y a-t-il une vie apres fiona toussaint - hgmatisse

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y a-t-il une vie apres fiona toussaint - hgmatisse
MBS
LA GESTE DE LA TRES
REMARQUABLE
PODANE DE GRIME
(LIVRE I / LIVRE II)
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CHAPITRE I
Où le début commence
En ces temps reculés, sur des terres où le regard de Dieu ne se
posait que par intermittence lorsque la situation en Terre sainte lui en
laissait le temps, la misère et la faim avaient élu domicile avec autant
d'insistance que Jack Lang dans les médias. Pas le plus petit morceau
de mouche ou de vermisseau qui n'ait été à plusieurs reprises avalé,
recraché, réingurgité, extirpé de force à l'activité dévorante des
enzymes gloutons d'une digestion étriquée. Il n'y avait rien ! Plus rien !
Même les gros étaient devenus maigres... Et les maigres étaient
devenus morts.
Pourtant sur ces terres désolées, battues par le vent du Nord
quand il soufflait du Nord et par le vent du Sud quand il venait
d'ailleurs, subsistait un isolat de bonheur, le château des Grime.
Château est peut-être un bien grand mot pour une baraque un peu
forte flanquée de deux tours branlantes mais, ici, il y avait toujours
nourriture à suffisance, chaleur par temps de blizzard et fraîcheur
agréable à la belle saison. On eut dit le paradis si une sombre
malédiction ne s'était abattue naguère sur la lignée familiale.
Ce jour-là - c'était d'ailleurs une nuit noire et profonde comme
une pensée de BHL - le ciel s'était ouvert et une forme informe était
descendue sur Terre en prenant apparence humaine. Un roulement de
tonnerre avait éclaboussé tous les horizons depuis la colline des
chênes jusqu'à la prairie des herbes folles tandis qu'un éclair
luminescent avait zébré l'air d'un "z" qui veut dire "sale temps".
L'apparence humaine s'était présentée à la porte - fermée - du château
et avait hurlé mezzo voce de sa voix de soprano-martin :
- Ouvrez ou je fais un malheur !
- Un malheur ? avait rétorqué le garde ensommeillé endormi
sur sa grille de mots croisés de Michel Laclos. Il ferait beau voir que la
chose fût possible. Ici, tout n'est que malheur...
- Eh bien, ce n'est pas assez ! Foi d'Anne-Charlotte-Romane de
Saint-Dieu, je maudis par avance l'héritière à naître dans ce château.
Elle aura les pieds plats, le nez en trompette et une haleine de putois...
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- Partez, gronda le garde. Partez ou je fais donner la garde !
- La garde ? ricana ACR de Saint-Dieu... Ose un peu et ce ne
seront plus que porcelets à rôtir qui s'ébattront sur le pont-levis...
Craignez tous mon courroux !
Pas plus impressionné que lorsqu'il avait assisté à sa première
décapitation, le garde posa la question qu'il ne fallait pas poser.
- Mais pourquoi nous maudire ainsi ? Nous n'avons rien fait !
- Parce que...
Une telle insolence mit en fureur le garde qui banda ses
muscles puis son arc. Une flèche partit (la célèbre flèche du parte) qui
se désintégra dans une nuée orange.
- Malheureux, tu as signé ton arrêt de mort ! rugit ACR
- C'est que je ne sais point écrire...
- Et tu mens en plus ! Que tiens-tu dans ta main ?... Non pas
celle-là ! L'autre !
Le garde, poussé par une force incontrôlable, fut bien obligé
d'exhiber son carnet de mots croisés.
- Oh mais, se défendit-il lamentablement... Cela ne signifie
point que je...
- Que tu ?...
- On m'a chargé de surveiller la grille... Mais on m'a menti... je
pensais que c'était la grille de la herse et point celle-ci à laquelle je
n'entrave que dalle...
- Tandis que moi, je puis te dire qu'en 5 vertical, en six lettres,
la réponse est "SORTIE"...
- Ah merci !... Ca ne collait pas avec le 1 horiz...
- Et voilà ! Tu t'es trahi ! Je suis très forte !...
Un rire maléfique se mit à rouler dans tout le pays, prit vitesse
et force avant de converger aux oreilles du garde. Il porta les mains à
ses tympans mais trop tard ! ACR avait pris le contrôle de son esprit
qui se mit à battre la campagne avec plus de force et de certitude que
le PSG ne bat ses rivaux.
- Tu n'es que le premier d'une nouvelle série. Bientôt, ici, tout
me sera inféodé ! Parce que l'héritière de cette terre sera laide à faire
peur. Podane de Grime, tu es maudite avant même ta naissance !...
Rendez-vous dans 20 ans !...
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***
Elle avait les pieds plats, le nez en trompette et une haleine de
putois...
Mais Podane de Grime n'était pas que déséquilibre, regard
fuyant et troubles buccolingués. Il y avait dans sa poitrine un véritable
cœur qui battait et, surtout, logé confortablement entre les replis de
sa boite crânienne, un cerveau vif comme l'argent et franc comme l'or.
La fille du château était la bonté incarnée. Souvent, on la voyait porter
secours aux plus faméliques. A ceux que l'effondrement de la banque
des frères Lémane avaient plongé dans le lac des périls, elle offrait ses
bonnes actions. A ceux dont les fourneaux ne produisaient plus, elle
apportait sa détermination en acier bien trempé et cherchait à faire
changer les choses.
- Demain est devant nous et nous n'en aurons triomphé que
lorsque nous pourrons nous retourner pour le contempler, répétaitelle avec ferveur.
C'est avec l'application de ces préceptes novateurs qu'une de
ces femmes dans la gêne fonda le premier club d'aérobic du coin et du
Moyen Age.
Entre l'aube et l'aurore, il y a ce moment particulier si
indéfinissable que je serais fort en peine de lui donner un nom mais
qui était toujours celui où Podane de Grime quittait le château pour
entamer sa tournée des souffrances. Entre chien et loup diraient des
auteurs animaliers plus habitués à narrer les aventures de Flipper le
dauphin angoissé ou du roi Lion décrépi de la MGM. Bref, il faisait
toujours nuit et pas véritablement jour lorsque Podane de Grime,
princesse au grand cœur mais à l'haleine de putois, se heurta - à la
sortie du passage secret passant sous les douves - à un objet
métallique et vertical.
- Qu'est-ce que cela ? questionna-t-elle.
- Ze crois gue zé un ezgabo, répondit sa suivante et sœur de
lait, la sublime Katy-Sang-Fing qui avait récupéré toutes les qualités
que la malédiction avait ôtées à la princesse.
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- Mais c'est quoi un ezgabo ? demanda encore Podane de
Grime qui aimait bien comprendre les choses et pour ce faire ne
regardait jamais ARTE.
Katy-Sang-Fing retira l'épingle à linge qui compressait ses
narines pour s'expliquer.
- Un escabeau, gente dame ! Une sorte d'échelle mais en plus
portable et en plus stable...
- Mais que fait ici cet escabeau ? En plein milieu de notre
campagne, c'est fâcheux... Fâcheux et dangereux !...
- Je dirais même plus, madame... C'est très vilain !...
Il n'y a jamais de fumée sans feu disait naguère un pompier
pyromane. Pour la très remarquable Podane de Grime et sa servante
Katy-Sang-Fing, le feu prit sous la forme d'un éclat de lumière qui
sembla jaillir de l'escabeau et enflamma en un instant la robe de
taffetas mordoré de la princesse à l'haleine de putois.
- Qu'est ceci ?... Qu'est ceci ?... hurla-t-elle soudain
désemparée.
- Cela n'est rien, madame... Encore un de ces maléfices
sournois que la méchante Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu vous
envoie pour vous éprouver. Ne vous énervez pas... Vous savez bien
que cela ne dure jamais et que la volonté de cette sorcière n'est point
de provoquer votre trépas mais bien de plonger dans l'angoisse tout le
pays.
- Mais en attendant, je brûle, observa aussi placidement que
possible Podane de Grime. Voici que les flammes atteignent la hauteur
de mes genoux.
- Il n'y a donc point encore de raisons de s'alarmer.
- Le genou est atteint... et même dépassé...
- Eh bien !... Ne me disiez-vous point il y a quelques jours
encore combien cette robe vous insupportait à force d'avoir été trop
enfilée et lacée serré.
- J'avais tort, grimaça la princesse. En fait je l'adore... Et elle se
consume de plus en plus... Me voici à mi-cuisses...
Comme elle disait ses mots, le ciel pourtant dégagé creva. Une
pluie battante, drue et éphémère s'abattit sur la princesse et sa
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servante les laissant toutes deux trempées comme une soupe Royco à
la sortie du sachet.
- Que vous disais-je, fit Katy-Sang-Fing en essuyant le dégueulis
de pluie dans ses cheveux auburn. Vous voici débarrassée de ces
flammes magiques !
- Mais je suis trempée !
- Et vous risquez de prendre froid... A-t-on idée de se présenter
au monde dans un tel accoutrement ? Il doit y avoir des courants d'air
partout sous votre cotte... Rentrons !
- Je ne rentrerai pas, clama Podane de Grime en tapant
obstinément son charmant petit pied plat contre le pauvre escabeau
qui n'y était pour rien. Ce serait avouer à cette créature malfaisante
que j'ai peur d'elle. De cela il n'est pas question !
Podane de Grime était peut-être laide à faire peur à un public
d'habitués de Scream mais elle ne manquait ni de cran à l'arrêt, ni de
courage lorsqu'elle marchait hardiment.
- Allons soulager nos pauvres ! ajouta-t-elle en commençant à
trottiner.
Katy-Sang-Fing haussa les épaules puis remonta sa longue robe
ce qui créa un mouvement de translation vers le haut qui lui fit bien
prendre quelques pouces de plus. Il y avait une sorte de légèreté
nouvelle dans la démarche de sa maîtresse qu'elle ne savait
expliquer... mais qui la forçait à presser le pas.
Ce qu'elle n'aimait pas. Car comme beaucoup de personnes
belles et intelligentes, elle avait pour l'indolence les yeux que Chimène
avait pour Badi.
Le comte de Grime « régnait » sur quelques centaines d’âmes
disséminées dans deux grandes vallées et sur les pentes des collines
qui les séparaient. Au couchant, la vallée des Boufiltres tirait son nom,
selon ce qu’il se disait dans les environs, d’un ancien légionnaire
romain qui, se prenant pour saint Martin, avait partagé son manteau ;
il s’appelait Caius Puppius Bufiltrus et, le temps ayant fait son œuvre
dans les bouches, avait laissé son cognomen en legs à la vallée. Mais
soit que son geste n’eût été qu’une invention tardive, soit qu’il n’ait
pas eu le même sens de la communication que son collègue Martin,
aucune dévotion particulière n’était attachée à sa personne. D’ailleurs,
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on ne savait ni d’où il était, ni où il était reparti… A supposer bien sûr
qu’il y ait bien eu un Caius Puppius Bufiltrus ce dont il est toujours
permis de douter faute de preuves plus solides. Ironie de l’Histoire que
ne manquent jamais de souligner les anthropologues contemporains
qui cherchent à démêler le touffu entrelacs des mémoires locales,
c’est un autre illustre inconnu Romuald de Labisonière qu’on honorait
dans la vallée et qui avait donné son nom au monastère fondé au
Xème siècle par un arrière-arrière-arrière-arrière à la puissance 10
grand-oncle de Podane de Grime. C’est là que tous les lundis qui
suivaient le premier mardi du mois, la jeune princesse (fille de comte
mais princesse, je vous expliquerai pourquoi une autre fois…) allait
soulager de quelques cajoleries et d’un peu de petite monnaie les
nécessiteux du pays qui, comme je l’ai dit en préambule, étaient
légion… Ce qui nous ramène à Caius Puppius Bufiltrus, vous voyez, on
n’en sort pas.
Le monastère Saint-Romuald était un petit monastère. Petit par
le nombre de ses frères, on n’en comptait que 7 et dans le pays on les
appelait, de manière quelque peu irrévérencieuse, les « sept moins »
car ils se trouvaient être tous du fait des privations subies dans leur
prime jeunesse restés de petite taille. Il y avait là le chef de la
communauté, Vilain, un érudit chevelu qui lisait dans les pièces les plus
obscures et devisait ensuite pendant des heures devant un objet
étrange et sanctifié qu’il prénommait « miquereau ». Dans son orbite
proche naviguait celui qui faisait office de bras droit, de trésorier, de
secrétaire et de cellérier de la cave, Buvard. Les cinq autres moines,
Splendide, Joufflu, Mastoc, Grignotons et Bougeoir, n’avaient pas
d’attributions bien précises mais les plus perspicaces pensaient, de
l’extérieur du moins, que leurs noms devant Dieu n’avaient pas été
choisis par hasard.
Le complexe monastique de Saint-Romuald se composait d’un
ensemble de bâtiments tous collés les uns aux autres comme s’ils
avaient eu peur d’être menacés par le vent mauvais de l’Histoire. Pour
les visiteurs comme Podane ou les miséreux qui venaient quémander
le soir un quignon de pain noir ou une soupe aux herbes, une seule
partie était accessible. La clôture monastique n’était pas un vain mot
même dans un établissement aussi minime que Saint-Romuald. On ne
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voyait jamais plus de deux frères à la fois au contact des visiteurs, les
autres étant soit dans leurs cellules, soit dans la bibliothèque, soit à
l‘église à dire les heures. Tout l’ensemble était dominé par la masse
lourde du clocher, clocher sans cloche depuis qu’une tempête avait
fait choir le bourdon, effondrement qui avait été fatal aux deux autres
campanes situées au-dessous. Depuis, on ne carillonnait plus et on ne
sonnait plus les offices. Frère Joufflu, dont la voix était d’airain,
grimpait le long du clocher branlant et imitait selon les circonstances le
tocsin ou l’angélus. A Saint-Romuald, on était à peine plus riche que les
manants des environs.
On entrait dans la partie « publique » par un portail austère de
chêne sombre noirci de la fumée des incendies qui, par le passé,
avaient été allumés par de vulgaires pillards voulant s’emparer des
maigres trésors de l’abbaye. Katy-Sang-Fing n’eut pas à user sa belle et
fine main d’albâtre contre le bois rugueux de la porte, celle-ci étant
déjà ouverte et une litanie de gueux occupant le passage.
- Faites place ! lança-t-elle à la cantonade. Voici venir la très
grande et très illustre Podane de Grime, votre maîtresse !
Dans un même mouvement, la file des nécessiteux du voisinage
se retourna vers le mur afin d’éviter de croiser l’haleine d’œufs avariés
de la princesse. Podane, Katy-Sang-Fing sur ses talons, pénétra dans la
petite cour d’entrée et s’approcha de frère Buvard qui, assisté de Frère
Grignotons, distribuait quelques raves durcies aux miséreux matinaux.
- Je vous salue, dame Podane !
- Bonjour à vous, frère Buvard… Et salut à vous aussi, frère
Grignotons !… Frère ! Ne croyez-vous pas qu’il serait préférable de
donner l’intégralité de ces raves à ces pauvres hères plutôt que de ne
leur offrir que ces quelques régatons ?
- Ch’est que, madame, il faut bien chavoir ch’ils sont
comechtibles, répondit frère Grignotons sans penser à vider sa bouche
avant de parler.
- Peut-être ! Peut-être ! Mais en attendant, cela fait moins pour
ces gens ! Vous devriez avoir honte de votre gourmandise, frère…
Le frère Grignotons, rouquin charnu à la mine pâle et aux lèvres
épaisses, baissa ses yeux noirs comme pour mesurer l’intensité des
sacrifices à faire pour qu’il puisse un jour espérer revoir le bout de ses
sandales. Il savait bien que la gourmandise était un défaut. Plus qu’un
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défaut même, un pêché. Mais il n’y pouvait rien, il était né ainsi.
Toujours le ventre en tension et la bouche en recherche. On lui avait
même dit, avant qu’il ne soit placé par sa famille dans ce monastère
assez éloigné du château paternel pour qu’il n’y revint jamais, qu’il
avait mordu moult seins de nourrices en son jeune âge. Que pouvait-il
donc faire contre une si lourde malédiction ? Sans doute guère plus
que la dame Podane avec son nez en trompette, ses pieds plats et son
haleine faisandée.
- Vous serez puni, frère ! intervint le frère Buvard. Cloîtré en
cellule pendant deux jours !
- Sans manger ? questionna - le regard plaintif et l’estomac en
détresse – Grignotons.
- Cela va de soit !… Et avec du travail en plus !… La recopie du
récit des hauts faits de notre évêque, Ribaud de Bazétage, prend du
retard. Nous avions promis de livrer l’ouvrage pour la saint Trophime
et…
- C’est dans six mois, fit remarquer Katy-Sang-Fing.
- Raison de plus ! coupa le frère Buvard. Si les mérites de notre
évêque ne sont pas légion, il nous faut en inventer et cela prend du
temps. Avec le ventre vide, vous aurez peut-être les idées plus claires,
frère Grignotons…
D’un grand sac de toile écrue, Podane fit sortir quelques miches
encore croustillantes, fruit du travail nocturne du boulanger du
château, Augustin Levôtre. Elle prit un grand couteau des mains de
frère Grignotons et entreprit de trancher de grandes portions. Ce
n’était rien qu’un peu de pain mais il allait leur chauffer le corps. A la
manière d’un grand soleil. Pour tous ces miséreux, quelques raves –
même en partie grignotées – et ce pain c’était la promesse d’un festin
qu’on ne connaissait dans la vallée que les premiers lundis qui
suivaient les premiers mardis.
Un à un, les oubliés de la Providence défilaient devant leur
princesse, la main tremblante d’avoir à quémander, le cœur brûlant
d’essuyer un refus… Car, parfois, mais cela était rare, Podane se faisait
violence pour opposer à certains, dont l’attitude mauvaise et
méchante était connue de tous, le plus terrible des « non ». Il fallait
souvent que, derrière elle, Katy-Sang-Fing, servante autant que
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conscience, intervienne pour empêcher la main généreuse d’accorder
une forme de pardon au gredin clairement identifié.
- Non, madame, pas lui !
Podane de Grime se retourna vers sa compagne en cherchant à
clore ses lèvres fermement pour ne point l’importuner des effluves
nauséabondes surgissant de son palais. Un regard, un seul, suffit à
l’interroger sur les raisons du refus qu’elle venait de lui signifier.
- Ce méchant homme ne cesse de regarder vos genoux depuis
tout à l’heure !…
- Mes genoux ?!…
Katy-Sang-Fing prit sur elle et fit face aux remugles de ragondin
pourri qui lui sautèrent au visage.
- Mais, reprit la princesse, qu’y a-t-il de méchant à cela ?… Me
diras-tu que je n’ai point de beaux genoux ?…
- Ce n’est point cela, madame !… C’est qu’il s’agit là de regards
discourtois et malséants.
- Et bien le sais-je !… Mais, comment pourrait-il faire autrement
puisque le feu que tu sais m’a saisie et a dévoré tout le bas de ma
robe !
- Les autres ont regardé ailleurs !…
- Les autres ont eu peur de croiser mon haleine, trancha la
princesse avant de trancher une double tranche de pain… Tenez, mon
brave !
Le brave en question avait une tête et demie de plus que
Podane de Grime, le teint mat, les yeux clairs, le cheveu déjà gris, la
mine sombre, le pied beau mais fort, le muscle puissant, les lèvres
pincées, la vêture terreuse, la lippe boudeuse, le nez brusqué, les
oreilles décollées, les épaules larges, la membrature robuste, le cœur
ardent et des durillons aux mains. Il ne se déroba pas lorsque
l’offrande promise lui parvint enfin entre les mains et fixa de son
regard limpide le visage livide de Podane de Grime.
- Mille mercis, madame ! Dieu vous le rendra !…
S’il y avait eu une once de méchanceté, une parcelle de
cynisme ou un gramme de supériorité dans le caractère de la
princesse, celle-ci aurait expliqué avec morgue au malheureux que
c’était précisément pour que Dieu le lui rendît qu’elle s’astreignait à
fréquenter chaque semaine les bouseux de son espèce. C’est ainsi
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qu’elle espérait gagner son Salut afin d’aller s’asseoir auprès de Dieu
en son paradis blanc, sous les volutes tressées par des anges
séraphiques et à l’ombre de l’éternité heureuse des jours sans fin. Sauf
que Podane de Grime était naturellement bonne et qu’il n’entrait
aucun calcul personnel dans sa générosité.
Alors se produisit l’impensable. Le cul-terreux osa s’emparer de
la blanche main de la princesse et l’engloutit dans sa pogne
gigantesque.
- Vous n’êtes point maudite, Podane ! Vous ne l’êtes point !… Il
n’est nul maléfice qui ne s’efface !… Et ces gens-là, dit-il en désignant
les moines, le savent plus que bien d’autres !…
- Que dis-tu, mécréant ? hurla le frère Buvard qui jusque là
absorbait les paroles des uns et des autres avec un air placide qui
confinait pratiquement à la niaiserie.
- Je dis qu’il y a derrière ces murs la cause de tous les malheurs
qui frappent, année après année, cette terre maudite… Je dis que vous
le savez et je dis que vous vous complaisez à cette situation.
- Tu parles bien pour un paysan, remarqua Podane.
- Tu parles trop ! s’écria le moine.
Il se saisit du couteau de la princesse, le brandit vers le paysan.
- Si tu ne te tais pas, Jacques Olivier Killian, je vais te saigner
comme un poulet !
- Meurtrerie encore, répliqua le paysan. Meurtrerie toujours !…
Le couteau siffla dans l’air limpide du matin encore hésitant.
- Tu m’as raté, petit merdaillon de moine, ricana Jacques Olivier
Killian. Dis-moi comment tu vas éviter de goûter à ceci maintenant ?
Dégageant sa longue capeline noire, le mécréant découvrit une
épée longue de dix pouces… enfin non quinze… ou plutôt vingt… Oui,
bon ça dépend des pouces… Donc, une très longue épée, brillante d’un
éclat de mort et visiblement passée récemment entre les mains
expertes d’un rémouleur titulaire d’un CAP en bonne et due forme.
- Où as-tu volé cela ? s’étrangla le moine.
- Je ne l’ai point volée… Elle m’appartient depuis toujours… J’en
ai usé et abusé sous les murs de Jérusalem… Lorsque je portais un
titre, lorsque j’avais des terres, lorsque j’étais chevalier…
- Jacques Olivier Killian, murmura la princesse Podane. Serait-il
possible que tu… que vous soyez ?…
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- Oui mon enfant… Je suis ton oncle !…
- Mon oncle ! Mais on vous prétendait mort, désincarné
quelque part dans un charnier d’Orient.
- Oui, je suis ton oncle ! Mais ton oncle incarné !…
Pendant ce temps-là, à bien des lieues du comté de Grime, sur
une terre humide de mares, de marais et de marécages, une ombre
tordue pilotait d’une habile grande gaffe une barque à fond plat
chargée d’un encombrant colis.
- Les carpes se multiplient autour du bateau, soliloqua l’ombre
d’une voix sourde. Nous arrivons.
Le grand sac de jute du Danemark se tortilla en tous sens en
produisant un bruit étouffé.
- Du calme, ma grande !… Ce n’est point parce que nous
arrivons qu’il faut s’agiter ainsi. Nous te débarquerons à bon port et tu
pourras retrouver l’usage de tes deux bras et de tes deux jambes…
Mais pour ce qui est de ta langue, je crains pour toi que notre
maîtresse ne t’impose le silence à jamais. Tu as déjà beaucoup trop
parlé…
Le tumulte dans la cour avait attiré l’attention de frère Vilain et
l’avait arraché à un grimoire vieux de plus de deux siècles. Ce n’était
pas une lecture facile ; il aurait du mal à retrouver le fil des
circonvolutions de la pensée de maître Gaston de Murcie. Il se surprit à
maugréer que le responsable de tout ce raffut allait passer un sale
quart d’heure, attitude fort peu chrétienne mais tellement humaine à
bien y songer. On avait brûlé des importuns pour moins que ça.
- Qu’est-ce là ? hurla-t-il en frappant la pierre dure de sa
galoche de cuir bouilli.
- Un intrus qui fait du chantage, répondit frère Buvard.
- Et qui dérobe le bon pain de la princesse aux fidèles, renchérit
frère Grignotons en serrant les poings contre sa bedaine.
Quittant le côté de Jacques Olivier Killian, la lourde épée
incrustée d’émeraudes et de jades précieuses se dressa vers le ciel
comme pour prendre le Seigneur à témoin.
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- Frère Vilain, n’ajoute pas encore à la couardise et à la traîtrise
de ceux qui tiennent leur puissance de toi ! Souviens-toi de Cunégonde
la briarde et de Manon la doulce !…
Frère Vilain cligna les yeux comme pour ajuster sa mauvaise
vue à la lumière étrange de ce matin blafard.
- Une seule personne connaît cette histoire. Par Dieu, c’est
impossible !… Killian est en bière depuis longtemps !…
- Pas plus dans ton cimetière que dans celui du mont des
Oliviers !… Notre Seigneur n’a point voulu de moi encore !
L’abbé de Saint-Romuald descendit aussi vite qu’il le put les
cinq marches qui conduisait à la cour. Cinq marches qui lui parurent
durer une éternité et lui firent battre le cœur plus fort. Killian de Grime
avait été en ses jeunes années un partenaire de plaisirs, un
compagnon dans le dur apprentissage de la vie d’homme. Ils avaient
pris ensemble le chemin de la Terre sainte mais là où Killian avait
poursuivi sa vie aventureuse de chevalier sans heurts mais pas sans
reproches, Jean Michel le Millavois était devenu frère Vilain, frappé
par la foi sur le petit chemin qui menait à la grande route vers Damas.
- Ainsi donc, le païen n’a pas eu raison de ta carcasse !…
- Il s’en est fallu de peu…
- Ainsi donc, vous le connaissez ? s’étonna frère Buvard qui
n’osait aller récupérer le couteau fiché à quelques toises de là dans un
tronc de jojoba sauvage en fleur.
- Hélas ! soupira l’abbé Vilain. Je ne le connais que de trop !
Mais je le croyais mort…
- Nous le croyions tous mort, renchérit dame Podane. Bouilli
dans la marmite du sultan d’Alep…
- Empalé aux portes du harem du vizir du Caire, poursuivit
l’abbé.
- Tombé d’une croisée à Jérusalem, ajouta frère Buvard.
- Emmuré dans le labyrinthe ensorcelé de la reine de Saba,
glissa Katy-Sang-Fing.
- Englouti par un monstre marin des mers du Sud, termina frère
Grignotons.
- Quelles belles légendes et quelles belles morts ! se gaussa le
chevalier. Une seule d’entre elles aurait suffi à mon bonheur. Hélas, la
vérité est plus tristement banale ! Il y avait à Chypre une famille de
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marchands germaniques qui commerçait indistinctement avec les
païens, avec les Grecs et avec les Vénitiens. Moi je n’avais plus un sol
vaillant après avoir joué plus que de raison dans les tripots de
Constantinople et d’Antioche. Même Rafarinade, mon épée forgée
dans le meilleur métal du Poitou, était en gage. Il a suffi d’un sourire,
celui de la demoiselle Greta, pour que ma destinée prenne un nouveau
tour. Je suis entré au service des Schönkinderbretzel, j’ai épousé leur
fille et je me suis fait marchand à mon tour. Alors peut-être bien que
j’ai échappé aux marmites du sultan d’Alep, au pal du vizir du Caire,
aux mauvaises poussées à Jérusalem, au labyrinthe de la reine de Saba
et à quelques cétacés retors en mer Rouge… Oui, peut-être bien que
j’ai triomphé de ces périls mais j’ai fini par m’échapper à un danger
bien plus insidieux et méchant.
- Lequel, mon oncle ?…
- L’ennui…
Le seigneur Killian de Grime regarda autour de lui. Il y avait
beaucoup trop d’oreilles autour d’eux pour ce qu’il avait à conter
désormais. Il commença à faire des moulinets avec son épée pour
éloigner les manants qui attendaient, sans comprendre un traître mot
de ce qui se disait en latin, leur tranche de pain blanc et leurs raves
mâchonnées.
- Ouste ! Ouste !… Filez !… Je ne suis plus des vôtres !…
Lorsque la lourde porte de chêne noir se fut rabattue sur la vile
populace, Killian de Grime consentit à poursuivre sa narration.
- Après quinze années de cette vie, j’ai déserté l’échoppe de
Schönkinderbretzel, j’ai racheté ma fidèle Rafarinade et j’ai payé mon
passage sur une galère génoise pour revenir ici. Mais lorsque j’ai vu la
désolation de nos terres, la faiblesse de nos gens, j’ai flairé le
maléfice…
- Hélas, mon oncle !… J’en suis la preuve vivante et odorante,
gémit Podane.
- Dans le pays, les langues vont plus vite que l’ardeur au travail.
J’ai appris la malédiction jetée sur cette nièce que je ne connaissais
pas. J’ai appris la détresse de mon vaurien de frère qui n’a jamais eu le
cran d’enfourcher son destrier pour courir sus aux démons. J’ai eu
aussi à connaître des complaisances fétides de certains ici avec les
puissances mauvaises.
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Killian de Grime pointa un index crasseux et accusateur vers
frère Vilain.
- Comment, toi qui étais l’ami de notre famille, as-tu pu à ce
point trahir tout ce qui nous était si cher lorsque nous avions huit ans ?
- Non !…
- Tu nies ?…
- Je n’ai pas dit cela… C’est juste que ce dont tu parles nous
était cher quand nous avions neuf ans. A huit ans, on jouait encore aux
billes.
Le tranchant de Rafarinade était bel et bien refait à neuf. D’un
seul coup, frappé avec une force phénoménale, Killian de Grime fendit
en deux parts pratiquement égales la table sur laquelle avaient été
disposées les raves.
- Imagines-tu ce que je pourrais faire, rugit le chevalier, si au
lieu de cette table vénérable je décidais de m’en prendre à ta tonsure
de faux chauve ?
Frère Vilain, abbé de Saint-Romuald, avait gardé de ses jeunes
années un caractère prompt, enflammé et sanguin. Face à la menace,
il se dressa sur ses ergots de cuir bouilli et opposa fièrement un front
décidé et un sourire railleur.
- Tu crois me faire peur avec tes menaces, Killian ?… Sais-tu
bien à qui tu parles ?… Pendant que tu te gobergeais dans ton échoppe
de Chypre, j’ai fait mon chemin… Et ce ne sont pas mes petites jambes
qui m’auront empêché d’aller loin. J’ai l’oreille de notre évêque qui me
consulte chaque fois qu’il doit prendre une décision importante. Je
conseille aussi quelques gentes dames des environs qui ont pour moi
des bontés que mon état me défend d’accepter… Mais que je parle
contre toi et elles sauront bien obtenir de leurs puissants époux qu’ils
te courent sus jusqu’à ce que ta dépouille flotte dans l’air glacé du
gibet seigneurial de Tonfaucon… Et, tiens, même ton propre frère me
mange dans la main… Je parle et il m’écoute. Il est déjà parti trois fois
en pèlerinage à Saint-Jacques et il repartira une quatrième fois s’il
m’en prend l’envie. Que ne ferait-il pas pour obtenir la levée de la
malédiction pesant sur sa fille unique et chérie ?
- Raison de plus pour que je mette mon nez dans tes affaires !
- Mes affaires sont mes affaires ! répliqua l’abbé.
16
- Non, tes affaires sont mes affaires ! Et elles sont aussi ses
affaires, riposta Killian en montrant Podane.
- Cela fait beaucoup d’affaires, remarqua celle-ci. Je ne suis pas
sûre qu’elles soient toutes à moi. Il y aurait peut-être moyen de
retrouver chacun les siennes sans en venir à des mots trop hauts et à
des gestes menaçants. Et si, au milieu de ces affaires, vous me trouviez
une robe décente et couvrante qui mettrait mes pauvres guiboles au
chaud ?…
Le bon cœur du laideron l’empêchait de bien saisir les tenants,
les aboutissants - et tout ce qu’il y avait entre - de la violente algarade
qui se déroulait devant ses yeux innocents.
- Je sais que tu pactises avec la diablesse qui a jeté le sort
terrible sur le comté, reprit le chevalier.
- Tu te trompes, Killian !… Je suis même à la recherche d’un
moyen de m’y opposer. Avant que tu ne viennes troubler la sérénité
de cet enclos sacré, j’étais plongé dans le Sic Transit Gloria Expectorum
Rosae Rosam de maître Gaston de Nurcie, exorciste assermenté
auprès de sa sainteté le pape, grand pourfendeur de démons et
satanologue éclairé même la nuit. Il parle d’une quête à accomplir
pour inverser les sortilèges lancés par Anne-Romane-Charlotte de
Saint-Dieu. Une quête si périlleuse que seul un cœur pur peut
l’accomplir.
- J’ai un cœur pur, intervint Podane de Grime.
- Sans doute, ma fille… Sans doute… Mais tu n’as pas encore
atteint l’âge pour accomplir cette quête… Il te faudra attendre ton
42ème anniversaire…
- Mon 42ème anniversaire ? s’étrangla la jeune princesse. Mais je
serai vieille alors, toute fripée et plus bonne à rien.
- Ou bien…
- Ou bien ?…
- Ou bien je ne sais pas… Monsieur le chevalier tordu,
redresseur de torts, est intervenu avant que je puisse en lire
davantage.
- Ce sont de belles sornettes que tout cela, grogna Killian. Cela
fait des mois que je viens ici quémander un peu de pain ou quelques
légumes, caché au milieu de cette foule de miséreux. Et je t’observe, et
je vous observe… Tu ne fais rien, tu n’es qu’indolence, qu’apathie Jean
17
Michel… Ma nièce, crois-moi, nous n’attendrons pas ton 42ème
anniversaire. Nous nous mettrons en route dès que possible pour
accomplir cette quête. Nous trouverons la vile sorcière dans son antre,
nous la hacherons menu et tout redeviendra normal sur ces terres
maudites. C’est le vœu que j’ai fait et je m’y tiendrai.
- Un vœu, voyez-vous cela, persifla frère Vilain. Et quel genre de
vœu ?
- Un vœu tout ce qu’il y a de plus classique. Estampillé,
tamponné et tout et tout dans la crypte des chevaliers des Hospitaliers
de saint Clounet. Je peux produire devant toi un récépissé
réglementaire. Tant que je n’aurais pas libéré cette terre du Mal, je ne
trouverai pas de repos.
- Alors, en souvenir de notre ancienne amitié, voilà ce qu’il te
faudra faire pour espérer retrouver un jour le sommeil. Pars vers le
soleil couchant jusqu’à la cité océane de Nantes et présente-toi au
monastère Notre-Dame-de-celles-qui-se-cachent. Là, demande à voir
sœur Trisquelle. Elle fut en son jeune temps disciple de Gaston de
Murcie et elle sait de lui plus de choses que ne disent mes grimoires.
Elle vous mettra sur le chemin de la quête…
18
CHAPITRE II
Suite nantaise en ut mineur
Les retrouvailles entre les deux frères avaient été rien moins
qu’orageuses. Les noms d’oiseaux mais aussi, faute d’une maîtrise
lexicale suffisante, de quadrupèdes, de meubles et d’ustensiles de
cuisine, avaient volé de part et d’autres de la grande salle du château
des Grime. De guerre lasse, Enguerrand de Grime, le père de la
princesse Podane, avait fini par balancer sa propre armure qu’un valet
était en train d’astiquer au polish 20 ans d’âge.
- Et avec quoi te défendras-tu maintenant que ta côte de
mailles, ton heaume, ton gorgerin, tes gantelets et le chanfrein de ton
morne palefroi gisent à mes pieds ? railla Killian de Grime.
- Avec mon cœur ! bredouilla Enguerrand d’une voix pâle dans
laquelle perçait le sentiment d’une défaite déjà consommée.
- Allons, mon frère…
- Demi-frère !… N’oublie pas, Killian, que ta mère était bretonne
quand la mienne était de ce pays… C’est ce qui explique, entre autres
choses, que tu portes un prénom fort peu en usage dans nos contrées
civilisées.
- Et qu’on m’ait accolé les deux prénoms de Jacques et Olivier
pour faire plus honnête comme disait notre précepteur…
- Qu’il rôtisse en enfer ce misérable ! C’est lui qui a décidé que
tu n’avais pas assez d’esprit pour entrer dans les ordres… Si tu avais
été escouillé comme moine en cellule, tu ne serais pas ici à empuantir
mon logis…
- Euh non, père, l’odeur c’est moi…
- Grand Dieu, vous étiez donc ici ma fille pour assister à ce
misérable spectacle de deux hommes vidant leur mauvaise querelle à
coup d’épithètes mal sonnants.
- Allons, père, serrez contre vous celui qui vous revient de si
loin… Et vous, mon oncle, calmez votre courroux, personne ici ne
viendra plus contester votre valeur et votre courage.
- J’enrage, ma nièce, de voir que la belle énergie de votre
géniteur ne se tourne que contre ceux qui ont dans leurs veines le
même sang que le sien.
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- J’ai de violentes crises d’hémorroïdes, mon frère, qui
m’interdisent le cheval et, que je sache, nul roman de chevalerie ne
parle de preux cavalant au milieu des périls dans une charrette
rembourrée…
- Et des crampes dans le poignet sans doute ?… Au point de
laisser rouiller votre épée, cette fière Flamberge que notre père porta
contre tous les ennemis de sa principauté et dont il usa pour occire le
dragon multilingue à face de bouc.
- Des crampes terribles… Surtout au lever le matin… Frère Vilain
m’a prescrit repos et applications régulières d’herbes médicinales pour
en triompher mais ces principes, souverains chez les autres, n’ont
aucun effet sur moi.
- Dame !… Le très saint abbé sait fort bien ce qu’il fait en
flattant votre indolence. Il vous écarte à dessein de ses propres affaires
et il peut manigancer de troubles projets dont je n’ai point fini encore
de dessiner les contours nébuleux.
- Ne parlez point en mal de celui qui fut votre ami, ce n’est pas
chrétien !
- Mon frère, ce qui n’est pas chrétien c’est d’attendre
paisiblement que la fraîcheur et le bon cœur de sa fille se fanent sans
trouver même la force d’une révolte contre le méchant sort.
- Qu’y puis-je ?!… Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu a
asséché nos sources, grillé nos récoltes, court-circuité le commerce qui
passait sur mes domaines et infligé à ma fille bien aimée mille
tourments nauséeux. Elle est trop forte et seul le vrai Dieu, s’il n’était
occupé ailleurs, pourrait remettre ce monde à l’endroit.
- C’est, mon frère, que vous ne criez pas assez fort votre dépit,
votre détresse et votre dégoût. Comment voulez-vous que Dieu vous
entende ?
- Je donne à frère Vilain pour que lui et ses moines…
- Pour qu’ils intercèdent en votre faveur auprès du Seigneur ?…
Allons que voilà de l’argent mal placé mon frère. Vous confieriez vos
économies à un écureuil qu’il ne vous en aurait pas délivré à moins de
2 % par an. Vous êtes un faible, voilà tout.
Enguerrand de Grime chercha autour de lui quelque chose à
projeter au visage de son demi-frère mais, ne trouvant rien, il s’apaisa
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et tendit à Killian sa main bandée d’où dépassaient des tiges de
mélisse grecque et de genévriers des alpages.
- Eh bien soit, je suis un faible… Voulez-vous donc être assez
fort pour deux et prendre la tête de la petite escouade qui ira
accomplir la quête qui rendra à mon enfant tous ses attraits ?
- Sur un mot de vous, mon frère…
- Mais quel mot, mon frère ?
- Vous le savez fort bien… Ce mot qui nous brouilla, il y a
quelque vingt-deux années, et qui m’envoya tenter de reprendre
quasiment seul la divine Jérusalem…
- Jamais je ne consentirai à le prononcer…
- Mon père, intervint Podane en faisant bien attention de ne
pas se placer sous le vent, de quel mot s’agit-il ?
- Ce n’est pas à proprement parler un mot mais davantage un
nom… Le nom d’une personne si chère à mon cœur que, pour mieux
m’écarter de ses domaines, votre père fit jeter dans un monastère
d’Orient.
- Père, de qui s’agit-il ?
- C’est une longue histoire, ma fille, et qui nous ferait
grandement dériver de la geste qui vous est très heureusement
consacrée.
- En un mot…
- Un mot n’est point assez… Il en faudrait des centaines, des
milliers…
- Comptez-en le minimum mais je veux savoir…
- Votre mère avait une sœur… Une sœur pareille à elle en tous
points à l’exception d’un infime grain du diable semé à l’intersection
du bras et de l’épaule gauche…
- Cette sœur avait conquis mon cœur mais votre père, sans
doute conseillé par de fort méchantes personnes, a préféré l’éloigner
plutôt que de risquer de me voir pourvu d’une épouse si semblable à la
sienne. Un matin gris, les hommes de notre évêque de l’époque,
monseigneur Scapinnochio de la Plancha, sont venus l’enlever…
- Mais, fit Katy-Sang-Fing, si je ne me trompe, monseigneur
Scapinnochio de la Plancha est aujourd’hui…
- Oui, il est cardinal en la sainte Rome et homme for proche de
sa sainteté le pape Gilbert IV… Alors, mon frère, direz-vous ce
21
nom maintenant que les grandes lignes de cette histoire tragique sont
connues ?…
- Lily… Lily la jumelle…
Il ne fallut que deux malheureuses journées pour organiser le
départ de la petite expédition vers Nantes. Killian de Grime avait choisi
parmi les pages du château celui qui lui était apparu comme le plus vif
et le plus lettré, un dénommé Justin Bibor à la lourde tignasse blonde.
Un chevalier ne pouvait partir sur les chemins sans un écuyer. Il était
de même apparu inconcevable à tous que Podane voyageât sans sa
chaperonne, la belle Katy-Sang-Fing.
- Au moins, avait répété à plusieurs reprises Enguerrand en
noyant son amertume dans une chopine de bière chaude, s’il y a du
grabuge avec des paillards, ils s’acharneront sur la servante et
épargneront la maîtresse.
Pour compléter la petite troupe, le comte avait proposé un
brave parmi les braves, Mi-Mai, jadis enfant trouvé (à la mi-mai d’où
son nom) et élevé par Eustache de Grime, le père d’Enguerrand,
comme s’il avait été son propre fils (et beaucoup suspectaient qu’il le
fût effectivement). Mi-Mai avait appris le métier des armes avec
Enguerrand et Killian, s’y était illustré avec talent mais offrait
l’avantage d’avoir aussi beaucoup traîné dans les cuisines où il avait
acquis le tour de main nécessaire à la confection de bons petits plats.
Sur le chemin, si on ne trouvait pas d’auberges accueillantes, il
pourrait au débotté préparer un salmigondis de porc sauvage ou une
terrine de chevreuil aux aromates sans barguigner.
Enfin, en dépit des objurgations de Killian, Enguerrand avait
tenu à ce qu’un homme d’Eglise accompagnât l’expédition. Partant du
principe que les prières d’un professionnel avaient plus de force que
celles d’un mécréant, il comptait sur la pratique assidue de frère
Mastoc pour contrebalancer l’athéisme forcené de son demi-frère.
La petite colonne s’ébranla sous une pluie battante et un ciel
lourd que traversaient des éclairs brûlants de fièvre. On partait léger
afin de pouvoir opposer la vitesse de montures agiles à d’éventuels
brigands lourdement armés. Traîner un chariot avec soi, c’était
l’assurance d’attirer les convoitises et limiter les possibilités de
22
manœuvre en cas d’embûche. On contournerait les forêts profondes,
on éviterait les vallées étroites, on prohiberait les étapes dans les villes
à la réputation douteuse.
Podane de Grime était excitée par la perspective de découvrir
ce qu’il y avait au-delà de l’horizon morbide des terres familiales.
Jamais – on imagine sans peine pourquoi – ses parents n’avaient
accepté qu’elle franchisse la frontière du comté. Pour ce premier
voyage hors de ses habituels paysages, on lui avait préparé une
monture docile, Guth, un cheval à la belle robe grise tachetée de roux.
Podane avait certes des talents de cavalière mais Kilian et Enguerrand
avaient craint de lui attribuer un animal plus difficile à mener en cas de
coup dur.
En revanche, frère Mastoc, habitué à la Poutine, la mule sévère
du monastère, peinait à gouverner la jument qu’on lui avait confié. A
plusieurs reprises, ébranlé par les cahots d’un chemin mal pavé, il
manqua verser au sol.
- Eh bien, frère Mastoc, lui lança goguenard Killian, vous
regrettez déjà Saint-Romuald que vous vouliez avec tant de force nous
quitter ?
- Vous n’êtes pas chrétien, mon fils, répondit le moine en
s’accrochant tant bien que mal à l’encolure de Ladigaga sa jument.
- Vous n’êtes pas cavalier, mon frère.
Et sans aucun ménagement pour le cénobite, il frappa la croupe
de Ladigaga qui se mit à onduler dangereusement en partant au galop
avec de grands hennissements.
- Mon oncle, cessez donc de martyriser ce pauvre frère Mastoc,
implora Podane.
- Pourquoi donc cesser, ma nièce ?… Cette aventure ne fait que
commencer.
De toute la journée, la nuit n’avait cessé de tomber. Lorsqu’elle
se décida enfin à s’établir aux quatre points cardinaux, la petite
colonne de voyageurs trempés et transis entrait dans l’opulente cité
de Limoges.
- Nous irons nous présenter au palais de l’évêque, avait décrété
le seigneur Killian en franchissant la porte de la ville, et si ce mécréant
23
ne veut pas de nous, nous irons demander le gîte et le couvert aux
Dominicains.
Fort heureusement, l’évêque du lieu, Ribaud de Bazétage, était
dans son palais ayant renoncé, au vu des intempéries, à entreprendre
la grande tournée de son diocèse qu’il projetait depuis son élection sur
le siège épiscopal de la ville. Il en était encore à chercher une bonne
excuse pour retarder encore son départ de quelques jours lorsque la
petite escouade partie pour la plus grande geste qu’on eut jamais
connue de ce côté-ci de la Loire se présenta à lui.
- Seigneur Killian de Grime ? s’étonna-t-il. On disait que vous
étiez tombé au service de notre Seigneur dans les lointaines terres
saintes d’Orient…
- Monseigneur, répondit Killian en se baissant pour baiser
l’anneau épiscopal, il n’est de tombe dont on ne se relève s’il s’agit
d’aller servir son prochain. C’est bien ce que notre Seigneur, Jésus
Christ, a fait en son temps.
- Comment osez-vous vous comparer à Notre Seigneur ?
s’insurgea l’évêque. Blasphème !… Blasphème !…
- Moi ?! Mais je n’ai rien dit qui… Est-ce que j’ai dit quelque
chose qui ?…
Killian regarda tour à tour ses compagnons d’aventure et,
devant les regards fuyants, les mines contrites, les visages fermés,
comprit qu’il avait dû aller un peu loin.
- Bon, admettons que je n’ai rien dit… Ce que je voulais vous
signifier, seigneur évêque, c’est que j’avais désormais des intérêts
familiaux et puissants à défendre en la personne de ma nièce, Podane
de Grime.
- Ah oui, fit Ribaud de Bazétage, celle qui… Euh, comment dire ?
Celle qui…
- Celle qui pue de la gueule, oui, votre Seigneurie, intervint la
princesse… Vous pouvez le dire, je suis habituée… Et c’est justement
parce que nous voulons porter remède à cette maudite malédiction
que nous avons pris la route de Nantes où…
- Chère nièce, coupa Killian, n’embêtez point notre hôte avec
toutes ces considérations qui n’ont pas plus d’importance qu’un pet de
vache dans une pièce où vous vous trouvez…
24
Le regard noir du chevalier fit plus de mal à l’honnête Podane
que la vacherie sans nom qu’il venait de proférer à son endroit et qui
aurait pu la mettre à l’envers.
- Au contraire, mes enfants… Au contraire… siffla le libidineux
évêque de ses lèvres purpurines. Je suis dans ce palais au centre de
bien des nouvelles mais aucune qui n’ait l’intérêt de ce que vous vous
prépariez à me narrer… Peut-être préféreriez-vous nous conter ces
succulents détails à ma table ce soir ?…
- S’il s’agit d’une invitation à profiter du couvert et du gîte, nous
l’acceptons de mille grâces.
Killian s’inclina devant la montagne graisseuse couronnée d’une
tiare branlante. Ses compagnons l’imitèrent et commencèrent à
reculer sans relever la tête.
- Frère Mastoc, demeurez s’il vous plait… Je me dois de vous
entretenir de quelques soucis que me cause votre communauté et qui
ne pourraient qu’ennuyer vos compagnons de voyage.
- Avez-vous perdu le sens commun, ma nièce ? Vous alliez livrer
à ce potentat sordide les détails de notre expédition.
- J’ai du mal à vous suivre, mon cher oncle… Vous êtes méfiant
comme renard trouvant poulettes sans défense.
- C’est que la bergerie dans laquelle nous sommes entrés
n’offre point les meilleures garanties de discrétion et de soutien. Vous
êtes naïve, ma chère enfant, et vous n’avez pour le monde qu’un
regard innocent. A partir de maintenant, considérez que toute
personne sur notre route est une entrave potentielle à la réussite de
notre quête.
- Mais enfin ! Monseigneur l’évêque…
- … est un fieffé gredin. Un bandit. Un danger. Un corrupteur.
Un ambitieux. Un méchant. Un sordide. Un licencieux. Un inculte. Un
prévaricateur. Un jouisseur. Un vaurien… Tout ce que vous voudrez,
tous les mots indignes qui vous passeront par la tête seront plus justes
pour le qualifier que ceux que vous aviez à l’instant sur la bout de la
langue. Dois-je vous instruire de la belle carrière de Ribaud de
Bazétage ?
25
- Faites mon oncle, fit Podane en séchant ses cheveux dans une
serviette en poils de chameau d’Iran. Puisque mon éducation est à
parfaire en la matière…
Le chevalier Killian de Grime, pareil au renard évoqué peu de
temps auparavant par sa nièce, prit le temps de vérifier que personne
ne trainait dans la chambre. Il ouvrit les deux lourdes portes l’une
donnant sur le couloir, l’autre sur les communs, afin de s’assurer
qu’aucune oreille indélicate n’était à l’affut. Il vit bien une accorte
servante dans le couloir mais celle-ci ayant ses deux oreilles sous sa
coiffe d’hermine et la tête collée contre les dalles froides du couloir, il
en conclut qu’elle ne pouvait ouïr les propos à venir.
- Ribaud de Bazétage, commença-t-il, est né…
- Attendez, mon oncle ! Pas si vite ! l’interrompit Podane.
Elle s’agita comme elle avait vu le chevalier le faire
précédemment. Elle sonda la profondeur du miroir, secoua la paillasse
dévolue aux serviteurs, inspecta le dessus du baldaquin et ouvrit les
deux portes brusquement. Hormis une servante coiffée d’un bonnet
d’hermine qui chassait une pauvre souris sans défense, elle ne vit rien
de nature à l’inquiéter.
- Mais… Que…
- J’apprends de vous, mon oncle… Méfiance puisqu’il convient
d’être méfiant… Allez, puisque nous sommes au calme désormais,
contez-moi donc la vie tumultueuse et pleine d’orages de notre hôte.
- Le seigneur évêque n’est point né sur la terre de Bazétage en
Poitou mais il s’en donne le nom pour faire oublier qu’il est natif du
ruisseau, de la vile populace et que s’il a gravi les degrés en la sainte
Eglise c’est à la force du genou obséquieux plié devant des maîtres
qu’il s’est empressé de trahir. Il a joué le roi contre le pape et le pape
contre le roi. Il a joué les clercs contre les laïcs et les laïcs contre les
clercs. Il a joué l’englishe contre le françois et le françois contre
l’englishe. Toujours avec le même appétit de richesses et de plaisirs. Je
tiens de source pure et sûre qu’il abrite en ce palais un lupanar digne
des harems d’Orient. Doit-on s’étonner dès lors qu’il ne visite jamais
abbayes et cures de son diocèse ? Il est fort bien ici à presser les gens
de la cité, à extorquer taxes et droits divers aux voyageurs tels que
nous, à jouir des facilités d’une vie de bonne chère et de douces chairs.
- Mais que fait son supérieur, l’archevêque ?
26
- Que vous êtes naïve !… Monseigneur l’archevêque en fait tout
autant !… Voilà ce que tous, gens d’ici, refusez de voir… Lorsqu’on s’en
revient d’Orient, on voit clair dans le jeu scabreux de ces gens-là.
Comment imaginer que les curés de nos paroisses ou les princes de
notre Eglise soient plus saints et escouillés que les popes de
Constantinople qui ont femme et enfants ? Comment concevoir que
nos princes d’Eglise soient riches immensément et se disent
pauvres au moment de l’office ?
- Si vous dites vrai, mon oncle, cela est terrible… Mais que dit
de tout cela sa sainteté le pape Gilbert IV ?
- A bien y réfléchir, ma nièce, vous n’êtes pas que naïve ! Vous
êtes aussi d’une sottise pitoyable !… Le pape est l’un d’entre eux, il est
donc comme eux…
- Sa sainteté aurait donc femme et enfants ? Sa sainteté se
vautrerait dans le luxe, le stupre et des draps de soie ?… Si vous dites
vrai, mon oncle, cela est terrible… Mais que dit de tout cela notre Dieu
si grand qui est aux cieux ?
Le chevalier Jacques Olivier Killian de Grime n’eut pas le temps
de répondre ; on frappait à la porte. Il passa sa mauvaise humeur sur
l’huis qui n’osa pas grincer de peur de s’en prendre une.
Dans l’embrasure, se tenait la servante au bonnet d’hermine.
- Sire Killian, n’auriez-vous point vu une souris grise filtrer sous
la porte ? Je lui cours sus depuis tantôt sans pouvoir lui mettre la main
dessus.
- Une souris ? fit le chevalier dont la mine grave évolua de la
fureur à la suspicion en moins de temps qu’il ne lui avait fallu pour
tirer à lui la lourde lourde.
Il venait de remarquer que la mutine aux yeux verts malicieux
avait relevé son bonnet du côté de la tête le plus proche de la serrure.
- Oui messire… Une petite souris, pas plus grosse qu’une
musaraigne des collines ou qu’un mulot des bureaux…
- Et je te vois troublée, ma petite, de ne point réussir à la
retrouver.
- C’est que voyez-vous, messire, c’est une des souris de
l’élevage du seigneur évêque.
- Notre évêque élève donc des souris… Voyez-vous cela ? Ne
trouvez-vous pas ma chère nièce que cela est bizarre ?
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- Bizarre ? Qu’est-ce qui est bizarre ?…
- Que j’ai dit bizarre… Je trouve ça étrange…
- D’avoir dit bizarre ?
- Non, cette histoire de souris…
- Par pitié, messire, implora la servante. Il faut que je la
retrouve… C’est la préférée de notre seigneur l’évêque.
- Sa préférée, voyez-vous cela ?… Eh bien, ma pauvre enfant, je
n’ai point vu de souris ici… Mais je serai le plus heureux des hommes si
vous parvenez à la retrouver…
Killian de Grime referma la porte. Il avait le front soucieux, les
mains moites, le sourire figé, la nuque raide, les joues pourpres, le col
dégrafé, la bouche tordue, le nez bouché et plein d’autres choses que
le serment d’Hippocrate nous interdit de révéler ici à une heure de
grande écoute. Soudain, il se rua vers le coffre en bois de rose, glissa
un œil dessous, tendit la main et ramena de son exploration la muridé
si énergiquement traquée par la servante.
- C’est bien ce que je pensais, lâcha-t-il sans en dire plus.
Ce qui n’était jamais pas si mal.
La table d’un évêque n’avait rien à voir avec les repas du
château de Grime. On trouvait là toute une assistance d’obligés, de
proches et d’intrigants pour lesquels rien ne se pouvait consentir qui
n’eût été au préalable voulu par l’ecclésiastique. Pour avoir lui-même
été de ces convives doublement morts de faim, Ribaud de Bazétage
savait comment en user avec eux. Il alternait les caresses et les
semonces, les bravos et les lazzis, avec un savant dosage qui
transformait en esprit soumis le plus retors des ambitieux.
Killian et Podane, eux, s’étaient trouvés exilés sur une table
annexe, à mastiquer ce qui s’apparentait plus aux restes du repas de la
veille qu’à la chair fraîche d’un perdreau de l’année.
- On voit bien la valeur qu’on accorde à une noblesse vieille de
trois siècles par rapport à ces gens mécaniques qui se sont haussés du
col en s’enrichissant, rouspétait le chevalier en tranchant
nerveusement de son couteau la grosse tranche de pain sur laquelle
on avait disposé une aile de canard bouillie.
- Le fait est, mon oncle, qu’on pouvait s’attendre à plus de
considération de la part de notre évêque.
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- Imaginiez-vous, mon enfant, qu’il allait vous placer à sa droite
tel saint Pierre auprès du bon Dieu ?… Au risque de gâter avec votre
haleine le bouquet des vins qu’il fait venir de Cahors et le fumet des
viandes rôties pieusement en ses saintes cuisines ?… Vous êtes
décidément une grande rêveuse. Si cette quête ne vous redonne pas
une apparence normale, elle pourra peut-être vous avertir sur les
réalités du monde de notre temps d’aujourd’hui.
- Avec un guide tel que vous, j’apprends effectivement
beaucoup, mon oncle.
- Et vous n’êtes sans aucun doute pas au bout de vos surprises…
Pourquoi, selon vous, nous trouvons nous ainsi relégués ?
Podane de Grime avala désespérément deux bouchées de
canard… Même mariné dans une sauce au vin, il avait toujours un goût
de putois pourri. Dix-sept années après sa naissance, elle n’était
toujours pas habituée à ne connaître qu’un seul goût en bouche.
- Vous venez de le dire, répondit-elle en hochant tristement sa
tête lourde de désespoir. A cause de mon haleine désastreuse…
- Allons, vous êtes plus fine que cela. Avez-vous remarqué
combien tout à l’heure monseigneur l’évêque était curieux de
connaître nos projets et combien désormais il ne nous prête plus
attention que de loin en loin ?
- Si fait, mon oncle…
- Et que dit votre sagacité d’un tel revirement ?
- Que monseigneur l’évêque a sans doute appris par d’autres
voies ce qu’il espérait entendre de notre bouche ?
- Précisément… Et de qui tient-il selon vous ces informations ?
- Je ne sais… Les voies du Seigneur sont impénétrables.
Killian de Grime leva les yeux au ciel, les reposa sur son bout de
canard et soupira.
- Frère Mastoc bien sûr… Vous n’avez quand même pas cru à la
fable qui nous a été servie tout à l’heure d’un entretien à propos de la
gestion de Saint-Romuald. Bien que petit, notre monastère est exempt
de l’autorité de l’évêque puisqu’il relève du saint ordre de Cluny et
c’est un privilège auquel nos « sept moins » ne renonceront pas de
sitôt.
- Frère Mastoc ne peut pas nous trahir ainsi… Alors que nous
venons à peine d’entamer notre quête.
29
- Deux raisons suffisent à expliquer ce que vous appelez fort
justement une trahison. La première étant qu’on ne peut refuser de se
confesser à un évêque… La seconde que notre frère, même animé à
votre endroit des meilleurs intentions, goûte bien peu l’équitation que
nous lui faisons subir et qu’il se verrait bien revenir au chaud et au sec
dans son monastère de Saint-Romuald.
Tout ceci laissa la princesse fort pensive.
- Alors, nous devrons nous débarrasser de ce moine…
- Sachez que j’y travaille déjà, ma chère enfant… Et ceci va
grandement nous y aider…
« Ceci » n’était autre que la déjà fameuse souris de la chambre.
Podane voulut quérir des explications. Le chevalier Killian lui
intima l’ordre de se taire d’un simple mouvement des paupières. Il
n’avait que trop supporté une haleine auprès de laquelle le charnier
résultant de la bataille de Hattin était une douce plaisanterie.
Pour Katy-Sang-Fing, la situation était inédite. Depuis son plus
jeune âge, elle avait eu l’habitude de partager ses repas avec sa
maîtresse. Au château, on ne faisait guère de différence entre les deux
jeunes femmes qui n’avaient que quelques mois de différence et
avaient grandi quasiment la main dans la main. Elles vivaient
littéralement ensemble nuit et jour. Pour la première fois, ce soir, dans
ce palais épiscopal brillant de luxe et pourtant supposé incarner la
charité terrestre, on avait clairement remis Katy à sa place qui était
secondaire et subalterne.
Aux yeux de Katy-Sang-Fing, Justin Bibor et Mi-Mai
n’appartenaient pas au même monde qu’elle. Ils étaient clairement
des inférieurs qui ne mangeaient jamais à la table du maître, qui ne
dormaient jamais dans la chambre du maître et qui pouvaient, sur une
simple lubie du comte, se retrouver rétrogradés au pire rang social qui
soit, celui de mendiant à la porte du château. Katy-Sang-Fing n’était
même pas capable de leur trouver un quelconque intérêt. Pourtant,
Mi-Mai était bel homme, solide et encore vert en dépit des premières
atteintes du syndrome des tempes grisonnantes. Pourtant, Bibor était
un amoureux des mots avec lesquels il jonglait comme d’autres le font
avec des flambeaux et sa jeunesse était gaie et joyeuse.
Peine perdue !
30
La demoiselle de compagnie de la princesse regardait son
gobelet de vin tristement en se demandant si elle allait se laisser aller
à son penchant naturel qui lui dictait de tout balancer et de s’en
retourner au château où, au moins, elle était quelqu’un.
Pour couronner le tout, dans la cuisine où tous trois s’étaient
trouvés relégués, il n’y avait que moines sévères et moniales
encapuchonnées. Aucune personne auprès de qui sa beauté
rayonnante aurait pu produire un quelconque effet.
C’était à se demander à quoi songeait Dieu ce soir-là.
- Allons ! Cessez de faire grise mine, dame Katy-Sang-Fing, dit
Mi-Mai qui ne supportait ni les accès de mélancolie, ni les excès de
boisson.
- Occupez-vous de vos affaires, Mi-Mai, rétorqua méchamment
la dame.
- Doit-on lui conter pour la dérider ce que notre seigneur,
Killian, attend de nous ce soir ? demanda Mi-Mai à son voisin.
- Je ne sais, ami… Il nous a fait jurer de n’en parler à quiconque.
- Dame Katy n’est pas la première venue… On connaît ses
vertus et on sait qu’elle n’ira point clabauder à toutes les oreilles ce
que nous pourrons lui révéler.
Mi-Mai avait bon cœur et, nous pouvons l’avouer au lecteur qui
ne peut sonder les cœurs et les tripes de chacun des protagonistes de
cette quête, il en pinçait sévère pour la belle dame Katy.
- Eh bien voilà…
Se déplacer dans un espace vaste qu’on ne connaît pas n’est
pas chose aisée mais le jeune Justin Bibor avait des yeux de chat. Pour
lui, la nuit et le jour se différenciaient à peine. Il n’eut donc aucun mal,
alors que le crieur du guet venait d’annoncer le passage de la mi-nuit,
à trouver la pièce étrange dont le seigneur Killian lui avait décrit
sommairement les caractéristiques.
- Je dois reconnaître que j’ai un peu peur, souffla Mi-Mai en
rasant la muraille froide.
- Tu as peur des petites souris, Mi-Mai ? répondit dans un
murmure rigolard son compagnon d’aventure.
- Non… Mais toute cette magie…
31
- La magie ne nous concerne pas… Nous, nous sommes des
libérateurs…
Sans hésiter, Bibor fit jouer la lourde clé dans la serrure et
poussa la porte qui n’offrit qu’une résistance de pure forme.
Aussitôt, comme poussées par le parfum de la liberté, un flot
de petites souris se mit à déferler entre les jambes des deux
aventureux avant de se disperser dans le couloir.
- Petitum soricis venenum donzella ! s’écria Bibor après avoir
rattrapé par la queue une des fuyardes.
Une lumière souffreteuse entoura le petit animal, tournoya en
volutes safran, sembla le pénétrer, le déforma et, en moins de temps
qu’il ne faut pour l’écrire, la souris se transforma en une accorte
donzelle aux grands yeux apeurés.
- Par tous les grands dieux, cela marche ! fit Mi-Mai en oubliant
de chuchoter.
- Tu en doutais donc ?…
- Je n’y connais rien en magie…
- Moi non plus… Tout ce que je sais, c’est que ça marche…
N’ayez pas peur belle dame, ajouta Bibor à l’intention de la demoiselle
dénudée qu’il tenait serrée contre lui, je ne vous veux aucun mal…
- J’en veux une aussi, dit Mi-Mai oublieux soudain de sa passion
impossible pour Katy-Sang-Fing.
- Va, mon ami… Mais souviens-toi, seules les souris porteuses
de la marque magique en forme d’étoile se transformeront à
l’invocation de la formule.
- Je ne risque pas d’oublier… Quand même ! Cet évêque est un
sacré malin. Transformer ses conquêtes en petites souris, c’est être
certain qu’elles n’iront point clabauder les galipettes faites avec lui…
- … et c’est être certains de les retrouver selon ses envies… Et
pour stocker tout son harem, il n’a besoin que de cette petite pièce…
- Ah ! s’exclama Mi-Mai… J’en ai une !… Petitum soricis… Mais,
attends, que vont devenir toutes ces pauvres demoiselles si on ne les
retransforme pas ?…
- Souris elles sont, souris elles resteront… Cela leur apprendra à
vouloir coqueliquer avec un saint homme, trancha Bibor qui ne riait
qu’à moitié… Mais celle que j’ai, je la garde… Foi de Bibor ! Souris le
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jour et amante la nuit, c’est l’idéal pour qui ne veut point avoir tout le
temps femelle agrippée à ses basques.
Les chevaux furent sellés rapidement même si Mi-Mai et Bibor
semblaient encore dormir et ne faisaient que fort mécaniquement les
gestes adéquats pour préparer les montures au voyage.
- Où est frère Mastoc ? demanda Podane en montant en selle.
- Notre frère a découvert cette nuit d’excellentes raisons pour
demeurer au palais épiscopal, répondit Killian.
- De quelles raisons peut-il bien s’agir ?… L’évêque lui a
demandé d’entrer à son service ?…
- Allons, ma nièce, vous n’y pensez pas… Vous savez que frère
Mastoc ne brille guère par son esprit. Dans son latin de seconde zone,
il bénit les gens au nom de la patrie et de la fille…
- Justement, je ne brille guère aux jeux des devinettes. Ditesmoi sans me faire languir ce que…
- Il n’a plus peur des souris…
Mi-Mai et Bibor sortirent de leur léthargie et éclatèrent d’un
rire franc et sonore. Podane nota que sa dame de compagnie était, elle
aussi, toute rayonnante comme si elle eût partagé avec les hommes de
la troupe l’alpha et l’oméga de cet étrange secret.
- Vous attendrez, ma nièce, que nous ayons quitté les murs de
la cité pour recevoir les explications que votre belle curiosité réclame.
Killian de Grime éperonna sa jument qui partit au galop et
entraina à sa suite toute la petite colonne.
On prit du champ ave la ville et ses bourgs qui ne furent bientôt
plus qu’un minuscule trait sur l’horizon.
Venant chevaucher au côté de sa nièce, le seigneur Killian
l’interpela avec toute la familiarité que lui permettaient son rang et
son expérience de la vie.
- Vous souvenez-vous de cette minuscule souris qu’une
servante apeurée cherchait hier au palais ?
- Parfaitement, mon oncle…
- Euh, s’il vous plait, Podane, pourriez-vous vous tourner de
l’autre côté quand vous me parlez ?… Merci… Or donc, poursuivit
Killian, ce petit animal me mit, au figuré sinon au propre, puce en
33
l’oreille. Je vous avais parlé déjà des mœurs de sybarite de Ribaud de
Bazétage, notre évêque… mais je vous avais tu un détail troublant à
propos de son fabuleux harem : tout le monde en parlait mais jamais
personne ne l’avait vu. Alerté par la rumeur, un envoyé spécial du
souverain pontife est venu, au printemps dernier, essayer de prendre
sur le fait l’indélicat prélat. Las ! La…
- Ce n’est pas le moment de chanter, mon oncle… Dites-moi la
suite… Je n’en puis plus…
- Quoi ?… Mais je… Oui, vous avez raison, je continue… La seule
chose que le légat pontifical a vu grouiller dans la chambre de l’évêque
en surgissant à l’improviste en pleine nuit, c’était…
- Des souris ?…
- Oui, des souris… Une dizaine de minuscules souris…
- Et donc, hier, lorsque vous avez vu cette servante chasser une
souris ?…
- J’ai rapproché ces différents éléments pour en déduire une
extraordinaire chose… Mi-Mai, amène-moi le cheval de frère Mastoc…
Le serviteur s’exécuta sans un mot. Il resserra entre ses doigts
la bride avec laquelle il contrôlait la monture inoccupée et l’approcha
de la cavale superbe du chevalier.
- Voici la souris… Voici la formule… Petitum soricis venenum
donzella !
Comme on s’en doute, une vapeur jaunâtre boursoufla le corps
gris du petit animal jusqu’à le transformer en moins de temps qu’il faut
pour… Oui c’est bon, vous savez ce qui se passe, on ne va pas y passer
la nuit…
Et une jeune femme brune, aux grands yeux noisette, et tout
juste vêtue d’une étoile d’or à la base du cou apparut montée en
amazone sur le cheval de frère Mastoc.
- Ce sont des souris de ce genre qui ont peuplé la nuit du frère ?
questionna Podane.
- Trois ou quatre, répondit Justin Bibor… Nous n’avons pas
regardé à la dépense…
- Mais, mon oncle, d’où tenez-vous cette formule ?…
- Ca c’est un secret, ma chère enfant…
- Mais me le direz-vous un jour ?
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- Oui, sans aucun doute… Le jour où vous m’expliquerez
pourquoi le narrateur vous gratifie du titre de princesse alors que vous
n’êtes que fille de comte.
N’ayant pas elle-même la réponse à cette épineuse question,
Podane se tint coite quelques instants. La créature dénudée, soumise
au mordant vent du Nord qui dévalait des basses plaines qu’on
devinait au loin, profita de ce silence pour se manifester.
- Je suis Philippa de Vivarais et j’ai froid.
- Que fait-on d’elle ? questionna Katy-Sang-Fing qui sentait
poindre une certaine jalousie à voir cette incandescente Vénus exhiber
des appâts qui équivalaient aux siens.
- On l’habille pour qu’elle ne prenne pas froid et on l’amène
avec nous, trancha le chevalier. Après tout, nous avons une place de
libre désormais…
- Mais si je ne voulais pas vous suivre ? rétorqua la beauté aux
lèvres rouges et à la peau violacée.
- Nous vous renverrions à ce saint évêque qui doit avoir grande
appétence à retrouver ces chères souris surtout après la nuit qu’il a
passé.
- Que voulez-vous dire, mon oncle ?..
- Qu’à ma grande honte, j’avais demandé à nos deux amis de
remplacer ces divines petites souris par de gros rats aux mœurs
interlopes.
Tandis qu’on ouvrait les bagues de la princesse Podane pour y
prendre de quoi vêtir Philippa de Vivarais, on entendit monter au loin
le roulement saccadé d’une cavalcade. Un nuage de poussière grise se
dessina sur l’horizon manquant emporter jusqu’aux gros grains de
pluie qui bouchaient la perspective.
- A couvert ! commanda le seigneur Killian.
- C’est précisément ce que j’attends, répondit Philippa. Le
Limousin est très vert mais moi je suis bleue…
- Eh bien, ma mie, si vous ne voulez vous retrouver saignante,
ne barguignez pas et faites à point comme nous… Cachez-vous derrière
ces arbres car je crains fort que ce ne soit les hommes de l’évêque qui
soient lancés sur nos traces… Euh non, car je crains fort que ce ne
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fussent… A moins que ce soit je crains fort que ce ne soye… Oh, et puis
zut ! C’est eux, c’est sûr !
Quelques instants plus tard, le chevalier pouvait constater de
visu qu’il n’errait point en formulant une telle hypothèse pleine de
fortes certitudes contrairement aux usages qu’il faisait de la
concordance des temps. Une dizaine de cavaliers, portant la livrée
épiscopale violette et rouge semée de lions rampant et de tigres
dressés, passèrent sans s’arrêter devant le bosquet au galop de
poursuite.
- Il n’a pas dû apprécier notre petite plaisanterie, remarqua MiMai.
- Cela ne fait aucun doute, mon brave… Raison de plus pour
prendre toutes les précautions qui s’imposent puisqu’il sait fort bien
que nous filons vers Nantes.
- Que recommandez-vous de faire ? questionna Podane.
- Nous n’allons certes pas poursuivre dans la même direction
puisque c’est sur celle-ci qu’ils nous attendront.
- Si nous les suivons, dit Katy-Sang-Fing, ils ne nous trouveront
pas ; ils nous ouvriront même la route…
- Vous êtes futée, ma chère mais point assez pour atteindre
l’intelligence d’un mâle. A votre avis qu’adviendra-t-il lorsque toute
trace de notre passage aura disparu, que personne sur leur chemin ne
nous aura vus passer…
- Ils feront demi-tour.
- Voilà qui est pensé, Bibor !… Ils feront demi-tour… Et alors, en
suivant votre plan, dame Katy, nous nous jetterons directement entre
leurs mains. La belle affaire, n’est-ce pas ?…
- Alors, changeons de route, proposa Podane tout en aidant
Philippa de Vivarais à passer une cotte de voyage grise à liserés
d’argent mou.
- Nous nous perdrions car les chemins sont mal signalés par ici.
Certains chevaliers anglois ont fini par choisir de s’installer dans le pays
faute de savoir comment en sortir.
- Alors que faut-il faire ?
- Changer d’apparence !…
Dire que la consternation se peignit sur tous les visages serait
grandement exagéré. Philippa de Vivarais ne montra aucun signe
36
particulier sur sa face à la peau claire que dominaient deux grands
yeux verts (et non noisette comme indiqué faussement plus haut). Il
faut dire qu’elle avait le visage pris sous la capeline de voyage en peau
de castor brun que Podane venait de lui passer.
- Demi-tour ! Nous retournons à Limoges ! ordonna le
chevalier.
- Mais par tous les saints, mon oncle, vous avez perdu le sens
commun. Là encore, nous allons nous jeter entre les mains des
hommes de l’évêque.
- Point du tout ! Ayez confiance ! J’ai déjà usé de ce stratagème
pour détourner de moi une bande de tueurs de la secte des
Hashashins…
- Mais, questionna Katy-Sang-Fing, cela a-t-il marché ?…
- Ne suis-je point devant vous ? rétorqua le seigneur Killian en
faisant le bel œil à la dame de compagnie de la princesse.
On n’entra pas dans la cité de Limoges. Il y avait au nord des
remparts un petit monastère bénédictin qui ne payait pas de mine
mais dont la tour de l’église, ouvragée et dorée comme un sou à peine
fondu et martelé, disait aisément l’opulence. C’est là que la petite
troupe fit halte.
Le seigneur Killian paraissait de plus en plus étrange à ses
compagnons par sa manière d’agir. Il donnait l’impression, bonne mais
intrigante, qu’il connaissait tout du monde comme s’il l’avait parcouru
de long en large, de large en long, et même en travers et en diagonale.
Il paraissait exceller dans une forme de divination qui aurait pu lui
valoir le bûcher, du moins si on avait brûlé en ce début de XIIIème
siècle les sorciers et autres supposés faiseurs de miracles. L’avenir ne
semblait avoir aucun secret pour lui à force sans doute d’en avoir
exploré par avance tous les ressorts durant sa vie aventureuse. En une
phrase comme en cent, tout le monde se demandait bien quelle
mouche le piquait de revenir ainsi sur ses pas alors que la garde
épiscopale pouvait surgir à tout moment.
- Restez dehors et essayez de vous rendre aussi transparent
que possible. Dame Katy, accompagnez-moi…
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Justin Bibor et Mi-Mai échangèrent un regard entendu - ce qui
à bien y réfléchir est plus efficace qu’une ouïe vue – sur les intentions
à plus ou moins long terme de leur maître.
Il y avait dans la cour du petit monastère une grande presse qui
ne faisait que confirmer l’attrait que ce lieu pouvait avoir auprès des
personnes qui, tels Podane et ses amis, passaient par la région.
- Que faut-il faire ? demanda Katy-Sang-Fing.
- Pour le moment attendre… Un frère nous appellera lorsque ce
sera notre tour.
- Mais que fait-on ici ?… C’est un lieu où on fait la charité ?
- Point…
- On y échange de l’or ou des pièces précieuses contre des
services ?
- C’est un peu cela, ma chère… Mais vous allez comprendre…
Regardez ce sémillant moine à la petite barbe pointue qui nous
appelle. C’est avec lui que nous allons traiter.
Ils s’approchèrent de la table haute derrière laquelle un
bénédictin serré dans son uniforme monacal les attendait.
- Bonjour ma fille, bonjour mon fils, je suis frère Régis. Oui,
frère Régis… Que puis-je pour vous ?
- Eh bien, frère Régis, nous souhaiterions profiter d’un des
convois que vous organisez à travers tout le royaume afin de pouvoir
voyager plus à notre aise.
- Ah mais, monsieur, vous avez frappé à la bonne porte… Oui, à
la bonne porte !...
Outre sa façon de répéter les choses, le moine avait une
manière bien à lui de détacher les syllabes ce qui ne pouvait
qu’amener ses interlocuteurs à se poser des questions sur son
équilibre mental.
- Nous sommes bien les organisateurs du Service Naturel de
Convoyage Facile, le SNCF… Et où vous voulez aller, hein ? Où ça ?…
- Nous voudrions nous rendre à Nantes…
- A Nantes ?!… Oh mais vous n’avez pas de chance… Il y a un
convoi qui est parti très tôt ce matin à Matines moins dix. Vous l’avez
raté !… Eh oui, vous l’avez raté !… Pas de chance !…
- Mais il y en a bien un autre dans la journée ? interrogea le
chevalier.
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- Oh mais oui !… Que je suis bête !… Vous en avez un à Vêpres
et quart… Mais attention, il n’est pas direct !…
- Pas direct ?… Que voulez-vous dire ?…
- Mais qu’il s’arrête, mon fils… Qu’il s’arrête… Il s’arrête là, et là,
et là, et puis là aussi… Il s’arrête partout… Même parfois, il s’arrête à
des endroits où il ne devrait pas s’arrêter.
- Et c’est normal qu’il s’arrête là où il ne devrait pas s’arrêter ?
- Non, mon fils, ce n’est pas normal… C’est ce qu’on appelle un
incident indépendant de notre volonté…
- Mais alors si ce n’est pas de votre volonté, ça relève de la
volonté de qui ?
- Mais de la volonté de Dieu, mon fils ! De la volonté de Dieu !…
- Et vous ne pouvez pas savoir quand Dieu va décider d’arrêter
un convoi en pleine voie.
- Non, mon fils… Car les voies du Seigneur sont impénétrables…
- Oui, eh bien, frère Régis, votre convoi de Vêpres et quart ne
me va pas… Il est beaucoup trop tard. Je suis pressé…
- Ah vous êtes pressé ?!… Mais il fallait le dire que vous étiez
pressé… Alors si vous êtes pressé, je peux vous proposer un TGV…
- Un TGV, c’est quoi ça ?…
Frère Régis leva un sourcil furieux en réponse à la question de
Katy-Sang-Fing.
- Vous lui permettez de parler ? demanda-t-il à Killian… Vous
savez que ce n’est pas bien ?… C’est dan – ge - reux !!! Vous
commencez à les autoriser à poser des questions et ensuite elles
refusent de faire la vaisselle…
- J’y songerai… Mais expliquez-moi, je ne sais pas non plus ce
qu’est un TGV… Ca doit être un truc nouveau.
- Oui, mon fils, c’est un nouveau service… TGV ça veut dire
Trajet Généralement Vif…
- Vif ?… Pourquoi vif ?…
Le second sourcil de frère Régis se leva dessinant désormais au
bas du front du moine une barrière auprès de laquelle même les murs
de la cité de Limoges faisaient pâle figure.
- Elle recommence !… Vous ne devriez pas permettre à votre
fille de parler !…
- Ce n’est pas ma fille, mon frère…
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- Raison de plus… Je n’aurais pas du tout aimé être son oncle…
Elle parle trop !… Oui, trop, elle parle trop !…
- Donc, pourquoi vif ?
- Vif parce que vous êtes assuré d’arriver vivant à destination…
C’est déjà pas mal… Et vif parce que ça va très vite et qu’on n’a pas le
temps d’être attaqué sur la route. Et c’est pour ça qu’on arrive
vivant !…
- Mais alors ? Pourquoi « généralement » ?…
- Les voies du Seigneur sont impénétrables…
- Si je comprends bien, quand ça ne va pas, ce n’est jamais de
votre faute…
- Jamais ! C’est jamais de notre faute ! C’est jamais de notre
faute !… C’est tout le temps de la faute des autres !… Toujours de la
faute des autres !…
- Bon alors, il part quand votre convoi TGV ?
- Il part à Tierce belotée…
- Pardon ?
- Eh ! Vous n’écoutez pas ou quoi ?… Je vous ai dit à Tierce
belotée… C’est-à-dire à l’heure de l’office de Tierce mais belotée c’està-dire à l’heure où le roi et la reine sont levés.
- Mais comment savez-vous l’heure à laquelle le roi et la reine
se lèvent ? Ils sont à des lieues d’ici !
- On a des fiches qui sont bien faites… Tenez ! Aujourd’hui, on
est la saint Eustache, le roi et la reine se lèveront à Tierce plus 10…
Demain, c’est la saint Jean-François Cospé… Lever à Tierce + 98 voix…
Heureusement que vous n’êtes pas venus hier… La reine était malade,
elle ne s’est pas levée de la journée.
- Et alors qu’est-ce qu’il s’est passé ?
- Le convoi n’est pas parti… C’est pour ça qu’aujourd’hui il y a
du monde… Ceux qui ne sont pas partis hier veulent partir
aujourd’hui… Mais ça va leur coûter plus cher !…
- Ah ?! Pourquoi ?
Un troisième sourcil, quasi invisible, se souleva et tordit le front
de frère Régis en zigzag.
- Parce qu’aujourd’hui c’est une journée de grands départs !…
Et quand il y a beaucoup de gens qui partent, ils payent parce qu’ils
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sont beaucoup à partir… Alors, départ à Tierce belotée, c’est-à-dire à
Tierce plus 10… Vous changez ensuite de convoi à Bordeaux…
- A Bordeaux, s’exclama le chevalier Killian… Mais nous allons à
Nantes !…
- Et alors ? Où est le problème ?
- Mais pour aller de Limoges à Nantes, on ne passe pas par
Bordeaux… Je sais un peu ma géographie du royaume…
- Oui mais il n’y a pas de TGV allant de Limoges à Nantes… Il
faut que vous passiez par Bordeaux... Par Bordeaux !…
- Mais si je ne veux pas passer par Bordeaux…
- Eh bien, vous pouvez passer par ailleurs…
- Où ça ?
- Ben, ailleurs, je viens de vous le dire…
- Mais c’est où ailleurs ?…
- Ici… Là… Ailleurs quoi !…
- Admettons que je ne veuille pas passer par Bordeaux…
- C’est votre droit, mon fils… Mais il ne faudra pas venir vous
plaindre ensuite…
- Mais de quoi ?
- De tout, de rien ! Est-ce que je sais, moi ?!… Vous trouvez
toujours des raisons de vous plaindre… Alors que ce n’est jamais de
notre faute. Jamais de notre faute !…
- Venez, seigneur Killian, intervint Katy-Sang-Fing… On n’en
sortira pas… Je préfère encore affronter les soldats de l’évêque que
d’en entendre encore dans ce goût-là.
- Il y en a qui on essayé, ils ont eu des problèmes, soliloqua
frère Régis.
- Des problèmes en faisant quoi ?
- En essayant de quitter le convoi avant qu’il ne soit arrêté… Il
est tellement vif, le convoi, qu’on les a retrouvés écartelés… Un
morceau à Libourne et l’autre à Saint-André-de-Cubzac !… Tchac !!!
Deux morceaux !…
- Bon, trancha Killian, ça suffit… Donnez-moi un billet pour
Nantes en passant par Bordeaux avec votre trajet qui va généralement
vivement…
- En passant par Bordeaux et par Limoges…
- Comment ça par Limoges ?…
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- Mais oui… A Bordeaux, vous prenez un autre TGV qui vous
amène à Nantes en passant par Limoges.
- Mais alors pourquoi je ne le prendrai pas directement ici votre
TGV ?
- Parce qu’il ne s’arrête pas !…
- Et pourquoi il ne s’arrête pas ?…
- Parce que tous les gens de Limoges qui auraient pris ce convoi
s’il s’était arrêté à Limoges l’ont déjà pris à Bordeaux !…
- Et si ?…
- Ils ont eu des problèmes, je vous dis !… Je vous fais un tarif
« couple » ?…
Katy-Sang-Fing vit quelque chose qui ressemblait à de
l’embarras empourprer le visage buriné du chevalier de Grime.
- Ce n’est pas ma femme…
- Comment ça ?! s’énerva frère Régis… Ce n’est pas votre fille,
ce n’est pas votre femme, mais qui c’est alors ?…
- Cela ne vous regarde pas ! rétorqua Killian.
- Comment ça, ça ne me regarde pas ? s’emporta le moine en
agitant fiévreusement une liasse de feuilles de parchemin sous le nez
du chevalier. Il faut que je sache ce que j’écris.
- Nous sommes six.
- Aaaaaaaah mais ce n’est pas pareil !.. Pourquoi vous ne l’avez
pas dit plus tôt ?… Là vous avez droit au tarif de groupe. Combien
d’enfants ?…
- Aucun… Enfin pas que je sache…
- Combien de personnes âgées ?…
- A part moi…
- Vous n’êtes pas une personne âgée… Une personne âgée c’est
une personne qui ne tient plus sur son cheval et qui doit voyager en
litière… Bon, alors, combien de femmes de moins de 20 ans ?
- Euh… Deux…
- Non, trois… précisa Katy-Sang-Fing.
- Oui, trois.
- Combien d’hommes alors ?…
- Trois… Evidemment…
- Comment ça, évidemment ?… rugit frère Régis en humectant
sa courte barbe d’une bave quasiment portée à incandescence. Vous
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n’allez quand même pas m’apprendre mon métier quand même ?!…
Quand même !!!… Trois hommes, trois femmes, ça fait un groupe…
mais ça fait aussi trois couples…
- Mais il n’y a pas de couples !
- Comment ça, pas de couples ?!… Mais qu’est-ce que c’est que
cette époque où les gens voyagent en couple sans être en couple et
veulent passer par où on ne peut pas passer ?!… Bon, allez, qu’on en
finisse, je vous fais un tarif de groupe mais c’est parce que vous avez
l’air un peu honnête…
Le frère remplit, avec une hâte savamment calculée pour durer,
le parchemin et le tendit à Killian.
- Ca fait quarante livres et douze sols ! annonça-t-il.
- Quarante livres ! s’étrangla Killian.
- Et douze sols, rajouta frère Régis qui craignait que cette
précision fût oubliée par la clientèle rouspétarde qu’il devait affronter.
- Mais c’est cher !…
- Ce n’est pas moi qui vous ai obligé à prendre un TGV… Si vous
étiez parti demain, ça ne vous aurait coûté que 18 livres… Et dans un
mois, seulement 7 livres…
- Mais je ne pars pas dans un mois… Je pars aujourd’hui…
- C’est bien pour cela que cela vous coûte 40 livres et 12 sols,
triompha frère Régis en tendant sa grosse pogne en direction de
Killian. C’est grands départs !…
- C’est du vol ! ronchonna Killian.
- Ah non ! Pour des trajets aériens, il faut aller voir les
Franciscains… Leur François parlait aux oiseaux, ils pourraient peutêtre vous arranger ça… Mais ça sera encore plus cher, croyez-moi…
Suivant !…
Pour quarante livres et douze sols, la petite bande venue de
Grime put se fondre au milieu d’une cinquantaine d’autres personnes.
On y trouvait de tout. Des marchands grecs venant faire en Occident
les affaires qu’ils peinaient désormais à faire en Orient ; l’un d’eux,
Editpiafos trouva à distraire les demoiselles par ses chansons réalistes
qui tranchait avec la production locale de troubadours à l’inspiration
désormais déclinante. A côté des marchands, il y avait de purs
aventuriers partis voir ailleurs quelle pouvait bien être la couleur de
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l’herbe. Des voyages effectués souvent au plus grand des périls et sans
aucune certitude ; Killian discuta ainsi pendant plusieurs heures avec
Gregor Depardiov, un saltimbanque en rupture de ban, qui cherchait
en vain à obtenir les documents officiels lui permettant de retourner
s’établir dans son pays lointain. Enfin, et ils constituaient la majeure
partie du convoi, des pèlerins profitaient des services onéreux du SNCF
pour se rendre qui à Sainte-Foy-la-Grande, à Saint-Jacques de
Compostelle ou à Saint-Onge.
Les saints miracles de la technique firent qu’hormis une rupture
d’écarte-nerfs, l’instrument essentiel qui permettait de guider le
convoi sans péril en éloignant toutes les personnes irascibles
susceptibles d’une attaque, il n’y eut guère de contretemps. C’est donc
avec seulement six heures de retard qu’on aborda au point terminal du
voyage. Un exploit à en croire les habitués de cette liaison !
Pour les voyageurs arrivés tardivement il n’y avait aucune
possibilité d’entrer dans la ville après l’heure de fermeture des lourdes
portes de la cité. Aussi tout un quartier s’était bâti hors les murs où, le
temps d’une seule nuit le plus souvent, les voyageurs posaient leurs
bagages. Raison pour laquelle on appelait familièrement cette sorte de
faubourg, le quartier des malles et coffres, nom qui malmené par les
outrages du temps passé a donné aujourd’hui – même si certains
linguistes ignares le contestent – le nom de « quartier Malakoff ».
Une série d’auberges, de plus ou moins bonne vie, s’étaient
établies à proximité du fleuve Loire entre la muraille et une espèce de
forêt étrange et mystérieuse qu’on appelait céans le « Petit amas
jauni » sans doute en souvenir d’une année où les pluies avaient été
plus rares. A la grande fureur de ses compagnons de voyage, Killian
refusa absolument qu’on s’installât dans aucune d’entre elles.
- Ce sont des lieux de grand péril où les malandrins, les bandits,
les paillards, pullulent comme poux en barbe mal soignée. Nous
n’aurions pas fini de sombrer dans le sommeil qu’on nous aurait déjà
robé richesses et illusions.
