LE 1 - 19 août 2014 - Éditions rue d`Ulm

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LE 1 - 19 août 2014 - Éditions rue d`Ulm
LE 1
Date : 19 AOUT 15
Journaliste : Elsa Delaunay
Pays : France
Périodicité : Hebdomadaire
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LA FORCE DU RUGBY
JULIEN
CLÉMENT
ANTHROPOLOGUE
Adjoint au directeur du
département de la recherche et
de l'enseignement du musée du
quai Branly, il a publié en 2014
Cultures physiques, le rugby de
Samoa (Éditions Rue d'Ulm).
Tous droits réservés à l'éditeur
« LE MANU ! » CE CRI VA BIENTÔT RETENTIR SUR LES TERRES
ANGLAISES. Le 2O septembre, Samoa
prendra part à la Coupe du monde de
rugby. Et le micro-Etat affrontera un
adversaire de taille : les Etats-Unis !
Il ne possède pas d'armée, mais il
combat à travers sa puissante équipe
nationale de rugby. D'ailleurs, pour
cette rencontre, les Samoans sont de
loin les favoris !
A Samoa, le rugby prospère dans
les villages. S'il est lié à l'arrivée
des Occidentaux, il est aujourd'hui
de là-bas. Cette expression signifie
qu'il s'inscrit dans l'organisation
sociale de Samoa et s'intègre pleinement dans les activités quotidiennes propres à cette société et
à sa culture. Ces dernières se sont
métamorphosées lors de la colonisation et de la christianisation du pays,
mais les structures sociales spécifiques persistent. Ainsi, trois grands
groupes se distinguent à Samoa :
les chefs, les hommes non-chefs et
les femmes (qui peuvent également
devenir chefs). Cette organisation
s'applique à l'échelle des familles et
des villages. Les chefs sont rassemblés au sein du fono (réunion,
conseil) du village, les femmes au
sein de l'aualuma, et les hommes
non-chefs au sein de l"aumàga. A
chacun son rôle : pour les hommes
non-chefs, parmi lesquels se trouvent
les joueurs de rugby, il s'agit de
constituer « la Force du village »,
l'autre nom de ce groupe dans le
lexique cérémonie!, utilisé dans les
occasions formelles. Ils défrichent un
terrain, reconstruisent
une maison, apportent
les biens dans les cérémonies, font respecter
le couvre-feu ou les
décisions prises par les
chefs. Ainsi, la police
n'intervient pas dans cet
espace villageois, sauf
exception. Ce sont eu*
qui jouent au rugby chaque soir de
dix-sept heures à dix-neuf heures,
avant le coucher du soleil. Le rugby
est également pratique l'après-midi
dans les écoles, et le soir dans les
villages, quand la chaleur retombe.
Les joueurs se retrouvent après une
journée de travail.
Les entraînements sont formels la
journée, les jeux informels le soir.
Et lors des matchs, ces deux aspects
se rencontrent. Les chefs de village
comme les entraîneurs se retrouvent
au bord des terrains.
Si le rugby est intimement lié à la vie
des villages, les systèmes scolaire
et sportif sont basés sur le modèle
néo-zélandais. Ecoles et clubs sont
investis dans des compétitions
provinciales, puis nationales. Ces
dernières sont contrôlées par une
administration en tout point similaire à celle que l'on trouve au pays
des champions du monde. La singularité du rugby samoan est donc
difficile à percevoir. Il faut pour cela
se pencher, par exemple, sur les spécificités de la chefferie.
La plupart des joueurs samoans intégrés dans les clubs européens sont
issus des générations qui ont migré
dans les grands pays du Pacifique :
la Nouvelle-Zélande, l'Australie,
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LE 1
Date : 19 AOUT 15
Journaliste : Elsa Delaunay
Pays : France
Périodicité : Hebdomadaire
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Au rugby.
Samoa
domine les
^
Etats-Unis
le Japon ou les Etats-Unis. Census
Johnston, qui fait les beaux jours du
Stade toulousain et de l'équipe nationale de Samoa, est né en NouvelleZélande. Ils sont presque tous dans
le même cas. Au sein de l'équipe qui
s'apprête à défier les Américains,
les Japonais, les Sud-Africains et
les Ecossais, ils sont nombreux à
avoir grandi loin des terres de leurs
ancêtres.
