux feuillets. » De quoi décourager, en tout cas, les
politiciens véreux tentés de défendre leurs hommes de main.
En réponse à la question : « Quelles sont les réalisations principales du Conseil
depuis sa nomination ? », on apprend combien Abboud s’est attelé dans un premier
temps à soigner l’identité du Conseil supérieur de discipline, et à lui créer une image
institutionnelle sérieuse. Un logo pour sa visibilité, de nouveaux meubles, des livres
pour remplir les rayons des bibliothèques, des tableaux (de paysages libanais) :
le Conseil siège à présent dans des locaux décents. Il a par ailleurs bataillé pour
obtenir les crédits nécessaires et recruter les cadres compétents, et ce à l’ombre d’un
gouvernement paralysé et d’un parlement qui a suspendu ses sessions. Il a donc
fallu une pression constante auprès des membres du gouvernement ; en réalité, armé
d’un passé d’incorruptible en tant que procureur par intérim de la Cour des comptes,
Abboud est des plus respectés auprès de la classe politique – les politiciens au Liban,
grand paradoxe, respectent ceux qu’ils ne peuvent manipuler.
Les cadres que le nouveau président a recrutés sont jeunes, dynamiques et
motivés, et tentent de suivre son exemple. « J’ai surtout donné au Conseil supérieur
de discipline l’envergure d’un corps judiciaire, explique-t-il. J’ai formé le comité
du Conseil qui ne se réunissait pratiquement plus. De plus, j’ai constitué dès 2012
un autre comité disciplinaire dont le mandat porte sur les chefs des municipalités.
Les deux comités se réunissent régulièrement et selon un rythme dynamique. »
Des jugements sont émis. Des sanctions sont infligées régulièrement :
avertissement, blâme, exclusion temporaire de fonctions, radiation du tableau
d’avancement, abaissement d’échelon… Certains présidents de municipalités ont
donc subi des sanctions allant jusqu’à l’exclusion temporaire de fonctions. Le
président de la municipalité de Jezzine a démissionné avant que le jugement le
condamnant ne soit émis. La municipalité de Falougha a quant à elle été abolie.
Marwan Abboud a donné au Conseil supérieur
de discipline l’envergure d’un corps judiciaire.
Marwan Abboud prêtant serment devant le président de la République lors de sa nomination.
De plus, les enquêtes sont menées aujourd’hui sur le terrain, on ne se
contente plus de questionner derrière son bureau. Elles se font dans la discrétion,
bien entendu, loin des fanfares médiatiques, mais dans la manière dont elles
sont conduites, quelque chose de fondamental a changé : le Conseil avait cette
mauvaise réputation de se trouver un petit fonctionnaire et de le harceler, évitant
de compromettre les grosses têtes intouchables qui jouissent d’une couverture
politique. Maintenant, on élargit intelligemment et stratégiquement la portée
des enquêtes. Ainsi trente-trois fonctionnaires se trouvent impliqués dans un
même dossier (tel celui du port). Le Conseil considère que la déviance d’un petit
fonctionnaire implique une mauvaise gestion de la part de l’administration qui
le chapeaute, et un relâchement dans la discipline ; il se donne donc le droit de
convoquer les supérieurs et d’enquêter avec eux. Ce n’est pas un détail : toute la
virtuosité de la lutte anti-corruption est là.
La sécurité est aussi présente, un élément très important dans un pays où les
miliciens portent une cravate, mais adoptent toujours les méthodes des bandes de
la guerre civile, menaces et passage à l’acte. Aujourd’hui, un directeur soutenu
politiquement se retrouve encadré par des policiers, et il attend jusqu’à trois heures
pour être entendu, ce qui constitue un précédent. On le fouille. On lui retire son
téléphone. Cela ne se produisait plus depuis très, très longtemps. Dans un pays
corrompu dont la classe dirigeante ne veut surtout pas lutter contre la corruption,
Marwan Abboud entend montrer qu’on ne se présente plus au Conseil supérieur
de discipline comme si l’on entrait dans un salon, et que le simple fait d’y être
convoqué montre la gravité de la faute.
A la Cour des comptes, l’intègre Marwan avait également suffisamment de
force de caractère pour faire face aux pressions des politiciens (auxquels le secteur
de la justice est inféodé). Ces pressions sont-elles plus fortes à présent qu’il a
un poste plus important ? « Tout à fait, assure-t-il, parce que le rapport est plus
direct ; je rencontre les responsables politiques continûment dans les occasions
officielles. » Nous lui faisons confiance pour se tirer d’affaire : son téléphone
sonne, il ne décroche pas. Ainsi évite-t-il adroitement la friction avec les politiciens
et se dérobe-t-il à leurs ingérences.
Il convient pourtant de nuancer, le paysage de la lutte anti-corruption n’est pas
aussi encourageant qu’on le souhaiterait. Le Conseil reçoit les dossiers communiqués
par l’Inspection centrale (ou l’autorité ayant le pouvoir de nomination), donc son
dynamisme et sa charge de travail dépendent principalement de l’Inspection centrale.
Abboud est-il satisfait du travail de l’Inspection centrale au milieu de l’avalanche de
critiques qu’elle reçoit ? « Les organismes de contrôle, malheureusement, traversent
leur période la moins glorieuse dans l’histoire du Liban, en l’absence d’un climat de
réforme au plus haut niveau de l’Etat », répond-il.
De plus, la classe politique (majoritairement corrompue) nomme et promeut
les présidents, les juges et les cadres des organismes de contrôle. Comment
espérer un réel combat contre la corruption de la part de ces organismes tant que le
mécanisme de nomination et de promotion est tel ? Abboud reste réaliste, il estime
qu’un combat décisif ne peut avoir lieu dans un futur proche ; pour cela, il nous
faudrait un président de la République de l’envergure d’un Fouad Chéhab, lequel
coordonnait lui-même le travail des organismes de contrôle.
Bien souvent, les organismes de contrôle censés se dresser contre le système
corrompu finissent par faire partie de ce même système. Les gens qui suivent avec intérêt
le combat contre la corruption espèrent pourtant un changement avec la personnalité
d’Abboud. A la question : « Y a-t-il un risque qu’un jour le Conseil supérieur de
discipline sous Marwan Abboud finisse par faire lui aussi partie du système ? », il nous
répond modestement : « Que Dieu nous donne assez de force d’âme pour y résister.
Parce que la lutte la plus ardue est finalement celle que l’on mène contre soi-même. » ■