- Mais que faire, mon oncle ? demanda Podane
- Nous chevaucherons un peu le long du fleuve sur ce tertre qui
le domine une partie de la nuit. Et lorsque le soleil poindra à l’horizon
– du moins s’il ne pleut pas car en ce pays les averses succèdent aux
intempéries – nous demanderons accueil et secours aux bonnes dames
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de Notre-Dame-de-celles-qui-se-cachent. Nous trouverons là-bas
chaleur, bonne chère et protection assurée.
La perspective de passer une grande partie de la nuit à
chevaucher pour rien n’enthousiasmait guère les compagnons de
route du seigneur Killian. C’est encore la princesse Podane qui résuma
le mieux la chose :
- Mais enfin, mon oncle, je ne vais point passer la nuit sur la
digue de Nantes à monter Guth !
Le matin suivant ne fut que pleurs et braises âcres. Pendant la
nuit, un incendie terrible s’était déclaré, rasant tout le quartier des
malles et des coffres, semant le désordre, le chaos et la désolation au
point qu’il faudrait attendre 8 siècles pour qu’on en vint à réoccuper la
zone.
- Vous êtes un sorcier, mon oncle ! s’exclama Podane en voyant
apparaître devant elle cet océan de cendres.
- Ne dites pas des bêtises, ma nièce…
- Ah si quand même, intervint Katy-Sang-Fing… Là, je dois
reconnaître que vous avez un vrai talent pour deviner le futur. Si nous
avions pris du repos dans une de ces auberges, nous serions à cette
heure réduit à l’état de parcelles noirâtres et les chemins du saint
Paradis nous seraient à jamais fermés. Vous êtes prodigieux !
- Il était évident qu’un jour un incendie terrible ravagerait ce
quartier. Avez-vous vu l’état des maisons, les matériaux utilisés, la
proximité des étages ?
- Ne cherchez point à nous égarer, messire Killian, fit Philippa
de Vivarais… Nous ne sommes plus en train de vous reprocher d’avoir
fait les 100 pas ou les 50 trots le long du fleuve toute la nuit. Nous
voulons une explication, si possible rationnelle et raisonnable.
Raison et rationalité étant des notions bien trop évoluées pour
le XIIIème siècle naissant, le seigneur Killian de Grime se contenta de
hausser les épaules, piqua les flancs de sa monture de ses éperons
dorés et se lança au galop vers le monastère de Notre-Dame-de-cellesqui-se-cachent. Les explications viendraient toujours trop tôt.
- Malédiction ! hurla Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu. Ils
sont à Nantes !… Et moi qui ne peut rien faire depuis que j’ai
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malencontreusement appuyé sur je ne sais quel bouton de mon miroir
magique. Comment ?… Comment les arrêter ?…
Une ombre – oui, il y a toujours beaucoup d’ombres sur ces
territoires où l’air sent le soufre et la choucroute melba – une ombre
disais-je se forma dans le miroir magique et s’arrêta juste derrière
l’épaule endolorie d’Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu.
- Bonjour, je suis le réparateur de miroir magique de chez
D’Arty. C’est quoi au juste votre problème, ma p’tite dame ?…
C’est après avoir désintégré l’importun d’un rayon vert émis
par une de ses bagues enchantées qu’Anne-Charlotte-Romane de
Saint-Dieu se fît la réflexion qu’elle aurait dû patienter un peu. Se
passer les nerfs sur quelqu’un, oui… mais seulement après la
réparation. Après coup, ça lui apparut être une démarche plus
sensée…
Frustrée et en colère contre elle-même, ce qui n’était jamais
bon signe pour les autres, elle eut cependant une idée toute simple.
Elle fit tourner le miroir à plusieurs reprises sur lui-même jusqu’à ce
que l’image se brouille. Il se remit alors à fonctionner normalement.
- Finalement j’ai bien fait de me laisser aller, conclut-elle dans
un rire maléfique que le vent porta jusqu’au sommet des tours en
chantier de la cathédrale de Strasbourg.
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CHAPITRE III
Où la quête commence enfin… (pas trop tôt !)
Le monastère de Notre-Dame-de-celles-qui-se-cachent était né
au IXème siècle au moment des raids menés par les peuples du nord
de l’Europe. Craignant de céder face à l’irruption dans leur vie de tant
de drakkars noirs aux effets envoûtants et entêtants, de jeunes
péronnelles craintives s’étaient retirées à quelques lieues de la ville sur
une motte artificielle qu’elles avaient fortifiée de leurs blanches mains.
Ici, pensaient-elles, on ne viendrait pas les chercher. Ce en quoi elles
se trompaient gravement car les pillards d’Erik-Sven III à la Dent Bleue
surent non seulement débusquer ce pauvre couvent au milieu des
champs mais en plus en forcèrent l’entrée… Et pas seulement l’entrée
si vous voyez ce que je veux dire…
Cent-deux ans plus tard, dame Rosacée, fille aînée d’un
seigneur du coin, relevait le lieu et le fondait à nouveau en lui donnant
ce nom fort peu ésotérique. La règle très particulière de
l’établissement rappelait le sacrifice des premières moniales et
prévoyait que bon accueil serait toujours fait à toute femme en fuite
se présentant au portail. Ayant, bien avant l’époque des prétentions
féministes, des idées neuves et pleines d’esprit, la fondatrice avait
clairement défini dans cette règle les motifs pouvant autoriser la
première venue à prendre le voile au sein du monastère : toute femme
à qui on interdisait d’accéder au savoir était d’avance accueillie,
applaudie, acclamée ; toute femme à qui on voulait imposer un époux
pour d’obscures raisons lignagères ne se verrait pas repoussée et
rendue. Dame Rosacée en avait tiré la devise du couvent qui ornait le
linteau au-dessus du portail : « Ni cruches, ni soumises ».
A l’heure matinale où Podane de Grime, son oncle et ses
compagnons de route se présentaient devant le grand portail rose
fuchsia, le monastère comptait 38 pensionnaires. Si elles n’avaient en
entrant en ces lieux qu’une faible motivation religieuse, les effets
heureux de l’éducation, d’une retraite loin des tentations du monde et
d’une nourriture saine venue d’un potager bio ne tardaient guère à se
faire sentir. Les moniales de Notre-Dame-de-celles-qui-se-cachent
étaient dans tout le duché de Bretagne connues pour leur science, leur
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dévouement et leur façon très particulière de dénouer les conflits :
elles imposaient la paix de Dieu par le sourire, la non-violence et le
potage de légumes.
Faisons, si le voulez bien, un rapide tour des installations
monastiques (si vous ne le voulez pas, vous pouvez passer tout de
suite au paragraphe suivant où l’action, la vraie, reprendra mais il est à
parier que vous perdrez beaucoup…).
Il ne restait de la motte originelle que des petits jardins en
escalier que des générations de moniales avaient creusés puis
conservés en y appliquant les techniques les plus savantes en la
matière. Depuis les huertas des terres musulmanes d’Espagne, on
n’avait rencontré une telle merveille, hautement favorisée il est vrai
par le climat humide de la région. Au monastère primitif, on avait
progressivement ajouté des ailes, sans doute de manière à rendre
encore plus angéliques les occupantes des lieux. La principale de ces
ailes, étendue sur près de cent de nos mètres actuels, accueillait
l’église Sainte-Madeleine-des-Artichauts, un édifice progressivement
construit depuis le Xème siècle autour de son chœur massif et
filandreux. La voûte présentait des peintures naïves de saints allant au
marché ou de martyres subis dans de grandes marmites
bouillonnantes sur un feu d’enfer. Le déambulatoire du XIème siècle
tout en granit de Ploubennec avait la particularité de s’être creusé
progressivement et d’avoir ainsi un niveau plus bas de plusieurs
pouces au reste de l’église. Il convient de voir dans cette particularité
très particulière l’effet d’une des décisions les plus controversées de la
règle édictée par dame Rosacée : le renoncement au vœu de silence
jugé par la bonne dame totalement incompatible avec le profil des
jeunes femmes à accueillir. C’est donc l’usure faite par des heures et
des heures de discussion ambulatoire entre les moniales qui aurait
ainsi creusé le pourtour intérieur de l’édifice (hypothèse soutenue par
des historiens de l’art renommés comme Maximilien Lagault ou
Vladimir Lacazi). Nous terminerons cette visite de Sainte-Madeleineaux-Artichauts par le clocher, encore en chantier tout comme une
partie de la voûte, mais dont la hauteur permettait – vieux souvenir
des origines – de voir jusqu’au littoral de l’océan et de guetter ainsi le
retour éventuels des grands barbus blonds vêtus de peaux de bêtes.
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L’autre aile principale abritait les ateliers. Au monastère de
Notre-Dame-de-celles-qui-se-cachent, conformément aux inspirations
bénédictines de la règle de dame Rosacée, on ne s’abimait pas
seulement dans la lecture, le bavardage et la prière mais on devait
également passer une grande partie de son temps à travailler. Aux
traditionnels ateliers de poterie et de macramé, les mères supérieures
qui s’étaient succédées avaient ajouté la confection de soupes, de
galettes et de gâteaux qu’on allait ensuite vendre à la ville. Les tables
des plus honnêtes bourgeois de Nantes et même de Rennes se
régalaient donc des bons produits régionaux du monastère désormais
placé sous l’autorité pointilleuse mais bienveillante de sœur Trisquelle.
Du haut du clocher de Saint-Madeleine-aux-Artichauts, sœur
Alizé observait le large comme l’avait fait avant elle des générations –
si tant est que le terme de génération convienne pour des personnes
ayant fait vœu de chasteté – de moniales. Elle y ajoutait un goût
particulier pour les oiseaux de mer, en particulier les goélands, avec
lesquels elle partageait les jolies phrases qui venaient doucement
encombrer son esprit.
Lorsqu’elle vit fondre sur le monastère la petite colonne
conduite par Killian de Grime, sœur Alizé mit entre parenthèses ses
goûts poétiques personnels pour redevenir la vaillante guetteuse sur
laquelle la communauté endormie pouvait se reposer. D’une main, elle
vérifia que sa robe de toile écrue était parfaitement ajustée ; de
l’autre, elle s’agrippa à la corde qui actionnait les deux cloches. Sans
hésiter, toujours accrochée, elle bascula dans le vide ce qui eut l’effet
mécanique souhaité : les deux cloches se mirent à tinter tandis que la
moniale se laissait glisser dans le chœur.
- Qu’est-ce ? questionna la mère supérieure jusque là abimée
en dévotion dans la chapelle dédiée à saint Royco, un saint local qui
avait prôné le partage de la soupe avec les indigents.
- Six cavaliers, ma mère… Trois hommes, trois femmes…
- Hum, trois couples, fit sœur Trisquelle qui avait trop
longtemps usé à titre personnel des services du SNCF. Cela ne
ressemble pas à un assaut, ni à une arrivée massive de parturientes. A
moins que… Les trois hommes semblaient-ils poursuivre les trois
femmes ?
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- Non pas, ma mère… Au contraire, les trois femmes avaient
plutôt l’air de courir sus à l’homme qui était en tête de la colonne et
qui m’a fait l’effet d’être le plus âgé du groupe.
- Bien… Si c’est une ruse pour venir piller et violer ici, elle est
ma foi inédite… Allons, nous verrons bien… Merci, sœur Alizé, tu as
bien rempli ton office. Veux-tu s’il te plait te rendre aux cuisines et
vérifier qu’il y a bien un peu de potage aux choux sur le feu ?
- Oui, ma mère.
Dans un même mouvement, les deux femmes firent une
génuflexion devant la statue de la Vierge avant de prendre des
directions opposées.
Nous avons déjà à plusieurs reprises évoqué dans cette
chronique le saint nom de sœur Trisquelle, mère supérieure du
monastère, mais sans jamais ni la décrire, ni raconter ce que fut son
parcours jusqu’à ce matin blafard qui allait donner un nouveau sens à
son existence. Ces quelques phrases aideront le lecteur à la mieux
connaître (et pour les autres, vous savez ce que vous pouvez faire si
vous souhaitez en revenir au récit des faits et rien que des faits… Je ne
vais quand même pas vous l’expliquer à chaque fois).
Sœur Trisquelle était née dans un château perdu quelque part
en Normandie qu’elle appelait fréquemment, lorsqu’elle faisait
référence à sa vie d’antan, son « trou normand ». Enfant espiègle et
pleine de vie, elle avait trouvé dans les jeux en plein air le moyen
d’étancher les élans d’une belle jeunesse. Gwendoline de KerbacouëtLousfaout, c’était son nom laïc et peu normand il nous faut le
confesser, aimait par-dessus tout prendre part aux affrontements des
garçons, frapper tout ce qui passait à portée d’une épée en bois
fabriquée au plus profond de la forêt. Elle était partante pour les
longues courses et en revenait pimpante quand les autres en avaient
plein les pattes. Tout se brisa – c’est le cas de le dire – au soir de ses
douze ans. L’état des connaissances médicales de ce temps ne permet
pas de dire de manière assurée ce qu’il advint ce jour-là mais le fait est
que Gwendoline de Kerbacoüet-Lousfaout devint cassante. Cela
commença par une chute dans un escalier qui lui pulvérisa la main puis
se poursuivit par une glissade qui lui désarticula le dos. Trois mois plus
tard, la future mère supérieure mit par mégarde le feu à ses
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vêtements, accident qui eut pour conséquence de roussir ses cheveux
jusque là d’une blondeur de champ d’été.
Toutes ces catastrophes avaient mûri précocement la jeune fille
et, en la contraignant à l’immobilité, lui avait ouvert les portes d’un
nouvel univers, celui du savoir.
- Plus tard, je serai professeur dans un collège, proclama-t-elle
solennellement à son père qui, n’ayant rien à lui opposer face à une
assertion aussi stupide, lui colla une retentissante paire de gifles qui
provoqua un torticolis carabiné et chronique.
En un siècle de fer dans lequel les femmes n’avaient pas accès
au savoir, Gwendoline de Kerbacoüet-Lousfaout utilisa toutes les ruses
possibles pour accéder aux parchemins, grimoires et autres chroniques
qui racontaient un monde que ses infirmités récurrentes lui
empêchaient de découvrir. Envers et contre tous, elle s’instruisit et,
lorsque fut venu le temps de se marier, elle préféra épouser Dieu qui
lui permettait de continuer à apprendre à l’abri des regards si
tristement moraux.
De ses fréquentes chutes et rechutes, la future sœur Trisquelle
tira également une philosophie de vie qui fut décisive dans son choix
de prétendre à faire son noviciat à Notre-Dame-de-celles-qui-secachent : elle récusa la violence et toute forme d’excitation
disconvenante. On ne saurait dire si ce fut le couvent qui l’adopta ou si
c’est elle qui changea le monastère, le fait est qu’à 22 ans elle devenait
la plus jeune mère supérieure du duché. Gwendoline de KerbacoüetLousfaout se dispersa petit à petit dans la frêle mais décidée sœur
Trisquelle.
Sœur Trisquelle sortit de l’église au moment où les
chevaucheurs mettaient pieds à boue (puisque la terre de la cour était
réduite au triste état de gadoue suite à plusieurs journées d’éclaircies
humides).
- Mes enfants, soyez les bienvenus dans ce monastère… Si vous
souhaitez vous réconforter, il y a de la soupe au chou qui chauffe.
Nous vous la ferons servir dans le xenodochium (pour ceux de nos
lecteurs qui auraient malencontreusement égaré leurs cours de latin, il
s’agit de l’espace d’un monastère dédié à l’accueil des voyageurs).
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- Je vous fais mille mercis pour cet accueil, ma sœur… Je suis
Killian de Grime, seigneur en Limousin et possesseur de quinze arpents
de terre en la lointaine Chypre. Nous venons d’une terre maudite…
- Et zut !…
La mère supérieure se détourna, ce que Killian de Grime prit
pour un refus d’en entendre davantage. Avoir fait tant de lieues et
évité tant de périls pour recevoir une fin de non recevoir qui signifiait
la fin des espoirs, c’était dur à avaler. Presque autant qu’une soupe au
chou avant même qu’aient sonné les matines.
- Pardon, mon fils… Je vous écoute… Je viens de casser mes
bésicles… Regardez… Deux morceaux…
Sœur Trisquelle jouait mécaniquement avec les deux éléments
cherchant à les faire jointer à nouveau. Sans résultat.
- Nous pouvons revenir, intervint Katy-Sang-Fing.
Le seigneur Killian la foudroya du regard. Vieux principe de
croisé ; quand on avait mis le pied dans la place, on n’abandonnait pas
le combat pour une vétille.
- Mais non, poursuivez je vous prie, dit la sœur… Si je ne vois
plus bien, au moins je vous entends… Et je peux même vous dire que,
dès que vous en aurez terminé, j’irai tirer l’oreille – symboliquement
bien évidemment – à la novice qui a laissé un tas de fumier traîner
dans la cour.
- Ah non, ma sœur, il n’y a pas de fumier dans la cour. Cette
odeur, c’est moi… Podane de Grime, princesse au grand cœur et aux
pieds plats.
- Eh bien, ma chère enfant, princesse ou pas, il faut que vous
appreniez à vous laver. Même si on n’en a aucune preuve, les grands
savants de l’islam sont persuadés que les ablutions régulières
empêchent la diffusion des maladies. Une telle puanteur m’incline à
dire que vous ne vous êtes point lavée depuis au moins deux ans et
demi.
- Non point, ma sœur. C’est là la conséquence d’un maléfice
cruel qui pèse sur moi depuis ma naissance !…
- C’est la raison pour laquelle nous venons ici, poursuivit Killian
sautant sur une occasion qui ne reviendrait pas avant les portes
ouvertes Renault 2005… On nous a dit que la mère supérieure de ce
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monastère, sœur Trisquelle, figure de grande culture et de haute
moralité, pouvait trouver remède à ce fléau.
- Eh bien, s’exclama sœur Trisquelle, vous ne vous êtes pas
trompés !… Je suis celle que vous cherchez… Et, que Dieu me foudroie
si j’exagère, mais je pense avoir dans mes grimoires de quoi remplir
d’espoir vos carcasses éreintées par ce long voyage !
Sœur Trisquelle aimait les sourires. Ses bésicles cassées ne lui
permirent pas de se rendre compte qu’elle venait d’en faire fleurir six
en quelques mots.
- Malédiction !… Malédiction !… Ils sont arrivés jusqu’à elle !…
Si tu ne t’étais pas donnée à Dieu… L’autre… L’usurpateur… Si tu ne
t’étais pas donnée à lui, Gwendoline de Kerbacoüet-Lousfaout, je
t’aurais pulvérisée, ratatinée, dégommée, écrabouillée, aplatie,
dézinguée, ratatinée, zigouillée depuis des lustres… Mais là, tu peux
parader avec ton savoir encyclopédique !… Ah, tu vas encore faire ta
belle !… Pourquoi n’as-tu pas brûlée quand j’ai mis le feu à ta robe ?
Hein, pourquoi ?… Tu aurais eu de belles obsèques, on t’aurait bien
pleurée et on aurait gardé de toi le souvenir d’une enfant si douce et si
généreuse… Mais non ! Il a fallu que l’Autre éteigne l’incendie et qu’il
te conduise vers la connaissance que tu n’aurais jamais croisée sans
cela… Maudite ! Maudite !… Quoi ?! Qu’est-ce que tu veux, toi ?…
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu posa l’index sur
l’émeraude magique dont elle usait contre les importuns mais,
instruite par sa précédente expérience, elle ne prononça pas la
formule magique qui enclenchait le terrible processus. Son fidèle
serviteur, âme damnée parmi les damnés, put lui tendre une assiette
sur laquelle trônait un énorme morceau de brioche.
- Qu’est-ce que c’est ?… hurla-t-elle au comble de l’énervement
- Votre morceau de galette…
- Et qu’est-ce que tu veux que j’en fasse de ta galette ?… Je suis
au régime… Je ne rentre plus dans rien, c’est une horreur !…
- C’est l’épiphanie, votre Grandeur !…
- Et alors ? Que veux-tu que ça me fasse ?… C’est encore un
truc à l’Autre ça !…
- C’est la galette des Rois mages, votre Hauteur… La vraie,
l’unique… Frère Hulot l’a retrouvée dans un bazar en terre barbare et
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l’a ramenée au péril de ses os pour que vous puissiez la déguster
aujourd’hui…
- Oui… Bien sûr…
Le ton de la voix s’était radouci comme le fond de l’air en milieu
de printemps. Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu se souvenait
avoir donné l’ordre à une équipe de frères défroqués de mettre la
main sur les reliefs de cette fameuse pâtisserie sainte. Celui qui y
découvrait la fève disposait de la possibilité de faire trois vœux
auxquels rien ni personne – surtout pas l’Autre en son Paradis – ne
pouvaient s’opposer.
- Coupe-moi une bonne part ! J’ai grand faim soudain…
Guidés par mère Trisquelle qui, en dépit de son trouble
oculaire, connaissait parfaitement les lieux pour les avoir souvent
arpentés en pleine nuit, les six voyageurs furent conduits jusqu’au
xenodochium (pour les retardataires ou ceux qui auraient sauté trop
de paragraphes, la définition est environ quarante lignes plus haut).
- Mon Dieu !… Mon Dieu !… se mit soudain à hurler Philippa de
Vivarais… C’est un… C’est un…
- Eh bien, oui, quoi… Ma fille, vous n’allez quand même pas me
faire croire que vous avez peur d’un chat… Viens ici ma Beauté…
- Allons, ma chère Philippa, souffla Katy-Sang-Fing, vous oubliez
que vous n’êtes plus une souris. Vous ne risquez rien…
- Je le sais bien que je ne risque plus rien… Mais lui est-ce qu’il
le sait, le chat Beauté ? Est-ce qu’il n’attend pas l’apéro pour me
croquer comme amuse-gueule ?…
Compatissante, Katy-Sang-Fing posa une main amie sur le bras
tremblant de Philippa de Vivarais. Mais ce fut pour verser à son tour
dans la plus terrible des terreurs.
- Mon Dieu !… Mon Dieu !… se mit-elle à hurler à s’en froisser
les cordes vocales… C’est un… C’est un…
- Eh bien, oui, quoi… Ma fille, vous n’allez quand même pas me
faire croire que vous avez peur d’un loup… Viens ici mon Alf… Il est
gentil comme un toutou… On l’a recueilli quand il n’avait que quelques
jours et il n’est absolument pas méchant… Il ne se nourrit que de
légumes.
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Philippa de Vivarais trouva là un moyen de prendre une petite
vengeance à bon compte.
- Allons ma chère Katy, vous oubliez que vous n’êtes plus…
- Que je ne suis plus ?…
- Une brebis ?…
Katy-Sang-Fing passa une main angoissée dans ses cheveux
bouclés par la peur.
- Je le sais bien que je ne risque plus rien… Mais lui est-ce qu’il
le sait ?…
- Enfin !… Enfin !… Il aura fallu que j’avale quatre grosses parts
et que je me casse une dent… Mais enfin, te voilà !… La fève de
Balthazar, Melchior et… Et ?… C’est qui le dernier déjà ?
- Sheila, répondit l’âme damnée de Saint-Dieu qui connaissait
ses classiques.
- Trois rois mages… Trois vœux supérieurs que rien ni personne
ne peut bloquer (je répète pour ceux qui l’aurait oublié)… Alors, tout
d’abord, on va se débarrasser de la mère fouille-merde !… Elle a un
loup n’est-ce pas ?…
- Oui, un loup apprivoisé… Mais il ne mange que des
légumes !…
- Eh bien, susurra méchamment Anne-Charlotte-Romane de
Saint-Dieu, c’est ce qu’on va voir… Par tous les maléfices de l’univers,
que le loup ait faim et la gobe toute crue !…
Ingénieuse autant qu’elle était savante, la mère supérieure
avait réussi à recoller ses bésicles en utilisant les propriétés
méconnues de la résine de sapin. Revenue à une prise en compte
exacte de l’univers dans lequel elle se mouvait, elle dévisageait un à un
les voyageurs qui se régalaient de leur soupe au chou matinale.
- C’est vrai que c’est rudement bon, lâcha Justin Bibor qui
pourtant ne jurait à l’habitude que par les productions de son pays
natal.
Il y eut un grognement sourd et lugubre. Alf se dressa sur ses
pattes postérieures et ouvrit en grand sa gueule aux dents acérées à
force de ne jamais avoir servi. Il bondit sur la table, renversa les
55
écuelles et se planta face à sœur Trisquelle jetant ses yeux jaunes à
l’assaut du regard de sa maîtresse.
- Mais qu’est-ce qui se passe ? hurla sœur Alizé qui servait à
table…
D’un coup de patte terriblement bien calculé, le loup
désintégra les bésicles si fraîchement reconstituées. Sœur Alizé hurlait
toujours.
- Il est devenu fou !… Il est fou, Alf le loup !…
La mère supérieure n’était pas inférieure aux premiers martyrs
des temps chrétiens. Qui a vécu par le loup périra par le loup pensaitelle en regardant – autant que ses pauvres yeux le pouvaient – Alf
exhiber ses crocs à quelques pouces de son propre visage. Réprouvant
la violence, comme il a été expliqué plus haut, elle ne songeait même
pas à se saisir du couteau qui se trouvait à proximité de sa main pour
essayer de se défendre. Il ne lui restait plus qu’à se laisser dévorer et, à
l’idée de passer de vie à trépas dans ce lieu d’accueil autour d’une
bonne soupe au chou, son cœur s’emplissait de joie et de miséricorde.
Heureusement pour sœur Trisquelle, tout le monde n’éprouvait
pas le même sens du renoncement et du sacrifice. Ne serait-ce que
parce que tant de lieues pour voir la solution à tant de problèmes
mourir sous ses yeux n’était pas quelque chose qu’un homme
intrépide comme Jacques Olivier Killian de Grime pouvait accepter. Il
se dressa, l’épée à la main, et, profitant du fait que le loup lui tournait
le dos, s’escrima à le frapper par surprise. Las ! Le premier coup fut un
échec qui provoqua une longue plainte de la sœur et non d’Alf
demeuré impassible.
- De grâce, messire, ne le frappez pas ! Cet animal n’est pas
dans son état normal… Il est doux comme un agneau et là il se
comporte comme le dernier des prédateurs.
- Ma mère, pleurnicha Podane, il va vous sauter au cou…
- L’a-t-il fait, mon enfant ? répliqua toujours aussi calmement
sœur Trisquelle. Cet Ysangrin a la gueule puissante mais le cœur bon.
Il en fallait du courage – ou bien était-ce de l’inconscience ? –
pour continuer à fixer sereinement ce double appareillage dentaire
quasiment neuf pouvant déchiqueter une vieille carne en trois
passages rapprochés.
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Sœur Trisquelle leva la main droite. Le loup ferma sa gueule et
concentra toute son attention sur la main.
- Voyez !…
Pour ça, oui, tout le monde voyait… Voyait le moment où,
fatigué d’attendre, Alf allait reprendre là où il en était avant de
s’arrêter.
- Alf, fit posément sœur Trisquelle, assis !…
Le loup secoua la tête en signe de refus puis, regard perdu dans
les yeux clairs de la mère supérieure, il céda enfin et se posa sur son
postérieur. Sa gueule restait pourtant grande ouverte, menaçante,
écumant d’une rage à faire frémir un Pasteur pas vacciné contre ce
genre de désagrément…
Comme si l’animal était tiraillé entre deux sentiments.
- Sœur Alizé, commanda la supérieure du monastère, apportez
une marmite pleine de soupe.
Toute tremblante et regrettant l’altitude protectrice de son
clocher en travaux, sœur Alizé fit glisser la petite bassine en cuivre
remplie d’une mixture verdâtre devant le loup. Sœur Trisquelle abaissa
délicatement sa main vers la soupe, fit pivoter son poignet pour
présenter sa paume devant la gueule du loup et lui désigner le repas
alternatif qui s’offrait à lui.
Le grand fauve sembla soudain oublier ses instincts tueurs et
précipita sa gueule de carnivore dans le potage épais…
- Encore ! réclama la mère supérieure… Il lui en faut encore !…
Effectivement, Alf trouva un grand contentement à voir arriver
devant lui une deuxième marmite pleine de potage. Sitôt la première
terminée, il se rua sur la seconde avec un appétit décuplé.
- C’est bien, Alf… C’est bien…
Le retour du loup à ce qu’on pourrait, de manière abusive,
appeler la raison ne laissa pas que d’intriguer l’assistance.
- Ma mère, fit Podane en pensant que décidément cette
femme-là pouvait tout y compris sans doute lui rendre une haleine
normale, c’est miraculeux !
- Comme vous y allez, mon enfant !… Les miracles sont pour les
saints et je ne suis pas de cette étoffe-là… Il suffisait de bien connaître
l’animal pour savoir comment le prendre. Moi qui l’ai vu grandir, cela
fait longtemps que je sais qu’on peut l’amadouer par toujours plus de
57
nourriture… Je n’ignorais pas que pour Alf le loup, la deuxième
soupière est gratuite.
- Malédiction ! Malédiction !… Ca n’a pas marché !… Cette fève
n’a aucun pouvoir !…
L’âme damnée, courageuse mais pas téméraire, tenta de se
faire oublier derrière un pilier du palais corinthien – donc très en
avance sur son époque – d’Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu.
- Hein qu’elle n’a aucun pouvoir ?! fit l’usurpatrice en se
rappelant soudain de la présence de l’avorton placé depuis tant
d’années à son service.
- Normalement…
- Je ne veux pas de la normalité, je veux de l’efficacité ! Ce loup
aurait dû dévorer la sœur comme un vulgaire steak de porc et que faitil ?… Il tête comme un bébé une marmite de soupe au chou !…
- Il vous reste deux vœux, fit remarquer l’âme damnée.
- C’est vrai !… Mon deuxième vœu sera donc pour toi… Que la
fève magique te transforme en limace fluorescente pour que tu
rampes à mes pieds tout en éclairant de toutes tes forces mon
génie triomphant !
L’âme damnée ferma les yeux en pensant que sa dernière
heure de cloporte humain était arrivée. Pourtant, rien n’advint de
fâcheux. La fève s’était juste mise à rougeoyer en projetant contre le
mur un message on ne peut plus clair :
« Vous êtes limité à un vœu par semaine et par personne ».
L’épisode animalier ayant été réglé, on put en venir aux affaires
sérieuses. Alf s’était endormi, repu et roulé en boule devant la
cheminée. De ce côté-là, les choses semblaient s’être bien arrangées.
Pour Jacques Olivier Killian de Grime, il n’en allait pas de même.
Un doute étrange mûrissait dans la tête du combattant aguerri et
valeureux : comment avait-il pu rater ce loup immobile qui se trouvait
à portée de la lame de Rafarinade. Cette épée ne l’avait jamais trahi
qu’il ait fallu percer du Perse, trucider du Turc, cisailler du Chypriote
ou découper du Romain d’Orient. Toujours, elle avait trouvé le chemin
le plus sûr et le plus direct pour lui assurer la victoire. Certes, il avait
été blessé à de nombreuses reprises et son corps était tout couturé de
58
cicatrices profondes et variées mais, quand même, Rafarinade aurait
dû fendre la bête en deux parts égales et elle n’avait réussi qu’à faire
sauter un morceau de bois de la table. Etait-ce l’âge qui commençait à
agir ? Etait-il entré désormais et inéluctablement dans cette période
terrible où les forces, les envies et les certitudes s’envolent ?
- Mes enfants, fit sœur Trisquelle. Je crois avoir deux nouvelles
pour vous et, selon une formule consacrée, une bonne et une
mauvaise. Par laquelle dois-je commencer ?
La petite équipe s’entre-regarda sans en venir à s’entredéchirer. Pour tout le monde, il était clair que Podane était celle qui
devait parler. C’était pour elle – à la notable exception de Philippa –
qu’on était venu jusqu’en cette lointaine Bretagne.
- Ma mère, fit-elle, très égoïstement, j’aimerais entendre la
bonne nouvelle en priorité.
- Fort bien, mon enfant… Alors, apprends que mon maître
Gaston de Murcie tenait toute malédiction pour réversible. Il y a donc
bien un espoir de guérison pour ton haleine de chacal boiteux…
- Et pour le nez en trompette ?
- Sans nul doute…
- Et pour les pieds plats ?
- As-tu essayé de mettre des chaussures à talons ?…
Il n’y avait rien à ajouter à cette remarque d’une profonde
logique. Aussi Podane de Grime se tût-elle en attendant que s’exprime
le côté amer des révélations de la mère supérieure.
- Pour y parvenir, il te faudra…
- Attendre d’avoir atteint ma 42ème année, fit Podane sans se
rendre compte qu’elle venait d’offenser grandement la sainte savante
en lui coupant la parole…
- C’était une possibilité, reprit sœur Trisquelle en faisant
généreusement comme si rien ne s’était passé. Maintenant, il y a une
autre fenêtre d’âge qui pourrait être propice à la levée de la
malédiction… Il faut que tu n’aies pas atteint tes 18 ans…
- C’est le cas, ma mère…
- Que tu sois encore vierge… Peut-être que là ?…
- Ma mère, imaginez-vous qu’un homme puisse avoir
l’intention de forniquer au milieu des égouts ?
59
- Admettons… Et enfin, mais c’est peut-être le plus simple, que
tu tues de ta main innocente la personne ayant proféré la
malédiction…
- Tuer quelqu’un ? s’exclama Podane. De ma propre main ?…
Mais ma mère c’est impossible ! Je ne fais même pas de mal à une
mouche.
- Elle n’a jamais attrapé un papillon pour lui arracher les ailes,
ajouta Katy-Sang-Fing qui connaissait sa princesse par cœur.
- Elle a fait un écart alors que nous étions pourchassés par les
hommes de l’évêque de Limoges juste pour éviter un hérisson roulé en
boule au milieu du chemin, raconta Killian.
- Elle protège les petites souris, précisa Philippa qui savait de
quoi elle parlait.
- Allons, allons, si j’ai dit que c’était le plus simple c’est que la
princesse Podane n’aura pas à agir en pleine conscience de ses actes.
Elle se contentera de disposer de l’arme ultime qui mettra à la raison
la puissance maléfique… Et l’arme agira d’elle-même.
- De quelle arme s’agit-il, ma mère, questionna Killian qui
pensait en connaître plus que la moniale sur le sujet ?
- Une épée magique… Son nom est Feurémonbur et seul un
homme de fer pourra la récupérer.
L’idée que l’homme de fer c’était lui traversa évidemment
l’esprit de Killian de Grime… Mais cet esprit était désormais en proie
au doute… Alors il douta de pouvoir remplir sa tâche et, donc, douta
de pouvoir aider Podane à extirper de son existence le spectre de la
malédiction. Et quand le moi doute, on se fait des chaleurs.
- Où est-elle ? questionna-t-il.
- Je ne sais pas, avoua tristement mère Trisquelle… C’est pour
cela que votre quête sera d’abord la mienne. Tant que vous ne
connaîtrez pas le lieu où se cache cette arme aux pouvoirs
foudroyants, je vous accompagnerai. Tel est le serment que je fais ici
aujourd’hui devant Dieu et que je reproduirai tout à l’heure au-dessus
de la relique de saint Doux.
Un silence solennel se fit qu’ébrécha la voix juvénile de Justin
Bibor.
- Il reste encore du potage au chou ?…
60
Ici, on s’arrête un petit peu…
Depuis 35 (bientôt 36…) pages au format A4 (voir en bas de
cette page pour avoir la conversion en format roman), le lecteur
voyage dans un univers parfois familier, parfois lointain, et il serait
grand temps de fixer de manière plus solide le cadre général de cette
aventure, au moins pendant le temps ou Bibor torche sa troisième
écuelle de soupe.
En cette année 1221, le royaume de France est gouverné par le
roi Philippe-Auguste, un souverain sage et puissant qui ne faisait que
rarement le clown. Deuxième souverain du royaume à porter ce
prénom, il était d’une certaine manière un enfant du miracle ayant été
conçu par son père Louis VII au cours d’un troisième et tardif mariage.
Il ne restait alors du vif chevalier qui avait guerroyé contre les Anglois
et mené une croisade en Terre sainte qu’un homme âgé, usé par plus
de quarante années de règne. Souverain respecté et avisé, il avait
décidé après une terrible défaite à Fréteval contre Richard Cœur-deLion (le seul roi au nom de camembert) de se doter d’une véritable
capitale. Ce lieu où il fixa la tête de son royaume en y installa ses
archives fut Paris, ville dont on aura l’occasion de voir qu’elle ne joue
aucun rôle, mais alors aucun, dans la geste de Podane de Grime. Ou
alors très indirect.
Sous Philippe-Auguste perçait déjà son successeur, Louis VIII, et
même le successeur du successeur, un jeune prince de sept ans
répondant lui aussi au nom de Louis (du moins quand quelqu’un
l’appelait) et dont la future sainteté n’était encore qu’à l’état de
germe. Une autre figure majeure de l’Histoire nationale était encore
en gestation dans un rôle d’épouse effacée et de mère aimante ; elle
s’appelait, du fait de sa grande pâleur et depuis qu’on lui avait trouvé
un teint de cachet d’aspirine, Blanche de Pastille.
La France de 1221 est un assez fade reflet de ce qu’elle peut
être aujourd’hui. Amputée de la Bretagne à l’ouest (ce qui n’est à vrai
dire pas un problème sauf pour les amateurs de chouchen), elle ne va
guère au-delà de la limite des trois cours d’eau que sont la Meuse, la
Saône et le Rhône. Il n’y aura donc que les gourmands invétérés pour
se plaindre de l’absence en ce royaume de terres produisant la
choucroute sauvage ou la fondue des montagnes savoyardes. En
revanche, le royaume s’étend bien plus du nord au sud puisqu’il
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incorpore l’ensemble des Flandres et le comté de Barcelone (du moins
en théorie) ; cela ne sert en fait qu’à allonger immodérément la durée
des voyages.
Dans la France de 1221, pas de télés, de radios ou de journaux
(je dis cela pour les moins de 40 ans) et pas davantage d’internet ou de
tweets (les moins de 20 ans en seront surpris, du moins s’ils savent
encore lire plus de deux pages sans se plaindre). Autant dire que
l’information circule mal, essentiellement par le bouche à oreille et –
dans des cas exceptionnels nécessitant une certaine proximité de
sentiments – de bouche à bouche. Tout ce qui se dit se trouve
généralement déformé, embelli ou dramatisé, une fois passé par le
filtre du sentiment et de l’émotion. Quand on voit passer une troupe
d’une centaine d’hommes, on en a vu passer dix mille. Quand
quelques couleurs suspectes illuminent le ciel couchant, on affirme
avoir assisté à une aurore boréale annonciatrice de temps nouveaux.
Quand des loups rodent autour d’une ville, on raconte qu’ils ont
franchi douves et remparts pour venir dévorer les honnêtes gens
pendant leur sommeil. Quand on a que l’amour, il y a toujours qui veut
qu’on partage…
L’information circule donc à une vitesse raisonnablement lente
ce qui explique pourquoi ni le vieux Philippe Auguste, ni Louis le futur
lion, ni Blanche de Pastille (épouse lessivée), n’auront encore entendu
parler de l’incendie de Nantes ou du départ mystérieux de la mère
supérieure du couvent de Notre-Dame-de-celles-qui-se-cachent une
bonne semaine après ces événements. Et, en une semaine, il s’en sera
passé des choses…
En dépit des efforts des sœurs, le xenodochium du monastère
n’échappait pas à la vermine et à une certaine puanteur. C’était la
manière dont tous les recalés de l’âge et du chômage, les privés du
gâteau, les exclus du partage, signaient leur passage en ces lieux de
misère et de miséricorde.
Epuisés par leur nuit de cavalcade, repus après leur soupechou-party, les voyageurs ne firent cependant aucune difficulté pour
se jeter sur les paillasses à peine abandonnées par les vagabonds du
coin.
62
Sœur Trisquelle leur avait demandé une journée de carence
pour organiser la vie de la communauté monastique en son absence et
se préparer à quitter le couvent ce qu’elle n’avait fait qu’à trois
reprises au cours des cinq dernières années. La première fois, elle était
partie consulter un précieux recueil de textes de lois conservé à
l’abbaye Saint-Serrement de Vouzamoi. Ensuite, elle avait répondu à la
convocation du légat pontifical, monseigneur Scapinnochio de la
Plancha, qui souhaitait imposer sa nouvelle autorité cardinalice dans le
royaume qui l’avait vu grandir et qui opérait une grande tournée en
province de plus de 200 dates. A l’évocation de ce nom maudit, le
seigneur Killian avait relevé une paupière lourde de fatigue. La mère
supérieure connaissait le cardinal de la Plancha, cela était loin d’être
anecdotique à ses yeux… La dernière « sortie » de sœur Trisquelle
remontait à quelques mois – on ne saurait dire précisément à quelle
saison puisqu’il pleuvait aussi bien à son départ qu’à son retour – et
l’avait vue se rendre au chevet d’une cathédrale en chantier pour y
apporter l’obole du travail d’un mois de ses sœurs. On comprend donc
à quel point la perspective de retrouver le monde, de le parcourir –
même très partiellement – pour accompagner Podane de Grime dans
sa quête bouleversait une sainte femme qu’on devinait fragile derrière
sa détermination sans faille.
Philippa de Vivarais ne trouvait pas le sommeil. Auprès d’elle,
Katy-Sang-Fing avait fini par sombrer en pleine lecture de la chronique
édifiante d’une geste des temps anciens tandis que Podane s’était
mise à l’écart pour n’incommoder personne. Un peu plus loin encore,
Justin Bibor ronflait comme un bienheureux, la tête versée sur l’épaule
de Mi-Mai lequel, la bouche ouverte, semblait déjà parti faire des
galipettes acrobatiques avec sa « petite souris ». Seul le seigneur
Killian, la tête tournée contre la cloison, paraissait ne pas avoir encore
rencontré les ailes somnifères de Morphée.
La jeune châtelaine avait sur la conscience bien des choses
qu’elle ne parvenait pas à soulager. Elle n’avait pas vraiment tout
conté à ses compagnons de route des raisons qui l’avait conduite dans
le lit – et dans le placard à souris – de Ribaud de Bazétage. Ces secrets
pesaient trop lourds sur son âme et elle avait besoin de s’en soulager.
63
Quoi de mieux qu’un lieu saint comme ce monastère pour dire,
raconter et espérer le pardon divin ?
Lorsqu’elle pénétra dans l’abbatiale, Philippa de Vivarais
comprit qu’elle avait trouvé la voie de la rédemption.
Elle laissa la mère supérieure terminer une prière en l’honneur
du saint du jour avant d’oser lui ouvrir son cœur.
- Ma mère, je suis une abominable pécheresse…
- Qui ne l’est ma fille ?… Le fait d’avoir pris la route pour
accompagner la princesse Podane dans sa longue quête montre à
l’évidence tout le bon de votre cœur. Cela ne peut que compter aux
yeux de notre Seigneur lorsque le jour où le Jugement Dernier viendra.
- Ma mère, je n’ai fait que suivre des personnes qui m’avaient
libérée de la prison dans laquelle j’étais enfermée. A aucun moment je
n’ai voulu me joindre à la quête de Podane. J’en suis indigne car je ne
suis qu’une vulgaire menteuse… Je me fais appeler Philippa de Vivarais
mais sans avoir le moindre droit à porter ce titre. Je ne suis qu’une
bâtarde née des œuvres d’un des écuyers du comte de Vivarais.
- A en juger par la force de votre repentir, vos compagnons
ignorent tout de cela…
- Ils ignorent bien plus que ce que j’ai pu dire depuis que nous
parlons ensemble. J’ai bien été enlevée par les hommes de l’évêque de
Limoges afin de servir à ses menus plaisirs du jour et de la nuit mais cet
enlèvement se fit dans le lupanar où je cherchais à gagner quelque
argent pour survivre.
- Concubine d’un évêque…
- A mon corps défendant…
- Ma fille, il apparaît que votre corps s’est bien peu défendu…
Mais laissons ce point car ce corps est périssable. C’est de votre âme
que vous devez assurer désormais le Salut.
- Bien le sais-je, ma mère… Depuis hier, je n’étais qu’errance,
remords et questions. Depuis que j’ai vu la lumière dans cette église,
j’ai compris quels étaient les desseins de notre Seigneur me
concernant…
- Et quels sont-ils ces desseins ?…
- Des dessins…
64
Trompée par l’homophonie, la mère supérieure ne put saisir à
quoi Philippa faisait allusion avant que celle-ci ne pointe l’index vers
les fresques de la voûte.
- Ma mère, je ne sais qui a peint ce plafond mais les thèmes en
sont ridicules et la manière de peindre ignore ce que mon premier
maître, Fra Pradingo, m’enseigna en mes jeunes années. C’est plat…
- Non, fit sœur Trisquelle en effectuant un mouvement semicirculaire de la main, ce n’est pas plat puisque c’est une voûte.
- Ma mère, je sais bien qu’il s’agit d’une voûte, ce sont des
dessins plats dont je parle…
Voyant que la mère supérieure peinait à l’accompagner,
Philippa tira un morceau de craie d’une poche et commença à tracer
quelques lignes sur le sol, pourtant consacré, de l’abbatiale. La
citrouille écrasée de la voûte ne tarda pas à faire pâle figure à côté de
la cucurbitacée joufflue que l’artiste fit naître de sa main.
- Vous êtes diabolique ! s’écria sœur Trisquelle avant de se
signer pour avoir évoqué malencontreusement Lucifer dans un
sanctuaire de Dieu. Avec un peu de couleur, on pourrait presque croire
que cette citrouille est devant moi, bien réelle… Quel est ce secret
dont mes grimoires ne parlent pas ?
- Fra Pradingo est parti pour la Terre sainte mais ne l’a jamais
atteinte. Il s’est arrêté chez les Grecs et il a vu leurs statues si parfaites,
et il a vu ces dessins sur les murs qui donnaient l’illusion de la vérité…
Et il a cherché à comprendre par quels moyens les sculpteurs et les
peintres réussissaient à reproduire ces volumes… Il en a tiré des lois
mathématiques qu’il a baptisées Hédé Chouldeur, deux mots grecs qui
signifient « vent dans les cheveux ».
- J’ignorais cela.
- Ma mère, fit Philippa en se jetant à genoux sur la citrouille,
accordez-moi la grâce de m’accepter dans votre communauté pour
que j’expie mes pêchés. Je suis lasse de courir sans cesse sur les
routes, je suis lasse des regards méchants qu’on attache à ma
jeunesse. Laissez-moi repeindre cette voûte et je suis certaine que
dans des siècles on regardera encore ces peintures en se demandant
par quel miracle elles ont pu naître ici en Bretagne.
Sœur Trisquelle n’eut pas besoin de réfléchir longtemps. Elle
avait pour la peinture et pour tous les arts un goût certain qui ne
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demandait qu’à s’enflammer. La citrouille de Philippa, bien ronde et
joufflue, avait déjà décidé de la réponse à donner avant même que la
question fût posée.
- Vous passerez toute la journée à vous préparer à votre
noviciat. Nous vous accueillerons ce soir au sein de notre
communauté. Lorsque je reviendrais, si je suis satisfaite de votre
labeur, j’aviserai sur la suite à apporter à votre requête. Vous êtes
jeune, Philippa, que ferez-vous parmi nous lorsque votre tâche sera
accomplie ?
- J’en accomplirai une plus grande encore ! s’enthousiasma la
jeune artiste.
- C’est de l’orgueil, ma fille…
- Non, ma mère… C’est de l’espoir… La seule richesse que
peuvent avoir les pauvres gens.
La subite conversion de Philippa de Vivarais avait plongé ses
compagnons dans l’incompréhension. Mère Trisquelle la leur avait
annoncée au moment du repas en leur expliquant qu’ils ne pourraient
plus revoir leur ancienne compagne jusqu’à la cérémonie du soir.
- De quel droit aurions-nous pu lui imposer de continuer à nous
suivre ? remarqua Podane avec sa générosité coutumière.
- On vit ensemble et on meurt ensemble, répondit Katy-SangFing qui voyait plutôt d’un bon œil jusque là le fait d’avoir quelqu’un
pour l’accompagner aux côtés de la princesse. C’est comme ça que je
voyais les choses. Là c’est de la trahison !
Cette prise de position énergique étonna Podane et révulsa le
seigneur Killian.
- Trahison ?… Et pourquoi pas félonie tant que vous y êtes,
dame Katy ?… Que je sache, dame Philippa n’avait prêté aucun
hommage entre vos mains ! Vous ne lui aviez donné fief ou rente en
échange d’une fidélité ! Alors, de la mesure et de la commisération je
vous en conjure ! A mes yeux, s’enfermer dans cette abbaye demande
plus de courage et de détermination que la longue quête que nous
allons entamer.
Mi-Mai et Justin Bibor se regardèrent avec un sourire amusé. La
chose était désormais claire pour eux. Le seigneur Killian de Grime
n’en avait jamais pincé pour Katy-Sang-Fing, il avait juste espéré
66
exciter une certaine jalousie de la part de Philippa de Vivarais en
lançant œillades et compliments à la servante de la princesse. Un
seigneur ne s’amourache pas d’une dame de compagnie quand il peut
avoir une jeune et jolie aristocrate pour amante.
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu ne vivait pas dans une
tour d’ivoire mais dans un solide château isolé des plaines
environnantes par d’épaisses forêts et des étangs poissonneux
profonds. Rares étaient ceux à avoir pénétré dans son domaine et
encore plus rares étaient ceux qui en étaient ressortis vivants. Parmi
les hôtes réguliers – quoique importuns - de la châtelaine de SaintDieu se trouvait messire Philippe O, un troubadour montpelliérain
qu’on aurait pu croire sans histoire s’il n’avait eu en fait mille fois
maille à partir avec les prévôts du royaume. Ce matin-là, au retour
d’une équipée l’ayant conduit jusqu’à Caen, il avait débarqué au
château avec sous le bras son luth et quelques parchemins griffonnés.
C’était là tout ce qu’il possédait mais ce peu était toujours pour lui le
point de départ d’une fabuleuse destinée à naître.
- Te voilà, toi ! ronchonna ACR qui avait ruminé toute la nuit
l’échec de son attaque par loup interposé contre la mère supérieure
de Nantes. Il ne me suffisait pas d’avoir contre moi ce maudit Killian de
Grime et sa nièce puante, voilà que le pire troubadour du royaume
depuis Francis Vlalâne vient toquer à mon pont-levis !… Que me vaut
le déplaisir de te revoir ?
- Les temps sont durs, votre seigneurie… La bonne chanson se
perd… Aujourd’hui, nos cours seigneuriales sont envahies par des
trouvères venus des alentours des villes du Nord qui maltraitent la
bonne langue en la râpant comme fromage sur la soupe.
- Je le sais que les temps sont durs, rouspéta Saint-Dieu. Même
menacés d’être volatilisés par un sort dont j’ai les secrets, mes
manants se plaignent d’être cassés, brisés et exténués par les corvées
que je leur impose. Ces bougres ont même poussé l’insolence jusqu’à
réclamer le massage pour tous ! Entends-tu cela, Philippe O ? Le
massage pour tous !… A-t-on idée plus stupide à manifester ?
- Votre seigneurie est bien bonne de tolérer de telles
simagrées… Qu’ils travaillent ces fainéants !… Et sans se plaindre !… Ils
ne savent pas combien leur vie est douce comparée à celle de pauvres
67
hères tels que moi… Ils sont ancrés à une bonne terre et je suis sur les
routes toute la sainte journée… Ils ont manger à suffisance quand mon
gaster crie famine plus fort que mon luth ne résonne… Ils ont peutêtre des taxes et des droits à payer à votre Seigneurie mais ils n’ont
pas sans arrêt sur leur dos ces jean-foutres de la SACEM, la Société des
Artisans Couineurs et Eventreurs de Musique, qui réclament pièces de
monnaie sur pièces de monnaie lorsque j’emprunte à d’autres une
partie de mon répertoire.
- Aussi vrai que deux et deux font vingt-deux, je vais t’attacher
à la glèbe de mon domaine et on verra si tu es le plus à plaindre,
Philippe O, troubadour d’opérette !… A moins que…
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu laissa planer le mystère
le temps de s’assurer qu’elle avait bien eu une idée totalement
diabolique. Oh ! Il suffisait de presque rien, d’un simple signe de la
main, pour que son esprit fertile se mette en branle. En l’occurrence,
elle avait croisé du regard le miroir qui lui avait révélé la veille l’échec
de l’agression d’Alf le loup dans la cuisine du monastère de Nantes.
Entre ce rappel, douloureux comme un mauvais rhume de printemps
au cœur de l’hiver, et l’insistance à peine déguisée du troubadour à se
faire nourrir, il y avait un rapprochement on ne peut plus évident à
mener.
- A moins que ?… répéta Philippe O qui comprenait que ces
trois petits mots lui ouvraient d’intéressantes perspectives.
- A moins que tu ne veuilles te rendre au point de départ d’une
geste épique qui ne saurait tarder à commencer ?
- Que toucherais-je pour cela ?…
- 20 000 ducats à son point de départ…
- C’est une somme rondelette et agréable !… 20 000 à chaque
fois que je serai à ce point de départ ?
- Si tu le veux… De toutes les manières tu sais très bien que ma
monnaie est aussi fausse que ton inspiration…
- L’essentiel est qu’on la croit vraie, votre Grandeur !… Que
devrais-je faire ?
- Ce que tu sais si bien faire à longueur d’année… Faire de la
soupe !
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L’abbatiale Sainte-Madeleine-aux-Artichauts avait été
promptement décorée par les petites mains du monastère. Tentures,
bougies, épais cordons de séparation, avaient été placés là où le
besoin s’en faisait sentir et selon un plan clairement établi. Dans le
même temps on avait apprêté les tenues, révisé les prières et dégagé
une cellule pour la nouvelle arrivante. Les prises de noviciat n’étaient
pas rares à Notre-Dame-de-celles-qui-se-cachent mais elles
n’intervenaient pas non plus tous les 18 du mois ; il y avait donc un
minimum d’efforts à faire pour qu’on soit assuré que tout se passe au
mieux.
De manière symbolique, Philippa entamerait la cérémonie de
l’autre côté du jubé, cette cloison de pierre partageant en deux parties
la nef. Faute d’une famille à quitter, elle embrasserait ses compagnons
de route… geste qu’elle aurait préféré s’éviter tant il pouvait être
précédé de questions auxquelles elle n’avait aucune envie de
répondre. Ensuite, il y aurait la prise de l’habit, la prononciation de
vœux provisoires, les premiers gestes de soumission à l’autorité de la
mère supérieure et, enfin, au milieu de chants mélodieux, Philippa
pourrait devenir sœur Marie de Bon Secours, nom qu’elle avait choisi
dans un catalogue, d’ailleurs assez limité, de noms de substitution.
Lorsque Philippa sentait sa détermination flancher, elle
regardait la voûte et ses graphismes approximatifs. Cela lui remettait
du baume au cœur et des envies de dessiner à la main.
- Un instant, fit le seigneur Killian avant que Philippa ne
s’éloigne…
- Messire, il faut que j’y aille…
- Bien le sais-je, ma douce amie… Mais vous verrez que la chose
est d’importance…
Il se fit dans la nef un silence impressionnant contrastant avec
le vacarme de l’autre partie où les sœurs massacraient un hymne tiré
de l’antiphonaire local.
- Si vous aviez bien voulu, reprit Killian visiblement gêné d’avoir
à parler sous le contrôle de tant de paires d’oreilles pourtant amies. Si
vous aviez bien voulu…
- Mais je ne voulais pas, répondit Philippa… Je n’en étais pas
digne… Je vous aurais trompé et cela n’eut pas été bien. J’en aurais
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souffert, vous en auriez souffert, ils en auraient souffert… Donc, point
de souffrances pour tous, cela est mieux n’est-il pas ?
- Sans doute, Philippa… Mais si un jour…
- Un jour ?… Vilain chenapan, je suis sûr que vous pensez une
nuit…
- Peut-être bien… Le jour, la nuit, quelle importance ?… Puisque
toutes celles dont mon cœur est épris se dissolvent sans que je puisse
les atteindre, sans que je puisse les étreindre.
- Je n’étais pas inatteignable, messire. J’étais juste indélicate et
indéfendable…
Le chevalier de Grimes tendit sa lourde pogne vers le cou si
frêle de Philippa. Elle ne fit qu’un geste maladroit pour essayer de la
détourner. Une légère brûlure à la base du cou et un étourdissement
minime plus tard, la petite étoile dorée brillait au bout des doigts de
Killian.
- Quel est ce prodige, mon oncle ? s’exclama Podane. Vous
nous aviez dit que ces maudites étoiles ne se pouvaient ôter.
- Elles ne peuvent l’être que dans des circonstances précises,
Podane. Dans un lieu consacré à Dieu, lorsque la nuit est tombée et si
la main effectuant le geste est aimante…
- Et désormais, en plus de tout, je suis une ingrate, murmura
Philippa en s’éloignant et en évitant de regarder son libérateur.
70
CHAPITRE IV
Saperlipopette, cette fois-ci c’est parti !
On partit sous un ciel étrange. Des masses grises et lourdes
semblaient stagner au-dessus de l’abbaye et de ses environs mais au
sud, au nord, à l’est, à l’ouest, au sud-est, au sud-ouest, au nord-est,
les nuages s’étaient dissous et la journée promettait d’être belle. Bref,
ce n’était pas un ciel dégagé mais ce n’était pas à proprement parler
un ciel bas non plus. A l’époque, en ces temps où les prévisions météo
se faisaient au doigt mouillé, à la grenouille en son bocal et sans Louis
Bodin, on appelait ça un ciel mi-bas.
- Vers où allons-nous ? demanda le seigneur Killian à la mère
supérieure qui jusqu’alors n’avait rien dit des étapes du voyage à venir.
- Vers le nord-ouest… Les terres d’Arrée…
- Ca ne m’étonne pas, grommela Mi-Mai en relevant sa
capuche. A croire qu’il est écrit que cette quête sera aquatique ou ne
sera pas…
Philippe O avait chevauché toute la nuit dans un convoi du
SNCF en se faisant passer pour un grabataire se rendant implorer le
secours de saint Guénolé, patron des boiteux, des tordus et des faits
tout de travers. Cela lui avait permis de passer une grande partie de la
nuit dans une litière collective surveillée par de jeunes nonnes
attentionnées, la surveillance ne s’étant pas faite de loin si le lecteur
voit ce qu’on veut dire. A l’étape de Nantes, il avait repris sa vieille
carne et son bagage pour mettre le cap sur le monastère de NotreDame-de-celles-qui-se-cachent. Juste à temps pour voir déboucher
devant lui la petite colonne qu’il avait reçu mission d’intégrer ! AnneCharlotte-Romane de Saint-Dieu avait peut-être des difficultés avec
l’arithmétique mais en matière de contrôle du temps, elle était une
perfection. Philippe O se dit qu’il avait misé pour une fois sur le bon
cheval. Nul doute que désormais on entendrait parler de lui et de ses
histoires.
- Holà nobles dames et belles seigneurs ! lança-t-il… A moins
que ce ne soit le contraire…
71
- C’est le contraire, rétorqua Killian… Et pour votre gouverne,
monsieur, sachez qu’il n’y a ici qu’un seul seigneur, moi-même, Killian
de Grime et de Patakopoukoï.
- Votre épouse et votre belle-mère ? fit O en désignant KatySang-Fing et sœur Trisquelle.
- Non point, le corrigea Killian… Dame Katy est la demoiselle de
compagnie de la princesse Podane et madame l’abbesse Trisquelle est
la mère supérieure du monastère que vous voyez là-bas dans le
lointain sous son épaisse croûte de pluie.
Philippe O conduisit son cheval au botte à botte avec Killian de
Grime.
- Je me nomme…
- Peu importe comment vous vous nommez… Nous n’avons
point de temps à perdre en vains bavardages et vaines clabauderies.
Nous avons une quête à accomplir…
- Mais moi aussi, répondit le troubadour à la voix de velours. Je
suis en quête…
- En quête de quoi ? demanda Podane.
- Déjà en quête d’air pur… Je ne sais pas quelle fumure ils
utilisent dans ce pays mais ça schlingue !
- Schlingue ?! questionna sœur Trisquelle qui ne détestait rien
moins que sa propre ignorance sur tant de choses.
- C’est le bruit que fait une corde de mon luth quand elle se
rompt… Schling !… Du coup, dès que quelque chose me contrarie, je
dis que ça schlingue…
- Fort bien, j’essayerai de me souvenir de ce terme…
Il est vraisemblable – les travaux érudits de madame de
Fontenay sur le sujet faisant autorité – que c’est grâce à sœur
Trisquelle que ce verbe dérivé d’une onomatopée musicale serait
entré dans le lexique commun au XIIIème siècle. L’origine a cependant
été critiquée par la lexicographe Sophie Tellier qui a remarqué que le
terme pouvait venir du bas-saxon Schtang signifiant se préparer une
boisson chimique vaguement acidifiée et de couleur orangée qui fait
mal au bide quand on la boit. Sur cette question abondamment
débattue, il est toujours bon de se reporter à l’ouvrage classique de
madame Frida Oumpapa sur « le bas-breton et le haut-normand au
72
Moyen Age central », collection « langues baladeuses », éditions
Ouest-France à Rennes…
Mais trêve de pédanterie ! Revenons sur la route !…
- Il ne s’agit point de fumure ou d’excréments mais de mon
haleine, messire le troubadour…
Philippe O ne pouvait plus en douter désormais, il avait bien
rejoint la bonne colonne. Un certain alourdissement de ses poches le
lui confirma. 20 000 ducats venaient de se matérialiser en guise
d’acompte – il l’espérait – pour la mission sinistre qu’il devait
accomplir afin de s’enrichir cette fois-ci de manière définitive.
Killian interrompit Podane dont la générosité allait encore
trouver à s’employer au détriment de la quête.
- Et c’est la raison pour laquelle nous ne tolérons aucune
personne dans notre convoi. Nous nous en voudrions d’incommoder
gravement quelque voyageur que ce soit… Bonne route, messire le
troubadour.
Killian piqua des éperons les flancs de sa monture, bientôt imité
par ses compagnons. Alourdie par les 20 000 ducats et son grand âge,
la carne de Philippe O fut incapable de suivre le galop de la petite
troupe… Même lorsque, au grand dam du cavalier, les 20 000 pièces
de monnaie s’évanouirent comme elles étaient venues.
Pour mener à bien une quête, la recette est connue. Il faut
avoir une foi inébranlable, des guerriers aguerris, des belles pulpeuses
et vite effarouchées, des méchants top niveau mais surtout, et plus
que tout, il faut savoir où aller chercher l’objet ou la personne qui vous
livreront la clé de tout le reste. Pour sœur Trisquelle, cette clé se
trouvait dans un vieux parchemin qu’elle se souvenait avoir croisé jadis
alors qu’elle imaginait trouver dans la science le fil de sa vie.
Le monastère de Saint-Abel-de-Cadix était né au IXème siècle
avec la translation des restes d’un évêque ibérique tombé la croix à la
main en s’opposant à l’invasion des soldats de Tarik ibn Ziyad en 711.
Par des chemins restés secrets, la main du martyr, tenant toujours
serrée la pauvre croix de bois sertie de rubis, avait échoué dans
l’abbaye retirée au cœur des monts d’Arrée, ces montagnes bretonnes
si vertes qu’elles ne connaissaient pas l’odeur de la neige. Simplement
bénédictin à l’origine, Saint-Abel-de-Cadix avait été intégré au XIème
73
siècle dans l’ordre de Cluny avant de faire défection au siècle suivant
pour rejoindre l’ordre des Cisterciens. Cependant, la rigueur excessive
de la règle impulsée par Bernard de Clairvaux avait conduit les moines
à faire une volte-face peu réglementaire en indiquant qu’on ne les y
reprendrait pas de sitôt. Il en avait coûté beaucoup à l’abbaye qui avait
été rétrogradée au rang de simple prieuré dépendant de l’abbaye du
Relec.
- Vous laisseront-ils entrer pour consulter ce parchemin ?
s’inquiéta Podane. Il est à craindre que vous ne soyez vue par ces
moines comme un loup entrant en bergerie.
- Ma fille, répondit sœur Trisquelle, il n’y a nul risque avec une
vieille chose telle que moi. Je me suis encore cassée une dent ce matin
en croquant dans un pain un peu sec et je tombe en décrépitude
encore plus souvent que dans les escaliers. En revanche, si vous-même
ou dame Katy pénétriez au-delà des limites de la clôture, il est à
craindre que l’avenir de la communauté fût en grand péril. Songez que
Saint-Abel est en dehors de tous les chemins et que les moines
envoyés se perdre entre les murs de schiste bleu de l’abbaye
correspondent au rebut des monastères de toute la Bretagne. Raison
pour laquelle le prieur est assisté en permanence de deux hommes
d’armes et qu’il a toute autorité pour serrer à l’isolement total tout
frère ayant eu la moindre velléité d’évasion. Même une seule pensée
peut vous conduire dans l’infime ergastule coincé entre le réfectoire et
les latrines.
- C’est donc une sorte de prison que ce prieuré-là ? s’étonna
dame Katy.
- On peut voir les choses ainsi… Mais notez que cette situation
fait plutôt bien notre affaire. Ce monastère étant gardé en
permanence, on y vient cacher les chartes de propriété et autres
ouvrages dérangeants ou licencieux dont on veut donner à penser
qu’ils ont disparu… Mais l’Eglise n’est point folle. Elle sait qu’elle a
l’éternité pour elle et que ce qui n’a point aujourd’hui d’utilité pourra
en avoir dans les siècles des siècles…
- Amen, lâcha par inadvertance Justin Bibor ce qui lui valut un
regard noir de son seigneur et maître.
74
- Mais si le prieuré est gardé, comment pouvez-vous être sûre
que nous y serons accueillis et que vous pourrez y rechercher le
fameux parchemin ?
- Parce que le prieur et bibliothécaire est aussi un mien cousin,
ma chère fille… Il est comme moi vieil et égrotant mais ce qui lui a été
confié ne voit jamais le jour que pour quelques personnes dont j’ai
l’heur de faire partie… Tenez, ici, il faut que nous passions entre ces
deux buissons…
- Mais ma mère, fit Justin Bibor, entre ces buissons il n’y a…
- Oui, mon enfant, il n’y a rien… Ne vous avais-je pas dit que
Saint-Abel-de-Cadix était en dehors de tous les chemins ?
L’heure passée à zigzaguer entre landes humides et forêts
détrempées fut une des plus pénibles de ce début de quête. Un fourré
ressemblait à un autre fourré, un arbre à un autre arbre, un roc à un
autre rocher. Nulle trace pour se repérer, pour se donner un cap, pour
avoir la certitude de ne pas être perdu. L’angoisse était palpable.
Presque autant que le ciel gris, lourd et breton.
- Mais comment sait-on qu’on n’est point égaré ? questionna
Podane.
- On ne le sait nullement, ma fille, répondit la mère supérieure.
Ce n’est pas nous qui trouverons le prieuré c’est le prieuré qui nous
trouvera.
Cette affirmation fort énigmatique trouva à s’éclairer lorsque,
après de nouvelles pérégrinations et circonvolutions au cœur de la
lande, un grand coup de corne tomba du haut d’un rocher.
- Le rocher Such’Ard, fit sœur Trisquelle… Un guetteur y passe
cinq fois par jour. De là il surveille la lande. S’il voit une quelconque
présence, il en réfère au prieuré. Mandé sur les lieux, mon cousin
observe à son tour et s’il autorise la visite, il fait sonner l’olifant… Et
pas n’importe quel olifant, l’olifant que le pieux Roland tenait entre ses
mains valeureuses à Roncevaux !
- Un olifant qui n’a pas eu beaucoup d’effet sur sa défense,
remarqua Mi-Mai.
- Mais quelle musicalité ! reprit l’abbesse… Voyez… Ou plutôt,
écoutez !… Le son nous donne la direction à suivre pour gagner le
prieuré.
75
- Ma mère, excusez ma curiosité, dit Podane. Je ne peux
m’empêcher de mettre le doigt sur ce que je ne comprends pas.
- Et bien, commencez par arrêter de toucher ma joue gonflée
par une rage de dents et regardez dans une autre direction, votre
haleine devient proprement insupportable… Je vous entendrai ensuite
de bonne grâce.
La princesse s’exécuta elle aussi de bonne grâce et posa sa
question qui se perdit dans le vent de la lande bretonne.
- Si on trouve le prieuré au son du cor, comment fait-on pour
en repartir ?
- Voilà une question pleine d’intelligence, ma fille, et à laquelle
je vais vous répondre aussi simplement que possible…. On suit le
chemin qui part du prieuré et on se fie aux panneaux qui le jalonnent.
On ne peut pas se perdre.
Gérard de Kerbacoüet-Lousfaout, en religion frère Gillian du
Hoquet, n’avait plus vu sa cousine Gwendoline depuis plusieurs années
et, derrière la retenue propre à leur état monastique, leur émotion
était palpable. Ils hésitèrent à s’embrasser et se donnèrent juste une
forte brassée tandis que leurs yeux brillaient plus que de nécessaire.
Sœur Trisquelle présenta à son cousin les membres de l’expédition
dont elle avait pris la tête. Elle eut pour chacun un mot gentil et
singulièrement pour la princesse dont elle appréciait la délicatesse et
la hauteur d’âme. En revanche, frère Gillian s’excusa de ne point
pouvoir mettre en relation nos héros avec les moines de Saint-Abel,
ceux-ci risquant fort d’essayer de tirer parti de la situation pour
prendre le large. Il insista au contraire pour les mettre en relation avec
ses deux bras droits sur lesquels, dit-il, ils pourraient s’appuyer
pareillement à lui.
- Voici frère Gujan et frère Mestras qui m’assistent dans la
bonne gestion de ce prieuré. Ils ont tous deux servi à Saint-Jean d’Acre
parmi les Hospitaliers. Ils y ont gagné force balafres au service de notre
Seigneur et distribué tant de coups d’épée que leurs figures est là-bas
assimilée à celle du démon. Autant dire que pour eux, surveiller mes
douze salo… frères en religion n’est pas tâche démesurée et qu’elle
leur apporte un repos bien mérité.
76
Frère Gujan était grand, blond et barbu. Frère Mestras était
barbu, blond et grand. On aurait dit qu’il était tous deux sortis d’une
même moule. Ils n’étaient guère bavards ce qui valait mieux car frère
Gillian était lui fort disert, soit qu’il eût depuis toujours ce travers, soit
que la joie de retrouver sa chère cousine lui excitât le babil.
- Quelles sont les nouvelles du vaste monde ? demanda-t-il.
- Elles sont nombreuses et aussi vastes que le monde luimême… Mais, cher cousin, depuis quand n’avez-vous point reçu de
visites ?
- Nous eûmes la surprise de recevoir un frère bénédictin il y a
deux jours ; il effectuait des recherches pour compléter m’a-t-il dit un
arbre généalogique particulièrement complexe afin de régler une
difficile succession. Mais il était pressé, étant sommé par son évêque
de lui rendre compte au plus vite, et il n’a point trouvé le temps de
répondre à mes interrogations. Le pourrez-vous chère cousine ? Qu’en
a-t-il été au juste de cette bataille de Bouvines ?
Les plus érudits de nos lecteurs ou ceux ayant fréquenté l’école
à une époque où la République se souciait de récupérer à son profit la
gloire des rois des temps anciens savent que la bataille de Bouvines se
déroula en 1214, soit sept années avant la geste actuellement en
cours. On comprend donc encore mieux par cette simple soustraction
dans quel isolement se trouvait le prieuré de Saint-Abel-de-Cadix.
- Le roi Philippe II l’a emporté sur les forces conjointes de ses
ennemis. Ce félon de Ferrand de Flandre s’est rendu et il dort
désormais en la forteresse du Louvre. L’empereur Otton a perdu sa
couronne et le roi anglais Jean a perdu ses terres et a dû placer son
destin entre les mains de ses barons qui lui ont imposé une Grande
Charte…
- J’étais dans la plaine de Bouvines, intervint Killian… Une belle
bataille au cours de laquelle notre Seigneur a choisi son camp et l’a fait
savoir. Je puis si vous le voulez vous en narrer tous les détails.
Cependant, cela sera pour une future visite car nous ne sommes point
ici pour vous permettre de rattraper les conséquences d’un funeste
isolement de sept années mais pour débusquer un manuscrit pouvant
nous donner les clés du futur de notre geste.
77
- Vous avez raison, seigneur Killian, concéda la mère
supérieure. Menez-nous, cher cousin, dans votre bibliothèque. Le
temps nous presse et nous interdit tout retard.
La réduction de l’abbaye en prieuré avait eu une conséquence
architecturale majeure sur le monastère perdu dans la lande des
Monts d’Arrée : tous les lieux surdimensionnés ou non utilisés avaient
été réquisitionnés pour le stockage des fameux documents sur
lesquels veillait jour et nuit le bavard Gillian du Hoquet.
- Ici, expliqua-t-il, se tenait auparavant le réfectoire des moines
mais comme les membres de notre petite communauté sont
généralement punis et se nourrissent dans leur cellule, nous y avons
entassé les ouvrages les plus licencieux que les saints évêques de
Bretagne ont préféré soustraire aux yeux les plus délicats. De grâce,
gentes demoiselles, ne posez point vos regards sur les titres et les
pages de ces ouvrages.
- Trop tard ! fit Podane…
- Il faudra songer à aérer, remarqua frère Gillian, la puanteur
des latrines remonte jusqu’à ici…
- Et pourquoi croyez-vous que nous soyons en pleine geste ?!
s’énerva le seigneur Killian qui tolérait de plus en plus mal que sa nièce
ne fut point en odeur de sainteté dès qu’elle ouvrait la bouche.
- Qu’est ce que « Cinquante nuances de Grrrr… » ?
- Je ne sais si je dois vous le confier car l’histoire est fort
dérangeante. Il s’agit d’une œuvre d’un maître en l’université de Paris
qui a voulu compiler toutes les injures émanant du populaire lorsque
celui-ci entend manifester son mécontentement et son courroux. C’est
cru et au bout d’une dizaine d’occurrences le dégoût de poursuivre
vous saisit.
- Et ce « Karma Sutra » ?
- Une série de prises de positions là aussi fort dérangeantes et
qu’un esprit honnête ne saurait accepter… S’il vous plait, douces
demoiselles, changeons de lieu. Vous ne trouverez point ici votre
bonheur.
- Cela reste à prouver, mon père, déclara Katy-Sang-Fing dont la
figure couleur pivoine disait qu’elle avait osé s’affranchir des interdits
et tourner quelques pages en Katy mini.
78
On gagna par un couloir étroit et aveugle une ancienne cellule
dont les murs avaient été tapissés d’étagères de rangement taillées
directement dans la pierre bleutée de la région.
- Ici vivait frère Bernard du Pivot, celui qui me précéda comme
prieur… Vous l’avez connu, ma chère cousine… Un homme de grande
culture mais sourcilleux à l’extrême sur la valeur des mots et toujours
la bouche pleine de questions pour vous faire accoucher ce que vous
auriez voulu garder caché au plus profond de votre être… Il a lu chacun
de ces manuscrits et les a annotés de sa main. Il a même exigé d’en
faire recopier certains dont il trouvait la valeur si grande qu’il refusait
l’idée qu’ils puissent disparaître un jour et échapper au genre humain.
Je me flatte d’avoir été en mes jeunes années une de ces mains habiles
qui ont couru sur le parchemin…
- Et en quoi ces ouvrages sont-ils dangereux ? questionna MiMai.
- Ils professent des idées novatrices extrêmes et recèlent des
révélations auxquelles le genre humain n’est point prêt encore à
adhérer…
- Comme par exemple ?…
- L’idée qu’il ne doit y avoir nulle entrave au commerce et que
les taxes, péages et autres droits d’octroi sont des obstacles qui
nuisent au bien vivre des mécréants.
- Idée fort stupide en effet, approuva le seigneur Killian. De
quoi vivrions-nous si de telles bêtises venaient à se faire ?…
- L’un de ces ouvrages raconte ce que serait le monde si Dieu
était remplacé par une série de voix et d’images présentes à toute
heure du jour et de la nuit dans la demeure de chacun telles ces visions
qu’ont parfois les illuminés. Vous imaginez-vous la chose ?…
- Pas vraiment, concéda Podane. Ce serait comme si nos rêves
et nos cauchemars prenaient vie ?…
- Quelque chose dans ce goût-là, oui…
- Est-ce ici, cher cousin, que se trouvent vos parchemins les plus
rares ? questionna sœur Trisquelle dont les yeux qui brillaient devant
tant de merveilles ne perdaient pas de vue l’essentiel.
- Point encore, mais nous y arrivons…
79
Il y avait une double porte, chacune étant équipée d’une
double serrure, pour accéder au saint des saints. Mais, chose
extraordinaire, ces quatre serrures ouvraient avec une seule et même
clé que frère Gillian tenait serrée tout contre lui entre le cilice et sa
chemise.
- Quel est cet étonnant prodige, mon cousin ? s’écria sœur
Trisquelle.
- Ce n’est point un prodige, chère cousine, mais bien un terrible
aveu de paresse. J’ai des clés à ne plus savoir que faire et je perdais à
chaque fois un temps considérable à retrouver les bonnes pour ouvrir
ces portes. Alors un jour, j’ai demandé à frère Louis, notre serrurier, de
mettre les quatre serrures au format d’une seule. Là où la chose est
habile c’est que quelqu’un qui viendrait à s’emparer de mon trousseau
principal les passerait toutes sans en trouver une bonne et, s’il venait à
s’être emparé de celle que je porte sous mon aube, il chercherait en
vain les trois autres. Dans tous les cas, l’intrus échouerait à ouvrir cette
double porte.
- Mais frère Louis, lui, sait…
- C’est le seul problème, vous avez raison… D’autant que frère
Louis a réussi à quitter sa cellule en se jouant de la serrure pendant
une nuit. Pourtant nous l’avions clos telle une huitre cette tête de
bourriche… Le temps que Gujan et Mestras se lancent à sa poursuite
dans la lande, il était loin…
- Ne craignez-vous point qu’il revienne se venger ?…
- Il serait bien fol de se jeter dans la gueule du loup… Vous
savez bien désormais qu’on ne peut retrouver le prieuré sans le
secours de l’olifant de Roland.
Frère Gillian enflamma une seconde torche avant d’entrer dans
l‘ancienne réserve de grains du monastère. Cette double flamme ne
fut encore pas suffisante pour qu’on puisse embrasser du regard
l’intégralité des parchemins roulés les uns à côté des autres qui
remplissaient l’espace clos de la pièce.
- Où chercher, ma mère ? questionna Katy-Sang-Fing. Il faudra
des jours et des jours pour mettre la main sur ce parchemin. N’avezvous quelque idée de son apparence ?
- Si fait, ma fille… Il a été scellé de vert ce qui n’est point
commun… Le parchemin a une teinte bien particulière comme s’il avait
80
été traité selon une technique expérimentale ; il est très clair, presque
proche du blanc… Et, par-dessus tout, il y a trois rouleaux inclus les uns
dans les autres chacun étant écrit dans une langue différente…
Qu’avez-vous, mon cousin ? Vous voici bien pâle tout à coup…
- C’est que, ma chère Gwendo, il se fait un trouble en moi si
profond qu’il me conduit aux limites de la défaillance. Ce que vous
décrivez correspond trait pour trait au parchemin que mon visiteur
d’avant-hier consulta abondamment pour son affaire de succession.
- Et où se trouve donc ce fameux parchemin ?
- Ici… Tenez, regardez !… La couleur presque blanche, le sceau
de cire blanche et un… et deux… Et il n’y a pas de trois…
- Pas de trois ! Comment ça pas de trois ?!… Mais je vais vous
faire danser au bout d’une corde, moi, si nous sommes venus jusqu’ici
pour rien, explosa le seigneur Killian.
Sœur Trisquelle s’était emparée promptement des deux
rouleaux pour mieux constater la disparition du troisième.
- Le texte était en latin, en grec et en araméen… C’est la version
latine qui a disparu et il ne faut pas être très fort en thème pour
deviner que ce n’est point un hasard. Mon cousin, il faut nous dire qui
était ce visiteur et d’où il venait.
- Un moine… Un bénédictin…
- Nous savons cela…
- Il n’était pas bien grand, bredouilla frère Gillian.
- Voilà qui est mieux ! Mais encore ?
- Il se mouvait avec quelque difficulté, ses sandales étant selon
lui fort peu adaptées aux terres humides et lourdes de la Bretagne.
- Cela est sans intérêt. Décrivez-le !…
- Il était petit…
- Pas bien grand, petit, nous n’avançons pas…
- C’est qu’il n’a guère montré son visage disant et répétant qu’il
était un frère fort vilain.
- Il y a bien autre chose quand même… Pour le service de quel
évêque a-t-il dit œuvrer ?…
- Autant que je m’en souvienne, il n’en a rien dit.
- Vous n’êtes pas bien curieux, mon cousin.
- La curiosité est un vilain défaut, se défendit le moine.
81
- Encore vilain ! s’exclama Jacques Olivier Killian de Grime… Ces
répétitions ne peuvent être du simple ordre du hasard. C’est la
Providence qui nous voyant désemparée nous guide. Il suffirait d’un
détail encore… N’a-t-il rien laissé ce moine qui puisse encore nous
apprendre sur lui et ses troubles motivations ?
- Attendez, je crois me souvenir que…
Frère Gillian écarta la torche du cercle des compagnons de la
geste pour la tendre vers un espace sombre situé près de la porte.
- Oui, voilà, c’est bien cela… Ce maudit moine est arrivé avec
cette petite échelle et il est parti si précipitamment une fois sa
découverte faite qu’il l’a oubliée…
- Un escabeau !…
- Comme dans le champ à la sortie du souterrain secret, rappela
Katy-Sang-Fing.
- C’est lui, termina Killian en serrant les points… Frère Vilain,
abbé de Saint-Romuald… Mon vieil ami, mon quasi frère… Ce traître !…
- Point de Christ sans Judas, mon fils, dit sœur Trisquelle en
posant délicatement sa main sur le bras musclé et tendu du chevalier…
Cela n’explique pas, mon cousin, que vous ayez laissé repartir ce
vaurien avec ce parchemin si précieux…
- Il m’avait dit l’avoir recopié dans le scriptorium… Par tous les
saints, jura frère Gillian, que je suis sot ! L’exemplaire manquant a dû
rester dans le scriptorium.
- Et où est le scriptorium ? demanda malicieusement Justin
Bibor.
- Où voulez-vous qu’il soit ? Là où il a toujours été… A la place
du scriptorium !
Le scriptorium était une grande salle dans laquelle douze
écritoires étaient disposés. Il apparût très vite que c’était onze de trop
tant un seul paraissait servir. Ce que frère Gillian avait dit du rôle de
Gujan et Mestras et, surtout, du manque d’aptitude et de sérieux des
moines cloîtrés dans leur cellule ou dans la prison suffisait à
comprendre que le prieur était le seul à s’astreindre au dur labeur de
recopiage. Peut-être bien qu’un des deux anciens Hospitaliers lui
donnait parfois un coup de main lorsqu’il fallait relier les pages
recopiées mais selon toute vraisemblance cela n’allait point au-delà.
82
- Voilà ! s’écria le prieur soudain triomphant… Le manuscrit est
bien resté ici ! Mon honneur est sauf !…
Il brandit le document blanchâtre couvert de mots en latin et
de petits dessins vaguement naïfs.
- Voilà, répéta-t-il en tendant le parchemin à sa cousine. Quel
bonheur que tout finisse bien !…
Sœur Trisquelle ajusta tant bien que mal ses bésicles, fronça les
sourcils et tendit la feuille au seigneur Killian.
- Qu’en pensez-vous ?…
- Mais je ne suis pas capable de…, commença le chevalier.
- Je vous demande votre expertise et surtout vos yeux plus vifs
que les miens. Vous savez votre latin n’est-ce pas ?…
- Qui ne le sait ?…
Mi-Mai, Justin Bibor et Katy-Sang-Fing éprouvèrent un soudain
besoin de regarder la pointe de leurs pieds comme pour vérifier qu’ils
disposaient du bon nombre d’orteils prévu par Dieu au jour de la
Création. Ce manque de maîtrise de la langue sacrée ne pouvait que
dire, mieux que leurs actes, leur situation d’infériorité dans la société
de leur temps.
- Le manuscrit évoque la possibilité de lever un sort jeté sur une
jeune femme avant sa naissance… Quel que soit le sort…
- Voilà qui est fort bien ! s’exclama la princesse.
- Poursuivez ! ordonna sœur Trisquelle.
- Il nous faudra pour l’y soustraire nous rendre jusqu’à la pointe
la plus septentrionale des terres afin d’y recueillir le sang d’un narval…
Qu’est-ce que cet animal ?…
- Une sorte de poisson licorne, répondit la mère supérieure…
Poursuivez votre traduction s’il vous plait…
- Ensuite, nous devrons nous rendre au cœur des grandes
steppes de l’Est pour y obtenir du grand conquérant Gengis Khan un
sachet d’herbe aux vertus miraculeuses qu’il porte toujours attaché
autour de son col…
- Toujours rien à remarquer ?…
- Il y a une sorte de dessin représentant une plante… Sans
doute celle qui, broyée, donne l’herbe miraculeuse…
- Si vous n’avez rien d’autre à dire, seigneur Killian, permettezmoi de dire les choses telles que je les ressens, vous êtes un sot !…
83
Comme bien des gens de votre caste de guerriers, vous avez le muscle
épais mais pas la cervelle… Ne voyez-vous pas que ce parchemin est un
faux destiné à nous égarer ?
- Mais c’est bien le parchemin que le frère a recopié avant de
partir, intervint frère Gillian…
- Non, cher cousin… C’est le parchemin que ce fameux frère
Vilain nous a laissé pour nous envoyer dans une mauvaise direction…
Regardez ! Ici !… Ici !… Et là encore !… Des traces de grattage ! C’est un
autre parchemin, proche par son aspect, qui a dû être dérobé dans
votre bibliothèque. Il a été méthodiquement gratté pour faire
disparaître l’encre ancienne et puis a été réutilisé. Alors, certes, les
dessins sont les mêmes que dans les autres versions et l’écriture
apparaît très proche mais ce n’est pas une traduction fiable… Dans
mon souvenir, il n’était point question d’un narval mais d’une sorte de
mammifère fabuleux avec un très long cou… Et puis me direz-vous
comment ce parchemin supposé vieux de 300 ans pourrait connaître la
terreur des steppes, Gengis Khan, dont le nom nous est à peine
parvenu par des récits de voyageurs ?…
- Il y en a là-dedans ! s’exclama Justin Bibor en montrant sa
tête.
- Pas assez encore, mon fils… Sans quoi je serais en mesure de
traduire les parchemins en araméen et en grec… Et nous ne nous
trouverions pas dans une impasse… A moins que renonçant à faire
cette tête d’enterré vif, messire Killian de Grime veuille bien se
souvenir qu’il est seigneur de la terre de Patakopoukoï en l’île de
Chypre et qu’à ce titre il connaît mieux que moi la langue d’Alexandre
et d’Irène…
Bien sûr les signes étranges lui parlaient mais tout cela était
désormais rattaché à une partie de sa vie qui était loin derrière lui. Il
ne savait plus rien de sa terre de Chypre, il ignorait ce qu’était devenue
son épouse germanique et si l’enfant qu’elle portait au soir de son
départ avait vu le jour. Alors oui, Jacques Olivier Killian de Grime avait
appris à parler grec et même un peu d’arabe… et même un soupçon
d’arménien… Cela suffisait-il à faire de lui un traducteur émérite ?
C’est une vue de l’esprit de croire qu’il faudra attendre le
XVème siècle et la chute de Constantinople pour qu’aussitôt déferlent
84
sur l’Occident les ouvrages et les traducteurs capables de faire
ressurgir le passé grec. La Renaissance est une belle idée, jolie et
terriblement romantique mais les historiens sérieux de notre temps
savent qu’il y en a eu plusieurs au sein de cet âge de fer qu’on a appelé
le Moyen Age. Le XIIème siècle, comme avant lui le temps de
Charlemagne, a permis que des textes anciens ou arabes parviennent
jusque dans les ateliers de copie du royaume de France. Voilà
pourquoi sœur Trisquelle n’était point aussi ignorante de cet alphabet
étrange et de ces mots mystérieux qu’elle ne l’avait laissé croire en un
premier temps.
- Frère Gillian !… Un inconnu est entré dans la lande…
Le géant Mestras avait le souffle un peu court ce que le prieur
ne sembla pas remarquer. Sans lui laisser le temps de reprendre
haleine, il l’abreuva de questions.
- Homme ou femme ?
- Petit ou grand ?
- Clerc ou laïc ?
- A pied ou monté sur un animal ?
- Habillé en guerre ou en vêtements de travail ?
- Maigre ou gros ?
Lorsque Mestras eut satisfait à une quinzaine de ces questions,
frère Gillian secoua la tête.
- Je ne le connais point cet inconnu… Qu’on le laisse tourner…
- Au contraire, mon cousin… Au contraire… Laissez venir à vous
ce petit enfant… Si vous ne le connaissez point, je devine sans peine de
qui il peut s’agir… C’est un troubadour qui nous accompagna sur une
ou deux lieues à notre départir du monastère hier matin. Sa présence
ici ne peut être fortuite. S’il nous suit, laissons-le nous rejoindre et
nous ferons en sorte de savoir dans quel sombre dessein il a entamé
cette filature…
- Comme vous voudrez, ma chère cousine… Mestras, faite
sonner l’olifant de Roland… Et rajoutez un couvert à table.
Sœur Trisquelle rejoignit le seigneur Killian penché sur
l’écritoire. Faute de pouvoir être utiles en quoi que ce soit, les deux
damoiselles s’étaient retirées en un lieu qu’on devinera sans peine.
Elles y trouvèrent la confirmation qu’elles avaient beaucoup à
apprendre du monde et de certains de ses mystères. Quant à Mi-Mai
85
et Bibor, moins attirés par les choses de l’esprit, ils accompagnèrent
Mestras à la pêche au ménestrel.
- Qu’en pensez-vous ? demanda le chevalier après être parvenu
au bout de la traduction de la page rédigée en grec.
- Cela me paraît plus proche des éléments que j’avais gardés en
mémoire… Point de narval et de chevauchée vers le Nord… Quant aux
steppes de Gengis Khan, elles ne nous verront point les fouler…
Messire Killian, votre ami, frère Vilain, a une haute opinion de vous
qu’il ait souhaité vous mettre ainsi face à des périls
incommensurables… C’était pour lui la seule manière d’être certain de
se débarrasser de vous.