S'ils sont aux antipodes de leurs
villages, faut-il pour autant conclure
qu'ils en sont détachés ? Détail
surprenant, sur les programmes de
présentation des matchs à Apia, la
capitale, les villages d'origine des
familles de chacun des joueurs sont
précisés. À Samoa, le régime foncier
est traditionnel, et les familles sont
rattachées à des terres dont elles
héritent, qui leur sont attribuées et
reconnues dans le village. So % des
terres sont inscrites dans ce régime.
Aucune d'entre elles n'est laissée
vacante, et, au sein du conseil du
village, chaque famille est représentée par un chef. Ainsi, tous les
joueurs sont associés à un village par
leur famille - un clan lié à un ancêtre
commun à plusieurs générations.
Il arrive que les chefs résident en
Nouvelle-Zélande, ce qui ne change
rien à leur rôle, leurs prérogatives,
et leur position. Il en va de même
pour les joueurs qui, comme tous
les Samoans de Nouvelle-Zélande,
restent attachés, d'une manière ou
d'une autre, à cette structure sociale.
La mention des noms de villages dans
les programmes de présentation
Tous droits réservés à l'éditeur
n'est pas anecdotique.
Il n'existe pas chez
les Samoans de vision
territoriale qui limiterait l'existence de
Samoa aux frontières
de la terre et de la mer.
Comme l'a dit le grand
intellectuel tongien
Epeli Hau'ofa, les îles
du Pacifique ne sont pas isolées au
milieu du grand océan. Selon lui,
cette vision trahit une représentation
continentale de la grande surface
marine, qu'il conteste. L'eau connecte
les peuples et les espèces, favorise
la circulation, relie les îles et leurs
habitants, encourage la formation
de réseaux... Des villages de Samoa à
la Nouvelle-Zélande, il s'agit moins
de savoir qui est d'ici ou de là-bas,
que d'interroger les variations et les
déclinaisons de cet ordre villageois
dans lequel s'écrivent les positions
de chacun. L'équipe nationale est le
miroir de ces réseaux samoans, formes au gré des mouvements des uns
ou des autres. Et la foi ce de ce rugby
tient peut-être à sa capacité à les rassembler où qu'ils soient. Il suffit de
consulter la page Facebook « Go the
Manu » pour en prendre la mesure :
le chant de l'équipe nationale donné
avant le coup d'envoi exprime cette
cohésion inébranlable. Elle apparaît
avec force lorsque les Manu Samoa
entament leur fameux Siva Tau
(Siva désigne « la danse » et tau,
« la guerre, le combat »), cette danse
chantée avant les matchs, née dans
la lignée du fameux haka Ka Mate de
l'équipe des All Blacks de NouvelleZélande. (Haka signifie « danse »
en maori ; Ka Mate sont les premières paroles du chant.) « Le Manu
Samoa vient de Samoa », clament les
joueurs, et si l'on pense à la dispersion des Samoans à travers le monde,
cette phrase résonne comme un
rappel des terres d'origine, lesquelles
incarnent à la fois les obligations collectives et les identités individuelles.
L'équipe nationale en tant qu'entité
met en évidence cette dimension
collective, garante du succès international de Samoa.
Rares sont les sphères dans lesquelles Samoa domine les Etats-Unis.
Le rugby fait figure d'exception.
S'ils ne possèdent pas les ressources
des grandes nations, les petits pays
savent, dans ces événements sportifs, se mobiliser et concentrer leurs
énergies. Lorsqu'ils jouent pour leur
île, leur village, leur famille, leur
terre, les Samoans se surpassent.
Ils associent leur performance à ce
qu'ils représentent, leur pays, leur
culture et la capacité qu'ils ont d'en
montrer la force. Ils défendent ces
valeurs avec fierté. Cela révèle à la
fois leur engagement intérieur et
collectif.
Lorsqu'ils pousseront leur cri et
qu'ils danseront le Siva Tau, prêtez attention aux joueurs des Manu
Samoa. Et si on se laisse piéger par
un cliché exotique fabriqué pour le
show, ces « guerriers du Pacifique »
disent quelque chose d'eux-mêmes.
Pour les entendre, il faut bien les
écouter, ll
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