- Il m’a déjà cru mort une fois… Peut-être trouve-t-il
désagréable de me voir ressusciter ?…
- Vous blasphémez, mon fils !… Faute de grand Nord et de
grand Est, où irons-nous donc ?…
- La quête exige de nous de ramener la recette d’une soupe
qu’on ne prépare que dans un village du Gâtinais et la cueillette d’une
fleur bleue qui ne pousse que sur le versant nord d’une montagne
d’Auvergne. Je suis presque au regret que cette quête soit si facile… Il
ne se trouvera aucun chroniqueur pour chanter nos exploits et les
inscrire à jamais dans la légende des temps à venir.
- Méfiance, mon fils ! Méfiance !… Chacun de nos pas peut
nous conduire au-dessus d’un piège. Vous le savez comme moi, il n’est
rien de facile en ce monde. Seules des jouvencelles comme nos jeunes
amies peuvent imaginer qu’il y aura toujours des fées pour couvrir nos
routes de pétales de roses.
Philippe O se mit à trembler de tous ses membres lorsqu’il
entendit tomber du haut du rocher Such’Art la sonorité lugubre de
l’olifant de Roland. Il en était convaincu, on n’allait pas tarder à
l’assaillir. Une bande de mécréants allait déferler du haut des hauteurs
hautes qui l’entouraient pour le réduire en pièces et lui dérober le peu
qu’il avait soit un luth mal accordé et un vieux sou fripé frappé sous le
roi Louis le sixième. Lorsqu’il constata que rien ne venait, il se détendit
et comprit qu’il lui fallait suivre les coups de trompe. Le problème c’est
qu’il n’avait absolument pas d’oreille et, au lieu de se diriger vers
Mestras qui cornait à s’en faire péter les veines du cou, il tourna le dos
86
à l’appel de l’olifant et repartit vers le chemin qu’il se reprochait
depuis un moment d’avoir quitté.
- Que fait-on ? demanda Gujan.
Mestras reposa l’olifant sacré qui ne trompait plus
énormément à force d’avoir été embouché pour faire revenir le
troubadour sur ses pas.
- Je n’en puis plus, fit Mestras… Le souffle me fait défaut et
cette vieille corne menace de tomber en ruines si on continue… S’il ne
veut venir, qu’il s’en aille ce maudit voyageur ! On a déjà assez de
chats à fouetter comme ça…
- En parlant de chat, murmura Mi-Mai, est-ce que vous seriez
contre le fait de garder deux petites souris ?… Nous vous expliquerons
comment elles pourront égayer vos nuits de garde.
- Des souris ? s’étonna Gujan… Vous vous promenez avec des
souris ?…
- Ce ne sont point des souris ordinaires, expliqua Justin Bibor…
Elles sont vraiment douces, gentilles et très compréhensives.
- Mais alors pourquoi ne les gardez-vous point si elles sont
telles que vous le dites ?
- Que voulez-vous, soupira Mi-Mai… Quand on est comme nous
lancé dans une quête incroyable, on finit même par se lasser de
l’extraordinaire…
87
CHAPITRE V
Ca se gâte en Gâtinais
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu, parmi les pouvoirs
qu’une hérédité maléfique lui avait octroyés, pouvait se déplacer dans
l’espace beaucoup plus vite que la quasi totalité de ses contemporains
à la surface du globe. Elle n’en usait qu’avec parcimonie car cela
consommait beaucoup de son énergie vitale et la laissait ensuite
fortement affaiblie comme après un énorme rhume ; elle devenait dès
lors une proie possible pour les désenvouteurs et autres exorcistes de
bas étage. Cependant, lorsque son miroir magique – réparé par un
second ouvrier qu’elle avait eu le bon goût de ne point atomiser tout
de suite – lui montra le terrible échec de Philippe O dans la lande, elle
n’eut d’autre solution que de prononcer la formule magique lui
permettant d’échapper à la gravité terrestre. Point de balai dans tout
cela car Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu, femme libérée avant
l’heure – et pourtant comme tout le monde sait ce n’est pas si facile -,
refusait absolument d’avoir recours à ce type d’objet trop connoté
ménagère de moins de 50 ans.
Après un vol moins agité que sur un Boeing 787 Dreamliner, la
créature maléfique qui avait décidé de mettre le monde entier à ses
pieds - en commençant par une petite seigneurie du sud Limousin - se
posa au cœur d’une épaisse forêt bretonne. Elle avait étudié la
situation depuis le ciel et en avait déduit que Philippe O et - avec de la
chance - les compagnons de Podane de Grime ne pouvaient que
fréquenter cette route qui franchissait la Vilaine.
- Mon Dieu ! Vous m’avez fait peur !…
Philippe O avait fait un bond tel qu’il faudrait attendre Bob
Beamon à Mexico pour trouver à le dépasser.
- Maîtresse, ce n’est pas une façon d’en user avec votre plus
humble serviteur.
- Humble et serviteur ?!… Comme tu y vas ! Tu es aussi humble
qu’un paon en pleine saison des amours… Quant à te prétendre mon
serviteur, apprends qu’un mien serviteur doit me servir efficacement
sans quoi je lui signe une décharge immédiate pour un long séjour en
enfer, rayon petit tas de cendres dans un coin.
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- Maîtresse, de grâce !… Vous n’imaginez pas les dangers et les
douleurs qui ont été les miens et les miennes durant ces dernières
heures. Perdu dans la lande, j’ai été pourchassé par un animal invisible
qui me courait sus en claironnant. La nuit m’a trouvé le ventre creux et
la membrature cassée. Je n’ai eu pour paillasse qu’un tapis de mousse
humide et pour abri qu’un plafond de feuillages mouillés. Depuis mon
réveil, j’ai les doigts gourds et ridés, l’estomac dans les talons, les
talons dans la boue et de la boue dans la bouche. Je ne puis plus ni
chanter, ni pincer les cordes de mon luth. Voilà le triste sort de ceux
qui vous servent…
- Tu me parles de douleurs, de souffrances et d’absence de
repos… Je te parle de réussite et de résultats. Combien de temps as-tu
réussi à t’insérer dans la colonne de cette maudite sœur Trisquelle ?
Combien ?…
Le hurlement de la maléfique Saint-Dieu défolia une partie des
arbres alentours avec a même efficacité qu’une tonne de napalm. Il ne
fallait décidément pas l’agacer.
- Pas assez longtemps, je le confesse… Mais je suis resté sur
leurs traces pendant toute une journée et une nuit et j’ai bien cru que
j’allais les rejoindre lorsque…
- Lorsque…
- Lorsque je suis arrivé dans cette lande étrange avec son
rocher bleu et son ciel de velours… Et là, il n’y avait plus de traces… Ou
plutôt il y avait des traces dans tous les sens et il était impossible de
les suivre. Et puis, il y a eu la bête… Avec son cri ignoble !…
- Tu es un âne, Philippe O ! Un âne !… Tu avais une chance
inespérée de parvenir jusqu’au monastère de Saint-Abel-de-Cadix et tu
l’as laissée t’échapper !…
Une nouvelle partie des feuilles, pourtant bien vertes et
luisantes, se desséchèrent en un instant et s’abattirent sur le sol
humide.
- Qu’est-ce que cela le monastère de Saint-Abel-de-Cadix ?…
- C’est un lieu plein de mystères qui échappe à la magie noire
comme la mienne et qui abrite une partie des secrets de ce qu’ils
appellent la sainte Eglise… Toi qui te flattes d’avoir couru le royaume
en tous sens, tu ignores cela ?
- Ma foi, fit O en se frottant nerveusement le menton.
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- Tu ignores qu’au-dessus de ce monastère le ciel est sans
nuages et d’un bleu rare ?
- Maintenant que vous me le dites, je me souviens
effectivement avoir entendu dire que Saint-Abel-de-Cadix a des cieux
de velours… Et qu’on y trouve l’amour.. Chic ! Chic ! Chic !… Aïe ! Aïe !
Aïe !
Cela avait été plus fort qu’elle. La méchante Saint-Dieu avait eu
un impérieux besoin de cogner sur le troubadour pour le ramener à
une véritable obéissance (en ces temps-là, les châtiments corporels
demeuraient fort heureusement tolérés et même recommandés).
- Si c’est une invitation à l’amour, elle est rude… pleurnicha
Philippe O.
- Tais-toi ! Je ne veux pas un amant… Tu entends ? Je ne veux
pas un amant !… Mais toi, puisque tu aimes tant faire le joli cœur,
circonviens la demoiselle de compagnie de la princesse et apprends
d’elle où ils comptent aller dans ce sinistre équipage !…
Au départir du monastère de Saint-Abel, les effusions entre
frère Gillian et sœur Trisquelle n’avaient déjà plus le caractère
touchant des retrouvailles. De part et d’autres, on avait eu le temps en
une journée de se souvenir de tout ce qu’on n’avait jamais aimé chez
l’autre. Le prieur trouvait la mère supérieure beaucoup trop sûre d’elle
ce qui ne pouvait qu’être un aveu de suffisance. Sœur Trisquelle s’était
trouvée peinée de la légèreté de son cousin que frère Vilain avait
berné sans qu’il ne s’aperçoive de rien ; d’ailleurs, il ne s’était pas
davantage avisé que ce prieuré était une prison pour lui aussi et que
ses talents, réels, ne seraient jamais récompensés par la hiérarchie de
l’ordre. La lande des monts d’Arrée ne blanchissait peut-être pas, son
ciel y était toujours d’un bleu capiteux, mais cela suffisait-il à combler
une vie ? Elle, elle préférait la compagnie bruyante de ses sœurs et, de
temps en temps, le piquant d’une aventure. Sa retraite du monde, elle
la voulait animée.
- Où se trouve ce Gâtinais qu’il nous faut atteindre ?… Y fait-il
froid ? demanda Katy-Sang-Fing, la seule qui voyait de la neige partout
même où il n’y en avait pas.
90
- Il nous faudra traverser bien des fleuves et des rivières,
cheminer par vaux et collines avant d’y parvenir, expliqua sœur
Trisquelle.
- Sauf votre respect, ma mère, je ne vous ai point demandé le
chemin à suivre mais une description de ce pays que nous cherchons…
- Une description, ma chère enfant ?… Mais que puis-je vous
dire sinon qu’il s’agit d’un plat pays qui n’est pas le mien cerné de
grandes forêts ? On y trouve des paysans opprimés par des seigneurs
méchants et des rivières languissantes courant vers le fleuve de
Seine… Voilà, vous sentez-vous plus informée désormais ?
- A peine, ma mère… N’avez-vous point de noms plus précis à
me donner ?
- Eh grand Dieu, à quoi cela vous servirait-il ?!… Vous n’avez
point étudié la géographie du royaume en vos jeunes années et vous
savez ce que tous les jeunes de votre âge savent, c’est-à-dire rien…
Vous dirais-je que la principale place du Gâtinais se nomme Montargis
et que le fleuve qui la traverse est le Loing que vous n’en seriez pas
plus avancée… Vous apprendrais-je que ce fameux Gâtinais se trouve à
quasiment égale distance de Paris, Orléans et Nevers ? Allons ! Vous
n’avez nulle idée d’où se situent des trois villes et de la manière dont
elles se combinent dans l’espace… La bonne curiosité est saine, ma
fille… Mais elle ne l’est vraiment que lorsqu’elle n’est pas le résultat
d’une angoisse mais l’expression d’une véritable soif d’apprendre.
Ayant dit ce qui ressemblait au fond profond de sa pensée
profonde, sœur Trisquelle éperonna sa monture pour se donner du
champ et méditer. Elle venait de se rendre compte qu’elle avait été
méchante et désagréable. Comme si une faille en elle s’était rouverte
au contact de son cousin Gérard, une faille qui l’aurait ramenée, elle et
son caractère, à des âges passés où elle ne parvenait pas à contrôler
une impulsivité et une violence qui ne pouvaient cadrer avec ses
fonctions présentes.
Philippe O et Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu avaient
défini une stratégie certes rudimentaire mais qu’ils pensaient efficace
pour que le troubadour reprenne contact avec la colonne du seigneur
Killian. Le musicien se planterait à cheval au milieu du pont de la
91
Vilaine et ne consentirait à s’écarter que si on voulait bien de lui
comme compagnon de route.
- Et s’ils veulent te dégager de là par la violence, tu n’as pas de
crainte à avoir, mon poussin, je te couvre…
Et pour rappeler la puissance de ses pouvoirs, la méchante
sorcière fit se lever une tempête de poussière noire qui interdit tout
franchissement du pont.
- Nous n’avons plus qu’à les attendre, fit-elle. Je vais me poster
un peu plus loin et je te ferai signe lorsqu’ils arriveront.
- Fort bien, dit O… Il suffira d’un signe… Un matin… Un matin
tout tranquille et serein… Quelque chose d’infime… C’est certain…
- Hein ?…
- Nous n’avons point parlé de mes émoluments, fit remarquer
Philippe. 20 000 ducats cette fois-ci encore ?
- 5 000 et pas plus, concéda Saint-Dieu… Cela ne vaut guère
plus… Mais en beaux ducats d’or neufs…
- J’aurais tout ce qui brille… Dans les mains…
La dame de Saint-Dieu, grimée en guenilles de vaurien en partie
déchirées, regarda passer le petit convoi devant elle. Lorsqu’elle
remarqua que sœur Trisquelle chevauchait en avant de la colonne, elle
plongea rapidement sa main dans la poche de sa blouse terreuse pour
en extirper la fève magique. L’occasion était trop belle et le calendrier
enfin favorable.
- Je veux qu’un éclair jaillisse des nuages et pulvérise cette
vieille rogne en la transformant en un millier de bulles ! Et je les
regarderai exploser une à une en riant…
La fève magique sembla hésiter puis, tout en se mettant à
trembler, se colora de vert sans émettre de message négatif. Un long
sifflement déchira l’air, une bourrasque de vent traversa la forêt, une
langue de lumière aveugla tous les humains à deux lieues à la ronde.
Le terrible éclair, appelé par les vœux maléfiques de la reine des semiténèbres, frappa.
En un instant, la vieille carne montée par Philippe O se trouva
transformée en petites sphères humides et piquantes qui s’égayèrent
dans le vent. Le cavalier soudain sans monture se trouva plus que
désarçonné, chuta et, dans son malheur, heurta la rambarde du pont
92
avant de choir dans la Vilaine. Plouf !!! Anne-Charlotte-Romane de
Saint-Dieu partit alors dans un éclat de rire monumental et
inextinguible qui contrastait avec ses sentiments les plus profonds. Elle
avait émis la volonté de rire en voyant s’envoler les petites bulles… et
elle riait ! Sans que son cerveau, sans que le tréfonds mauvais de son
âme y puisse quelque chose. Cette fève magique des rois mages avait
de prodigieux pouvoirs mais il ne lui restait qu’un vœu pour en
profiter… Et il faudrait attendre encore sept longues journées avant de
pouvoir en user.
- Par Dieu ! Aidez-moi… glou glou !… Je ne sais… glou… pas…
glou… nager
- Entendez-vous cet appel ? demanda Podane qui cherchait à
attraper les bulles qui volaient vers elle.
- Non, moi j’entends le rire de cette vieille folle là-bas, rétorqua
le seigneur Killian. Et si nous étions encore en Terre sainte, je lui aurais
fait rentrer ce rire satanique en gorge à coups d’épée …
- Ce n’est pas chrétien, fit sœur Trisquelle en levant un index
sévère (l’autre l’étant moins car planqué avec ses camarades à
l’intérieur d’un poing serré autour de la bride de sa monture).
- Glou… glou… approuva bruyamment Philippe O.
- Mais qu’est-ce au juste ? demanda Katy-Sang-Fing en sautant
en bas de sa monture et s’approchant du parapet…. Tenez,
regardez !… Là !… C’est un homme qui se noie…
- Un homme ?… En êtes-vous bien sure, dame Katy ? Il y a, me
semble-t-il, beaucoup de fanfreluches au poignet qui dépasse et du
cheveu sur la tête bien plus que de raison… J’opinerai que c’est une
dame qui se noie dans la Vilaine…
- Un homme vous dis-je, martela Katy. Il est Vilaine !
- Eh bien, admettons que ce soit un homme, reprit Mi-Mai…
Mais c’est bien un cas alors…
- Admettons-le… Mais le cas se noie !…
- Eh bien, qu’attendez-vous ? ricana Mi-Mai. Plongez si vous en
pincez pour lui !…
- Il me faudrait pour cela me dévêtir et pour un empire je ne
peux me dévêtir…
- Gloooooooooooouuuuuuuuuuu !
93
Faisant fi des conséquences pur sa pudeur et pour sa belle
santé, Katy-Sang-Fing ôta sa longue pelisse en hermine grise et se jeta
dans le fleuve. Philippe O n’était plus qu’un toupet de cheveux
émergeant au-dessus d’une onde tourbeuse. Elle hésita encore un
moment, se demandant si le jeu en valait la chandelle et s’il ne risquait
pas d’y avoir bientôt des chandelles autour de son « je », son corps
embaumé et prêt à mettre en terre.
- En plus, elle n’est pas chaude, murmura-t-elle. Cela change
des bains bouillants du château.
Enfin, Katy se lança sous les regards inquiets de ses
compagnons de route. Elle agrippa le troubadour par les poils qui
dépassaient encore et tira. La molle stature de O bascula de
l’horizontale vers la verticale et la tête aux yeux exorbités du noyé en
devenir émergea de l’onde impure offrant un imposant contraste avec
le tableau plus tardif de Botticelli.
La grève herbeuse accueillit les deux corps épuisés. Katy resta
un moment allongée sur le dos regardant le ciel se teinter de relents
gris et lourds.
- Et en plus, il va neiger, pesta-t-elle…
A ses côtés, Philippe O ne bougeait plus… Ou, plus exactement,
il était animé à fréquence irrégulière de soubresauts qui le voyaient
recracher une partie des eaux de la Vilaine.
- Quel coup de folie ! lança le seigneur Killian, premier arrivé
sur la rive. Vous auriez pu ne point en revenir.
- A qui aurais-je manqué, seigneur Killian ?… Il y a des jours que
vous ne me faites plus le bel œil…
- Votre maîtresse vous aime…
- Qu’elle retrouve une haleine pure et fraîche et je n’existerai
plus à ses yeux… Il est grand temps que je montre que j’existe et que je
ne suis pas qu’une faire-valoir commode en cette geste, ne croyezvous point ?
- Cessez de philosopher, dame Katy, et venez vous changer. Par
ce froid haineux, vous allez croiser la mort…. Bibor, Mi-Mai, venez
m’aider à redresser ce moribond… On a l’impression qu’il a bu toute la
rivière.
94
Il fallut quelques bonnes claques pour que O consente à enfin
ouvrir les yeux. La vision qu’il eut alors – trois hommes à la mine
sévère – lui fit comprendre qu’il était bien loin du Paradis.
- Ah c’est toi ?! s’exclama Killian… Tu as de la veine que ce ne
soit pas moi qui ai plongé pour te sauver. Je t’aurais lesté de cailloux
pour que tu dormes longtemps tout au fond de la rivière…
- Mon luth ! s’exclama le troubadour. Où est mon luth ?…
- Dans l’eau, par Dieu !… Et il y restera ! La seule geste que tu
pourrais avoir eu à chanter avec est la nôtre et, je te le redis, nous ne
voulons pas de toi en cette aventure !
- Mais je n’avais point fini de le payer encore !… Je devais
encore 20 livres tournois au facteur italien qui me l’avait vendu… Que
vais-je devenir sans mon instrument ?
- Un muet ! Et cela vaudra encore mieux !… Prends-en ton parti.
Dis-toi que c’était ton luth final… Allez, groupons-nous et demain on
verra si on peut encore sauver ton genre humain…
Faute de monastère à proximité et d’auberge accueillante dans
les environs, Killian avait décidé de passer la nuit près de la rivière. Il
avait envoyé Justin Bibor couper du bois pour le feu ; Mi-Mai
commençait à passer en revue les denrées disponibles dans les fontes
de la jument transformée en bête de somme depuis que Philippa avait
quitté la quête. De son côté, Killian avait entrepris de dresser la tente
en peau de chèvre où, au mépris de la différence de sexe, tous
passeraient la nuit.
- Qu’il est plaisant de regarder ces hommes travailler n’est-ce
pas ? remarqua sœur Trisquelle.
- Ils ont de la force… N’est-ce point normal ?…
- C’est qu’ils n’ont point compris encore que nous pouvions
faire aussi bien qu’eux dans tous les domaines, rajouta la mère
supérieure. Prions le Seigneur pour qu’ils l’ignorent encore
longtemps… Nous n’en serons que plus à l’aise pour affirmer ce que
nous sommes…
- Et que sommes-nous ? demanda Podane.
- Vous, ma chère fille, vous êtes une rêveuse. Votre monde est
peuplé de fleurs en boutons et vous attendez avec impatience de les
voir éclore… Un jour viendra pourtant où vos yeux se décilleront et là…
95
- Là ?…
- Il sera temps de faire des choix importants…
- Et moi, ma mère ? questionna dame Katy.
- Vous êtes une ambitieuse, ma fille. Vous ne croyez plus aux
rêves, vous avez décidé qu’il était temps de les vivre. Sans cela, auriezvous plongé tout à l’heure pour secourir ce malheureux ?
- C’était de la bonté, intervint Podane. J’aurais dû le faire moimême… Ou un de nos hommes…
- Mais personne d’autre que dame Katy ne l’a fait… Parce
qu’elle a des choses à montrer au monde… A commencer par ellemême…
Katy-Sang-Fing balaya d’un revers de main ces affirmations. Il
commençait à neiger, elle avait d’autres soucis que les réflexions d’une
nonne aigrie.
- Vous lisez en nous, ma mère…
- Chère princesse, je ne lis que ce que vous voulez bien
montrer… Toutes deux, vous êtes des livres ouverts… Je n’en dirais pas
autant de votre oncle, ni de notre nouvel ami qui déambule le long du
fleuve en espérant que les flots vont lui rendre son luth. Eux ferment
leur cœur et leur regard à toute analyse… C’est pourquoi je voudrais
profiter de ce moment où nous sommes seules pour vous conseiller de
vous en méfier.
- De mon oncle aussi ?…
- De votre oncle surtout… Il n’est point cohérent dans ces
propos… Il a affirmé pouvoir narrer le détail de la bataille de Bouvines
y ayant participé alors qu’il aurait dû il y a sept ans être sur son île de
Chypre… Il a parlé de son mariage en Orient mais a aussi mentionné
plusieurs femmes qui auraient été l’amour de sa vie… Sans compter les
avances faites à sœur Marie de Bon Secours…
- Qui ça ? interrogea dame Katy.
- Philippa…
- Ah oui…
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu avait de multiples
talents mais un certain génie de la maladresse. A peine revenue dans
son antre, elle avait malencontreusement actionné un bouton marqué
« Surtout ne pas toucher ». Aussitôt, son fameux miroir magique
96
s’était mis à dérailler lui interdisant de voir les progrès de la quête de
Podane de Grime. A la place, elle captait une émission sur des
chevaliers montés sur des monstres pétaradants traversant de vastes
étendues désertiques à grande vitesse. Une autre forme de quête à
laquelle elle ne comprenait rien et ne trouvait aucun intérêt…
Quelques coups dans l’appareil n’ayant point réussi à le remettre en
bon ordre de marche, elle avait décidé à contrecœur de contacter sa
haute ligne installée au sommet du donjon de son château.
Le responsable de la haute ligne était un petit homme bourru
et barbu, féru de toutes les nouvelles technologies (de l’époque, cela
va sans dire) mais aussi capable de percer les secrets des cœurs les
plus endurcis. Raison pour laquelle, la baronne de Saint-Dieu, qui avait
bien des failles à cacher, hésitait avant de faire appel à lui… Mais là,
elle ne pouvait guère agir autrement ayant déjà la désintégration de
deux techniciens du service après-vente sur ce qui lui tenait lieu de
conscience.
- Allez me chercher le sieur Vic, commanda-t-elle à son âme
damnée.
- Le sieur Vic ?… Mais…
- Quoi encore ?…
- Pendant que vous vous étiez éclipsée, il est parti…
- Comment ça, « parti » ?…
- Il a estimé qu’on ne faisait pas assez appel à ses services et
qu’il trouverait aisément à s’employer ailleurs… Il a bouclé ses malles,
a pris sa carriole et il est parti…
La baronne de Saint-Dieu secoua la tête avec consternation.
Elle imaginait ce Vic faisant sac et malle… Une vraie foire tant son logis
était encombré d’objets sans utilité connue qu’il avait dû entasser tant
bien que mal.
Eh bien, puisqu’il avait fui, il ne lui restait qu’une chose à faire.
Oublier sa fatigue, sa lassitude et ses envies de détruire le monde avec
son dernier vœu de fève magique pour rattraper Vic par la peau du
cou… et des fesses s’il n’y avait pas d’autre moyen d’y parvenir.
L’abbatiale Notre-Dame-des-Artichauts était glaciale. Dehors, la
neige s’était mise à tomber à gros flocons mais ni le froid, ni la
perspective d’être la première le lendemain matin à aller casser la
97
glace pour puiser l’eau ne détournait sœur Marie du Bon Secours de
son ouvrage. Elle avait entrepris de crayonner sur des parchemins
collés sur le sol la réplique de ce qu’elle entendait reproduire sur la
voûte une fois obtenu l’accord de la mère supérieure. Cela ne plaisait
guère à sœur May Lay qui dirigeait la communauté en l’absence de la
mère supérieure.
- Vos dessins, ma fille, sont proprement inconvenants !… Jamais
notre mère n’acceptera de voir éclater ses formes et ses couleurs sur
les parois de notre sainte église. Regardez ces artichauts, on dirait
des… des… Oh je n’ose pas prononcer ce mot odieux… Et ces radis
roses, ce renflement… On a l’impression qu’ils vont vous sauter au
visage… et ailleurs... Et ces melons, on dirait des… oh, Seigneur,
pardonnez-moi d’employer ce mot dans votre sanctuaire… On dirait
des fesses !!!… Tout ceci est ignoble et bien trop vivant et suggestif
pour être le fruit d’une âme honnête…
- Mère Trisquelle n’était point que je sache malade ou
empêchée lorsqu’elle m’a demandé de réaliser ce projet…
- Elle était peut-être tout simplement troublée et attaquée de
manière insidieuse par le Malin…
- Avouez, ma sœur, que vous avez peur du changement et que
ce qui est nouveau vous dépasse…
- Je ne vous répondrai pas, répondit sœur May Lay avec un
petit ton sec qui finit de mettre l’ancienne Philippa de Vivarais au
comble de la fureur.
- Eh bien, le plus simple est encore de lui demander ce qu’elle
en pense… Où se trouve-t-elle ?…
- Comment le saurais-je ?
- Me prenez-vous pour une niaise ?… J’ai bien vu le pigeonnier
derrière le dortoir et j’ai entendu arriver de nouveaux volatiles chaque
jour depuis le départ de la mère supérieure. Je ne l’imagine pas vous
abandonnant totalement ce monastère sans vous mander de ses
nouvelles et vous donner ses instructions. Où est-elle ?…
Prise au piège au centre du terrain d’affrontement, sœur May
Lay ne put botter en touche pour se dégager.
- Aux dernières nouvelles, elle serait quelque part au sud de
Rennes et en route vers Laval…
98
- Fort bien !… Je partirai demain matin avec mes croquis pour
obtenir son accord. Peut-être alors accepterez-vous de regarder mes
dessins pour ce qu’ils sont et non pas comme la résurgence de vos
pensées les plus disconvenantes.
- Vous ne pouvez partir ! s’emporta sœur May Lay. Vous avez
fait des vœux…
- Des vœux provisoires… Je les reprends donc… Demain, je
partirai… D’ici Laval, j’aurais rattrapé la mère supérieure. D’ici Laval
j’aurais son aval. Et vous, votre fierté, il faudra bien que d’ici Laval vous
l’avaliez, que vous la ravaliez… Bonne nuit, ma sœur.
- Eh bien, Vic !… Que me faites-vous courir par ce temps
froidureux ?… N’avez-vous point honte de faire ainsi faux bond à votre
maîtresse ?…
- Où cela une maîtresse, baronne ? Dans la représentation que
je me fais du rôle d’une maîtresse, il y a ce je ne sais quoi d’autorité
qui fait qu’on se sent petit et tout au moins en même temps
indispensable. Depuis que vous m’avez promu sur la haute ligne au
sommet du donjon, c’est comme si je n’existais plus à vos yeux. Loin
des yeux, loin du cœur et, sous mon apparence de petit géant bourru,
j’ai un cœur qui bat.
Essoufflée par sa course, Saint-Dieu ne sut quoi répondre.
Manque de respiration et manque d’inspiration allaient souvent de
paire chez elle ce qui la faisait souffler d’abondance.
- Vous voyez, reprit Vic le débrouillard, vous ne supportez point
d’écouter mes remarques. C’est comme si vous craigniez de
m’entendre…
- Je ne crains pas de t’entendre, bougre de susceptible… Je
crains la puissance de ta raison dont je sens bien qu’elle pourrait
éteindre mon propre esprit de vengeance… Que je te demande de
venir réparer mon miroir magique et tu vas encore me tenir des
discours sans fin pour m’expliquer avec des mots savants auxquels je
n’entends rien pourquoi je suis telle que je suis et pourquoi il serait
temps que je m’amende…
- Que je m’amendasse…
- Quoi Amanda ?… Tu trouves que je n’ai pas assez de prénoms
et tu veux en plus m’en rajouter un ?
99
- Non, dame Anne-Charlotte-Romane… C’est un imparfait du
subjonctif…
- Eh bien, tu remballes ton truc imparfait qui est subjectif et tu
rentres à grande vitesse au château pour réparer objectivement mon
miroir magique…
- C’est vrai, baronne ?… Vous me laissez m’en approcher ?…
- Ne viens-je point de te le dire ?
- Oh, si j’osais !… J’ai idée de quelques améliorations décisives
qu’on pourrait y ajouter… Une application permettant de savoir si on
est la plus belle du monde… Comme cela le matin en vous levant, vous
sauriez…
- Contente-toi de faire ce que je te demande, âne bâté ! Je me
moque de savoir si je suis la plus belle du monde… Ce que je veux
savoir c’est si je suis la terreur du monde ! Car le jour où je le serais,
quand les rois, les empereurs et le pape viendront me manger dans la
main, alors je pourrais mettre en œuvre mon plus grand projet… Celui
qui fera de moi la maîtresse de toutes les âmes… Le LU !
- Le LU ?!… Qu’est-ce que ceci ?…
- Je t’en ai trop dit.. Avoue-toi heureux de ne pas être foudroyé
sur place d’en avoir appris autant. Rentrons !…
A la mi-nuit, alors que la neige étendait son manteau blanc et
que les petits enfants des alentours s’étaient jetés à genoux les yeux
vers le ciel en espérant la venue d’un grand bonhomme rouge, un
hurlement lugubre fit bondir tous les occupants de la tente.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda Katy-Sang-Fing les cheveux
éparpillés autour de ses blondes épaules.
- Un nouveau souci, je le crains, répondit le chevalier en
repoussant son épaisse couverture en poil de chèvres…
Comme pour confirmer les dires de son maître, Justin Bibor
passa la tête par l’ouverture de la tente.
- Une bande de détrousseurs… Je viens d’en tuer un d’une
flèche en plein front… Mais les autres approchent…
- Combien sont-ils ?…
- Impossible à dire… Entre peu et beaucoup… Mais guère plus…
100
Le seigneur Killian secoua Mi-Mai qui, venant à peine de
terminer son tour de garde, était le seul à ne pas avoir bronché malgré
l’agitation.
- Voilà ce qu’il en coûte de ne pas chercher un abri sûr, persifla
sœur Trisquelle à qui manquait le confort douillet d’une paillasse jetée
à même le carrelage froid de sa cellule.
- Ce n’est pas le moment de me faire la morale, ma mère, rugit
Killian… Mi-Mai, par tous les saints, dépêche-toi…
Nouveau hurlement. Tout aussi lugubre que le premier. Mais
plus proche…
- Encore un ! triompha Bibor… Ils sont nombreux mais ils ne
sont pas malins… Ils viennent s’empaler sur mes flèches.
En combattant avisé, Killian de Grime n’avait pas édifié la tente
n’importe comment. Il l’avait adossée au soubassement du pont de
pierre ce qui interdisait toute attaque de revers. Les chevaux étaient
attachés à proximité et ne pouvaient être razziés par les brigands. Si
ceux-ci voulaient détrousser les voyageurs, ils devaient oser une
offensive frontale. Ce qu’ils faisaient et ce qui, aux dires de Justin
Bibor, leur avait déjà coûté deux hommes.
Killian et Mi-Mai sortirent de la tente ce qui occasionna un
appel d’air glacial qui rapprocha instinctivement les trois femmes.
- Par Dieu, Podane, ne dites rien ! Nous n’avons point besoin de
voir la puanteur venir s’ajouter aux frimas…
La princesse secoua la tête en signe de bonne compréhension.
Elle devait déjà faire de véritables efforts pour ne pas tympaniser ses
compagnes. C’était le premier véritable péril de la quête et elle se
rendait compte que le courage qu’elle estimait avoir dans ses veines
s’évanouissait déjà.
Dehors, on n’entendait que le vent, des chocs métalliques entre
épées et quelques râles indistincts. Rien qui put donner une véritable
indication sur la manière dont tournaient les événements.
Jusqu’au moment où une main traversa l’ouverture de la
tente… Une main suivie d’n bras… Lui-même suivi d’une épaule…
Epaule qui précéda une tête inconnue fendue d’un rictus mauvais…
Laquelle s’effondra dans la tente en faisant jaillir une gerbe de sang…
Podane dut se mordre les lèvres jusqu’au menton pour ne pas
crier. Katy-Sang-Fing n’eut pas la même retenue et libéra de longues
101
stridulations haletantes qui ne se calmèrent que lorsqu’elle vit la tête
se détacher lentement de la base du cou. Quant au troubadour, placé
dans un coin, il s’était jeté à genoux et révisait en accéléré tout son
chapelet.
- Que va-t-il se passer ? questionna dame Katy…
- C’est pourtant facile à imaginer… Regardez-le ! fit sœur
Trisquelle en désignant Philippe O abimé dans des prières qu’il
malmenait sans vergogne… Nous allons succomber… « Le cas » prie,
c’est fini…
Fort heureusement, il n’en fut pas ainsi que mère Trisquelle
l’avait imaginé. Le fracas des armes cessa graduellement et la nuit
retrouva son calme. Un à un, les trois défenseurs de la quête
regagnèrent l’abri de la tente. Epuisés, couverts de sueur et de sang,
mais bien vivants. Une publicité vivante pour les bonnes leçons du
chevalier scandinave Arkad Omia qui les avait formés au château de
Grime.
La princesse Podane osa alors faire remarquer d’un geste
angoissé que la tête du malandrin décapité avait roulé jusqu’entre ses
pieds et que le regard vitreux du mort était fixé sur une partie de son
anatomie que seules quelques marâtres avaient inspectée jusqu’alors.
Le seigneur Killian attrapa la tête par les cheveux, toisa un instant
l’adversaire défunt et balança cette présence superflue hors de l’abri.
- Vous vous êtes battu comme un lion, par Dieu ! s’exclama
dame Katy en essayant de se jeter dans les bras de son héros. Gare à
ceux qui voudraient encore se mettre au milieu de notre chemin. Vous
les exterminerez tous, ô vous notre lion par hache, épée ou fléau
d’armes.
Le chevalier repoussa sans véritable délicatesse la damoiselle. Il
avait soif ! Soif d’un bon vin propre à étancher la peur qui lui courait
encore dans les veines mais soif aussi de comprendre les raisons d’un
tel assaut. Il fallut cependant faire chauffer le vin sur le foyer pour lui
donner une température susceptible de lui redonner un autre goût
que celui, insipide, du glaçon.
- Il a du corps ! lâcha le seigneur Killian.
- C’est un petit vin que nous faisons venir de la région de Tours,
expliqua sœur Trisquelle.
102
- Je ne parle pas du vin, ma mère… Mais de cet homme…
Admirez cette carcasse, cette épaisseur… Voilà un homme qui était
bien nourri et ne se serait pas risqué à attaquer par une nuit de neige
des voyageurs égarés sans une bonne raison. Cette raison n’était point
la faim, ni sans doute la pauvreté car voici que dans sa poche je
découvre vingt livres tournois en petite monnaie… Alors, mes amis,
qu’en pensez-vous ?
- Qu’il n’attaquait point de vulgaires voyageurs mais bien
certains voyageurs seulement…
- Fort bien vu, Bibor… Tu es moins niais que ce que beaucoup
pensent au château… Maintenant, la prochaine fois que des périls
nous guetterons, n’attends point que les assaillants soient à cinq pas
de toi pour les frapper de tes flèches…
- Je craignais de les rater par cette nuit sans lune, expliqua le
jeune serviteur… M’adouberez-vous, messire, pour ces hauts faits ?
- Sans doute un jour si Dieu nous prête vie mais pour le
moment tu es encore trop jeune et inexpérimenté… Continue à
étudier et suis les conseils que je te prodiguerai…
- Me permettez-vous une remarque, seigneur ?
- Je t’écoute…
- Avez-vous remarqué ce signe au poignet de notre invité ?…
- Mais je n’ai rien au poignet ! s’exclama Philippe O.
- Je ne parlais point de vous, messire troubadour… Mais de cet
homme-ci qui a perdu la tête en nous assaillant…
- Eh bien ?
Justin Bibor se saisit de la main du cadavre et l’approcha du feu
pour que la lumière de la flamme puisse permettre à tous de voir ce
qu’il avait constaté lors du combat au corps à corps.
- Regardez ce blason peint… Taillé d’or et de gueules à un lion
rampant d’argent… Ne vous rappelle-t-il rien ?
- Si fait, Bibor… Nous l’avons tous vu à Limoges… Ce sont les
armes que s’est donné l’évêque Ribaud de Bazétage…
- Croyez-vous, demanda dame Katy, qu’il cherche encore à
récupérer ses souris ?
- Il serait fort en peine alors d’en circonvenir de nouvelles ce
que je décrois, répondit Killian. Il m’est plutôt avis que notre quête le
gêne…
103
- Ou qu’elle gêne quelqu’un de plus puissant encore et à qui il
ne peut rien refuser, termina Podane qui n’en pouvait plus de tenir sa
bouche close.
- Il serait peut-être bon, ma mère, que vous nous éclairiez sur
ce personnage que vous fréquentâtes il y a peu, le légat de notre très
Saint-Père, Scapinnochio de la Plancha.
A l’auberge du Fruit d’Or, l’auberge la plus huppée de Rennes
où descendaient toutes les huiles de passage, le retour de l’escouade
conduite par Jehan Videtoi, seigneur de Platagonie, fut accueilli par
des mines défaites. Il ne fallait pas être grand clerc pour deviner qu’il
s’agissait d’un échec… et, justement, les deux personnages attablés
devant les restes d’un gigot de poulet étaient de grands clercs. Le
premier n’était autre que le fameux Scapinnochio de la Plancha, ancien
évêque de Limoges devenu cardinal à Rome et légat dans le royaume
de France, celui-là même que sœur Trisquelle s’apprêtait à décrire au
même instant à ses compagnons (nous lui laisserons donc le soin
d’effectuer elle-même cette description dans la partie suivante). Plus
important encore au sein de la sainte Eglise était son comparse du soir,
l’abbé Alfredo de Mozarella, un géant vêtu en homme de guerre mais
dont les gestes gracieux disaient la préciosité et la grande culture.
- Vous êtes des misérables amateurs ! s’emporta le cardinal.
Trois hommes et trois femmes auront résisté à vingt guerriers armés
de pied en cap et foulé leurs capes aux pieds. Qu’est-ce que cela,
messire de Platagonie, sinon un échec, une catastrophe, une
humiliation, une branlée ?
- Je n’ai point vu les trois femmes, répondit piteusement le
seigneur de Platagonie par souci de ne pas surcharger son âme d’un
mensonge même commis par omission.
- Raison de plus pour ne pas oser venir parader devant nous en
exhibant vos blessures comme autant de trophées ! Vaincus vous êtes
et vaincus vous demeurerez à mes yeux ! Quoi que vous fassiez !…
- Allons, votre éminence, intervint d’un ton doucereux l’abbé
de Mozarella. Nous n’allons point faire tout un fromage de cette
histoire et vous feriez mieux d’être plus coulant avec notre ami… Il a
échoué, il n’y a pas là de quoi fouetter un chat ni écorcher vif un
homme. Nous aurons sans doute mal estimé la situation et sous104
estimé notre adversaire. Nous serons plus prudents et plus habiles la
prochaine fois… Que je sache, ce Killian de Grime et sa princesse de
nièce n’ont point atteint encore la première étape de leur quête. Et
quand bien même l’auraient-ils atteinte qu’il leur faudrait encore
triompher des épreuves qui les y attendent…
- Je connais ce Killian de Grime, je sais ce qu’a fait ce chevalier
en Terre sainte. S’il y en avait eu seulement cent comme lui, nous n’en
serions pas réduits à défendre Acre et ses environs mais La Mecque et
Médine seraient terres dans la main du Seigneur.
- Justement, fit l’abbé, pour notre projet, il est important qu’un
tel homme soit avec nous plutôt que contre nous.
- Il préfèrera se jeter dans les flammes plutôt qu’accepter quoi
que ce soit de moi…
- Et pourquoi donc cela ?… M’auriez-vous celé quelques faits au
moment où vous nous avez ralliés ?…
- C’est de l’histoire ancienne… Une histoire de femme…
- De femme ?… Mais auriez-vous oublié, comme notre
regrettable ami de Limoges, que le pêché de chair n’est point
admissible pour gens de notre état ?
- Cet âne refusait de partir pour la Terre sainte où son courage
ne pouvait que faire merveille… Nous l’y avons habilement poussé en
soustrayant le trésor de son cœur.
- Voilà qui est fort heureux, votre éminence… Agitons à
nouveau cette femme tant aimée sous son nez et il filera doux dans le
sens qui nous conviendra.
- Monsieur l’abbé, vous ne connaissez point les hommes tels
que Killian de Grime… Il ne se laissera jamais mener par la menace… Et
puis de toutes les manières, cette femme n’est plus entre nos mains…
- Voilà qui est fâcheux…
Jehan Videtoi trouvait qu’on l’oubliait un peu vite. Il avait sept
hommes morts, quatre estropiés et lui-même pissait le sang au même
rythme que l’auteur de cette geste sa copie.
- Pouvons-nous prendre quelque repos avant de retourner à
Limoges ?…
- Du repos ! tonna le cardinal de la Plancha. Et puis encore ?!…
Vous voulez d’accortes chambrières et du vin jusqu’à plus soif ?… Vous
n’êtes plus aux ordres de ce gros Ribaud mais aux miens et je vous
105
ordonne de demeurer à attendre vos ordres pendant que nous
conférons avec monsieur l’abbé.
L’abbé de Mozarella redressa sa haute taille, lança une bourse
rondelette au mercenaire et avec un sourire qui démentait cette
soudaine générosité lui conseilla d’aller soigner ses plaies au bourdeau
le plus proche.
- Eminence, ce sont là des langues et des oreilles qu’il faudra
empêcher de nuire, fit-il lorsque Jehan Videtoi eût vidé la place.
Mettez-les entre les mains de Melba la Turinoise pour qu’elle
apprenne à vivre à tous ces jeunes gens.
Le fait de se sentir en accusation courrouça beaucoup sœur
Trisquelle qui, ayant son franc parler, commença par se défendre.
- Vous n’osez quand même pas sous-entendre, mon fils, que
c’est moi qui ai guidé ses spadassins jusqu’à nous ?
- Je m’interroge… Les gens d’Eglise forment à mes yeux une
sorte de secte, un peu comme ces groupes que j’ai eu à affronter dans
nos Etats de Terre sainte mais en bien plus solide et en plus puissant.
Quand j’apprends que vous avez fréquenté il y a peu un homme que je
tiens pour un ennemi intime, je ne peux que me poser des questions.
Que voulait-il à une personne telle que vous ? Pourquoi avez-vous
accepté si facilement de nous accompagner dans notre quête ?
Comment expliquer l’envol régulier de pigeons pendant la nuit ?
- Et moi je me demande comment vous pouviez être à Bouvines
et à Chypre en même temps ? Comment vous pouvez me demander de
parler du cardinal de la Plancha que vous connaissez d’évidence
encore mieux que moi ?
- Que de questions ! s’emporta Podane. On dirait que vous
oubliez que nous sommes tous dans le même bateau. J’ai confiance en
l’un comme en l’autre pour m’aider à acquérir la beauté et l’hygiène
que je n’ai pas reçues à la naissance. Maintenant, ma mère, dites-nous
pourquoi ce cardinal a souhaité vous rencontrer il y a quelques mois ?
- Puis-je avoir un peu de vin chaud ? demanda la mère
supérieure. Pour m’éclaircir la voix et les idées…
Rien ne put empêcher le seigneur de Grime de trouver cette
demande suspecte. De toute évidence, la nonne cherchait à gagner du
temps pour mieux leur servir un récit calculé au plus juste. Cette
106
suspicion se mua en certitude lorsque sœur Trisquelle cassa par
inadvertance son gobelet en le fracassant sur une des pierres qui
encerclaient le foyer.
La nuit d’hiver tirait à sa fin. Philippa de Vivarais, éphémère
sœur Marie du Bon Secours en religion, riait du bon tour qu’elle avait
joué à sœur May Lay. Après lui avoir annoncé son départ pour le
lendemain matin, elle s’était dépêchée de réunir quelques maigres
affaires, ses précieux dessins et puis elle avait filé sans demander son
reste. Une des mules du monastère s’était proposée de la conduire à
travers la campagne bretonne enneigée, elle l’avait enfourchée et
depuis, insensible aux bourrasques, aux flocons et à l’ivresse de la
liberté, elle avançait à la rencontre d’une nouvelle étape de son destin.
- Son éminence a été envoyée par sa sainteté le pape en
mission sur les terres du royaume afin de rappeler de grandes vérités
que notre siècle tend à oublier…
L’explication de mère Trisquelle fut accueillie avec scepticisme
par tous ceux qui estimaient par avance qu’elle allait leur raconter des
craques. Les autres gardèrent poliment le silence.
- Et quelles seraient ces vérités ?… Tout le monde connaît le
message de Dieu et de son prophète Jésus… Y aurait-il des
nouveautés ? Des ajouts au Nouveau Testament peut-être ? Un
codicille secret ? Une date limite de vente ?
Podane eut un mouvement de recul. Comment son oncle
pouvait-il proférer de telles ignominies en présence d’une femme
ayant voué son existence au service de Dieu et des hommes ?
- Il nous a rappelé, raconta la mère supérieure, que notre
obéissance devait d’abord aller à notre seigneur le pape avant que de
se porter sur notre souverain.
- Rien que de bien normal, fit Katy-Sang-Fing. C’est ce que nous
dit régulièrement frère Buvard lorsqu’il vient nous écouter en
confession en application des canons du dernier concile du Latran.
- Justement… Et c’est bien ce qui m’a déplu chez le cardinal… Il
ne diffusait pas un mais deux messages. Le premier, celui que je viens
de vous rapporter, avait une logique qui n’était pas propre à
m’émouvoir. Quand bien même certains textes rappellent qu’il n’y
107
avait pas jadis un mais plusieurs papes, l’autorité de l’évêque de Rome
ne peut être contestée car il est le successeur du premier des apôtres…
Je me plie à cette autorité et je la vénère… Non, il y avait autre chose,
une sorte de double langage… Comme si l’obéissance à notre seigneur
le pape conditionnait autre chose…
- Et quoi ? questionna le seigneur Killian.
- C’est ce que je ne saurais dire, mon fils… Et ce qui me trouble
depuis lors. Soit le cardinal pense qu’il sera le prochain pontife et il
plaide en quelque sorte dans son intérêt propre… Soit…
- Soit ?…
- Soit… Je ne sais comment dire… Pourtant j’ai des mots à ma
disposition, j’étudie depuis l’enfance mais jamais je n’ai perçu une telle
confiance, une telle suffisance chez un homme. Il donnait l’impression
d’avoir déjà entre ses mains une puissance extraordinaire et il semblait
chercher à identifier ceux qui seraient sauvés par sa grâce et ceux qui
seraient sacrifiés… Voilà, c’est cela… Comme s’il avait entre les mains
la possibilité d’exercer lui-même le Jugement Dernier…
- Alors, il n’a point changé depuis vingt ans. Ce que veut
Scapinnochio de la Plancha, il l’a. Quel qu’en soit le prix… Il me voulait
dans sa suite pour son pèlerinage en Orient et il m’a eu… Jusqu’au jour
où j’ai cessé de lui plaire et où il m’a abandonné aux mains des païens
dans un vieux krak écrasé par le soleil. Cet homme-là se moque de
Dieu et je suis prêt à parier qu’il se moque tout autant de Gilbert IV ou
de celui qui lui succédera sur le trône de Pierre.
- C’est bien ainsi que je l’ai perçu, mon fils… Et pour le lui avoir
dit sans ménagement aucun, je crains d’avoir précipité les tristes
événements de cette nuit.
- Ne vous mettez point martel en tête, ma mère… Il doit savoir
que je suis en chasse et il aura sans nul doute voulu éliminer la tâche
noire que je puis être sur son honneur.
- Ma mère, mon oncle, intervint Podane, je ne sais si ma voix
peut compter face à vos connaissances et à votre expérience mais il
me semble que vous oubliez une chose. Cette quête n’est ni la vôtre,
mon cher parent, ni la vôtre, sainte mère, mais bien la mienne. Et si
monseigneur le cardinal veut l’empêcher c’est qu’il y a dans ma
destinée une chose assez dérangeante pour qu’il y trouve intérêt.
Avez-vous idée de ce que cela se peut être ?
108
Un silence se forma. Plus solide que le roc, plus épais que la
soupe de sœur Lison de l’Ottebor, plus brûlant que la fièvre d’un
samedi soir ordinaire. Un silence qui fut rompu par une petite voix
encore tremblante venue du recoin de la tente.
- Je crois que je le sais… Mais si je vous le dis, promettez-moi de
vous garder auprès de moi jusqu’à la fin de votre quête.
Trois jours plus tard, après un voyage sans nouvelle anicroche,
la petite troupe entrait dans la riante cité de Montargis. Avec des
pièces luisantes comme des sous neufs, Philippe O avait pu se payer
une véritable monture, changer sa vêture râpée par ses mésaventures
pour la mettre à la mode qui trotte et s’offrir un luth dernier modèle
avec caisse en ronce de noyer (astuce de langue qu’il trouvait fort à
son goût eu égard ses précédentes mésaventures). Dans sa tête, nul
remords. Il avait réussi à retourner à son avantage la dramatique
situation créée par l’attaque des hommes de l’évêque de Limoges.
Pour cela, il avait inventé avec son bagout ordinaire une histoire
abracadabrantesque qui mêlait un vieux parchemin royal, la jalousie
de Blanche de Castille face à une rivale qui lui ravirait son époux, des
affaires louches manigancés par des marchands génois et la
malédiction jetée sur la princesse Podane. Philippe O pouvait se sentir
le plus finaud des hommes. Il avait roulé deux esprits forts comme le
seigneur Killian et la mère Trisquelle ; il se sentait de taille désormais à
triompher de la baronne de Saint-Dieu dont les sorts (il l’avait constaté
de visu) échouaient piteusement. Rien ni personne ne pourrait
l’empêcher de redevenir ce qu’il avait été naguère, le prince des
troubadours et le troubadour des princes.
109
CHAPITRE VI (je ne suis pas sûr…)
Recette complet
- Je crois que j’ai compris !…
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu sursauta sur son trône
tendu d’un tissu fleuri brodé d’or. Depuis combien de temps attendaitelle que Vic le technicien ait trouvé l’origine de la panne de son miroir
magique ? Elle avait perdu le compte des heures et des jours ayant
trouvé plus profitable d’occuper son temps à la préparation et à
l’absorption de mixtures baptisées de noms savants : Toplexil,
Broncolar, Tussilène, Makatussin nouvelle formule. Plus encore que
l’alcool, ces potions censées apaiser ses colères noires l’avaient
plongée dans un état d’abattement et une somnolence quasi
permanente. La malédiction pesant sur Podane de Grime avait durant
trois jours eu autant d’importance pour elle que la réfutation de la
critique de la raison pure pour Matilde Seigner.
- Compris quoi ?…
- Le miroir… En fait, il fonctionne très bien et je tournais en
rond sans pouvoir trouver de causes à son dysfonctionnement… Et
pour cause…
- Vic, j’ai mal à la tête, le cerveau en compote et les méninges
en purée… Parle moins fort et surtout plus clairement.
- Je vais essayer d’être clair… En fait, vous n’avez plus l’image
tout simplement parce que vous avez perdu le don qui vous permettait
d’utiliser le miroir magique…
- J’ai perdu mon don ? Mais quel don ?… Est-ce que j’ai une tête
à donner un don ? Je ne suis pas un dindon pour donner un don… Dis
donc !… Tu es complètement don… con…
- Tout ce que je sais c’est qu’il n’y a plus d’énergie pour animer
ce miroir magique…D’où peut venir cette énergie sinon de vous ?…
Depuis trois jours, vous êtes là, quasi immobile, les yeux battus, la
mine triste et les joues blêmes. Vous ne dormez plus, vous n’êtes plus
que l’ombre de vous-même…
- C’est vrai, concéda Saint-Dieu, j’ai un gros coup de mou…
- Et pourquoi cela ?…
- Je ne sais pas… Trop d’émotions sans doute…
110
- Des émotions, vous ?… Mais vous êtes au-dessus de cela !…
Vous tueriez père et mère sans regret si cela n’était pas déjà fait
depuis longtemps.
- C’est vrai…
- Ne voyez-vous pas un événement qui ?…
La baronne de Saint-Dieu se revit, à la sortie de la forêt, près de
la Vilaine pliée en deux par une hilarité incontrôlable.
- Je sais, dit-elle… Tout cela c’est à cause d’un rire…
- Un rire ? s’étonna Vic…
- Oui, un rire… Alors évidemment pas un rire méchant et
maléfique, un rire sournois et supérieur… Ah ah ah ah ah ! avec de
vrais morceaux de rictus à l’intérieur. Non, le rire franc, bon, qui fait du
bien partout, qui délasse… Ah ah ah ah ah… Celui qui fait mal aux côtes
et te coupe le souffle… Après tu manques d’air… J’ai enchaîné un
retour aérien là-dessus et voilà… Plus de forces…
- Il vous faudrait une bonne colère pour tout relancer…
- Une colère ?… Mais ça ne se commande pas une colère… C’est
naturel, une colère…
- Certes, approuva Vic… Mais vous devez vous forcer… Comme
le font les comédiens des champs de foire quand ils jouent des
pantomimes…
- Mais tu veux que je me mette en colère contre quoi ?…
- Je ne sais pas… Contre le temps qu’il fait…
- Il fait froid, il neige et c’est l’hiver… Tout ce que j’aime… Les
corbeaux se jettent sur les bêtes mourantes et les dépècent. Les terres
sont gelées et les manants ont leurs greniers vides… C’est magnifique
ce spectacle-là… Ca m’émeut, ça ne me met point en colère…
- Les impôts qui augmentent ?
- Mais tu es d’une bêtise, mon propre Vic ! Je suis châtelaine
des domaines qui s’étendent des deux côtés de la forêt. Les impôts qui
augmentent c’est à moi que cela profite.
- Alors la famine qui commence à régner dans le pays…
- Je ne manque de rien… Si j’étais bonne, je pourrais donner
aux pauvres… Heureusement que j’ai reçu une bonne éducation…
- Et bien je renonce… Je croyais que vous alliez me donner
l’occasion de vous servir enfin et je me retrouve avec une maîtresse
qui est devenue gentille et prévenante, est incapable de colères, ne
111
prend plus aucun plaisir à maltraiter son petit personnel et a abdiqué
ses rêves de domination universelle.
- Non mais dis donc, sale morveux, petit larbin, je vais
t’apprendre un peu à me respecter… Non mais c’est qui ici qui
commande ?… Tu sais à qui tu parles, chiure de mouche ?! Tu as une
idée de qui je suis ?… Attends, je maudissais déjà à tour de bras que tu
tétais encore une amie à ta mère !…
Le visage pâle et tiré de la baronne de Saint-Dieu avait viré au
rouge puis au cramoisi tandis que d’énormes gouttes de sueur
perlaient sous sa coiffe en velours écarlate. Pour une colère, c’était
une belle colère. Le miroir magique le comprit bien… Avant que SaintDieu ait eu le temps d’appuyer sur une de ses bagues aux pouvoirs
terrifiants, le tain de la glace s’effaça et un message en lettres rouges
se dessina « Vous avez 26 nouveaux messages ! ».
Ce que Saint-Dieu put apprendre ce matin-là en consultant les
messages sur son miroir magique, le lecteur le sait déjà en bonne
partie. Elle ne manqua pas d’archiver le reçu faisant état du versement
à Philippe O - effectué automatiquement - de la somme de 5 000
ducats vénitiens. Elle se concentra surtout sur le dernier message qui
lui donnait la dernière position connue de la colonne des conquérants
de la geste.
Le monastère Sainte-Denizot de Montargis était situé à la sortie
nord de la ville dans une zone marécageuse et tourbeuse. Ici, les eaux
du Loing, rivière excentrique, allaient et venaient en une infinitude de
petits bras plus ou moins musclés. Il n’était pas rare que d’une année à
l’autre, l’abbaye dut déplacer une partie de ses installations afin de
tenir compte de la mouvance des ondes. Cela donnait une organisation
étrange des lieux puisque l’église n’était point accolée au bâtiment
principal et qu’il fallait franchir un petit pont de bois pour y accueillir.
De même, le cloitre était pour partie ennoyé une partie de l’année ce
qui faisait que les moniales avaient remplacé les activités du travail du
sol par l’élevage piscicole de tanches, de carpes et de saumon de
rivière.
Sainte Denizot n’existait pas. Comme dans le cas de Saturnin,
évêque toulousain devenu Sernin au fils des siècles, le nom de la sainte
avait connu une transformation par une savante succession de
112
phénomènes linguistiques. Denise était une lavandière qui allait battre
son linge tout près de chez elle dans les eaux du Loing. Un matin - ou
peut-être était-ce une nuit ? - elle s’était endormie épuisée par la
tâche quand soudain avait surgi un nègre noir. C’était un cavalier venu
d’Afrique dans les rangs d’une armée de razzia mais qui n’avait point
été arrêtée à Poitiers. Loin d’avoir le mal du pays, ce cavalier avait
poursuivi seul sa découverte de terres si dissemblables des siennes. La
suite, on la devine et on jettera dessus un voile pudique. Ils eurent
beaucoup d’enfants mais ne purent se marier, le beau guerrier à la
peau noire refusant d’abandonner une religion acquise depuis peu
pour en adopter une autre. L’homme avait une haute rigueur morale
et se tenait ferme face aux exhortations de celle qui partageait sa vie,
ses nuits et ses jours, ses repas et ses coups de bambou. « Ce black est
d’équerre » disait-elle désespérée lorsque son curé, pourtant simple et
bon comme du vieux pain, la morigénait de vivre ainsi dans le pêché.
Alors, un jour – oui là c’était bien un jour – Denise abandonna son
grand noir et sa gamme complète de cafés au lait pour s’isoler seule au
milieu d’une île du Loing pour méditer sur le drame de son existence. A
la première inondation, elle se noya et on retrouva son corps de
martyr de la foi et de l’amour flottant entre deux eaux, là où tout avait
commencé. Denise des eaux fut l’objet très rapidement d’un culte et
son corps turgescent fut conservé dans un immense sarcophage de
verre autour duquel fut construite une petite chapelle. Deux siècles
plus tard, la communauté bénédictine était reconnue par l’évêque du
coin et une église jaillissait des terres humides et mouvantes des bords
du Loing. Entre temps, Denise des eaux était devenue Denizot.
Philippe O trouvait la mission confiée par la baronne de SaintDieu plutôt plaisante. Conquérir le cœur de la belle Katy-Sang-Fing afin
d’introduire un coin destructeur dans la cohésion de la petite bande de
la quête n’était pas à proprement parler une corvée. Il s’arrangeait
pour voyager au botte à botte avec elle, pour lui dire des poèmes qu’il
avait écrit pour d’autres mais cela elle l’ignorait. Il n’avait guère à se
forcer pour trouver de doux épithètes disant la vénusté de la
damoiselle laquelle, étant encore fort naïve en sa fin d’adolescence
(selon nos critères actuels s’entend) gobait le tout avec la voracité d’un
Tsonga devant un Kinder Bueno. De fil en aiguille et de ville en ville, la
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sœur de lait de la princesse se prit sinon de passion du moins d’une
douce amitié pour le troubadour ; elle en oubliait ainsi sa cruelle
déception devant les faux assauts courtisans du seigneur Killian. On vit
donc dame Katy et le poète prendre le frais le soir, après l’avoir pris
toute la journée à cheval, en se racontant de galantes choses dont
voici un bref aperçu :
- Messire O, vous qui avez connu les rues grenadines et de
douces amantes à Nice, à Cassis et ailleurs, vous qui avez défendu la
nana en la sublimant, vous qui fûtes celui qui ouit tant d’appels
déchirants, vous avez continué à courir les chemins. Or jamais vous ne
vous êtes posé près de l’âtre auprès d’une qui vous aurais dit « tes
serres devront se refermer sur moi, je veux m’additionner de ton O » ?
- Non… Mais il ne faut jamais dire « fontaine, je ne boirai pas de
ton eau »…
- Non, il ne faut point le dire… Les grandes douleurs sont
muettes mais les grandes soifs sont douloureuses.
- Un de mes miens amis de Castille, le comte de San Miguel
disait toujours « Cuando callenta el sol hasta la playa »…
- Ce qui veut dire ?
- Combien le sol est doux quand on s’y étale devant celle qu’on
aime…
Cette proximité ne plaisait guère, on s’en doute, à la princesse
Podane qui voyait s’éloigner d’elle la seule personne qui eut jamais
partagé ses jours et ses nuits. Souvent, elle se retrouvait seule, ses
compagnons évitant son haleine chargée de putréfaction. Aussi fut-elle
la plus heureuse de voir surgir sur son baudet Philippa de Vivarais alors
qu’on finissait de s’installer pour la nuit à Sainte-Denizot.
- Quel est ce prodige ? s’exclama-t-elle.
- Ce prodige c’est Cadichon, fit Philippa en montrant son âne…
Il a trotté en se moquant des intempéries et de la distance… J’ai dû
tourner en rond pendant vingt-quatre heures au Mans parce qu’on
refusait de m’ouvrir les portes… Ma mule en a fait une jaunisse… Je l’ai
vendue à un boucher du bourg et avec l’argent j’ai fait l’acquisition de
Cadichon… Un petit coup de trique et nous sommes partis à fond de
train… Et me voilà !… Princesse, pouvez-vous me dire où est mère
Trisquelle ?
114
Podane se fit l’amère remarque que même la nouvelle venue
ne semblait pas disposée à la fréquenter trop longtemps. D’un autre
côté, elle comprenait fort bien qu’après avoir jeté son voile par-dessus
les moulins, Philippa ait grand besoin de s’en justifier auprès de la
mère supérieure qui lui avait fait confiance. Elle la conduisit donc dans
la cuisine où Killian de Grime et sœur Trisquelle avaient établi ce que
nos modernes militaires appelleraient un quartier-général.
Afin de ne point surcharger d’informations le lecteur, nous
avons omis de préciser ce qu’était précisément la première étape
précise de la quête telle qu’elle apparaissait dans la traduction du
parchemin grec. Il faut reconnaître que le propos en était fort
nébuleux puisqu’il s’agissait d’obtenir la recette d’une potion sacrée
dont l’absorption devait produire les premiers effets positifs sur les
tares de Podane. Où trouver cette recette ? Quelle était-elle ? Se
trouvait-il encore, bien des siècles après la rédaction du parchemin,
une trace précise de cette recette ? Sans compter, et c’est bien ce qui
chaffourait sœur Trisquelle, que le parchemin aurait fort bien pu
porter la recette et qu’il ne le faisait pas. Quelle valeur accorder dès
lors au document ? La seule indication pouvant orienter la recherche
portait sur le lieu où on obtiendrait ladite recette : « … en une masure
du Gâtinais cernée de quatre ormes chenus flanquée d’une ruine
païenne, la gardienne de la recette ne dormira que d’un œil. »
- Une ruine païenne, ma mère ?… Connaissez-vous une telle
ruine dans l’alentour ?
Mère Josette du Saint Durillon, supérieure depuis huit années
du monastère, secoua la tête avec la mine désespérée de la personne
qui sent bien qu’elle ne pourra apporter aucun secours à ceux qui
l’attendent d’elle.
- Point de temple impie ou de vieux cirques dans les environs.
Jusqu’à il y a quelques dizaines d’années, cette terre était couverte de
forêts. Seules quelques terres au long de la rivière avaient été mises en
culture et donnaient la richesse suffisante pour nourrir les manants. Si
ce parchemin a été écrit avant la construction de notre abbatiale, nous
ne trouverons aucune référence à ce qu’il décrit dans la chronique
entamée sous dame Bezondelle de Paluchard, notre première abbesse
laïque.
115
- Il faut bien pourtant que quelqu’un ait connu ce lieu en ce
temps ancien, fit sœur Trisquelle… Il faut bien que cette personne ait
su les trois langues pour donner trois versions du parchemin en les
rédigeant de sa main. N’y a-t-il point eu dans la région quelque savant
homme pour cela ?
- Je ne vois guère que Loup…
- Loup ? s’exclama le seigneur Killian. Encore ce maudit animal !
J’ai l’impression qu’il nous suit à chacune de nos étapes…
- Calmez votre impétuosité, mon cher fils, intervint sœur
Trisquelle. Loup est le nom de plusieurs saints et je bats ma coulpe de
n’avoir point pensé à celui auquel mère Josette fait sans doute
allusion. Il s’agit de Loup de Ferrières n’est-ce pas ?…
Mère Josette du Saint Durillon était encore jeune mais elle
sentait venir en elle les prémices d’une vieillesse dont elle abhorrait
l’idée. Née dans une puissante famille de la ville de Sens, elle avait été
mariée à un seigneur impécunieux du Gâtinais qui n’avait pas tardé à
la délaisser pour des concubines aussi notoires que médiocres. Il faut
dire que le corps de dame Cécile Pichard était resté insensible aux
assauts de son seigneur et maître… et sec lorsqu’il avait fallu
engendrer une descendance. Un accord avait été trouvé sous le haut
patronage de l’archevêque de Sens : le mariage serait annulé et la
belle – mais frigide – dame se retirerait dans un monastère dont son
époux lui assurait la direction. Consciente de l’érosion de ce corps qui
l’avait tant desservie, elle refusait de s’abimer en prières et de
s’infliger la moindre flagellation en réparation de pêchés qu’elle
pensait n’avoir point commis. En revanche, elle s’était passionnée pour
la gestion du domaine de Sainte-Denizot et avait en huit années
beaucoup appris sur cette terre du Gâtinais. Elle ne put que confirmer
la supposition de son homologue bretonne.
- Loup est né à Ferrières et a grandi dans l’abbaye locale qui se
trouve à quelques lieues de la nôtre. Il a révélé de si belles dispositions
qu’on l’a envoyé étudier dans la prestigieuse abbaye de Fulda où il a
fréquenté les grands savants de son temps. De retour à Ferrières, il a
développé le scriptorium faisant recopier et corriger des textes aussi
bien en latin qu’en grec…
- Voici notre homme ! s’écria le chevalier Killian…
116
- Voici votre femme ! lui répondit mère Trisquelle en
découvrant, interloquée, la silhouette de Philippa dans l’embrasure de
la porte du réfectoire.
Aux yeux de sœur Trisquelle, le retour de celle qui se faisait
appeler Philippa de Vivarais ne pouvait s’expliquer que par les
sentiments que lui avait portés le seigneur Killian de Grimes. Aussi futelle surprise et émue lorsque la jeune femme se jeta à ses genoux en
refoulant avec difficulté ses larmes.
- Ma mère, j’implore votre pardon pour la liberté folle que j’ai
prise envers vous et envers les engagements qui avaient été les miens.
Je ne suis qu’une misérable, menteuse et parjure, mais j’avais besoin
de vous et de votre lumière pour pouvoir continuer à respirer.
- Misérable, menteuse, parjure et fugueuse, répondit la mère
supérieure en s’efforçant de donner à sa voix une intonation sévère.
- Sœur May Lay fait peut-être bien son office à la tête de
l’abbaye mais elle ne cessait de juger et de dépriser le mien. Il me
fallait votre regard pour me confirmer que je n’erre point en mon art
et que je ne disconviens pas à vos attentes… Tenez, voici mes dessins.
Extirpant de son sac de toile plusieurs rouleaux, elle les posa
sur la table et commença à les dérouler.
- Ici, une esquisse montrant la multiplication des pains par
notre Seigneur Jésus… Là, saint Nazaire menant son porc… Ceci est un
motif pour les piliers, une corne d’abondance d’où s’écoulent des
fruits remplis de soleil et qu’aucun insecte n’est venu gâter encore.
- C’est miraculeux ! s’extasia la mère Josette… On en
mangerait… Je ne parle pas bien sûr de Notre Seigneur…
- Ma fille, sœur May Lay est une bonne gestionnaire et elle a
beaucoup de cœur, mais elle n’est point prête à accepter cet art qui
est le vôtre. Je lui tirerai les oreilles lorsque que je m’en reviendrai à
l’abbaye pour son intolérance et pour avoir désobéi à mes
recommandations vous concernant. D’ici là, nous considérerons que
vous m’avez accompagnée au titre de secrétaire ce qui ne vous vaudra
aucune réprimande. Vouée au Seigneur vous êtes et restez…
Cette dernière phrase s’adressait clairement au seigneur Killian
qui haussa les épaules et perdit son regard sur une courge rebondie
aux pieds d’une allégorie de la fertilité.
117
Podane de Grime posa alors avec sa naïveté habituelle la
question qu’il ne fallait pas poser.
- Mais pourquoi vous dites-vous menteuse, douce et pure
Philippa ?
- Parce que point ne suis-je Philippa de Vivarais mais bien fille
de mauvaise vie… Et point ne pourrais-je être un parti enviable pour
certain noble seigneur de notre proximité immédiate. Je me nomme
Philippa et le Vivarais n’est que le lieu qui m’a vue naître. Ma mère
était vendeuse de pâtés en la cité de Privas et celui qui l’engrossa un
écuyer du comte.
- S’il était écuyer, intervint Killian, il était de noble ascendance.
- Sans doute, messire… Mais cela fait quand même de moi une
bâtarde…
- A moins que ce père ait longtemps cherché à vous retrouver
et à vous donner son nom…
- Quel est ce conte, seigneur ? interrogea la mère Trisquelle. Se
pourrait-il que vous sachiez encore quelque chose que nous ignorons
tous ?
Killian de Grime s’ancra fortement sur le sol de terre battue du
réfectoire, chercha dans la lumière bleutée qui tombait de la verrière
un peu de cette foi qui lui manquait tant et se lança.
- En Terre sainte, j’ai connu un combattant un peu fol qui ne
vivait que pour exterminer du païen. Il voulait absolument en avoir
envoyé en enfer un par jour et, lorsqu’il y faillait, il se donnait pour
mission d’en massacrer quatre le lendemain. Une telle détermination
ne pouvait que rejoindre la mienne quoique mes raisons fussent
différentes des siennes. Nous nous rapprochâmes, devînmes amis et
compagnons d’armes de Damiette à Tyr et de Constantinople à Damas.
Un jour enfin, fatigué de repousser mes questions, il m’expliqua avoir
fauté gravement en ses jeunes années en déshonorant force pucelles.
Une seule avait eu le cran de venir lui présenter son enfant, une petite
Philippa, et il l’avait chassée méchamment en lui jetant une poignée de
piécettes au visage. Depuis, cette image le tourmentait chaque nuit et
il avait formé le vœu d’obtenir le rachat de ses pêchés par sa conduite
en Terre sainte. Une semaine plus tard, il était rappelé auprès du
Seigneur sans avoir eu la possibilité de conduire ce qui devait être sa
quête.
118
- Ainsi, vous saviez, bredouilla Philippa…
- Je savais… Et si sœur Marie de Bon Secours veut casser ses
vœux de manière officielle, elle pourra récupérer son nom véritable…
Philippa de Silhac, dame de Chalençon et de Vernoux.
Mère Josette du Saint Durillon n’avait nulle envie d’introduire
le loup (encore lui !) dans la bergerie. Il fut donc décidé que le seigneur
Killian et ses deux hommes d’armes iraient gîter au château. On peut
deviner avec quelle ire et quel courroux le chevalier se plia à ce qu’il
considérait comme un abandon de poste. Il eut beau mettre en avant
les périls pouvant peser sur la princesse et mère Trisquelle, la
supérieure de Sainte-Denizot opposa un refus systématique à ses
récriminations, refus motivé par une seule justification :
- Dieu y pourvoira !
Pour Mi-Mai et Justin Bibor, la possibilité de s’échapper un peu
de la proximité des femmes fut perçue comme une sorte de
délivrance. Ils en étaient déjà à regretter leurs souris magiques et
voyaient d’un très bon œil la possibilité d’aller se rassasier en ville.
Montargis n’était qu’un gros bourg mais dont le dynamisme était réel
depuis que la famille des Courtenay l’avait cédée – contraints et forcés
– au roi Philippe II.
- Il est toujours empereur votre seigneur ? demanda d’un ton
rogue Killian en se présentant aux gardes du château.
- Non, messire, répondit le garde dont la côte de mailles était
barrée des armoiries royales.
Killian de Grime faisait allusion à la dynastie des Courtenay qui
avait troqué Montargis pour l’empire latin de Constantinople. Un
empire qu’il avait vu naitre lors de la prise et du pillage de la ville en
1204 et qu’il tenait pour une aberration. Jamais les « Grecs »
n’accepteraient ces « Francs » pour lesquels ils avaient le même
mépris que les guerriers musulmans.
- Alors conduisez-moi au bailli. Faites annoncer messire Killian
seigneur de Grime et de Patakopoukoï.
- Patako quoi ?
- Patakopoukoï…
- Pakatokoupoï ?
- Patakopoukoï !!!
119
- Pakata… Pataka… Pataka…
- Pa Ta Ko Pou Koï
- Et c’est de quel côté ?
- De celui où tu ne regardes pas, âne bâté !…
L’insulte n’eut pas l’effet escompté sur le garde qui pointa sa
longue hallebarde en direction du chevalier. Celui-ci ne broncha pas,
laissa la pique s’approcher jusqu’à menacer de lacérer un peu plus son
visage marqué par les blessures et l’outrage des ans.
- Dis au bailli que je suis l’homme qui lui a sauvé la vie sur les
rives du Jourdain. Il verra sans peine qui le demande.
Le bailli bailla. Il ne se passait rien à Montargis et il ne lui tardait
qu’une chose, que son roi et souverain, Philippe II, lui attribue une
autre zone à administrer et un autre château à garder ; même pour
aller s’enterrer chez les sauvages de Flandre, il était volontaire. Parti
comme écuyer en Terre sainte en 1189, Enguerrand d’Ognon avait été
adoubé par le fameux Richard Cœur-de-Lion après que celui-ci eût
signé un accord de paix avec l’infâme païen Saladin. De cette paix
précaire, il avait tiré parti en se taillant une petite possession dans un
coin de bout de vallée au milieu d’une extrémité de djebel. La suite de
son destin était moins brillante. Le djihad maudit l’avait chassé de sa
terre, il avait pris le chemin du retour vers le royaume de France mais
avait trouvé sa seigneurie usurpée par un sien cousin, Josselin des
Châlotes. Ayant porté sa plainte devant le souverain, celui-ci l’avait
dédommagé en lui accordant l’administration de la cité de Montargis
et quelques terres dans les environs.
Oui, Enguerrand d’Oignon en aurait pleuré. Il s’ennuyait à
mourir.
- Messire le bailli, je sollicite de votre puissance le manger et le
coucher pour moi et mes écuyers.
La voix bien timbrée et encore pleine de ce sable granuleux des
déserts d’Orient qu’il ne pouvait oublier secoua l’apathie d’Enguerrand
d’Ognon.
- Par sainte Cunégonde, patronne des bâtards et des grosses
miches ! Toi ici !… Killian de Grime ?!… Mais on te disait mort !…
120
Tombé l’épée à la main en défendant un pont sur l’Oronte seul contre
une armée entière de païens !…
- On a largement exagéré l’affaire, répondit Killian en regardant
ses pieds. C’était un petit ruisseau asséché par l’été, l’armée ennemie
ne comptait que sept hommes, ils étaient à pied et moi à cheval… J’ai
pu fuir sans souci aucun.
- Par sainte Eulalie, patronne des bourdeaux et des lupanars !
Killian de Grime ! répéta le bailli qui n’en croyait ni ses yeux, ni ses
oreilles, ni ses cors aux pieds… Mais le manger et le dormir pour un
homme tel que toi, c’est chaque jour jusqu’à ce que Dieu veuille enfin
appeler un mécréant tel que toi dans le royaume des cieux… Tu es ici
chez le roi mais tu es ici chez toi !
Le bailli frappa deux coups secs dans ses mains. Un zélé
serviteur apparut comme par magie des replis de l’abri laineux d’une
tenture et vint s’incliner devant son maître.
- Qu’on double la quantité de cuissots à rôtir !… Mon ami Killian
de Grime a un appétit de lion et il dévore plus qu’il ne mange…
- Jadis tel était le cas, mon ami, soupira le chevalier. Mais
aujourd’hui, il faut que je me montre raisonnable… Un repas trop
abondant et voilà qu’une envie de dormir me saisit et me couche pour
plusieurs heures. Comme le dit ce saint proverbe : l’apathie vient en
mangeant.
- Qu’entends-je ?… Tu serais donc devenu un être doué d’un
semblant de raison ?…
Le bailli, hilare, se décida enfin à quitter son siège pour serrer
contre lui l’homme qui l’avait sauvé naguère sur les bords du Jourdain.
Quelques fortes brassées plus tard, il poussait un tabouret vers son
visiteur et, reprenant sa place, entreprenait de lui faire combler une
dizaine d’années de séparation en quelques phrases.
Mi-Mai et Bibor, sans en avoir obtenu l’ordre mais au vu de la
situation présente et de leurs envies, jugèrent de bon ton de se retirer
sans demander leur reste. Ils n’étaient pas décidés à se soustraire à un
petit somme additionné d’une présence féminine qui ne serait pas
pour une fois le produit de leurs rêves ni un facteur de division entre
eux. L’opération serait même bonne si au total ils parvenaient à
multiplier les rencontres. Pour ce faire, ils comptaient sur les quelques
pièces de monnaie amassées en cours de route en piquant dans la
121
bourse de leur seigneur et maître. Les bons comptes font les bons
amis, mais les sous du comte bien davantage.
Podane, faute de mieux à faire, regardait Philippa de Silhac,
bâtarde du Vivarais, tracer des courbes insolentes sur un parchemin.
Katy-Sang-Fing, épuisée par la chevauchée du jour, s’était jetée sur sa
paillasse et s’était endormie à la vitesse d’un soiffard au goulot.
L’hospitalité de mère Josette du Saint Durillon était réelle mais
sélective : sœur Trisquelle profitait d’une cellule individuelle alors que
ses trois compagnes de geste se retrouvaient dans la même pièce pour
passer la nuit.
- Puis-je vous poser une question, dame Philippa ?
- Une question ? répondit Philippa. Qu’est-ce que c’est ?
- Une phrase à caractère interrogatif commençant
généralement par un pronom et se terminant par un signe de
ponctuation biscornu… mais là n’est pas le sujet.
- Je m’en doutais, cela n’aurait eu aucun sens.
- Avez-vous pour mon oncle un quelconque intérêt ?…
Philippa de Silhac reposa sa plume puis la reprit nerveusement
et l’agita sous son nez, signe évident d’un embarras aussi profond que
gêné. Elle n’y gagna qu’une irritation des narines qui se conclut en un
éternuement sonore.
- Le seigneur Killian, expliqua-t-elle en reniflant, est un homme
dans la force de l’âge, noble, courageux, fier, hardi, téméraire, savant
en de nombreux domaines et habile au métier des armes. Il ne peut
que troubler le cœur et le corps d’une jouvencelle… Mais jouvencelle
ne suit ayant trop longtemps cédé ma liberté et mon quant à moimême à ce porc d’autrui en costume d’évêque… Le chevalier était trop
haut pour l’humble péronnelle que je croyais être, il est désormais
trop dangereux pour le sang qui coule dans mes veines.
- Trop dangereux ? demanda naïvement la princesse. Pourquoi
serait-il dangereux ?…
- Avez-vous oublié la belle qui se morfond sans doute en la
lointaine Chypre en soupirant après son retour ? Femme il a là-bas et
point ne peut en avoir d’autre devant notre Seigneur ici. Je ne le puis
donc marier sans risquer d’enfoncer encore plus mon âme dans les
flammes de l’enfer ni sans crainte de voir cet époux devenir brutal
122
pour me ravir une terre qui doit valoir bien plus que les arpents de la
seigneurie de Grime et de cette terre de Pata je ne sais plus koï…
- Etes-vous bien sérieuse, Philippa ?… Mon oncle n’est point un
homme tel que vous le dites. Il est bon, droit, noble, courageux, fier,
hardi, téméraire, savant en nombreux domaines et habile au métier
des armes… Et, en plus, il n’exhale pas une puanteur de latrines quand
il ouvre la bouche…
Faisant le panégyrique de son oncle, Podane ne pouvait
s’empêcher de songer que Philippa était la seconde personne à vanter
les qualités de son parent tout en recommandant d’exercer à son
endroit une grande vigilance. Fallait-il donc qu’elle soit bien sotte et
ingénue pour ne point percevoir ce que la mère Trisquelle et Philippa
de Silhac avaient su lire ?
Montargis n’était point Paris (mais ni Mi-Mai, ni Justin Bibor ne
connaissaient la toute récente capitale élue par le roi… qu’ils ne
connaissaient pas davantage d’ailleurs… Et puis de toutes les manières,
on a déjà signalé plus haut que Paris n’avait rien à voir avec cette geste
de facture très provinciale). Concrètement, cela signifiait pour les deux
hommes, l’un ayant aisément pu être le géniteur de l’autre, que le
choix des lieux où aller soulager leur trop plein de masculinité était fort
restreint. Deux établissements, diamétralement opposés dans leur
situation en ville, pouvaient offrir conjointement les plaisirs d’un bon
pichet de vin de Loire et les saveurs d’une paire de tétins accordée
contre quelque argent. Au nord, donc au plus près du monastère de
Sainte-Denizot et du château royal, l’Auberge du Lion d’Argent était
une fort honnête maison. Elle était dirigée par Catherine Guettera,
veuve d’un imposant bourgeois qu’on surnommait avec crainte et
respect le roi David pour sa capacité à tirer profit et argent de tout
même des sons les plus dénués d’harmonie des trouvères locaux. Au
sud, à en croire l’autochtone hirsute qu’ils avaient questionné, la
Taverne du Gros Landais était tenue par un ancien soldat anglais qui,
ayant abondamment bourlingué entre Normandie et Guyenne, avait
fini par prendre goût au pays et à sa bonne chère. Il s’y était installé,
avait considérablement forci et épuisé sous lui trois épouses
successives dont les tombes s’alignaient au pied de l’église SainteMadeleine récemment fondée par le roi. Tirant profit de méditations
123
sur sa destinée, il avait dès lors préféré se contenter de satisfaire sa
chair au hasard des rencontres mais d’honorer l’esprit en innovant
dans l’art d’accueillir et recevoir la clientèle de sa taverne.
L’Auberge du Lion d’Argent apparut difficilement accessible aux
deux écuyers en goguette. Outre que le lieu était bruyant et glissant en
raison d’un nettoyage en cours à grand coup d’eau moussante, il s’y
trouvait une presse considérable et une agitation frénétique que deux
voyageurs emplis d’une espérance quasi mystique dans le succès de
leur quête ne pouvaient souffrir. Quant aux dames tant espérées, elles
brillaient par leur absence soit qu’il fût trop tôt, soit qu’il fût déjà trop
tard. Un long parcours dans la rue principale de la bourgade conduisit
donc Mi-Mai et Justin Bibor jusqu’à l’entrée de la Taverne du Gros
Landais. Ici, du moins si on s’en fiait aux impressions premières, point
d’excitation, sinon au niveau de l’aiguillette, et point de vacarmes. Les
quelques personnes, essentiellement masculines, présentes dans la
pièce principale étaient sagement disposées autour de tables propres
et en bois neuf. On devisait gravement ou joyeusement mais toujours
en bonne intelligence, ce qui parut bien plus acceptable aux deux
compagnons de route. Quant aux trois dames dont les faveurs
généreuses ne demandaient qu’à s’offrir, elles portaient d’affriolantes
côtes qui ne laissaient rien ignorer de leurs attraits les plus personnels.
Bien évidemment, l’arrivée, auprès de la table où nos deux
sous-héros s’étaient installés, d’un ventripotent rouquin à la
moustache exubérante et aux joues couperosées leur désigna le
propriétaire des lieux.
- Beaux sires, je me nomme Steven Berned et vous êtes ici chez
moi, donc vous êtes ici chez vous. Que puis-je vous offrir ?…
Justin Bibor, qui n’avait point totalement abdiqué la naïveté
d’une enfance encore fort proche, crut comprendre que la providence
leur avait fait un cadeau en les conduisant en ces lieux le jour d’une
animation à caractère commercial. Il se mit à réclamer bien plus que
ne pouvaient offrir les pièces subtilisées à leur seigneur et maître.
- Ce que veut dire mon jeune camarade, intervint Mi-Mai en
interrompant Bibor, c’est que nous sommes charmés par tous les
plaisirs que peut offrir votre établissement et que le choix à effectuer
est délicat.
124
- En ce cas, permettez que je vous conseille… Voyez-vous, cette
taverne n’est point une auberge ordinaire… Si on y trouve des lits, on y
lit aussi… Si on y boit, on ne manque point de s’y abreuver également…
Et si on y fornique c’est avec la certitude de ne point le faire en ayant
abdiqué toute humanité.
- Cela va sans dire, répondit Mi-Mai… Mais permettez à
l’étranger que je suis de vous prier de m’éclairer quelque peu car je
crains de ne comprendre goutte à tant de complexité.
- Vous touchez là un problème qu’il m’est impossible de
solutionner… Je pourrais fort bien, pour les voyageurs dans votre
espèce, faire inscrire à ma porte la qualité et l’originalité des services
uniques que j’offre. Cela n’aurait point d‘effet, beaucoup ne lisant
point l’idiome qui se parle dans cette contrée et que je ne maîtrise
moi-même qu’à grand peine.
- Du vin et des femmes, ce sont des mots qu’on comprend dans
toutes les langues, messire le tavernier. Je suis pleinement assuré que,
débarquant dans votre lointaine Angleterre, je m’y ferais comprendre
sur ces points sans nul souci.
La remarque de Justin Bibor déplaça vers l’arrière la lourde
carcasse du maître des lieux. Le jeune écuyer avait sans nul doute
encore gaffé et outragé le propriétaire.
- Jeune freluquet, apprenez que vous n’êtes point céans en un
de ces bourdeaux qui offensent notre Seigneur par la crudité des
rapports qui s’y nouent !… Soldat j’étais et paillard pendable je fus…
Mais désormais, observez bien ce qu’il se passe autour de vous. Voyezvous certains gestes bien connus venant flatter le fessier de nos
servantes comme si elles étaient pouliches revenant de l’entrainement
à la quintaine ? Entendez-vous proférer mots salaces et propositions
outrées ?… Se trouve-t-il un seul des gaillards présents ici pris de
boisson au point de quereller, d’injurier ou de mal se tenir ?… Point !…
Le plaisir peut être chose douce et raffinée… Voici donc comment les
choses se déroulent en cette taverne… Vous hélez la servante qui vous
agrée pour qu’elle vous conte les hauts exploits d’un preux des temps
anciens ; la douceur de sa voix et la profondeur de son récit vous
envoûte aussi sûrement que le pichet de vin posé sur votre table. Si
ensuite, échauffé par l’exemple moral de ces puissants des siècles qui
nous ont précédés, vous désirez en poursuivre l’audition et la
125
découverte en plus tranquille chambrée, la chose se commande et
s’exécute. Il est des assauts qui ne se racontent et ne se commandent
bien que dans le privé délicat d’une forteresse de bras.
- Viens ! lança Justin Bibor… On retourne à l’auberge de la mère
Guettera…
Mi-Mai calma pour la seconde fois l’impétuosité de son jeune
compagnon et le contraignit d’un regard à la douceur furieuse à se
rasseoir.
- Allons !… Ne vois-tu cette belle beauté brune qui ne cesse de
te dévorer des yeux ?… Peu m’importe ce qu’elle pourra bien nous
conter et ce que cela pourra bien nous coûter… Je suis prêt à prendre
le pari que cela vaudra largement dix assauts avec nos anciennes
partenaires et que si nous y rompons notre lance, elle ne tardera point
à se redresser.
Le lecteur averti (qui en vaut deux et double donc derechef les
chiffres de diffusion de cette geste aussi remarquable que son héroïne)
aura noté l’absence d’un protagoniste dans les précédentes pages.
Killian est au château, Mi-Mai et Bibor dans une taverne
remplie de récits épiques, de boissons opaques et de cris priapiques.
Katy-Sang-Fing et sœur Trisquelle dorment du sommeil du juste
endormi, la princesse et la bâtarde de Vivarais refont leur monde
autour d’une quenouille imaginaire. Manque donc à l’appel le
troubadour Philippe O qui, ne pouvant demeurer plus longtemps à
tenir compagnie à la dame du même métal, s’était lui aussi égayé dans
la petite ville de Montargis. Non point à la recherche de dames à
circonvenir ou à louer ; pour cela, il avait posé des jalons autour de
Katy-Sang-Fing, jalons autour d’une enceinte qu’il se voyait bientôt
forcer avec tout le doigté d’un maître en cet art. Ce que Philippe O
recherchait dans les rues étroites, sombres, boueuses et fangeuses des
bords du Loing c’était une bonne raison de continuer à servir l’ignoble
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu. Quelque chose en lui se nouait
à l’idée qu’il devrait bientôt précipiter l’échec de la quête de ses
compagnons de route. Oh ce n’était point de la sensibilité, pas même
de la sensiblerie. Vénal et intéressé il était, vénal et intéressé il
demeurait… Seulement, il avait envie de continuer à bénéficier des
retombées de sa trahison – n’avait-il pas un nouveau luth qui sonnait
126
aussi bien que son ancien entre les mains d’un maître de l’art ? – tout
en favorisant le succès de la quête de dame Podane dont le malheur
lui apparaissait injuste eu égard à sa grande gentillesse.
Cette conciliation n’était guère aisée à obtenir et il espérait
trouver dans la froidure d’un soir assez d’esprit pour échafauder une
combinaison doublement gagnante.
- Mes seigneurs, que vous plairait-il d’entendre ?… Je sais la
chanson du preux Roland qui succomba telle une crêpe devant les
Sarrasins… Je peux vous conter les prodiges accomplis par le divin
César en des temps si anciens que la mémoire commune les a oubliés…
Je puis aussi évoquer pour vous la gloire du vénérable Charles le
Grand, empereur de tout l’Occident…
Ces noms n’étaient – justement – que des noms pour Mi-Mai et
Justin Bibor. Comment choisir entre eux ? Comment être certains de
ne point trouver l’ennui sans certitude de pouvoir le tromper dans les
bras de la gracile servante brune aux grands yeux noirs ?
- Dites-nous donc…
- Combien il vous en coûtera ?… Dix deniers parisis pour le
jeune homme et douze pour…
- De quoi ?! s’insurgea Justin Bibor dont la jeunesse était
souvent revendicatrice. Pourquoi mon ami paierait-il davantage ?…
- C’est qu’il n’a point l’éclat de ta belle santé, mon doux
seigneur… Et qu’il me faudra parler plus fort pour charmer son oreille…
Encore une fois, Mi-Mai apaisa son compagnon en posant sa
main sur le bras levé du jeune homme. Il avait ses 12 deniers en poche
et était d’autant moins regardant à leur dépense qu’ils ne lui
appartenaient pas. En revanche, il ne savait toujours pas de qui
écouter les exploits.
- Lequel de ces preux excite le plus ton imagination ?
questionna-t-il tout en commençant à aligner les pièces sur la table. Tu
dois bien avoir une préférence ?…
- Il en sera ainsi que tu le voudras, seigneur.
La servante, dont le nom restait toujours inconnu, appuya
fortement sur le dernier terme. La vue de la monnaie amorçait un
rapport de soumission encore plus net.
127
- Mais si tu veux savoir, Jules César fit de la reine d’Egypte, la
belle Cléopâtre son épouse et sa courtisane, et je me plais dans les
riches étoffes de cette reine… Le grand empereur Charles eut six
épouses et je puis être l’une ou l’autre ou toutes à la fois si tu me
l’ordonnes…
- Et le preux Roland ?
- Il put souffler tout son saoul dans sa corne pour appeler du
secours… Et tu le pourras aussi…
Mi-Mai alignait consciencieusement la douzième pièce sur la
table lorsque, inversant la gestuelle habituelle, ce fut Justin Bibor qui
l’arrêta en retenant sa main.
- Et pourquoi commencerais-tu ? Parce que tu verses le plus
d’argent ?… Je suis prêt à mettre 13 deniers pour passer avant toi…
Sans rien répondre, Mi-Mai ajouta deux pièces
supplémentaires sur la table. D’un regard supérieur, il toisa son
compagnon…
- Je…
Bibor secoua sa bourse sans y trouver le moindre fifrelin. Il
avait perdu.
- Mes seigneurs, intervint la galante, vous avez entendu
messire Berned. Point de querelle en ces lieux… Soyons joueurs et
partageurs… Pour vingt-cinq deniers, vous partagerez Cléopâtre et la
reine de Saba que je puis être en même temps…
Du sommet de sa tour, Vic le germanique regardait poindre le
jour. C’était la troisième nuit sans sommeil.
Les deux premières il avait continué à travailler sur le miroir
magique de la baronne de Saint-Dieu, la dernière il venait de la passer
le nez plongé dans des grimoires hors d’âge à la recherche d’un
mécanisme complexe permettant d’élever - rapidement et sur une
grande hauteur - un poids considérable dans une sorte de boite
hermétique. Il se souvenait du nom de l’auteur de ce prodige
mécanique, Otius Rouxus Combaluzierus, mais plus du tout de la
manière dont celui-ci avait conçu son engin.
Pour une fois, Vic pensait un peu à lui. Sans aucun respect pour
ses états de service et son génie fulgurant, Anne-Charlotte-Romane de
Saint-Dieu n’avait cessé de recourir à lui depuis son départ manqué.
128
C’était certes un moyen de lui montrer son utilité première dans les
grands projets qu’elle formait mais c’était aussi une source de fatigue
considérable lorsque, sur un appel urgent et hystérique de la baronne,
il fallait s’engager dans la descente infernale des 342 marches d’un
viret puant et humide. Combien de fois avait-il failli choir et se briser la
nuque, les reins, la tête ou les mains en se fracassant contre les
marches mal jointes ou la paroi ? C’était décidé. Toutes affaires
cessantes, il devait mettre au point un moyen ingénieux de monter et
descendre sans autre risque pour lui qu’un très léger mal de mer.
Philippe O avait fini sa soirée sous un pont à pincer les cordes
de son luth. Seul et finalement triste de l’être. Il aurait fort bien pu
accompagner Mi-Mai et Justin Bibor dans leurs tribulations nocturnes.
Après tout, il avait lui aussi quelque argent et, finalement, acquis
presque plus élégamment que celui qu’avaient dû dépenser les deux
indélicats. Enveloppé dans une couverture et la tête pleine des propres
preuves de son génie, il s’était endormi en songeant à la blondeur
butée de dame Katy.
Les assauts répétés de ses adorateurs avaient laissé Cléopâtre
le nez dans le riche oreiller garni de plumes d’oie. L’insatiable
courtisane avait discouru longtemps, évoquant les combats toujours
victorieux de César et ses amours difficiles avec les personnes du doux
sexe. On avait trinqué d’abondance au plaisir de vivre, à la joie de se
sentir vivant. Pour 25 deniers parisis, la fête avait été belle. Steven
Berned, aux yeux de Justin Bibor et de Mi-Mai, était un grand homme,
un bienfaiteur du genre masculin. Quant à la jolie servante, qui se
faisait appeler Louise de Six-Cônes, elle avait tenu promesse et bien
plus encore. La journée qui commençait par de si belles et bonnes
émotions ne pouvait qu’être exceptionnelle.
La baronne de Saint-Dieu sursauta lorsque l’image dans son
miroir magique se troubla. Depuis les modifications apportées par Vic
Ötterschultzer, elle avait du mal à comprendre exactement les
phénomènes qui se produisaient. Là, le miroir venait de rendre visible
une liste qui n’avait aucun sens :
- relever le Goth
129
se méfier de l’eau qui dort
se garder du loup
éradiquer le lion des sables
couper l’herbe sous le pied à la Piémontaise
donner une bonne claque aux petites mauvaises odeurs
Elle nota avec application ces indications avant qu’elles ne
s’effacent et poussa un grand appel-hurlement à destination de Vic.
-
Lorsque Justin Bibor se retourna pour jouir une fois de plus des
courbes soyeuses de Louise de Six-Cônes, sa gorge se trouva à
rencontrer le tranchant d’une lame froide. Un instinct basique lui
commanda de se dérober sans tarder. Une nuée de plumes d’oie se
répandit tout autour de lui depuis l’oreiller crevé. Il neigeait de l’effroi.
En entendant monter de la grande salle d’apparat la plainte
incantatoire de la baronne de Saint-Dieu, Vic Ötterschultzer se
précipita vers la porte et se lança dans l’escalier… En oubliant qu’il
venait de satisfaire à un besoin naturel du haut de la tour et qu’il avait
mal resserré le cordon de ses chausses. Celles-ci s’abattirent sur ses
chevilles au moment où il atteignait le cinquième étage. Il termina se
descente la tête en avant, les bras maladroitement placés en
protection et le ventre en position de pauvre amortisseur.
- Que me veux-tu, méchante ?… Ne t’ai-je point comblée ?… Tu
sais bien que toute ma fortune est entre tes mains désormais !
La dague de Louise de Six-Cônes zébrait l’air plumeux pour
tenter d’atteindre le cou ou tout organe vital de Justin Bibor…
- Et mon ami ? Qu’en as-tu fait ?…
- Une paillasse tout juste bonne à pourrir en enfer… Et tu ne
tarderas pas à t’étendre à ses côtés !
Bibor échappa de peu à un vaste mouvement circulaire qui fit
siffler le poignard à son oreille droite.
- C’est donc ainsi qu’on gruge le client à la Taverne du Gros
Landais ?… Si j’avais su, j’aurais fait vœu de chasteté et n’aurais point
sombré dans cette quête des plaisirs à la quelle mon vit m’adonna…
- Dans un monastère, je t’aurais trouvé pareillement et saigné
tout aussi bien… Ecoute bien, freluquet naïf et imberbe, à qui tu devras
130
de quitter plus vite que prévu cette vallée de larmes… Retiens ce nom
car il est fort connu en enfer… Lucifer aime à célébrer ses meilleurs
fournisseurs. Je suis Melba la Turinoise et tu n’es désormais plus
qu’une âme en sursis.
Il sembla à Bibor que la meurtrière faiblissait en dépit de ses
diatribes enflammées et immodestes. Un mouvement trop vif la
déséquilibra, elle se prit le poignet et les jambes dans son voile de soie
et s’effondra au sol telle une araignée prisonnière de sa propre toile.
Oubliant sa nudité et une langue de sang vif qui suintait à son bras,
Justin Bibor enleva le corps pantelant de Mi-Mai et s’enfuit avec
comme seule protection les dernières vapeurs d’une nuit qui finissait
mal.
La course descendante de Vic Ötterschultzer se termina par
une fracassante rencontre entre sa mâchoire et une dalle de grès rose.
Elle lui cloua le bec au moment où une impressionnante collection
d’injures en langue teutonne allait s’élever au milieu d’un lamento de
plaintes justifiées.
- Eh bien quoi ! vitupéra la baronne de Saint-Dieu… J’ai besoin
de toi et tu fais des cabrioles ! Regarde cette liste et dis-moi de quoi il
s’agit…
- Est a iste dé cata !
- Quoi ?!… Articule, sombre crétin bavarois !
Vic cracha trois dents qui avaient longtemps témoigné d’une
sagesse qui venait de ficher le camp, ravala une gorgée de sang et de
salive mêlés et s’exécuta…
- Est a cataliste…
- Cata quoi ?!… Mais tu ne peux pas te tenir droit ?! Tu parlerais
mieux et je te comprendrais mieux…
- Peux pas… E suis cassé…
- C’est quoi ta cataliste ?
- C’est AMD… Assistant aux Mauvais Déboi’ qui e met à jou’…
- Ca m’annonce les catastrophes à venir ?…
Vic secoua la tête qui resta bloquée sur sa droite.
- Les catastrophes qui sont en train d’arriver ? rajouta la
baronne.
131
Faute de pouvoir agiter à nouveau la tête, Vic le germanique
essaya de remuer un bras. Son humérus choisit ce moment-là pour
devenir closus, c’est-à-dire pour se refermer sur lui-même et se
déboiter de l’épaule. Le savant barbu se courba vers l’avant sous
l’emprise de la douleur.
- Mais, réponds ! grinça la baronne… Vic, tordu Goth, tu es un
misérable !
En ce lointain XIIIème siècle, la violence et la mort étaient
compagnes sinon quotidiennes du moins fort proches. Elles étaient
toujours présentes, suspendues telles une épée de Périclès, au-dessus
de tous. Gueux et puissants, courageux et couards, clercs et laïcs. On
ne s’émut pas plus que de raison d’entendre les cris stridents de Justin
Bibor dégringolant l’escalier de bois jusque dans la salle de la Taverne
du Gros Landais.
- A l’assassin ! A l’assassin ! On a tué mon ami !…
Seul Steven Berned, le patron, trouva l’affaire saumâtre. Un
assassinat sous son toit ! Et puis quoi encore ?!… Sa maison était
respectable à défaut d’être pleinement en conformité avec les
prescriptions de la sainte Eglise. L’attroupement se formant autour du
corps déposé sur une ancienne table neuve désormais souillée de
sang, c’était le préalable au scandale, le prélude à l’arrivée des
sergents du guet et qui sait, si l’affaire tournait mal, des hommes du
bailli.
- Beugle pas comme ça, le jeune ! lança-t-il. Il est pas encore sur
les chemins du Paradis, ton copain ! J’en ai vu des blessures moches
sur les champs de bataille… Là c’est de la petite bière, pas de
l’enterrement en grandes pompes.
Justin Bibor, les bras couverts de sang, était incapable de savoir
s’il devait prendre pour argent comptant les apaisements du tavernier.
D’un côté, il avait envie de courir prévenir le seigneur Killian… Oui
mais, tout bien considéré, il y aurait du grabuge lorsque le maître
connaîtrait leur rapine et leur comportement indigne. Ce fut une
nouvelle observation du propriétaire des lieux qui le força à courir au
château.
- N’empêche ! Tu ne l’as pas raté…
- De quoi ?! s’exclama Bibor.
132
- Tu la voulais pour toi tout seul, c’est ça ?…
- Mais de quoi parlez-vous ?… Ce n’est pas moi qui…
- Et qui alors ?…
- C’est la fille… Elle…
- J’ai interdit à mes filles de se retourner contre le client… Subir
et se taire… Donc c’est toi qui…
Toutes ces phrases interrompues ne sentaient vraiment pas
bon. Justin Bibor préféra donc interrompre sa présence sur les lieux. Et
tant pis pour ce qu’en dirait le chevalier de Grime.
Il ne fallut pas moins de trois serviteurs pour déplacer la
carcasse tordue de Vic. Ici aussi, les hurlements étaient de mise ce qui
avait le don d’exaspérer la baronne de Saint-Dieu. Elle eut cependant
la présence d’esprit de comprendre qu’il ne servirait à rien de réduire
à l’état de poussière les serviteurs - lesquels ne criaient pas - et que Vic
n’étant point mort il pouvait encore servir : un bon plus bon à rien
c’était toujours mieux que plusieurs incapables. La baronne se
contenta de lancer le sort de Quies qui étouffa le vacarme sous une
grande chape de silence et se replongea dans sa lecture des résultats
de l’AMD.
Le bailli de Montargis et son vieil ami, le seigneur Killian de
Grime, avaient poussé jusqu’au déraisonnable les libations pour fêter
leurs retrouvailles. Ils avaient devant eux un amoncellement
impressionnant de pichets de vin local. Fort heureusement pour leur
santé, s’il donnait de la gaité, il manquait de la puissance qui saoule,
abrutit et fait commettre des horreurs. Les deux hommes purent donc
se dresser comme un seul lorsqu’un garde introduisit un Bibor boueux,
baveux, brûlant et bégayant.
- Elle l’a tué… Elle l’a tué…
- Qui est cet avorton si peu membré ? demanda le bailli
Enguerrand d’Ognon.
- Je voudrais t’y voir, répliqua Killian qui refusait qu’on insultât
son petit personnel fut-il en humiliante posture. Nous ne sommes plus
dans des temps de chaleurs et de vigueurs comme en Orient… Calmetoi, Bibor, et raconte…
133
- C’est Mi-Mai… La fille, elle avait une dague et pendant qu’il
sommeillait, elle l’a frappé… Il saigne de partout, il est mort… Il est
mooooooooort !…
- Où cela s’est-il passé ? questionna le bailli.
- A la Taverne du Gros Landais… C’est sur la route de…
- Bonne maison pourtant… N’es-tu point sûr que ce n’est pas
toi qui a cherché querelle à ton compagnon ?
Le seigneur Killian, pourtant ébranlé par le sort funeste de son
demi-frère, coupa court aux supputations insolentes d’Enguerrand ;
Justin Bibor n’eut point à s’enfuir à nouveau.
- Je réponds de l’honnêteté de mon écuyer comme de moimême… Et nous tenions Mi-Mai pour un rejeton indirect de mon
auguste et puissant père… Allons juger sur place des faits… Et s’il
s’avère que cette Taverne est un repaire de méchants et d’assassins, je
la démonterai pierre par pierre avant de m’en servir pour couvrir le
tombeau du tenancier que j’aurais au préalable soumis au supplice de
l’épilation à la cire chaude.
- Sur tout le corps ?
- Oui, répondit sobrement Killian.
- Faites quérir mon barbier, le docte Housse… Et qu’il nous
rejoigne sur les lieux de l’assassinat… Et donnez une couverture à ce
malheureux. Sa faiblesse de vit offense ma vue.
134
CHAPITRE VI (j’ai un gros doute, ça me rappelle quelque chose)
Il ne faut pas remettre à aujourd’hui ce que tu pouvais Ferrières
Au Moyen Age, le barbier n’était pas seulement un artiste
sculptant et arasant le poil sans recourir à des Gilette aux vitesses
vertigineuses. Il occupait également la fonction de chirurgien,
observant les plaies, faisant diagnostic de palpations superficielles et,
parfois, troquant le rasoir pour la scie lorsqu’il fallait, au sens vrai du
terme, trancher dans le vif. C’est donc cette sorte de bourreau light,
capable de faire couiner les plus endurcis et pleurer les plus solides,
qu’on était allé quérir dans la pâleur d’un matin clair. Comme bien on
s’en doute, l’homme de l’art n’était point en son logis. Lorsqu’on mit
enfin la main sur lui, il conta une édifiante histoire de belle demoiselle
troussée à la va-vite dans un fourré. Histoire qui ne trompa personne…
Nul n’ignorait au château que la nuit, le barbier allait déterrer des
cadavres afin d’observer, au mépris des interdits sacrés, les éléments
de la complexité humaine. L’année suivante, le viol de ces dits interdits
n’en permettrait pas moins à l’illustre barbier d’entrer comme
enseignant dans la nouvelle université de médecine de Montpellier.
Longiligne, le visage émacié et la main aimant scier, Gilles
Housse avait pour son art une passion telle qu’il n’hésitait pas à
remettre en cause les enseignements reçus des autorités supposées
compétentes. A ses yeux il y avait urgence à mettre du conseil et de
l’ordre dans les affirmations des uns et les âneries des autres qu’il
convenait de radier. La meilleure façon c’était encore de trifouiller les
oies et d’éventrer les moutons… Et quand le temps s’y prêtait, c’est-àdire lorsque le froid renfermait les êtres vivants en leur intérieur
domestique, d’aller fouiner autour des tombes fraiches et de recouvrir
ses forfaits de tombereaux de neige immaculée. Voilà pourquoi, en
cette nuit froidureuse, beaucoup doutaient que le barbier soit allé
conter fleurette à la douce Lucie d’Hon, la demoiselle à qui sa main
était promise. D’ailleurs, même après avoir forcé sur le vin ou le
saucisson, personne n’avait vu Gilles Housse et sa petite accordée Hon.
- Housse ! s’exclama Steven Berned en voyant entrer le
praticien… Mes amis, ce pauvre étranger était déjà bien mal, il est
désormais dans de salles draps !
135
- Tais-toi, tavernier ! Apporte-moi de l’eau bien chaude et vois
s’il ne reste pas quelques cottes de tes demoiselles pouvant me servir
à panser l’assassiné.
Mi-Mai n’avait point encore franchi le fleuve Achéron mais ses
forces s’amenuisaient. Une forte fièvre faisait perler sur son front
blême de grosses gouttes de transpiration. Il reposait inerte et presque
oublié déjà sur la table ; beaucoup de clients avaient soudainement
pris conscience de l’heure et de la nécessité de se trouver ailleurs à
l’arrivée du bailli et de ses hommes.
- La dague n’a point pénétré autant qu’on pourrait le croire,
affirma le docte Housse après avoir palpé la plaie et observé son
aspect. Elle a dû rebondir sur les côtes se détournant ainsi du cœur. Le
coup aurait dû être fatal. L’assassin aura manqué de chance.
Steven Berned jeta un regard noir à Justin Bibor et à sa grosse
couverture sombre. A ses yeux, l’assassin était toujours sur les lieux du
crime.
- Il faut faire tomber la fièvre en plongeant le moribond dans un
baquet d’eau froide, reprit le barbier… Qu’on jette des seaux de neige
dans un baquet où on aura installé au préalable le blessé…
- Vous êtes certain de ce que vous faites ? demanda Killian.
- J’ai étudié les manuscrits d’Ibn al-Beloula, le grand médecin
de Cordoue… La science des adorateurs d’Allah est…
- Plus forte que celle des adorateurs de notre Dieu, poursuivit le
seigneur de Grime. Je sais cela pour avoir fréquenté certains de ces
savants en Terre sainte.
- Alors peut-être avez-vous entendu parler des effets
cicatrisants de la geroflunia ?
- Point !
- Je vais commander qu’on en fasse venir de ma pharmacie
personnelle et en panser la plaie…
- Vous n’essuyez point la plaie ? questionna Killian.
- Il n’en est nul besoin. La chose se fait de manière
automatique. Je panse donc j’essuie… Bain froid et cicatrisation, cet
homme est sauvé…
- Dieu vous entende, barbier ! lâcha Steven Berned.
- Comment ? s’emporta le bailli… Vous osez remettre en cause
le savoir de mon barbier… Un, vous n’avez point le savoir de mon
136
barbier… Deux, c’est vil… Vous aurez beau marcher sur les mêmes
chemins que les siens, vous n’en reviendrez point aussi savant en l’art
de guérir. En revanche, tavernier, peut-être pourrais-tu nous éclairer
sur la créature qui a si généreusement lardé de coups notre pauvre
ami ? N’était-elle point de ta compagnie ?
« Je sais où tu es, misérable ! J’ai besoin de toi !… »
Pour Philippe O, le pigeon voyageur tombé du ciel au bord de
l’épuisement n’était pas seulement l’heureuse perspective d’améliorer
l’ordinaire de la table assez chiche du monastère de Sainte-Denizot. Il
était le rappel d’une menace terrible, celle que la baronne de SaintDieu faisait peser sur tous ceux qui, un jour ou l’autre, avait eu le
malheur d’avoir à barguigner avec elle. Elle avait ce don exceptionnel
de pouvoir situer sans difficulté qui elle voulait de par le vaste monde
(le lecteur sait désormais que ce privilège exorbitant lui était offert par
la possession d’un miroir magique de dernière génération amélioré qui
plus est par le génie mécanique de Vic le savant).
Nul besoin de signature au bas du petit morceau de parchemin
déchiré sèchement, comme si la baronne avait été en proie à une ire
gigantesque. Il y avait cette griffure caractéristique sur la pastille de
cire fermant le message : le passage successif des ongles de la main
gauche de la méchante… Cinq doigts, Saint-Dieu… Il ne fallait pas
chercher bien loin les origines de ces armoiries si particulières. Lorsque
celles-ci vous frappaient, vous aviez mal longtemps.
Philippe O quitta l’abri du pont qui l’avait recueilli pour la nuit.
On ne pouvait changer de camp en ces temps de fer, de bronze et de
cuivre. Tant pis pour la princesse et pour son oncle ! Il était d’un camp
à son cœur et à son corps défendant. Et ce n’était point le leur.
Le troubadour mit un genou à terre et levant les yeux vers le
ciel, prononça la formule rituelle.
- Je suis à toi, Divine force du Mal… Commande et moi, ton féal,
j’obéirai…
Un tourbillon de neige se leva sur la rive du Loing, enfla et
gonfla jusqu’à atteindre le poète au luth, l’entoura et finit par le
happer. Lorsque le phénomène se calma, le musicien avait quitté
Montargis pour retourner auprès de l’âme noire qui contrôlait son
existence.
137
Steven Berned ne se fit pas prier plus que cela pour tout dire
sur celle qui s’était identifiée sous le nom de Melba la Turinoise auprès
de Bibor mais que lui appelait Carla la Brunie la tenant pour ibérique
née dans les faubourgs de Tolède.
Enguerrand d’Ognon ne laissait à personne le soin d’interroger
le tavernier. Pour une fois que quelque chose d’exaltant survenait dans
le ressort de son bailliage, il était hors de question de déléguer.
- Je ne la connaissais pas encore il y a trois jours mais elle m’a
été chaudement recommandée par une personne de confiance…
- Comment cela, « recommandée par une personne de
confiance » ? questionna le bailli.
- Il y a quelqu’un qui m’a dit…
- Qui t’a dit quoi, l’Anglais ?
- Qui m’a dit que la demoiselle avait toutes les qualités de
culture et de ce que vous savez pour remplacer une de mes servantes
qui venait soudainement à manquer.
- Toutes les qualités ?… Vraiment ?… Avez-vous vérifié vousmême la chose ?…
- Non point… Je m’en voudrais de gâter la marchandise… Mais il
suffisait de la regarder bouger, respirer, il suffisait de l’écouter parler
pour être certain de ne point errer en lui faisant confiance.
- Ce que vous avez donc fait sans hésiter…
- Je me rends compte désormais qu’il eût été plus avisé de ma
part…
- Rien du tout, l’Anglais !… Tu ne t’es pas avisé du danger de la
garcelette parce que tu avais foi en la personne qui te l’a présentée.
Qui était-ce ?…
- Seigneur bailli, je ne puis dire son nom…
- C’est donc une haute personne ?…
- Fort haute !…
- Que tu ne nommeras pas ?…
- Même si vous me soumettiez à la question, je préfèrerais
mourir en martyr plutôt que de la nommer.
- Dame !
- Qui vous l’a dit ?…
- Dit quoi ?
138
- Que c’était une dame !…
Killian de Grime trouva qu’il était largement temps d’en user
avec le tavernier beaucoup plus rudement que ne le faisait son ancien
compagnon de croisade.
- Parle !… Sinon nous t’éplucherons, lambeau de peau par
lambeau de peau… Tu hurleras, tu pleureras… Et tu parleras… Le bailli
Enguerrand d’Ognon sait la force !
- Si je la nomme, je me condamne tout autant… Messire,
comprenez je vous en conjure la situation qui est la mienne…
- Il n’y a point de fatalité en ce monde ! Si cette mante
religieuse a voulu assassiner Bibor et Mi-Mai ce n’est point pour les
châtier de leurs élans vers elle… Si elle est entrée dans ta maison c’est
bien pour frapper certaines personnes et quelque chose me dit que
j’eus pu être une d’entre elles… Je dois savoir qui veut mettre fin à
notre quête…
- Par saint Paul Tronc, protecteur des peureux et des
adorateurs du pied féminin, vas-tu avouer oui ou non ?! renchérit le
bailli.
- Mes seigneurs vous me tuez ! Il me faudra sur l’heure tout
abandonner et repartir vers mon île afin d’échapper à la vengeance de
cette puissante dame… Car, enfin, puisqu’il faut que je le dise, celle qui
m’a fait connaître Carla la Brunie, demoiselle de son entourage dont
elle ne pouvait plus souffrir les aventures galantes et les perpétuels
mensonges, c’est…
- C’est ?…
- C’est… C’est… La bru du roi, messires !… Notre future reine…
Celle qu’on nomme Blanche de Castille.
L’office de prime avait été chanté depuis belle lurette et celui
de laudes n’était qu’un lointain souvenir lorsque, enfin, le seigneur
Killian demanda l’entrée à l’abbaye de Sainte-Denizot. En voyant son
oncle pâle et les traits tirés, la princesse Podane comprit que quelque
malheur était survenu. La narration qu’il fit des événements
épouvanta la jeune femme dont la générosité naturelle ne pouvait
qu’être marquée par tant d’horreurs. Après tout, si tout cela était
arrivé, c’était bien à cause d’elle, de ses pieds plats, de son nez qui
trompétait et de son haleine de charogne.
139
- Otez-vous ceci de la tête, chère nièce !… Il y a derrière vous de
terribles forces qui n’attendaient qu’une occasion pour s’affronter.
Vous la leur avez offerte sans en avoir conscience mais je ne vaux pas
mieux que vous alors… Puisque c’est moi qui ai pris l’initiative d’une
telle folie…
- Qu’adviendra-t-il de Mi-Mai ?…
- Le docte Housse n’a point commandé pour lui de linceul. Ses
avis sont encourageants. Il lui faudra prendre patience pour que la
plaie se referme et forme cicatrice… Mais Mi-Mai est un solide gaillard
qui remontera la pente, la côte et même les deux en même temps. Il
est solide comme un pont neuf.
- Et de nous, qu’adviendra-t-il ?
- Nous allons poursuivre notre quête sans renoncer… Il nous
faudra cependant engager un ou deux hommes d’armes pour veiller à
votre protection et à celles des dames. Je ne puis, seul et chenu
comme je le suis, pourvoir à cela avec toutes les garanties.
- Pourtant, vous ne manquiez point d’assurance…
- Certes mais je ne puis renouveler seul la police autour de
vous. Tout cela me cause bien du tracas et j’ai tant envie de vous dire
« Aimez-moi », à vous toutes qui faites partie de mon groupe à moi.
Sœur Trisquelle survint alors, claudicante, marchant quasiment
sur une seule jambe.
- Je vais gronder sœur Quikerce. La réparation qu’elle a faite de
ma socque n’a point tenue. Me voici mal allante, avançant de guingois,
et toute chavirée par le mal de cœur que cela me provoque.
Mise au courant des événements de la nuit, la mère supérieure
ne put s’empêcher de réciter trois prières pour Mi-Mai, un « brave
homme » comme elle le dit alors « qui savait quand se taire et quand
ne pas parler ». Mais comme elle était, en dépit de ses faiblesses, ce
qu’on appellerait aujourd’hui une battante, la sœur fut la première à
sonner le boute-selle. Le seigneur Killian, Podane de Grime, Katy-SangFing et elle-même enfourchèrent leurs montures à la recherche des
quatre ormes et du sanctuaire païen devant leur livrer la recette
miraculeuse.
- Avez-vous vu le troubadour O ? questionna dame Katy dont le
cœur se serrait encore plus face à cette disparition qu’aux malheurs de
Mi-Mai.
140
- Il n’est point revenu, dit mère Trisquelle. Croyez-en mon
expérience des êtres, ma douce amie, ce vaurien a dû tirer de notre
fréquentation tout ce qu’il pouvait en espérer et s’en est parti gruger
ailleurs.
Philippe O, troubadour de son état et marionnette aux ordres
de la maléfique Saint-Dieu par soumission, se retrouva à genou, les
épaules couvertes de flocons, dans la grande salle du château où
résonnaient les terribles imprécations de la propriétaire des lieux. Le
rebouteux qu’elle avait fait enlever en son logis pour se pencher sur le
cas de Vic le gothique n’avait point délivré les paroles qu’elle voulait
entendre. Le savant en aurait pour plusieurs semaines avant de se
remettre. Boiteux il resterait, ce serait son châtiment. Peut-être même
ne retrouverait-il point la raison et resterait-il dans la propre
contemplation intérieure de son malheur. Cela, Anne-CharlotteRomane de Saint-Dieu ne pouvait l’entendre (quoi qu’elle fût bien
équipée en la matière par dame Nature) et c’était dans ce courroux
qu’il fallait trouver la cause du retour anticipé du troubadour.
- « Se méfier de l’eau qui dort » a dit mon miroir magique !… Il
m’a fallu un petit moment avant de comprendre ce que cela signifiait…
De l’O qui dort !… Mais on ne gruge pas Saint-Dieu, on n’abuse pas
Saint-Dieu, on ne peut que ramper devant Saint-Dieu… Et c’est ce que
tu feras, misérable, lorsque tu m’auras avoué ce que tu avais en tête la
nuit dernière.
- Je ne me souviens jamais de mes rêves, votre douce
méchanceté.
- Tu mens !… Comme toujours, tu mens !… Dans ton esprit, il y
avait la belle dame Katy… Ses cheveux, sa gorge, sa taille, ses jambes
interminables et son sourire niais…
- Ah non ! s’insurgea Philippe O. Il n’est pas niais son sourire… Il
est charmant !…
- Tu vois bien que tu pensais à elle ! hurla la baronne.
- N’était-ce point ce que vous m’aviez commandé ?
- De la séduire pour savoir tout ce qui se faisait dans cette
quête, oui !… De tomber sous ses charmes, non !… La seule personne
charmante de l’univers, c’est moi !…
141
Philippe O n’eut plus qu’à se prosterner à plat ventre pour
échapper au regard de feu de Saint-Dieu.
- Qu’as-tu appris ?…
Le troubadour dut admettre qu’il n’en savait guère plus qu’au
départ. Il y avait une recette à trouver qui redonnerait splendeur et
natureté à la dame Podane de Grime en rompant partiellement le
sortilège lancé vingt années plus tôt. Les autres détails lui avaient
échappé.
- Personne en fait n’a d’idée véritable du lieu où il faut
chercher, conclut-il…
- Fort bien ! Qu’ils s’égarent longtemps ! Qu’ils tournent, virent
et reviennent sans cesse sur leurs pas !… Cela m’arrange et cela me
donne le temps nécessaire pour la mission que je vais te confier.
- Une mission, votre illustre grandeur ?…
- Si j’avais une autre solution, je choisirais une autre solution…
Mais je n’ai que toi à ma disposition… Dans le grand livre des sortilèges
sonores d’Eric de Clapetown, il existe un remède réputé souverain
contre les fractures, cassures et autres foulures. Je veux pouvoir
exécuter ce sortilège afin de détordre le corps de Vic !… Je le veux, tu
l’entends !…
- Point n’est besoin de hurler, je vous entends parfaitement…
- Et voilà qui est bien pour toi car le sortilège dit qu’il faut
construire une musique si gaie et entraînante que nul ne pourra y
résister.
- Mais le savant Eric de Clapetown ne dit rien de plus de cette
musique ?…
- Il ne fait que lui donner un nom auquel je ne trouve sens ce
qui est stupéfiant quand on connaît l’immensité de mon savoir… Il
l’appelle Cocaïne…
Les quatre cavaliers n’eurent qu’à suivre le Loing vers le Nord
pour atteindre les environs du bourg paisible de Ferrières. A peu de
distance de la rivière, avant même le village, l’abbaye dressait sa fière
allure. Comme bon nombre d’églises dans la chrétienté, elle était à la
faveur de temps heureux et propices à l’art en cours d’édification ; on
devinait déjà une merveille à naître à travers les quelques travées
terminées.
142
L’abbé étant absent, ce fut frère Godefroy, son prieur, qui
accueillit les voyageurs et s’enquit précisément de leur recherche, la
lettre rédigée par mère Josette du Saint Durillon brillant surtout par
ses formules lapidaires et elliptiques.
- Quatre ormes chenus et des ruines païennes ? Je ne connais
point cela dans les environs… Mais si vous désirez consulter nos
archives, elles vous sont ouvertes… A vous, ma mère… Et au seigneur
Killian… Pour vous, damoiselles, je crains qu’il ne soit possible de vous
donner l’entrant au-delà de notre clôture. Notre règle est ainsi faite
que votre sexe n’est point autorisé entre nos murs car il est faible et
perturbateur.…
Le bailli Enguerrand d’Ognon avait mis à profit la matinée pour
prendre du repos. A son réveil, une résolution énergique s’était
imposée à lui : il était impossible et impensable que quelqu’un puisse
accuser la future souveraine du royaume de quelque crime que ce soit.
Même indirectement.
Impossible signifiait que ni le tavernier anglais, ni les deux
écuyers de Killian de Grime ne devaient jamais raconter cette histoire
d’assassinat à quiconque. Il dépêcha aussitôt des gardes du château
pour aller les saisir et les faire conduire dans les geôles castrales,
basses sombres et humides comme le voulait une tradition bien
établie. Il en ferait de même – et à regret – pour son vieil ami Killian
lorsque celui-ci, sans méfiance aucune, reviendrait au soir coucher au
château.
La fidélité était une chose, l’ambition en était une autre et ces
deux mots-là étaient des mots qui allaient rarement bien ensemble.
Philippe O pinça les cordes de son luth sans les regarder. Elles
émirent quatre sons simultanés qui ne se combinaient pas bien. Il
recommença en faisant sonner chaque corde de manière plus
rapprochée. Toum ti toum… toum…
- Ca te donne l’envie de danser ? demanda-t-il à l’avorton de
Saint-Dieu qui trempait au lavoir le linge de la baronne.
- J’aurais plutôt envie de fuir, rétorqua celui-ci, si mes vieilles
jambes arquées et mon mal au dos ne m’en empêchaient pas.
143
L’avorton, qui avait les mains bleues après avoir été obligé de
casser la glace pour nettoyer les robes sombres de sa maîtresse dans
l’eau gelée, se détourna. Le troubadour en tira une conclusion fort peu
encourageante. Pour ce travail de création insensé, il était seul.
Diablement seul… Et, à bien y songer, seul un prodige inspiré par
Lucifer, une pincée de magie noire, pouvaient bien l’aider à composer
cet air entraînant qui ramènerait Vic le gothique au rang des valides.
L’attente dura des heures. La princesse et sa dame de
compagnie finirent par ne plus trouver cela très drôle. Sur le coup de
midi, on leur avait apporté quelques tranches de pain, une soupe
clairette et une flasque de vin aigre. De quoi aiguiser leur appétit plus
que de le combler. De quoi accroître leur colère surtout…
- Qui nous interdit d’aller galoper un peu dans la forêt ? dit
soudain Podane qui avait fini par creuser un large sillon à force de
marcher depuis une heure le long du chemin entre l’entrée du
monastère et la porte du xénodochium.
- Votre oncle désapprouverait cela, répondit Katy-Sang-Fing.
- Par tous les saints, Katy, te voilà devenue plus prudente que
chat devant une flaque. Avant que tout ceci ne commence, n’allionsnous pas courir les champs et les bois à nous en rompre les os ?
- Si fait, princesse…
- Eh bien, pourquoi ne le pourrions-nous plus ?
- C’est qu’ici nous ne sommes point sur les terres de votre
père… Nous pourrions nous perdre…
- Et aussi rencontrer des dragons crachant le feu ou des nuées
de chauves-souris… Ma foi, ce serait follement drôle, je crois… Plus
drôle en tous cas que de demeurer céans à prendre racine dans cette
glaise gâtinaise.
Avant que dame Katy ait pu l’en empêcher, la princesse sauta
en selle, piqua les flancs de sa monture et partit au galop.
La bibliothèque de l’abbaye de Ferrières n’avait certes pas la
richesse de celle du monastère gardé par frère Gillian mais on y
conservait depuis des siècles quantité de documents participant à ce
que sœur Trisquelle appelait avec emphase « la mémoire de la
chrétienté ». Il ne s’agissait point d’affronter sans stratégie la
144
collection immense de registres, de capitulaires et de chartes, le temps
pressait. Fort heureusement, les abbés successifs avaient fait établir
des sortes de grands lexiques recensant toutes les sources originales
ou recopiées présentes entre les murs de la bibliothèque.
Sœur Trisquelle avait préféré une approche alphabétique, le
seigneur Killian avait plutôt pris le parti de chercher par thématiques.
Reste que ni l’un, ni l’autre, ne savaient au juste ce qu’ils cherchaient.
Quatre ormes, des ruines païennes, cela ne pouvait pas apparaître
ainsi, il fallait que le lieu fût décrit et cité dans des termes ne prêtant
aucunement à dispute.
- Nous n’en verrons jamais la fin, soupira sœur Trisquelle en
refermant bruyamment un registre en cuir de veau. J’en suis à peine à
la lettre B et cela n’avance pas… Ces moines sont encore plus
tracasseux et pointilleux que ne l’ont été les mères supérieures qui
m’ont précédée à Nantes. Ils notent tout… Les terres données en
échange de messes, les terres saisies après un non-remboursement de
prêt ou un défaut de versement de taxes, les terres cédées en échange
de la construction et de l’entretien d’un moulin. A chaque fois, la
parcelle est décrite avec force détails… Mais ces détails ne vont jamais
jusqu’à préciser la disposition de certains arbres ou la présence de
restes d’un temple païen… Nous cherchons un grain de sel dans un
saloir…
- Reprenons, voulez-vous, le texte que nous avons traduit.
Peut-être y a-t-il quelque chose qui nous a échappé ?… Le sens d’un
mot peut-être.
- Mon fils, il ne s’est pas passé une nuit depuis que ce
document est entre nos mains sans que je passe et repasse du grec au
latin et du latin au grec… J’en suis même venue à la conclusion qu’il me
faudrait apprendre l’araméen pour être bien certaine que nous
n’avons point errés…
- L’araméen, ma mère ! s’exclama Killian de Grime…
L’araméen !…
- Enfin, mon fils, modérez votre excitation… Ces jeunes moines
vous regardent avec le mauvais œil car vous les empêchez de bien
suivre leur copie.
145
- C’est que nous n’avons pas été très fins, ma mère… Pourquoi
écrire un texte en trois langues dans un monastère des terres de
l’Ouest ?…
- Pour en garder triplement trace, je suppose…
- Mais qui lit l’araméen ? Ni vous qui êtes fort savante, ni votre
cousin frère Gillian, ni aucun des moines de cette abbaye dont la
tradition d’excellence est fort établie… Et pas même moi qui ait
fréquenté tous les coins et recoins de l’Orient. Personne n’aurait pris la
peine, même pour exercice, de copier un document en cette langue. Si
un exemplaire existe en cet idiome, c’est tout simplement qu’il s’agît
de l’original ou peut-être d’une copie… Et qu’on est passé seulement
ensuite à la langue grecque puis à la langue latine. Au fil du temps ou
au fil des voyages de la fameuse recette.
- Et que déduisez-vous, mon fils, de cette brillante disputatio
avec vous-même.
- Que ce que nous cherchons n’est pas ce que nous cherchons.
Dame Katy n’avait guère tardée à rejoindre sa maîtresse et
toutes deux, méprisant la boue du chemin et la froidure, se mirent à
galoper en direction du nord. Les rois mages en Galilée suivaient des
yeux l’étoile du Berger ; elles, elles ne suivaient que leur instinct. Ce
qui pour des femmes en ces temps de ceintures de chasteté en fer et
de toques en fourrure de lapin n’était déjà pas mal…
Lorsque Mi-Mai rouvrit les yeux, il ne reconnut rien autour de
lui. Tout était sombre, humide, sale et puant.. A part l’humidité, rien
de commun avec son dernier souvenir…
Et puis, il y eut cette douleur qui lui vrilla la poitrine et le fit
retomber dans l’inconscient.
- Raté ! s’exclama Bibor… Encore une fois, il ne résiste point à la
douleur… Il va bien finir par se réveiller… Il le faut ! Sans lui, on ne
sortira jamais d’ici.
- Vous pensez que c’est un moribond qui nous fera évader ?
s’irrita Steven Berned… Vous êtes jeune et fol, jeune fou…
Le manuscrit d’Eric de Clapetown était resté sur le lutrin où la
baronne l’avait consulté. Philippe O ignorait s’il avait le droit de le lire
146
mais il s’était bien gardé de demander une permission qui aurait pu lui
être refusée. Pas fou le bourdon !… Il avait grand besoin de savoir
quels étaient exactement les mots du barde anglais et ce qu’il pouvait
dire exactement sur ce Cocaïne inconnu.
Frère Vilain serrait contre lui le parchemin dérobé en Bretagne.
Le vent qui soufflait sur la lande avait commencé à chasser les nuages,
un soleil pâle revenait sur cette terre que l’hiver avait failli submerger.
Ceux qui le dirigeaient pourraient être fier de lui. Il avait réussi
sa mission au-delà de toutes les prévisions : la quête de Podane de
Grime ne pourrait réussir que grâce à l’Organisation dont il était le plus
humble des rouages.
Mais pas le moins efficace.
La baronne Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu s’était fait
servir un pâté d’alouettes à la sauce à la menthe.
Elle détestait ça ! Plus que tout !
Dans son esprit paradoxal, il fallait être de la dernière barbarie
pour s’attaquer à ces inoffensifs volatiles au chant si mélodieux et
cruel au dernier degré pour les plonger encore vivants dans une
décoction de menthe fraîchement cueillie. Sa haine de l’autre Dieu,
celui qui avait pignon sur rue et gargouilles sous toits, à côté c’était du
pipi de chat.
Mais le pâté d’alouettes à la sauce de menthe ne pouvait que
décupler la colère de la maléfique baronne… Et elle avait besoin d’être
très en colère pour amener le miroir magique à s’accorder à ses
prochaines volontés.
Melba de Turin, alias Carla la Brunie, avait retrouvé le voile
innocent de sœur Iselda de l’Incarnacionale. Sa semaine de « sortie »
lui avait prouvé qu’elle n’avait point perdu la main dans tous ses
domaines d’excellence, ceux qui avaient fait sa réputation avant
qu’une main puissante ne bride ses excès.
Elle avait saigné les mercenaires de Jehan Videtoi en les
attaquant un à un dans la traversée de la ville d’Angers. Une ville qui,
selon elle, portait particulièrement bien son nom… Puis, elle avait
exercé ses charmes les plus vénéneux et redécouvert le plaisir sous
147
toutes ses formes au cours de trois nuits de vraie débauche (et pas
seulement avec des Allemands). Elle avait ensuite réussi à prendre la
fuite au nez et à la barbe de tous les hommes du bailli de Montargis. Ils
devaient encore être sur ses traces… Ou plus exactement à la
recherche de traces qu’elle avait rigoureusement effacées pour perdre
son monde.
Sœur Iselda de l’Incarnacionale, dans son couvent de Tours,
pouvait reprendre ses activités pieuses. Son objectif n’était pas
minime ; l’Incarnacionale voulait sauver le genre humain.
Enguerrand d’Ognon avait fini par se décider à envoyer un
message à la princesse Blanche de Castille. Il savait son histoire du
royaume et connaissait l’ascendance de la future reine. Petite-fille de
la redoutable Aliénor d’Aquitaine, elle avait été choisie par celle-ci,
déjà octogénaire, pour épouser le petit-fils de son premier mari (un
arbre généalogique est disponible auprès de l’auteur contre trois
timbres au tarif économique à coller sur votre mail pour la réponse).
Ce sang ibérique bouillant n’était pas fait que de tempérament
méridional, il portait aussi toute la rouerie et la culture acquises dans
les cours brillantes de Poitiers ou de Bordeaux. Cela n’était point à
négliger.
Le roi allait vers Saint-Denis et son tombeau chaque jour
davantage. Pour le bailli de Montargis, l’avenir commençait dès
aujourd’hui.
Ribaud de Bazétage, du haut de son palais épiscopal, regardait
la Vienne paresser sous le gel. Les ravages du coup d’éclat du seigneur
de Grime étaient difficilement réversibles même s’il avait déjà fait
razzier quelques fraîches pucelles dans les régions frontières de son
diocèse. Six parmi ses préférées avait à jamais disparu de sa vie de gros
matou friand de délicates souris. Il espérait secrètement, et au mépris
de tout ce qui aurait dû occuper son âme épiscopale, que Jehan
Videtoi avait, comme il l’avait ordonné, répandu les tripes usagées de
Killian de Grime hors d’une terre consacrée. De préférence dans le
grand fleuve de Loire où nul regard du Seigneur ne viendrait jamais les
sauver.
148
Après ce tour d’horizon de quelques personnages majeurs de
cette quête, tour d’horizon destiné à faire le point au moment où des
échéances nouvelles et des bouleversements inattendus se préparent,
il est grand temps de reprendre où nous en étions. Ce sera fait dès le
prochain paragraphe…
- Où sont-elles passées ?…
Killian de Grime avait déjà eu son compte d’émotions en début
de matinée. La disparition de sa nièce et de sa dame de compagnie
alors que le soleil, enfin revenu, déclinait derrière les bois de l’autre
côté du Loing, lui portait un nouveau coup.
- Ne vous torturez pas ainsi, mon fils !… La princesse est
personne sage et même si elle n’a que modérément goûté le fait
d’être ainsi laissée à la porte du monastère, elle n’aura pas fait de
folie…
- Elles ont pris leurs chevaux…
- Fort bien… Vous tenez un indice cette fois encore… Comme
elles, il ne vous rester plus qu’à démêler l’écheveau.
- Ne plaisantez point, ma mère. J’ai juré auprès de mon frère,
un incapable mais le chef de notre lignée quand même, de protéger et
servir sa fille… S’il lui advenait malheur…
- Votre orgueil en serait terriblement froissé, mon fils… Voilà ce
que j’appellerais de l’égoïsme et peut-être même, si je voulais vous
taquiner, de l’arrogance. Peu importe finalement ce qu’il pourrait bien
survenir dans la vie de votre nièce, ce qui vous importe c’est que ce ne
soit point de votre fait et que votre honneur n’y trouve pas tache.
Sœur Trisquelle avait parlé avec son assurance habituelle. Elle
savait avoir assez de crédit auprès du chevalier pour pouvoir lui mettre
ses contradictions sous les poils du nez. Elle n’était peut-être pas très
solide en sa membrature mais son caractère était d’airain et sa
détermination en acier trempé (même quand il ne pleuvait pas).
- D’ailleurs, tenez, les voici qui reviennent !… Et en riant d’une
belle joie !… Voyez, cette cavalcade autour de Ferrières leur aura fait
du bien… Mon fils, ne prenez pas prétexte de cette petite évasion pour
leur faire la grosse voix.
Le seigneur Killian promit.
149
Philippe O ne comprenait rien aux dessins étranges tracés sur le
grimoire attribué au joueur de luth Eric de Clapetown. Sur des lignes,
quatre au total, il était disposé des petites bulles noires qui ne
ressemblaient en rien aux carrés des neumes habituels.
- Voilà un code bien étrange… Et sans sa clé, je ne puis en
comprendre toute la portée.
Il reporta alors toute son attention sur le texte qui
accompagnait les fameux signes étranges. Des paroles… Sans doute
sacrées…
If you wanna hang out you’ve got to take her out ; cocaine. If
you wanna get down, down on the ground ; cocaine. She don't lie, she
don't lie, she don't lie ; cocaine.
Le mot mystérieux était là. Trois fois… Mais ce que la baronne
avait omis de dire c’est que le reste de la phrase était tout aussi
mystérieux.
Pour pouvoir composer cet air diabolique qui remettrait Vic le
gothique sur de bons rails, il lui fallait prendre la poudre d’escampette
et aller voir de plus près cette ville de Clapetown où, peut-être,
quelque musicien aurait hérité de la science du maître Eric.
- Où étiez-vous passées ?
La promesse de bienveillance n’avait duré que le temps que les
deux damoiselles sautent au bas de leur monture.
- Allons, messire Killian, cela importe peu et vous en avez
convenu à l’instant… Le plus important est ce que vous avez à dire à la
princesse… Et je vous laisse l’annoncer car c’est votre sagacité, et elle
seule, qui nous a révélé le poids de nos erreurs…
- Vous erriez, mon oncle ? demanda avec une moue taquine
Podane.
- Oui, je m’étais perdu dans les pièges de ce parchemin… Ce
qu’il disait n’était pas à prendre au sens littéral…
- C’est-à-dire ?…
- C’est-à-dire au sens de la lettre… Au premier degré, si vous
voulez… Tout n’était qu’apparence car nous n’avions point réfléchi sur
l’auteur de cette description. En conséquence…
- Oui, mon oncle… En conséquence ?
- Nous ne devons point chercher de ruines païennes…
150
- Mais, coupa Katy-Sang-Fing, les restes d’un édifice chrétien…
- Par saint Axa ! s’exclama sœur Trisquelle. Comment avez-vous
compris cela ?
- Racontez, chère Katy, fit la princesse, car c’est à vous que
nous devons de n’avoir point erré aussi longuement que vous. Deux
intellectuels assis vont moins loin que deux cavalières qui trottent.
Consciente d’avoir enfin son petit moment de gloire, la
demoiselle de compagnie minauda un peu. Elle avait un petit compte à
régler avec le seigneur Killian et elle n’imaginait pas laisser passer
l’occasion qui s’offrait à elle.
- Il y a au nord de Ferrières un lieu qui porte le nom de SaintEloi… En galopant, nous avons franchi un petit ruisseau encore gelé et
mon cheval a dérapé sur la glace… J’ai manqué choir, glissant sur le
côté tout en restant entravée par mes guides. Ma tête était secouée
en tous sens. J’étais ballotée, mes yeux allant et venant de droite et de
gauche… Lorsque soudain j’ai cru voir…
- Cru voir, ma fille ?… Vous n’avez point vu, observa sœur
Trisquelle.
- Il a fallu arrêter ma jument et puis retrouver l’endroit exact et
la position de vue qui était la mienne mais lorsque tout ceci fut fait, le
doute ne fut plus permis. La Vierge m’était apparue…
Sœur Trisquelle se laissa tomber à genoux… ce qui ne réussit
qu’à attirer une plainte sourde de ses lèvres. Elle évita de jurer mais
s’abima suffisamment la jambe pour que la torsion de sa rotule vienne
compenser et annuler l’effet désastreux produit par la socque
défectueuse de sœur Quikerce.
- Ma mère, de grâce… Relevez-vous… Ce n’était qu’une Vierge
de pierre… Une image pétrifiée émergeant d’un amas de feuilles
putrifiées. Cette Vierge, ma mère, ne souriait point. Elle avait la mine
grave, la tête baissée comme si elle supportait sur ses frêles épaules le
malheur de temps d’épouvante. Elle était triste, morose, presque
sinistre mais…
- Mais ?! répéta Killian tandis que sœur Trisquelle se remettait
péniblement en position debout.
- Elle avait un œil ouvert et un œil fermé… Elle clignait de l’œil
comme pour me faire signe, comme pour m’inviter à la suivre…
151
- Comme la gardienne de la recette, voyez-vous, poursuivit
Podane… Nous n’avions pas trouvé la masure, pas vu les quatre ormes
ni même les ruines du temple païen. La Providence nous a aiguillé tout
de suite vers la femme qui ne dormait que d’un œil… Alors, après,
évidemment, nous avons eu tout notre temps pour vérifier que le
parchemin disait vrai. Les ruines païennes étaient celles d’une abbaye
sans doute rasée par les guerriers blonds venus du Nord il y a des
dizaines d’années. Des quatre ormes, il n’en restait plus que deux mais
placés de telle manière qu’on devinait encore ceux qui avaient disparu.
Quant à la masure, nous avons retrouvé quelques briques de l’âtre au
milieu d’herbes couchées par la neige…
- Après, avez-vous dit, ma fille ?
- Oui… Après avoir gratté la mousse déposée par le temps et
l’humidité à la base de la statue.
- Après avoir découvert la cache ménagée dans la base de la
sculpture, enchaîna Katy-Sang-Fing.
- Après avoir trouvé ce parchemin qui indique la recette d’une
soupe aux ingrédients inconnus, termina la princesse en brandissant sa
découverte.
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu hésitait entre deux
attitudes tout simplement parce qu’il y avait deux manières
d’interpréter la requête du troubadour Philippe O. Soit il prenait à
cœur la mission qui lui avait été donnée et il n’y avait aucune raison de
refuser d’accéder à sa demande… Soit son esprit, fécond lorsqu’il
s’agissait de tirer au flanc, avait trouvé un moyen de lui échapper en
toute quiétude et, en de telles circonstances, il n’y avait nulle pitié à
manifester.
- Tu souhaites donc que je te transporte au-delà de la mer
jusqu’à la ville de Clapetown afin d’étudier sur place les œuvres du
barde Eric ?
- Je vous en conjure, maîtresse !… Ce sera ma quête
personnelle, celle qui m’élèvera au-dessus de mes semblables…
Sans aucune aménité, la baronne songea qu’avant de songer à
s’élever même en songe au-dessus des autres troubadours, Philippe O
devrait déjà chercher à les atteindre. Elle se mordit la langue pour ne
152
point rétorquer cette perfidie – qui n’en était au demeurant pas une –
et enchaîna.
- Quand souhaites-tu partir ?
- Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne…
- Elle est déjà blanche ! Il a neigé à nouveau pendant que tu te
creusais ta tête vide face au grimoire du maître luthier…
- Pardon de vous contredire, noble maîtresse, mais le luthier
est celui qui fabrique l’instrument. Point celui qui en joue…
- Qu’était donc ce de Clapetown ? Un lutheur ?
- Non point…
- Un luthiste ?
- Je crains qu’on ne dise point ainsi non plus…
- Alors ?… Que sais-je ?… Un luthérien ?…
- Le mot sonne bien mais au risque d’encourir vos protestations
face à mon refus de réformer la langue, je me dois de le récuser… Eric
de Claptown est un joueur de luth…
- Tout simplement ?
- Tout simplement ! confirma Philippe O.
- N’est-ce point trop simple comme explication ?…
- C’est aussi un Anglais, baronne… A ce titre, il aime bien
compliquer ce qui est simple et rendre ardu ce qui ne l’est point.
- C’est juste… Quand on pense qu’un de ces maudits s’est mis
un jour en tête d’acheter mon château pour, disait-il, y venir « passer
la saison mauvaise » ?
- Qu’en est-il advenu ?
- Là où il est, les saisons n’ont plus pour ce bellâtre qu’un goût
de cendres… Il s’est trouvé un nouveau foyer.
Cette sympathique évocation d’un fait d’arme passé ne
résolvait en rien le problème posé à Saint-Dieu. Devait-elle accorder sa
confiance à O ou s’en méfier comme d’un éventuel retour de la peste ?
- Vous doutez à nouveau de ma foi en vous, maîtresse… Je le
sens bien… Mettez-moi à l’épreuve…
- Tu es d’une subtilité qui m’énerve lorsqu’il s’agit de me filer
entre les pattes. Te mettre à l’épreuve avant que tu ailles chercher la
réponse à une demande que je t’ai faite. Peut-être que si je doute de
cette mise à l’épreuve tu me supplieras de t’accorder la faveur de te
rendre à un endroit pour y recevoir une bénédiction qui te permettra
153
de te présenter en pleine force pour cette mise à l’épreuve nécessaire
pour que je sois convaincue que tu vas bien réaliser la mission que je
t’ai confiée… Partir pour partir ce qui permettra de partir… C’est
tordu… Alors, si tu penses que je vais marcher dans ta combine, tu te
fourres le doigt dans l’œil de bœuf jusqu’aux poutres.
- Comme il vous plaira, soupira le mélodiste… Point de chanson
gaie et entraînante, point de guérison pour le malheureux Vic…
Vu ainsi, les choses ne se discutaient pas. Si le troubadour
cherchait à la tromper, il aurait droit à une vengeance de derrière les
fayots. Ca allait péter !…
- Dors et songe à ta quête !… Demain dès l’aube… mais il serait
étonnant que tu daignes te lever aussi tôt, je te propulserai au-delà de
la Manche en invoquant l’aide de saint Blairio. Et après, que Dieu te
garde !… Mon miroir magique n’a pas assez de puissance pour franchir
les frontières. Pour trouver la réponse à ta quête et pour revenir tu ne
devras t’en remettre qu’à toi.
Philippe O s’inclina respectueusement devant la maléfique
propriétaire des lieux. Il se sentait fort d’une énergie nouvelle. Les
secrets d’Eric de Clapetown paraissaient si étranges et nouveaux qu’il
ne doutait pas qu’ils puissent lui apporter un surcroît de notoriété. Et
pas seulement auprès de la baronne.
Killian de Grime était partagé en effectuant le bilan de la
journée. La petite escouade des acharnés de la quête rentrait vers
Montargis au petit trot, sans rien dire, la tête pleine des étoiles d’un
premier succès mais le cœur inquiet des choix difficiles qu’il allait
falloir réaliser. Que ferait-on de Mi-Mai ? L’abandonner à sa douleur
en promettant de venir le chercher lorsqu’on en aurait terminé ?
Prendre le risque de l’affaiblir encore en le trainant sur les chemins par
un froid glacial ? Ne valait-il pas mieux attendre qu’il se soit
remis même si cela prenait des semaines et des mois ?
Le cas du serviteur et écuyer de fortune de Killian de Grime
n’était pas le seul en suspens. Qu’allait-on faire de Philippa ? Depuis
que le chevalier lui avait révélé les secrets de sa naissance, elle n’était
plus une anonyme mais la légitime détentrice d’alleux et de fiefs aux
portes du royaume. Avait-on le droit de la jeter elle aussi sur les
chemins, face aux hasards terribles dont on constatait de plus en plus
154
souvent qu’ils prenaient pour cible ceux qui étaient lancés dans la
fameuse quête. Quatre femmes !… Cela faisait quatre femmes dans
cette colonne. Inadaptées à peu près à toutes les activités guerrières à
moins de leur mettre entre les mains un poêlon pour cogner en
parfaite traîtrise le premier inconnu menaçant. Killian de Grime était
réaliste ; il n’avait pas dans son équipée d’aventurières de la trempe
de l‘énigmatique Melba de Turin. Sœur Trisquelle était d’une fragilité
effrayante. Podane était affligée d’une douceur la rendant inapte à
toute action violente. Katy-Sang-Fing ne songeait qu’à se trouver un
galant et rêvassait le plus souvent qu’un jour son prince viendrait.
Seule, Philippa, par hérédité sans doute, pouvait avoir l’âme
belliqueuse et, bon sang ne sachant mentir, possédait assez de ruse et
de malice pour retenir quelque temps avec succès un éventuel
assaillant. Une vie précaire, après qu’elle eût été jetée sur les routes
en un âge encore tendre, l’avait armée contre la férocité du monde…
Et le monde qu’affrontaient les cavalières de la quête était mille fois
plus intrigant et violent que celui dans lequel toutes s’étaient mues
jusque là.
Les pensées de sœur Trisquelle n’étaient point du même ordre.
Son problème n’était pas militaire mais médicinal. La recette
découverte par la princesse et sa dame de compagnie n’avait aucun
sens. Elle revenait à mêler dans une bassine de cuivre des ingrédients
pittoresques sinon farfelus, voire même totalement inconnus.
L’ensemble, recouvert d’une eau pure, devait être porté à ébullition
jusqu’à ce que les différents composants se décomposent pour
composer une sorte de bouillie recomposée. Après avoir été refroidie
et solidifiée, ladite bouillie devait être débitée en tranches et mise à
sécher. Pendant sept jours sacrés – pris dans la période du Carême ? –
Podane devait jeûner en se contentant de mâcher une de ces rondelles
de pâte. A vrai dire, cela ne ressemblait à rien de cohérent… Ni sur le
plan de la science, ni même sur celui – moins bien maîtrisé par la mère
supérieure – de la gastronomie.
Podane de Grime essayait d’interdire à son cœur de faire des
bonds de joie. Rien à faire !… Cela cognait dans sa poitrine avec la
même virulence qu’une hache de Normands défonçant la porte
155
d’entrée d’un riche monastère. Elle entrevoyait comme une petite
lumière au bout du chemin la fin de son calvaire. Certes, rien n’était
fait… Elle avait bien compris à la moue de sœur Trisquelle que la quête
serait désormais herbagère et médicinale… et qu’elle ne serait point
aisée. Mais au moins, il y avait de l’espoir… Et comme il y avait de
l’espoir, elle avait envie de donner son avis.
- Pourquoi ne point nous séparer pour ramener au plus vite les
différents éléments ce cette recette ?
- Ma nièce, vous n’y pensez pas !… Vous seule sur le chemin !…
- Eh quoi, mon oncle !… Je n’ai point fait de vœux qui
m’astreignent à obéir à un quelconque supérieur. Je n’ai ni mère
supérieure, ni mari supérieur au-dessus de moi. Je puis encore faire ce
que bon me semble.
- Vous m’avez… Et je représente votre père… C’est donc de moi
que vous saurez ce qu’il convient de faire.
La princesse se le tint pour dit et baissa pavillon. Elle avait
pourtant l’impression d’avoir proposé quelque chose de cohérent.
C’était toujours la même chose ! C’était sa quête mais elle était le
dernier sabot du dernier cheval. Jamais on ne l’écoutait…
Elle se reprit dans un éclair de lucidité : on ne l’écoutait jamais
parce que dès qu’elle ouvrait la bouche, elle déversait des torrents de
nauséitudes sur son entourage. Et ils devaient tous commencer à en
avoir un peu assez.
- L’idée de la princesse Podane mérite d’être étudiée
sérieusement, chevalier… Obtenir les huit ingrédients majeurs de cette
mixture va demander de visiter différentes régions du royaume. L’huile
de thym ne se peut obtenir que dans le comté de Provence. La liqueur
d’hysope ne se rencontre que dans les régions des Alpes. La bourrache
se trouvera en Espagne ou sur le versant occitan des montagnes
Pyrénées… Quant à l’huile de morue, on peut la trouver préparée par
les navigateurs portugais dans leurs ports ou aller la quérir
directement en mer, près des côtes anglaises, où ils s’emparent des
poissons. Il faudra des mois, peut-être des années pour rassembler
tous ces éléments. C’est impossible si nous ne nous séparons pas.
- Mais, fit le chevalier, si l’un d’entre nous échouait…
- Dans ce triste cas, il faudrait que quelqu’un se dévoue pour
réaliser cette partie de la quête à sa place. Pour le reste, je sais où
156
mettre la main sur des réserves de grains d’argent ou de poudre
d’amandes ; je m’occuperai de ces voyages qui ne m’éloigneront point
trop de mon monastère. En revanche, partez chacun pour réaliser
votre part de la quête. Vous y trouverez le soutien du Seigneur…
- Et la mort au bout, murmura Killian de Grime dont la lucidité
n’était pas prise en défaut par l’optimisme béat de sœur Trisquelle.
L’enfant dormait la tête posée sur les genoux de sa mère. Celleci regardait tristement au-dehors. La neige, dont elle n’avait découvert
la texture suave qu’en arrivant sur les terres de France, la fascinait
toujours autant mais elle l’inquiétait. Pour elle, elle évoquait la mort
de toute vie, l’anesthésie de ses espoirs. Depuis six bonnes journées,
l’état des chemins interdisait de reprendre la route de Paris. Cette
situation l’exaspérait ; elle voulait au plus vite retrouver son époux.
Lorsqu’elle constata que de grosses plaques blanches commençaient à
s’écouler depuis les toits, signe évident de la réalité d’un redoux, elle
appela son chef des gardes.
- Qu’on fasse préparer les montures pour demain ! Nous
partirons aux premières lueurs du soleil.
- Il en sera fait ainsi que vous l’ordonnez, madame… Toutefois,
si vous me le permettez…
- Je vous permets, messire de Mogendre… Tout en vous
précisant derechef que mon ordre est définitif…
- Je l’entends bien ainsi… Il serait cependant préférable de
sursoir encore à votre départ… Vos enfants sont jeunes et…
- Et tout comme moi, ils ont envie de retrouver leur père. Allez,
messire ! Donnez mes ordres !
Enguerrand d’Ognon attendit d’avoir entendu le récit fait par
son ami Jacques Olivier Killian de Grime pour faire intervenir les gardes
du château. Le seigneur ne chercha même pas à se débattre lorsque
des bras puissants le plaquèrent la face contre la table et
l’emprisonnèrent.
- Pourquoi ? demanda-t-il simplement en crachant du regard
tout le mépris qu’il éprouvait désormais pour le bailli.
- Je suis aux ordres du roi, se justifia Enguerrand d’Ognon.
157
- Et le roi Philippe t’a expressément commandé de me jeter au
cachot ? Moi dont il doit ignorer jusqu’au nom…
- Emmenez-le !… Et que le ciel oublie à jamais le souvenir de
son visage…
158
CHAPITRE VII
Les fées boomerang
Philippa de Silhac, dame de Chalençon et de Vernoux, avait
passé sa journée à griffonner de nouvelles études pour la décoration
des chapelles latérales de l’église. Elle peinait cependant à obtenir ce
qu’elle voulait exactement, un sourire un peu énigmatique de la
Vierge. Quelque chose entre la compassion, le respect et une pointe
d’ironie. Elle avait fini par renoncer après avoir brisé plusieurs plumes
sur l’âcre parchemin qu’elle devait gratter et regratter avant de
recommencer. Un supplice de Sisyphe.
Lorsqu’elle ne quêtait pas la perfection d’un visage ou d’un
sourire, la jeune femme aimait à prononcer à mi-voix le libellé de ses
titres seigneuriaux tout neufs. Elle les laissait fondre dans sa bouche
avec une gourmandise d’enfant abusant de tartines de miel. Elle
prenait ainsi peu à peu conscience des nécessités qui allaient
s’imposer à elle, une d’entre elles – et pas la moindre – étant de se
choisir un époux. N’ayant ni parents, ni amis sur place, elle ne pouvait
que s’en remettre à son allié le plus sûr, Killian de Grime. Elle se
doutait toutefois qu’il n’avait pas tout dit de cette histoire. Une terre
ne reste pas ainsi en déshérence pendant des années, il y a forcément
des lignages collatéraux qui font valoir leurs droits à moins que le
suzerain ne veuille reprendre pour lui-même ce fief resté sans hoir.
Dans tous les cas, la complexité et les ennuis étaient assurés.
La quête de Podane pour recouvrer une apparence convenable
était en cours, celle de Philippa commençait à peine. Quelque chose lui
disait qu’elle devrait bientôt faire un choix entre des terres en Vivarais
ou un plafond à peindre en pays nantais.
On ne mélangeait pas en ce temps-là les tâcherons et les
vedettes. Killian de Grime se retrouva dans une cellule différente de
celles dans laquelle croupissaient depuis plusieurs heures Steven
Berned, Mi-Mai et Justin Bibor. Différente mais guère plus agréable.
Elle lui rappelait ce trou à rat dans lequel on l’avait jeté quatre ans plus
tôt alors que rallié au légat pontifical Pelage, qu’il baptisait fort peu
respectueusement « Vieille peau », il avait pris part à ce que l’Histoire
baptisa du nom de cinquième croisade. Comme d’autres, il avait subi la
159
résistance des païens devant le Mont-Thabor mais, parce que sa bonne
étoile – en l’occurrence une bague lui venant d’un prince des bords du
Jourdain – veillait sur lui, il avait évité le massacre pour partir goûter
aux joies malodorantes d’une prison musulmane.
Se retrouver trahi par un compagnon d’armes, c’était tellement
banal qu’il n’avait même pas à chercher bien loin des raisons de croire
en un avenir inversé. Un jour prochain, il en était sûr, la donne
changerait et il aurait à nouveau le destin du bailli entre ses mains.
Mais cette fois-ci, il n’y aurait pas de pardon à attendre de sa part. Un
seigneur de Grime peut être magnanime une fois. Au-delà, ce serait
manquer de respect au sang des ancêtres.
Restait à trouver un moyen de sortir de cette pièce sombre
dans laquelle on végétait les fesses posées dans une sorte de mélasse
de paille et d’urine. En Egypte, Killian de Grime avait eu de la chance.
En Gâtinais, les choses semblaient devoir être plus gratinées.
Mère Josette du Saint Durillon ne laissa pas à son homologue
nantaise le soin de prendre quelque repos. Elle la tira à part jusque
dans sa propre cellule pour l’entretenir de rumeurs qui étaient déjà
parvenues jusqu’aux oreilles pourtant théoriquement peu curieuses
des moniales.
- On dit que les compagnons du seigneur de Grime ont fait du
chahut en ville la nuit dernière et que l’un d’eux est sérieusement
lardé…
- Il n’y a rien de secret à ceci, ma mère… Le seigneur Killian
nous l’a conté ici-même ce matin.
- Mais vous a-t-il dit que l’auberge – enfin, je dis « auberge »
par grandeur d’âme car c’est plutôt une succursale du démon - dans
laquelle se sont déroulés les faits a été close de par ordre exprès du
bailli ?… On n’a nulle nouvelle du propriétaire des lieux, pas plus que
des deux écuyers accompagnant le seigneur Killian.
- C’est plus inquiétant… Mais peut-être le bailli a-t-il jugé plus
prudent de mettre ces trois personnes à l’abri en attendant le retour
du seigneur Killian ?
- En fermant La Taverne du Gros Landais et en jetant à la rue
ces filles de si mauvaise vie qu’une est venue ici demander asile afin de
purger son âme des horreurs commises ?
160
- C’est plus surprenant… Est-ce tout ce qui se raconte en ville ?
- Non, ma mère… On évoque aussi ces mystérieux cavaliers
venus de loin et dont le parler est pittoresque qui semblent chercher
quelque chose de précieux dans le pays… Les esprits s’enflamment
entre d’un côté ceux qui s’insurgent qu’on puisse dérober quelque
chose de fondamental à cette terre et ceux qui enragent de ne point
savoir de quoi il retourne afin d’en profiter pour eux-mêmes.
- C’est plus…
Sœur Trisquelle se rendit compte qu’elle était en panne
d’adjectifs qualificatifs. Elle jugea préférable de rompre la discussion
avec la moniale en chef de Sainte-Denizot pour aller méditer dans la
rusticité humide de sa cellule sur les éléments nouveaux qu’on venait
de lui apporter.
Décidément, les ennuis ne cessaient d’augmenter…
Lorsqu’elle se mit en route, la nuit était tombée depuis une
bonne heure. Encapuchonnée, ce qui dissimulait ses traits, elle n’avait
à vrai dire aucune crainte d’être reconnue pouvant selon ses humeurs
prendre l’apparence d’une agreste damoiselle ou d’une vieille
souffreteuse herborisant le long des chemins. Personne, d’ailleurs, ne
la connaissait vraiment. Seul son nom circulait sur les territoires
bordant la forêt des Loges, courrait de lèvres à oreille et de fil en
aiguille. Un nom qu’on ne prononçait qu’à voix basse et en évitant de
regarder un lieu saint au même instant. Elle était celle qui n’existait
qu’à l’état de rumeur, de fantasme et de légende. Elle n’était rien et
pourtant elle était…
Elle avait lu cette évidence dans une soupe de vieux bourgeons
préparée pour le repas du soir. Les vertus de ces petits grains de vie
mort-nés n’étaient plus à vanter ; ils étaient souverains pour lutter
contre les hémorroïdes, la fièvre des marais, l’engourdissement des
muscles et surtout pour tonifier la peau. Accessoirement, mis en soupe
et bien interprétés, ils pouvaient ouvrir les portes du futur. C’est donc
dans ce potage aux yeux secs et ridés qu’elle avait vu qu’on aurait
grand besoin de son secours en Gâtinais.
Lorsqu’elle dépassa l’arbre qui ne perdait pas ses feuilles, elle
se morigéna. Elle avait déjà perdu trop de temps.
161
Le miroir magique d’Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu ne
se contentait pas d’afficher une liste des soucis à venir ou d’observer
sans être vu des événements se déroulant à des lieues de là. Il y avait
également, grâce au génie technicien de Vic, une fonction qui rendait à
la baronne bien des services. Il suffisait pour l’activer de faire pivoter
une pierre précieuse sertie dans le cadre du miroir. C’est ce que fit, par
désœuvrement, la maléfique Saint-Dieu ce soir-là. L’émeraude tourna
sur elle-même et la baronne vit apparaître dans le miroir, face à elle,
tous ses ennemis. Ils étaient tellement nombreux que certains visages,
ceux des bords, étaient minuscules… Mais point n’était là le prodige –
bien que cela en fut un pour une époque si reculée.
Un à un, les visages furent traversés d’un éclair de lumière jailli
du tréfonds de leur âme invisible. Un éclair bleu… Preuve de leur
inébranlable opposition à la maîtresse des lieux. Et puis, soudain, sans
qu’aucun signe n’ait pu le prévenir, une boule rouge se forma sur un
front. Un boule qui hésita, tourna doucement sur elle-même, accéléra
jusqu’à tournoyer avec force et finit par ravager le visage le consumant
totalement dans un halo de cendres fumantes. Une âme nouvelle était
désormais acquise aux forces obscures qu’animait Anne-CharlotteRomane de Saint-Dieu. Une âme précieuse pour les affrontements à
venir, une âme qu’elle ne manquerait point d’aller solliciter lorsque
l’occasion ou le besoin s’en feraient sentir.
Ce soir-là, la baronne se coucha de meilleure humeur. Elle ne
désintégra qu’un seul de ses majordomes de la nuit.
Depuis leur repas commun à l’auberge du Fruit d’Or de Rennes,
le légat pontifical Scapinnochio de la Plancha et l’abbé Alfredo de
Mozarella avaient cheminé séparément vers Clermont. Quel meilleur
endroit pour relancer l’esprit de la croisade que la ville où tout avait
commencé ! Ils y retrouveraient leurs comparses, circonviendraient
l’évêque de la cité et poseraient les jalons de leur future puissance.
Le légat, fort de son aura vaticane, était allé de ville en ville,
recevant le plus grand accueil des autorités ecclésiastiques locales
mais refusant à chaque fois de demeurer plus d’une nuit. Le message
qu’il délivrait n’en était donc que plus concis et fort : face aux
difficultés de la Croix en Orient, il faudrait bientôt que se lèvent à
nouveau des armées de croyants pour retourner libérer Jérusalem.
162
Qu’on se prépare sans tarder !… Au petit matin, avant même le
premier office, Scapinnochio de la Plancha avait déjà disparu et
galopait vers l’étape suivante. Comme s’il avait le diable aux fesses…
L’abbé de Mozarella, supérieur de plusieurs monastères en
Italie, avait choisi pour sa part de tirer au plus droit, se moquant des
villes épiscopales des environs. Les hommes de sa garde se faisaient
fort de faire place nette dans les plus belles habitations situées sur le
chemin afin que le clerc puisse jouir tranquillement de tous les
bienfaits d’une autorité chèrement obtenue. Rien ne lui résistait et
rien ne lui résisterait encore moins lorsqu’il aurait bouté à son profit
l’incapable Gilbert IV du trône de saint Pierre. Il songeait souvent en
riant qu’il serait aussi crédible en pape Innocent que son compère de
la Plancha en mère supérieure d’un couvent de bénédictines.
Les deux fourbes se retrouvèrent dans la petite cité d’Ambert à
quelques lieues de leur destination commune. Une auberge du
quartier marchand de la bourgade les accueillit pour une longue soirée
de tirage de plans sur une comète qui refusait de passer, allez savoir
pourquoi.
- Ce Jehan Videtoi était un de vos cent preux, remarqua l’abbé
en jetant sur la table l’anneau aux armoiries du défunt chevalier… Et il
aura suffi d’un valet de ferme et d’une fille de mauvaise vie pour le
terrasser. Ai-je bien raison de croire en vos projets ?
C’était une taquinerie, rien de plus. Mais la doucereuse
onctuosité de Mozarella fit monter le sanguin Scapinnochio sur ses
grands chevaux.
- Killian de Grime, un valet de ferme ?… Melba la Turinoise, une
simple fille de joie ?… Mais vous déraisonnez, Alfredo !…
- J’en conviens… Imaginer que lorsque nous aurons à notre
profit une certaine force tirée des entrailles de la terre, nous pourrons
lever une armée invincible et marcher sur Rome, voilà qui n’est point
raison. Imaginer que cent chevaliers parmi les plus courageux et les
plus dévoués à la Croix en seront le fer de lance et nous obéiront
aveuglément, voilà qui est folie… Et pourtant, cette folie est à portée
de nos mains… Avez-vous reçu les mêmes informations que moi ?
- Il y a une heure tout au plus par pigeon voyageur spécial… Ils
ont résolu le premier mystère de la quête.
163
- Alors, ils ne tarderont plus à nous rejoindre…
- Vous oubliez, mon cher, observa le cardinal, qu’ils devront
recueillir tous les ingrédients de cette soupe…
- Nous avons déjà pourvu à cet inconvénient…
- Comment cela ?…
- Nous ne serions plus amis si nous n’avions plus des secrets
l’un pour l’autre, fit Alfredo de Mozarella en dessinant un sinueux
sourire sur ses lèvres encore rougies par le froid.
Epuisé d’avoir sondé la moindre anfractuosité des murs de sa
prison, Killian de Grime se laissa tomber sur la paille humide du cachot.
Il n’y avait rien à espérer ! Tout était perdu à moins d’un miracle !
Alors, lui, le mécréant qui avait perdu la foi en voulant la
défendre, se jeta à genoux et commença à prier.
En silence.
Les deux fourbes d’Ambert refaisaient le monde comme si leur
victoire était déjà acquise.
- Nous irons porter la Croix jusqu’aux limites de la Perse, dans
ces pays de bergers et de pâtres, s’enflamma Alfredo de Mozarella…
- Cela fait loin, le modéra le cardinal… Ces bergers sont paraît-il
coriaces et défendront leurs terres…
- Eh bien quoi ! s’exclama l’abbé. Vous n’allez pas en faire tout
un fromage si le pâtre perse y est…
- Contentons-nous de bouter le païen hors de la Terre sainte,
cela sera déjà merveille !
- Vous manquez d’ambition, de la Plancha !… Ces conquêtes
vous seront livrées sur un plateau par les prêtres païens lorsqu’ils
seront convaincus de la puissance de notre armée.
- A votre place, Mozarella, je me méfierais si je me retrouvais
ainsi disposé sur un plateau de faux mages.
Autant le soleil matinal de la veille avait été blafard, terne,
brumeux, brouillardeux et cafardeux, autant celui du jour nouveau
était franc et éclatant comme une torche résineuse émergeant de la
nuit. Un rayon vif pénétra par la minuscule ouverture pratiquée dans la
paroi du château et vint frapper l’œil gauche de Killian de Grime.
164
Comme le chevalier ne dormait que d’un œil – et que c’était celui-là –
il se trouva instantanément éveillé et se dressa autant que le
permettait la faible hauteur du plafond… A moins que ce ne fut la forte
épaisseur du sol.
Vers la mi-nuit, au plus profond de ses prières, une apparition
lui était apparue… Ce qui prouve qu’elle faisait plutôt bien son travail…
Une forme vaguement humaine et fortement inhumaine qui avait
prononcé des mots définitifs qu’il avait encore au creux de l’oreille
(enfin des deux car déjà en ces temps anciens l’être humain était
équipé de la stéréo en série).
- Ca s’en va et ça revient… C’est fait de tout petits riens…
Le pire c’est que cela ne voulait rien dire… Mais si cette
apparition étrange avait poussé jusqu’à lui, Killian de Grime estimait
que ce n’était pas sans raison. Le sommeil, comme le réveil, l’avait
trouvé en pleine réflexion sur le sens profond et caché de ces deux
petites phrases.
Sœur Trisquelle quitta le monastère de Sainte-Denizot à pied.
Une femme ayant voué sa vie à Dieu venant implorer à cheval un
représentant du roi, cela ne lui paraissait pas être de nature à faire
fléchir celui-ci. Au contraire, elle devait tirer toute sa force de la
faiblesse de sa condition, de la pauvreté de sa vêture, de la fragilité de
son être et de la claudication pour une fois bienvenue provoquée par
les socques de sœur Quikerce. Son humilité, sa sainteté étaient ses
armes. Des armes pacifiques, les seules qu’elle eût jamais utilisées.
Mais des armes dont elle se devait d’user de toutes ses forces.
Pour le seigneur de Grime et son intrépidité magnifique.
Pour la princesse Podane et son haleine viciée.
Mais aussi pour qu’au plus vite, la bâtarde de Vivarais retourne
décorer le plafond de l’abbaye de Notre-Dame-de-celles-qui-secachent…
Un fidèle lecteur de l’Aveyron oriental nous prie instamment de
donner des nouvelles du frère Vilain que nous avons abandonné sur la
lande en train de marcher face à un vent contraire… Eh bien, il y est
toujours ! Sa petite taille et la puissance d’Eole l’ont empêché de
progresser depuis lors... Mais il tient toujours entre ses mains l’arme
165
ultime qui décidera de tout. Et cela suffit à lui rendre l’attente
agréable.
- Ma sœur, voulez-vous que je vous aide à franchir cette
flaque ?…
La demande de la petite demoiselle confirma à la mère
supérieure toute la justesse de sa démarche (si, on peut parler d’une
justesse de démarche quand on boite obstinément). On ne voyait en
elle à ce moment précis que la faiblesse d’une constitution
souffreteuse et souffrante. Oh ! Surtout !… Surtout éviter d’allumer
par avance des feux de joie et de victoire dans son regard ! Le garder
triste et éteint jusqu’à ce que le bailli ait rendu la liberté à Killian de
Grime.
- Je vous remercie, mon enfant… Et si vous aviez aussi
l’amabilité de m’aider à monter jusqu’au château…
- Mais avec plaisir, ma sœur…
La jeune fille, qui ne devait guère avoir plus de 13 printemps,
tendit un bras secourable à la mère supérieure pendant que sa main
opposée commençait à fouiller discrètement dans les poches du
manteau de la nonne.
La nuit de Podane et de ses compagnes de cellule monastique
avait été agitée de mauvais rêves et de jolis cauchemars qui se
terminaient invariablement de la même manière : la jeune princesse
ne se mariait pas et n’avait pas beaucoup d’enfants, mais elle se jetait
dans le vide du haut de la plus haute tour du château de Grime et se
noyait dans une immense mare de lisier porcin purulent. Lorsque les
trois jeunes femmes se racontèrent ces rêves si semblables, elles ne
purent qu’être convaincues qu’une force avait percé le secret de leurs
esprits respectifs. Un fait l’attestait de manière certaine : Philippa avait
décrit à la perfection le donjon de Grime… Or, elle n’avait jamais
fréquenté la terre familiale de la princesse Podane.
Lorsqu’elle constata que sa bourse ne se trouvait plus dans le
secret de sa poche, sœur Trisquelle comprit qu’il ne fallait pas se fier
aux personnes trop aimables. Que pouvait-elle faire ? Crier ? Ameuter
le quartier du château ? Appeler à courir sus à la traîtresse ?…
166
Et ensuite ?…
On la prendrait, on la jugerait, on la pendrait et Dieu la
rejugerait en dernier.
Autant laisser le Seigneur se saisir lui-même de l’affaire. Sœur
Trisquelle ne doutait ni de sa sévérité, ni de sa bienveillance. La pauvre
enfant s’était damnée en volant, son destin était désormais scellé pour
les siècles des siècles ce qui faisait, en y réfléchissant bien, un bon
paquet de temps à regretter son acte.
Tout ça pour quelques pièces de cuivre que même un
arsouilleur des temps futurs n’oserait même pas aller voler le long
d’une voie de chemin de fer.
A quoi bon punir une personne qui s’était punie elle-même ?…
Sœur Trisquelle pressa le pas ce qui renforça derechef sa
claudication. A vouloir ainsi accélérer l’allure, elle se tordit la cheville
et s’abattit dans un grand fracas contre le bois de chêne du pont-levis.
De sa bouche tuméfiée ne s’éleva pas le moindre cri, pas la
moindre plainte. Elle savait que désormais, les voies du château lui
étaient ouvertes. Une femme au service de Dieu, humble et blessée,
ne se pouvait jeter dehors comme la première des manantes.
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu versa la dernière cuiller
de poudre grise dans le bouillon préparé en l’honneur de saint Blairio.
Un drôle de paroissien que ce Blairio qui, au VIIème siècle,
n’avait rien trouvé de mieux pour se faire remarquer que de se jeter
du haut d’une falaise du pays de Caux, les bras écartés et battant à un
rythme saccadé dans le but d’atteindre les côtes anglaises. Ce saut
était devenu vol et l’avait conduit - loin de son objectif - jusque dans la
riante cité de Millau sur les terres du comte d’Aragon. Et tout cela sans
guide et sans pouvoir restaurer ses forces en chemin en s’arrêtant à
des auberges de passage. Certains esprits chagrins contestèrent – et
contestent encore - la réalité de ce miracle qui fit de saint Blairio le
patron des gastronomes en culottes courtes et des voleurs de poules.
Il n’empêche qu’un culte s’établit sur le trajet entre Caux et Millau et
que des guides, à l’instar de ceux existant pour le chemin de
Compostelle, furent écrits pour indiquer aux adorateurs du saint
homme les meilleurs endroits pour l’honorer.
167
Pour son plus grand bonheur, la baronne de Saint-Dieu résidait
entre les deux lieux rattachés par le vol historique de saint Blairio. Cela
lui offrait la possibilité de recourir à la puissance d’intercession de la
divinité tout en couplant celle-ci avec sa magie noire ordinaire. La
préparation d’une mixture sacrée, utilisant une relique du saint pilée
et mélangée à de l’huile de foie de mérou, était la première étape du
processus qui permettrait à Philippe O, le troubadour, de planer à son
tour jusqu’au pays d’Eric de Clapetown.
- Messire bailli, vous le voyez, je ne suis qu’une humble femme
ayant accordé beaucoup de sa vie à Dieu et tout le reste à la société
des hommes…
Enguerrand d’Ognon considéra sans aménité particulière la
petite femme qui se tenait face à sa grande carcasse. De monotone, sa
vie d’administrateur royal s’était transformée en deux jours en course
entre une infinité de chausse-trappes. Il fallait prendre des décisions,
une foule de décisions. Certaines désagréables, d’autres plus
jouissives… Mais toutes n’étaient considérées qu’à l’aune de son
ambition et elles avaient donc toutes une importance majeure. Alors,
écouter les jérémiades de cette moniale qui venait sans doute
réclamer quelque argent pour une communauté qui devait dormir,
comme beaucoup, sur un confortable « trésor de guerre »…
Il ne tarda cependant pas à tendre l’oreille.
- Il s’est produit hier grand malheur à la Taverne du Gros
Landais, lieu de perdition et de débauche sans aucun doute, mais qui a
frappé un de mes proches.
- Un parent ? questionna le bailli tout en cherchant à retrouver
dans les traits de sœur Trisquelle quelque chose qui rappelât ceux du
blessé Mi-Mai.
- Non point, redoutable seigneur… Mais, un de mes proches en
spiritualité…
- Et qui va au bourdeau pour s’y faire assassiner. Permettez-moi
de vous dire, ma mère, que vous choisissez fort mal vos protégés…
- Vous savez donc l’affaire… Fort bien, nous pourrons donc en
deviser plus à notre aise.
168
- Qu’avez-vous à m’apprendre ? demanda Enguerrand d’Ognon
dont la curiosité malsaine ne cessait de croître et de prospérer à la
vitesse du chiendent au galop sur une pelouse.
Sœur Trisquelle hésita une fraction de ce qu’on n’appelait point
encore une seconde. Elle devait franchir la redoutable frontière
séparant la vérité du mensonge ce qui, à ses yeux, ne se pouvait faire
inconsidérément.
- Ce blessé, comme moi-même, appartenons à une
congrégation secrète employée à démasquer un complot devant nuire
gravement au roi.
- Nuire gravement au roi ?… Comment cela ?…
- En l’assassinant !
La mère supérieure se referma sur elle-même comme si elle en
avait trop dit. Et elle en avait réellement trop dit ayant épuisé son
quota de mensonges pour l’année entière en un court instant.
- Ne seriez-vous point en affaire avec un chevalier du nom de
Killian de Grime ?…
- C’est vous qui avez prononcé son nom, seigneur bailli…
La détermination d’Enguerrand d’Ognon chancela. Si cette
moniale, ou supposée telle car on ne pouvait écarter le fait qu’il y eut
quelque supercherie à son apparence, disait vrai alors il errait depuis le
début. Au lieu de servir le roi et sa descendance, il s’était mis au
service des ennemis du royaume.
Mais non ! La chose n’était point possible !… Le tavernier avait
dit que la ribaude qui avait lardé Mi-Mai de coups de couteau lui avait
été présentée par Blanche de Castille… A moins que…
A moins que le complot fut du fait des héritiers de la couronne
trouvant que le vieux roi Philippe mettait bien du temps à rejoindre les
voûtes augustes de Saint-Denis.
Et en ce cas, il fallait agir avec encore plus de prudence qu’il
n’en avait fait preuve jusqu’alors.
Philippe O regarda sans aménité particulière la substance
étrange qu’on voulait lui faire avaler.
169
- Sans douter de vos pouvoirs et de vos savoirs, baronne, êtesvous bien certaine que je puis boire ceci sans risquer un trépas
immédiat. Quel grand artiste périrait avec moi ! 1
- C’est une recette bretonne traditionnelle à laquelle j’ajoute
juste de la rognure d’ongle du saint pilée et une poudre épaississante
de ma fabrication…
- Une recette bretonne ? s’étonna le troubadour. Décidément,
c’est une province qui ne me réussit pas… Et puis-je au moins
connaître le nom de ce breuvage noir et gluant s’il doit m’envoyer au
ciel avant que Dieu ne l’ait voulu ?…
- Cela s’appelle le Ker-Ozen… Allez ! Du courage !… J’en ai déjà
bu et je suis toujours là…
Sur cet argument décisif – mais aussi parce qu’il ne pouvait
guère agir autrement – Philippe O porta la timbale de fer à ses lèvres,
se boucha mentalement le nez, ferma les yeux et avala.
Aussitôt, son visage devint gris brillant, ses yeux s’illuminèrent
de flammes rouges et une chaleur ardente se mit à courir à travers
veines et artères.
- Mais que se passe-t-il ?…
- Rien, rien, le rassura la machiavélique (avant l’heure)
baronne… Tu ne fais que réagir aux effets…
- Je réagis… Et vous, vous aviez réagi pareil ?
Une sorte de fumée en panache commençait à sortir des
oreilles du troubadour.
- Non, pas du tout, mentit Saint-Dieu, mais quand j’ai appris ce
sortilège, certains connaissaient de tels effets. Parmi nos candidats au
décollage, nous en avions sans rien et nous en avions à réactions…
- Vous voyez que vous ne l’avez pas testé sur vous ! s’insurgea
Philippe O avant de hoqueter sérieusement. Vous n’êtes que…
Il n’alla pas plus loin. Sa bouche se contracta en cul de poule, se
détendit, se recontracta, se redétendit et il s’entendit prononcer
mécaniquement…
- Peutepeutepeutepeutepeutepeute…
1
Cette phrase a longtemps été attribuée à tort à l’empereur Néron. Il est juste de
rétablir aujourd’hui la vérité historique en la rendant à son auteur réel et à son
temps exact.
170
Un nouvel éclair strident de brillance traversa son regard… De
la peur autant qu’une énergie nouvelle et incandescente qui l’irradiait
et l’agitait.
- Bats des bras… En rythme ! conseilla la baronne… Tu vas voir…
Le troubadour aurait bien voulu demander ce qu’il se passait
quand les effets du breuvage prenaient fin mais il ne pouvait plus
parler.
- Peutepeutepeutepeutepeutepeute…
Il décolla…
Enguerrand d’Ognon maltraitait sa pelure de barbe. C’était, on
s’en doute, un signe de profonde hésitation et de perplexité. Il avait
jeté un ami, quasiment un frère, au cachot pour se prémunir, que
pouvait-il craindre d’une femme déjà âgée qui ne représentait
finalement qu’elle-même et dont il doutait que la disparition subite
suscitât la moindre émotion dans le comté et ses environs ? Il n’avait
qu’un mot à lancer et…
Ce mot, il décida de ne pas le hurler à l’intention des deux
gardes dans le couloir. Il le conserva bien au chaud entre ses dents en
se promettant de le libérer si la moniale venait à trahir le moindre
signe de mensonge et d’affabulation.
En attendant, il griffonna quelques phrases pour garder une
trace de ce qu’il venait de se passer devant lui. Si le pire des cas – pour
lui – survenait, il brûlerait cette preuve embarrassante… Et si le fameux
complot était avéré, il aurait un document indiquant qu’il en avait eu
connaissance et avait agi en conséquence.
- Maintenant, ma mère, dit-il en se penchant vers l’avant, vous
allez m’en dire un peu plus sur ce complot.
L’eau de la Manche s’ourlait d’une écume blanche qui miroitait
sous le soleil généreux. Vu du ciel, ou du moins de la petite altitude à
laquelle Philippe O avait réussi à s’élever à la force des bras, cela avait
une certaine beauté et même une beauté certaine. Au loin, une ligne
blanchâtre dessinait les falaises de craie de l’ancien pays d’Albion.
Combien de temps encore avant que l’effet du Ker-Ozen ne vienne à
s’estomper puis à disparaître ? Sans très bien savoir comment tout
cela fonctionnait, le troubadour pouvait comprendre que sans cette
171
force supplémentaire qui le maintenait en l’air il aurait droit à un
bouillon fatal.
- Here is the Coastal command ? Who are you ?… Roger ?
Philippe O cessa un instant de battre des bras et perdit aussitôt
de l’altitude. Quelques mouvements plus énergiques le ramenèrent à
l’horizontale et l’éloignèrent de cette écume qu’il avait admirée peu
avant et qui était devenue soudain bien menaçante.
- Peutepeutepeutepeutepeutepeute…
C’est tout ce qu’il trouvait à dire. En revanche, le troubadour
commença à jeter des regards nerveux tout autour de lui. S’était-il
trop approché de Dieu et devait-il craindre le courroux divin ?
- One more again… Who are you ?… Roger ?
Mais pourquoi est-ce que la voix s’obstinait à l’appeler Roger ?
Il portait le prénom de Philippe et à ce qu’il lui semblait il n’avait pas
fait d’erreurs récemment sur son identité.
- Peutepeutepeutepeutepeutepeute…
- Qui est responsable de ce complot contre le roi ? Que savezvous de tout cela ?
Mère Trisquelle affichait un silence obstiné en réponse aux
questions du bailli. C’était la troisième fois qu’il l’interrogeait et sa voix
se faisait plus tendue frôlant une forme d’hystérie. Il avait besoin de
savoir.
Et vite !
Le messager qu’il venait de congédier sèchement lui avait remis
un petit texte bref mais sans ambiguïté. La princesse Blanche de
Castille annonçait qu’elle ferait étape au château à la fin de la journée
et la fin de la journée c’était bientôt ! Maudites journées d’hiver qui
duraient à peine le temps d’un rayon de soleil. En été, Enguerrand
d’Ognon aurait été certain d’obtenir des confessions précises de la
part de la nonne avant l’arrivée de la nuit. Là, il fallait parer au plus
pressé.
- Vous parlez ou je vous fais plonger dans un bain d’orties en
fusion !
La côte anglaise devenait une réalité presque palpable. Philippe
O, de ses yeux brûlants de fièvre, la voyait désormais clairement…
172
Mais, à intervalles réguliers, il y avait ces appels étranges dans ses
oreilles, une sorte de phénomène qui envoyait tantôt des voix, tantôt
des sifflements suraigus qui, au propre comme au figuré, le faisaient
battre de l’aile.
Soudain, comme sortis du soleil, il vit deux chevaliers en
armure brillante fondre sur lui en battant des bras à une vitesse telle
qu’ils le faisaient passer pour un goéland neurasthénique. Le premier
lui plongea littéralement sous le nez tandis que le second se mit audessus de lui comme pour mieux le surveiller. Le troubadour,
comprenant d’instinct ce que ces deux étranges chevaliers volant sans
leur monture attendaient de lui, tenta de se dégager. Faute de pouvoir
le faire par le haut, il lui restait la solution de piquer vers la plage au
pied de la falaise. A peine eut-il amorcé sa descente que le premier
chevalier rejaillit soudain pour lui couper la route. Solidement encadré
désormais dessus et dessous comme une vulgaire entrecôte entre les
deux parois d’un grill, il comprit qu’il était cuit.
Sœur Trisquelle était, le lecteur attentif et ayant renoncé à son
cachet de Valium du soir s’en souvient, une intellectuelle. Aux assauts
furieux et inquisiteurs du bailli, elle opposait sa détermination et un
esprit critique acéré. Plus il montrait qu’il voulait savoir, plus elle
sentait que sa position se renforçait. Elle ne pouvait dépasser son
quota de mensonges mensuels et lui raconter les fantaisies
extravagantes qui lui passaient par la tête. Tant pis ! Elle l’aurait par le
silence… Et lorsqu’elle parlerait, il boirait ses paroles avec l’avidité d’un
moineau ayant traversé le Sahara sans escale. Quant au bain d’orties
en fusion, il ne lui faisait pas peur ; sœur Trisquelle avait appris une
grande part de ce qu’elle savait dans des établissements où les
châtiments étaient bien plus élaborés que cela.
Les deux chevaliers, porteurs sur le dos et la poitrine des lions
rampants du roi Henri III, contraignirent Philippe O à descendre
graduellement vers la campagne anglaise jusqu’à ce qu’il se pose à
proximité d’un château d’apparence quelconque. Lorsqu’ils cessèrent
de battre des bras, ils se tordirent légèrement le bout du nez et leurs
yeux retrouvèrent des couleurs prévues par le code génétique humain.
Le troubadour les imita et constata que les effets du Ker Ozen
173
s’estompaient aussitôt. Sa peau retrouva sa couleur habituelle et la
chaleur qui irriguait tout son corps disparut graduellement. Il ouvrit la
bouche et recueillit une goulée d’air glacial qui finit d’apaiser les
brûlures internes subies au cours de l’expérience.
- Purée ! Que ça fait du bien quand ça s’arrête ! s‘exclama-t-il.
- By god ! A french man !… s’exclama le premier chevalier
anglais. Bloody Mary !… England is not an island anyway !…
- Permettez, mon cher, je parle un peu, fit le second… Bonne
journée, je dis… Je suis le chevalier John Heathrow et my companion
est Robert Gatwick…
Jugeant que de telles présentations n’étaient point superflues,
Philippe O répondit en restant dans le même registre.
- Mes seigneurs, je me nomme Philippe O. Troubadour des rois
et roi des troubadours. J’ai eu l’honneur et le privilège de me produire
devant votre aimable souverain, il y a dix ans…
- Impossible ! Il était de quatre ans âgé ! protesta le chevalier
francophone.
- Et alors ?! s’indigna le troubadour. Il n’y a pas d’âge pour
apprécier la bonne musique et les chants sincères.
- Impossible ! Ici, personne n’aime la française musique… But,
ne changeons pas le sujet de la conversation… Vous vouliez envahir
notre île ?…
- Euh ?!…
La réponse était non, bien évidemment. Malheureusement
pour Philippe O, les deux chevaliers semblaient penser le contraire. Il
fallait trouver une argumentation crédible…
- En fait, j’étais prisonnier dans une sorte de grand labyrinthe
dont nul n’était jamais sorti. C’était pour moi une crise majeure dont
j’ai choisi de sortir par le haut…
- Vous connaissez donc en France le Ker-Ozen ?…
- Vieille recette bretonne, répliqua le troubadour avec la
certitude assurée de ceux qui ont appris quelque chose récemment.
- Cela n’est pas ! protesta John Heathrow. Cela est matière
secrète mise au point par deux grands savants de notre terre. Le roi
Arthur et Merlin… Depuis toujours, nous voulions savoir voler pour
quitter la prison de notre island… Et c’est désormais réussi… Le roi,
Merlin, pour réussir !
174
- So, poursuivit Robert Gatwick, vous vouloir what ?
- Je voulais être libre, vous comprenez ? tenta de se défendre
O… Libre comme un oiseau.
- Free as a bird, traduisit John Heathrow à son compagnon.
- Yes ! Yes ! approuva Gatwick… Free as a bird…
- Vous êtes certain que votre ami saisit exactement ce que je
raconte, s’inquiéta Philippe O.
- Ne pas inquiéter vous… Il y a free, il a tout compris…
Au début du XIIIème siècle, comme bien on s’en doute, on
n’avait pas l’électricité, des bottins téléphoniques ou des cigarettes
allumées pour faire cracher à un quidam une vérité qu’il refusait de
révéler. On avait fort heureusement des pratiques tout aussi efficaces
mais bien plus primaires comme de grands coups de masse sur les
doigts, des saignées au couteau ou des séances d’étirement corporel
qu’on n’appelait point encore stretching. Enguerrand d’Ognon en était
à peser le pour et le contre quant à l’emploi de ces techniques
rudimentaires contre la moniale lorsque celle-ci, devinant que le vent
se mettait au mauvais, se décida à ouvrir les lèvres.
- Demandez donc au chevalier de Grime… Vous avez
visiblement du mal à vous résoudre à porter la main sur une personne
du clergé… Confrontez-vous à un de vos semblables, vous aurez au
moins la satisfaction de pouvoir l’humilier et le faire souffrir sans que
votre âme s’en trouve chafouinée.
Enguerrand d’Ognon voyait la course du soleil commencer à
s’incurver dans le ciel. Il n’avait plus le loisir d’hésiter. Il ordonna qu’on
aille tirer le prisonnier de sa geôle.
La princesse Podane avait essayé de ne plus marcher de long en
large en attendant le résultat de l’initiative de la mère supérieure.
Katy-Sang-Fing, habituée aux crises d’impatience de sa maîtresse,
évitait de se trouver entre ses pattes ; elle s’était assise sur un banc de
pierre à l’entrée du monastère de Sainte-Denizot et comptait les
émanations fétides exhalées par la princesse à chaque demi-tour. Avec
le souffle utilisé au cours de la dernière heure, on aurait pu faire
tourner plusieurs moulins à eau… ou asphyxier toute une troupe de
cavaliers hostiles.
175
- Je n’en puis plus, finit-elle par lâcher… Sautons en selle et
allons voir de quoi il retourne.
A l’énergie de la maîtresse, répondit l’apathie de la suivante.
Katy-Sang-Fing était d’humeur bleue sombre depuis la disparition du
troubadour qui lui avait compté fleurette avec la délicatesse d’un
employé d’Interflora. Il était parti sans rien lui dire dans une sorte de
bouquet final dont elle avait du mal à se remettre.
- A quoi bon ! soupira-t-elle… Peu à peu, tout le monde nous
abandonne… Nous aurions mieux fait de rester près de cet escabeau
lorsque le feu a pris à vos jupes. Toute la suite est venue de ce que
vous avez persévéré dans votre volonté d’aller au monastère de SaintRomuald.
- Fallait-il renoncer dès le départ ?
- Sans doute… Nous voici perdues au milieu de nulle part…
Trahies et abandonnées… Que nous reste-t-il à espérer ?…
- Mais que nos amis reviennent pleins de vie et de santé et que
nous puissions reprendre notre quête.
- Vous savez bien au fond de vous-même que tout ceci est voué
à l’échec… Qu’avons-nous pour affronter les forces qui semblent
vouloir se mettre en travers de votre chemin ? Une peintre et un jeune
fol… Une moniale fragile et un seigneur impétueux… Un poignardé et
moi-même qui n’ai plus d’étoiles dans les yeux…
- Nous avons franchi la première étape, protesta Podane.
- Il en reste tant encore et il nous faudra pour les atteindre
nous séparer ou perdre un temps considérable….
- Je ne vais point demeurer céans à me morfondre sans rien
faire… En selle te dis-je !…
Katy-Sang-Fing se laissa entraîner sans protester plus outre. Elle
savait bien que, quoi il advienne, son destin propre était lié à celui de
la princesse. Pour le meilleur et pour l’empire.
Les affaires du troubadour Philippe O prirent un tour plus
dramatique lorsqu’il fut conduit devant le duc du Safesex,
commandant des forces royales de défense de la côte sud.
Contrairement à Heathrow et Gatwick, ce grand gaillard aux cheveux
roux et à la vigoureuse bedondaine n’eut aucun égard pour l’intrus
176
qu’il injuria copieusement en anglais (raison pour laquelle ses propos
sont ici traduits afin de ne point offenser les oreilles chastes).
- Tu venais espionner nous ? demanda-t-il avec un accent à
couper au couteau à beurre.
- Pas du tout ! se défendit le troubadour. Je me suis échappé
de…
- D’un asile ou d’une léproserie… Sans le doute moindre… Seul
les fols et les Français peuvent imaginer venir surprendre nous ainsi…
Sac à <bip> ! C’est traîtrise !…
- Non !
- Traîtrise ! répéta le duc.
- Ce n’est pas mon genre, mentit effrontément O.
- Traîtrise !
- Non, non, non !…
- Pendez-le !
Comment rester digne quand on empeste l’urine, la pourriture
et qu’on a la barbe couverte de paille humide et de vermine ? Ce n’est
point tant cette question qui taraudait Killian de Grime que celle de
savoir comment sa nièce pouvait endurer une partie de ces plaies au
quotidien depuis une grosse dizaine d’années. Pour son cas propre (si
on peut s’exprimer ainsi) il n’y avait guère de souci à se faire. Il était de
la race des indomptables, des incorruptibles et des intrépides. Même
crasseux et puant, il se sentait mille fois supérieur à un Enguerrand
d’Ognon embaumant les essences les plus raffinées.
Il y eut des couloirs aveugles, des marches mal jointes dans des
escaliers sombres, des grilles rouillées à franchir avant de retrouver
l’espace à partir duquel le bailli commandait à son bailliage. Peu à peu,
Killian de Grime se redressait, chassait les miasmes de son propre
odorat et martelait les murs de ses poings fermés. Que l’un d’eux
s’abatte sur le bailli félon et il dormirait plusieurs jours sans dételer.
Après avoir morflé, Morphée…
- Je sais ce que tu vas dire, lui lança le seigneur d’Ognon… Alors,
ravale ta rancœur et dis-moi ce que j’attends… Parle ! Ta franchise te
rendra libre…
- Je n’ai pas la moindre once de confiance à ton égard,
Enguerrand…
177
- L’auriez-vous en moi, Killian ? intervint sœur Trisquelle.
Killian de Grime n’avait pas remarqué la silhouette de la
moniale tordue dans un coin. Il ne réussit pas à éviter un sursaut mais,
reconnaissant celle qui l’avait interpelé, il garda une parfaite emprise
sur lui-même et répliqua.
- En vous, sans hésitation, ma mère… Si vous n’étiez point dans
la pièce où se trouve ce couard et ce chacal…
- Allons, Killian… Il faut tout lui dire à propos du complot contre
le roi !…
L’oncle de Podane réussit cette fois-ci à ne pas montrer sa
surprise et son trouble : combien de temps était-il donc resté dans
cette prison ? Il y était entré à cause d’une tentative d’assassinat dans
un bourdeau et il en sortait en étant plus ou moins accusé d’avoir
voulu attenter au souverain.
- Tout ce que nous avons découvert sur cela, ajouta sœur
Trisquelle en grignotant un peu son crédit mensonge de l’année
suivante.
Cette précision renversait les perspectives. De suspect, Killian
de Grime devenait témoin. Un témoin dont le témoignage devait
conduire Enguerrand d’Ognon non seulement à le libérer mais, en
plus, à implorer son pardon. L’imagination du chevalier, fertile en
temps normal, se trouva décuplée à la pensée que le bailli serait obligé
de s’humilier devant lui. Une juste vengeance en attendant l’occasion
de l’exercer les armes à la main.
- Tout ce que j’ai pu te raconter l’autre nuit n’est qu’une
guirlande de mensonges et d’à peu près… La quête que nous menons
n’a pas pour but de lutter contre une vieille malédiction mais de
mettre en évidence les différents fils d’un complot destiné à assassiner
le roi Philippe.
- Un complot de qui ? questionna nerveusement Enguerrand
d’Ognon.
Cette réaction exagérée signa sa défaite. Killian de Grime avait
désormais toutes les cartes en main pour plonger le bailli dans un
abime de pensées plus profondes et noires que les célèbres oubliettes
du château.
178
La route du Nord se peupla de bannières claquant dans le vent
friquet de l’hiver. Les lys de France semblaient tapisser une partie de
l’horizon.
- Quel est donc ce prodige ? demanda Katy-Sang-Fing.
- Le roi, répondit Podane… Ou s’il ne s’agit de lui, c’est
quelqu’un qui en est proche.
- Un prince ou une princesse ?…
Podane nota l’excitation démesurée de sa dame de compagnie.
Elle paraissait placer dans cette apparition un espoir insensé. Celui de
retrouver dans cette cour ambulante l’élu de ses pensées, le
troubadour Philippe O. Elle devait imaginer dans sa folie amoureuse
qu’il avait disparu après avoir été averti de la proximité d’un convoi
princier ; il aurait été tenté d’aller y monnayer ses talents.
- Ne me dis pas que tu es troublée d’une telle fréquentation ?
Ne suis-je point princesse moi aussi ?…
- Certes, madame… Mais vous, je vous connais depuis si
longtemps que, sauf le respect, l’admiration et la gratitude que je vous
porte, vous ne m’impressionnez plus…
- Fort bien… Puisqu’il en est ainsi, ne délayons pas davantage le
moment où tu tomberas en pamoison devant les plus hauts
personnages du royaume. Marchons vers ce convoi au lieu d’attendre
qu’il nous rejoigne.
Joignant le geste (sec) à la parole (chargée de puanteur),
Podane piqua les flancs de sa monture et partit au galop. Encore une
fois, sans y trouver le moindre entrain, Katy-Sang-Fing se trouva
contrainte de la suivre.
Le duc Truman de Safesex avait une quarantaine d’années et
l‘allure d’un homme qu’une vie aventureuse n’avait point préservé.
Jadis, il avait été sous Jean sans Terre un éphémère comte de Condom
avant que ce beau titre ne se dégonfle après une grande débandade.
« Dura lex sed lex » lui avait dit le chevalier français qui l’avait capturé
en pleine débâcle et mis à la rançon. Pour y échapper et conserver un
peu de dignité et de richesse, il avait mis au point un plan d’évasion
qui n’avait réussi que par miracle ; il s’en était fallu de presque rien
que le plan de Truman capote.
179
Depuis, il n’aimait pas les gens du continent. Spécialement ceux
qui avaient un accent un peu chantant et qui semblaient, malgré une
trouille bien légitime à l’annonce d’une fin prochaine, continuer à ce
moquer de sa manière de placer certains pronoms en désordre.
- Mais un complot de la bru du roi ! Tu n’imagines pas que mon
écuyer a été poignardé sans raison quand même…
Killian de Grime jouait sur du velours… Il avait noué entre eux
les quelques fils dont il disposait et le tissage de mensonges prenait un
aspect fort crédible à ses yeux.
Il ne vit que trop tardivement l’air pincé et réprobateur de
sœur Trisquelle.
La dame bleue passa la porte sud de la ville de Montargis
comme le soleil entamait l’ultime mouvement de sa grande courbe
vers la nuit. Elle avait donc mis bien moins de temps qu’elle ne l’avait
craint pour rallier les bords du Loing depuis l’orée de la forêt des Loges
qui était son domaine. Elle esquissa un petit pas de danse pour
célébrer son exploit avant de reprendre laborieusement son avancée.
Elle devait trouver urgemment la princesse à la bouche d’égout.
- Princesse ? s’étonna Blanche de Castille lorsque la monture de
Podane fut autorisée à chevaucher au côté de la litière de la bru du roi.
Comment pouvez-vous porter un tel titre sans être le moins du monde
de sang royal ?…
La princesse Podane se trouva confrontée à un dilemme qui lui
était familier mais que la personnalité de la dame qui la questionnait
rendait encore plus cruel. Parler c’était révéler l’ignoble malédiction
qui empoisonnait sa vie et celle de ses voisins. Ne pas parler revenait à
manquer de respect à la mère d’un futur roi de France.
- Permettez, intervint le seigneur de Mogendre…
Averti de l’identité de celle qui se présentait à la princesse
Blanche de Castille, le chef de la garde avait appris de Katy-Sang-Fing
l’exacte vérité sur l’haleine viciée de Podane. Homme de ressource et
d’ingéniosité, il avait trempé un carré d’étoffe dans une liqueur de
menthe. C’est cette étoffe imbibée qu’il offrit à Podane afin qu’elle
puisse répondre aux légitimes interrogations de Blanche de Castille. On
180
prenait ce même genre de disposition lorsqu’on approchait d’espaces
fréquentés par des lépreux ou des pesteux (quoique le royaume n’en
eût plus vus depuis longtemps).
- Madame, permettez-moi de vous dire de prime que vos
enfants sont charmants et qu’ils augurent bien du futur de ce
royaume.
Le petit Louis, assoupi près de sa mère, leva une paupière. En
dépit de l’étoffe mentholée, il fut cueilli par un relent fétide
s’échappant des propos de Podane. Ne trouvant pas l’air sain, Louis
préféra se rendormir les bras croisés sur son visage.
- Princesse ne suis par la naissance effectivement, poursuivit
Podane, mais bien par la justice de Dieu et des hommes. Ceci n’est
point de mon fait, la chose s’étant réalisée alors que je n’étais point
née encore. Une terrible malédiction s’était abattue sur notre famille
et nos terres, malédiction de laquelle je ne suis point toujours délivrée
et qui m’oblige à m’adresser à votre grâce derrière ce carré de tissu
protecteur. Faute de parvenir à libérer notre domaine de l’emprise
démoniaque qui l’avait submergé, mon père avait appelé à lui un
homme d’Eglise éminent venu précisément du royaume qui vous vit
naître, madame. Il s’appelait Alejandro d’Indron et avait talents et
savoirs d’exorciste. Cependant, il eut beau multiplier les actions, les
paroles divines et les signes de croix, rien n’y fit. Au comble du
découragement, il en vint à promettre que si l’enfant à naître
demeurait victime des sortilèges lancés contre lui, il se faisait fort de
lui obtenir la noblesse la plus éminente afin qu’il pût ainsi
contrebalancer, par le pouvoir d’un titre, les malheurs de son
apparence. Ainsi fut fait… Lorsque je naquis et qu’on s’avisa que ma
complexion n’était point tout à fait normale, le moine quitta Grime
pour Rome et en revint porteur d’une bulle du pape Innocent III faisant
de moi une princesse in partibus infidelium…
- Qu’est-ce que cela ?… J’entends le latin à la messe mais point
en dehors de la Bible. Traduisez-moi ceci.
- Je suis princesse d’une terre qui n’est plus chrétienne,
quelque part au-delà des mers. Qu’une croisade vienne à rejeter les
païens dans un désert profond et je pourrais alors partir pour l’Orient
et prendre possession de ma principauté.
- Où se trouve-t-elle ? questionna Blanche de Castille.
181
- Le moine Alejandro n’a pas fait les choses à moitié, madame.
Estimant avoir échoué dans ses entreprises destinées à me donner une
vie normale, il a obtenu pour moi la domination d’une ville
prestigieuse, riche et puissante en hommes. Le pape Innocent m’a
créée princesse de Bagdad.
En « avouant » la « culpabilité » de Blanche de Castille, Killian
de Grime avait à la fois facilité et compliqué la tâche du bailli.
Désormais, il était convaincu qu’il allait accueillir au château la cheville
ouvrière du complot contre le roi Philippe et savait que l’alternative
était aisée : soit s’immiscer dans le cercle des fidèles de la princesse et
fonder de grands projets pour l’avenir à ses côtés, soit dénoncer toute
l’affaire au roi et risquer, si la réaction de celui-ci manquait d’énergie,
de quitter ce monde dans un futur proche lorsque Blanche
accompagnerait son époux sur le trône. Il n’y avait que deux options.
Une était la bonne, l’autre la mauvaise et il ne pouvait savoir laquelle
était à retenir. La complication était évidemment là ; il fallait choisir un
camp et vite !
- Ce que tu ignorais pendant que tu goûtais au luxe et au
confort de notre prison royale, c’est que la princesse que tu viens de
dénoncer était déjà en route pour Montargis. Mets-toi à ma place…
Maintenant que je sais ce que tu viens de m’avouer, et qui conforte les
révélations de la mère supérieure, je suis obligé de dénoncer le
complot et d’arrêter la princesse… Ou bien de la rallier pour continuer
à grimper dans les faveurs de notre futur suzerain… Toi dont l’attitude
chevaleresque est proverbiale, que ferais-tu à ma place ? Parle !…
- A ta place ?… Mais je ne serai jamais à ta place. Jamais je
n’abdiquerai ma fierté devant de bas intérêts personnels. Moi je vais
te saluer aussi respectueusement que possible et je vais repartir aussi
paisiblement que je suis venu… J’ai une quête à…
- Une enquête voulez-vous dire ? coupa sœur Trisquelle.
- Certes, ma mère… Une enquête…
- Cela n’est point possible ! s’exclama Enguerrand d’Ognon…
Pour pouvoir partir, il faudrait que tu sois libre…
- Me voici donc trahi et grugé pour la deuxième fois ?
- Sans nul doute !… Jamais deux sans toi !…
182
L’ironie grinçante comme les gonds de la porte de prison qui
allait à nouveau se refermer sur Killian de Grime fut submergée par la
pétaradante explosion de deux trompes annonçant l’entrée au
château du cortège de la princesse Blanche.
Le héraut Jean-Marc qui accompagnait la future reine partout
dans ses déplacements hurla de sa voix puissante et bien timbrée :
- La très grande et très glorieuse Blanche, princesse de Castille
et de France, épouse de notre futur roi Louis, mère des princes de la
couronne, salue tous ses féaux présents, passés et à venir… La
disgracieuse et puante du bec princesse Podane de Grime et de
Bagdad en fait de même mais par ma voix c’est moins risqué. A tous,
elles souhaitent santé, prospérité et Salut !…
Les trompes crachèrent une nouvelle série de notes.
Enguerrand d’Ognon n’eut aucun mal à les interpréter comme de
mauvaises notes ; elles annonçaient sa future déchéance et le succès
à venir de Killian de Grime. Si sa nièce était aux côtés de la princesse
Blanche, alors c’est qu’il avait verrouillé toutes les possibilités ;
quoique puisse faire le bailli, il avait perdu.
N’écoutant que son courage, il décida de fuir.
Les chevaliers Heathrow et Gatwick eurent beau tenter de
raisonner le duc de Safesex, celui-ci maintint sa décision d’appliquer
sur le champ la peine capitale à « l’envahisseur franc ». Entre sa vieille
haine recuite au soleil ardent de ce jour d’hiver et les pouvoirs,
modestes mais consistants, qu’on lui avait attribués, il avait tout le
loisir de pendre le troubadour.
Philippe O n’en était plus à voir sa dernière heure arriver. Il
avait clairement conscience qu’il était déjà en train de la vivre. Il
maudit pêle-mêle Saint-Dieu, sa couardise face à elle, le manuscrit
d’Eric de Clapetown et les os tordus de Vic le savant, les seigneurs qui
l’avaient rejeté, son nouveau luth au son si extraordinaire qu’il lui
avait fait oublier la règle première du voyageur qui était de se méfier
de tous. Il en vint surtout à regretter les douces discussions avec la
damoiselle Katy entre Rennes et Montargis, ces perles de silence qui
allaient si bien avec l’univers blanc qui les entouraient.
183
- Si Dieu était bon, blasphéma-t-il dans sa barbe, il nous
permettrait une deuxième vie pour qu’on sache chasser les mauvaises
idées et profiter des bons moments.
L’arbre en face de lui lui procurait de fort mauvaises idées et
n’annonçait pas spécialement de bons moments. Un manant était en
train d’y accrocher une corde pourvue d’un nœud coulant.
Blanche de Castille s’étonna de l’absence d’accueil officiel de la
part du bailli de Montargis. Généralement, si on donnait ordre
d’aviser d’une arrivée, c’était pour qu’on préparât le gîte, le couvert
mais aussi un certain cérémonial. Là, en tout et pour tout, la future
reine eut droit à un gaillard pouilleux et à une mère supérieure
bancale.
- Mon oncle, votre Seigneurie, fit Podane en se gardant bien de
tourner la tête vers Blanche de Castille.
La princesse aux lys considéra successivement Podane et Killian
de Grime et hocha la tête d’un air entendu : dans cette famille-là, on
avait pour la crasse et la puanteur une sorte d’addiction. Avec de
pareils cradingues, on risquait de penser pendant des siècles que les
gens de son temps n’avaient aucune hygiène.
- Mère Trisquelle, supérieure de l’abbaye de Notre-Dame-decelles-qui-se-cachent près de Nantes…
L’aube immaculée de la mère bretonne inspira davantage
confiance à Blanche de Castille qui s’ouvrit auprès d’elle de son
incompréhension.
- Que diantre se passe-t-il en ces murs, ma mère ?… Où est le
bailli de Montargis que j’ai fait prévenir de ma venue ?
- Il est en fuite, votre Seigneurie…
- En fuite ?… Et pourquoi donc cela ?… Depuis quand mon
arrivée met-elle des gens en fuite ?… Avait-il donc beaucoup à se
reprocher ?…
- Permettez, princesse, que j’intervienne pour vous répondre,
fit Killian… Et pardonnez mon apparence qui ne sied point à votre
Grandeur et à son regard bleuté. Je viens juste de saillir d’une geôle
puante dans laquelle le bailli m’avait fait enfermer.
- Pour quel motif je vous prie ?
184
- Ambition… La sienne… Il pensait vous complaire en soutenant
les agissements d’une fille de mauvaise vie qui avait dagué mon
écuyer.
Incompréhension est un faible mot pour décrire le sentiment
qui se peignit sur le visage de la princesse de France. En attendant
d’en trouver un meilleur, jetons un œil sur ce qu’il se déroulait au
même instant – ou presque – en d’autres lieux qui ne sont point
secondaires dans le déroulement de cette geste.
Sur la lande de Bretagne, une modification du coefficient des
marées couplée avec l’affaiblissement de l’anticyclone de Sibérie avait
eu pour effet de faire tomber le vent. Après un passage bien
compréhensible derrière un fourré afin de satisfaire certains besoins
essentiels, frère Vilain put enfin reprendre sa route. On devait
l’attendre en haut lieu et si la ponctualité était la politesse des rois, il
était condamné à demeurer un misérable moine durant toute son
existence terrestre.
A Rome, lieu que nous n’avons point encore embrassé de notre
regard vaste et perçant, le pape Gilbert IV essayait de faire une bulle.
Non point cette sphère humide et piquante plus légère que l’air mais
un texte ayant une portée juridique majeure pour toute la chrétienté
qu’il scellerait ensuite avec un sceau de métal. Sa principale difficulté
était de trouver un bon début car, de tradition, on nommait les bulles
en fonction des deux ou trois premiers mots. Il fallait donc que cela
soit percutant et sans doute aucun sur les intentions de l’auteur.
Ce qu’entendait faire Gilbert IV c’était dénoncer tous ceux qui
dans le monde chrétien jouaient de l’idéal de la croisade à des fins
personnelles et partisanes. Certains bruits – bien terrestres et non
divins – lui étaient revenus aux oreilles mettant en cause certains des
puissants dignitaires de son Eglise. La bulle se voulait un
avertissement sérieux à ces vulgaires affairistes ; s’ils poursuivaient
leurs menées insanes, ils auraient à craindre un châtiment sans
nuances et sans pardon.
Après avoir tiré Mi-Mai toujours très affaibli, Justin Bibor et
Steven Berned de leur ergastule, on put terminer l’entreprise
185
d’esbaudissement de Blanche de Castille. Lorsqu’elle entendit le
tavernier raconter comment elle était venue elle-même lui présenter
Louise de Six-Cônes, la dagueuse, la princesse poussa de hauts cris qui
mirent aussitôt en émoi sa garde personnelle. Le quartier fut bouclé
et on procéda aussitôt à des contrôles d’identité.
- Ce n’était point moi, messire le tavernier ! protesta-t-elle avec
une véhémence qui n’était point jouée.
- Je m’en rends bien compte désormais, votre Grâce… Mais
comment aurais-je pu connaître vos traits ? Et celle qui s’est
présentée à moi était accompagnée d’hommes portant les armes de
France…
- On aura donc cherché à me perdre dans l’esprit du roi et peutêtre même de mon époux.
- A moins, votre Seigneurie, intervint Killian de Grime, que tout
ceci ne soit que l’effet d’un terrible hasard.
- Je veux bien l’entendre, chevalier, mais je préfèrerai encore
qu’on me l’expliquât.
- Si complot il y a là, il n’était peut-être point dirigé contre mes
écuyers mais contre ma personne… Et c’est pour obtenir la confiance
de ce brave tavernier et faire entrer la louve assassine dans la
bergerie qu’on a usé de votre nom sans imaginer que vous n’étiez
qu’à quelques lieues d’ici…
- Donc ce malheureux bailli…
- Il a sans doute fui pour rien… Mais que votre Seigneurie se
console, des chevaliers sans foi ni honneur il s’en trouve encore
suffisamment en ce royaume pour pourvoir largement à l’office qui
vient de se libérer.
En une époque où le tabac n’existait point encore en Europe, la
formulation par un condamné d’une dernière volonté avait un côté
hautement périlleux. Un malin formulait quelque chose d’impossible,
un pleurnichard se faisait prier, un poivrot voulait un verre de vin
français. Sans même imaginer que cela pût accélérer le moment de
son trépas, Philippe O réclama la possibilité de taquiner une dernière
fois son luth afin d’en tirer toute la mélancolie seyant à sa funeste
situation.
186
- Accordé ! répondit le duc du Safesex qui posa ostensiblement
les mains sur ses oreilles de manière à encourager le troubadour à
commencer sans tarder.
On délia les mains du joueur de luth, on lui apporta son
instrument et on sembla se désintéresser de ce qu’il allait pouvoir
faire avec.
- Ignares ! lança-t-il. A la cour de Poitiers, on sait écouter ce
genre de choses ! Voilà pourquoi vos rois ne pourront jamais être
autre chose que des barbares en France…
Enervé plus qu’angoissé par la perspective de découvrir avant
l’heure les routes du Paradis, le troubadour pinça les cordes de son
luth. Une sonorité aigre et agressive se fit entendre qui déchira les
oreilles de ceux qui se préparaient à assister au supplice.
- Voilà le chemin vers le Seigneur, chanta-t-il…
Il secoua la tête. Non, cela ne sonnait pas bien. Les mots ne
collaient pas avec ces cordes pincées à la volée qui semblaient se
détendre avec l’énergie d’un vieux ressort graissé de frais.
- Il s’ouvre un grand chemin vers le Paradis, reprit-il…
- Highway to hell, répliqua le duc du Safesex qui en avait trop
entendu… So, assez d’essais… It’s time !…
Une lueur bleue et une note de musique chaude et douce
accompagnèrent l’apparition de la dame en bleu. Ayant subjugué les
gardes par des charmes magiques, elle s’était glissée dans le château
puis jusqu’aux « appartements » dans lesquels Blanche de Castille se
faisait réexpliquer pour la troisième fois la situation.
- Qui êtes-vous ? s’exclama la princesse que tout ce charivari
commençait à épuiser.
- On m’appelle la fée Liliane… Je viens du fond de la forêt des
Loges avec mes enchantements et mes danses incantatoires… Je
maîtrise la puissance des parfums et les recettes les plus complexes
pour parvenir au bonheur. J’ai appris qu’une noble princesse avait
grand besoin de mon secours et j’ai aussitôt accouru.
- Fée Liliane, commença Blanche de Castille, quel est…
- Je ne te parle pas à toi… Tu n’es pas la princesse…
- Je suis quand même la future reine…
- Je m’en moque… Voici la princesse que je suis venue servir…
187
Elle désigna sans hésiter au milieu de l’assistance la princesse
Podane qui, en compagnie de Katy-Sang-Fing, s’était placée à l’écart.
- Moi, mais je…
- Les signes disent que tu mènes une quête longue et
périlleuse… Tu dois rassembler des ingrédients pour confectionner
une soupe qui t’aidera à vaincre certains sortilèges…
- Les nouvelles vont vite dans le secteur, nota dame Katy.
- Pouvez-vous m’aider dans cette collecte qui sera longue ?
questionna Podane.
- Je le peux…
- Vous le pouvez ?
- Oui, je le peux…
- C’est fantastique !… Et guérir ce malheureux, vous le pouvez ?
La fée s’approcha de Mi-Mai qui, en dépit des soins avisés du
docteur Housse, ne parvenait pas à surmonter les conséquences de
l’attaque de Melba de Turin. Délicatement, elle posa sa frêle main sur
le gros bras transpirant de l’écuyer.
- Je le peux…
La fée Liliane étendit le bras en direction du flanc de Mi-Mai. La
même lueur bleutée qu’à son entrée dans la pièce se diffusa dans l’air
avant de se rassembler et de converger vivement vers la plaie. Peu à
peu, celle-ci commença à se refermer sous l’action du jet de lumière
bleu. Il n’y avait même pas de cicatrice. C’était un miracle !
- C’est ce qui s’appelle « joindre le geste à la parole », fit
remarquer Justin Bibor ému jusqu’aux larmes en voyant son
compagnon retrouver force et vigueur en un instant.
- Pour obtenir les ingrédients du bouillon magique, vous allez
tendre les mains devant vous et penser très fort et exclusivement à un
ingrédient. La force de votre pensée et mon influx magique feront le
reste…
Sœur Trisquelle, qui aurait dû en tant que religieuse se
détourner de telles pratiques magiques, organisa promptement la
répartition des composants :
- Huit ingrédients… Mi-Mai, vous penserez à la poudre
d’amandes… Jeune Bibor, je vous confie les grains d’argent… Katy, à
vous l’huile de morue… Princesse Podane, concentrez-vous sur la
188
bourrache… Killian, la liqueur d’hysope… Je penserai à l’huile de
thym…
- Cela ne fait que six personnes, nota Podane…
- Bien le sais-je !…
- Permettez, intervint Blanche de Castille… Puisque je suis entre
ces murs avec vous et que la princesse de Bagdad est noble dame en
danger, je veux bien consentir à vous aider.
- Merci, votre Seigneurie… Pourriez-vous penser à une plante
rare qu’on nomme malencotineta ?
- Comment dites-vous ?…
- Malencotineta… C’est une plante lointaine qui ne pousse que
dans le nord de l’Afrique, près de Tunis !
- Je veux aller la chercher avec vous, mère…
- Sûrement pas, mon fils !… Retenez bien ceci, l’Afrique est une
terre dangereuse…
- Mais je veux y aller ! protesta le jeune enfant en trépignant.
- Ce comportement est malsain, Louis… Vous verrez ceci
lorsque vous serez grand… Rendez-vous utile plutôt et tendez vos
mains vous aussi…
- Beau prince, fit sœur Trisquelle, vous devrez penser à une
plante poussant sur l’île du grand Nord appelée le Glaglaland… Elle
s’appelle l’euconegervé…
- L’euconegervé ? C’est bien cela ? demanda l’enfant en
regardant sa mère…
- Puisqu’on vous le dit, Louis !…
Une tornade bleutée se forma à la verticale du point vers lequel
convergeaient les huit paires de mains tendues, les quatre-vingts
doigts nerveux et serrés. Elle gonfla jusqu’à venir effleurer les paumes
ouvertes. Un premier éclair fit apparaître un petit fagot d’herbe de
bourrache entre les mains de la princesse Podane. Un instant plus
tard, les grains d’argent semblèrent saillir de la peau de Justin Bibor
pour s’aligner le long de sa ligne de vie. Successivement, l’huile de
thym, l’euconegervé et la malencontineta se matérialisèrent. Après
que Mi-Mai et le seigneur Killian eussent aussi pensé assez fort aux
produits souhaités, il ne resta plus que Katy-Sang-Fing à garder les
mains vides. La vague tournoyante bleue se concentra sur elle,
l’entoura, la souleva de terre puis la précipita au sol dans un grand
189
vacarme. Lorsque l’éclair de lumière disparut, deux corps entremêlés
gisaient au sol, celui de la dame de compagnie de Podane et celui, au
visage écarlate et suffoquant, de Philippe O.
190
CHAPITRE VIII / IX
Soupe à la limace
Si le fonctionnariat avait existé au XIIIème siècle, il est sûr et
certain que la fée Liliane aurait défendu les intérêts d’un syndicat extrémiste.
Outre le fait qu’elle ne se déplaçait jamais sans bleu pour son travail, elle
était très à cheval sur ce qu’on pouvait attendre d’elle durant ses activités
professionnelles. On l’avait mandée pour faire apparaître huit ingrédients
assez rares et permettre l’avancée plus rapide d’une quête mal engagée ; elle
avait eu la gentillesse sympathique de quasi ressusciter une victime
collatérale des événements… Il ne fallait pas non plus attendre d’elle une
nouvelle tentative. Ce qui était fait l’était, alors basta !… Certes, le
troubadour avait multiplié les mercis et les promesses de s’amender à
l’avenir en souvenir de cet instant magique l’ayant tiré d’un fort mauvais
pas… Cela ne suffisait pas à lui en faire faire plus que de nécessaire.
Après un vague salut à la cantonade, la fée bleue prit le chemin du
retour et personne ne put l’en empêcher.
A cause des pensées si stupidement romantiques de Katy-Sang-Fing, il
faudrait mettre la main sur de l’huile de morue… Pas impossible bien sûr
mais long.
- J’enverrai des chevaucheurs dans les ports de pêche, promit
Blanche de Castille. Il suffira de quelques jours…
Quelques jours… Ma foi, qu’est-ce que c’était quelques jours
quand la princesse de Bagdad avait déjà passé plus d’une quinzaine
d’années à attendre un miracle pour la tirer de sa puanteur
quotidienne ?…
Il apparut cependant très vite que la future reine de France
avait une idée derrière son chignon et elle ne tarda pas à s’en ouvrir
aux personnes présentes autour d’elle.
- D’ici là, et sous réserve que le roi ne rejette pas ma décision,
le seigneur Killian de Grime assurera les fonctions de bailli de
Montargis et aura tous les pouvoirs nécessaires afin de mettre la main
sur le couard qui l’a précédé dans cette fonction.
Pour plusieurs raisons que nous ne détaillerons pas ici car le
lecteur attentif en connaît certaines et doit rester dans l’ignorance des
autres (sans quoi le coup de théâtre final aura moins de poids), Killian
de Grime n’avait nulle envie d’exercer une quelconque fonction au
service du roi. Il s’était déjà privé de liberté pendant des années en
191
posant l’épée et la cotte de mailles pour le tablier du marchand et le
rôle d’époux. Hors de question de recommencer !
Pour la princesse Podane, une telle perspective était tout
autant impossible à envisager. Le côté inébranlable de son oncle avait
visiblement tapé dans l’œil de Blanche de Castille qui s’y connaissait
en hommes. Killian de Grime, bailli provisoire, deviendrait de manière
toute aussi provisoire un proche de la princesse royale avant de voir le
provisoire s’installer dans la longue durée… Et pendant ce temps,
même si l’huile de morue survenait, sa quête s’interromprait. Pouvaiton imaginer continuer à pérégriner avec pour seule protection un
écuyer au ventre miraculeusement recousu et une tête folâtre sans
beaucoup de poils au menton.
- Il va de soit que vous serez ce soir mes invités, termina
Blanche de Castille…
Elle se tourna vers Philippe O dont le teint passé au cours des
heures précédentes du gris au livide puis au rouge incarnat retrouvait
graduellement sa couleur normale.
- Messire le troubadour pourra nous régaler du récit de ses
derniers exploits…
Le repas du soir se limitait à un infâme brouet de plantes mises
en culture dans le jardinet du cloître ; on y trempait, lorsque cela était
possible, quelques restes d’un pain noir et rassis qui sentait le
salpêtre. Sœur Iselda de l’Incarnacionale songea avec une terrible
nostalgie aux aliments consommés à la Taverne du Gros Landais :
poularde farcie ; carpe braisée ; gratin de blettes… Plus que les
hommes qu’elle avait serrés contre elles et leur odeur de mâle
malodorant, elle regrettait ces saveurs piquantes, âcres, fondantes ou
sucrées qui avaient réjoui son palais. Le retour au triste ordinaire de
son monastère de Tours prenait déjà la forme d’un supplice.
Fort heureusement, tandis qu’elle trempait sans appétit aucun
sa cuiller dans le liquide où surnageaient deux morceaux de navets et
une herbe indéfinissable, une moniale entra dans le réfectoire et vint
la prévenir qu’on l’attendait au parloir. Sœur Jeanne lui mit également
au creux de la main une pièce de monnaie que Melba de Turin n’eut
nul besoin de regarder. Ce ducat était le signal convenu avec ses
192
maîtres : on avait encore besoin de ses poignards et de son art
meurtrier.
Le repas du soir avait le faste habituel des agapes qu’on
qualifierait volontiers de pantagruéliques s’il ne s’agissait d’un
anachronisme manifeste. Le pape Gilbert IV, faute d’être parvenu à
buller dans l’après-midi, était ronchon et peu enclin à goûter la
présence à sa table des évêques de Cracovie et de Munich.
- Des ambitieux ! songeait-il. Ils ne pensent qu’à une chose…
Prendre ma place… Je préfèrerais encore mieux un pape africain
qu’un de ces nigauds ambitieux.
Gilbert IV reposa subitement son couteau avant de l’avoir
utilisé pour piquer la cuisse de volaille passant devant lui.
- Nigauds ambitieux, murmura-t-il… Oui, voilà qui est un bon
départ…. « Nigauds ambitieux qui croyaient servir le Seigneur en vous
servant d’abord, soyez… ». Soyez ?... Soyez quoi ?…
Partagé entre le sentiment positif d’avoir fait un premier pas et
la crainte de ne pas trouver le juste châtiment à réclamer pour les
« nigauds ambitieux », Gilbert IV planta son couteau dans l’aile
braisée d’une oie de Barbarie qu’il ramena sur son tranchoir de pain
blanc. Ses sentiments chrétiens s’arrêtaient souvent au moment de se
confronter au pêché de gourmandise.
Le repas du soir avait un côté largement improvisé. Si
Enguerrand d’Ognon avait donné certains ordres avant que le tour des
événements ne le conduise à fuir, une certaine négligence dans la
transmission des informations avait retardé leur mise en application.
On s’activa cependant avec une célérité remarquable lorsqu’on vit le
nouveau bailli descendre lui-même et ordonner, poings serrés sur les
hanches et mâchoire bloquée en position autoritaire, d’activer les
choses. Petites mains, matrones des fourneaux, panetiers émérites et
rats de celliers s’étaient enfin mis en branle et avaient déployé un
savoir-faire plein de maîtrise pour complaire à la future reine de
France. Ce qui devait être un repas devint par leur agitation efficace
un véritable banquet.
En ouvre bouche, il y eut une grande salade d’herbes, prodige
remarquable au cœur de l’hiver. Il s’agissait d’indiquer au gaster des
193
convives que quelque chose de copieux se préparait à l’envahir. La
délicate salade tapissait les circuits internes des mangeurs afin de
faciliter le passage de la suite.
La suite était une soupe au potiron et à la crème que la
cuisinière personnelle du bailli, la mère Quenor, avait mise au point
elle-même. Il y avait là quelque chose d’onctueux et de rafraîchissant,
de fin et de léger. La vingtaine de hauts personnages regroupés
autour des trois tables disposées en U gouttèrent fort cette recette et
la mère Quenor fut mandée depuis sa cuisine pour être félicitée. On la
récompensa d’un sol brillant comme soleil en bord de Méditerranée
qu’elle mordit de ses mauvaises dents avant de l’enfourner dans une
poche de son tablier.
On poursuivit par le rôt. Il s’agissait d’un ensemble de volailles
découpées et cuites dans un mélange de saindoux et de fenouil. Pas
forcément léger mais tenant bien au corps et idéal pour reconstituer
les forces après une journée mouvementée. Afin de ne point
chagriner ceux qui s’étaient tant démenés en cuisine, on fit honneur
au père Dodu qui avait préparé les poulets. Il eut lui aussi son sol et
les bravos de la multitude.
On commençait à respirer en cuisine. Finalement, les convives
étaient de bonne composition et généreux…
Autour des tables, il ne se disait rien que de très banal. Blanche
de Castille essayait de convaincre Killian de Grime d’entrer dans sa
suite. Katy-Sang-Fing écoutait, émerveillée par le courage de son
héros, le récit des mésaventures de Philippe O outre Manche. A
l’écart, à la table des écuyers, Justin Bibor contait à Mi-Mai tous les
événements survenus pendant sa longue pamoison et souffrance.
Comme toujours en pareille situation, la princesse Podane se tenait
coite se contentant d’absorber subrepticement les mets qui lui étaient
proposés et dont elle ne pouvait mesurer le goût exact étant
empêchée du palais. Elle ne prêtait même pas attention aux efforts de
messire de Mogendre pourtant fort empressé auprès d’elle. Même
puant du bec, une princesse était une princesse…
On apporta une nouvelle salade confectionnée à partir de
boutons d’épinards et d’oignons confits tandis que des jongleurs
essayaient de distraire les convives. Les Bourricos appartenaient à la
suite de la princesse de Castille ; ils étaient venus avec elle à la cour de
194
France mais soit que leur numéro fut de piètre qualité, soit que les
mangeurs fussent affamés, ils ne recueillirent que peu d’attention.
Pourtant Juan Bourrico faisait tourner les serviettes comme de petites
girouettes pendant que Manuel Bourrico exécutait un triple-saut
périlleux arrière avec vrille incorporée et mâchoire sur le parquet à
l’arrivée.
Entre les Bourricos et les épinards en bouton, le choix semblait
fait. Lorsque, soudain, un cri strident s’éleva faisant cesser toutes les
conversations…
- Il y a une limace dans ma salade !…
Il y a bien longtemps que nous n’avons pas pris de nouvelles
d’Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu, baronne des terres qui sont
à elles. Elle allait et venait tout autour de son miroir magique dans
l’attente de l’arrivée d’informations confirmant le bon atterrissage de
O en Angleterre. Une liaison avait été prévue lorsque le troubadour
serait parvenu dans la ville de Clapetown distante d’une trentaine de
lieues de la côte.
- Ca commence à être trop long, ragea-t-elle.
Il faut dire que la baronne n’avait pas grande patience avec les
êtres comme avec les objets. Nous l’avons pu constater déjà à
plusieurs reprises et il est de nombreuses anecdotes qui illustrent à la
perfection ce trait de caractère. Par exemple, le jour où Saint-Dieu se
trouvait devant un appareil devant produire de la musique et qui n’en
produisait pas assez vite à son goût… Et…
Oui, bon, passons… C’est secondaire. Comme l’enseignement
du même nom.
L’affaire de la limace manqua déclencher un véritable
cataclysme dans la grande salle du château de Montargis. En effet, la
princesse Blanche de Castille était la malheureuse propriétaire du cri
strident précédemment évoqué mais aussi de deux feuilles de salade
couronnées d’un long tube noir se reptant tranquillement de l’une à
l’autre. Dès les premières stridulations, le sieur de Mogendre s’était
dressé en oubliant les avancées de moins en moins discrète opérées
en direction de la cuisse de Podane de Grime. Il avait couvert le
vacarme de sa voix de baryton Pagny en ordonnant qu’on fermât sans
195
délayer toutes les portes, qu’on fasse arrêter tous les gens en cuisine
et qu’on mette la garnison en alerte.
En proie à un courage inconscient, Killian de Grime plongea
deux doigts dans la salade princière et en extirpa la stylommatophora
qu’il envoya bouler dans la cheminée où flambait une succursale de
l’Enfer.
L’affaire aurait pu s’arrêter là…
Sauf qu’une forme de paranoïa habitait le seigneur de
Mogendre. Il se sentait personnellement comptable de la sécurité de
la princesse Blanche depuis 1200 et le traité du Goulet qui avait vu se
négocier son union avec le fils de Philippe II. Vingt-et-une années à
protéger la mère d’un des futurs souverains du royaume cela vous
déformait un homme. Un jour, à Pithiviers, il avait fait étriper toute
une famille de pâtissiers du bourg pour savoir lequel avait glissé un
petit objet en céramique dans la frangipane du gâteau qu’on lui avait
servi et sur lequel elle s’était ébréchée une dent. Plus récemment, à
Senlis, il avait conduit lui-même au gibet un homme qui avait regardé
la princesse avec un peu trop d’insistance tout en aiguisant un
couteau. Le fait que ce soit le rémouleur de la ville et qu’il fût aveugle
n’avait rien changé à son triste sort ; on l’avait pendu séance tenante.
- Je suis Albert-Léon de Mogendre, tonna-t-il. Seigneur de
Plakarabalé et de Serp-Hier… Un nettoyage sévère s’impose parmi les
manants de la cuisine qui ont attenté à la vue et au palais de notre
future souveraine.
- Je suis Killian de Grime, riposta l’ancien croisé en se levant à
son tour. Et de par la volonté de la susdite princesse, je suis bailli de
Montargis et donc maître de ce château… Que chacun se calme et
nous règlerons cette affaire comme elle le mérite. Par une enquête
administrative confiée à un fonctionnaire du palais indépendant et
n’ayant jamais mis les pieds dans une cuisine. Rapport de vingt
feuillets à venir dans les six mois.
- Je suis la princesse Blanche, fille du feu roi Alphonse VIII et
d’Aliénor d’Angleterre… Et puisque c’est moi qui commande ici, je
voudrais savoir d’où vient cet animal malséant qui a déshonoré ma
salade verte… Non mais !!!…
- Je suis… fatiguée… Alors si vous pouviez tous arrêter de hurler
comme des possédés que je puisse finir ma sieste du soir.
196
La voix énergique, mais un peu éteinte aussi, de sœur Trisquelle
ramena un semblant de calme. Elle en profita pour enchaîner…
- Vous en faites des histoires pour une limace. Je connais des
villes, je connais des villages, je connais des hameaux dans lesquels la
simple vue d’une limace serait de nature à donner à manger à six
enfants pour une semaine. Alors si vous avez des comptes à régler sur
le dos de ce gastéropode sans coquille, essayez au moins de le faire
dignement en pensant à vos prochains qui ont même oublié jusqu’à la
couleur d’une salade.
Chacun se le tint pour dit. Les bouches prêtes à jeter
blasphèmes et imprécations terribles se tinrent coites. On entendait
simplement grésiller dans la cheminée les derniers soupçons de vie de
l’objet du délit.
Peu avant la mi-nuit, Melba de Turin s’extirpa du corps et de
l’âme de sœur Iselda de l’Incarnacionale. A pas feutrés, car elle avait
mis des patins de feutre sous ses socques afin de ne pas faire crisser le
froid carrelage du couloir, l’assassine en robe de bure se glissa hors de
sa cellule et entreprit de descendre l’escalier qui menait au rez-dechaussée. En bas, elle le savait, il y aurait sœur Joanne qui exerçait la
fonction de portière de nuit. Sa mission était on ne peut plus simple :
empêcher les sœurs de sortir et surveiller que d’éventuels naufragés
des chemins n’arrivent pas. Comme, à part le cas très particulier de
Melba de Turin, les sœurs étaient casanières et que les voyageurs de
passage préféraient faire halte à l’auberge voisine où les plaisirs de la
chair étaient moins surveillés, sœur Joanne s’ennuyait fréquemment
et noyait son inactivité dans un Côte-de-Loire que produisait l’abbaye.
Au cinquième godet, elle était fin bourrée et toute la procession
pontificale passant avec trompettes et calicots au vent devant elle ne
lui aurait même pas arraché une réaction. Il suffisait d’attendre que
l’ombre posée sur une ombre de chaise commence à tituber pour être
sûre et certaine que la voie serait libre.
Tout en respectant la fatigue compréhensible de sœur
Trisquelle qui avait posé la tête sur son bras et reprenait ses
ronflements paisibles, se constitua un tribunal chargé de statuer sur
les fautes commises en cuisine. Procureur sévère, le sieur Albert-Léon
197
de Mogendre avait déjà tout vu, tout entendu, tout compris ; il avait la
liste des coupables et le tarif des condamnations à prononcer. Au nom
de la défense de son petit personnel, Killian de Grime s’était mué en
avocat ; il n’entendait pas qu’on touchât un seul poil de cul de ceux
qui mitonnaient chaque jour les repas du bailli. Pour trancher – et
c’est bien ce que le sire de Mogendre attendait à la fin – la princesse
Blanche de Castille s’était adjointe les services de la princesse Podane
et de son propre fils Louis qui ne cessait de beugler qu’il voulait voir la
limace, qu’on l’avait fait disparaître avant qu’il l’ait vue et que, en
conscience, il ne pourrait se prononcer.
La première à entrer fut la mère Quenor. Comme nous ne
l’avons aperçue que fugitivement précédemment, il nous est loisible
de quérir du lecteur, pourtant pressé d’en finir avec la vie ou avec
cette geste, de profiter de la description qui commence à la phrase
suivante. Arlette Quenor avait trente-sept ans ce qui en 1221 était
déjà un âge certain. Mais comme elle n’était pas sûre, comme la
plupart de ses contemporains, de sa date de naissance exacte, elle
avait tout aussi bien un âge incertain ce qui compliquait les choses.
Fille d’un rôtisseur de Montargis, elle était entrée au château comme
préposée à la serpillère, grade infime mais à partir duquel allait
prospérer sa carrière. Un jour qu’elle était coursée dans les couloirs
du château par le régisseur dont les appétits sensuels étaient affolés
par les rondeurs juvéniles de la demoiselle, elle se rebella et lui
flanqua entre les dents le morceau de tissu encore sale des allées et
venues effectuées sur le froid carrelage.
- Bouffe-le ! s’était-elle exclamée au comble de la fureur et en
semblant ignorer les conséquences terribles d’un tel geste…
- Que nenni ! répliqua le régisseur en crachant la serpillère
comme un vulgaire glaviot périmé. C’est toi qui vas mâcher…
Profitant de l’avantage de sa taille et de son sexe, le régisseur
déchira le précieux élément de nettoyage en quatre morceaux et,
coinçant la jeunette sous un genou puissant, lui fourra dans la bouche
un quart de tissu puant.
- Allez, mastique !
Comme elle regimbait, il tira de son étui un grand poignard qu’il
commença à faire circuler sur le cou d’Arlette. Vaincue, celle-ci n’eut
d’autre solution que d’obtempérer. Maille après maille, elle mâcha la
198
toile grise. Enfin, après un dernier jet de salive purulent, elle avala
l’ultime bouchée.
- Maudit sois-tu ! Un jour viendra où tu dégusteras de par ta
propre volonté cette serpillère… Et même, tu en redemanderas !…
Le régisseur éclata d’un rire sonore et méprisant.
- Si cela arrive, je me fais moine…
Arlette Quenor ramassa les morceaux de tissu et, narguant
l’homme qui venait de violenter son palais si délicat, s’en fut en
détachant négligemment la tresse qui nouait ses cheveux déjà
grisonnants.
Cinq jours plus tard, le régisseur déposait son habit pour enfiler
la lourde bure des Cisterciens. A la faveur du repas du soir, Arlette
Quenor avait fait avaler à toute l’assistance du banquet seigneurial
une soupe veloutée à la carotte dans laquelle elle avait plongé des
beignets un peu filandreux mais délicieusement craquants. On avait
voulu faire félicitation à la cuisinière et Arlette Quenor, simple
préposée à la serpillère, avait parue, poussée par les marmitons
depuis la cuisine. Cette retentissante victoire sur le régisseur lui avait
valu d’être admise officiellement en cuisine et de prétendre aux plus
hautes responsabilités au sein d’icelle. On attendait surtout d’elle
qu’elle accomplisse des miracles tels que la préparation d’un hachis
de bœuf à partir des restes d’un cheval abattu pendant la chasse ou la
réalisation d’entremets en poudre reconstituables même en son
absence avec un peu de lait.
Forte de ce passé tonitruant et de sa réputation au château et
dans la ville, la mère Quenor s’avança sans craintes et sans doutes
face au tribunal. Sa peau claire était encore rougie de la chaleur du
feu, ses yeux clairs étaient comme l’eau d’une rivière avant la
traversée d’une ville… Et si sa langue, son talent et son apparence
tranquille ne suffisaient pas à obtenir la victoire à nouveau, elle serrait
à l’arrière de sa cotte deux grands couteaux avec lesquels elle vendrait
chèrement sa peau.
Le lit pontifical était un territoire où seule la douce Annabella
avait droit de cité. Elle régnait sur un univers de coussins moelleux et
de draps à la douceur ravageuse. Parfois, elle y faisait des tumultes, se
roulait avec délice sur la couche du bienheureux Gilbert IV et
199
n’émergeait des plumes qu’avec la mine contrite de celle qui sait
qu’elle n’aurait jamais dû faire cela. C’était un vrai paradis pour une
chatte.
Après avoir écouté le dernier office de la journée, Gilbert IV
retrouva sans déplaisir sa chambre et la solitude dans laquelle il avait
le sentiment d’être véritablement sous le regard de Dieu. Le reste du
temps, il n’était qu’une fonction, un phare qui devait, au milieu des
périls et des tentations du monde, toujours indiquer la bonne
direction et guider la barque chrétienne hors des écueils. Une fois les
serviteurs renvoyés pour la nuit, Gilbert IV disparaissait de la surface
du globe et redevenait Carlo Ancelitto. Un simple homme et sans
doute, du moins l’espérait-il ainsi, un homme simple.
- Eh bien ! s’écria-t-il… Tu en as mis un charivari dans cette
chambre !… Qu’est-ce qu’il t’a pris ?!
Annabella fixa sur son maître un regard jaune qui allait fort bien
avec son pelage gris. Si elle en avait eu, elle aurait bien haussé les
épaules mais n’étant pas équipée par le Seigneur de tels accessoires,
elle se contenta de s’étirer en baillant.
Le pape Gilbert commença à ramasser les coussins dispersés
tout autour de sa couche. Dans cette tâche, il se vit bientôt
accompagné par une main qui n’était pas la sienne. Fine, parfumée et
féminine…
Il sursauta… Il n’avait plus eu commerce avec une fille d’Eve
depuis… Depuis quand au juste ? Un visage, un corps dénudé lui
revinrent en mémoire. Il avait 19 ans, elle en avait beaucoup plus et le
jeune oblat qu’il était n’avait su résister à cette chanoinesse laïque qui
l’avait attiré dans un doux traquenard.
En tous cas, il ne se souvenait pas d’avoir commandé qu’on lui
apportât ce type de consolation nocturne pour oublier les pesants
évêques de Cracovie et de Munich.
- Qui êtes-vous ? demanda-t-il en essayant de conserver une
maîtrise parfaite de ses sens face à l’inconnue.
La damoiselle était grande, blonde et bronzée. Ses yeux d’un
vert d’eau, étincelant comme deux émeraudes pâles, trouaient la
pénombre. Elle était vêtue d’une manière terriblement suggestive qui
ne put que réveiller, quoi qu’il en eût, la virilité longtemps domptée
du souverain pontife.
200
- Et vous ? répliqua-t-elle sans se démonter…
- Mais enfin, je suis le pape Gilbert IV, évêque de Rome, vicaire
de Jésus-Christ, successeur du prince des apôtres, pontife suprême de
l’Eglise universelle, patriarche d’Occident, primat d’Italie, grand
commandeur de pizzas.
- Le pape ?… Mais non !… Le pape, il est très vieux, il est habillé
tout en blanc et il vient de démissionner…
- De quoi parlez-vous ?… Je n’ai point démissionné… D’ailleurs,
le voudrais-je que je ne pourrais pas. Je suis attaché à mon sacerdoce.
Je mourrai en portant cette croix.
- Quand même, une fois, je sais de quoi je parle !… On n’arrête
pas depuis un mois avec ça… Benoît XVI a démissionné… Et qui va
succéder à Benoît XVI ?… Et patati et patata…
- Je ne sais pas qui est ce Benoît XVI… A ma connaissance, nous
nous sommes arrêtés au chiffre IX… Si on refuse de comptabiliser
Benoît X qui ne fut qu’un vil usurpateur…
- Oui, répondit la créature qui restait immobile mais balayait du
regard tous les alentours comme si elle craignait qu’un piège se
refermât sur ses jolies formes. Benoît X… Antipape romain du 5 avril
1058 au 24 janvier 1059, successeur d'Étienne IX.
- Mais enfin, me direz-vous qui vous êtes et ce que vous faites
ici ?
- Je comprends pas non plus… Je faisais ma gym devant la télé.
Il y a eu un grand éclair bleu et je me suis retrouvée ici… Et sans
pouvoir sortir… Alors j’ai mis un peu de désordre en cherchant une
issue.
- La gym ? La télé ?… Mais de quel monde venez-vous ?… Je
connais un peu les usages des païens du désert et de ceux des
steppes… Ils ne portent pas de vêtements si… Comment dire ?… Si
près du corps…
- Oh ! Ca c’est une tenue qui vient de chez Décathlon… C’est
top, c’est du lycra-éponge… ça aspire la transpiration et vous gardez
une bonne odeur grâce à des microcapsules déodorantes…
- Décathlon ?!
- Ben oui… Décathlon !… A fond la forme !…
Gilbert IV se demanda s’il ne s’était pas endormi au banquet et
s’il n’était pas en train de cauchemarder… Ou de rêver car la
201
damoiselle avec ses couleurs brillantes sur la peau et son teint hâlé
était plus que séduisante.
- Pour la dernière fois, je vous demande de me donner votre
nom… Sinon j’appelle à la garde !…
- Mais vous sortez d’où ?… Tout le monde me connaît !… Je suis
Cathy Van der Cruyse…
Le sire de Mogendre se dressa pour accuser la mère Quenor
d’avoir placé une limace dans la salade de la princesse Blanche, future
reine de France. La cuisinière affronta l’accusation les yeux baissés
comme il seyait à une femme du peuple confrontée à l’ire d’un
puissant. Cependant lorsqu’il eut terminé, elle contre-attaqua avec
une véhémence polie.
- Sauf le respect que je dois à vos Grâces, je ne suis point
coupable de ce dont vous m’accusez. Je ne suis point responsable de
la préparation des salades étant, comme bien vous l’avez vu,
spécialisée dans les plats chauds, soupes et desserts. Lorsque cette
salade fut emportée, j’étais en train de frire des oublies.
- Alors qui est responsable des salades en votre cuisine ?
questionna le seigneur de Mogendre.
- Comment ?! s’exclama Killian de Grime. Que sont ces
pratiques, mon cousin ? Vous voulez que la mère Quenor dénonce au
débotté ses camarades de labeur ? Vous désirez qu’elle étale devant
tous les turpitudes des uns et des autres ?
- C’est ainsi que je le veux, rétorqua Mogendre.
- Cela va contre les plus élémentaires traditions humanitaires
chrétiennes !… La mère Quenor, toute innocente qu’elle fût, pourrait
y gagner l’éternité en enfer alors que si elle livrait ces informations
après avoir subi la question, son âme en resterait blanche à jamais
ayant été contrainte de par la force du ban seigneurial.
- Je vois là une odieuse tentative de la part de la défense pour
faire durer les choses. C’est une pratique que je connais bien et par
laquelle je ne m’en laisserai point compter. Elle parlera sur l’heure ou
sera la première au gibet demain dès l’aube à l’heure où blanchit la
campagne.
A cette perspective, la mère Quenor serra plus fortement le
manche de ses couteaux.
202
- Je parlerai, fit-elle. Et sans rien cacher des tenants et des
aboutissants du terrible complot ourdi en cuisine contre vos Grâces.
- Taisez-vous, malheureuse ! recommanda fortement Killian de
Grime.
- Non point, messire, je dirai tout de ce scandale alimentaire.
Tout est la faute du père Flunch, responsable en cuisine des salades et
amuse-bouche…
- Le père Flunch, voyez-vous cela ?!…
- C’est comme je le dis à vos Grâces. C’est un homme méchant
qui prétend vous faire manger pour peu mais y réussit uniquement
par des pratiques que je condamne. On rogne sur tout en matière de
qualité et on vous fait prendre l’Helvétie pour une lanterne.
- Tu dégoises bien, mère Quenor, l’interrompit le sire de
Mogendre, mais il faut des preuves à cela. De quel complot parles-tu ?
- Celui qui consiste à faire venir des limaces depuis la lointaine
Romania afin de la substituer dans les préparations à de la bonne
viande avariée de chez nous. C’est une de ces malheureuses créatures
qui, s’échappant à son casier en cuisine, se sera glissée sans vergogne
aucune dans la salade de la princesse.
- Des limaces venues de l’Orient dis-tu ?…
- Il me semble bien l’avoir dit ainsi, répliqua la mère Quenor. De
même, point de bonne huile d’olive dans vos salades avec ce maudit
Flunch mais une huile de poisson…
- Huile de poisson !? intervint Killian de Grime comme frappé
par la foudre d’un espoir sans nom.
- Oui da, messire… De l’huile de morue trafiquée par lui en
Normandie.
- Par tous les saints ! s’écria la princesse Podane. L’ingrédient
manquant !…
Sœur Trisquelle émergea de son sommeil comme avertie par
un sixième ou septième sens (elle ne les comptait plus depuis
longtemps) que quelque chose de décisif se tramait. Tous les acteurs
de la quête retinrent leur souffle. Le sire de Mogendre, lui-même, en
eut le sifflet coupé : obtenir le fameux ingrédient c’était s’assurer d’un
départ prompt de Killian de Grime qu’il voyait monter dans les faveurs
de « sa » princesse.
203
- Qu’on fasse venir le père Flunch ! ordonna-t-il… Et vous, mère
Quenor, reprenez séance tenante votre ouvrage. Ces émotions m’ont
rouvert l’appétit et je me laisserais bien aller à dévorer quelques
oublies.
Ni le pape Gilbert IV, ni sa visiteuse du soir ne comprenaient
très bien la portée de la situation. La seule chose que le souverain
pontife saisissait parfaitement c’était les infractions que cette
irruption inattendue lui faisait commettre par rapport aux canons des
derniers conciles œcuméniques, notamment ceux du Latran. Il était
impensable de trouver un pape, garant de la lutte contre le
nicolaïsme, en une telle compagnie ; cela eut fait des gloses chaudes
et un scandale tel que toutes les tentatives du souverain pontife pour
établir la paix en Occident et relancer les croisades n’y auraient point
survécues.
- Mais enfin, ma fille, d’où venez-vous ?…
- De Bruxelles… Et si je comprends bien, je suis à Rome… Le
voyage a été bien rapide… A moins que j’aie dormi tout le vol…
- Le vol ?!… Vous m’avez volé ?… Voilà qui expliquerait tout…
Vous êtes entrée ici pour dérober les modestes richesses que le
Seigneur a bien voulu m’accorder…
- Mais non… ricana doucement Cathy qui pensait que ce pauvre
type n’était décidément pas bien dans sa tête en se croyant le pape…
Le vol… Vous savez bien… Lorsqu’on vole… Au-dessus du sol… Comme
les oiseaux…
Gilbert IV se frotta le menton avec scepticisme autant qu’avec
la main. Cela lui disait vaguement quelque chose. Jadis, on lui avait
conté lors d’un voyage dans le royaume de France un certain miracle
qu’on rattachait à un saint local, saint Blairio.
- Bruxelles dites-vous ?… Cela ne me parle guère… Si ce n’est
que je crois on y veut construire une nouvelle collégiale dédiée à
sainte Gudule.
- Elle est déjà construite depuis longtemps et vos informations
doivent dater car on la nomme cathédrale Saints-Michel-et-Gudule.
- Cathédrale ? s’insurgea Gilbert IV. Et qui, je vous prie, a décidé
de cette élévation ?
204
Sans donner le moins du monde l’impression de forcer en rien
sa mémoire, l’apparition multicolore débita un texte qu’elle semblait
avoir stocké depuis longtemps en son cerveau.
- La construction de l'édifice actuel débute par le chœur en
1226. La nef et le transept qui datent des XIVe et XVe siècles sont de
style gothique brabançon. La façade est surmontée de deux tours et
date des années 1470-1485. Ce n'est qu'en 1962 que Bruxelles,
jusque-là dépendante de l'archevêché de Malines où résidait le primat
de Belgique, fut associée à ce siège épiscopal sous le titre de diocèse
de Malines-Bruxelles. C'est ainsi que la collégiale fut promue au rang
de cathédrale…
- Quelles sont ces années que vous me citez ? Ignorez-vous que
nous ne sommes qu’en l’an de grâce 1221 ?…
- 1221 ? s’extasia Cathy… Mais alors ?…
- Oui alors ? fit le pape qui ne comprenait vraiment rien à la
situation extraordinaire dans laquelle il était plongé à son corps
défendant et face à ce corps défendu.
- Mais alors, je ne suis pas encore née… Mais non, que je suis
bête !… C’est une blague ! Vous êtes un acteur… D’ailleurs, tout votre
appartement c’est du décor… Y a pas une prise électrique, pas de
toilettes… Ca sent le toc…
Pris d’une soudaine illumination, Gilbert IV saisit la main de la
damoiselle et la traina jusqu’aux volets de ses appartements. Il les
poussa brusquement en priant pour qu’il n’y eût personne à cette
heure avancée de la nuit sous ses fenêtres.
- Que voyez-vous ?…
- Qu’il y a une grande panne d’électricité dans la ville… On n’y
voit rien…
Le pape se frappa le front. Etait-il possible d’être aussi stupide ?
Certes, la damoiselle appartenait au sexe faible et sans cervelle mais
elle aurait déjà dû comprendre ce que lui venait d’éclaircir inspiré par
le Seigneur dont les voies, bien qu’impénétrables, s’étaient
sérieusement dégagées.
- Vous n’êtes point de notre temps… Votre parler, votre vêture,
les faits que vous évoquez, tout ceci concourt à faire de vous une
intruse en ce siècle…
- La bonne blague !…
205
Gilbert IV ne pouvait concevoir ce qu’était exactement Cathy
van der Cruyse, à la fois femme savante, troublante et ingénue. Il
haussa les épaules en se demandant quel était le meilleur sort à
réserver à l’apparition sans cervelle. La faire emprisonner dans les
geôles de son palais ? La précipiter par sa fenêtre en espérant qu’on
croirait qu’elle avait été renversée par un charroi en pleine nuit ?
Trouver un exorciste capable de la renvoyer en son temps ?
Le souverain pontife referma précipitamment les volets de ses
appartements. L’intruse commençait à se pencher comme pour mieux
apprécier le point de vue sur Rome et percer de sa jeune vision les
nappes d’air nocturnes. Tout bien réfléchi, outre que ce n’était point
un projet très chrétien, il valait mieux qu’elle ne chût point dans la
rue. Plus qu’une chute, il préférait un chut !… Toute cette histoire
devait rester secrète. Sans compter que cette femme venue du futur
pouvait bien lui être utile dans sa lutte contre ceux qui lorgnaient
ostensiblement son siège. Il en connaissait certains mais devinait que
les plus visibles n’étaient point les plus actifs et les plus assidus à
vouloir l’éjecter de son trône.
- Que savez-vous de moi ? demanda-t-il bien décidé à pousser
immédiatement cet avantage inespéré.
- Ben rien… Je ne sais même pas votre nom… Vu que vous
n’êtes pas Benoît XVI…
- Je l’ai mentionné tout à l’heure… Gilbert IV…
- Eh ! s’insurgea Cathy. Faudrait arrêter de me prendre pour
une débile profonde… Je m’en souviens bien que vous avez dit que
vous étiez Gilbert IV… Mais je ne connais pas de pape qui s’appelle
comme ça…
- Comment ça, vous ne me connaissez pas ?… Vous êtes
capable de parler de ce Benoît X qui a usurpé le pontificat moins d’un
an mais vous ne savez rien de moi qui règne sur la chrétienté depuis
près de cinq années…
- Désolé… Peut-être que si vous me disiez à qui vous pensez
avoir succédé…
- Je suis monté sur le trône de saint Pierre après le trépas du
grand pape Innocent troisième du nom…
- Innocent III, répéta Cathy… Innocent III de la famille des
comtes de Segni, (Gavignano, 1160 – Pérouse, 1216), élu pape le 8
206
janvier 1198 sous le nom d'Innocent III, est considéré comme l'un des
plus grands papes du Moyen Âge.
- Ah, vous voyez… Et donc à sa mort, je fus élu…
- Non, non, non… Après Innocent, dans la liste que je connais,
vient Honorius III. Le 18 juillet 1216, dix-neuf cardinaux se
rassemblèrent à Pérouse, où venait de mourir Innocent III, pour élire
son successeur. Cencio Savelli fut consacré le 24 juillet. Il avait pour
projets principaux de relancer la Cinquième croisade, commencée en
vain par son prédécesseur, et la réforme de l'Église.
- Cencio Savelli ?! s’exclama Gilbert IV… Mais il a été le premier
à pousser en avant ma candidature se jugeant peu capable d’exercer
ce ministère…
- Tout ceci m’amène à vous poser une question, monsieur
Gilbert… Si moi je viens du futur, êtes-vous bien assuré pour votre
part de ne pas sortir de l’asile ?…
En dépit de l’heure tardive et des chandelles vacillantes,
personne n’aurait imaginé quitter la grande salle du château avant de
connaître l’issue du « procès de la limace ». L’introduction devant la
cour princière d’Abbon Flunch annonçait d’ailleurs la fin prochaine de
l’affrontement. Bien peu savaient l’importance pour les aventuriers de
la quête de la fameuse huile de morue et, par voie de conséquence,
que du gastéropode toute l’affaire allait glisser vers le poisson.
Abbon Flunch était un homme jeune et vif, aux cheveux noirs
bouclés, au regard perçant et à la mine altière. Entré aux cuisines
comme simple marmiton, il s’était élevé autant par son talent que par
des combines pourries dont il avait toujours su s’extirper à son
avantage. Le nez fort et empâté, le visage grêlé de tâches de rousseur,
les mains épaisses comme des battoirs, la peau pâle, faisaient de lui
un véritable mystère. Il combinait force et faiblesse, séduction et
répulsion. Il était dès lors peu étonnant que la mère Quenor, qui ne
l’aimait guère, n’ait point hésité à livrer son nom en pâture au
« tribunal ». C’était un homme qu’on prenait assez vite plaisir à
détester.
- Je vous vois fort jeune encore, questionna le sieur de
Mogendre. Expliquez-moi pourquoi on parle de vous en disant le père
Flunch ?
207
- Une habitude dans les cuisines sans doute… Sauf erreur de ma
part, je n’ai point encore engendré de descendance.
- Quel est donc votre prénom ?
- Abbon…
- Ah ne vous moquez pas ! s’emporta le protecteur de la
princesse Blanche.
- Je ne me moque pas, j’ai dit Abbon…
- Et moi j’attends votre prénom !…
- Mais c’est Abbon mon prénom…
- Ha bon ?!…
- Oui, Abbon… Pourquoi ? Cela vous gêne-t-il ?…
- Point… Mais je trouve paradoxal que vous vous appeliez
Abbon et que vous nourrissiez si mal les convives de votre maître.
- C’est vous qui le dîtes… Il n’y a pas eu de plaintes jusqu’à ce
soir, affirma Abbon Flunch en regardant le sire de Mogendre sans
ciller.
- Nierez-vous avoir introduit une limace dans la salade de la
princesse Blanche de Castille ?
- Je vous ai dit que je n’avais point engendré encore…
Tous les assistants à la scène poussèrent un « oh » immense qui
traduisait leur révolte devant l’impudence du jeune cuisinier. Une
telle attitude était scandaleuse : oser ainsi laisser à penser qu’il
pourrait s’accoupler avec une femme mariée, qui plus est la future
souveraine du royaume !
Abbon Flunch sentit qu’il avait fait une erreur. En homme
habile à jouer du plat de la langue, il entreprit aussitôt de corriger
l’impression laissée par sa saillie (si j’ose dire).
- Je pense que votre seigneurie n’a point saisi le sens de mes
paroles. Je ne suis pour rien dans cette histoire de limace…
- Disposez-vous d’huile de morue ? intervint Killian de Grime.
- Qu’en ferais-je ?…
- Des assaisonnements par exemple…
- Pour les assaisonnements, je ne connais que l’huile d’olives
que je fais venir de Provence par convoi spécial.
- Et que vous coupez avec de l’huile de morue ! Ne niez pas !
On nous a dénoncé vos pratiques…
208
- Des jaloux… Ou peut-être bien des jalouses… Allons, ne
coupons point les cheveux en quatre… La mère Quenor me déteste…
C’est elle qui aura fait sa sauce et déversé toutes ses faussetés dans
vos esprits crédules…
- Crédules ?! s’emporta le seigneur Mogendre. Savez-vous bien
à qui vous parlez ? Savez-vous bien qu’il suffit d’un mot pour que
demain votre corps se balance au gibet local ?
- Quel mot par exemple ? demanda Abbon Flunch en toisant
maladroitement le seigneur.
- Lui !!!
Aussitôt, on entendit le cliquetis des hommes d’armes se
mettant en branle pour se saisir du cuisinier.
- Holà ! s’écria celui-ci… Restons calmes, messires !… Que
voulez-vous pour preuve de ma bonne foi.
- Une flasque d’huile de morue, répondit Killian de Grime.
- En voici une… C’est de la bonne croyez-moi…
Abbon Flunch tira de sa poche une petite outre qu’il jeta sur la
table des seigneurs.
- Quel naïf vous faites ! s’étonna le sire de Mogendre. Avec
cette huile, vous vous désignez à nous comme coupable.
- Pensez-vous ? répliqua le cuisinier. Ce serait me prendre pour
un pauvre d’esprit…
L’outre commença à dégager une sorte de fumée noire et âcre.
Elle se consumait sans flammes mais avec une vitesse extrême. Les
dames commencèrent à hurler, les messieurs à s’effarer de ce
prodige. Lorsque le calme revint, Abbon Flunch avait filé en profitant
du désordre.
Le pape Gilbert IV commençait à s’affoler. Sa visiteuse du soir
ne semblait rien comprendre à la situation… Ou tout au moins refuser
de l’envisager avec sérieux. Que se passerait-il si, désespérée par son
incompréhension des choses, elle se mettait à hurler ? Il n’y avait
qu’un moyen de la contraindre au silence afin de sauver sa réputation
de sainteté : l’expédier en enfer !
Oui mais alors il se damnait et ne pouvait plus prétendre
exercer sa charge selon les canons des saints conciles… Le débat
209
intérieur, terrible et angoissant, l’étreignit durant quelques instants
pénibles.
En regardant la table, il eut soudain une idée de génie. Il allait
condamner l’inconnue au silence en lui occupant la bouche par les
douceurs du palais. Celles qu’on préparait dans ses cuisines.
- Ecoutez, ma fille…
- Cathy, corrigea distraitement la jeune femme tout en
continuant à explorer la pièce à la recherche d’éléments prouvant que
toute cette histoire n’était qu’un piège d’une organisation criminelle
opposée aux services secrets belges auxquels elle appartenait.
- Comme vous voudrez, ma fille…
- Et je ne suis pas votre fille… Mon père c’était un footballeur
célèbre…
Il faillit lui demander ce que c’était qu’un footballeur mais
jugea finalement que là n’était point l’essentiel. Il se forcerait donc à
l’appeler Cathy… Sans doute un diminutif dans le futur pour
Catherine.
- Auriez-vous faim, Cathy ?
- Oh oui, j’ai la dalle ! s’exclama Cathy. La gym ça creuse !…
- Alors, ne bougez pas ! Je vais aux cuisines…
- Ca c’est sympa !…
Sympa ?!… Sans doute un diminutif dans le futur pour
sympathique.
En quittant sa chambre pontificale, Gilbert IV prit la précaution
de la fermer à double tour et d’enfourner la grosse clé de fer dans sa
poche. Cela lui rappela ce qu’un de ses espions dans le royaume de
France lui avait révélé quelques jours plus tôt : l’évêque de Limoges,
être peu recommandable et qu’il songeait à déposer, enfermait des
souris dans un grand placard.
- Une seule souris mais une grosse ! fit-il en souriant.
Pendant que la garde, le sire de Mogendre à sa tête, se lançait
aux basques d’Abbon Flunch, Mi-Mai, nouveau Lazare, retrouvait les
réflexes qui en avaient fait le précieux auxiliaire de Killian de Grime
depuis les débuts de la quête.
- Nous devons aller nous saisir de l’huile de morue du cuisinier,
dit-il à Justin Bibor.
210
- Mais il vient de la détruire sous nos yeux, répondit le jeune
homme.
- Quel blanc-bec tu fais, Justin ! On te presserait le nez qu’il en
sortirait encore du lait. L’huile, la vraie, doit se trouver quelque part
dans la chambre de Flunch.
Au mépris des usages qui interdisaient de se retirer sans avoir
obtenu l’accord de ceux qui présidaient le banquet, les deux écuyers
utilisèrent les derniers spasmes du grand trouble consécutif au début
d’incendie et à son extinction pour filer avant la crème anglaise.
Sœur Joanne ayant fini par s’endormir, usée par l’alcool, la
solitude et le désespoir, Melba de Turin se glissa au dehors en évitant
soigneusement de faire grincer la porte. Une rafale froide la cueillit.
Elle marqua un temps d’arrêt avant de s’engager sur le chemin.
La nuit était noire, enveloppée dans un drap sombre que ne
venaient couturer aucune étoile. Elle ne pouvait se diriger sans l’appui
d’une lumière. Il lui fallait encore attendre…
Elle se cala sous le porche et attendit patiemment qu’une
torche lui indique le lieu où l’attendait le messager qui devait la
conduire là où on avait besoin d’elle. Elle songea avec une certaine
férocité à la tête des moniales lorsqu’elles découvriraient les mots
qu’elle avait inscrits sur la porte de sa cellule : « Ne pas déranger. Je
suis en séance de mortification pour le salut de mon âme pècheresse
».
Enfin, la torche s’agita. Resserrant sa capuche au niveau du cou,
Melba de Turin pénétra au cœur de cette nuit soudain petitement
éclairée.
La chambre du « père » Flunch était d’une taille peu en rapport
avec sa condition. Sans nul doute, les profits tirés de ses troubles
trafics lui avaient-ils permis d’améliorer l’ordinaire : un lit véritable et
non une simple paillasse jetée sur le sol, plusieurs malles, une grande
table surchargée de poêlons et de marmites noircis. Dans la
cheminée, flambait un feu d’enfer qu’un grand nombre de bûches
disposées de part et d’autre de la cheminée pouvait entretenir
pendant des journées entières.
- Où chercher ? questionna Bibor.
211
- Fais marcher ta tête, la jeunesse !…
- Dans les malles…
- Sans doute…
Le jeune écuyer se dirigea avec précipitation vers les gros
meubles. Mi-Mai l’arrêta d’une voix ferme.
- … Mais ce serait trop simple !… Cherchons ailleurs !… Ce
bougre d’Abbon Flunch m’a fait l’impression d’être un sacré malin. Il
n’allait point laisser les preuves de ses crimes aux yeux de tous… Que
t’inspirent ces ustensiles de cuisine sur la table ?
Bibor gratta son menton où poussait un duvet encore peu durci
par les affres d’un rasage fréquent.
- Il ramenait du travail à la maison.
Mi-Mai, sans prévenir, lui tapa du plat de la main sur le crâne.
- Je t’interdis de dire des bêtises !
- Mais…
- Ce n’était pas du travail… Il se préparait à manger pour luimême sans doute en cuisinant les bons produits dérobés à la cuisine
et remplacés par ses propres denrées frelatées.
Bibor opina du chef. Cela paraissait logique… Mais (car, pour
lui, il y avait toujours un « mais » contrairement à son ami qui n’en
avait que la moitié)…
- Ce soir, ledit Flunch a chargé sa cheminée de bois…
- Nous sommes en hiver, remarqua Bibor.
- Certes… Pourtant, il savait qu’il aurait énormément de travail
et qu’il reviendrait tard.
- Il était prévoyant…
- Je ne peux te contredire sur ce point.
- Il voulait pouvoir se préparer rapidement son propre repas
après le service.
- Bien vu l’aveugle !
Justin Bibor se redressa comme pour défier Mi-Mai qui
n’arrêtait pas de le prendre de haut avec lui.
- Cela suffit maintenant !… Ou tu me dis ce à quoi tu penses, ou
tu te tais !…
Mi-Mai se pencha pour saisir une grande cruche remplie d’eau.
- As-tu soif ? demanda-t-il à son compagnon.
- Non.
212
- Eh bien, ce feu oui.
Il déversa le contenu de la cruche dans l’âtre. Les flammes
s’étouffèrent sous le déluge.
- Vois-tu… Le petit « père » Flunch avait compris que la
principale protection contre ceux qui seraient tentés de percer ses
secrets ou de le dénoncer, comme la mère Quenor, c’était encore le
sens du raisonnement de ses ennemis. Tout ce que tu as pu penser,
mon pauvre Bibor, était exactement ce qu’il souhaitait que tu penses.
Visiter les malles et trouver normale les marmites et le feu flambant.
Quand on a commencé à interroger les gens de la cuisine, il est venu
ici et a allumé ce grand feu.
Mi-Mai se hissa sur le rebord de la cheminée et plongea à
l’intérieur du conduit d’évacuation. Sous ses doigts, il sentait les
pierres encore chaudes du brasier bien entretenu par Abbon Flunch. A
force de palpations curieuses, il trouva un endroit moins brûlant, y
concentra toute son attention et finit par y récupérer un grand sac de
toile frais.
Il émergea de la cheminée, hilare et noirci par les résidus de
carbonisation, en brandissant le sac.
- Je pense donc je suie ! fit-il en riant.
213
CHAPITRE IX,5
Extension du domaine de l’adulte
Repue, Cathy s’était endormie sur le fauteuil pontifical. Elle
avait bien marqué quelque scepticisme à la vue des mets rapportés par le
pape Gilbert IV. Point de frites ou de moules mais des morceaux de volaille
grillés plus que de nécessaire, un pain à la mie triste et dure, un grand pot de
sauce fortement épicée, une cruche de lait à la blancheur douteuse. Il avait
fallu que le pontife goûtât devant elle pour qu’elle consente à accepter l’idée
que l’ensemble n’était point empoisonné.
Et maintenant elle dormait en respirant doucement, son visage
d’ange baigné par la lumière orangée d’un candélabre.
- Qu’est-ce que je vais faire de ça, mon Dieu ? se demanda
Gilbert IV en tournant les yeux vers le plafond.
L’inspiration divine fut muette mais convaincante. Rassemblant
ses forces éparses de cinquantenaire, Gilbert IV enleva la jeune
naufragée du temps dans ses bras pour la déposer sur son lit, puis, en
maugréant un peu, s’installa à sa place dans le fauteuil. Il espérait que
Dieu aurait une réponse plus complète à lui délivrer au petit matin.
Sœur Trisquelle était la plus excitée de tous les participants à la
quête. Elle touillait la préparation confectionnée dans une marmite
prêtée par la mère Quenor qui ne pouvait bien évidemment rien
refuser au nouveau bailli. On lui avait de surcroît intimé l’ordre de ne
rien dire de ce qui se tramait dans sa cuisine. Pour Killian de Grime,
réussir cette étape de la geste signifiait la possibilité de s’échapper de
l’étreinte décidément trop étroite que la princesse Blanche entendait
refermer sur lui. Pour la princesse Podane, cela représentait encore
davantage, raison sans doute pour laquelle elle ne disait rien et se
tenait à l’écart en se demandant si elle n’était point en train de vivre
les derniers instants d’une première vie.
Un bruit de cliquetis et de corps trainé donna à penser à nos
amis que le « père » Flunch avait été retrouvé et que le seigneur de
Mogendre, qui ne comptait pas ses heures dès qu’il s’agissait du
service de la princesse Blanche, allait l’interroger et fouiller sa
chambre.
- Heureusement que tu as été plus malin que tout le monde,
chuchota Justin Bibor à l’oreille de Mi-Mai.
214
- Ouais, il paraît…
- Chut ! ordonna le seigneur Killian
C’était une sorte de soupe étrange dans laquelle deux couleurs,
le vert et le brun, se côtoyaient sans jamais réussir à se mélanger. Peu
appétissant mais d’une odeur ensorcelante qui ravivait, en passant
par le nez, la frénésie des gasters.
- Tu crois qu’on pourra goûter nous aussi ? demanda Bibor à
Mi-Mai.
Il ne réussit qu’à attirer sur lui le regard furieux du seigneur
Killian.
Suivant avec précaution la recette contenue dans le fameux
document trouvé par Podane et Katy-Sang-Fing, sœur Trisquelle fit
pleuvoir dans le liquide brûlant la bourrache réduite à l’état de poudre
par ses soins. Une nuée ocre se forma au-dessus de la potion,
tourbillonna avec virulence avant de se fondre dans le liquide.
- C’est prêt, fit-elle.
Elle se signa à plusieurs reprises ce qui incita chacun des
participants à se jeter à genoux sur le carrelage sale de la cuisine et à
réciter muettement quelques prières.
- Voilà… Nous y sommes, lança la mère supérieure en versant
plusieurs louches de « potage » dans un bol en faïence rouge.
Au XIIIème siècle, les routes, la nuit, n’étaient pas sûres.
Surtout pour ceux qui osaient attaquer un petit convoi dans lequel se
trouvait la redoutable Melba de Turin. Une bande de malandrins
composée d’anciens soldats ayant suivi feu Simon de Montfort sur les
terres du comté de Toulouse, l’apprit à ses dépens. Quatre d’entre
eux se trouvèrent cloués sur des arbres en un instant par des
poignards tirés avec précision. Le cinquième, qui avait échappé à la
mort par miracle, se jeta au sol implorant la pitié de ceux qu’il
envisageait quelques instants plus tôt de dévaliser avant de les larder
de coups de couteau.
- Par Dieu, grâce ! Grâce ! hurlait-il.
La forêt solognote renvoyait ses cris misérables et s’il n’y eut
pas de plainte déposée pour tapage nocturne c’est bien parce que
personne parmi les habitants des terriers et des troncs creux n’osa
sortir pour voir de quoi il retournait.
215
- Tu demandes miséricorde ? cracha Melba de Turin. Qui es-tu
donc pour penser mériter un tel pardon ?…
- Je me nomme Henri Berry. Je suis … Je suis …
- Tu es un bandit !…
- Non point, gente dame… Moi je ne voulais pas les suivre…
Mais ils m’ont obligé et vous pouvez voir sur mon visage ce qu’ils
m’ont fait pour que j’aille avec eux.
Le compagnon de Melba tendit son flambeau vers le visage
d’Henri Berry. Une horrible cicatrice encore purulente courait de la
tempe au menton.
- Encore un peu plus bas, dit-il, et tu serais déjà en enfer…
- Certes, noble seigneur… Mais ils ne voulaient point m’occire
mais profiter de mes multiples talents.
- De quels talents parles-tu ?
- Je sais marcher sur un fil, grimper à mains nues sur les parois
les plus hautes, me glisser sans bruit dans les demeures endormies…
- Juste ce qu’il faut pour dévaliser d’honnêtes châtelains… Ton
âme est donc loin d’être aussi pure que tu le prétends, Henri Berry…
- Pitié !…
- Mais oui, fit Melba de Turin, je vais te faire grâce… Mais tu
m’accompagneras et tu te plieras à toutes mes exigences…
- Je suis aux ordres de votre grâce !…
- Eh bien, retrouve ta monture, saute en selle et repartons… J’ai
des affaires qui n’attendent pas et pour lesquelles ton aide sera
grandement utile. Remercie Dieu que tes talents soient exactement
ceux dont j’avais besoin.
Podane de Grime fit une terrible grimace. Si l’odeur du bouillon
préparé par sœur Trisquelle était ensorcelante, le goût de la mixture
s’accordait plutôt à son aspect étrange. C’était âcre, râpeux et, chose
étrange pour un liquide, craquant sous la dent.
- Alors ? questionna Katy-Sang-Fing.
- C’est imbuvable, répondit énergiquement Podane de Grime
qui en cet instant terrible était prête à renoncer à ses espoirs de
vaincre la malédiction.
- Il faut…
216
Sœur Trisquelle n’alla pas plus loin. La princesse Podane, dont
le fond était bon, s’était forcée à replonger ses lèvres dans le liquide
brun ; elle ne pouvait renoncer après tout ce que ses camarades de
quête avaient risqué pour elle.
- J’ai soif, fit-elle après avoir avalé le contenu de sa bolée.
- Vous ne boirez pas, chère princesse, dit sœur Trisquelle. L’eau
n’est point un ingrédient de cette recette et vous pourriez en modifier
l’effet en en introduisant ne serait-ce qu’une goutte dans votre corps.
- Mais…
- Il n’y a pas de « mais » ! rétorqua la mère supérieure. Nous
attendrons que les effets de ce breuvage se fassent sentir et alors
seulement nous vous donnerons de l’eau.
La princesse regarda un à un ses amis, espérant que l’un
d’entre eux aurait le cran de passer outre aux commandements de
sœur Trisquelle. Aucun ne cilla et ne consentit à lui tendre la cruche
remplie d’eau fraîche posée sur la table. Au contraire, le seigneur de
Grime s’en saisit et la fracassa contre la paroi.
- Elle ne boit pas… Et nous non plus.
Ceci étant dit, chacun s’écarta de Podane afin de mieux pouvoir
observer les transformations dont chacun espérait qu’elles
viendraient rendre à la jeune femme l’apparence qui aurait dû être
sienne sans les imprécations mauvaises de la baronne de Saint-Dieu.
On attendit. Une minute. Deux minutes. Dix minutes. Une
demi-heure. Une heure… Le silence n’était troublé que par la
récitation mécanique de prières à laquelle sœur Trisquelle, sans doute
effrayée d’avoir été l’instrumente d’une magie n’étant point celle de
Dieu, s’astreignait.
La seule modification notable était colorée. Peu à peu, sous
l’effet de la soif et du brûlant liquide absorbé, le visage de Podane
quittait sa délicate pâleur pour s’empourprer.
- Tu veux toujours goûter ? demanda Mi-Mai à Bibor qui
répondit d’un signe de tête négatif.
Lorsque le veilleur du guet passa en criant qu’il était trois
heures et que tout était tranquille, Killian de Grime ordonna à tous
d’aller se coucher. En dehors de ce qui ressemblait à une allergie
cutanée, la potion miracle n’avait eu aucun effet.
- Rien n’est perdu, dit-il en serrant sa nièce dans ses bras.
217
- Si, mon oncle… La preuve est faite que les malédictions de
Saint-Dieu n’ont aucun antidote. Je serai toujours ce que je suis et, ma
foi, je suis prête à l’accepter puisque c’est la volonté de notre
Seigneur… Si seulement vous pouviez me donner un peu d’eau. J’ai la
sensation de brûler de l’intérieur.
Le seigneur Killian fit un signe à Justin Bibor qui détala pour
aller quérir une cruche d’eau très fraîche à la fontaine.
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu, en robe légère,
gambadait dans une campagne verte en semant à la volée de grandes
feuilles remplies de petits mots serrés. Une musique céleste
accompagnait cet agréable divertissement sous un soleil de fin d’été.
Il y avait toujours dans les rêves de la baronne une féérie et une
douceur que son existence terrestre s’ingéniait à repousser et à
renier. Dans cet autre monde, elle se voyait toujours comme une
personne serviable et parfaite, obéissant aux préceptes de la foi, ivre
de savoirs et pleine d’empathie pour l’univers entier. Une horreur
quoi !…
Aussi, ne comprit-elle pas pourquoi, soudain, au milieu de cette
scène agreste, une grande barrière noire, jaillie du sol et tombée du
ciel, se dressa face à elle. Trop tard pour qu’elle ne manquât pas de
donner dedans la tête la première.
La baronne se redressa sur sa couche, l’air hagard mais
satisfaite de retrouver son univers particulier et bien connu. Sur la
grande malle où dormaient ses vêtures d’apparat, son chat noir aux
yeux pers la considérait avec surprise. Elle se souvint qu’elle avait crié
en se heurtant à la barrière venue par traîtrise bousiller sa bucolique
escapade.
Par acquis de conscience, elle passa la main sur son front.
Il y avait une bosse en formation…
Le soleil avait décidé de briller un jour supplémentaire. Après
tant de journées de neige et de manteau gris dans le ciel, une petite
chaleur douce n’était pas de trop.
Katy-Sang-Fing, frappée au coin de l’œil par un rayon plus
curieux que les autres d’explorer son âme tourmentée, se redressa sur
sa couche et s’étira comme un chat après sa toilette. C’est alors
218
qu’elle remarqua la jeune femme inconnue tournant en rond dans la
chambre.
- Qu’est-ce que vous fichez là ?… Qui vous a permis d’entrer
dans cette chambre ?
- Ah ! Katy ! Te voici éveillée…
- Mais de quel droit me parlez-vous ainsi ?… Nous n’avons pas
gardé les gorets ensemble…
Apparemment insensible à la colère de Katy-Sang-Fing, la
créature au visage parfait, aux dents blanches et brillantes, à la
chevelure ondulée semblait soliloquer.
- Rien n’a changé ! Toujours la même puanteur…
Cet ostinato lancinant finit par attirer l’attention de la partie de
l’esprit de la servante qui n’était pas à son troubadour d’opérette.
- Se pourrait-il ?… Madame, est-ce possible que cela fût vous ?
- Et qui veux-tu que je sois ? s’emporta Podane de Grimes.
Nous nous connaissons depuis la première goutte de lait et nous ne
nous sommes jamais quittées plus d’une journée. Ne fais pas comme
si tu ne me connaissais pas !
- C’est que madame, c’est le premier jour que je vous envisage
dans une telle apparence. Avez-vous croisé un miroir ?… C’est un
miracle !…
- Un miracle ?! Qui parle de miracle ?… J’ai croqué dans cette
pomme et j’eus préféré qu’elle fût empoisonnée pour ne point avoir à
constater que rien n’avait changé… J’avais l’impression de mâcher du
vieux ragondin faisandé qu’on aurait faire revenir dans un jus
d’excréments. J’espérais qu’après la baisse de cette chaleur j’allais…
Katy-Sang-Fing dégaina un petit miroir et le mit face au visage
transformé de sa maîtresse. Celle-ci manqua de partir à la renverse en
découvrant une partie de son nouvel être.
- Par saint Romuald !
Saint-Romuald, nous le rappelons pour nos lecteurs souséquipés en neurones, était le saint patron des terres sur lesquelles se
trouvait la seigneurie de Grime…
- Quel est ce prodige !…
- Celui que nous étions venues rechercher… Du moins en
partie… Si vous pouviez respirer en direction de la fenêtre et parler en
évitant de me regarder…
219
- Tu vois… Cela ne change rien…
- Allons, fit Katy avec une énergie qui devait plus à l’espoir
qu’au désespoir, cette potion n’était que la première étape sur le
chemin. Nul doute que là où nous irons ensuite, vous obtiendrez la fin
totale de la malédiction… Mais quand même !… N’avez-vous pas
remarqué que vous avez grandi ?… Vous me dépassez désormais
d’une demi-tête…
- C’est ma foi vrai.
- Et vos cheveux, ils ont pris un éclat que ce soleil d’hiver rend
ensorcelant…
- C’est possible…
- Et vos pieds… Ils ont retrouvé une forme normale…
- Je l’admets… Mais que faut-il que je fasse ?
- Madame, il faut que vous acceptiez l’idée que votre vie ne fait
que commencer et qu’elle pourra désormais être aussi merveilleuse
que dans les contes et légendes de notre pays… Allons, hâtez-vous de
vous vêtir ! Votre oncle va être fou de joie.
Le seigneur Killian de Grime se redressa sur sa couche (oui, j’ai
un stock de cette expression à écouler avant que la date de
péremption soit atteinte ; donc j’écoule). Il considéra la créature qui
avait partagé sa nuit, une servante croisée dans le couloir alors qu’elle
allait vider les pots de chambre. Ce n’était point elle qui avait parlé,
elle dormait toujours, son visage roux enfoui dans le sac de plumes
servant de repose-tête.
- Mon oncle !… Que pensez-vous de ce prodige ?…
- Coucher avec une servante porte-merde, vous parlez d’un
prodige !
- Mais, mon oncle ! C’est moi, Podane !…
- Ah ! répliqua le seigneur. Je croyais que c’était l’odeur de
l’autre.
Il montra la tête rousse qui continuait à roupiller du sommeil de
la juste endormie. Il avait encore le pouce tordu vers sa droite lorsque
ses yeux se décillèrent enfin et qu’il vit la géantine damoiselle dressée
face à lui.
- Podane ?!… C’est bien toi ?!… Par la barbe de Saladin ! Il faut
qu’on détale d’ici sans tarder…
220
Sœur Trisquelle n’eut pas à se redresser sur sa couche. En fait,
elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit…
Elle avait d’abord regagné le monastère de Sainte-Denizot en
pleine nuit noire sans rencontrer d’autres traces de vie que trois
cavaliers, dont une cavalière, filant à bride abattue vers l’est. Elle
s’était enfermée ensuite dans le scriptorium pour consulter la maigre
collection de textes sacrés et profanes de l’abbaye. Rien de probant,
rien qui expliquât le visage rougi de la princesse. Elle allait se
décourager lorsqu’un entrefilet perça à travers une page sous la
lumière du premier soleil.
- Par la Vierge et tous les saints ! C’est inscrit dans le
parchemin !
Elle se reprit. La formulation n’était point correcte. Les mots
n’étaient pas dans le parchemin, ni sur le parchemin mais bien à
l’intérieur de la page. Invisibles en temps normal mais perceptibles
dans certaines conditions de lumière.
Elle approcha une chandelle de la page qui manqua s’embraser.
Elle demeura perplexe face aux deux phrases qui se présentaient à ses
yeux fatigués par une nuit sans sommeil.
- C’est du mauvais latin, observa-t-elle… Du latin d’ici, du latin
des champs, du latin de garenne… Mais cela veut bien dire quelque
chose…
A ce moment précis, on toqua énergiquement à la porte de sa
cellule. La comtesse Philippa, sœur Marie du Bon Secours en religion,
se tenait devant l’huis et, celui-ci à peine ouvert, elle se précipita dans
les bras de la mère supérieure.
- Dame Katy vient de survenir porteuse d’une nouvelle de
grande importance. La potion a eu des effets… La princesse Podane
est transformée…
- Sans doute, sans doute, répondit sœur Trisquelle qui n’avait
point l’enthousiasme qu’on pouvait attendre à pareille nouvelle.
- Vous n’êtes point ravie ?… Moi qui me faisais une joie d’aller
tracer pour vous le portrait de la princesse nouvelle.
- Tout ceci est bien fragile, ma fille… Regardez cette double
phrase en mauvais latin que je viens de découvrir.
- Ma mère, je ne sais le bon latin… Alors, le mauvais…
221
- Eh bien, cela dit…
- Qui es-tu mon brave ?
Le garçon d’étable s’approcha vers le seigneur de Grime qui, du
haut de sa monture, le hélait.
- Je me nomme Yves de Saint-Martin…
- Fort bien… Voilà un nom qui sent la bonne noblesse…
- Elle est crottée, messire. Saint-Martin n’est que le nom du
bourg dont je suis originaire.
- Peu me chaut ! Elle est suffisante pour ce que je vais te
demander…
- Je suis aux ordres de monseigneur.
- Voici la cravache d’or qui est l’insigne de ma charge… Tu la
remettras à la princesse Blanche en lui expliquant que j’ai été rappelé
en Orient par une affaire de famille urgente…
- En Orient ?… Par une affaire de famille ?… Seriez-vous
apparenté aux Courtenay ?
- Point… mais je dois faire court, tenez cette cravache… Tant
que vous la possédez, vous êtes revêtu de toute la puissance d’un
bailli. Faites-en bon usage !
Killian de Grime piqua des éperons dans les flancs de sa
monture. Pendant qu’il palabrait avec le palefrenier, Mi-Mai et Justin
Bibor avaient conduit la princesse Podane, visage enfoui sous une
grande écharpe de laine grise, jusqu’au pont-levis. Il se hâta de les
rejoindre. Si dame Katy avait mené à bien sa mission dans le temps
imparti au monastère de Sainte-Denizot, ils se retrouveraient sur la
route de Lorris.
L’aventure continuait.
Le grand miroir magique livra à Anne-Charlotte-Romane de
Saint-Dieu le spectacle de sa demi-défaite. Les aventuriers de la geste
galopaient dans la campagne gâtinaise avec sur les lèvres le sourire
des vainqueurs.
Ainsi, ils avaient réussi à inverser la malédiction lancée vingt
ans auparavant ! Et cette beauté douce et généreuse en deuxième
place dans la file des cavales lancées à vive allure ne pouvait qu’être
Podane de Grime dans sa natureté véritable. Elle ne saurait s’y
222
tromper, certains traits de famille trahissaient son ascendance
prestigieuse.
La baronne fracassa une réplique en plâtre de compétition de la
cathédrale de Bourges en la projetant avec force sur son front. Elle n’y
gagna qu’une seconde bosse. Au moins connaissait-elle cette fois-ci
son origine. Sur ce point, elle était rassurée.
Cette forme de violence était chez Saint-Dieu le reflet d’une
dualité profonde entre son moi (qu’elle adorait), son sur-moi (qu’elle
vénérait) et un moi plus profond qui n’avait pas la méchanceté qu’elle
professait de proférer en toutes circonstances. Le fait que cette
dualité comportât trois éléments ne faisait que compliquer les choses
et amplifiait grandement les troubles et déséquilibres qui traversaient
son être. Si seulement elle pouvait détruire cette partie bonne et
bienveillante… Si seulement…
Elle aurait pu dévaster son palais de fond en comble pour
passer son ire. Il y avait de quoi être furieuse. En cent-cinq années de
sortilèges, maléfices et autres coups bas, jamais elle n’avait connu une
telle humiliation. Tous ceux qui avaient cherché à contrer ses mauvais
coups en avaient été pour leurs frais. Depuis le début, cette Podane
de Grime lui était apparue d’une toute autre nature que ses
habituelles victimes ; elle était fondamentalement bonne. Aussi
blanche qu’elle se voulait sombre, aussi lumineuse qu’elle aimait la
douce noirceur des ténèbres malfaisantes. Une adversaire redoutable.
Elle aurait pu…
Mais en observant en queue du si véloce cortège le troubadour
Philippe O et la dame Katy-Sang-Fing devisant avec des regards sans
équivoque, elle tricota dans son esprit un plan machiavélique qui lui
permettrait d’en finir d’un coup d’un seul avec tous ceux qui avaient
osé piétiner ses plates-bandes, marcher sur ses brisées et lui écraser
les orteils d’une sensibilité à fleur de peau.
Guido Yugcibo était le régisseur du palais du pape Gilbert IV. Il
avait été élevé à cet office prestigieux après l’accession du cardinal au
trône de saint Pierre. Il se murmurait dans Rome et au-delà qu’il en
était le premier conseiller, l’indéfectible compagnon et – pour les avis
les plus tranchés – l’âme damnée.
223
Son cas permet de saisir à quel point il faut se défier des
murmures et de toutes les rumeurs qu’ils véhiculent. Guido Yugcibo
était surtout l’homme placé par l’abbé Alfredo de Mozarella pour
épier tous les faits et gestes du souverain. Depuis cinq années, il
excellait en sa tâche, cultivant avec bonheur l’amitié du pontife et
rapportant chacun de ses faits et de ses gestes – même les plus
intimes – aux hommes de Mozarella.
Ce matin-là, négligeant le vent glacial qui balayait la colline du
Latran, il se glissa telle une ombre craignant la lumière jusqu’à une
taverne bien connue des environs du palais pontifical. Le Relais de la
Redoute était un lieu assez étrange où des particuliers venaient
récupérer des colis qui transitaient par les convois des grandes cités
maritimes du nord de l’Italie. On y trouvait donc un bric à bras
indescriptible de colis, sacs et malles que dominait l’imposante et
massive corpulence du signor Ronroni.
- Avé signor Guido, lança le tavernier à son plus célèbre
habitué.
- Par ton saint patron, saint Quersozon, protecteur des ivrognes
et des malengroins, quand te décideras-tu à rompre avec ce vieil
usage romain ?
- Ne sommes-nous point romains ? répliqua, narquois,
l’aubergiste.
- Sans doute… Mais plus de ce temps… Naguère, Rome régnait
sur la Méditerranée et ses alentours. Aujourd’hui, elle commande à la
chrétienté… Mais demain elle imposera sa puissance au monde.
- Ton patron à toi t’entende !
Guido Yugcibo baissa le ton, s’approcha de son compère et lui
glissa les informations que le tavernier aimantait jour après jour afin
de les transmettre à l’abbé de Mozarella.
- Je crois que mon « patron » comme tu dis ne soit devenu
subitement fou…
- Fou ?! Le pa…
- Pas de nom ! Pas de nom !…
- Mais il n’y a personne…
- Raison de plus pour être prudent… Le silence fait que les voix
portent plus loin.
224
Yugcibo regarda à droite, à gauche et même au-dessus de lui
avant de reprendre.
- Il parle tout seul…
- C’est sans doute qu’il prie…
- Il refuse qu’on entre dans sa chambre…
- C’est qu’il aura besoin de méditer et de faire retraite…
- Il mange plus que d’habitude…
- Allons, voilà qui est bel et bien. Combien de fois as-tu noté les
humiliations et macérations que ton patron s’inflige ?… Le voici enfin
pleinement humain.
- On entend de grands bruits dans son appartement comme si
on sautait sur place.
- Peut-être a-t-il froid ?
- Eh ! s’écria Guido Yugcibo avec un geste d’énervement aussi
sec que sa squelettique apparence. Qu’est-ce qui te prend de vouloir
absolument contrer tout ce que j’affirme ?
- Et toi, compère ? Pourquoi ne veux-tu point entendre ce que
j’essaye de te dire ? Il n’y a rien de trouble en tout ceci et je ne me
risquerais pas à dire à qui tu sais que qui tu sais aussi est devenu fou.
Il faudrait pour cela des faits plus établis et mieux cernés.
- Des faits plus établis et mieux cernés ? Que te faut-il ?… Voilà
quelqu’un qui change de comportement du jour au lendemain et tu
ne veux point entendre qu’il y a motif à s’interroger. Notre ami l’abbé
doit absolument connaître ceci.
- On lui dira, on lui dira, mais je crains que cela ne change rien à
ses projets. On m’a avisé cette nuit que la grande opération était en
marche. Le fléau de la justice est en route pour s’abattre sur la grande
erreur de notre temps et permettre l’aurore d’une époque nouvelle.
- La diablesse ?…
- Elle-même…
- Qui d’autre que nous sait cela à Rome ?
- Personne !
- Le messager ? demanda Guido.
Pietro Ronroni ne répondit pas. Il se contenta de pointer du
doigt l’ardoise sur son comptoir qui annonçait le plat du midi.
Une fricassée de pigeon.
225
Avant de passer la Loire, les aventuriers de la geste s’arrêtèrent
pour se restaurer en la riante cité d’Orléans. Depuis leur fuite du
château de Montargis, ils n’avaient échangé que quelques paroles
chacun étant renfermé dans ses pensées profondes sur les suites de la
quête. Si tous se réjouissaient en leur for intérieur des effets positifs
de la potion avalée dans la nuit par la princesse Podane, la
transformation étonnante connue par celle-ci les terrifiait en même
temps qu’elle les intriguait. Mi-Mai avait établi une théorie qu’il avait
bien évidemment aussitôt partagé avec Bibor ; pour lui, la chaleur
ressentie par la princesse après l’absorption de l’étrange breuvage
avait distendu puis fait fondre les graisses et les chairs du visage afin
de pouvoir le recomposer ; il en avait été ainsi pour toutes les parties
du corps affectées par la malédiction. Quant à sœur Trisquelle qui,
épuisée de sommeil, avait chu à trois reprises de sa monture, elle
n’avait rien trouvé à dire, se contentant de partager silencieusement
avec Philippa de Vivarais la brûlure intense du secret découvert dans
le manuscrit de Sainte-Denizot.
- Quel prodige ! s’exclama l’homme en envisageant la princesse
dans l’encoignement de la porte de l’auberge.
- De quoi parlez-vous, messire ? répliqua Killian de Grime qui,
posant la main sur la garde de son épée, s’était aussitôt fait menaçant.
- Mais de cette douce enfant qui se doit être votre fille à en
juger par la convergence de vos traits.
- Et vous souffririez que je vienne ainsi m’étaler sur les beautés
de votre nièce si tant est que Dieu ait bien voulu perpétuer votre race
que je devine épuisée par les cousinages.
- Messire ! Vous êtes bien hardi ! Savez-vous bien à qui vous
avez l’insigne honneur de vous adresser ?
- Me le diriez-vous que cela ne changerait en rien mon courroux
contre vous ?
- Je suis Gui de Miche-Lin, seigneur des Troisétoiles.
- Et où se trouve donc cette terre qui ne doit briller que par son
insignifiance ?
Le ton ne cessait de monter et aux regards aigus succédèrent
bientôt les bourrades appuyées. Gui de Miche-Lin se haussa encore
pour répondre tel un coq monté sur des ergots pneumatiques.
226
- En Auvergne… Près de Clermont où sa sainteté le pape Urbain
le deuxième appela l’ensemble des croyants au voyage vers la Terre
sainte. Mon aïeul, Edmond, était à ses côtés et fut un des premiers à
recevoir la croix.
- Voyez-vous cela ?…
- Aussi, monsieur le protecteur, vous devriez être honoré que je
vous demande officiellement la main de votre nièce.
- La main de ma nièce ?… Je n’ose imaginer ce que vous en
feriez…
- Je la mettrai bien au chaud, messire… Et elle aurait à s’activer
en toutes saisons sans peur de manquer au labeur. Ce ventre-là me
paraît d’une fécondité rare et il me plairait à lui donner de le prouver.
- Voilà qui est clair et qui suffit à justifier un refus de ma part…
- Vous n’êtes point le père…
- Certes… Mais Podane, si elle le pouvait, vous signifierait tout
aussi bien son avis…
- Voyez-vous cela, soliloqua Gui de Miche-Lin, cette beauté est
aussi dotée de la parole et de facultés de compréhension. C’est donc
une véritable perle…
- Messire de Miche-Lin, par Dieu, veuillez cesser !
Katy-Sang-Fin s’était glissée entre les deux hommes et, se
haussant sur la pointe de ses bottes de voyage, avait toisé le seigneur
auvergnat avant de lâcher sur lui un regard noir de menaces.
Effrayé par cette hystérique, Gui de Miche-Lin s’était écarté,
avait considéré avec effroi la douce créature qui s’interposait entre lui
et sa maîtresse avec autant de témérité.
- Nous nous reverrons, messire… Nous nous reverrons… Mes
terres sont riches, mes villages sont prospères et lorsque vous aurez à
caser cette beauté trop protégée, vous vous souviendrez que je lui ai
offert la grandeur de mon nom…
- Et la petitesse de votre vit, rétorqua Bibor.
L’Auvergnat se retira promptement sans que nul n’ait le temps
de tricoter pour lui une petite chanson sans façon. Il était doublement
humilié. Par le refus de prendre en compte sa demande et par les rires
de tous les témoins.
Une seule personne ne partageait pas l’hilarité. Sœur
Trisquelle, appuyée contre le mur de la taverne, secouait la tête
227
comme si elle avait voulu se débarrasser du lourd secret qui
l’empoisonnait.
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu, rassurée sur sa capacité
à tricoter encore des plans machiavéliques, avait déjeuné de bon
appétit. Ses réserves de nourriture étaient considérables et
représentaient des années de pillage des revenus de ses paysans. Elle
pouvait donc, lorsque son esprit était à l’allégresse, allait à la graisse
comme un pauvre aux racines d’orties. Avec avidité et sans remords.
Elle monta consulter le corps toujours tordu – faute du remède
que Philippe O aurait dû ramener d’Angleterre – de Vic le savant. Ce
qu’elle envisageait était si audacieux qu’il fallait qu’un autre regard,
plus acéré et vif que le sien, l’embrassât pour en saisir les points
difficultueux.
- Madame la baronne est trop bonne de me venir visiter en
cette si haute tour…
- Ce n’est point tes souffrances que je viens plaindre ou tes
infirmités que j’entends soulager, je veux ton esprit. Comme toujours
et depuis si longtemps, entièrement à mon service.
- Je vous suis dévoué, madame la baronne.
- Raison pour laquelle tu voulus fuir ce service.
- Il faut savoir parfois provoquer la destinée.
Saint-Dieu serra le poing et manqua l’abattre sur le nez – seule
partie à peu près en état – du pauvre infirme.
- Je veux détruire l’écurie…
- Eh bien, détruisez l’écurie… Vous êtes maîtresse en ce
domaine…
- Qu’il est sot ! s’emporta la baronne…
- Non point. Je constate ce qui est… Il n’est point en mon état
de faire des commentaires.
- Et si justement je voulais que tu m‘en fis…
- Des commentaires ?
- Tout à fait…
- Pour les commentaires, voyez César… Jules César… Il en fit
beaucoup…
- Ton César m’ennuie… Je ne le connais pas et ne souhaite pas
le connaître… Parle-moi de mon écurie détruite…
228
- Baronne, où mettrez-vous vos chevaux ?
- Ailleurs… Ceci n’est point mon souci car tout mon projet n’est
que provisoire. Je ferai reconstruire l’écurie ensuite.
- Allons, marmonna Vic, voilà qu’elle perd la boule.
- Que dis-tu ?… Que grommelles-tu entre des chicots ?
- Que pour emporter les débris de cette écurie il y aura sans
doute foule…
- Voilà qui est bien vu… Mais je ne compte point offrir ces
gravas à la vue de tous. On réutilisera le bois, la pierre, la paille pour
édifier une grande salle commune.
- Commune à quoi ? Commune à qui ? demanda le savant.
- Commune à tous ceux qui voudront bien venir s’y perdre ! Ce
sera comme un attrape-mouches…
- Pour attraper des mouches, vous eussiez tout aussi bien pu
laisser l’écurie intacte. Les chevaux et leurs excréments les attirent
immanquablement.
- Qu’il est bête ! hurla Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu en
fracassant le tabouret sur lequel reposait la jambe droite de Vic. Il n’y
a pas plus aveugle que celui qui ne veut pas entendre.
Vic, sa jambe droite pendant lamentablement dans le vide,
considéra avec fureur sa maîtresse.
- Baronne, soit vous vous expliquez clairement sur vos projets,
soit cette jambe – et elle serait au comble du désespoir de le faire –
viendra vous botter les fesses.
Cette rébellion inattendue ne provoqua qu’une immense
consternation sur le visage de la maléfique baronne. Le nabot informe
osait lui tenir tête !
- Je vais organiser une grande fête des arts… Je ne doute pas
que ce grand nigaud de O en l’apprenant voudra venir y briller… Il
entraînera sa dulcinée… Et où celle-ci ira, ses compagnons de geste
iront aussi. Ils vont venir se jeter dans la gueule du loup. A portée de
mes maléfices les plus puissants…
- Et comment comptez-vous appeler cette grande fête ?
- L’appeler ?
- Dame ! Il lui faut un nom pour assurer son renom…
- Je n’avais point songé à cela, reconnut la baronne.
Heureusement que je t’ai, mon petit Vic.
229
- Si vous souhaitez me conserver, veuillez caler ma jambe avant
qu’elle ne se brise en mille morceaux plus petits encore que ceux qui
la constituent à cette heure… Et je vous donnerai alors une idée pour
nommer votre souricière.
La baronne de Saint-Dieu s’exécuta sans réfléchir, approcha
une malle et attendit. Vic la considéra avec sur la face une mine
amusée. Il savourait sa revanche ; il était désormais indispensable.
- Je ferai votre plan. Il sera terminé dans la journée… Vous
pouvez commencer à rameuter vos gens pour qu’ils abattent l’écurie.
- Et ce nom ?
- Je vous suggère très fortement d’appeler sur vous les mânes
du divin César…
- Encore lui ?!…
- Oui… C’est un nom qui parlera au plus grand nombre… Vous
pourriez appeler cette manifestation artistique « César Bruisse aux
niais ».
- Mais cela ne veut rien dire ?!
- Raison de plus pour que cela attire la foule des curieux…
On s’était contenté d’une oie rôtie et de quelques tranches de
lard grillées au feu de cheminée. L’algarade avec le sire de Miche-Lin,
si elle avait d’abord prêté à rire, n’avait pas tardé à faire réfléchir
Killian de Grime. L’outrageant personnage était parti fâché, l’âme en
vrac et la fierté en bandoulière. Raison de plus pour craindre de sa
part quelque attenterie ou traquenard misérable, commis avec ses
propres hommes ou bien avec des marauds du coin recrutés pour
quelques sous.
Sœur Trisquelle, que ses mauvaises dents condamnaient à
mâchouiller lentement les chairs de l’oie, s’était contentée de hausser
les épaules en entendant le seigneur préconiser un départ rapide.
Tout ceci était vain, elle le savait… Mais comment leur faire
comprendre ?
La mère supérieure espérait secrètement que Philippa parlerait
à sa place, mais celle-ci ne cessait de dessiner à la plume le nouveau
visage, la nouvelle silhouette de la princesse Podane en cherchant à
rendre à la perfection les formes et les inflexions de son corps. Elle se
230
révélait une alliée bien peu soucieuse d’avertir toute l’équipe des
périls à venir.
Sœur Trisquelle dut admettre que le pain donné comme
tranchoir était trop sec et dur pour qu’elle s’y acharne davantage. Elle
le rompit en quatre et le dispersa attirant aussitôt une armée de
petits oiseaux affamés par les rigueurs de l’hiver.
- Eh oui ! songea-t-elle en haussant les épaules… Il en va
toujours ainsi dans ce vaste monde lorsque le Seigneur regarde
ailleurs. Les actes les plus généreux ne sont générateurs que de gêne
et de souci pour ceux qui les provoquent.
- Que dites-vous ma mère ? questionna Mi-Mai.
- Rien, mon fils… En selle… Plus vite nous partirons, plus vite
nous arriverons.
Elle aurait aimé en être parfaitement sûre.
Entrer à la Tour de Londres n’était un plaisir que lorsqu’on était
certain de pouvoir en sortir dans la foulée. Pour le duc du Safesex,
cette perspective n’était point assurée et il eut donné son petit
yorkshire, sa femme et sa maîtresse galloise contre un sauf-conduit lui
permettant de quitter parfaitement sauf la grande tour garnie de sa
couronne de corbeaux et de corneilles.
- My duke, fit le régent d’Angleterre, on m’a dit que vous aviez
failli envers un espion s’étant introduit frauduleusement en ce
royaume.
- Ce fut un véritable prodige, my lord de Burgh. Il était là et
soudain il n’y était plus !…
- A qui croyez-vous faire accroire ceci ?
- A vous, my lord… Puisque vous êtes seul en cette pièce…
- Fort bien… Eh bien, j’ai le regret de vous annoncer que je n’y
porte aucune foi. Je crois plutôt que vous n’êtes qu’un comploteur
aux ordres du prince Louis de France. Il faillit s’emparer du trône
d’Angleterre il y a peu et je sais qu’il n’a point renoncé à ce projet
quand bien même son père, le roi Philippe, se fait mal allant et
menace d’avaler son nez rouge.
- Point ne suis-je un traître, my lord !
- Si, vous l’êtes ! hurla le régent en se fâchant aussi rouge que
le plaid écossais sur lequel il était vautré.
231
Le duc du Safesex avait l’habitude des crises de Burgh. Elles
l’amenaient à forcer sur sa voix et à la percher sur des hauteurs bien
peu masculines. Raison pour laquelle, en pareille circonstance, il le
surnommait « the lady in red »… Habituellement, cela le faisait rire.
Aujourd’hui qu’il était le cœur du courroux du régent, cela n’avait pas,
mais alors pas du tout, la même saveur.
- My lord ! Laissez-moi passer en France et je vous ramènerai
l’évadé…
- Le voici évadé désormais ! Je le croyais disparu…
- Evadé… Disparu… Vous jouez sur les mots…
- Et vous, tonna le régent de sa voix de nymphette pré-pubère,
vous jouez avec mes nerfs ! Me croyez-vous assez fol pour vous
autoriser à aller vous jeter aux pieds de votre maître par-delà le
Channel ?
Le duc du Safesex sentit l’ombre des ailes des corbeaux et des
corneilles de la Tour se déployer au-dessus de sa tête. Il n’y avait pour
lui qu’une seule issue afin de se concilier les bonnes grâces du régent
de Burgh. Une seule.
Il la tenta.
- My lord de Burgh veut peut-être connaître le nom de ses
ennemis, de ceux qui complotent pour prendre sa place auprès de
notre jeune roi ?
- Vous les connaissez ?
- Non point… Mais je puis aisément les découvrir.
- Fort bien… Comment cela ?…
- Grâce aux stations d’écoute du Coastal command qui nous
permettent d’entendre des sons à des lieues de distance. Ordonnez et
je les mets au service exclusif de votre seigneurie.
- Ah !…
- Oui…
- Fort bien…
- Je peux ?…
- Non.
- Pourquoi ?
- Parce que…
- Mais encore…
- Il suffit !…
232
- Bon…
- J’ai dit…
- Alors…
Le régent de Burgh considéra le duc désespéré. Soit il était
excellent comédien, soit il était sincère dans sa proposition comme
dans sa fidélité. Cet homme était connu pour aimer son petit
yorkshire, sa femme et sa maîtresse galloise. Pouvait-il le soustraire à
tant d’affection ?
Et puis il disait peut-être vrai sur ce dispositif d’écoute ?
- A l’après midi, nous quitterons ensemble cette tour. Vous me
conduirez à votre station et vous m’expliquerez.
Le duc du Safesex poussa un profond soupir.
- Je te tiens, pensa le régent.
Le duc était parfaitement d’accord sur ce point mais il se garda
bien de le dire.
La Sologne était un pays de forêts et de lacs étendu entre la
Loire et les riches plaines du Berry. Comme une longue parenthèse
entre deux terres hospitalières.
Le chemin s’enfonçait profondément dans la pénombre de ces
frondaisons pourtant réduites par la saison froide. En plein milieu de
l’après-midi, on n’y voyait goutte. Un peu comme dans le cabinet
d’examen d’un ophtalmo.
- Un terrain idéal pour un traquenard, murmura Killian de
Grime à Mi-Mai. Tenons-nous sur nos gardes.
L’écuyer, qui savait être avare de ses mots, se contenta d’un
clignement de paupières pour répondre. Funeste inspiration. Dans le
très court laps de temps où ses yeux se fermèrent, une gerbe de
flèches se mit à pleuvoir sur la colonne.
La baronne de Saint-Dieu avait regroupé les manants par taille,
par âge et par force. C’était là une façon de faire bien dans sa manière
habituelle. De la rigueur dans la fantaisie et pas mal de fantaisie dans
sa rigueur. Elle se trouvait donc à la tête de plusieurs groupes, certains
contenant des petits vieux chétifs, d’autres de grands jeunots
costauds, d’autres encore des grands vieux malingres ou des moyens
en tous domaines. En fonction des différents profils, elle avait assigné
233
telle ou telle tâche à chaque escouade. Les grands furent
essentiellement affectés à la destruction du haut des murs alors que
les petits s’occupaient du bas (cela lui semblait d’une logique
implacable). Les faibles étaient autorisés à ne transporter que qu’une
ou deux pierres quand les plus forts étaient obligés de se charger
comme des mules ou comme des cyclistes professionnels. Rien que
très normal.
Sur le parchemin, tout cela collait à merveille ; dans la réalité, il
en allait tout autrement.
En sapant les bases des murs, les petits eurent vite fait de les
faire s’écrouler ce qui laissa les grands sans labeur à la hauteur de
leurs capacités. On les dirigea donc vers le transport des pierres ce qui
convint aux plus forts d’entre eux mais non aux plus chétifs qui très
vite peinèrent sous la charge et prirent du retard. On vit ainsi
certaines perches souffreteuses se faire doubler à plusieurs reprises
par des rondouillards balèzes portant des charges si grandes que les
pierres se trouvaient en équilibre instable sur leurs avant-bras.
Fatalement, un premier chargement chuta, puis un autre et encore un
autre. Il y eut des pieds écrasés, des orteils cassés, des chevilles
tordues, des chairs flétries, des peaux brûlées. Des cris aussi… Vifs et
stridents. Sonores et dérangeants.
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu, qui s’était endormie sur
son trône injecté de pierreries et drapé de soie de Chine, se redressa
en sursaut, se précipita vers l’ouverture qui donnait sur les écuries en
cours de démolition.
- Vous ne pourriez pas souffrir en silence ?… Il y a des gens qui
travaillent ici, hurla-t-elle avant de balancer une marmite d’huile
bouillante sur son personnel d’entretien.
Ce fut un véritable miracle que personne ne soit touché par la
première volée de flèches. Avant que les archers aient pu réarmer,
Killian de Grime avait fait mettre ses compagnons et compagnes à
l’abri derrière un abri qui les abrita de la seconde rafale.
- Maudit Auvergnat ! siffla-t-il entre ses dents. Il a la rancune
solide.
- Non point la rancune, sire Killian, fit sœur Trisquelle.
- Que voulez-vous dire ?
234
- Rien de précis, répondit la mère supérieure qui, avant que nul
n’ait pu l’en empêcher, se redressa en brandissant la croix qu’elle
portait autour du cou.
Il y eut une pause dans l’avalanche de traits… Comme si le
temps avait suspendu lui aussi son vol.
- Frères ! Déposez vos arcs et priez ! cria-t-elle de sa voix un
peu chevrotante.
- Et pourquoi cela serait-il ? répondit un maraud qui se hissa sur
la levée de terre opposée à celle qui protégeait nos amis de l’autre
côté du chemin.
- Parce que celui qui vous a payé est un vil traitre, félon et
oublié de Dieu, répondit la mère supérieure.
- Personne ne m’a commandé de vous assaillir, rétorqua
l’homme. Je suis Enguerrand de Mant, sire de la Ferté et de SaintAubin, et je décide moi-même qui il me sied de rançonner sur mes
terres. Je fais cela avec constance, régulièrement et sans jamais m’en
fatiguer.
- Allons bon ! marmonna Killian de Grime. Voilà autre chose….
O ! Cessez un peu de claquer des dents !…
- Ce ne sont point mes dents, seigneur, mais mes genoux !
gémit le troubadour.
- Eh bien qu’ils se taisent !…
- Et ne crains-tu point, sire de Mant, reprit sœur Trisquelle, le
regard de Dieu sur tes actes ?
- Dieu ?! Laissez-moi rire, ma sœur !… Dieu n’est qu’une
supercherie. Il n’est point amour mais déchireur d’amour. Il m’a
enlevé la femme que j’aimais dans la fleur de l’âge, emportée par une
maladie que nul ne comprend et ne sait guérir… Dieu n’est point
charité mais destructeur de tendresse. Il m’a ravi un fils qui berçait en
moi les souvenirs de la douce Noémie.
- Tu blasphèmes, Enguerrand de Mant !
- Non, ma sœur, je dis le vrai… Si vous voulez poursuivre votre
chemin sans peine et atteindre le but de votre voyage, il vous faudra
apaiser mon chagrin… Vous n’êtes point de taille à résister longtemps
à ma quinzaine d’archers Lorette.
- Que sont les archers Lorette ? souffla Podane à l’oreille de son
oncle.
235
- Des archers d’élite que l’on reconnaît à leur coiffe en fourrure
de loir… De là leur nom de Lorette…
- Ils sont donc dangereux ?
- Oui… C’est miracle que nous ayons échappé à leur premier tir.
Ils sont adroits en temps normal.
(Le lecteur attentif remarquera que Killian de Grime,
combattant émérite et professionnel, partage sur ce point l’analyse
proposée plus haut par le narrateur, preuve de la qualité de la
documentation et de l’expertise de celui-ci.)
- Ils sont grassement payés, poursuivit le seigneur de Grime, ce
qui leur permet d’acheter régulièrement de nouvelles toques.
N’oublions pas que le loir est cher…
- On ne pourra donc pas leur échapper ? questionna Katy-SangFing qui avait pris entre ses mains les genoux de Philippe O pour les
empêcher de reproduire les claquements de talons frénétiques d’une
danseuse de flamenco.
- Il faudra leur céder, concéda Killian de Grime.
- Sûrement pas ! lança énergiquement sœur Trisquelle…
- Pourquoi cela ?…
- Demandez donc à cet Enguerrand de Mant ce qu’il veut
vraiment…
Killian de Grime avala péniblement sa salive et, sans s’échapper
de la protection du talus, interpela le seigneur brigand et
blasphémateur.
- Que veux-tu pour nous laisser poursuivre notre route ?
- Je veux la vierge !…
- On n’entend rien !
Entre Londres et Clydeborrow-sur-Tamise, il y avait eu deux
heures de cavalcade frénétique. Aussi, le régent de Burgh, visage gelé,
fesses en compote et dos endolori, trouvait-il décevant ce que le duc
du Safesex lui donnait à écouter à travers une grande conque
ramassée sur la rive de l’estuaire.
- C’est sans doute qu’il ne se dit rien, expliqua le duc.
La trentaine de chevaliers ayant accompagné le régent
constituait une menace assez efficace pour dissuader le duc de toute
236
folie. Celui-ci savait que son sort dépendait étroitement des sonorités
qui pourraient se former au sein de ce gros coquillage biscornu.
- Oh ! fit soudain de Burgh dont le visage s’éclaira. On entend la
mer qui va et vient !
- La mer ? s’étonna Safesex… Alors c’est qu’il y a un problème.
Nous ne sommes pas réglés sur la bonne longueur d’onde.
- De qui parle-t-il ? demanda Philippa dont le passé personnel
suffisait à prouver qu’on ne l’évoquait point en cette affaire.
- Eh ! s’emporta Killian… De qui voulez-vous qu’il parle ?… De la
princesse !
- Mais comment sait-il ?… fit Podane.
- Comment ma mère ? s’étonna la bâtarde de Vivarais. Vous ne
leur avez rien dit ?…
- Dit quoi ?
Sœur Trisquelle, dont la croix de pauvre bois était toujours
tendue devant elle comme pour maintenir les flèches adverses dans
les carquois, ne prit pas la peine de se retourner.
- Vous même n’avait rien révélé, ma fille…
- Ce n’est point moi qui ai découvert dans ce manuscrit à
Montargis…
- Mais découvert quoi ?! s’impatienta le sire de Grime.
- Il y avait un complément à la recette que nos sœurs Podane et
Katy ont mise à jour près de l’abbaye de Ferrières… Ce complément
élémentaire dormait en fait dans le monastère de Sainte-Denizot et je
ne l’ai découvert que durant ma longue insomnie cette nuit.
- Mais enfin !… Direz-vous ?…
- C’était un avertissement terrible mais qui venait trop tard,
hélas… « Qui boira le potage aux deux couleurs sans aimer attirera la
convoitise et le désir des mâles sans amour ».
- Ma mère ! s’écria la princesse Podane. Mon destin c’est donc
d’aller de Carie en Syllabe ?
- De Charybde en Scylla, corrigea machinalement sœur
Trisquelle qui avait beaucoup de culture antique et un don certain
pour la pédagogie.
- Il y avait cependant une autre phrase, intervint Philippa…
- Oui… Hélas !…
237
- Que disait-elle ?
L’oncle et la nièce avaient parlé comme si la question avait jailli
d’une seule et même bouche.
- Celle qui cèdera au vautour sera punie, celle qui brûlera pour
un ange atteindra son paradis.
- Se donner c’est se perdre ou se sauver, traduisit Katy-SangFing en plaquant sa main sur la bouche de O pour l’empêcher de dire
une incongruité. Comment savoir ?
- Je refuse que Podane se donne à qui que ce soit, trancha
Killian. J’ai promis à mon frère, son père, et à sa mère, ma bellesœur…
- Laissez-la nos histoires de famille, mon oncle ! Il n’y a qu’une
seule solution pour se sortir de ce bourbier et c’est que je me livre aux
appétits de ce soudard.
- Jamais !…
- Il pourrait être cet ange…
- C’est un brigand !
- Alors, je serai punie…
Echappant à la poigne de son oncle, Podane se précipita aux
côtés de sœur Trisquelle. Consciente de la fragilité de son avenir, elle
serra la mère supérieure dans ses bras puis, affectant un calme qui
n’était que d’apparence, elle se mit à marcher vers les archers à la
coiffe de loir. En voulant contourner une grosse flaque, elle dérapa et
s’étala de tout son long, face contre terre.
- Eh bien ! s’exclama Enguerrand de Mant en riant. On dirait
que ça te gêne de marcher dans la boue.
Le pape Gilbert IV, hormis la faiblesse passée que nous avons
déjà évoquée, n’avait point eu la tentation de partager son existence
avec une femme, fut-elle une accorte concubine cachée dans les replis
secrets de son évêché. La journée passée dans la proximité immédiate
de Cathy lui avait fait découvrir des traits de caractère sidérants qu’ils
ne rencontraient guère dans la communauté de moines et de prêtres
qui l’entourait depuis ses jeunes années d’oblat. L’étrangère en
vêtement moulant multicolore ne pouvait s’empêcher de babiller
pour un oui ou un non, livrant sans retenue ni pudeur ses opinions et
ses envies. Elle commentait tout : la qualité des mets servis, l’état des
238
latrines pontificales, l’exiguïté du petit cabinet dans lequel le pape
Gilbert la faisait pénétrer lorsqu’il devait recevoir un serviteur ou un
messager, le fait que les draps du lit papal ne fussent pas changés plus
régulièrement. Lorsqu’elle se taisait, elle bougeait. Des sauts, des
mouvements de bras plus ou moins coordonnés, des étirements en
s’accrochant au linteau surplombant la grande porte de l’entrée. Une
forme de maladresse, peut-être inhérente à sa longue taille de liane
blonde, lui faisait souvent renverser le premier obstacle sur sa route.
Elle avait déjà à son tableau de chasse une chaise, les courtines du lit,
deux vases précieux dont un, orné de petits coquelicots, avait été
offert par le khan Moul-Oud-Ji à la faveur d’un traité d’entente et
d’amitié garantissant la protection des chrétiens dans les grandes
steppes d’Asie. Un désastre !
- Bon ! s’emporta soudain le pape. Je vais me retirer sur mon lit
pour faire une sieste. Mon révérend médecin, le docte Carlo
Pabienlotti, m’a recommandé de dormir chaque après-midi afin de
favoriser la digestion et de libérer des sucs apaisants pour mon gaster.
- La sieste ? fit Cathy… Mais c’est un truc pour les vieux ça…
Vous, vous êtes encore jeune.
Gilbert IV calma son début d’ire au soleil de cette remarque
naïve. Comment lui dire qu’à l’époque où elle avait atterri il était déjà
un miraculé de la vie ?
- Eh bien, reprit-il avec bonasse, puisque vous êtes jeune
encore, ne dormez point mais faites silence…
- Je veux bien mais je m’ennuie, répliqua Cathy. Pas de télé, pas
de musique, pas de Playstation… Vous êtes sûr que je ne peux pas
aller en ville faire les magasins ?
- Faire les magasins ?
- Ben oui… Voir les vitrines, acheter des fringues…
- Vitrines ? Fringues ?
- C’est bon ! Laissez tomber ! Vous avez raison, vous êtes trop
vieux ! Vous avez des siècles de retard… Je vais me mettre dans un
coin et lire… Vous avez des romans ?
- Tenez, essayez avec celle-ci !
Le duc du Safesex avait choisi avec précaution une autre
conque sur les berges de l’estuaire. Il savait pertinemment que son
239
système d’écoute fondé sur l’emprisonnement des bruits et des
paroles dans ces conques marines qui revenaient ensuite grâce aux
courants s’échouer au débouché de la Tamise, était fort aléatoire.
Parfois, les bruits n’étaient que des conversations banales, les cris
d’extase d’amants s’étant accouplés courageusement sur une plage
des Flandres avec la mer du Nord pour tout terrain vague, la rumeur
sourde d’un troupeau de porcins à la glandée. Il fallait passer des
journées à écouter les conques échouées pour faire émerger de
temps en temps une pépite. Le régent pouvait-il entendre cet
argument au moment où son scepticisme remontait en flèche ?
En tendant la conque à de Burgh, le duc se souvint des cris
d’innocence de l’homme qu’il avait voulu envoyer au gibet et qui lui
avait littéralement filé entre les doigts. Après tout, s’il était innocent
du forfait qu’on lui attribuait, cette évaporation n’était peut-être
qu’une manifestation de la volonté divine.
Il se mit à espérer que face aux injustes accusations du régent,
le Seigneur voudrait bien lui envoyer également un miracle.
- Par saint Thomas Beckett ! C’est prodigieux !
- Qu’avez-vous ouï votre Seigneurie ?
- Tenez ! Entendez vous-même !…
- Hélas, votre Seigneurie ! Les résonances enfermées dans les
conques s’étouffent au fur et à mesure qu’on colle l’oreille… Vu le
modèle utilisé, le son sera devenu inaudible après la seconde écoute.
Il est préférable de laisser celle-ci à mes services… Surtout si
l’information recueillie est de si grande importance.
- Vous êtes le maître en ce service my duke et je me rends à vos
arguments. Veuillez d’abord recevoir tous mes regrets pour vous avoir
mis en accusation de manière prématurée et injustifiée…
- Cela n’est rien, fit le duc en se frottant nerveusement le collier
de barbe comme pour souligner son lâche soulagement.
- Il y a deux voix… Elles parlent la langue du pays de France.
Le duc fit un rapide calcul. Avec la vitesse habituelle de dérive
des conques, et à supposer que l’objet fut parti des côtes du royaume
de France les plus proches, la conversation pouvait dater de deux
semaines. S’il venait de Normandie, il fallait bien compter un mois…
- Un moine du nom de frère Vilain s’adresse à une femme qui
se fait appeler « la grande prêtresse de Zeus ». Il lui parle d’un
240
prochain assassinat de sa sainteté le pape Gilbert IV et cela
s’interrompt alors que la prêtresse conclut que toutes les prédications
de son Livre vont enfin s’accomplir.
Un instant, le duc du Safesex crut que le régent se moquait de
lui. Quelle histoire ! Quelle drôle d’histoire ! C’était proprement
impensable d’être tombé pile sur un tel contenu au moment où se
jouait le sort de son cou et de ses vertèbres ?…
Mais d’un autre côté qui inventerait une histoire comme cellelà ?
- My duke, je vous confie la mission d’aller auprès du souverain
pontife afin de le mettre en garde contre les menaces qui pèsent sur
lui. Je n’oublie pas ce que le royaume doit au soutien de Rome
lorsque, dans les récents périls, le pape entrava les projets de
conquête de Louis le Lion… Allez ! Préparez-vous promptement ! Je
me retire sous ma tente le temps d’écrire un message que vous
veillerez à remettre strictement entre les mains du pape Gilbert. My
duke, le roi n’oubliera jamais ce que vous avez fait pour le royaume.
Allez en paix !…
La princesse Podane se releva avec toute la dignité que lui
laissaient son visage et ses vêtements maculés de boue. Elle reprit sa
marche vers Enguerrand de Mant lequel ouvrit grands ses bras pour
l’accueillir.
- Ces gens-là ne font pas de manière, songea-t-elle en espérant
que la suite des événements inverserait cet état des choses.
- Eh bien, douce enfant ?… Etes-vous heureuse de m’encontrer
enfin ? Depuis le temps que nos cœurs étaient en attente pour se dire
enfin tant de choses.
Au vrai, Podane n’avait pas grand chose à lui dire. Quant à
savoir si elle l’aimait depuis toujours…
Les bras d’Enguerrand de Mant se refermèrent sur le corps de
la princesse si heureusement sculpté par la nature désormais. Ils
l’emprisonnèrent si fortement que Podane ne put que tendre son
visage vers celui du seigneur solognot.
Enguerrand de Mant était un bel homme, à la membrature bien
découplé, aux lèvres bien dessinées, aux yeux d’un bleu bien tempéré.
La peau de ses mains avait une douceur de velours, preuve qu’il les
241
entretenait avec soin, et il embaumait un parfum recherché aux
essences de musc, de térébenthine et de menthe poivrée qu’il faisait
venir d’Orient. Se pourrait-il qu’il fût l’ange de la prédiction ?
Sans ménagement aucun, il approcha ses lèvres humides de
celles couvertes de boue de la princesse. D’un geste du pouce, il les
nettoya avant de s’approcher pour embrasser sa promise. Toujours
aussi peu respectueux des sentiments de la princesse, il écarta de la
pointe de la langue les lèvres serrées. Combien de femmes avait-il
forcées ainsi ? Des dizaines… Toujours avec le même bonheur !
- Mais quelle horreur !…
Submergé par l’odeur d’œufs pourris exhalée par la bouche de
Podane, Enguerrand de Mant fit deux pas en arrière lâchant la
princesse qui manqua de choir à nouveau.
- Quelle odeur d’enfer !… Et cela dans un corps d’ange !…
C’était donc cela ton stratagème ?… Ne rien dire, ne rien montrer,
jusqu’à ce que je vienne m’empoisonner à ton venin buccal !
- Vous ne m’avez pas laissé le choix, remarqua Podane.
- Tais-toi ! Cela est pire encore quand tu causes ! Mais si tu
crois que cela change quelque chose, tu te trompes !… Tu boiras force
boissons aromatisées, tu mâcheras des quantités de plantes
médicinales et odorantes mais, par saint Aignan, tu guériras !
- Hélas, noble seigneur, tout ce que vous envisagez a été tenté
depuis fort longtemps. Dès ma prime enfance, je fus accommodée à
de telles mesures qui ne firent jamais rien pour améliorer les choses.
Vous perdez votre temps…
- Mon temps n’est point perdu… Ma vie avec toi ne fait que
commen…
Enguerrand de Mant n’alla pas plus loin dans son propos. Il eut
à peine le temps de sentir son corps s’égratigner sur une barre de
métal froid, de baisser les yeux et de constater qu’une pointe d’épée
ensanglantée dépassait de son abdomen avant de s’effondrer le nez
dans la gadoue solognote.
Melba de Turin s’était accordée cinq heures de pause dans une
auberge nivernaise. Pause était largement exagérée car, en dépit du
sommeil, son esprit n’avait cessé de fonctionner, collationnant,
additionnant les informations sur sa mission et les hasards qui étaient
242
survenus depuis. Il y avait d’abord eu la découverte d’Henri Berry cet
habile acrobate, capable de grimper comme une araignée à tous les
murs. Il y avait eu aussi ce retour imprévu jusqu’à Montargis où
l’attendait l’ancien bailli, détenteur d’informations majeures sur les
aventuriers de la quête et l’avancée de leurs recherches. Désormais,
elle commandait à une troupe d’une dizaine de cavaliers issus de
toutes les provinces du royaume. A sa ceinture, battait un trousseau
de clés qui lui permettrait de forcer toutes les serrures du palais
pontifical. Dans les fontes de sa selle, un flacon de verre précieux vide
dans lequel elle devait récupérer le premier sang de sa victime. C’était
à cette seule condition que la cascade des miracles prévus dans le
grand livre de la Prophétesse de Zeus pourrait s’accomplir.
John Heathrow et Robert Gatwick furent appelés pour conférer
avec le duc du Safesex de manière à déterminer le moyen le plus
rapide de gagner Rome.
- Le cheval c’est dépassé, fit John Heathrow.
- Et le bateau c’est si lent, déplora Robert Gatwick.
- Messieurs, l’heure est grave. Je ne vous demande point de
disserter dans le vague mais bien de proposer une solution efficace,
raisonnable et immédiatement applicable.
John Heathrow se contenta d’agiter les bras pour indiquer à
son seigneur la réponse la plus évidente à ses désidératas.
A l’autre bout de l’épée sanglante, la main n’était point
juvénile. Ettore Ticoli, chef des archers Lorette, avait déjà atteint et
dépassé la quarantaine d’années. Si son bras tremblait parfois lorsqu’il
bandait son arc, il n’avait point failli au moment de frapper avec la
plus grande traîtrise son employeur.
- Messire, je ne sais comment…
- Ah, tais-toi ! commanda-t-il d’un ton se voulant sans réplique.
Ce n’est pas pour ta belle voix que j’ai fait ça… Je cours les routes, les
chemins et les embarras depuis tant d’années qu’il me vient des
envies de retraite auprès d’un corps à aimer et à chérir.
Il posa sa grosse main gantée sur l’avant-bras de Podane qui
tressaillit à ce contact désagréable. De la manière la plus certaine, elle
sentait qu’il n’était pas l’ange de la prophétie.
243
- Et, au nom de quoi, serait-elle à toi ?
Un autre archer, plus jeune, venait de bousculer Ettore Ticoli.
Le Génois se retrouva au sol, frottant son cou endolori. Il n’eut plus
longtemps à souffrir cette douleur lancinante. Deux flèches vinrent se
ficher dans sa poitrine à la hauteur du cœur.
- Tu es à moi !
Une nouvelle main gantée s’accrocha au poignet de la
princesse. Elle se débattit et se mit à courir pour échapper à
l’hécatombe qui se faisait autour d’elle. Un moment, elle redouta
d’être à son tour atteinte mais, lorsqu’elle eut rejoint son oncle à
l’abri, de l’autre côté du chemin, elle constata qu’elle était sauve et
que personne n’avait entrepris d’arrêter sa fuite.
- Chère nièce, fit le seigneur Killian, tu ferais un grand général
de Gaule, tu as su semer la discorde chez l’ennemi.
- Si seulement je comprenais ce qui se passe…
- Nous chercherons des explications et surtout des solutions
plus tard, intervint sœur Trisquelle. Il est temps de prendre la poudre
d’escampette…
La cartographie médiévale étant à la cartographie ce que Plastic
Bertrand est à la plasturgie, les services du Coastal Command anglais
ne disposaient d’aucun document leur permettant de planifier un vol
vers Rome. Il n’y avait pas davantage d’espaces préparés afin de
jalonner la route et d’offrir un ravitaillement en Ker-Ozen. L’idée de
départ, si parfaite, trouvait là deux limites qui parurent un temps la
rendre inopérable. Ce fut le chevalier John Heathrow qui trouva une
piste.
- Ce bougre que nous faillîmes pendre…
- A tort sans doute, intervint le duc du Safesex.
- Je suis heureux de vous entendre l’avouer my duke… Et
d’autant que c’est ce brave qui va offrir une solution à notre
problème.
- Comment cela ?
- N’a-t-il pas dit qu’il venait du cœur du royaume de France ?
N’a-t-il point parlé d’un certain domaine niché dans un pays de
landes, de forêts et d’étangs ?
244
- Certes, il l’a fait, approuva Robert Gatwick qui était bien
obligé en la matière de faire confiance à son compagnon qui était le
seul à parler à peu près convenablement la langue de Philippe
Auguste.
- Vous savez que mon aïeul servit le roi Henri le deuxième alors
qu’il n’était encore que comte d’Anjou, du Maine et du Touraine. Il a
laissé de longues mémoires dans laquelle il a décrit les contrées qu’il
avait pu traverser et à partir desquelles j’ai appris à lire. Je crois savoir
où se trouve le point de départ de notre fameux bougre…
- Et ?…
- Sauf votre respect, my duke… Vous avez du pudding dans le
cerveau… S’il a pu voler comme l’oiseau de là-bas jusqu’ici, nous
pourrons effectuer un vol d’ici jusqu’à là-bas…
- D’autant, précisa Gatwick, que les vents seront porteurs et
donc favorables.
- Mais, en plus, nous pourrons trouver dans ce fameux domaine
le moyen d’obtenir du Ker-Ozen…
- Il serait plus pratique de se ravitailler sans avoir à se poser,
observa Gatwick.
- Allons, comment voudrais-tu qu’on fasse ?… Avec une
paille ?…
Le chevalier Gatwick haussa les épaules. Par moments, son
compagnon l’énervait avec son sentiment de supériorité. Il se promit
de creuser la question du ravitaillement en vol, juste histoire un jour
de lui clouer le heaume.
- Et après ? questionna le duc.
- Vous refaites le plein, vous repartez… Lorsque vous manquez
de Ker-Ozen, vous vous posez et ensuite vous prenez la direction de
Rome en volant un cheval… Ne vous tracassez pas, tous les chemins y
mènent… Au bilan, vous aurez gagné plusieurs journées et vous
pourrez sauver le pape de ses assassins. Et toute la gloire ira à nos
services…
- Dieu vous entende !… Il suffit donc de savoir vers où se
diriger.
John Heathrow se leva, fouilla dans la malle qui regroupait ses
effets personnels en extirpa un grand registre qu’il entreprit de
consulter tout en traçant sur un parchemin une série de mots.
245
- Voilà ! fit-il en tendant le parchemin au duc. Je vous ai fait un
itinéraire… Votre objectif c’est le domaine de la baronnie de Paulnay.
Mon aïeul en a bien connu la baronne… Anne-Charlotte-Romane de
Saint-Dieu, une excentrique qui affirmait avoir 165 ans et n’en
paraissait pas 40…
La baronne de Saint-Dieu, depuis le sommet du donjon, pouvait
voir à des lieues à la ronde (le mont Bron sur lequel se dressait son
puissant château, n’était point naturel mais une motte castrale qu’elle
avait fait remblayer en son jeune temps). Son regard à l’habitude
sautait par-dessus les étangs et les bois, lissait les champs enfouis
sous la boue hivernale, atteignait presque les tours du château des
seigneurs de Déols sur l’horizon… Là, il se souciait uniquement des
décombres de l’écurie que l’incompétence des manants n’avait pas
permis de dégager avant la nuit. Les préparatifs de la grande
manifestation musicale prenaient du retard. Elle se promettait de
faire doubler les quantités de coups de fouet dès le lever du soleil tout
en réduisant à quelques miettes le repas de la mi-journée. Bien fait
pour eux !
Fort heureusement – Anne-Charlotte-Romane en avait eu
confirmation grâce à son prodigieux miroir magique – les aventuriers
de la geste perdue avaient connu des fortunes pénibles sur leur route
et, s’ils progressaient vite, il leur faudrait encore deux bonnes
journées pour atteindre les confins de la Brenne et découvrir
l’existence de « César bruisse aux niais ».
Sur ce point, les choses allaient bon train : la baronne avait fait
rédiger par les moines de l’abbaye Saint-Cinati de Preuilly une
quarantaine de placards qui commençaient déjà à être cloués à des
endroits hautement stratégiques. Les cénobites de Preuilly s’étaient
largement fait prier pour accepter de déroger à leurs écritures saintes
pour une réclame aussi profane ; il avait fallu que la baronne de SaintDieu promît de leur restituer le montant des dîmes qu’elle confisquait
indûment chaque année avec une belle régularité.
Promesse qu’elle s’empresserait bien évidemment de renier à
la première occasion…
246
A Salbris, Mi-Mai et Justin Bibor avaient préalablement
inspecté toutes les chambres de l’Hostellerie des nonnettes afin de
s’assurer que nul célibataire ou veuf n’y était établi pour la nuit. Sur
leur signal – une torche agitée dans la nuit – le reste de la petite
troupe avait pu gagner l’écurie, puis l’auberge.
On s’attabla très vite sous le regard inquiet des patrons et de
leur servante, la Purine, dont le nom disait clairement les rapports
compliqués avec l‘eau et le savon. Par quel coup de pouce de la
Providence, à moins qu’il ne s’agisse d’un éclat venu des noirceurs de
l’Enfer, une telle équipée avait-elle fait étape chez eux ? Depuis trois
jours, ils n’avaient vu passer âme qui vive sur le chemin. Tout cela
c’était la faute à une nouvelle route qui évitait soigneusement la
petite ville et s’apprêtait à la ramener aux temps ancestraux
lorsqu’elle n’était qu’une épingle de vie au milieu de la forêt
immobile.
- Où vous rendez-vous, nobles seigneurs et belles dames ?
demanda la maîtresse des lieux.
- Nous allons en Auvergne, répondit Katy-Sang-Fing.
Cette révélation lui valut un regard noir du seigneur Killian. La
damoiselle de compagnie baissa les yeux avec le sentiment vif d’avoir
gravement fauté. Fort heureusement pour elle, la dame Honorine
était une curieuse à la mémoire usée. Elle commença par s’étonner du
choix de cette route qui n’était point la plus directe, babilla un peu sur
la chance de pouvoir compter une telle assemblée sous son toit puis
oublia le tout à partir du moment où chacun indiqua sa préférence
pour les mets à servir.
- Ma mère, quel est cette nouvelle malédiction qui frappe la
princesse Podane ? interrogea le seigneur Killian.
- Je ne sais guère plus que ce que je vous ai révélé dans la forêt.
Les deux phrases inscrites en filigrane sur un parchemin à l’abbaye
Sainte-Denizot. Il en est ainsi de toutes les pharmacopées, elles
recèlent des effets indésirables et peuvent susciter des réactions
étonnantes.
- Que se passerait-il si je cédais à un de ces hommes si
empressés de me prendre pour épouse.
- Il est vraisemblable que votre virginité est le plus sûr des
remparts au regard de Dieu, répondit sœur Trisquelle. L’abandonner
247
serait vous condamner à ne point pouvoir accomplir cette quête
jusqu’à son issue et vous laisserait en cette situation hybride d’un
corps métamorphosé mais d’une haleine toujours purulente.
- Mais suis-je condamnée à toujours produire un tel effet sur
les hommes ?…
- La femme soumise à Dieu que je suis devrait vous conseiller
de vous enfermer dans un monastère pour échapper au regard des
hommes, mais je sais que vous êtes personne de bien et que votre
présence au sein du siècle apaisera bien des souffrances. Votre place
est donc au milieu des hommes… Il faut espérer et prier que les effets
de cette contre-malédiction finiront en même temps que le dernier de
vos malheurs.
- En attendant, nous adopterons une surveillance renforcée
pour cette nuit. Bibor, tu resteras dans l’écurie… Mi-Mai, tu dormiras
en travers de la porte… Je veillerai à l’étage près de l’escalier…
Aubergiste !… Combien as-tu de chambres ?
- Trois, noble seigneur !
- Fort bien !… Podane, tu seras avec dame Katy… Ma mère,
vous aurez le privilège de dormir seule.
Sœur Trisquelle secoua la tête et poussa un soupir à peine
discret. A chaque fois qu’elle dormait seule dans un vrai lit, elle
tombait pendant son sommeil. Mais cela, elle ne l’avouerait jamais…
- Philippa, vous aurez la dernière chambre.
- Et moi ?!
Killian de Grime planta son regard lourd dans le regard léger et
diffus de Philippe O.
- Tu garderas la porte de derrière !
- La porte de derrière ?… Mais comment savez-vous qu’il y a
une porte de derrière ?
- Il y a toujours une porte de derrière, affirma le chevalier.
Aubergiste ! Tu as bien une porte de derrière ?…
- Oui… Pour plaire à votre Seigneurie… Et si je n’en avais déjà
eu une, je l’eusse faite construire…
- Et où se trouve-t-elle cette porte de derrière ?
- Derrière…
Philippe O fit sa mauvaise tête. En entendant parler de
chambre à se partager à l’étage, il s’était imaginé que les
248
circonstances lui permettraient de folâtrer enfin avec dame Katy.
Peine perdu ! Il allait devoir jouer au chien de garde couché en travers
d’une porte à garder. Et même pas la porte de devant, la grande, la
belle, celle qu’on destinait au public ! Celle de derrière qui ne servait
qu’aux culs-terreux d’aubergistes et à leurs fournisseurs.
Parfois, il regrettait la méchanceté viscérale d’Anne-CharlotteRomane de Saint-Dieu. Au moins, elle ne se forçait pas à faire
semblant de le considérer comme quelqu’un d’important.
Pour la deuxième nuit consécutive, le pape Gilbert IV
abandonna son lit à la créature venue du futur. Il avait fait venir du
linge pour qu’elle puisse se changer. Si elle l’avait remercié pour cela,
elle avait bien sûr discuté la sécheresse du drap et la coupe des
vêtements.
Qu’est-ce qu’elle croyait ?! Qu’il allait aller lui chercher luimême des vêtements doux, brillants et moulants au début du XXIème
siècle ? A la guerre comme la guerre !… Il fallait qu’elle accepte les
rigueurs de ce temps de fer et de larmes.
Mais demain il faudrait qu’il se penche sérieusement sur les
moyens de mettre fin à cette cohabitation inconvenante et
dangereuse. Elle n’avait que trop duré. Insensiblement, la créature
l’éloignait des réalités de sa charge.
249
Chapitre X (plus ou moins 10 %)
Leurrés du bois
Au petit matin, le duc du Safesex dut avaler le contenu d’une
énorme cruche de Ker-Ozen. Jusqu’alors, en temps que chef du
service, il avait donné l’ordre à sa dizaine de chevaliers de boire le
liquide à l’aspect et au goût infâmes sans y goûter lui-même ; il se
trouvait désormais au pied du mur, considérant sans appétence
particulière le mélange noir et visqueux posé devant lui.
- My duke, cul sec ! commanda joyeusement John Heathrow
qui devait lui aussi avaler sa propre lampée de Ker-Ozen.
- Je trouve éminemment sympathique que vous ayez proposé
de m’accompagner, sire Heathrow, répondit le duc pour retarder le
moment de boire.
- On ne vole pas sans équipier, sir ! A l’époque qui est la nôtre,
même le ciel n’est plus tranquille. Les oiseaux de mer doivent sentir
l’odeur de la guerre qui monte, ils sont plus agressifs… Et puis, si on
vole trop bas au-dessus des terres, on est à la merci du premier archer
ayant trop bu et qui vous prend pour une cigogne revenant en avance
des pays chauds.
- Vous avez raison.
- En revanche, à mi-chemin, après les côtes de Normandie, je
devrais vous abandonner.
- Je comprends… Question de sécurité… Alors, mon cher, cul
sec !…
Les ordres donnés furent appliqués avec précision et sévérité.
Dès l’aube, à l’heure où la campagne se rappelait qu’elle devait
blanchir, Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu entendit claquer les
premières lanières de cuir.
- Au travail, bande de flemmards ! pensa-t-elle en enfouissant
la tête dans son oreiller en plumes de paon.
Melba de Turin et sa troupe avaient galopé toute la nuit. A la
pique du jour, la colonne entrait dans la petite ville de Roanne. On vira
- sans ménagement aucun - les occupants d’une auberge afin de
réquisitionner les lits tout comme on avait réveillé tout au long de la
250
nuit maréchaux-ferrants, loueurs de cavales et gens des relais afin
d’assurer la remonte. Les montures avaient été poussées jusqu’à leurs
limites extrêmes, parfois saoulées d’un mauvais alcool pour leur faire
oublier la fatigue. Il faut dire qu’on avait trouvé à Moulins un
moinillon que l’abbé de Mozarella avait averti par pigeon voyageur : la
santé mentale du souverain pontife se dégradait manifestement de
manière imprévue ; il fallait agir au plus vite pour changer les temps
futurs de manière irréversible. Au plus vite, ça voulait dire que le
repos n’était qu’un rêve. Quatre heures de mauvais sommeil et on
repartirait ventre à terre.
Plus d’une journée après la fuite de Killian de Grime, la
princesse Blanche de Castille ne décolérait toujours pas. On lui avait
rapporté la trouble agitation qui avait parcouru le château pendant la
nuit. On avait vu des lumières étranges, des flammes courir dans les
chambres où dormait la princesse de Bagdad. On avait aperçu une
créature inconnue d’une beauté époustouflante et surnaturelle qui
avait d’évidents points communs avec la princesse Podane au plan
odorifère.
- Ce sont là de manifestes manifestations de l’œuvre du diable,
avait conclu l’évêque de Meaux qui était arrivé tard au château et
qu’elle avait fait convoquer dès son réveil pour analyse.
L’ecclésiastique intellectuellement n’avait rien d’un aigle, la
princesse Blanche porta cependant crédit à ses conclusions. Elle fit
appeler le sieur de Mogendre pour lui enjoindre d’abandonner la
traque d’Enguerrand d’Ognon et de se charger de mettre hors d’état
de nuire ces suppôts de Satan.
- Ils ont une journée d’avance sur nous, fit-il remarquer avec
une perplexité qui ne lui ressemblait pas.
- Le seigneur d’Ognon en avait deux. Nous avons deux fois plus
de chance de les rattraper eux plutôt que lui. Exécution !…
En poussant la porte de la chambre de la princesse Podane, le
seigneur Killian comprit qu’en dépit de ses précautions il était arrivé
quelque chose. Le lit était défait, la chambre présentait des traces de
lutte, le papier huilé isolant la pièce de l’extérieur avait été crevé et
l’air frais du matin emplissait la pièce.
251
- Mon Dieu ! se lamenta-t-il. Qu’ai-je fait ?…
Le Ker-Ozen enflamma chaque parcelle du corps du duc de
Safesex. Imitant le chevalier John Heathrow, il commença à battre des
bras doucement jusqu’à ce que ses pieds perdent contact avec la
terre. Il chercha à manifester ses sentiments mais de sa bouche bleuie
par l’air froid ne sortit qu’une longue onomatopée.
- Peutepeutepeutepeutepeutepeute…
Jacques Olivier Killian de Grime se jeta dans l’étroit escalier en
bois brut comme s’il avait eu toute la cavalerie du calife aux trousses.
En bas, il aperçut Mi-Mai qui se redressait sur un coude en se
demandant quelle était cette cavalcade matinale. Visiblement, son
écuyer n’avait rien entendu de particulier et n’avait pas lâché son
poste de toute la nuit.
- Va voir si Bibor est toujours à l’écurie, commanda-t-il.
Traversant la petite cuisine de l’auberge, il trouva la porte de
derrière fermée et le troubadour O assis le dos contre l’huis, les yeux
fermés et ronflant tout son saoul.
- Mais par où sont-ils passés ? s’exclama-t-il.
Philippe O sursauta, regarda autour de lui puis s’étira comme
un chat.
- Qui ça « ils » ? fit-il tout en baillant.
- Ceux qui ont enlevé Podane !
- Parce qu’on a enlevé la princesse ?…
- Evidemment, répliqua Killian en bourrant de coups de botte le
fessier du troubadour toujours collé à la terre battue de la cuisine.
- Ouille !… Ne me battez pas !… Je n’ai rien à me reprocher, je
n’ai pas bougé de mon poste…
Killian de Grime prit soudain conscience que Podane n’était pas
la seule à manquer à l’appel. Katy-Sang-Fing n’était pas davantage
dans la chambre lorsque, quelques instants plus tôt, il en avait poussé
le battant.
Il remonta l’escalier sans rien dire, faisant sonner ses talons
cerclés de fer sur les marches et serrant la rampe à la tordre.
- Ma mère !…
252
Dès qu’il s’agissait de sœur Trisquelle, Killian ne savait
comment agir. La part mécréante qui était celle de ses jeunes années
s’était policée au contact des civilisations moins barbares de l’Orient.
Il avait pour la moniale un respect et une déférence qui lui
interdisaient de forcer sa porte.
Sauf que l’âge faisant son office, la mère supérieure de NotreDame-de-celles-qui-se-cachent avait perdu en qualité d’audition. Elle
n’entendrait sûrement pas ses appels.
Il décida de tambouriner à la porte. La chose eut un effet
certain car il sentit bouger à l’intérieur. Il posa la main sur la poignée.
Dans le même temps, il vit celle-ci tourner et l’huis commencer à se
déclore.
- Que se passe-t-il ?
C’était dame Katy, les cheveux emmêlés, la mine livide et les
yeux cernés de fatigue.
Il hésita entre la prendre dans ses bras pour s’assurer qu’elle
allait bien et l’étrangler pour la punir d’avoir abandonné la
surveillance de sa nièce.
- Que faites-vous ici ? questionna-t-il en se campant, menaçant,
face à la damoiselle de compagnie et servante de Podane.
- J’essayais de dormir… mais c’était avant que vous ne veniez
ameuter tout le voisinage… Tenez, vous devez être content, vous avez
réveillé la mère supérieure.
- Il s’agit bien de votre sommeil, dame Katy ! Podane a été
enlevée… Cela ne serait point arrivé si vous aviez été à votre place
auprès de la princesse. Que n’y étiez-vous point ?
- C’est de ma faute ! fit la voix encore gravillonnée de sommeil
de sœur Trisquelle. Ces lits modernes ne me conviennent pas et j’en
chois régulièrement tant mes nuits sont agitées de pensées et de
remords. Je suis mille fois plus à l’aise sur le pont d’un bateau
remontant l’Erdre sous les grains que dans ces literies odieusement
confortables.
- Ma mère, cela est sans doute fort intéressant mais chaque
instant compte. Comment Katy est-elle venue chez vous ?
- Peu après la mi-nuit, après que mon premier sommeil eut pris
fin, je suis tombée de mon lit. Me relevant, j’ai entendu du bruit dans
le couloir. J’ai glissé un œil et j’ai vu dame Katy.
253
Killian de Grime avait cette fois-ci forcé l’entrée de la chambre
et il se trouvait face au lit de sœur Trisquelle tout en ayant Katy-SangFing dans son dos. Il fit volte-face pour envisager la damoiselle de son
regard noir.
- Et que faisiez-vous dans le couloir ?
- Je cherchais les commodités sans doute…
- Sans doute ?… Vous avez perdu mémoire des faits de la nuit ?
- Non point, seigneur Killian, répondit Katy en soutenant
effrontément le regard de l’oncle de sa maîtresse.
- N’aviez-vous point de pot en votre chambre ?
- Si fait… mais il était si malodorant qu’entre la respiration de la
princesse et ce qu’elle avait laissé dans ledit pot, je ne trouvais point
les chemins de ma nuit.
- Avouez que vous avez plutôt cherché à rejoindre votre
troubadour d’opérette…
- Et quand bien même cela serait, vous n’êtes point mon
père !…
Une gifle retentissante s’abattit sur le frais museau de la
damoiselle.
- Et d’abord qu’est-ce que vous en savez ?… Madame votre
mère était fort accorte en ses jeunes années et aussi enflammée du
bas-ventre que vous semblez l’être vous-même.
- Sire Killian ! intervint la mère supérieure. La douleur et
l’angoisse vous égarent.
Comme pour couper court à l’escalade verbale, une ascension
rapide de pas dans l’escalier se fit entendre.
- Seigneur ! s’exclama Mi-Mai… Bibor était bien dans l’écurie
mais point nos chevaux. Et il dormait le bougre ! Epuisé d’avoir
coqueliqué toute la nuit avec la Purine qui lui avait fait le bel œil toute
la soirée…
- Et cette trainée était avec lui ?
- Point… Enfuie !…
La colère de sire Killian, difficilement contenue depuis la
découverte de la disparition de Podane, explosa alors avec une
violence que l’univers n’avait plus connue depuis la violente
déflagration volcanique qui avait détruit l’île de Santorin.
- Mais vous ne pensez donc qu’à cela !!! Vous n’êtes que des…
254
Les nouveaux principes de gestion du petit personnel imposé
par la baronne de Saint-Dieu avaient eu un effet extraordinaire. Non
seulement il ne restait plus rien des anciennes écuries mais les travaux
de la grande salle commune avançait à un bon train.
- Pourquoi vouloir faire faire ailleurs ce qu’on peut faire chez
soi ? philosopha la baronne en grignotant quelques pruneaux à jeun. Il
suffit de parler fort et de fouetter les récalcitrants. Ce sont là des
règles simples et qui devraient pouvoir s’appliquer partout. Ah ! Si on
m’écoutait un peu plus, ce royaume fonctionnerait mieux ! J’avais
pourtant proposé au vieux roi Louis VII d’être sa Directrice de la
Rentabilité Humaine… Il m’a faite chasser, l’imbécile !… Résultat, son
fils a des problèmes avec tout le sud de son royaume et ces chevaliers
cathares qui pleurent doucement quand le soir descend…
Du coin de l’œil, Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu
remarqua que Vic s’était fait transporter jusqu’aux abords du chantier
et considérait, non sans plaisir, l’état avancé de son projet. En
quelques heures, on était passé de quelques croquis maladroits faits à
la pointe métallique sur du bois à l’élévation des premiers murs… Si
ça, ce n’était pas de l’efficacité ! Même dans l’empire germanique
dont il était originaire, on ne faisait pas aussi bien.
La chambre de sœur Trisquelle était devenue le dernier coin où
on cause. Toutefois, cette « causerie » se faisait sans la moindre
aménité. Pour dire les choses de manière précise et sincère, chacun
réglait ses comptes avec véhémence et avec ses voisins.
- N’être que des quoi ? répliqua dame Katy face à l’attaque de
sire Killian. Où étiez-vous vous-même ? Lorsque j’ai traversé le couloir,
vous n’étiez point là où vous aviez annoncé vous poster.
- Je suis allé me dégourdir les jambes à plusieurs reprises,
expliqua Killian.
- Les jambes et pas seulement les jambes, poursuivit Katy. Il
montait des gémissements sans équivoque de la chambre de dame
Philippa.
- Mais quelle menteuse ! s’exclama cette dernière. J’ai
prononcé des vœux devant Dieu et je ne puis m‘y soustraire… J’ai
dormi comme une masse !
255
- Avant ou après l’acte ? demanda perfidement Mi-Mai. Pour
ma part, je peux confirmer que dame Katy est bien descendue
rejoindre le troubadour et qu’ils ont joué une musique fort
émoustillante pour une personne seule. Mais, voyez-vous, j’ai appris
de ma mésaventure à l’auberge de Montargis et je ne mange
désormais plus de ce pain-là. J’attendrai de retrouver mon chez moi et
des dames de ma connaissance pour me risquer à nouveau à ce genre
de jeu.
- Donc, reprit Killian en fixant méchamment Katy, vous êtes
d’abord allée coqueliquer avec O avant de rejoindre mère Trisquelle
pour lui servir de garde-fou ?
- Garde-fou ?!… Et pourquoi pas garde-folle tant que vous y
êtes, mon fils ?… Vraiment, votre désespoir vous égare…
Sœur Trisquelle s’était fâchée. Elle avait rejeté le drap gris et
sale qui cachait ses mollets poilus et s’était plantée face au chevalier.
- Pardon, ma mère… Les mots ont dépassé mes pensées…
- Et oseriez-vous affirmer que vous n’étiez point avec dame
Philippa ? cria la sœur. Oseriez-vous ? Face aux hommes et à Dieu ?…
- Je n’avoue pas… Je n’y étais pas…
- Ces gémissements que j’ai entendus étaient donc le fruit de
mon imagination ?
Une seconde claque faillit venir s’abattre sur la joue de dame
Katy. La main de sire Killian s’arrêta au dernier moment après que son
regard eut croisé la mine contrite de sœur Trisquelle.
- Arrêtons ! fit-il. Cela ne nous mènera nulle part…
- Surtout sans chevaux, remarqua Mi-Mai.
- Des chevaux, cela se trouve… Au besoin, cela se vole…
- Résumons-nous, dit dame Philippa que ses mensonges
éhontés conduisaient à chercher à se montrer sous un jour meilleur.
Ceux qui ont enlevé la princesse Podane ne sont entrés ni par la porte
de devant, ni par la porte de derrière…
- Et ils n’ont trouvé personne dans le couloir, compléta dame
Katy ce qui lui valut de nouvelles menaces oculaires.
- Peut-être nos hôtes auront-ils entendu ou vu quelque chose ?
suggéra Mi-Mai.
Tout le monde abandonna la chambre de sœur Trisquelle pour
débarquer avec grand bruit au rez-de-chaussée. Justin Bibor se tenait
256
au milieu de la grande salle de l’auberge, les bras ballants, le visage
consterné et agité de tics nerveux. Il semblait revenir d’une succursale
de l’enfer.
- Ils ne sont pas sortis par la porte de devant, ni par la porte de
derrière. Ils ont utilisé la porte de côté…
- La porte de côté ?!
- Oui… Les aubergistes n’étaient pas plus aubergistes que je ne
suis pape… Ils ont déguerpi tout comme leur servante. Les traces sont
fraîches et faciles à suivre en dehors de la maison. Mais le plus
étonnant ce sont les corps dans leur chambre.
- Quels corps ?…
- Un homme, une femme plutôt âgés… A mon avis, ce sont les
véritables propriétaires de l’auberge. Froids depuis au moins trois
jours. Lardés de coups de couteaux comme un mauvais jambon.
- Nous avons donc été victimes de détrousseurs et non point
des appétits d’un homme en manque d’épouse… Cela en est presque
rassurant…
- Pour le moment, intervint sœur Trisquelle… Car la princesse,
entre les mains de ces bandits, continuera à irradier ces pulsions
invisibles qui attireront vers elle tous les agités de la culotte.
- Il faut la retrouver avant que l’irréparable soit commis, lança
énergiquement Killian de Grime. Si nous mettons de côté nos
querelles, nous pouvons y parvenir.
- Inutile !…
Sur le seuil de l’auberge, se découpait la silhouette de la
princesse. Une princesse dont les vêtements étaient en partie déchirés
mais dont le sourire disait à quel point elle goûtait sa liberté retrouvée.
- Encore un peu !
La damoiselle du futur, qui avait si ouvertement critiqué la
rudesse des draps pontificaux, s’y sentait finalement si bien qu’elle
refusait de se lever. Cela n’arrangeait pas Gilbert IV qui devait recevoir
son proche conseiller, Guido Yugcibo, en audience à neuf heures. Il lui
avait déjà fermé l’accès à ses appartements la veille, il ne se voyait pas
reporter encore cette visite de travail. Si on ne jasait pas déjà sur les
comportements étranges du souverain pontife, nul doute qu’un
257
nouveau report de l’audience mettrait le feu aux poudres de la
curiosité générale.
Gilbert IV se sentit l’âme d’un faible. Non seulement il n’osait
pas contraindre la jeune femme à se lever mais, en plus, il se refusait à
lui avouer la décision qu’il avait prise après de longues heures de
réflexion et d’insomnie.
Il alla tisonner le feu pour se donner le temps de reprendre
courage. Ce qui était certain c’est qu’elle ne pouvait demeurer ici. Ce
qui était sûr c’est qu’il n’avait aucune idée de la manière dont elle
pourrait regagner le XXIème siècle. Pour le reste, il y avait tant de
possibilités que le matin avait effacé les résolutions de la nuit.
- Vous devez partir ! fit-il sans se retourner vers le lit.
- Je ne demande pas mieux, répondit Cathy. J’ai envie de me
dégourdir les jambes…
- La question est donc comment vous faire sortir d’ici sans
qu’on vous repère… Et comment vous permettre de survivre au dehors
vous qui n’êtes qu’une faible femme…
- Moi, une faible femme ?!… Mais tu m’insultes là, Gilbert !
Le pape ne sut pas ce qui le heurtait le plus. Qu’elle l’appelât
par son prénom pontifical ou qu’elle repoussât sans ménagement
aucun sa sollicitude. Il décida de ne pas relever la chose pour ne pas la
froisser davantage et poursuivit.
- J’avais pensé vous déguiser en moniale mais, même ici, ce
sont des vêtements qu’on ne peut point rober sans que cela se
remarque… Puis j’ai pensé que vous sortiriez plus facilement sous
l’uniforme de mes gardes car, comme eux, vous êtes élancée… Mais
dans tous les cas, on ne pourra que remarquer une personne sortant
de mes appartements sans y être entrée précédemment…
- Ne vous frappez pas ! Sortir c’est pas un problème pour moi…
Ce que je ne vois pas c’est comment je vais rentrer chez moi… Maman
commence à me manquer… Et même Franka, c’est dire…
- Qui est Franka ?…
- Ma demi-sœur adoptive…
- Votre quoi ?…
Il fallut bien une trentaine de nos secondes pour que le pape
Gilbert réussisse à décoder le lien particulier unissant Cathy et Franka.
258
- Eh bien, les relations familiales se seront sacrément
compliquées à votre époque.
- Et encore, vous ne connaissez pas Franka… Monsieur Gilbert,
comment je vais rentrer chez moi ?
Elle avait de petites larmes brillantes au coin des yeux et le
pape ne put s’empêcher de trouver cela charmant et touchant.
- Je ne sais pas… Mais je vais aller étudier certains ouvrages
sulfureux dont nous conservons copie dans nos caves. Peut-être s’y
trouve-t-il un sortilège quelconque qui pourra vous renvoyer dans
votre époque… En tous cas, je prierai pour vous, jeune dame… Si je
trouve comment vous faire sortir d’ici sans drame et dans la plus
grande discrétion.
- Je vous ai dit que ce n’était pas un problème. Je vais sortir par
la fenêtre…
- Par la fenêtre ? Mais je suis au deuxième étage…
- Et alors ?… J’ai fait pire… Un jour, à New York, j’ai marché sur
une corniche au 43ème étage…
- Où ça ?…
- A New York… C’était un restaurant… Et c’était trop cher pour
l’argent que j’avais sur moi… Alors comme mon thérapeute, le docteur
McCartney, m’a dit que c’était pas bien de coucher avec le patron du
resto dans ces cas-là, j’ai préféré partir par la fenêtre… Ah oui, c’est
vrai que vous ne connaissez pas New York…
- Non… Et je ne connais pas non plus le docteur Mc je ne sais
pas quoi… Mais il doit avoir du travail avec vous… C’est une sorte
d’exorciste ?…
- Ah non, c’est un thérapeute… C’est comme ça qu’il dit…
Franka, elle, elle dit que c’est un escroc… En fait, je ne vois pas bien la
différence… Bon, allez, faut que je me sauve…
Elle claqua deux grosses bises sur les joues du souverain
pontife.
- Attendez, fit-il, vous ne pouvez pas partir comme ça.
Gilbert IV se dirigea vers une grande malle d’où il tira une
bourse confortablement remplie et un parchemin.
- Voilà qui vous aidera à vous débrouiller un moment. Si rien ne
vous a renvoyé dans votre temps d’ici trois jours, achetez une robe de
259
nonne à « Tout pour la messe » au 112 camino Umberto Tozzi et
demandez-moi audience… Je trouverai toujours à vous recevoir.
- J’espère bien… Je ne connais que vous en 1221… Et encore !
Vous n’êtes même pas dans le dictionnaire.
Gilbert IV regarda Cathy nouer sa chemise autour de la taille
pour qu’elle n’entrave pas ses mouvements, puis il la vit passer du côté
de la paroi et, tranquillement, en cherchant sereinement ses prises,
descendre vers la rue. On aurait dit une araignée humaine. Quel être
singulier !
John Heathrow maîtrisait suffisamment bien le vol pour
pouvoir arrêter de battre des bras de temps en temps. Il commença
par s’approcher du duc du Safesex qui, la langue serrée entre les dents
comme un jeune moine sur sa première copie au scriptorium,
s’appliquait à battre en mesure. D’une glissade sur le côté, il passa
sous le ventre de son chef puis, se remettant à agiter les bras, remonta
pour se placer sur sa gauche. Il renouvela ensuite la manœuvre en
l’inversant pour revenir sur sa droite. Le duc comprit fort bien ce que
cela signifiait : on avait déjà terminé la traversée du Channel et la
campagne normande, panachée de vert, de brun et de blanc, se
déroulait à plus de 50 toises sous eux ; il était temps de se séparer.
Le chevalier Heathrow monta soudain en flèche, droit vers le
soleil, pivota sur lui-même, replongea vers le duc qu’il croisa à grande
vitesse puis s’éloigna face au vent.
- Je me demande si je ne vais pas finir par aimer cette haleine
de rat mort, fit la princesse Podane en se laissant tomber sur un
tabouret dans la grande salle de l’auberge.
On fit bloc autour d’elle. Cette attaque disait par avance la
morale d’une histoire qu’elle n’avait point commencé à conter. Elle ne
pouvait s’arrêter sur ce simple point d’exclamation, personne ne
l’aurait compris. Elle enchaîna.
- J’ai entendu Katy se lever et ne point revenir. Il ne fallait pas
être grand clerc pour deviner où elle était allée. Je ne l’en blâme pas, il
est même avéré qu’en agissant ainsi elle aura sauvé la vie à beaucoup
d’entre nous.
260
Cette seconde conclusion était encore plus énigmatique que la
première. Le cercle des compagnons et compagnes de la geste se
resserra encore comme si se rapprocher de Podane était le moyen le
plus sûr de toucher à la vérité des événements.
- Lorsqu’ils sont montés c’était avec l’idée de piller chacun de
nos bagages et de nous occire un à un. La chance aura voulu qu’ils
commencent par cette chambre où j’étais désormais seule.
- La chance fut surtout pour eux que le couloir ne fut point
surveillé par qui devait s’y trouver, souligna perfidement dame Katy.
Le seigneur de Grime ne broncha pas. Philippa regarda ailleurs.
- Ils cherchaient de l’or, des pierres précieuses, des étoffes, de
belles et bonnes monnaies… Autant de choses que nous ne
transportons point à la fois parce que nous ne sommes pas si riches
que cela et parce que cela serait s’alourdir inutilement pour les longs
trajets que nous avons à parcourir. Voyant qu’ils étaient bien décidés à
me trancher la gorge avant de passer à la chambre voisine, j’ai affirmé
être la seule chose ayant quelque valeur dans la pièce. Ils étaient loin
de moi, penchés sur mes bagages, et ils n’ont pas compris que la
puanteur soudaine sortait de ma bouche. L’aubergiste, ou celui qui en
tenait le rôle, a alors crevé le papier huilé pour faire entrer de l’air
frais. « Précieuse au point que tes amis paieraient une grosse rançon
pour te récupérer ? » a-t-il demandé. J’ai hoché la tête pour dire que
oui. Il s’est rapidement concerté avec sa mégère, m’a encore
questionné : « Es-tu d’un sang royal ou princier ? ». Visiblement, ils
n’auraient point pris de risques pour une fille de simple sire mais une
jeune femme de rang si haut cela les faisait déjà saliver. J’ai donc
hoché à nouveau la tête. Ils m’ont lié les mains dans le dos, enfourné
un tissu crasseux dans la bouche et m’ont trainée jusqu’à la porte de
côté.
- Mais comment Mi-Mai a-t-il pu ne pas les entendre ?
questionna Killian de Grime.
- Il n’était pas à son poste, avoua Podane.
- Ben quoi, s’emporta l’écuyer, on peut quand même aller
pisser de temps en temps !
La justification tomba dans un silence presque indifférent. On
attendait la suite du récit de Podane.
Comme vous sans doute…
261
Et il faudra patienter encore car une actualité brûlante nous
amène ailleurs.
Le lecteur pointilleux – et même parfois pointilliste – aura
pointé un évident problème linguistique. Comment Cathy Van der
Cruyse, Belge de la racine des cheveux à la pointe du talon de ses
bottes, pouvait-elle communiquer avec un pape pour qui la Belgique
et, au-delà, la langue du beau pays de France (c’est-à-dire le Bassin
parisien à cette époque) étaient choses inconnues. Point d’interprète
diplômé des plus grandes universités entre eux, point de diplomate
blanchi sous le harnois d’une succession de postes dans tout l’Occident
pour servir de truchement. Alors ?… Signe évident d’un bug dans le
récit de cette quête médiévale ou facilité littéraire à bon compte ?
Eh bien, ni l’un, ni l’autre… Il se trouve que Cathy, un jour où
elle s’ennuyait dans une bibliothèque - Franka et le commissaire
Roland de Roncevaux interrogeaient durement un employé suspecté
d’avoir livré à une puissance ennemie la recette des chocolats Jeff de
Bruges – avait saisi machinalement un manuel universitaire portant sur
le latin médiéval à l’intention des étudiants dans l’art difficile de la
diplomatique. Toute autre personne que notre Cathy aurait reposé
l’ouvrage avec indifférence et dégoût… Oui, toute autre personne mais
Cathy n’était pas tout le monde, c’est-à-dire quelqu’un de normal. Elle
avait commencé l’ouvrage, y avait pris un certain plaisir quand bien
même elle n’y comprît pas grand chose, l’avait emprunté, terminé chez
elle tout en regardant une émission de téléréalité et l’avait finalement
ramené lorsqu’on était venu arrêter le bibliothécaire. Du coup, entre
autres facéties d’une personnalité riche mais déconcertante, elle
parlait le latin médiéval à la perfection…
Mais pas l’italien de la rue et de la même époque…
Elle ne tarda pas à s’en rendre compte lorsqu’elle voulut se
faire servir un petit-déjeuner. Non seulement, le mot « pancake »
n’était pas dans son lexique personnel mais il n’était pas non plus dans
celui du cabaretier de la via Comjetepus.
Même avec un beau ducat de Venise, l’homme n’avait rien
voulu savoir. Il s’acharnait à poser devant Cathy une sorte de mixture
verte et brune là où la jeune Belge aurait voulu des crêpes, du sirop
d’érable et un bon chocolat bien chaud. La patience se situant au
262
563ème rang des qualités de Cathy, le ton avait monté puis un bras prêt
à frapper. Manque de chance pour le latin-baffeur, la joue ne s’était
pas tendue. Au contraire, un bras plus jeune et plus agile que le sien
s’était détendu pour le frapper à la racine du cou.
- Atemi ! avait jubilé Cathy. Non mais !…
Elle n’avait pas jubilé longtemps. Attirée par l’esclandre et la
rumeur publique des curieux de tous poils et de toutes plumes, la
troupe était intervenue pour maîtriser la furie attablée avec une moue
perplexe devant une ratatouille. Moyennant quoi, elle avait traîné sa
jolie prisonnière vers la prison.
Une prison située dans les caves humides du palais pontifical.
Les faux aubergistes - mais vrais bandits de petits chemins (car
la Sologne n’était pas traversée par de grands axes) – avaient trainé
Podane jusqu’aux montures volées dans l’écurie par la Purine. La
princesse avait été hissée sur son cheval et fouette cocher ! On avait
pris le galop… enfin juste le temps que la pseudo-aubergiste se soit
ramassé une gamelle que n’aurait pas reniée une meute de chiens de
chasse affamés. Ensuite, par précaution autant que par nécessité, on
avait adopté une allure plus réduite. Ce n’était pas pour déplaire à
Podane : moins on irait vite, plus son oncle Killian pourrait vite venir la
libérer.
La nuit était froide mais éclairée par une lune immense qui
enveloppait d’une pâleur blanche les arbres tout autour du chemin.
Tout en se concentrant pour ne point choir à son tour de sa monture –
elle n’avait aucun moyen de la mener et devait suivre à la longe la
jument qui précédait – Podane songeait que c’était la première fois de
sa vie qu’elle se retrouvait sans un de ses proches… et en particulier
sans Katy-Sang-Fing, première spectatrice de ses émotions et
contemptrice de ses bienfaits.
- Je dois dire que c’était aussi dérangeant qu’agréable,
reconnut-elle au grand scandale de ses auditeurs. J’avais la sensation
que je ne pourrais me tirer de ce malheur que seule et cela excita mon
imagination. Je mis alors au point un stratagème tout simple qui ne
demandait pour être appliqué qu’une petite chute. J’attendis un lieu
bien sombre pour me laisser tomber… A la vitesse à laquelle nous
chevauchions, je ne me suis pas fait grand mal…
263
- Et alors ?… Et alors ?… demanda Justin Bibor qui, en tant que
plus jeune mâle présent, avait du mal à dissimuler l’émoi que lui
causaient les morceaux de chair laiteuse de la princesse qu’on devinait
dans l’intervalle des accrocs de sa vêture.
- Et alors ?… Lorsqu’ils sont venus me récupérer, je me roulais
frénétiquement dans la boue comme si j’avais été possédée par une
force mauvaise. Avec le chiffon sale que j’avais dans la bouche, je ne
pouvais que pousser des grognements étouffés qui libéraient derechef
une bave fort mal seyante mais terriblement bien venue pour ce que je
voulais leur faire accroire.
- Ils y ont cru ?…
- Surtout quand ils m’ont ôté le chiffon et que j’ai pu leur
souffler au visage toute la fétidité accumulée sur plusieurs lieues de
cavalcade. Je leur ai raconté que le diable prenait possession de moi
chaque fois que la lune était pleine et que je me transformais en une
créature malfaisante et sanguinaire.
- Et alors ?… Et alors ?…
- Ils se sont enfuis ces lâches ! En me laissant entravée au milieu
du chemin…
Le conseiller Yugcibo considéra le pape Gilbert IV avec
étonnement. Contrairement à ce qu’il avait pu supposer, il n’était pas
en train de perdre la raison ; c’était même l’opposé, le pontife était
plus calme que jamais, plus ouvert, comme rassuré de pouvoir
reprendre une activité normale. Guido Yugcibo en vint à regretter sa
visite à Pietro Ronroni et les révélations qu’il lui avait faites ; cela
reviendrait à affaiblir sa crédibilité si on découvrait que ses
informations n’avaient aucun fondement.
D’un autre côté, le destin du pontife ayant déjà été réglé par les
têtes pensantes de l’Ecclesia Nueva, cela ne changerait rien à la suite
des événements. Cette certitude d’un trépas proche et violent du pape
n’en attira que davantage l’attention du conseiller lorsqu’il entendit
Gilbert IV évoquer cette éventualité.
- Si je mourrais demain, que pensez-vous que les temps futurs
penseraient de moi ?
Guido Yugcibo dut se mordre sans douceur la langue pour ne
pas révéler que la mort était moins pressée que le pape. Aux dernières
264
nouvelles, elle ne serait point là avant plusieurs jours même si elle
galopait comme une furie.
- Seul Dieu a le pouvoir de juger de vos actes et de décider de la
date de votre trépas.
- Certes, mon bon Guido, mais les hommes ne sont pas Dieu et
ils n’hésiteront pas à juger mes décisions, à maudire mon nom si ce
que j’ai pu humblement faire pour le compte de la Sainte Eglise leur a
déplu.
- Je ne comprends point les raisons de ce doute.
- Je les comprends tout à fait pour ma part.
Un silence se fit. Gilbert IV saisissait ce que sa demande pouvait
avoir d’étrange et de dérangeant pour son proche conseiller. Ne
cherchait-il pas de cette manière détournée à obtenir de celui-ci l’aveu
de ses propres faiblesses et erreurs ?
- Quelle marque laisserais-je dans l’Histoire ? reprit le souverain
pontife se faisant plus précis sur ses attentes.
Cette formulation eut le mérite de libérer les craintes de Guido
Yugcibo. Ce que cherchait visiblement Gilbert IV ce n’était autre
qu’une forme de célébration de ses qualités. Sur ce point, Yugcibo ne
craignait rien ni personne ; il était un redoutable cireur de mules
pontificales.
- Une marque large et profonde, votre sainteté. On ne pourra
que chanter et louer votre audace, votre vision, vos initiatives au
service de Dieu et des chrétiens, l’incessante querelle que vous aurait
faite aux païens…
Plus le conseiller accumulait les accents mélioratifs, plus Gilbert
IV se décomposait sur son trône pontifical. Soit le conseiller n’était pas
honnête, soit il n’avait aucun sens des réalités de son temps. La
« prisonnière venue du futur » le lui avait bien annoncé ; au XXIème
siècle, Gilbert IV aurait purement et simplement disparu des
chroniques de cette époque.
Ce moment précis décida le pape Gilbert à se poser des
questions plus fines sur la fiabilité du fidèle Guido Yugcibo.
- Mais alors, ma fille ? Comment êtes-vous revenue jusqu’ici ?
265
La question posée par sœur Trisquelle avait brûlé toutes les
lèvres mais seules celles de la mère supérieure avaient eu l’audace de
se déclore pour la formuler.
- Grâce aux vertus de ce pêché capital et maudit qu’est
l’envie !… Même déchirée et couverte de la boue du chemin, ma
vêture avait un attrait assez fort pour que la Purine, la servante des
faux aubergistes, revint sur ses pas pour m’en délester.
- Courageuse ! lâcha Justin Bibor qui se rendit compte qu’il
aurait mieux fait d’oublier sa récente amante et surtout de lui
reconnaître des mérites alors qu’elle avait fait de tous de la piétaille.
- Elle commença par me dire qu’elle ne croyait pas à ce
sortilège, ayant eu à remarquer en nous servant à table la manière
dont tout le monde se tenait à distance de mon haleine. Et puis elle
m’ordonna de me déshabiller…
- Ce que vous fîtes ? questionna le seigneur Killian.
- Non ! J’avais ramassé une grosse branche. Je lui en ai frotté
l’arrière de la tête jusqu’à ce qu’elle tombe à genoux. Ensuite, j’ai pris
sa monture et j’ai coursé les deux aubergistes que j’ai rattrapés à
l’entrée du village suivant. Nous nous sommes expliqués un peu
durement, moi avec ma grosse branche, eux avec deux poignards…
- Et ?…
- Mieux vaut s’armer d’un rien et savoir s’en servir que d’objets
mortels dont on n’use que contre les pauvres hères désarmés. Je crois
bien que je les ai occis ou, si tel n’est point le cas, envoyés pour
longtemps soigner leurs misères à une ladrerie automatique.
Le seigneur Killian s’approcha de sa nièce, lui posa les mains sur
les épaules avec un sourire de contentement.
- C’est ce qui s’appelle prouver sa valeur et la richesse de son
sang, fit-il. Ma nièce, te voilà véritablement une Grime.
Que l’héroïne fut femme aurait dû scandaliser Killian de Grime.
Qu’elle fut sa nièce suffisait à le lui faire oublier.
- C’est en fait là, mon oncle, que tout a commencé à se gâter…
Les premiers hoquets plongèrent le duc du Safesex dans la plus
grande terreur ; l’énergie vitale qui le maintenait en l’air, le fameux
Ker-Ozen, commençait à s’épuiser. Par réflexe, il se mit à battre plus
fort des bras mais cela ne changea rien à la situation. Les hoquets se
266
firent plus fréquents… Jusqu’au dernier, brutal, net et définitif qui lui
fit perdre le doux accueil que l’air avait bien voulu lui accorder.
Il piqua vers le sol la tête la première…
Terrorisé mais flegmatique comme le devait tout chevalier au
service de son roi, il finit sa course rectiligne dans un petit lac gelé
dans lequel il s’enfonça comme une lame de couteau effilée dans un
jambon d’York.
Un peu estourbi par la violence de son retour sur terre, il
manqua se noyer mais, d’un suprême effort, il se délesta de sa lourde
épée et de ses éléments de cuirasse pour remonter à la surface.
- My god ! s’exclama-t-il hors de souffle et hors de lui.
Heureusement qu’il n’y a pas de témoins à cet atterrissage en
catastrophe, on m’aurait traité de poule mouillée.
Le duc prit à peine le temps de respirer et de se remettre de ses
émotions : il avait une mission d’une extrême importance à remplir.
Cela commandait qu’il oubliât ses propres blessures ou émotions.
Par sainte Diana des souterrains, où était ce foutu chemin de
Rome ?
Le récit de la princesse Podane avait placé tout son auditoire
sous haute tension. La perspective d’avoir à ouïr bien des faits
étonnants renforça encore celle-ci et on vit chacun jouer du coude
pour être au plus près de la douce narratrice.
- Mon fils, s’énerva sœur Trisquelle, quelle inconvenance de
vouloir ainsi me passer devant pour me boucher le regard ? Vous ne
manquez pas de toupet !
- Ma mère, répliqua O le troubadour, vous vous emportez sans
me comprendre. Je n’ai été que le jouet d’une forte poussée venue de
l’arrière et qui m’a précipité sur vos devants.
- Vous eussiez pu y résister, vous n’êtes point fait de sable et de
chaux ce me semble.
- Ma mère, vous me cherchez querelle en vous attaquant à
mon apparence ce qui n’est pas chrétien.
- Ne venez point me dire à moi ce qui est chrétien et ce qui ne
l’est pas !… J’ai en théologie plus de connaissances et de grades que
vous n’en avez dans l’art de la musique dans lequel paraît-il vous
excellez sans que cela ne m’ait jamais sauté ni aux yeux ni aux oreilles.
267
- Vous n’êtes que…
- Il suffit !!!
On aurait pu s’attendre à ce que Kilian de Grime intervienne
pour mettre fin à ce débat bénin qui tournait à l’aigre. Il n’en eut pas le
temps. Forte d’une personnalité que les événements de la nuit avaient
aidé à s’affermir pleinement, Podane avait haussé le ton afin de
pouvoir reprendre le récit de sa geste individuelle.
- Vous avez raison, ma nièce… Que ceux qui n’ont pas la
sagesse d’écouter aient au moins celle de se taire.
De Roanne, Melba de Turin et sa troupe avaient pris le chemin
de Lyon. L’ancienne capitale de Lugdunaise fut traversée avec difficulté
tant la presse y était importante à la hauteur du petit quartier de
Fourvière.
- On pourrait construire un tunnel ici, maugréa l’aventurière.
Cela permettrait de gagner du temps.
Elle songea alors que lorsque toutes les prédictions seraient
accomplies et qu’un ordre nouveau régnerait sur l’ensemble des terres
de Dieu, il serait temps de réaménager toutes ces routes. Elle trouvait
le temps long chaque jour davantage : Rome semblait bel et bien au
bout du monde et elle n’était plus très sûre, au fond d’elle, de trouver
la force en arrivant, moulue, fatiguée et épuisée dans la capitale de
Gilbert IV, pour commettre l’acte pour lequel elle y était envoyée.
Peut-être lui faudrait-il quelques jours pour retrouver tout son
caractère et cette aura maléfique qui en faisait la digne disciple et
héritière de la secte orientale des Assassins ?
Il ne fallait prendre aucun risque. Elle ne pouvait échouer.
- J’avais récupéré nos montures, les quelques breloques
dérobées par les faux aubergistes dans mes bagages et je reprenais le
chemin de la ville quand une ombre imposante s’est dressée au milieu
du chemin. Droit comme un i, un bras replié à la hauteur du menton et
brandissant une espèce de carré jaunâtre devant lui.
- Un nouvel importun soucieux de vous rober ce que Dieu vous
a gardé jusqu’à ce jour de si précieux ? demanda sœur Trisquelle.
268
- C’est ce que j’ai cru dans un premier temps. J’étais bien
décidée à ne pas me laisser faire, j’avais toujours mon gros bâton à la
main et les deux poignards de mes agresseurs.
- Or donc, il n’était point intéressé par votre vertu.
- Que nenni, chère Katy !… Il s’est présenté comme Julien Le
Mède, le génie de la forêt.
- Allons bon ! s’exclama Justin Bibor en se mettant à trembler…
Un génie ! Après tant de meurtriers, de sorcières et de traîtres… Cette
quête finira par nous tuer tous…
- Cesse de dire des bêtises ! commanda Mi-Mai. Nous sommes
tous vivants et moi qui te parle suis le mieux placé pour te rappeler
que les miracles ne nous ont pas manqué depuis le début.
- Taisez-vous tous les deux !
La voix du seigneur Killian n’avait rien de doux. Elle s’était
chargée de cette nervosité, de cette électricité, qui courrait dans l’air
depuis que la princesse avait entamé son récit. Chacun pressentait
qu’elle n’était point sortie indemne de cette rencontre avec le génie
Julien.
- Il paraît que je l’ai dérangé pendant son sommeil avec mes
râles et mes cris de possédée. Il m’a donc jeté un sort qui ne cessera
que si nous parvenons à le distraire en lui contant une histoire drôle
qui le fera rire.
- Un sort ?!… Mais quel sort, très chère Podane ? interrogea
sœur Trisquelle. Vous paraissez au meilleur de vous-même après tant
de tracas.
La princesse ne répondit pas. Elle se contenta de faire glisser sa
coiffe.
Ses cheveux avaient littéralement changé de couleur et la
faisait ressembler à une renarde.
- Voilà ton cadeau la rousse ! a-t-il dit…
- La couleur des possédées, s’exclama la mère supérieure en se
signant lentement. Dieu seul sait ce que cache ce sortilège.
- Si nous ne parvenons pas à le distraire, cette rousseur gagnera
tout mon corps. Je deviendrai renarde et mon destin sera de voler
dans les poulaillers de quoi lui permettre de se nourrir tandis qu’il
passe ses journées à écrire sur de petits parchemins jaunis des
questions qui n’intéressent que lui.
269
- Qu’attendons-nous ?! s’écria Justin Bibor… Raconter une
histoire drôle mais il n’y a rien de plus simple… J’en connais des
dizaines.
- Heureux les simples d’esprit, laissa tomber Philippe O. Croyezen ma longue expérience des génies et sorcières en tous genres. Ils ne
sont jamais aussi redoutables que lorsqu’ils semblent aisés à contrer.
- Nous verrons bien !… trancha Killian Rassemblons nos affaires
et en route… Il faut casser cette nouvelle malédiction afin de pouvoir
au plus vite en terminer avec cette quête. L’Auvergne est encore bien
loin.
On se dispersa sans délai… mais non sans craintes.
La tête pleine de doutes, Gilbert IV avait à peine touché à son
repas du midi au grand désespoir des cuisiniers qui ne savaient plus à
quel saint-honoré se vouer. La veille, le pape avait dévoré comme
quatre ; aujourd’hui, il avait grignoté tel un rouge-gorge angineux.
Il repoussa la crème qu’ont venait de lui servir. Plus il y
songeait, plus les desseins de Dieu lui apparaissaient clairement. Si
cette femme du futur était venue le prévenir de sa non-existence
c’était pour lui montrer qu’il errait dans sa propre vie comme dans les
fonctions qui étaient les siennes. Si son souvenir devait se trouver ainsi
nié c’est qu’il aurait failli dans sa mission. Après l’intransigeant
Innocent III, il avait souhaité poursuivre l’œuvre de celui-ci mais en lui
donnant des formes moins sévères. C’était sans doute là son erreur et
la levée des oppositions autour de lui n’était que la conséquence d’une
telle faiblesse.
Il allait frapper durement les esprits puisque c’est bien cela
qu’on semblait attendre de lui. Il s’était voulu doux pasteur, on
l’attendait chien de berger… Eh bien il aboierait. Et il mordrait les
mollets ce ceux qui refuseraient de se plier à son autorité et
trameraient dans l’ombre quelque sombre complot contre lui.
Il fit convoquer Herman Stoicus, le chef de sa garde
personnelle, plutôt que son chef cuisinier, à la fin du repas. Lorsque le
mercenaire suisse se présenta, sa lourde hallebarde réglementaire à la
main, il fut étonné d’entendre le souverain pontife lui donner l’ordre
de procéder à une arrestation. Jamais, en tant d’années de pontificat,
Gilbert IV n’avait agi ainsi.
270
- Vous trouverez dans cet ordre écrit le nom de la personne
qu’il conviendra de serrer en mes geôles. Au secret le plus absolu. Je
serai la seule personne à le pouvoir visiter. Est-ce clair ?
- Barfaitement glair, fotre zainteté ! répondit Stoicus en
claquant mentalement des talons.
- Trouvez-vous quelque chose à redire au nom que vous pouvez
lire sur cet ordre ?
- Mein Gott, fotre zainteté mais z’est le signore Yugcibo !...
- Parfaitement !
- Z’est comme zi z’était fait !… J’œuvre afec joie…
Herman Stoicus tourna les épaules avant les talons mais le
résultat fut bien celui qu’attendait Gilbert IV. Il s’éloigna l’esprit
pénétré d’une mission à laquelle il paraissait apporter une grande
satisfaction. Le pape comprit alors qu’il ne s’était point trompé : dans
son entourage proche, la personnalité et l’action de Guido Yugcibo
n’étaient pas populaires.
- J’irai te voir dans ta cellule, méchant homme, siffla-t-il entre
ses dents. Et tu me diras ce que tu complotais dans mon dos.
Jamais un chevalier de la couronne anglaise ne sombrait dans
un état de panique. Le duc du Safesex ayant été élevé avec au cœur
cette philosophie de l’honneur, il allait et venait sans s’énerver le
moins du monde entre étangs et bois, visant au loin les deux tours
d’un château qui dominaient l’horizon. La faim commençait à le
tenailler ; pour la soif, extrême après avoir brûlé pendant des heures le
Ker-Ozen avalé le matin-même, il avait abusé des eaux locales, fraîches
et abondamment disponibles avec la fonte des neiges récentes. Sans
trop de succès.
- My God ! Ce château maudit semble se dérober à moi. Plus je
m’en approche et plus le chemin m’en éloigne.
Il est vrai que la route de terre glaiseuse semblait hésiter à se
diriger franchement vers le castel aux murs noirs, fièrement planté sur
sa motte castrale. Comme si on voulait avertir le voyageur par de telles
divagations d’un péril quelconque à poursuivre en cette direction.
Le duc n’étant ni un couard, ni un voyageur ordinaire, il ne tint
aucun compte de cet avertissement divagant. A dire le vrai, il n’en prit
271
même pas conscience étant obsédé en sa tête par un vieux chant de
guerre qu’il entonnait avant chaque bataille.
Le génie des bois attendait le retour de sa victime. Il s’était
posé sur une vieille souche et relisait avec avidité ses petits morceaux
de parchemins. C’est là que les cavaliers de la geste le trouvèrent.
- Oh oui oui oui oui oui oui !!! lança-t-il en guise de salut.. Oh
comme j’aime ça ! Comme j’aime ces moments !…
- Eh bien pas nous, rétorqua Killian de Grime. Nous avons autre
chose à faire qu’à venir visiter un esprit de la forêt aux comportements
délirants.
- Ce n’est pas moi qui ai commencé, se défendit le génie Julien.
Ce n’est pas moi qui ai commencé… J’étais tranquille lorsque la
damoiselle m’a tiré de mon sommeil. Elle n’a que ce qu’elle mérite…
Alors qui sont les trois champions qui vont avoir l’honneur de défendre
le sien ?… Je vous préviens, si aucun de vous ne parvient à me tirer le
moindre rire, elle m’appartiendra pour l’éternité.
- L’éternité ? Rien que ça ? ironisa le chevalier. Que vais-je dire
à son père qui me l’a confiée ?
Julien le Mède haussa ses hautes épaules rembourrées. Il
attendait le nom de ses adversaires et ne consentirait plus à parler que
lorsque ceux-ci seraient connus.
Sœur Trisquelle secoua la tête. Même si elle savait
s’abandonner à la gaité, elle n’avait aucun talent pour faire rire… Ou si
elle le faisait c’était à son corps défendant.
Philippa et Katy-Sang-Fing se mirent en retrait. Pas plus que la
religieuse, elles n’avaient la fibre comique.
Il ne restait que les hommes.
- Je suis volontaire, dit Justin Bibor en faisant un pas en avant.
- Je ne sais pas d’histoires drôles, affirma Killian.
- Pas d’histoires drôles, seigneur ? s’étonna Mi-Mai… mais je
vous entendis naguère en conter tant et tant.
- Elles ne sont point pour les délicates oreilles de notre
auditoire, expliqua le chevalier, gêné.
- Fort bien, en ce cas, je me dévoue pour le service de la
princesse, dit l’écuyer…
Il manquait un troisième.
272
- Non, non, non, fit Philippe O… Je ne sais pas, moi…
- Vous avez l’habitude d’égayer les gens, O… Vous serez sans
doute capable de tirer un franc sourire à ce génie.
- Non vous dis-je… Je ne connais aucune de ces histoires… Je
suis un poète, je pince les cordes de mon luth, je donne de l’émotion
et du sentiment… Je ne fais pas rire… Essayez plutôt de trouver un fol,
un acrobate ou un montreur d’ours ; ils auront plus de chances de
réussir à distraire ce génie des bois.
- C’est décidé ! trancha Killian de Grime… Mais vous passerez le
dernier… Les choses devraient être assez rapides car Bibor connaît
mille histoires et c’est un joyeux drille.
- En avez-vous fini ? demanda d’un ton agressif Julien le Mède.
- Nos champions sont désignés, répondit Killian.
- Alors qu’ils avancent derrière les trois souches disposées
auprès de la mienne… Voici la règle !… Si je ris, vous serez libres et la
damoiselle perturbatrice retrouvera sa chevelure. Si je ne ris pas, elle
sera mienne…
- Vous l’avez déjà dit…
- Ne m’interrompez pas ! Ici c’est moi qui commande !… Silence
sur le plateau ! On n’aide pas ceux qui jouent ! Et on accepte la
décision du jury, c’est-à-dire de moi… Elle est souveraine.
- Mais…
- Taisez-vous !… Alors, le premier de nos candidats, c’est
Justin… Justin, vous venez d’un petit village au sud du Limousin. Vous
aimez bien la bagarre et commettre le pêché de chair avec des
demoiselles peu farouches. Vous n’êtes pas forcément très malin mais
vous pensez être de la race dont on fait les écuyers… Vous…
- Comment il sait tout cela ? s’insurgea Bibor. Qui lui a donné
toutes ces informations sur moi ?… Et puis ce n’est même pas vrai…
- Taisez-vous !
Le cri du génie de la forêt solognote fit trembler les arbres. Le
soleil du début d’après-midi se voila de noir. Un vent gris se leva et
tourbillonna autour du maître des lieux.
- Racontez ! J’écoute…
Le château connaissait une activité de ruche. Dynamisés par les
coups de fouet qui volaient aussi bas et nombreux que les hirondelles
273
avant la pluie, les manants du domaine s’activaient pour apporter les
derniers aménagements à la salle voulue par la machiavélique baronne
de Saint-Dieu. Certains couvraient le bâtiment des vieilles tuiles
récupérées sur les anciennes écuries, d’autres badigeonnaient un
enduit de couleur vive pour cacher le torchis misérable, d’autres enfin
disposaient bancs et fauteuils qu’on était allé, comme en procession,
dérober dans l’église du village.
Au milieu d’une telle agitation, le duc du Safesex ne se sentit
pas perdu. Cela ressemblait furieusement aux rues de Londres les jours
de grand marché lorsque les hommes de sa garde personnelle étaient
obligés de lui ouvrir le passage à grands coups de fléaux d’armes tout
en le protégeant de la vindicte populaire de leurs grands boucliers
transparents. Cette proximité des situations ne mettait que plus
cruellement en évidence le fait qu’il était seul, sur une terre inconnue
et dont il ne parlait pas la langue. A chaque fois qu’il croisait
quelqu’un, vieillard édenté ou jouvencelle accorte, enfant couvert de
boue ou grand gaillard, il se fendait d’un salut profond, d’un sourire,
mais sans déclore son bec anglais.
Le chevalier John Heathrow lui avait appris quelques phrases de
cette langue locale. Cela lui était indispensable pour obtenir le KerOzen nécessaire à la poursuite de son équipée vers Rome. Restait à
trouver la personne idoine auprès de qui cette demande pourrait
aboutir. Rien ne disait que c’était en ce château noir de pierres et de
monde…
- Allez, maintenant c’est le jeu ! Tout le monde est prêt ?!…
Vous jouez bien sûr vous aussi…
Le génie Julien montra d’un vaste mouvement du bras
l’ensemble de la forêt ce qui incluait bien évidemment les compagnons
de la quête. En clair, traduisit Podane pour elle-même, il se sent si fort
qu’il ne pense même pas être gagné par un fou-rire frappant tout
l’auditoire.
Elle passa la main dans ses cheveux roux. La couleur en ellemême ne la dérangeait pas mais se dire qu’elle risquait de devenir une
renarde à l’haleine de putois ne correspondait pas exactement aux
idées préromantiques qu’elle avait développées pour son avenir
personnel.
274
- Nous sommes dans un futur proche. Le pape Gilbert IV, dont
la sainteté n’est pas à prouver, meurt… Le même jour, meurt aussi le
comte de Déesseca, un satyre qui a fait plus de conquêtes dans les
lupanars que l’épée à la main. Ils arrivent ensemble devant le grand
saint Pierre qui, sans doute à cause de son grand âge, s’emmêle dans
son grand registre. Il expédie le pape Gilbert en enfer et le comte de
Déesseca au paradis. Le lendemain, il se rend compte de son erreur et
donne les ordres nécessaires pour rétablir la situation. Dans le grand
escalier entre le paradis et les enfers, le pape et le comte se croisent.
Le pape, qui veut prévenir celui qu’il rencontre des turpitudes qui
l’attendent, fait part de sa nuit horrible dans l’antre de Satan : « Ce
n’était vraiment pas ma place. Au moins, je vais retrouver notre
Seigneur Dieu, son fils Jésus et la Vierge Marie ». Et le comte de
Déesseca de le regarder l’air navré : « La Vierge ?… Trop tard ! ».
Sœur Trisquelle esquissa un sourire, ce qui était beaucoup vu
son état ecclésiastique et le côté amoral de l’histoire. Mi-Mai, qui
pourtant l’avait entendue dix fois racontée par son compagnon,
s’esclaffa comme s’il la découvrait. Les damoiselles eurent un petit
rire. Killian de Grime, friand de tout ce qui pouvait déconsidérer
l’Eglise contre qui il avait plus qu’une dent, partit d’un rire vif et sonore
qui eût fait choir en des temps anciens les murailles de Jéricho.
Julien le Mède resta pour sa part impassible. Pas de début de
commencement de sourire sur ses lèvres, aucun pétillement particulier
dans le regard.
- Je la connaissais… lâcha-t-il. Elle ne m’a jamais fait rire…
Même quand c’était le pape Léon III et l’empereur Charlemagne qui
mourraient le même jour.
Justin Bibor écarta les bras en signe d’incompréhension. C’était
une de ses meilleures et il pensait l’avoir particulièrement bien
troussée pour l’occasion.
- Justin, vous avez perdu !
Sur ces mots, le corps du jeune compagnon de la quête se
figea, bras collés au corps, et prit des couleurs sombres comme si
toute lumière s’était retirée de lui.
- Mais, s’insurgea Killian de Grime, qu’est-ce que vous lui avez
fait ?
275
- Il est aussi drôle qu’un caillou, se justifia le génie Julien. Je le
rends à son état normal. Et, on ne discute pas les règles, c’est moi qui
décide… A vous Robert… Alors Robert, on vous appelle couramment
Mi-Mai parce qu’on vous a découvert abandonné en ce milieu de
printemps. Vous êtes le fils caché d’Enguerrand de Grime et de Jacotte
la briarde qui travaillait aux cuisines et fut chassée peu après votre
naissance. Vous avez pour passion les échecs… Oh oui… Alors ça c’est
bien… Moi aussi, j’adore les échecs… On peut en parler un moment…
Vous jouez à quel niveau ?…
- Euh non, les échecs, je n’y joue pas… C’est des échecs que je
suis passionné… Je les collectionne. En richesse, en amour…
- Et dans ce petit jeu aussi alors ?… Allons, allons, ne partez pas
vaincu d’avance. Tout est possible ! C’est le jeu ! Vous êtes prêts ? Je
vous écoute…
- Alors c’est un riche seigneur puissant mais âgé qui veut se
remarier avec une toute jeune damoiselle dont l’aspect laisse à penser
qu’elle sera une amante passionnée. Inquiet de savoir s’il a toujours la
force et la forme pour l’honorer, il se rend chez l’apothicaire d’une
ville voisine et il demande à celui-ci d’éprouver son état de santé.
L’apothicaire le fait déshabiller, le regarde sous toutes les coutures et
plus il le regarde, plus son visage se met à marquer des signes
d’inquiétude. « Qu’est-ce qui ne va pas, docte apothicaire ? »
demande le seigneur. « Vous allez mourir » répond le savant homme.
« Mourir mais enfin ? Dans combien de temps ? »… « 15 » répond
l’apothicaire… « Mais enfin 15 quoi ? Je me sens en pleine forme… 15
ans ? 15 mois ? ». Et il entend alors l’apothicaire « 14, 13, 12, 11,
10…. ».
- J’ai failli rire, reconnut le génie seul à garder son sérieux alors
que toute l’assistance s’esclaffait… Mais c’était devant la manière dont
vous vous épuisiez à retrouver dans votre mémoire les étapes de ce
récit… Lequel n’est en lui-même pas drôle du tout…
Mi-Mai rejoignit Justin Bibor dans la pétrification. Il ne restait
plus que Philippe O, le troubadour, pour sauver Podane.
La princesse se vit perdue.
Comme elle le faisait régulièrement, la baronne AnneCharlotte-Romane de Saint-Dieu avait connecté son miroir sur les
276
derniers événements des aventuriers de la geste. Elle avait besoin
d’être certaine qu’ils allaient bien venir donner, tête la première, dans
le piège magnifique qu’elle était en train de leur tendre. N’était-elle
pas plus belle la vie lorsqu’on pouvait savoir à heure fixe ce qu’il
advenait de personnages devenus si proches et familiers ?
Lorsqu’elle découvrit, émergeant d’une brume vaporeuse,
l’image d’une Podane à nouveau transformée, la baronne devint
furieuse. Il s’était donc passé quelque chose d’inattendu, quelque
chose qui pouvait remettre en cause ses plans. Quelque chose qu’elle
avait raté !
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu se pencha vers
l’extérieur et hurla un ordre qui contenait toute sa frustration.
- Arrêtez tout !… Je ne veux plus entendre un bruit ou je vous
fais tous dissoudre dans une barrique de vin de mes domaines !
Dans le miroir, elle reconnut Philippe O, « son » troubadour.
Mine blême comme à chaque fois qu’on attendait de lui un
quelconque acte de courage, lèvres serrées, il faisait face à une sorte
de bellâtre vêtu de manière excentrique. Une vieille connaissance à
elle… Julien le Mède, le génie de la forêt de Sologne. L’homme qui
parlait tout le temps à toute vitesse et ne riait jamais. Le face-à-face
était inégal.
- Rentrez chez vous ! cria-t-elle par la fenêtre… Et faites-vous
oublier jusqu’à demain matin si vous tenez à votre peau !… A la pique
du jour, je vous veux tous ici. Vous reconstruirez mon écurie.
- Alors, Philippe, vous êtes troubadour… Je vois que vous êtes
actuellement sans emploi régulier… Vous voulez peut-être profiter de
l’occasion pour lancer un appel ?
- Un appel à qui ?…
- A de nobles et riches protecteurs qui pourraient nous
entendre et vouloir vous employer…
Philippe O regarda autour de lui. Quels nobles et riches
protecteurs y avait-il ici ? Le seigneur de Grime ne l’aimait pas et sa
nièce allait rejoindre la grande famille Goupil lorsqu’il se serait
lamentablement vautré à l’épreuve à venir. A la limite, il aurait pu
lancer un appel à la baronne de Saint-Dieu mais il l’avait trahie et
craignait plus que tout – plus même que l’épreuve qui l’attendait – le
277
moment où elle le retrouverait et exercerait contre lui une de ces
vengeances terribles dont elle avait le secret.
- Oui je voudrais lancer un appel, fit-il… A de nobles et riches
protecteurs ou à quiconque pourrait quelque chose pour moi… Sortezmoi de là !…
Il fit un mouvement pour quitter la haute souche derrière
laquelle il était placé au côté des deux écuyers pétrifiés. Ses pieds
refusèrent de bouger comme enracinés dans le sol tourbeux de la
forêt.
- Ne quittez pas vos marques, c’est important pour la lumière,
le gronda le génie Julien. Donc, Philippe, vous avez une vraie passion
pour votre art mais aussi pour les coups tordus, les trahisons, les
renoncements face aux difficultés. Vous êtes couard, sans parole et
vous vous dérobez pour un oui pour un non… Est-ce que vous auriez
quelqu’un à saluer particulièrement ?…
- Oui… Je voudrais embrasser Katy-Sang-Fing… Une dernière
fois…
- C’est méritoire de votre part puisque depuis ce matin vous ne
pensez qu’à une seule chose, vous débarrasser de cette oie blanche
dont les élans de la nuit précédente ne vous ont pas véritablement
comblé.
- Mais…
- Silence !… Tout le monde se concentre… Je vous écoute,
Philippe… Faites-moi rire.
Le troubadour se gratta l’arrière du cou. Des histoires drôles ? Il
en avait entendu des quantités astronomiques au cours des banquets
auxquels il avait participé. Certaines drôles, d’autres moins… Toutes
étaient généralement fort lestes et évoquaient des thèmes qui
n’étaient point ceux qu’il illustrait dans ses chansons délicates et
pleines d’amours courtoises. C’était si différent de ce qui l’intéressait
que s’il mémorisait la chute de ces petits récits il était incapable d’en
entamer un de manière convenable. Alors le mener au bout…
- Eh bien…
Il recommença à se gratter le cou. Une goutte de sueur vint se
mêler à ses doigts. Dernière émotion d’un corps voué à l’état de pierre
pour l’éternité ?
278
- C’est un chevalier qui arrive devant un château dont le pontlevis est fermé… Il appelle, il corne… Rien ne se passe…
- Et ?…
- Ben, il repart…
Il faudrait un néologisme plus fort que consternation pour
dépeindre le sentiment qui s’abattit sur tous ceux qui, pétrifiés ou non,
purent entendre et voir la prestation du troubadour.
- Mais c’est tout ? s’étonna le génie de la forêt.
- Ben oui…
- Mais c’est absurde !…
- Ben non… C’est pas absurde, c’est fermé… Alors il repart…
Le visage de Julien le Mède fut soudain parcouru d’une onde
qui l’électrisa d’une oreille à l’autre. Certains de ses muscles se
détendirent, d’autres se contractèrent. Ses lèvres s’ouvrirent peu à
peu comme le rideau d’un théâtre à l’amorce d’un dernier acte
fatidique. Un bruit indistinct s’en échappa. Comme un gloussement de
gallinacé marqué de hoquets sporadiques. Ce n’était que léger mais il
riait…
Puis, une contraction plus sévère le fit basculer dans un rire
inextinguible, nerveux et surtout sans raison aucune. Il ne se maîtrisait
plus en rien et chaque tentative pour prononcer un mot se terminait
par un hoquet supplémentaire, un manque d’air et des larmes vives
ruisselant sur ses joues. Il riait à perdre haleine.
En un instant, la chevelure de Podane retrouva sa couleur
naturelle, Mi-Mai et Justin Bibor leur apparence habituelle.
- Ne trainons pas ! fit Killian de Grime. Il pourrait avoir la
défaite mauvaise… Il faut que nous sortions de cette région avant qu’il
ne retrouve son sérieux.
Le génie de la forêt, vautré par terre, s’étouffait littéralement
tout en flanquant de grandes bourrades du plat de la main dans la
souche de chêne sur laquelle il trônait habituellement. Personne ne lui
lança le moindre regard en prenant au galop la route du sud.
- Mais ce n’est pas possible ! Il l’a fait !… Qui aurait pu croire ?…
La baronne de Saint-Dieu ne pouvait détacher son regard du
spectacle des compagnons de la quête s’éloignant pour tomber dans le
279
piège qu’elle venait de renoncer à tendre. Elle ne savait si elle devait
s’en réjouir ou s’en désoler.
- Les êtres ne sont pas forcément ce qu’ils semblent être, dit
sentencieusement Vic qui, dans sa petite voiture d’handicapé, s’était
glissé auprès de sa maîtresse pour savoir pour quelles raisons ordre
avait été donné de suspendre les travaux.
Cette phrase disait quelque chose à la baronne. Quelque chose
de dérangeant qui parlait à ses nuits.
Le travail de pape au début du XIIIème siècle n’était pas des
plus compliqués. Certes, on se trouvait fréquemment confronté à des
soucis avec les souverains des principaux royaumes d’Occident qui
trouvaient que le pontife leur faisait de l’ombre. Certes, il se trouvait
toujours un hurluberlu pour se faire proclamer pape à son tour et,
enflammant les esprits faibles, songer à marcher sur Rome à la tête
d’une armée de gueux. Certes…
Mais quand on avait dit toute une litanie de prières, célébré
une messe, paraphé quelques papiers, reçu en audience un illustre
voyageur engagé sur les chemins d’une rédemption par le pèlerinage,
il y avait beaucoup de temps vides et mornes. Lectures et méditations
les occupaient mais tournaient bien vite à l’ennui.
Gilbert IV se rendit compte que la présence de l’étrangère du
futur avait eu le mérite de remplir sa vie au cours des dernières
journées. Depuis son départ – sa descente serait plus exact – il ne
s’était pas passé une heure sans qu’il songeât à ce qu’il pouvait
advenir d’elle dans cette ville inconnue et si déroutante. Aussi, quand il
en eut terminé avec son secrétaire aux bons offices, il se décida à
rejoindre la chancellerie pontificale afin de consulter le signor
Tutteperdi son archiviste.
- Votre sainteté ? s’inquiéta le fonctionnaire pontifical dont la
peau pourtant diaphane blêmit davantage encore devant une visite si
incongrue.
- Salut à toi, fils de l’ombre !…
Ce surnom, Tutteperdi l’avait gagné en étant le plus discret et
le moins en vue des proches directs du souverain pontife. Il
n’émergeait des quelques salles placées sous son autorité que
lorsqu’on avait besoin d’en faire saillir un document particulier à
280
opposer à un malotru désirant extorquer quelque argent au pape. Le
reste du temps, on ne savait trop ce qu’il pouvait manigancer et à, vrai
dire, tout le monde s’en moquait. Y avait-il plus insignifiant que ce
grand échalas malingre aux cheveux rares et qui suintait l’ennui et la
poussière ?
L’archiviste plia sa grande carcasse pour venir baiser l’anneau
pontifical. En se redressant, ses yeux croisèrent ceux de Gilbert IV. Le
regard inquiet de Tutteperdi ne laissa pas le pape indifférent : cet
homme n’avait pas l’âme sereine des innocents.
- Que me vaut l’honneur de votre visite, votre sainteté ?
- Je voudrais solliciter ta grande science sur des prodiges qui
m’ont été contés par l’archevêque de Gamla Uppsala venu profiter à
Rome de la douceur de notre hiver.
Ce n’était qu’un demi-mensonge. L’archevêque suédois était
annoncé pour la semaine à venir. Cloîtré dans sa chancellerie,
l’archiviste l’ignorait sans doute.
- Je vous écoute, répondit Tutteperdi en tordant sa main droite
dans sa main gauche.
- Il prétend qu’une créature serait apparue dans sa cathédrale il
y a un mois en se prétendant venue du futur.
- Impossible ! trancha l’archiviste.
La réponse fut si abrupte et si ferme que le souverain pontife
eut de la peine à masquer son courroux. Tutteperdi n’avait rien de
l’innocent homme dont il avait porté le masque pendant des années.
Se pouvait-il qu’il fût lui aussi, comme Yugcibo, vendu aux intérêts
voulant abattre le pontificat en cours ?
- Pourquoi est-ce impossible ? questionna Gilbert IV. Si notre
Seigneur a choisi de nous éprouver par de telles épreuves, comment
pourrions-nous trancher de manière aussi radicale contre sa volonté ?
- Notre Seigneur n’a jamais réécrit l’Histoire… Un envoyé du
futur pourrait le faire. Ce serait un danger, la porte ouverte à tous les
périls.
- Tu oublies la résurrection de Lazare…
- C’était il y a bien longtemps, votre sainteté… Et on n’a rien
connu de tel depuis lors.
- Selon toi, je dois donc dire à monseigneur de Gamla Uppsala
qu’il est bien fol d’accroire les divagations de l’étrangère.
281
- Il se peut cependant…
- Oui… Il se peut ?…
- Que la dame soit de ces illuminées qui croient voir en le
futur… Ses délires auront abusé ce saint homme.
- Sans doute, répliqua le pape en faisant mine de s’avouer
vaincu par cette explication. Sans doute… Pourtant, monseigneur
l’archevêque m’a montré des objets qui ne sont point de notre
connaissance. Ni les païens d’Orient, ni les hommes d’ébène du grand
Sud n’en ont jamais produit ou vendu de tels.
- Avez-vous de ces objets ? demanda l’archiviste.
- Je n’ai pour l’instant que des affirmations. J’aurais
prochainement ces preuves entre les mains et je ne manquerai pas de
te les soumettre pour expertise.
- Je serai honoré de cette confiance.
La main droite de l’archiviste se mit à malaxer nerveusement la
gauche. Ce geste démentait totalement sa dernière phrase.
- En attendant, si tu me montrais les ouvrages interdits qui
pourraient contenir formules ou pratiques diaboliques pouvant
générer de telles apparitions ?…
Le duc du Safesex ne tarda pas à être repéré par le régisseuradjoint des domaines de la baronne ACR de Saint-Dieu.
Forcément !
Il venait vers le château quand les manants, chassés par l’ire
retentissante de la propriétaire des lieux, s’en retournaient le corps
cassé et des ampoules plein les mains vers leurs masures.
- Tu es sourd ? La baronne a dit qu’il fallait que vous
déguerpissiez…
- What ? répondit le duc.
Il enchaîna avec une des phrases apprises à la source du savoir
savant de John Heathrow.
- Esse queu… vus auriez… s’il vous play… du… Ker-Ozen… pur
moâ ?
- Ah ?! Parce que tu viens ici pour mendier ?… Je me disais bien
aussi que je ne te connaissais pas… Sinon tu saurais qu’ici on est reçu à
coups de fouet quand on ose tendre la main.
282
Le régisseur-adjoint, un ancien palefrenier des comtes du
Rouergue chassé pour moult indélicatesses, n’avait pas le cœur sur la
main. Il ne se trouvait en lui nulle charité et la foi chrétienne l’avait
abandonné depuis longtemps. Il eut sans aucun doute et sans le
moindre remords fait déguerpir l’intrus à coups de pied ou en le
lapidant s’il n’avait aperçu aux doigts de sa victime potentielle deux
énormes bagues. Rubis et saphir estima-t-il avec l’expérience de celui
qui a déjà trafiqué de telles matières après les avoir soustraites à leurs
légitimes propriétaires.
- T’es pas d’ici mon gars, hein ?… Et t’as l’air un peu minable…
Ca te dirait de t’en jeter un dans le gosier ?…
- What ?
- Je confirme, t’es pas d’ici… Allez, approche, fais pas ta
méchante… On va discuter un peu.
Jérôme Caille-Huzac, le régisseur-adjoint, s’approcha du duc,
passa amicalement son bras autour de ses épaules et le serra contre
lui.
- C’est pas la peine de te faire des cheveux, mon gars. Je vais
m’occuper de toi… J’ai un plan…
Au monastère de Notre-Dame-de-celles-qui-se-cachent, on
avait l’habitude d’entendre frapper au portail lorsque le soir tombait. Il
y avait toujours quelques gueux et gueuses pour venir quêter un fond
de soupe ou un peu de vieux pain durci.
Ce soir-là pourtant, lorsque sœur Alizé vint ouvrir pour
répondre aux lourds cognements entendus jusqu’à l’intérieur du
réfectoire, elle se trouva face à une dizaine d’hommes en armes
portant la livrée d’Etienne de la Bruyère, évêque de Nantes.
- Nous sommes céans pour saisir de corps la mère supérieure.
De par le for épiscopal de notre seigneur, monseigneur de Nantes !
Sœur Alizé ne put dissimuler sa surprise. Arrêter mère
Trisquelle était aussi insensé que vouloir mettre le vent en bouteille ou
donner de la viande à manger à des vaches. S’il était dans ce monde de
misère une femme sainte parmi les saints c’était bien elle. La moniale
commença donc par défendre celle dont elle assumait les fonctions.
- La mère supérieure n’est point ici et quand bien même elle
eût été en ces murs, je ne vois pas ce que monseigneur l’évêque
283
pourrait lui reprocher. Il la connaît depuis longtemps et n’ignore pas
l’ensemble des vertus qui sont siennes.
- Je ne sais ce qu’il lui veut… Nos ordres sont de la lui ramener
sans tarder !
- Elle n’est point ici, je viens de vous le dire.
- Je crois plutôt que tu cherches à nous égarer et à donner le
temps à cette vieille chouette de s’envoler par quelque porte dérobée.
- Mère Trisquelle est trop honnête pour fuir si la justice de son
seigneur évêque la réclame… A plus forte raison par une porte
dérobée, elle qui n’a jamais rien volé de sa vie !…
- Pousses-toi !
Le chef de l’escouade armée bouscula sœur Alizé qui s’effondra
sur le froid sol de terre battue. Avant que celle-ci ait pu se relever, les
hommes de l’évêque se répandaient déjà à l’intérieur du monastère.
La cavalcade s’était poursuivie toute la journée.
Un homme avait osé recommander un ralentissement d’allure
lors d’un changement de monture. Melba de Turin lui avait mis un
poignard sur la gorge pour l’amener à reconsidérer sa position.
Avec efficacité…
Cependant, on était en hiver et les Alpes se dressaient de plus
en plus majestueusement sur l’horizon. Il était hors de question de
poursuivre les longues étapes nocturnes sur des chemins qu’on allait
trouver étroits, couverts de neige ou luisant de glace traitreuse.
Melba choisit donc de faire étape pour la nuit à Grenoble. A
l’allure à laquelle elle et ses compagnons avaient avalé les lieues, on
pouvait peut-être prendre un peu plus le temps de souffler.
Mais cela, elle ne l’admettrait jamais devant quelqu’un. Plutôt
mourir !
Ou plutôt faire mourir !
L’adjoint du régisseur lorgnait avec une avidité si évidente sur
les bagues du duc du Safesex que celui-ci ne manqua pas de s’en
rendre compte. Il en était toutefois à son septième godet de vin de
Touraine et lorsqu’il se dressa pour se saisir de son épée, l’équilibre lui
manqua. La mémoire aussi, car l’épée en question reposait au fond
d’un lac de la Brenne. La tentative de réaction se solda donc par un
284
échec lamentable. Le duc s’effondra sur le sol des cuisines en
fracassant sous lui le tabouret sur lequel Jérôme Caille-Huzac l’avait
installé.
- Eh bien, mon ami, fit celui-ci, que vous arrive-t-il ?
- Vous pas mon ami !…
- Mais enfin qu’imaginez-vous ?… Je peux vous jurer, les yeux
dans les yeux, que je suis votre ami et que nulle pensée mauvaise ne
m’assaille vous concernant… Je me demande bien, ajouta-t-il in petto,
pourquoi je prends la peine de lui dire ça, il n’entrave rien à ce que je
lui raconte.
- You are a robber ! beugla le duc.
- Mais non, je ne m’appelle pas Robert… Moi c’est Jérôme…
Le régisseur-adjoint posa sa lourde paluche sur la main raffinée
et bagousée du duc pour l’aider à se relever.
- Don’t touch me ! hurla le duc. I’m still standing !
En se mettant à genoux, puis en prenant un appui quelque peu
branlant sur ses jambes et sur une main, le duc du Safesex réussit à
reprendre une position aussi proche que possible de l’horizontale.
- I want Ker-Ozen ! gémit-il tout en se stabilisant par une
vigoureuse retro-poussée sur la table de bois.
- I want ! I want ! I want ! Il n’arrête pas de répéter cela,
rouspéta le régisseur-adjoint en prenant à témoin les serviteurs
présents dans la cuisine. Ce serait quand même plus simple s’il nous
disait ce qu’il veut… Tiens, prends déjà un petit coup en plus…
Caille-Huzac versa une nouvelle rasade de vin de Touraine dans
le godet du chevalier anglais et l’aida à le porter jusqu’à ses lèvres.
- Et maintenant, fit-il, tu vas aller faire un gros dodo dans
l’écurie pour cuver…
Il souleva le duc, l’arrima solidement contre lui et le traîna hors
de la cuisine. La vue des gravats traînant encore dans la cour du
château lui rappela que les écuries n’existaient plus.
- Bah ! Ecurie ou pas… Il va dormir assez longtemps pour que
j’aie le temps de prendre le large. L’essentiel c’est qu’on ne le trouve
pas avant demain matin.
Un moment, il se demanda s’il était opportun de fuir. Après
tout, rien ne prouverait qu’il avait effectivement dérobé les bijoux et
les quelques pièces que l’étranger portait sur lui. Avec un peu de cran,
285
il pouvait reprendre son poste le lendemain comme si de rien n’était. Il
n’avait que faire des doutes et de la suspicion générale.
Et puis il songea que maître Vic savait deux ou trois langues. Si
jamais l’étranger lui parlait, il y aurait quelque danger à être encore
dans les parages.
Jérôme de Caille-Huzac ramassa quelques hardes dans son
logement de la tour nord, « emprunta » une monture et partit au
grand galop sous les derniers éclats du soleil.
Le pape Gilbert IV passa deux bonnes heures à examiner à la
lueur de trois faibles bougies les grimoires frappés du sceau de
l’infamie qu’Ettore Tutteperdi avait bien voulu lui présenter. Il avait lu
beaucoup de recettes permettant d’empoisonner un ennemi. Des plus
classiques aux plus extravagantes… Certains recommandaient de
laisser tremper des vêtements dans un bain de plantes mortelles avant
de les offrir à une victime potentielle ; d’autres allaient jusqu’à
transmettre des maladies honteuses à travers le pêché de chair, voire
des baisers humectés à l’arsenic, cette substance incolore et inodore
que les Arabes avaient réussi à fabriquer et dont ils usaient avec
succès en Terre sainte contre tous leurs ennemis. Gilbert IV songea
que s’il ne risquait rien au contact des femmes, il lui faudrait être plus
méfiant désormais en s’habillant chaque matin.
De transport dans le temps, il n’était nulle part question. Le
souverain pontife n’en était pas plus étonné que cela. Cette vacuité
des sources consultées suffisait à ses yeux à incriminer davantage
l’archiviste dont l’attitude lui était apparue suspecte dès son arrivée
dans son antre.
- Mais, demanda Gilbert IV, comment faites-vous, mon ami,
pour trouver de manière infaillible ce que vous recherchez ?
- J’ai appris et enfoui dans ma mémoire la localisation de
chaque ouvrage.
- Dans votre mémoire ?… Tout cela ?…
Le pape balaya d’un geste large l’ensemble de la pièce qui était
pourtant la plus petite de la chancellerie et de la bibliothèque confiées
à Tutteperdi.
- C’est un prodige ! renchérit-il. Mais si vous veniez à
disparaître car, enfin, nous ne serons éternels qu’une fois parvenus
286
aux côtés de notre Seigneur, qu’adviendrait-il de votre successeur ? Il
devrait tout reprendre à l’origine ?
- Non, il pourrait se référer au registre dressé par Augusto
Benetrovatti sous le saint pontife Grégoire le septième.
- Eh bien, mon ami, fit le pape ravi de la réussite de son petit
piège, c’est ce registre que je voudrais emporter avec moi ce soir…
Le retard pris dans la traversée de la Sologne contraignit les
aventuriers de la quête à s’arrêter dans la petite bourgade de Vierzon
qui se remettait péniblement du siège et du pillage subis en 1196 par
les Anglais de Richard Cœur-de-Lion. On n’atteindrait donc pas
Bourges qui était l’étape suivante sur le chemin de l’Auvergne.
Personne ne se plaignit cependant de cet arrêt plus précoce : on avait
galopé à en crever les montures et à en tordre les carcasses des plus
endurcis des cavaliers. Depuis des lieues déjà, sœur Trisquelle criait
grâce, Philippa regrettait amèrement l’époque où elle était une souris,
Justin Bibor songeait avec horreur qu’il ne pourrait honorer de jeune
fille pendant plusieurs jours étant fort échauffé dans la région la plus
stratégique de son être.
A l’auberge du Pont-du-Cher, aux portes de la cité, il fallut
montrer patte blanche avant de pouvoir entrer.
- Pardon, s’excusa le cabaretier en barricadant la lourde porte
avec une poutre, mais depuis que les Anglois ont tout brûlé il y a 25
ans, on se méfie… Ils pourraient revenir, ces maudits.
La mention indirecte de l’Angleterre fit remonter dans la
mémoire du troubadour Philippe O le souvenir de son bref séjour sur
l’île. Il crut sentir la corde de chanvre se serrer à nouveau autour de sa
gorge, il lui sembla entendre encore les ricanements proférés dans leur
langue incompréhensible par tous les assistants. Son sang se liquéfia
dans ses veines, sa bouche s’assécha et ses yeux s’humectèrent d’une
buée de larmes. Il ne pourrait jamais oublier qu’il était un survivant.
- Vous avez raison, dit-il, ce sont là de forts méchantes
personnes qui n’ont ni notre raffinement, ni notre goût exquis pour les
arts et la poésie. Ils ont l’incendie facile et le meurtre dans le sang.
Tout en devisant avec l’aubergiste et sa servante, la Porcine,
tous deux rescapés de l’incendie de la ville, le troubadour remarqua
une feuille de parchemin placardée au-dessus de la cheminée.
287
- Qu’est-ce que c’est ? interrogea-t-il.
Compagnes et compagnons de route n’avaient que faire de
l’avis en question ; ils s’étaient déjà installés autour de la table et
ôtaient leurs bottes. La Porcine, qu’on appelait ainsi en raison de ses
rondeurs rosées et de son regard jaune, se pressait pour leur offrir
pichets d’eau fraîche et de vin clairet.
- Ce sont des moines qui ont apporté cela hier, expliqua le
tavernier… Drôle de manière d’annoncer des festivités… Il paraît que
c’est l’avenir !… Pour moi qui sais à peine lire, je ne vois là-dedans nul
progrès.
- Vous ne savez donc pas de quoi il s’agit ?
- Ils m’ont dit que c’était une baronne qui se prenait pour une
nouvelle duchesse Aliénor et voulait s’entourer de savants, de
troubadours, de ménestrels et de jongleurs. Elle veut voir et entendre
ce qui se fait de mieux dans les alentours pour élire ceux qu’elle
prendra dans sa suite.
Philippe O s’agrippa à l’affiche et, tirant d’un coup sec, la fit
venir à lui avant de la rouler pour la faire disparaître dans sa manche.
- Tu pourras dire à ces moines si tu les revoies qu’ils ont
parfaitement rempli leur mission. Cette baronne aura avec moi le
meilleur joueur de luth et le plus doux des rimeurs de tout le
royaume… Il est inutile, ajouta le troubadour en baissant la voix, que
d’autres apprennent la tenue de ces festivités ; ils s’y déplaceraient
pour rien.
O ne se racontait pas d’histoire. Il savait quelle était cette
baronne puisque, à défaut de son nom, le château où on devait se
rendre était clairement indiqué. Cette soudaine lubie d’AnneCharlotte-Romane de Saint-Dieu ne pouvait s’expliquer que par sa
volonté de détourner vers elle les aventuriers de la geste. Et c’est à
travers lui qu’elle avait prévu de tendre son piège.
Il ne la décevrait pas.
Le sergent Bégodot dut convenir à regret que la mère
supérieure n’était point cachée entre les murs du monastère. Il ne
recevrait pas la palme de l’intervention la plus efficace décernée
chaque année par l’évêque afin de créer une saine émulation parmi
ses hommes d’armes.
288
- Elle est où alors ? demanda-t-il.
- Ah ! s’emporta sœur Alizé. Voilà soudain que vous voulez
m’écouter !…
- Je vous écouterai si vous parlez… Or, pour le moment, vous
n’êtes que babil stérile…
- Stérile vous même ! répliqua la sœur. Qu’est-ce à dire que j’ai
un babil stérile ? Est-ce que vous même avez quelque chose de
stérile ?… Une idée stérile ? Des chausses stériles ? Un tricot stérile ?
Tout cela me laisse dans un grand pensement et je pense qu’il va
falloir en appeler à Monseigneur l’évêque pour qu’il réforme vos abus
de langage et de conduite.
Le sergent Bégodot, qui n’était pas le quart de la moitié d’un
sot, n’écoutait déjà plus la moniale. Son regard venait de se porter sur
la petite tour qui tenait lieu de pigeonnier dans un coin du monastère.
- Suivez-moi ! commanda-t-il autoritairement à la sœur.
- Vous suivre ? Mais où ?… Chez Monseigneur l’évêque ?… En
pleine nuit ?…
- Point !… Vous allez m’accompagner pour recueillir les
dernières nouvelles du vaste monde.
Le grand registre d’Augusto Benetrovatti n’était qu’une longue
liste de titres d’ouvrages. On y trouvait de tout : des compilations de
pharmacopées anciennes, des réflexions malséantes sur les puissants
des siècles passés, des grimoires grignotés par les rats gris ou bien des
volumen édictant des principes de gouvernement se réclamant de la
démocratie antique. Plusieurs heures de lecture éreintantes n’eurent
qu’un seul effet : donner au pape Gilbert IV un mal de tête carabiné.
Le souverain pontife se leva de sa table de travail, se servit un
grand godet d’eau qu’il huma de peur d’y trouver des effluves
empoisonnées. Il haussa aussitôt les épaules prenant conscience de
l‘inanité de son geste : l’eau venait du Tibre et elle empestait. Comme
toujours.
Cela le ramena au registre de Benetrovatti. Il y avait trouvé la
trace du projet d’un architecte de l’époque de Sylvestre II, un certain
Portet Empusemus, pour restaurer l’alimentation de Rome en eau
venue des montagnes. Une eau qui serait donc tout à fait potable,
claire et sans mauvaises odeurs. Gilbert IV y vit un projet qui pourrait
289
tout à la fois illuminer d’un certain éclat son passage sur le trône de
saint Pierre et améliorer la vie des habitants de la ville. Un choix
doublement gagnant.
Il tourna frénétiquement les pages du registre jusqu’à retrouver
la référence de l’ouvrage recherché. C’était, d’après la notule, un
grimoire de taille moyenne et de couverture verte ; un fermoir
ouvragé en argent scellait l’accès aux pages dorées sur tranche et le
titre était écrit en lettres carolines rouges. Une présentation
étincelante pour un simple projet d’aqueduc.
Une décharge soudaine foudroya la mémoire de Gilbert IV. Cet
ouvrage, il le connaissait ! Il l’avait vu l’après-midi même… Il n’avait
même vu que lui… Tout au long de ses deux heures dans l’antre
d’Ettore Tutteperdi !… L’archiviste l’avait toujours gardé à proximité de
main. Tantôt sur son bureau, tantôt coincé sous son bras. Comme si la
prunelle de ses yeux s’était trouvée métamorphosée en un riche
manuscrit.
Comment imaginer que l’archiviste ait pu deviner par avance
que ce grimoire viendrait à intéresser le pape et le soustraire ainsi à sa
curiosité ? Il fallait donc que ce Tutteperdi fut un peu sorcier pour lire
ainsi dans le cerveau pontifical ?
A moins qu’il n’ait eu un bon moyen de devancer la volonté de
Gilbert IV ?
En connaissant la suite de son existence.
En ayant déjà visité le futur.
Il devenait donc évident que ce grimoire contenait bien autre
chose qu’un simple projet d’aménagement hydraulique.
Gilbert IV se saisit d’une plume, traça à même le bois de la
table le nom de l’auteur inconnu et se mit à en déplacer les lettres.
Portet Empusemus.
Tempus Posterum.
Le temps futur…
L’image devint parfaitement claire. Ce n’était point de l’eau
qu’il s’agissait d’amener à Rome mais bien autre chose. Comme le
liquide, le temps s’écoulait. Ce que ce Portet Empusemus - quel que
fut son nom véritable - proposait, c’était de contraindre ce flot de faits,
d’événements, de joies et de peines à se canaliser selon sa volonté, à
suivre une direction plutôt qu’une autre, à passer sous son contrôle.
290
Gilbert IV abattit un poing serré et nerveux sur la table. Le vieux
bois craquelé émit un son étrange, trembla un peu avant de retrouver
son horizontalité.
- Il me faut ce manuscrit !…
- Amis, lança Philippe O, ne songions-nous pas semer ceux qui
nous coursent comme cerf avant la curée ?
- Qu’est-ce à dire ? répondit Killian de Grime en levant un
sourcil soupçonneux. Voilà, troubadour, que vous vous mêlez de ruser
avec l’univers, vous qui faisiez quasiment dans vos braies ce matin
devant le génie des bois.
- Eh bien, vous admettrez que si nous en sommes là où nous
sommes, c’est bien grâce à moi…
Le troubadour jouait ici une partition de velours ; personne ne
pouvait – quoi qu’il en pensât – discuter cet état de fait. N’étant pas
repris sur ce point, il enchaîna hardiment :
- Il se trouve qu’à quelques lieues d’ici s’organise une festive
rencontre pour artistes, poètes et saltimbanques. En quittant la route
de l’Auvergne, nous pourrions décourager nos éventuels
poursuivants…
- Eventuels… Tu as prononcé le bon mot, O ! Si la princesse
Blanche avait véritablement lâché sur nous les hommes du sieur de
Mogendre, ils auraient eu tout loisir de nous reprendre tant nous
avons musé aujourd’hui.
- Et cette nuit, ajouta sœur Trisquelle qui, contrairement au
seigneur Killian, fronçait les deux sourcils… Et je ne parle même pas de
celle qui s’annonce… Je voudrais être fort claire à ce sujet : si des
accouplements aussi interdits que nocturnes devaient encore se
dérouler, je vous préviens que je me permettrais de vous abandonner
là. J’ai d’autres opportunités d’aventures qui m’attendent du côté de
la lointaine Espagne. On m’a averti par pigeon voyageur que des
manuscrits fort rares étaient consultables dans l’émirat de Grenade.
Une réfutation singulière des lois sacrées de l’univers qui permettrait
de voyager dans le temps. Voilà qui a de l’intérêt et qui me tracasse
l’esprit… Toutes vos cavalcades commencent à fatiguer une dame âgée
comme moi… Alors, si en plus je dois fermer sans cesse mes yeux à vos
291
turpitudes répétées, vous conviendrez qu’il serait plus sage que j’aille
voir ailleurs.
- Très chère mère, fit Podane, je comprends vos scrupules et
croyez que je les partage mais, de grâce, ne m’abandonnez pas ! Votre
savoir immense, votre compréhension des choses banales comme des
mystères de l’univers, nous sont si utiles. Auprès de vous, j’apprends
tant et tant… Et, croyez-le bien, je serais fort inquiète de vous savoir
seule sur des chemins si peu tranquilles avec pour seule compagnie
votre malle orange.
- Ma mère, intervint Philippa les yeux suppliants, je vous
adresse la promesse solennelle qu’aucun homme ne partagera ma
nuit.
- Ma fille, on connaît, hélas, la profondeur de vos vœux, soupira
la moniale.
- Je vous conjure, rajouta Killian, d’écouter les mots de ma
nièce. Je les approuve et les partage… Quels que soient les griefs que
je peux avoir contre l’Eglise et certains de ses représentants. Vous êtes
une immense dame et vous compter parmi nous aura évité bien des
embûches. Demeurez, je vous prie.
Le troubadour secoua la tête pour vérifier qu’il n’était pas en
plein rêve. On faisait peu de cas de son idée. En revanche, toutes les
personnes autour de la table se prenaient de compassion pour sœur
Trisquelle et ses envies de prendre le large. Cela ne pouvait que le
renforcer dans son désir de basculer à nouveau du côté obscur de la
Beauce, celui qu’incarnait la baronne de Saint-Dieu au milieu de ses
forêts et de ses étangs.
- Soit… Mère Trisquelle ne partira pas car aucun de nous n’en a
envie mais m’écouterez-vous enfin ?… En nous détournant de la route
la plus directe, nous plongerons nos poursuivants dans une si grande
perplexité qu’ils abandonneront toute velléité de poursuite et s’en
reviendront, penauds et fourbus, pleurer aux pieds de leur maîtresse.
- De combien de journées nous écarterons-nous de la route
directe ? questionna Katy-Sang-Fing dont les arrière-pensées eussent
assurément déplu à sœur Trisquelle si elle avait pu les concevoir.
- Trois ou quatre tout au plus… C’est bien cela, aubergiste ?… La
Brenne est bien à deux jours d’ici ?
292
- Pour sûr ! répliqua le tavernier qui remontait de sa cave avec
un tonnelet de vin frais. Ma défunte épouse était de là-bas… Et si ces
maudits Anglois n’avaient point trituré ses entrailles avec leurs épées
voici 25 ans, elle pourrait vous le confirmer sans peine.
- Dis donc, O… Tu connais bien la région, on dirait ?
La remarque de Mi-Mai, qui parlait rarement pour ne rien dire,
cueillit le troubadour avec la même violence qu’un coup de poing
frappant une mâchoire mal protégée. Par tous les saints ! Il était en
train de se trahir !
- Je ne suis point comme toi, l’ami… Je ne découvre pas le
royaume pour la première fois. Je le parcours en tous sens depuis tant
d’années que certains lieux me sont devenus familiers…
- Alors si tu connais si bien la région, pourquoi ne nous as-tu
rien dit sur ce génie de la forêt qui nous a transformés un certain
temps en pierres tombales, Bibor et moi ? Peut-être que tu
contournais ce bois-là d’habitude ? Et si tu le contournais, pourquoi ne
nous as-tu rien dit ?
- Il suffit, Mi-Mai ! trancha Killian. Même si je ne suis pas de ces
personnes qui trouvent grâce et génie au troubadour, il faut être juste.
Sans les cris de Podane qui ont mis le génie de mauvaise humeur, nous
eussions fort bien pu traverser cette forêt sans embûches.
Mi-Mai ronchonna quelque chose dans son coin mais
obtempéra finalement : il ne pouvait se permettre de mécontenter son
seigneur. Il ne tarda pas d’ailleurs à trouver un certain réconfort dans
les propos de celui-ci.
- Cette idée me paraît consternante. Pour le bon plaisir d’un
couard de votre espèce, nous devrions mettre en danger ce qui est la
raison sacrée de cette quête ?… Nous détourner, pourquoi pas ?… Aller
festoyer au son de luths mal embouchés et ouïr des gueulards débiter
une poésie de merde ? Il faudrait que nous soyons parfaitement
demeurés pour perdre ainsi notre temps… Je propose donc…
Killian de Grime n’eut pas la possibilité d’en dire davantage. De
violents coups furent frappés à la porte de l’auberge.
- Par saint Winston ! hurla le tavernier. Ce sont les Anglois ! Ils
reviennent !
293
Le corps du sergent Bégodot gisait désarticulé au pied du
pigeonnier. La chute avait été aussi violente que sa cause en était
évidente : trop empressé à escalader - par l’escalier intérieur - l’étroit
chemin menant aux roucouleurs, il avait manqué une marche, avait
basculé en arrière et s’était disloqué en dévalant du ramier.
- Il ne me manquera pas beaucoup celui-là, fit un de ses
hommes.
Ce fut une épitaphe terrible mais juste. Pour sœur Alizé, une
évidente marque de soutien de la part du Seigneur dans la mission
auguste qu’il lui avait confiée.
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu se coucha sans avoir vu
que son plan fonctionnait à merveille et que Philippe O s’était mis en
demeure de lui livrer sur un plateau Podane de Grime. Elle en était
donc à ourdir un nouveau plan machiavélique dans son cerveau
survitaminé lorsqu’un courageux serviteur osa franchir sans y être
invité la porte de sa chambre.
- Quoi ?! hurla-t-elle.
- Il y a un problème…
- Un problème ?! Quel problème ?... Des problèmes il n’y a que
ça depuis deux jours !
Une décharge d’énergie verte vint faire voler en éclat le
chambranle de l’huis. Le serviteur, constatant à la fois qu’il était vivant
mais que le rayon ne l’avait raté que de peu, hésita longuement avant
de poursuivre.
- J’ai dit : quel problème ?
- Le régisseur-adjoint, le sieur de Caille-Huzac, s’est enfui en
dérobant votre jument grise…
- Pourquoi n’était-elle pas à l’écurie ? vociféra ACR.
Le serviteur sentit ses poils roussir par avance.
- Dois-je rappeler très humblement à madame la baronne que
nous n’avons plus d’écurie ?
- C’est vrai… Il faudra y pourvoir à nouveau dès demain… Et me
retrouver ma jument grise… Et ce Caille-Huzac aussi !... Qu’on le pende
par les pieds pour voir s’il n’a pas dérobé quelque bien qu’on
retrouverait ainsi à la sortie de ses poches.
294
- Certes, madame… Mais qui envoyer pour lui courir sus ? Tout
le monde dort épuisé par une longue journée de labeur…
- Que je sache, tu ne dors pas toi !
- J’en conviens mais je ne sais pas monter à cheval, je ne suis
que marmiton en vos cuisines.
- Marmiton ?!... La belle affaire !... Voilà tout ce qu’il me reste
pour défendre mes intérêts et peut-être bien mon honneur, un
marmiton qui a à peine du poil au menton et de la jugeote comme un
troupeau d’ânes. Alors si tu ne peux courir après ce brigand, vérifie au
moins qu’il n’a rien robé…
- Cela, je n’ai nul besoin de le faire… Nous avons trouvé un
étranger ivre dans l’ancienne écurie… Ivre mais dépouillé visiblement
car il huchait à s’en démembrer les mâchoires : « my rings ! my
rings ! » en montrant ses doigts nus.
- Avait-il donc bu en suisse cet étranger ?
- Non point, madame la baronne, expliqua le marmiton. Il avait
été grisé à dessein par le sieur de Caille-Huzac.
Saint-Dieu, qui jusque là avait écouté dans daigner s’extirper de
sa couche, se dressa soudain et, roulée dans une épaisse couverture,
se leva majestueuse comme un paquebot abordant la haute mer.
- Un étranger qui parle la langue des Anglais et qui se saoule
dans mon logis ! Un régisseur-adjoint qui me gruge ! Mais c’est quoi
cette chienlit ! Il faut donc que je fasse tout moi-même sur mes
terres !... Qu’on m’amène l’Anglais et ma jument grise !...
- La jument grise, justement elle est…
- Pas celle-là ! L’autre !... Je les ai achetées par deux, le vendeur
faisait une réduction… L’Anglais est bourré et la jument est débourrée,
cela devrait parfaitement s’assembler. Vite !... Ne reste pas planté là
comme un gros mollasson que tu es !
Le terme « gros » était injuste pour l’adolescent fluet et mal
nourri comme la plupart des serviteurs de la baronne. Quant à
« mollasson », la promptitude avec laquelle il déguerpit prouva bien
qu’il s’agissait là de la part de sa maîtresse d’un jugement bien trop
rapide.
- Un Anglais chez moi après la disparition de O, voilà qui n’est
pas sans lien sans doute, soliloqua la baronne tout en passant une
295
tenue de chasse et en révisant mentalement sa dernière leçon
d’équitation.
Killian de Grime tira Rafarinade et bascula la table pour en faire
un pauvre rempart. Godets, plats et reliefs du repas volèrent dans un
fracas effroyable mais qui ne parvint pas à couvrir la rumeur guerrière
venant de l’extérieur.
- Les femmes et les troubadours à l’abri derrière le comptoir,
les hommes avec moi ! commanda le chevalier.
- Et les veufs ? questionna le tavernier.
- Vous avez bien une fourche, une hache ou quelque chose qui
sera propre à étriper ou fendre le crâne d’un Anglois ?
- Non point, seigneur… répondit l’aubergiste tout tremblant.
Point ne suis-je fourcheur ou hacheur.
- Alors, décampe ! Tu n’es qu’un couard ! Tu mériterais que je
t’épingle sur la porte pour accueillir dignement tes invités.
Le tenancier du Pont-du-Cher ne se démonta pas face à cette
menace et fila courageusement rejoindre les dames derrière l’abri
sommaire du comptoir. Tout cela était terriblement dérisoire à bien y
songer. Les furieux qui tentaient de fracasser la porte à coups de bélier
étaient de toute évidence largement supérieurs en nombre et en force
aux défenseurs.
- Nous combattrons donc à trois, fit Killian en serrant contre lui
ses deux écuyers.
- Pardon, noble seigneur, si vous le permettez, nous serons
quatre !...
Killian de Grime envisagea avec surprise celui qui venait de
parler. Un homme grand, jeune, altier, le visage aussi imberbe qu’un
fessier de bébé, enveloppé dans des vêtements noirs visiblement trop
grands pour lui et qui flottaient au vent de l’aventure. Installé à l’autre
bout de l’auberge, il avait paru assoupi tout au long de la soirée, le nez
penché sur son écuelle. On avait fini par ne plus faire attention à lui et
on s’était dépêché d’oublier sa présence… Au point que le narrateur
lui-même avait omis d’en faire mention jusqu’ici.
- Qui donc êtes-vous, courageux jeune homme ?
- On m’appelle le sire d’Agnan, con. Je viens de Gascogne, un
pays où on connaît bien les Anglois. On les a à demeure tout au long
296
de l’année… Alors, de temps en temps, pour souffler un peu et pour
leur faire des crasses, on vient déposer une plainte pour des broutilles
auprès du Parlement royal. Ca nous occupe et ça fait bisquer l’Anglois,
putain de con. Une sale engeance que ces Anglois et à laquelle nous
devons répondre par une race plus forte et énergique. Je milite donc
au sein de l’engeance nationale pour l’Anglois…
- Vous vous joindrez donc à nous ?
- Avec un plaisir certain, con… Je ne vais point rester à chômer
en vous regardant vous faire étriper. Les Anglois me connaissent et me
craignent, macarel ; ils m’ont d’ailleurs donné un surnom parce que je
suis toujours habillé en noir, portant ainsi par avance le deuil de ceux
qui croiseront ma route. Ils m’appellent Dark d’Agnan…
- Fort bien Dark d’Agnan ! Donnons-nous une forte brassée et
faisons face. Cet huis n’en a plus pour très longtemps !
- Chevalier ! s’exclama le sire d’Agnan… Un pour tous !...
- Et je suis censé répondre quelque chose ?...
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu enfourcha la jument
grise n°2 avec autant de concentration que lorsqu’elle se lavait les
pieds. Deux activités qui n’étaient, heureusement pour elle, pas très
fréquentes. On avait traîné l’Anglais dans la cour pour essayer d’en
tirer quelque indication sur la direction prise par l’indélicat régisseuradjoint. Peine perdu ! Il beuglait pour qu’on lui rende ses « rings » et
réclamait à nouveau à boire. Il était d’évidence plus torché qu’un
Gainsbourg au lever.
Fort heureusement pour elle, la baronne de Saint-Dieu
n’oubliait pas qu’elle possédait dans sa gibecière force tours et
sortilèges aux effets si puissants qu’ils lui permettaient de mériter son
divin patronyme. Elle étendit le bras vers le ciel, pointant deux doigts
serrés nerveusement dans le ventre mou de la nuit. Un éclair se forma
qui, répercuté par la voûte de nuages, éclaira les alentours comme un
nouveau soleil.
- Là-bas ! fit-elle après avoir embrassé d’un coup d’œil
panoramique le vaste horizon avec la lorgnette mise au point par Vic.
Un cavalier qui surgit hors de la nuit et court vers l’aventure au galop.
Il file vers Saint-Gapour… Le malheureux ! Son compte est bon… Je vais
lui réserver les maux les plus longs.
297
La porte céda dans un craquement lugubre qui disait à tous que
leur dernière heure était arrivée. A genoux, derrière le comptoir, sœur
Trisquelle récitait toutes les prières de son vaste répertoire en
accéléré. Dame Philippa songeait qu’elle n’aurait jamais l’hoir de lever
les taxes sur ses manants du Vivarais. Katy-Sang-Fing en revenait de
beaucoup sur son héros, le troubadour O… lequel cherchait, en vain
d’ailleurs, à dissimuler sa carcasse sous une grande couverture de laine
grise. Des fois qu’ils ne le verraient pas. Sa tâche se trouvait
compliquée par les ambitions du tavernier qui avait eu la même idée
et cherchait à tirer la couverture à lui. Dans ce tumulte, seules Podane
et la Porcine osaient transgresser les ordres de Killian de Grime : la
première voulait bien mesurer l’horreur du désastre dont elle
s’estimait seule responsable tandis que la seconde espérait
secrètement qu’un Anglois voudrait bien faire d’elle sa captive, puis sa
promise (ce que c’est que de rêver quand on a 20 ans et qu’on est
moche !).
Derrière le bélier – un véritable animal dont les cornes
apparurent passablement ravagées par l’exercice auquel on venait de
les soumettre – ne se trouvaient point des Anglois mais une bande de
manants qui s’écartant une fois leur objectif atteint laissèrent place à
celui qui les avait guidés jusqu’à la taverne du Pont-du-Cher.
- Eh bien, aubergiste, lança celui-ci en se drapant dans une
élégante cape rouge, qu’il est difficile de venir vider un godet en ta
taverne.
- Vous n’êtes point Anglois ? répliqua l’aubergiste saillant hors
de son double refuge.
- Anglois ?... Quelle idée !... Je me nomme Adhémar Sévert,
seigneur d’un territoire de 250 feux à une trentaine de lieues d’ici.
- Et vous agissez ainsi à chaque fois que vous avez soif ?
s’étonna le seigneur de Grime.
- Me prenez-vous pour un barbare ?... Que nenni bien sûr !...
Toute la contrée bruisse de la rumeur d’une princesse vierge belle à se
damner qu’une troupe hétéroclite conduit en Auvergne. Je me suis
senti soudain attiré par la perspective d’une rencontre avec elle, moi
qui n’ai pour me chauffer le lit qu’une servante rombière et deux filles
298
sans joie… Ne serait-ce point d’ailleurs cette damoiselle que j’aperçois
debout derrière le comptoir ?
- Si fait, seigneur Sévert, intervint sœur Trisquelle en se
dressant à son tour. La princesse Podane de Grime a bien l’honneur de
vous saluer et c’est bien tout ce qu’elle consentira à faire à votre
endroit. Elle est promise à un destin illustre et n’a que faire de
misérables culs-terreux de votre espèce.
Avant l’invention de l’allume-barbecue Zip, la tirade de sœur
Trisquelle fut sans doute l’élément le plus inflammatoire produit par
l’humanité ; aussitôt le seigneur Sévert se mit à cracher les flammes et
à éructer comme un possédé.
- Elle est à moi, entendez-vous ! A moi !... Nul ne pourra me
contraindre à renoncer à elle ! Tout à l’heure dans le ciel, un grand
éclat de lumière vers le sud a guidé ma route. Il m’a signifié que le
choix de Dieu était le même que le mien. Elle est à moi !
L’épée nue à la main, Adhémar Sévert démarra comme un
forcené pour s’emparer de la main de Podane. Il fut arrêté violemment
dans son élan par l’épée du seigneur d’Agnan qui le découpa en deux
parts rigoureusement égales de part et d’autre du nombril.
- Un de moins, lâcha tristement Killian de Grime.
Les manants, privés de leur seigneur, refluèrent en désordre et
sans mot dire tandis que les lèvres de leur maître articulaient dans un
dernier spasme deux mots fort courts :
- A moi…
Ce dernier gargouillis de vie laissa régner ensuite un long
silence dans la taverne. Il est bien connu que le premier qui dit
quelque chose après la mort dit une connerie. Ca ne manqua pas :
- Et qui va régler tous les dégâts ?...
Dans son ergastule sous le palais pontifical, Cathy commençait
à trouver le temps fort long. On ne lui avait servi pour toute pitance
que quelques rogatons sans saveur et qui contrastaient avec son
ordinaire : lorsqu’on l’invitait quelque part, c’était généralement en
déployant des trésors de raffinement et en faisant des folies. Le fait
que les messieurs invitants eussent des arrière-pensées avec une telle
munificence ne l’avait à vrai dire jamais ébranlée. Elle prenait tous ces
plaisirs avec sa naïveté habituelle. Comme quelque chose de naturel.
299
En plus, c’était petit, sale, puant l’humidité et la moisissure.
Tout le contraire du grand appartement du pape dans lequel elle avait
passé les derniers jours. Et comme on lui avait confisqué sa bourse,
elle n’avait même pas de quoi graisser la patte d’un des geôliers pour
qu’il consentît à améliorer son ordinaire.
La loose complète !
Aussi, lorsqu’elle vit passer, à peine éclairée par les flammes
d’une torche étique, une silhouette habillée d’une grande robe
blanche, elle appela :
- Ouh ouh ! Gilbert !... Pape Gilbert !...
La baronne de Saint-Dieu n’avait rien d’une cavalière émérite.
Si elle avait jadis décroché un trophée dans une compétition locale
d’équitation c’était après avoir drogué toutes les montures de ses
adversaires… Moyennant quoi elle avait pu se permettre deux ou trois
cabrioles sans être seulement inquiétée par l’opposition. Là, c’était
une poursuite pour de vrai et il ne fallait pas compter que le fugitif, qui
avait une bonne heure d’avance, consentît à muser juste pour lui faire
plaisir. Elle éperonna Grisonnante et partit au galop.
Au passage du pont-levis, une foulée trop ample de la jument
l’agita, la chahuta, la secoua, la désarçonna et, finalement, l’envoya
terminer sa course dans les douves glacées du château.
- Maudit sois-tu, Caille-Huzac ! Jusqu’à la centième
génération !... L’argent te brûlera l’âme et le cœur… Et aux tiens
pareillement !
Le hurlement, pareil à celui d’un loup blessé, monta dans la nuit
et rattrapa plus sûrement qu’une cavalcade endiablée l’ancien
régisseur-adjoint. Celui-ci, tout à la joie de son évasion réussie, ne se
rendit pas compte qu’il venait de pourrir la vie de milliers de porteurs
de son sang.
La situation à l’auberge du Pont-du-Cher était on ne peut plus
surréaliste (si tant est que ce mot eût un sens dans les premières
années du XIIIème siècle). Pendant que le tavernier ramassait avec la
virtuosité d’un commis-boucher, qu’il avait peut-être été dans une vie
précédente, les restes du seigneur de Sévert, un conseil de guerre
réunissait tous les acteurs de la geste… y compris le jeune Dark
300
d’Agnan qu’on ne pouvait laisser décemment de côté après son
exploit.
- Une auberge, une porte fracassée, des seigneurs que ma nièce
attire comme le miel appelle les mouches, voilà qui ne peut nous
promettre la nuit paisible dont nous avons pourtant tous grand besoin.
Que proposez-vous ?
A l’habitude, le seigneur Killian ordonnait et tout le monde se
taisait. Là, instruit des événements de la nuit précédente et conscient
de ses propres erreurs, le chevalier préférait écouter les avis. Il se
doutait que certains, épuisés, ne songeaient qu’à dormir de tout leur
saoul… et que d’autres, tétanisés par la peur de nouveaux assauts,
préféraient foncer dans l’inconnu pour en finir au plus vite avec cette
aventure.
- Je suis désolée, fit sœur Trisquelle, mais quels qu’aient été les
mérites de notre fils, le seigneur d’Agnan, je pense qu’il n’est point
souhaitable qu’il entende nos avis et participe à la délibération.
Disait-elle cela pour le principe ou avait-elle déjà remarqué les
regards langoureux qu’il adressait à la princesse ?
- Oui, je comprends, dit-il… Ne vous inquiétez pas, j’ai
l’habitude. Depuis des années, c’est toujours Dark, va dehors ! La nuit
est un peu mon royaume depuis que je vis naguère des étoiles.
Il sortit sans pouvoir claquer derrière lui la porte. Ce qui ne put
à vrai dire qu’accentuer sa frustration.
- Cette nuit, reprit Killian, il est hors de question que se
renouvellent les erreurs passées. Nous mettons de côté nos
sentiments, nos pulsions et nos envies. L’objectif c’est qu’aucun
baisouilleur ne puisse s’emparer de Podane. Sommes-nous tous
d’accord là-dessus ?
La mise à l’écart de Dark d’Agnan, qu’il n’avait pu se résoudre à
faire de lui-même, lui redonnait les coudées franches. Il redevenait le
seul chevalier, le seul noble seigneur et pouvait imposer ses vues sur la
suite à ceux qui étaient ses inférieurs. Tout le monde comprit bien
l’importance des enjeux et acquiesça.
- Et, au risque de me maudire moi-même pour cela, je suis
d’avis que nous suivions O dans sa folie. SI tout le monde sait que nous
allons prendre la route d’Auvergne, nous serons sans cesse assaillis
comme nous l’avons été hier et comme nous l’avons été ce soir.
301
Passons deux journées à cette fête. Cela nous remettra peut-être le
cœur en joie et des forces dans les muscles. Sur ce, je prends la
première garde. Mi-Mai me remplacera lorsque je me sentirai fatigué…
Bibor, tu retournes à l’écurie et la première damoiselle qui s’approche
de toi, tu lui jettes des cailloux au lieu de lui ouvrir les bras. Est-ce bien
clair ?
- Parfaitement.
- Et qu’advient-il du sire d’Agnan dans la suite de notre geste ?
questionna Podane.
- Il reprend sa route, ma nièce… Il n’est point de notre
aventure. Qu’il se trouve des compagnons s’il tient tellement à
s’amuser. Avec nous, il gagnerait plus mousse que terre.
Le pape Gilbert IV était descendu s’enquérir des progrès de la
torture qu’il avait commandé d’infliger à Yugcibo.
L’ancien conseiller ne parlait pas en dépit des horribles
souffrances qu’il subissait. On avait commencé par lui pendre des
poids aux pieds tout en le maintenant suspendu à une poutre ; il avait
ri. On avait déversé sur son corps une huile d’olive brûlante raffiné
deux fois ; il en avait souri en plaisantant. Voyant qu’il ne craquait
toujours pas, les officiants avaient eu recours au supplice dit de la
Rafabian qui consistait à faire intervenir une chanteuse à la voix
puissante et aigue. L’effet était radical ; en quelques minutes, les plus
récalcitrants en venaient à avouer tous leurs crimes depuis leurs
premiers chapardages jusqu’aux complots les plus évolués. Guido
Yugcibo se contenta de chanter avec elle d’une voix de fausset qui mit
toute l’assistance au supplice. Visiblement, le fait d’avoir commandé
lui-même pendant longtemps l’exécution de telles tortures avait d’une
certaine manière insensibilisé l’ancien bras droit du pape.
Mécontent de l’inefficacité de ses gardes, Gilbert IV trouva un
certain réconfort en retrouvant Cathy, sa « voyageuse du futur ». Il la
fit libérer et, constatant que la situation était en train de changer, il
demanda à ce qu’on lui donnât une chambre parmi celles réservées
aux moniales.
- Il faudra être sage et porter le voile, fit-il d‘un ton de bon papa
gâteau.
- Tout ce que vous voudrez pourvu que vous me tiriez de là…
302
C’était une phrase dont Cathy avait l’habitude. Fort
heureusement pour elle, sa sainteté Gilbert IV était un homme fidèle à
la doctrine qu’il enseignait et défendait. Il ne songea même pas à
abuser de la situation.
303
CHAPITRE XI (minimum)
Bois en stock
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu avait regagné sa
chambre dans un état de colère auprès duquel les éruptions
conjuguées de l’Etna et du Vésuve n’étaient qu’une joyeuse
plaisanterie. De l’Anglais, elle ne s’était pas plus souciée que d’un valet
de bas étage. Le duc du Safesex, grand du royaume anglais, détenteur
de centaines d’arpents de terre et seigneur de milliers de manants
avait donc dormi comme le dernier des vauriens sur la paille humide
étendue au pied d’un escalier. Il y avait vomi en d’horribles jets toute
la vinasse accumulée pendant des heures mais, au soleil levant,
comme par miracle, il avait récupéré toute l’intégrité de son flegme et
de sa courtoise politesse.
- Esse queu… vus auriez… s’il vous play… du… Ker-Ozen… pur
moâ ?
La phrase apprise par cœur la veille auprès de John Heathrow
avait survécu à la beuverie. Il s’en félicita cordialement tout en notant
que la question posée ne produisait rien d’autre sur le visage de son
interlocutrice qu’une intense envie de pouffer. Encore raté !
A la pique du jour, alors que les portes de la cité s’ouvraient à
peine, Melba de Turin et ses compagnons quittaient Grenoble au
grand galop. Ils avaient la journée seulement pour atteindre le seul
point d’étape possible pour la nuit, l’hospice fondé près de deux
siècles plus tôt par l’abbé Bernard de Menthon. On quitterait ainsi la
Savoie pour atteindre le val d’Aoste. L’Italie n’était pas bien loin mais
le prix à payer serait sans nul doute terrible. Il gelait à pierre fendre,
les chemins étaient durs et glissants et le vent froid pénétrait au
travers de la vêture pourtant renforcée de fourrures supplémentaires.
Un froid comme un prélude à l’enfer.
- Pourvu qu’il ne soit pas trop tard ! songea Melba de Turin en
éperonnant sa monture.
Lorsque Mi-Mai rendit compte des événements survenus
pendant sa veille, le seigneur Killian nota une certaine gêne chez celui-
304
ci. Avait-il failli et piqué du nez au cours de sa garde et laissé ainsi
quelque événement désastreux se produire ?
C’était tout le rebours bien au contraire.
- Le jeune seigneur d’Agnan est parti avant même que le soleil
ne se lève.
- Parti ?... Fort bien… Sœur Trisquelle m’avait averti qu’il avait
pour ma nièce des prévenances et des regards on ne peut plus
équivoques.
- Justement. Je crains que ce départ ne soit qu’un au revoir. Il
m’est apparu fort nerveux et véritablement toqué de la princesse,
faisant allusion à plusieurs reprises à son vœu de la revoir et à sa
naissance suffisamment bonne pour prétendre à sa main.
- C’est la folie de la jeunesse, cela lui passera…
- Point ne le croit, seigneur. Fol, il est sans doute mais, bien plus
que cela, décidé et entêté en bon Gascon qu’il est. Il nous reviendra
sans doute dès qu’il aura rempli la mission qu’on lui a confiée auprès
du roi. Et pour cela, s’il doit crever dix chevaux, il en crèvera dix.
- En vain… Jamais mon frère ne consentira à abandonner sa fille
unique à un petit noble de Gascogne.
- Et vous-même y consentiriez-vous ?
- Je serai sur ce point, et la chose est rare tu le sais, en parfait
accord avec mon frère.
- Alors, seigneur, il faudra je pense être capable d’affronter la
redoutable épée de ce jeune fol.
- Je ne la crains point pas plus que je ne le redoute, mon brave
Mi-Mai. Des prouesses telles que la sienne, j’en ai moi aussi
accomplies beaucoup.
- Certes, seigneur Killian… Mais lorsque vous aviez son âge…
Frigorifiée après avoir plongé dans les douves du château, la
baronne de Saint-Dieu avait fait déplacer sa couche afin qu’elle fût au
plus près de la grande cheminée de sa chambre. Elle passa donc une
partie de sa courte nuit à suer à grosses gouttes ce qui finit de la
fâcher avec toute forme d’humidité pour un bon moment. S’étonnerat-on que dans de telles circonstances elle n’ait eu pour ses valets que
remarques sèches et propos arides en cette matinée d’apparence si
banale ?
305
Banale ?... Pas tant que cela. Car, tandis qu’on frisait le cheveu
de la baronne pour lui donner des ondulations respectables faisant
oublier le négligé de sa coiffure à la sortie de son bain forcé, celle-ci (la
baronne, pas la coiffure…) entendit un brouhaha persistant dans la
cour du château. Comme vous le savez, en cette époque médiévale, il
n’y avait point de grandes fenêtres dans les châteaux pour des raisons
évidentes de sécurité ; lorsqu’on descendait des croisées c’était
généralement qu’une de vos ancêtres était partie à la suite de Pierre
l’ermite vers Jérusalem à la fin du XIème siècle et pas qu’on avait été
soudain mu par une envie suicidaire. La baronne ne put donc pas jeter
un œil pour voir ce qui produisait ce chahut indescriptible (et pour
cause !), elle ne put pas davantage demander à sa camériste, Zaza
Saint-Katrekatre, de le faire à sa place. Il fallut donc envoyer sur place
un petit vas-y-voir (version oculaire du célèbre vas-y-dire) pour
observer de quoi il retournait.
Ayant risqué à plusieurs reprises d’imiter le malheureux Vic en
chutant dans le viret traitre de la grande tour, le jeune Dominique
s’époumona en remontant. Son ami marmiton l’avait mis en garde
contre les accès de colère de leur nouvelle maîtresse (vous ne pensez
pas quand même qu’au rythme où elle dissout son personnel, la
baronne « tournait » toujours avec les mêmes gens ?) : avec la
baronne, il fallait promptitude dans l’exécution, célérité dans la prise
de décision et, surtout, beaucoup de chance.
- Alors ?
- Alors, madame la baronne, soit on a déplacé le jour du
marché sans prévenir personne, soit il se trouve un grand afflux
d’étrangers qui ne sont pas d’ici sur vos terres !
- Quel genre d’étrangers cela est-il ?... Nous avons déjà un
Anglais soiffard. Il ne manquerait plus qu’un Teuton têtu, qu’un Italien
bavard, qu’un Castillan fier comme Michel Hidalgo et qu’un Hollandais
sur ses échasses pour inventer quelque chose de nouveau…
- Ce ne sont point ce genre d’étrangers, madame la baronne…
Dominique reprit son souffle. Ce fut suffisant pour impatienter
Saint-Dieu qui commença à jouer nerveusement avec sa bague. Il
connaissait de réputation l’usage qu’elle en faisait et se remit à parler
très vite.
306
- Ce sont gens de spectacles, bateleurs et amuseurs…
Acrobates, jongleurs et troubadours… Il y a même un montreur d’ours
et une dresseuse de contraventions dans sa grande robe pervenche. Ils
disent tous venir pour la grande fête !...
- Mais enfin ?! s’insurgea la baronne. Personne ne leur a donc
dit qu’il n’y avait pas de fête ? Que tout était annulé ?
Pour le jeune valet, ce fut un grand moment de solitude.
Avouer une erreur de quelqu’un d’autre revenait à endosser tout le
poids de cette erreur et à s’exposer à un châtiment délivré par
personne interposée. Inversement, ne pas la reconnaître signifiait
mécontenter la baronne qui trouverait toujours qu’on se moquait
d’elle. Il en était de cette situation comme de certains jeux réputés de
hasard : on ne pouvait jamais gagner.
Alors Dominique tricha de manière éhontée. Il inventa une
situation toute différente de celle qui se présentait au même instant
dans la cours.
- On leur a dit bien sûr. Vos gens ont fait leur devoir… Mais
voilà, ces gens refusent de partir. Ils disent avoir vu des affiches un peu
partout dans la contrée et considèrent que la parole de l’organisation
est engagée… Il y en a même quelques-uns, plus enragés qu’engagés
sans doute, qui demandent à voir ce fameux César pour savoir si par
hasard ce n’est pas eux qu’il traite de niais.
- Oh mais ça ne se passera pas comme ça !
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu se dégagea de la tige de
fer incandescente que maniait avec habileté Zaza Saint-Katrekatre.
Celle-ci n’avait pas vraiment la main verte mais bien plutôt la main
rouge à force de prendre cette fameuse tige au creux de sa paume
sans protection. Elle poussa donc un terrible soupir de soulagement
lorsqu’elle sentit le fer à friser lui échapper (le genre gros soulagement
qui fait du bien) et se hâta de plonger sa dextre dans un grand pot à
eau qui se trouvait là. Malheureusement, il était vide puisque la
baronne avait décidé de se débarrasser de tout ce qui pouvait lui
rappeler sa mésaventure aquatique nocturne.
Celle-ci (la baronne, pas la mésaventure) se drapa dans un
grand étendard à ses couleurs (gris baveux, pourpre sanguin, vert mifuge), chaussa ses bottes de cinq lieues et, imitant sans le savoir
307
l’auguste César, s’éloigna le menton haut et le front dégagé pour
affronter l’invasion impolie de ses domaines.
- Je vais venir, je vais voir et je vais les réduire en bouillie,
résuma-t-elle dans une phrase célèbre qui, hélas, faute de chroniqueur
assermenté sur place, ne passa pas à la postérité.
Du moins jusqu’à aujourd’hui.
Dame Katy faisait grise mine. Son beau troubadour ne lui avait
pas rendu visite pendant la nuit et cela n’avait rien à voir avec les
préceptes moraux fortement rappelés par sœur Trisquelle. Il y avait
bel et bien de l’eau dans le gaz et ça ne gazait plus avec O.
La princesse Podane avait elle aussi l’œil humide. Sans doute
parce que le bel Agnan lui avait tapé dedans par son courage, sa
jeunesse impétueuse et sa force à l’épée. Après tant d’aventures
périlleuses – et quel que fût le courage dont elle avait fait preuve en
maintes occasions – elle aspirait à se donner un époux qui ne serait
pas une lavasse informe. Un peu comme son père songea-t-elle avant
de se reprendre et de juger cette idée fort peu chrétienne et
respectueuse.
Philippa de Vivarais avait l’air maussade. Quels qu’en aient été
les dangers à affronter, la route de l’Auvergne la rapprochait de ses
terres, celles dont elle devait devenir la maîtresse, celles sur lesquelles
elle espérait bien parvenir à retenir le grisonnant Killian de Grime, au
moins le temps qu’il lui fasse quelques héritiers mâles. En revanche,
partir à travers le Berry vers les terres de Brenne, c’était se rapprocher
dangereusement du diocèse de Limoges où monseigneur de Bazétage
devait avoir encore en tête la manière dont elle s’était faite docile
pour demeurer parmi ses souris. Qu’avait-elle à gagner dans ce
détour ? Rien… Sinon se détourner du futur pour replonger dans le
passé.
Sœur Trisquelle n’était pas en meilleure situation que ses
camarades de route du doux sexe. Outre qu’elle s’était luxé le pouce
en s’habillant, elle songeait avec tristesse au temps incommensurable
qu’il lui faudrait attendre avant de pouvoir prendre la route des terres
païennes du Sud. Même si elle y risquait le martyre, elle avait un
impérieux besoin de lire ces manuscrits grenadins. Ils contenaient des
révélations sur la destinée du monde qui ne pouvaient être livrées qu’à
308
des personnes de sa science sous peine de provoquer malheurs et
douleurs pendant les siècles des siècles.
- Mesdames, bourdonna le troubadour O, que de petites
mines ! Que de tristes minois et de pauvres sourires ! Allons, chantons
ensemble, voulez-vous !...
- Chanter ?! s’exclama Killian de Grime. Vous ne voulez pas non
plus faire des feux de joie pour mieux indiquer notre nouvelle route à
ceux qui traquent la chair blanche et fraîche de ma nièce ?
Le chevalier éperonna sa monture pour prendre du champ. Il
supportait de plus en plus mal la suffisance du troubadour. D’autant
qu’il avait dû, coup sur coup, le féliciter pour ses actes. Cela faisait
beaucoup. Beaucoup trop. Il avait envie de le précipiter dans les eaux
claires et froides du Cher tant qu’il était encore temps. La route de
Déols n’allait pas tarder à bifurquer vers le sud et à quitter les berges
de la rivière. Sacrifier O ?! Personne a priori n’y verrait d’inconvénient
– il avait noté la froideur manifestée à l’égard de dame Katy – et cela
ne pouvait que rétablir un peu plus de sérénité et d’harmonie dans la
colonne. Mais de là à passer à l’acte maintenant…
- Mon oncle, vous êtes fort morose ? fit Podane qui avait
conduit sa jument au botte à botte avec son parent.
- Nous le sommes tous, je le crains fort… Il y a beaucoup trop
de tension avec ces accumulations de faits, d’événements, de
mauvaises surprises, de traquenards et de coups bas. Nous sommes las
et nous quêtons tous le repos.
- Pour vous, mon oncle, où serait-il ce repos ?... A Grime sur nos
terres ou dans le Vivarais de cette chère Philippa ? Sur l’île lointaine de
Chypre ou dans les confins ibères à combattre le païen ?...
- Je n’aurais pas de repos tant que je ne t’aurais pas ôté cette
terrible puanteur de la bouche. Maintenant, si tu voulais bien aller
parler à quelqu’un d’autre…
Comme l’avait annoncé Dominique, la cour du château était
remplie d’une trentaine de saltimbanques et il se disait dans les
conversations particulières que d’autres étaient encore en chemin.
- Mais qu’est-ce que je vais faire de tous ces gens ?... Et
comment est-ce qu’on va les nourrir ? Ils vont consommer toutes nos
réserves de l’hiver.
309
En disant « nos », la baronne de Saint-Dieu pensait bien
évidemment – on ne se refait pas – « mes » réserves. Elle y tenait à ses
salaisons, à ses volailles, à ses muids de froment et de seigle, à ses
tonneaux de vin de Touraine. L’idée que d’autres puissent en profiter
la mettait au bord de la crise d’apoplexie.
Bien sûr, elle aurait pu déchaîner contre eux un de ces
sortilèges qu’elle tenait enfouis dans sa mémoire. Les transformer en
torches humaines pour éclairer le château ou, au contraire, les geler
sur place comme des statues transparentes, voilà qui aurait eu de la
gueule… D’un autre côté, il valait peut-être mieux ne pas trop exciter
la curiosité du bailli du coin déjà fort soupçonneux envers cette
baronne qui avait le mauvais goût de ne jamais disparaître et se
succédait à elle-même de génération en génération. Sans compter que
l’animation, pour ne pas dire l’agitation, ainsi produite tranquilliserait
la princesse Podane et ses amis lorsque ceux-ci, conduits par O,
viendraient donner la tête la première dans le piège qu’elle leur avait
tendu.
- Viiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiic !
Passée d’une cellule de prison à une cellule monastique, Cathy
van der Cruise n’avait guère perçu de manière évidente le
changement. Il n’y avait toujours pas d’électricité, de lit véritable avec
couette douillette, de moyens pour écouter de la musique et – car ça
commençait à lui manquer – d’hommes virils pour succomber à son
charme assassin.
Oui, vraiment, le XXIème siècle commençait sérieusement à lui
manquer… et elle pensait, en sa parfaite innocence, qu’elle devait
manquer aussi à son siècle d’origine.
Après avoir petit-déjeuné d’une portion de brioche sèche
trempée dans du lait glacé et tourbeux, elle s’était allongée à nouveau
sur sa couche, les mains sous la nuque, regardant fixement le plafond
comme s’il pouvait lui raconter des histoires. Un grincement de clé
dans la serrure l’avait tirée de cette longue et morne contemplation.
- Enfin ! jeta-t-elle avec tout le désespoir dont son petit cœur
était capable.
Le pape Gilbert IV posa l’index sur ses lèvres.
310
- Chut !... J’ai des choses importantes à vous dire. Asseyez-vous
et taisez-vous !
Cathy s’exécuta.
- J’ai une bonne nouvelle et une mauvaise nouvelle…
- Je sais ce que vous allez me demander… Commencez par la
mauvaise…
- C’est bien ce que je comptais faire… Cette nuit, des hommes
se sont introduits dans la prison et ont enlevé Guido Yugcibo.
- Pourquoi c’est une mauvaise nouvelle ça une fois ?... Je le
connais pas, moi, votre Guido Jesuissibo.
- Alors, apprenez, chère fille, que Guido Yugcibo était mon plus
proche conseiller et que j’avais fini par être convaincu qu’il oeuvrait
pour d’autres intérêts que ceux de notre sainte Eglise. C’est en
revenant d’assister à la question qu’on lui appliquait que je vous ai
retrouvée cette nuit.
- On lui posait des questions ?
- Oui.
- Et il répondait ?
- Non.
- Il fallait le frapper avec de vieux annuaires… ça fait mal et ça
ne laisse pas de traces.
- Qu’est-ce que vous appelez « annuaires » ? questionna le
souverain pontife.
- Des trucs pour téléph… Oh et puis zut… C’est pas étonnant
que vous n’arriviez à rien, vous êtes mal outillés à votre époque. Je
peux vous dire que mon beau-père, Roland de Roncevaux, l’aurait fait
chanter votre Guido Quépassibo…
L’évocation de Guido Yugcibo chantant à tue-tête raviva les
souffrances auditives du pape qui préféra passer à autre chose.
- La bonne nouvelle c’est que j’ai réussi à me faire remettre le
grimoire qui contient la méthode permettant de voyager dans le
temps. Nous allons pouvoir vous renvoyer vers votre époque.
Cathy battit des mains puis se jeta au cou du pontife qu’elle
embrassa avec une furia qui n’était pas spécialement approuvée par la
sainte Eglise.
- Alors ? Comment fait-on ? demanda-t-elle.
311
Gilbert IV écarta les pans de sa robe blanche et exhiba un
grimoire d’apparence anodine qu’il avait tenu serré contre lui jusque
là.
- Portet Empusemus est l’auteur… C’est en fait une anagramme
qui indique que ce manuscrit parle des voyages dans le temps…
Couverture verte, fermoir en argent… Mon archiviste l’a tenu serré
contre lui, hier, toute l’après-midi… Et ce matin encore, il ne voulait
pas le lâcher…
- Alors ?...
- Mon capitaine des gardes lui a tranché le bras pour qu’il cesse
de s’y agripper… Et voilà !...
Cathy recueillit pieusement l’ouvrage qui allait lui permettre de
retourner à son époque. Elle l’ouvrit, le parcourut selon son habitude
assez rapidement, son regard agile et sa fabuleuse mémoire suffisant à
assurer l’essentiel, puis le referma sèchement.
- Il y tenait à son bras, votre archiviste ?
- Pourquoi demandez-vous cela ? s’enquit le pape.
- Parce que je crois qu’il vous l’a donné pour rien… Votre
grimoire, il est totalement vide. Les pages sont blanches.
Les appels de la baronne de Saint-Dieu n’eurent aucun effet et
pour cause. Toujours réduit à l’état de miette humaine, Vic
Ötterschultzer ne pouvait pas descendre de lui-même depuis le
sommet de sa tour. Il fallut donc envoyer le marmiton et Dominique
pour le transporter jusqu’aux pieds d’Anne-Charlotte-Romane qui, ne
pouvant résister à la tentation, avait gelé la situation le temps que ce
transport fut accompli. Le temps cessa donc de s’écouler pendant
plusieurs minutes ce qui lui permit de se livrer à quelques facéties
puériles à l’égard des artistes déambulant à l’arrêt dans sa cour.
Lorsqu’elle relança la course du sablier universel, certains se
retrouvèrent avec les chausses sur les chevilles, d’autres barbouillés de
boue et, vengeance terriblement féminine, les plus jolies damoiselles
trouvèrent leurs jupons affreusement déchirés. Cela provoqua des
rires mais aussi un chahut monstre qui donna le prétexte à la baronne
d’une nouvelle sorcellerie bien dans son goût. Elle alluma entre les
deux tours du château une gigantesque boule luminescente qui se mit
à refléter, comme un immense miroir découpé en mille morceaux, la
312
lumière du soleil. Aveuglés par tant de luminosité, les artistes se
plaquèrent les mains sur les yeux et se turent, effrayés par ce prodige.
- Salut à vous, gentes dames et beaux messieurs, lança la
baronne en sautant sur le timon d’une charrette. Je suis la propriétaire
de ce château et la gentille organisatrice des festivités qui vont s’y
tenir. Vous voudrez bien vous approcher en rang, en ordre et en
silence de mon régisseur qui va enregistrer vos inscriptions, vu qu’il est
à peu près le seul ici à savoir lire et écrire. Vous voudrez bien préparer
également les deux liards2 correspondant à la participation aux frais…
- Pardon ?! fit une voix, aussi anonyme que mécontente, dans
l’assistance. Il n’était dit nulle part qu’il fallait payer pour participer…
- Pardon ?! répéta la baronne en imitant le ton courroucé de
l’interrupteur. Il n’était dit nulle part le contraire…
Il y eut des rires – peu charitables mais ainsi est l’espèce
humaine – moquant le jongleur qui avait osé couper la parole à la
châtelaine. Jouant sur ce rapport de force qui lui était favorable, SaintDieu rajouta :
- Qui es-tu, toi qui ne veux pas payer ?
- Je suis Hugues le jongleur. J’arrive à marche forcée des confins
du Limousin où la nouvelle de cette grande fête n’est arrivée qu’avanthier.
- Tu es donc un étranger à notre province…
- Est-ce interdit ?
- Point, concéda la baronne… Mais le fait d’être étranger ne
t’interdit pas de participer, Hugues, aux frais… Tu auras toi aussi à
verser tes deux liards.
Le jongleur limousin tenta une ultime tentative pour obtenir la
suppression de l’obole d’engagement. Le malheureux eut la fort
mauvaise idée d’essayer pour cela d’attendrir la baronne.
- Regardez ! En marchant si vite et si longtemps pour être ici à
temps, je me suis blessé à la main. Cette main qui est mon outil de
travail…
- Tu marches donc aussi sur les mains ?...
- Regardez ! fit-il en s’approchant de la charrette sur laquelle la
baronne était juchée. Regardez cette lésion…
2
Ok, ok, le liard n’apparaît qu’au XVIIème siècle… Mais bon, c’est une geste
fantaisiste oui ou non ?
313
- Tout ce que je vois c’est une lésion étrangère, répliqua SaintDieu. Tiens, voilà du boudin !...
Un geste rapide de la main suffit à faire s’abattre sur la tête du
malheureux jongleur plusieurs rouleaux de lourde charcutaille venus
d’on ne sait trop où. Le dénommé Hugues s’affala aussitôt, ko pour le
compte.
- Bien, reprit la baronne… Notre jongleur étant dans les
pommes, je crois que nous allons pouvoir commencer à enregistrer les
inscriptions. A vous de voir si, pour vous, c’est deux liards ou du
cochon.
Voyant se dresser rapidement et dans le calme la file des
candidats à l’inscription, Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu se
félicita de la manière dont elle avait traité Hugues le contestataire. Il
gisait toujours au sol, ignoré de tous, des rouleaux de boudin magique
l’enserrant progressivement.
- Du boudin et des pommes, murmura Saint-Dieu… Voilà qui
pourrait être une idée de plat nouveau… Il faudra que j’en touche deux
mots à Zaza.
Comme elle allait se retirer laissant le malheureux Vic gérer
l’afflux des candidats, une main puissante se posa sur son bras.
- Esse queu… vus auriez… s’il vous play… du… Ker-Ozen… pur
moâ ?
La monture d’Henri Berry s’abattit dès les premiers arpents de
glace sur le chemin. La fatigue d’une longue course, une glissade mal
maîtrisée par le cavalier et la cavale dévala la pente en emprisonnant
sous elle la jambe de celui qui la montait quelques instants avant.
- Argh ! J’ai mal ! J’ai mal ! hurlait Henri Berry en se roulant par
terre…
- Tu as mal ? questionna Melba de Turin qui avait aussitôt fait
demi-tour pour porter secours à cette recrue aux talents atypiques.
- Ouais, j’ai mal… Regardez comme j’en bave !...
- Tu baves, tu baves… Tu baves à rien, oui… Allez, relève-toi !...
- Ah pardon, madame, mais sauf votre respect, on dit pas bave
à rien mais bave à roi…
- Bave à roi ? Mais cela ne veut rien dire…
314
Melba de Turin n’était pas qu’une mercenaire spécialisée dans
les assassinats, elle avait aussi une culture immense accumulée
pendant toutes les années de son enfance passées serrée dans un
monastère du Piémont. Elle avait beaucoup de mal à saisir parfois les
propos du « populaire », elle n’y trouvait aucun sens et surtout une
syntaxe déplorable.
- J’ai mal, reprit en hurlant Henri Berry… Là, za y a quelque
chose qui est cassé…
- Lève-toi ! commanda Melba. J’en ai assez de toutes ces
balivernes…
- Des balivernes ?! Des balivernes ?! Comment vous y allez !
Vous entendez pas la musique que ça fait quand je crie… Si c’est des
balivernes, c’est des balivernes de musique, je vous dis.
- Debout !!!
En matière de hurlement, Henri Berry dut reconnaître qu’il
avait trouvé son maître. La voix de Melba de Turin, dont les accents
rauques pouvaient être si doux et envoûtants, se mit à résonner,
prenant force et vigueur à tous les échos de la montagne.
- Ca va, ça va, fit le bandit en se relevant péniblement… Je vous
jure, il en faut du courage pour vous supporter à vous… Faut tout le
temps être sur le pont et sur ses pieds… Moi je vous le dit, y a pas
d’heure pour ceux qui en bavent.
Le duc du Safesex comprit qu’il avait enfin trouvé la personne
qu’il cherchait. La baronne, seigneur des terres alentours et du
château, ouvrit bien les yeux en grand en entendant évoquer le KerOzen mais elle ne se gaussa point. Elle était sous le coup d’une
véritable surprise face à une telle demande. Elle savait donc
pertinemment de quoi il parlait.
- Dis donc, l’Anglais, qu’est-ce que tu es venu faire exactement
sur mes terres ?...
Il ne comprit pas le sens précis de la question mais en devina la
trame au regard soudain soupçonneux. D’un geste lent de la main
assorti de battements, il mima un décollage.
- C’est iurgente ! expliqua-t-il.
- Iurgente, iurgente… Evidemment que c’est iurgente… Tout est
iurgente de toute manière de nos jours… Regarde, l’Anglais, là c’est
315
iurgente pour moi de trouver ce que je vais faire de tous ces gens-là.
C’est iurgente de trouver un moyen de les nourrir et de les abriter.
C’est iurgente aussi de faire plein d’autres choses… Tu comprends ?...
Le duc secoua la tête avec une belle énergie. Il revint à la
charge comprenant de manière intuitive que la baronne détournait la
conversation.
- Ker-Ozen ?!...
- Quoi encore ?!...
Elle agrippa l’Anglais par l’épaule – ce qui lui réclama quelque
effort car le duc était beaucoup plus grand et massif qu’elle – et
l’entraîna vers Vic.
- Vic, mon ami…
A chaque fois que la baronne qualifiait quelqu’un d’ami c’est
qu’elle avait un souci important nécessitant de l’aide. En dehors de ces
circonstances, elle pouvait vous laisser crever la gueule ouverte sans
même jeter un regard au minimum compatissant pour vos souffrances.
Vic connaissait la règle, il l’avait souvent éprouvée. Sa petite revanche
tenait dans le fait que, parfois, il profitait de ces moments de relative
bonté pour grappiller de manière subreptice quelque avantage
conséquent.
- Saurais-tu obtenir de cette chose anglaise qu’elle m’explique
ce qu’elle veut de moi ? Elle me parle de Ker-Ozen comme si elle savait
de quoi il retourne.
Elle se rendit compte que Vic ne savait pas lui-même tout ce
qu’on arrivait à faire avec quelques morceaux de restes de saint
Blairio. Trop tard ! Elle avait lâché le mot.
- Good morning sir…
- C’est votre sœur ? demanda Saint-Dieu qui ne comprenait rien
à cette entame on ne peut plus familière et familiale.
- Non, expliqua-t-il… C’est un titre de politesse. Si c’est bien
l’Anglais auquel cette fripouille de Caille-Huzac a dérobé ses bagues
cette nuit, il est évident que c’est une noble personne… Ou du moins
quelqu’un qui a de l’argent à sa suffisance.
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu se fit la remarque amère
qu’elle n’avait pas pensé à cela. Décidément ce Vic savait réfléchir et
scruter le tréfonds des âmes.
- I am Vic Ötterschultzer… And you ?
316
- Truman Stringfellow, first duke of Safesex, third gentleman of
crown…
- Qu’est-ce qu’il dégoise ? questionna la baronne.
- Si je vous l’explique, répondit Vic, vous allez être obligée de
vous jeter à genoux devant lui.
- Ce n’est pas le roi quand même ?...
- Non, fit Vic, qui recevait régulièrement un colporteur très au
fait de la vie des têtes couronnées de toute la chrétienté. Le roi est
encore un enfantelet…
- I’m also chief of Coastal command, poursuivit le duc.
- Je rêve où il vous a traité de chiffe qui commande que dalle ?!
- Mais enfin, baronne, laissez-le parler…
- I’m flying to Rome…
- Il dit qu’il vole…
- Eh bien c’est du propre… A qui se fier, je vous jure ?!
Vic secoua la tête ce qui fit craquer deux ou trois vertèbres mal
remises en place.
- Why to Rome ? demanda-t-il.
- They want to kill the pope… Kill the pope !!!
- Kill ? Pope ?... Mais c’est quoi cette langue qu’on ne
comprend pas… Eh mon gars, il va falloir te mettre au gout du jour. La
langue des beaux messieurs et des gentes dames c’est la nôtre. La
tienne c’est un embrouillamini sans nom…
- Il dit qu’ils veulent tuer le pape, traduisit Vic.
- Eh alors ?! Ce ne serait pas le premier… Qu’est-ce qu’on a à
voir avec ça ?
- Visiblement, il va à Rome pour sauver le pape… Il dit qu’il y va
en volant… Qu’est-ce à dire ? Il y aurait un sortilège permettant de
voler comme les oiseaux ?
- Oubliez cela Vic… Contentez-vous de me servir de truchement
avec cette cruche anglaise.
- Et, ensuite, il faut que je gère toute cette foule… Vous ne
croyez pas que si j’étais en meilleur état, je serais plus efficace.
- Certes… Mais, tel que vous êtes, vous êtes parfait.
C’était à ne point s’y tromper un compliment. La rareté de la
chose, conjuguée à la nervosité de la baronne, disait au régisseur à
quel point quelque chose de pas clair se tramait. La baronne était-elle
317
partie prenante dans cette affaire d’assassinat du pape Gilbert ?
Connaissait-elle le secret de ce fameux Ker-Ozen que réclamait le duc ?
N’avait-elle organisé la fête que pour faire vraiment découvrir la région
aux gens qui, à l’habitude, la contournaient sans en connaître
l’existence et la beauté ?
Il fronça les sourcils. Surtout le gauche. Saint-Dieu comprit
qu’elle ne pourrait pas faire l’économie d’une explication et d’un geste
fort à destination de son régisseur.
- Demandez-lui s’il connaît Eric de Clapetown ?
Le pape Gilbert IV avait dû se rendre à l’évidence. Cathy n’avait
pas menti. Le grimoire vert au fermoir argenté était aussi vide et creux
qu’une émission animée par Benjamin Castaldi. Les interrogations
affluèrent en désordre dans son esprit. Tutteperdi était-il au courant
de l’existence de cette version muette ? Avait-il délibérément sacrifié
son bras… et donc sa vie ? Avait-il été trompé depuis le début ? Tout
cela avait-il un sens ? Et si oui lequel ? Et si ce sens avait un sens,
pouvait-on imaginer qu’il y eût un sens contraire pour revenir en
arrière ?
Tout cela pouvait se résumer en une seule question.
Que faire ?
- Moi, si j’étais vous…
- Mais vous n’êtes pas moi, répliqua passablement énervé le
souverain pontife. Et vous ne pourrez jamais l’être !
- Ah ?!... Et pourquoi s’il vous plait ?...
Une vision d’horreur traversa Gilbert IV. Se pouvait-il qu’à
l’époque d’où provenait sa visiteuse les femmes pussent accéder aux
fonctions sacerdotales ? Y compris à la fonction suprême ? La
sienne !...
Faute de réponse de la part de son interlocuteur, Cathy
enfonça le clou et reprit librement le cours de ses conseils.
- Votre Tutteperdi, il lui reste bien un bras ?... Que tenait-il dans
son autre main hier ?
- Pardon ?...
- Oui, qu’est-ce qu’il tenait dans son autre main ? Il avait bien
deux bras et deux mains hier… Je commence à vous connaître, vous
avez bon cœur… Vous n’auriez pas coupé son seul bras à un manchot…
318
Bon sang ! Ce qu’elle racontait n’avait aucun sens. Cela ne
l’empêchait pas pourtant de continuer à déblatérer.
-- Moi, un jour… Un type a voulu me braquer dans le métro à la
station Philippe Geluck… Je venais de m’acheter un smartphone et un
pain au chocolat… Qu’est-ce que vous croyez qu’il m’a volé ?!
- Euh… Je ne sais pas ce qu’est un smartphone… et pas non plus
ce qu’est un pain au chocolat.
Cathy balaya l’objection d’un revers de main. Elle s’empara du
grimoire vert et se mit à le serrer très fort contre elle.
- Prenez-le moi !...
Gilbert IV hésita. Cette situation n’allait-elle pas le conduire à
effleurer de manière trop appuyée le corps féminin de sa confidente ?
- Allez !... Vous allez pas avoir peur d’une femme quand
même ?
C’était précisément ça.
- Mais, c’est pas possible… Prenez-moi ce grimoire !...
Le souverain pontife se lança. Il s’agrippa au grimoire et tira. Il
rencontra une résistance à laquelle il ne s’attendait pas. Sous son
apparence frêle, Cathy avait une force insoupçonnée. Pris au jeu, et
mû par un sentiment fort peu chrétien de domination de l’autre, il
s’arc-bouta pour s’emparer vraiment du manuscrit vierge. Cathy se
défendit pied à pied mais finalement, par fatigue ou parce qu’elle
trouvait que le jeu avait trop duré, elle céda et lâcha le livre.
- Et voilà ! lança le pape triomphant.
- Et voilà ! répondit Cathy en brandissant la petite clé dorée qui
ouvrait la porte de sa cellule… Vous avez compris le truc ?... J’ai sauvé
ce que je voulais garder et j’ai donné ce qui n’avait pas de valeur pour
moi…
Le raisonnement de Cathy prenait désormais tout son sens
pour Gilbert IV. Illustré par l’exemple, cela devenait tout de suite
beaucoup plus clair.
- C’est Roland qui m’a appris ce truc aux échecs… Sauf que
j’arrive pas à comprendre les échecs… Y a des tours qui bougent et des
chevaux qui sautent partout… Et le roi et la reine ils se déplacent
jamais ensemble… Alors que le roi Albert, il ne sort jamais sans sa
femme… Il n’y a que le fou qui est normal, il fait tout de travers.
- Que tenait-il dans son autre main ? murmura le pape.
319
- Ca j’en sais rien… Moi en tous cas, ça a marché… Il l’a pas eu
mon pain au chocolat, le petit Copé… Et on l’a serré ensuite pour trafic
de smartphone. Un tricheur et un voleur…
Gilbert IV ferma les yeux pour se remémorer la situation.
Tutteperdi était allé et venu en serrant le grimoire vert contre lui. En le
serrant des deux mains…
Il voulut mimer la situation pour bien se convaincre qu’il était
impossible que l’archiviste ait eu autre chose en main que le fameux
registre… Mais comme il avait toujours les yeux fermés, il ne vit pas la
cruche posée sur la table, ni le pied de Cathy planté devant lui. Le choc
fut bref mais enrichissant. L’eau de la cruche se répandit sur le
parchemin révélant les mots qui y avaient toujours été inscrits mais
qu’une propriété mystérieuse avait celés aux regards.
- Qui ne connaît Eric de Clapetown, traduisit Vic, c’était le
troubadour le plus populaire chez nous. Il faisait des choses avec son
luth qui ne sont écrites dans aucun traité sur la musique. Excepté les
siens bien sûr.
La baronne songea qu’il valait mieux que O ne soit pas là pour
entendre de telles louanges. Il en aurait fait une jaunisse.
- Somebody talks about him like God…
- God ?!...
- Yes, mister Vic… Like God !
- Qu’est-ce qu’il raconte l’Anglais ?
- Que le fameux Eric de Clapetown chez eux est vu comme un
Dieu…
- Eh bien, tu lui dis que moi je suis cinq fois ça et il en rabattra
peut-être un peu. C’est fou ce que ces Anglais sont arrogants. Ils
croient avoir tout inventé… Bientôt ils vont essayer de nous faire croire
qu’ils ont inventé la soule et la bière.
Avait-elle déjà oublié qu’elle attendait de la musique du maître
anglais les trépidations frénétiques qui remettraient Vic sur pied ?
- Il me faut une solution pour mettre de l’ordre dans tout ça,
pesta-t-elle. Et tant pis si ça me coûte un peu… Vic, dis-lui qu’il aura
son Ker-Ozen s’il réussit à faire jouer sa musique…
Vic leva un sourcil. Le droit.
320
- Cela signifie donc que vous connaissez le secret de ce KerOzen qui fait voler.
- Je connais les secrets que je peux, mon cher Vic. Si celui-ci est
mien, tu n’ignores pas que j’en maîtrise d’autres et des plus
pendables… Alors, tu vas te dépêcher de faire cette demande à ce
petit duc de pas grand-chose, de me donner une réponse – si possible
favorable – afin que je puisse me retirer dans mes appartements.
La voix de la baronne était montée graduellement mais à la
puissance croissante, elle avait ajouté une menace on ne peut plus
claire qui sourdait de chaque syllabe articulée comme on broie une
noix.
- Il dit qu’il est d’accord…
- Fort bien. Je vous laisse. Qu’il se débrouille pour que quelques
musiciens puissent interpréter la musique de ce Clapetown d’ici ce
soir… Et demain matin, il pourra reprendre son voyage et aller sauver
le pape s’il n’a rien de mieux à faire de sa vie… Des papes, il en meurt
un tous les deux ans et aussitôt il y en a un autre pour prendre sa
place. Il n’y a pas de risque d’une pénurie sur ce produit. Donc si ça
l’amuse de se transformer en mécanique bruyante pour voyager, il
aura son Ker-Ozen… Mais qu’il ne compte pas arriver à Rome comme
ça… C’est impossible. Il s’écrasera au sol avant…
Milan s’offrait au regard des ecclésiastiques de France qui, en
procession, avançaient vers Rome pour porter au pontife Gilbert IV
certaines de leurs doléances. A leur tête, l’abbé de Mozarella et
l’évêque Scapinnochio de la Plancha avaient depuis longtemps épuisé
l’évocation de leurs rêves. Ils étaient désormais bien au-delà du rêve,
ils commençaient à toucher du doigt l’aboutissement de leurs efforts.
Ils savaient que Melba de Turin était à trois bonnes journées derrière
eux mais qu’elle chevauchait à un tout autre rythme qu’eux qui
avançaient la plupart du temps au trot. D’ici peu, elle les aurait
rattrapés et dépassés. Ensuite, il faudrait ajuster leur vitesse sur la
sienne… à moins que ce ne soit l’inverse. L’idée de base était on ne
peut plus simple : Mozarella et Scapinnochio devaient entrer à Rome
au milieu du désarroi qui suivrait l’assassinat de Gilbert IV.
Contrairement à ce que pensait Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu,
on n’assassinait pas un pontife tous les jours ; un tel événement
321
sèmerait la stupeur et la désolation dans l’Urbs. On ne manquerait pas
de faire un rapprochement entre cette mort brutale et les échecs
répétés de nouvelles croisades pour secourir la Terre sainte, on y
verrait la preuve d’un abandon de Dieu… Et on porterait au trône de
saint Pierre l’honorable évêque Scapinnochio de la Plancha dont
l’action en faveur d’une nouvelle croisade avait été incessant. Ensuite,
il serait temps de réformer de fond en comble la vieille Eglise et d’en
prendre le contrôle en nommant proches et affidés à tous les postes
de responsabilité. Et ni l’empereur, ni les rois de France, d’Angleterre
ou de quelques contrées que ce soit n’y pourraient rien. Des temps
nouveaux étaient à venir qui allaient réécrire l’Histoire.
Ce que les deux comploteurs ignoraient c’est qu’il existait une
différence minime mais notable entre leurs visions du plan. Tandis que
l’abbé Alfredo de Mozarella avait prévu de réduire au silence Melba de
Turin sitôt son forfait perpétré, l’évêque et candidat à la tiare
pontificale souhaitait lui confier une ultime mission avant qu’elle
puisse faire retraite à tout jamais : assassiner son complice préféré,
l’abbé, dont il avait du mal à imaginer qu’il acceptât de n’être qu’un
comparse dans la suite des opérations.
- Belle ville ! s’exclama l’évêque de Limoges.
- Oui, répondit l’abbé de Mozarella. Vous y serez à votre aise,
monseigneur de Bazétage… Il paraît que les souris y grouillent lorsque
vient la nuit.
En hiver, le soleil – quand il y en a – vient à tomber très vite sur
l’horizon. Pour les aventuriers de la geste, il restait encore quelques
lieues à faire lorsque la nuit s’installa confortablement sur les bois et
les étangs de la Brenne. Dans le silence qui se faisait chaque instant
plus vif et étouffant, nul n’osait prendre la parole. Si on entendait
chanter ce n’était point O le troubadour mais une guifette noire que le
froid n’avait pas encore engourdie. Si quelque chose tressaillait ce
n’était point Katy-Sang-Fing orpheline de la chaleur de son amant mais
bien une cistude d’Europe en pleine reptation. Si des claquements secs
ce faisaient entendre, ils n’émanaient pas d’un nouveau déboitage de
la clavicule de sœur Trisquelle mais d’un bec de héron pourpré
cherchant dans le sol quelque morceau de vermisseau à sa caler dans
le gosier. Si…
322
Oui mais bon avec des si, on aurait pu couper tout le bois qui
rajoutait de l’ombre sur le chemin étroit et sinueux.
- Je crois qu’il va falloir s’arrêter ici, fit Killian. La nuit est
devenue beaucoup trop noire et il n’y a pas de lune. Nous risquons de
nous perdre et, si les choses ne veulent vraiment pas nous sourire, de
tomber dans un de ses maudits étangs… C’est dans des moments
comment ceux-ci que je regrette le désert d’Orient, croyez-moi.
- Mais enfin, intervint O, il n’est pas possible faire étape ici…
Seigneur, dites-moi que vous n’êtes pas sérieux.
- Pourquoi ? Tu trembles, carcasse, à l’idée de passer une nuit
sous les étoiles ?
- Non point, rétorqua le troubadour en se redressant sur sa
monture avec la fierté de celui qui sait n’avoir rien à craindre. J’ai déjà
dormi sous des ponts ou dans des forêts humides et profondes…
- Et bien, tu aurais mieux fait d’y rester !
La remarque cinglante n’était pas venue d’un des hommes mais
de Katy-Sang-Fing qui trouvait là l’occasion de matérialiser clairement
sa rupture avec O.
La princesse Podane regarda sa damoiselle de compagnie avec
surprise. Elle n’était pas du genre à s’épancher de ses problèmes
devant tout le monde. Bien sûr, elles s’étaient confiées dans leur
enfance leurs élans de cœur… Enfin, surtout ceux de Katy car Podane
n’avait pas grand-chose à raconter se sentant si différente et étant de
surcroît la fille du seigneur donc celle qu’on n’abordait pas.
- Si j’y étais resté, je ne pourrais pas vous guider sur la bonne
route comme je le fais depuis un bon moment, répliqua le troubadour.
La tentative de Katy pour mettre O plus bas que terre avait
échoué. Elle trouva cependant un secours dans une intervention
fielleuse de Mi-Mai.
- C’est bien ce que je disais hier soir… Je trouve que tu connais
sacrément bien la région…
- Je la connais… parce que je la connais… Il m’est arrivé en effet
de zigzaguer dans le coin par le passé mais j’avais avec moi mon GPS…
- Qu’est-ce là ? questionna Podane.
- Il s’agit du Guide du Parfait Saltimbanque… Un registre qu’on
vous remet dans certaines cours afin de vous permettre de la suivre
lorsque celle-ci se déplace. Il y a, mais vous ne pouvez pas le savoir
323
vous qui vivez dans vos châteaux sans jamais en bouger, des sortes de
syndicats qui se sont formés et qui sont plein d’initiatives afin que
nous, les artistes, nous puissions honorer de notre présence fêtes,
tournois et grandes réunions de puissants seigneurs.
- Eh bien, GPS ou pas… Voici une clairière dans laquelle nous
pourrons faire du feu et prendre quelque repos.
- Manger aussi, gémit Bibor que sa jeunesse transformait
souvent en estomac sur pattes.
- Nous ne nous arrêterons pas ! décréta le troubadour en
morcelant chaque syllabe comme s’il les avait cassées avec ses propres
dents. Nous sommes proches de notre but.
- On ne le voit pas ton but. Comment veux-tu qu’on le
trouve ?... Et comment être sûr que nous en sommes proches ? Cela
fait des heures que tu nous bassines avec tes « nous arrivons bientôt ».
- Mais cela est vrai !...
Sœur Trisquelle, qui jusque là s’était tenue coite, décida de
mettre son grain de sel – forcément marin – dans les échanges qui
avaient tendance à devenir trop vifs à son goût.
- Pourquoi ne pas nous séparer ?... Puisque notre cher fils le
troubadour pense que nous sommes proches du but, qu’il continue
avec un ou deux d’entre nous pendant que les autres s’installeront ici.
Soit nous trouvons ce que nous cherchons et nous pourrons venir
retrouver ceux qui auront attendu pour les guider… Soit nous ne
trouvons pas et alors nous rejoindrons le reste de la troupe auprès du
feu.
- Je n’aime pas l’idée d’une séparation, fit Killian…
- Moi non plus, dit Katy-Sang-Fing, mais parfois il vaut mieux y
consentir plutôt qu’essayer de se raccrocher à du vent et à du vide.
La décision revenait au seigneur Killian. Il hésita quelques
instants, se frottant nerveusement le menton. Il allait trancher que
non, décidément non, il était hors de question que la troupe se séparât
lorsque la lune se mit soudain à briller éclairant à un petite distance les
deux tours d’un château.
- Merci, Saint-Dieu, murmura le troubadour O. Je sais bien que
c’est à vous qu’il faut imputer ce miracle…. Vous êtes décidément
d’une force qui rend toute résistance vaine et pathétique.
- Que dis-tu ?
324
- Que j’avais raison, messire… Et que vous devriez en
conséquence voir à en rabaisser un peu de votre morgue
aristocratique. Troubadour suis-je et point vil manant. Ma langue et
mon art valent bien votre épée et votre appétence pour le sang.
- Eh bien, puisque tu me vaux, tu vas prendre la tête de la
colonne et voir ce qu’il en coûte de cheminer en pleine nuit à
découvert à la sortie d’un bois par une nuit de pleine lune. Si des
bandits nous attendent, la première flèche sera pour ton front si
intelligent et si vaillant…
Jamais, depuis son départ du monastère, Melba de Turin
n’avait eu aussi froid. La dernière heure sur les pentes du col avait été
glaciale en dépit de la corolle de torches embrasées qui gravitaient
autour d’elle comme pour la protéger et l’éclairer. Pour la première
fois, sa détermination farouche à accomplir ce qu’on attendait d’elle
en était venue à faillir.
Cela ne dura certes qu’un temps extrêmement bref mais un
temps suffisant pour que la meurtrière patentée en conçoive une
véritable vexation : elle n’était pas aussi solide et déterminée qu’elle
avait pu l’imaginer. Il y avait en elle aussi la possibilité de douter, de
s’interroger sur le bien-fondé de ses actes et le risque de voir les
circonstances s’imposer à une âme affaiblie par la fatigue.
- Ah, fait pas chaud, lâcha Henri Berry. Je ne sens plus mes
doigts.
Melba de Turin, par fierté, essaya de faire jouer les siens sous le
nez du balafré. Avec horreur, elle constata qu’ils restaient comme
soudés aux lanières de cuir de ses rênes.
Vic avait encore une fois fait preuve de toute son intelligence et
de son sens de l’organisation. Il avait fait rameuter, manu militari, tous
les manants qu’on avait fait repartir la veille. Cela avait occasionné une
belle pagaille dans la cour du château mais par des ordres clairement
donnés, en étant le premier à montrer- en dépit de ses handicaps l’exemple de l’implication, il avait réussi à ordonner au mieux les
choses.
La première soirée put donc commencer sous une voûte de
bougies brillantes comme autant d’étoiles intérieures. La salle bâtie
325
sur l’emplacement des anciennes écuries avait trouvé un
ordonnancement original, le régisseur ayant eu l’idée étrange de faire
édifier une sorte de grande table surélevée sur laquelle les artistes en
compétition seraient invités à se produire. A l’habitude, comme nous
l’avons vu lors du repas donné pour Blanche de Castille à Montargis,
les saltimbanques se présentaient à la hauteur de leur auguste public.
Là ils seraient mis en position dominante ; c’était affronter de façon
téméraire les codes sociaux du temps.
- C’est surtout que dans sa caisse à roulettes, il ne peut rien voir
si nous sommes à hauteur normale, expliqua une langue de vipère (il y
en a toujours au moins une dans chaque assemblée).
La baronne fit une entrée majestueuse dans une robe qu’elle
n’avait plus portée depuis des années et pour laquelle la fidèle Zaza
avait dû faire quelques retouches de dernière minute… « Sans doute
parce que le tissu se tend toujours avec le temps » selon la version
officielle.
Ils étaient près de quatre-vingts selon les organisateurs - et
douze selon les services du bailli - à attendre nerveusement que SaintDieu prononce les mots qui ouvriraient les réjouissances.
Lorsqu’elle se trouva sur ce que Vic appelait - d’un terme latin
étrange - le « podium », la baronne eut une légère défaillance. Ainsi
donc on pouvait réussir quelque chose sans déployer sortilèges, magie
malfaisante et humiliations. C’était là une perspective nouvelle qui
s’ouvrait devant elle, un abime dans lequel elle se sentait toute proche
de tomber.
L’empathie.
Il paraît qu’elle vient en mangeant. Pour la baronne, elle survint
plutôt traitreusement, en dansant sur des rythmes nouveaux et
entrainants que le duc du Safesex, apprenti troubadour comme il
seyait à tout bon noble de son temps, avait expliqué tant bien que mal
aux musiciens présents. Des tambourins ensorcelants donnaient une
rythmique syncopée qui mettait invariablement tous les membres en
branle. Les luths étaient frappés et frottés avec une vitesse et une
énergie telles qu’on se demandait comment les lutheurs… euh non les
luthiers… ben non les luthériens… ah je sais ! les luthistes !… enfin ceux
qui en jouaient quoi, réussissaient à garder leurs doigts attachés à la
paume de leurs mains. Des cors, des trompes et des vièles
326
accompagnaient l’ensemble avec des mélodies étrangement décalées
qui enrichissaient et complexifiaient les sonorités. Le tout était grand,
fort, puissant et miraculeux.
C’est lorsqu’elle se vit se trémoussant comme une damnée face
à un Vic redressé et gigotant lui aussi, tous deux portés à l’unisson par
le rythme que la révélation se fit dans cette âme trop longtemps noire.
Il y avait plus puissant que la sorcellerie, plus magique que les sorts
jetés en rafale, plus efficace qu’une vengeance recuite. Il y avait juste à
regarder vivre les gens et à profiter de leur savoir et de leur lumière.
Voyager dans le temps n’apparaissait pas plus compliqué que
ça d’après le grimoire au contenu enfin élucidé. Il suffisait de quelques
ingrédients combinés selon une recette qui semblait ancestrale… A
moins qu’elle ne fût justement venue du futur pour bouleverser le
passé ?
Gilbert IV avait abandonné Cathy pour assurer les fonctions de
sa charge. Il lui avait cependant promis de revenir à la nuit tombée. Et
tant pis pour le qu’en dira-t-on ! Après tout, à en croire la jeune
femme, son nom ne passerait pas le cap de la postérité. Et il ne
viendrait pas seul, il se faisait fort d’obtenir de son personnel les
différents objets ou substances entrant dans le processus de transfert
temporel.
Durant toute la journée, Cathy avait paressé sur son lit. Le
contenu du grimoire vert, comme d’habitude, s’était calé dans sa vaste
mémoire à la première lecture. Que pouvait-elle faire d’autre
qu’attendre le moment où, enfin, elle pourrait partir retrouver les
siens ? Ce temps-là, plus encore que celui qui avait précédé, lui parut
une éternité.
L’arrivée des cavaliers de la geste passa inaperçue au milieu des
chants, des cris et du son des instruments.
- Quelle est cette barbarie ! s’exclama O en entendant la
rumeur endiablée de la musique du maître Eric de Clapetown.
- Moi j’aime bien, fit Katy-Sang-Fing qui ne manquait aucune
occasion de s’opposer à son ancien amant.
- La question n’est pas là. Ils ont commencé sans m’attendre…
327
- Ah ? s’étonna Mi-Mai, fine mouche comme à son habitude, je
croyais qu’on ne vous connaissait pas dans la région. Comment auraiton pu vous attendre, maître O ? Ne serait-ce point céans la première
station de votre chemin de croix ?
Philippe O n’écoutait déjà plus. Il avait sauté à bas de sa
monture, décroché son luth et, ignorant la fatigue accumulée au cours
d’une longue journée, marché vers la porte du nouveau bâtiment.
- On ne rentre pas !...
- Quoi ?!
- On ne rentre pas !...
- Mais tu es qui, petit cafard pour m’interdire l’entrée ?...
- Gaspard Le Vie d’Heur… Seigneur de la Tuilerie de Villiers…
Vassal de la baronne de Saint-Dieu et à ce titre soumis à l’obligation de
garder périodiquement le château. On m’a demandé de garder cette
porte, alors je garde cette porte.
- Mais moi je veux entrer, râla O
- Je n’ai pas d’ordre vous concernant…
- Mais enfin ! Enfin ! Je suis O ! Philippe O !...
Le troubadour faisait des bonds en prononçant son patronyme
avec une suffisance qui se révéla insuffisante pour fléchir le gardien de
la porte.
- Vous voyez ça ?... C’est mon luth !... Un luth de compétition
que j’ai acheté grâce à une bourse que me confia la baronne…
- Tiens donc, persifla Mi-Mai… Vous connaissez donc la baronne
de Saint-Dieu… N’est-ce point là le nom de la sorcière qui maudit avant
même sa naissance la pauvre princesse Podane ?
- La fidélité à ma suzeraine m’interdit de vous répondre sur ce
point, répondit Le Vie d’Heur…
- Sans doute, sire Gaspard, enchaîna Killian de Grime en
s’avançant à son tour, mais rien ne vous interdit de nous laisser
l’entrant si nous vous le demandons avec de solides arguments ?
- De quels arguments parlez-vous ?
- De ceci…
Le chevalier de Grime plongea la main dans les fontes de sa
monture et en retira un objet de petite taille qu’il fit glisser dans la
lourde pogne du seigneur de la Tuilerie de Villiers. Ce dernier, d’abord
328
un peu surpris par l’aspect, la consistance et la nature du présent,
n’osa pas s’enquérir de ce que c’était précisément.
- Est-ce bien ce que je suppose que c’est, fit-il pensant que son
air de connivence suffirait à ce que le généreux donateur lui en dise
plus sur son présent.
- C’est cela… Et même plus encore, répondit Killian avec un air
impénétrable.
- Alors, vous pouvez entrer… Non, pas toi, fripouille ! ajouta-t-il
en retenant le troubadour par l’épaule…
- Et pourquoi pas moi ?...
- Parce que je n’ai pas d’ordre te concernant…
- Mais je suis avec eux, affirma O.
- Ah non, rétorqua dame Katy. Je ne crois pas… Comme le disait
le grand penseur Georges Debbeuliou « si vous n’êtes pas avec nous,
vous êtes contre nous »… Vu qu’il a été contre moi, il ne peut plus être
avec moi… Et comme moi je suis avec eux… Il n’est pas avec nous.
Et elle aida la lourde porte – récupérée des anciennes écuries –
à se refermer violemment sur le nez de Philippe O.
- Mais enfin, s’énerva-t-il – car jusque là il était calme ! -, que
vous a donc donné ce chevalier de mes deux ? Quel conte vous a donc
chanté ce Grime ?
Gaspard Le Vie d’Heur n’osa pas ouvrir à nouveau la main de
peur de perdre le précieux présent. Il planta son regard de prédateur
dans le regard nerveux mais fuyant du troubadour.
- Si j’en crois ce que j’ai compris à demi-mots, c’est un morceau
des tablettes de la Loi ramené de Jérusalem.
- Ah ?! rugit O… Des tablettes ?... Qu’est-cela ?... Apprenez,
ignorant, que des tablettes il y en a à la pelle… Des bonnes et des
mauvaises… Et cela ne vaudra jamais une bonne table portable… Et
des morceaux desdites tablettes il y en a encore plus car elles sont de
grande fragilité eu égard à leur âge avancé… Il est à craindre que ce
voyou vous ait refilé un simple caillou qu’il n’a même pas trainé dans
sa chaussure depuis le Saint-Sépulcre. Laissez-moi entrer et je vous
venge !
- Non !
329
Dans l’étroite cellule dont la banalité affligeante sortait par les
yeux de Cathy, le pape Gilbert IV se mit à préparer une tambouille à
laquelle il n’aurait jamais imaginé avoir recours un jour. Tout dans son
parcours – presque – exemplaire avait été accompli dans la croyance
sincère en les vérités de la Bible et en la puissance immaculée de la
sainte Eglise. Il n’était rien de plus éloigné de son esprit profondément
religieux que les formules magiques dans lesquelles le populaire aimait
à trouver une forme de superstition. Alors, les utiliser…
- Vous devez ignorer ce que contient exactement cette
marmite, fit-il en l’accrochant sur le feu. Lorsque vous aurez retrouvé
votre époque, il doit vous être impossible de revenir en arrière. J’y ai
réfléchi toute la journée ; ce procédé ne peut être que l’œuvre du
diable afin de bouleverser le bon ordonnancement du monde voulu
par notre Seigneur. Il devra disparaître avec moi… Et pour ce faire, je
vais faire rechercher d’éventuelles copies de ce grimoire partout sur
les terres chrétiennes et, s’il le faut, en terres d’islam.
Cathy dut faire un effort gigantesque pour ne pas révéler
qu’elle connaissait la « recette » par cœur. Intuitivement – car elle
fonctionnait, on le sait, surtout de cette manière - elle avait saisi que
révéler cette connaissance intime et parfaite du contenu du grimoire
ne pouvait que lui apporter des ennuis. Elle serra donc énergiquement
les lèvres jusqu’à s’enfoncer les incisives dans la chair pour ne rien
lâcher de son secret.
La nervosité du pape en ces instants qu’il savait en grande
partie hérétiques, voire sataniques, était manifeste. Toute autre
personne que Cathy l’aurait ressenti. Elle, pareille à la folâtre
insouciante qu’elle avait toujours été, se dispersait en banalités sur ce
qu’elle avait appris de cette époque. Le jugement était tranché et
rarement positif. Le XIIIème siècle, à son avis, n’avait pas grande
importance dans l’Histoire de l’humanité : on y vivait mal, on y parlait
bizarrement et on n’avait que très peu d’occasions de s’y livrer à ses
passions favorites : le sport en plein air, la conduite sportive et le sport
en chambre.
- Je crois que c’est prêt, dit le souverain pontife en retirant la
marmite du foyer. Il n’y a plus qu’à laisser refroidir un peu et ensuite
prier…
330
- Ca, c’est votre boulot, rétorqua Cathy. Avec moi, ça ne marche
jamais… Un jour, quand j’avais quinze ans, j’ai prié pendant toute la
nuit pour avoir des escarpins Ralph Lauren en cuir de vachette… Ben,
maman m’a acheté des premiers prix à la Halle aux pompes…
- Il ne faut pas être envieuse, Cathy… La recherche du luxe est
une tentation du Malin…
- Malin, malin… Ce qui serait malin ce serait d’avoir des
chaussures comme ça pour beaucoup moins cher pour que les ados
elles puissent en avoir autant qu’elles veulent…
Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu les reconnut dès qu’elle
les vit entrer. C’était là l’avantage ultime de son miroir magique, il
avait pu lui révéler l’apparence de ses ennemis. Eux, fort
heureusement, ne la connaissait que de triste réputation ce qui était
flatteur mais guère dangereux. S’ils venaient là pour lui demander
réparation des nombreux outrages qu’elle leur avait fait subir, nul
doute que leurs intentions à son endroit seraient cependant
belliqueuses. Elle devait donc se donner du temps afin de savoir où
elle se situait désormais au milieu de son grand chamboulement moral
et procéder à une évaluation fine de la situation. Du temps, cela
voulait dire prendre le large, mettre de la distance encore entre eux et
elle…
Sauf qu’elle se plaisait bien dans cette atmosphère de fête
dansante avec ces musiciens si énergiques et ces acrobates si
audacieux. Depuis quand n’avait-elle pas pris autant de plaisir ?... Oh
c’était simple, depuis la fois où elle s’était vengée du roi anglais
Richard en inspirant au duc d’Autriche l’envie de le serrer en geôle
avant de le rançonner. Ca faisait bien un bail… Même le sort lancé sur
les Grime ne lui avait pas inspiré autant de joie. Autant dire qu’elle
n’avait clairement pas envie de s’en aller de là.
- Heureusement qu’il me reste la magie, fit-elle en se reculant
dans l’ombre d’un coin mal éclairé par les chandelles.
Une formule adaptée plus tard, elle put ressortir dans la
lumière sous une apparence nouvelle. Saint-Dieu s’était absentée,
dirait-elle… Absentée pour aller couper du bois ou vérifier qu’elle avait
bien fermé le gaz… Elle trouverait bien une excuse plausible… Mais de
toute manière, on ne lui demanderait rien puisque sous cette
331
apparence de damoiselle timide, experte en jonglage et en
déclamation de vers polissons, personne ne la reconnaîtrait.
- On se connaît non ?
Melba de Turin avait l’habitude de ces approches lourdes et
intéressées des hommes. Elle les subissait depuis le premier jour où
elle avait passé les portes du monastère pour découvrir une autre vie.
Ce qui était étonnant c’était de se voir ainsi interpeler par un moine
dans un refuge d’altitude au milieu d’un froid glacial. Cela dépassait
l’entendement.
- Je ne crois pas, répliqua-t-elle en essayant de briser la glace
légère qui se formait au coin de ses yeux embués de larmes de fatigue.
- Mais si… Souvenez-vous…
Melba sentit une main chaude – du moins par rapport au milieu
polaire dont elle s’extirpait à peine – se poser sur son poignet, forcer
l’intimité de sa paume pour y glisser un petit morceau de porcelaine
bleue. Instinctivement, elle referma ses doigts dessus. C’était
terriblement brûlant. Comme si un volcan s’était allumé soudain au
creux de sa main.
Oui, maintenant elle voyait. Oui, maintenant elle savait.
Ils n’avaient plus confiance en elle.
Confiante en son anonymat charnel, la baronne de Saint-Dieu
s’avança à la rencontre du chevalier de Grime et de sa petite troupe.
- Vous savez où est la baronne ? demanda celui-ci.
- Je la cherche, moi aussi… Il paraît qu’elle est allée prendre
l’air…
Ca évitait d’avoir à se casser la tête pour trouver une
explication quelconque qui tienne la route. Après tout, elle avait bien
le droit de ne pas savoir.
- Jacques Olivier Killian de Grime, seigneur de Grime et de
Patakopoukoï, se présenta le chevalier en offrant comme à l’habitude
avec les femmes son visage le plus revêche.
Les filles adoraient ça, allez comprendre…
- Oh ?! Vous arrivez d’Orient ?
- Je m’en flatte… Nous sommes ici un peu par hasard étant en
quête du sortilège ultime qui libérera ma nièce, la princesse Podane,
332
du lourd handicap que lui infligea jadis la baronne de Saint-Dieu…
Podane, arrête de gigoter comme ça et viens saluer la dame.
- Je ne gigote pas, je danse, répondit la princesse… C’est la
première fois depuis que je n’ai plus les pieds plats, c’est très étrange…
J’ai l’impression de sentir la musique remonter dans mes jambes… Ca
me démange…
La baronne trouva dans cette remarque le répit lui permettant
de se conformer aux usages inhérents à sa nouvelle personnalité. Elle
n’était plus baronne mais juste une saltimbanque. Une princesse
s’avançait vers elle, il convenait de la saluer en s’inclinant
profondément…
C’était un exercice qu’elle ne goûtait guère étant fort imbue de
sa personne et convaincue qu’elle surpassait par son expérience de la
vie et ses savoirs magiques les princes les plus importants de son
temps. Ta ta tan…
- De grâce, ne vous inclinez pas autant, jolie damoiselle, fit
Podane en se baissant pour l’inciter à se redresser.
C’est à cet instant que l’haleine désormais bien connue de la
princesse croisa le nez délicat de la baronne et lui explosa à la figure.
- Mais quelle horreur ! s’exclama-t-elle. C’est moi qui ai fait
ça ?...
Ce simple moment de déconcentration suffit à annuler l’effet
du sortilège qui avait permis de modifier son apparence. Elle redevint
la baronne de Saint-Dieu, mal fagotée dans sa robe noire et argentée,
courte sur pattes et collet monté. Et pour la première fois de sa vie,
face à la douceur de Podane et aux souffrances qu’elle lui avait
infligées, elle eut honte d’être ce qu’elle était.
Comme pour faire contrepoint à l’ébahissement des
aventuriers de la marche perdue, un grand éclat se fit vers l’entrée. O,
le troubadour, surgit tenant à la main les restes de son luth fracassé.
- Baronne, c’est moi ! Vous avez vu ! Je vous les ai amenés
jusque dans le piège !... Ils sont à vous !...
Elle aurait dû trouver cet instant jouissif, elle le trouvait
pitoyable. Elle en avait rêvé et cela virait au cauchemar.
Saint-Dieu étendit un voile d’immobilisation sur l’intérieur de la
salle pour se donner le temps de réfléchir. Tant pis pour la musique,
333
les jongleurs et la danse ! Il serait temps de les reprendre une fois
qu’elle aurait trouvé une solution.
- Ils ne viendront plus, seigneur…
Serré dans son uniforme aux couleurs de son maître, carreaux
bleu-vert sur un fond vert pâle, le hallebardier n’en menait pas large.
Oser ainsi signifier à celui qui avait sur vous un droit supérieur pouvant
aller jusqu’à la mise à mort, lui signifier disais-je que son espoir fou ne
serait pas exaucé, c’était ni plus ni moins qu’une forme de suicide.
D’un autre côté, il avait passé une bonne partie de la journée couché
dans un tas de neige, sa longue pique à la main, prêt à se jeter à
l’assaut au passage de la colonne qu’il avait été chargé de guetter et ça
commençait à faire long. Il faisait nuit noire, le froid était vif et le
silence étendu sur la forêt permettait de bien percevoir l’absence au
loin du moindre bruit de galopade. Ils ne viendraient pas ce soir.
Le sire Hubert-Fournisseur de la Maf poussa un soupir aussi
profond que l’océan et puis, froidement rageur, prit rendez-vous avec
l’avenir. L’avenir c’était cette princesse dont il espérait pouvoir ravir
les charmes lorsqu’ils viendraient à s’aventurer sur le chemin de
l’Auvergne.
- Je l’aurais un jour… Je l’aurais…
La mixture préparée par le pape Gilbert IV ressemblait à s’y
méprendre à de la crème caramel Danette (le pot en plastique en
moins bien évidemment). Même texture, même onctuosité, même
nuance chromatique. Cathy ne manqua pas de faire la remarque avant
de plonger une grande cuiller en bois dans la crème.
Question goût, ce n’était pas vraiment la même chose.
L’ensemble avait un goût plutôt métallique et salé, une saveur âcre et
piquante qui attaquait aussitôt le palais et niait l’apparence
engageante de la recette.
- Voilà, fit le pape… Il vous reste à inscrire avec votre doigt
trempé dans cette mixture la date du jour que vous voulez rejoindre…
Et tout sera dit.
- Cela veut dire que nous ne nous reverrons plus, observa Cathy
avec sa finesse habituelle.
334
- C’est ainsi… Nous n’aurions déjà pas dû nous rencontrer…
Cela ne fera que réparer une erreur.
- Je vous promets que je chercherais à savoir pourquoi vous
n’êtes pas resté dans l’Histoire et, si j’ai le temps, je reviendrai vous le
dire… Oups !...
Le pape, sans doute ému lui aussi par ces adieux si particuliers,
ne porta pas attention aux propos de Cathy qu’il prit pour une de ces
étourderies dont elle était coutumière et auxquelles il avait fini par
s’habituer.
- Va mon enfant, dit-il en posant la paume de sa main rugueuse
sur le front lisse de Cathy.
La jeune Belge plongea son index dans la crème ocre foncé et
inscrivit la date du jour qui l’avait vue disparaître en pleine séance de
gainage abdominal. Une lumière bleue se forma aussitôt autour de son
doigt, remonta le long de son bras, l’environna toute entière et
finalement l’emporta dans le grand tourbillon de l’éternité.
- Amen, fit le pape en s’essuyant les yeux.
Au refuge du col du Saint-Bernard, il n’y avait pas de chambre
mais un grand dortoir dans lequel une simple cloison constituée de
draps de laine grise séparait l’espace des hommes du logement des
femmes. Les conditions idéales pour un traquenard.
Melba de Turin dormit à peine. Elle avait un poignard dans
chaque main et craignait au moindre soupir, au moindre ronflement,
au moindre craquement d’avoir à en faire usage pour se défendre.
- Vivement demain qu’on se lève, songea-t-elle avant que le
sommeil, plus fort que sa volonté, ne l’emporte.
Il avait fallu s’activer pour couvrir de cordes et de chaînes tous
les protagonistes de la geste héroïque de la princesse Podane. La
baronne avait plus sérieusement ligoté le seigneur Killian et, surtout, le
troubadour dont le tempérament de girouette traîtreuse la dégoûtait
désormais.
Lorsqu’elle libéra à nouveau les aiguilles des horloges du
quartier et les cocottes en papier dont sont faites les vies de ceux qui
aiment à mourir, aucun des prisonniers ne put pousser le moindre cri
335
ou tenter de s’échapper. Ils étaient à sa merci… ce qui ne faisait que
repousser le moment de prendre une décision définitive à leur propos.
Elle pouvait les détruire.
Elle pouvait les réduire.
Elle pouvait les reconstruire.
- Monseigneur ! Monseigneur !...
Scapinnochio de la Plancha était en train de vivre son propre
supplice sur un grill immense tourné et retourné par la fourche
diabolique du Malin. La récompense sans doute de toutes ses
mauvaises actions…
Il émergea en nage de son cauchemar et considéra avec
incrédulité le serviteur qui l’avait tiré à si bon compte de l’enfer.
- Quoi ?...
- Un courrier vient d’arriver de Rome et demande à vous voir.
Un courrier ? De Rome ?... L’ecclésiastique se promit que si
c’était encore un de ces messages pourris devant lesquels les femmes
se pâment mais les hommes s’énervent, il ferait personnellement un
sort à l’envoyeur. Il avait justement en tête une idée très intéressante
de supplice à essayer.
Se roulant dans une épaisse couverture et chaussant des mules
qui n’étaient point encore du pape, il suivit son domestique jusque
dans l’antichambre.
- Ah c’est toi, lâcha-t-il en reconnaissant l’émissaire. Comment
va ton maître Guido Yugcibo ?
- Hélas, monseigneur… Hélas !...
- Quoi « Et l’as » ?!... Me suspecterais-tu de tricher quand je
joue aux cartes ?…
- Ai-je dit cela, monseigneur ? se récria l’émissaire.
- Tu ne l’as peut-être pas dit mais je l’ai entendu, répondit le
dignitaire de la sainte Eglise dont l’envie d’expérimenter le barbecue
humain se renforçait devant l’impudence, et l’imprudence, du
messager.
- Parle vite mais bien, commanda-t-il… Et je ne veux point
entendre de mauvaises nouvelles…
- Hélas, monseigneur… Hélas !
336
Enervé, l’évêque se saisit de longues aiguilles à tricoter qui
traînaient sur la table et les envoya en direction de Giovanni Ducro, le
serviteur de Guido Yugcibo. Elles traversèrent les chairs de celui-ci de
part en part à plusieurs endroits, l’agrafant littéralement sur la cloison
de bois.
- Je t’avais dit de ne pas m’énerver… Parle ! Tu as encore
quelques instants avant de mourir… Fais ton devoir…
- Le pape… Gilbert… a fait arrêter… et torturer… mon maître… Il
sait tout…
- Comment ça, il sait tout ?!... Il ne peut pas tout savoir, rugit
l’évêque… Yugcibo lui-même ne savait pas tout et moi-même je ne suis
pas certain d’être au courant de tout… Qu’est-ce que tu viens
m’embêter en pleine nuit pour me débiter ces fadaises ?!... Ah tiens,
j’aurais mieux fait de te clouer le bec en premier !...
Le messager n’entendit pas la fin de cette tirade. Il était déjà en
route pour un monde supposé meilleur.
- Faites-moi cramer cette mauvaise plante, lança Scapinnochio
de la Plancha à ses domestiques… Et avec des herbes de Provence
pour que ça sente bon. Sinon à quoi ça sert que Ducro on le
décarcasse !
La prison du château de Montbron se situait exactement endessous de l’appartement de la baronne. Il en épousait les dimensions
majestueuses – mais en rien le confort somptuaire – et communiquait
avec lui par un conduit étroit par lequel Saint-Dieu aimait à entendre
remonter les cris de souffrance de ses prisonniers.
Un tel comportement n’était point en phase avec ce qui
semblait être son nouvel esprit et qu’elle appelait sa « crise de
bonté ».
- Vous m’excuserez de ne point vous faire ôter votre bâillon,
lança-t-elle aux hommes et aux femmes qu’elle avait faits jeter – avec
quelque ménagement cependant – sur la paille plus qu’humide du
cachot. Il me faut parler la première et sans être interrompue sous
peine de ne point permettre à mes idées de s’ordonner avec
cohérence…
337
La baronne frissonna ; il ne faisait pas bien chaud dans cette
prison. Ou bien était-elle impressionnée par ce qu’elle se préparait à
dire, par ce qu’elle s’apprêtait à faire ?
- Vous vous dites que votre aventure est terminée, que vous
avez tout perdu et que vous allez vous trouver désormais dans une
situation pire que celle que vous avez quittée en partant du château
de Grime ? Vous avez sans doute raison… Vous regrettez peut-être de
n’avoir point été aussi vil et purulent d’obséquiosité et de traîtrise que
O ? Comment ne pas le regretter ? Il dort actuellement dans un lit
confortable, près d’une cheminée où brûle un feu d’enfer, et vous êtes
là comme des chevaliers cathares qui pleurent doucement au bord de
la grand route quand le soir descend. Alors, oui, je suis bien AnneCharlotte-Romane de Saint-Dieu et c’est bien moi qui, il y a vingt ans,
ai maudit la descendance du seigneur de Grime ? Croyez-moi, j’en
viens presque à la regretter… Cette malédiction a changé bien plus de
choses que vous ne l’imaginez et c’est bien parce que votre quête
risquait de tout remettre en cause que je me suis permis de vouloir
l’entraver absolument. A plusieurs reprises, j’ai œuvré pour vous
abattre et vous barrer le chemin… Sans vraiment y parvenir à plein car
vous êtes des adversaires déterminés et courageux, mais aussi parce
que certains faits n’ont point tourné comme ils auraient dû tourner. La
faute à pas de chance, me diriez-vous si vous pouviez parler ?... Même
pas… Voyez-vous, j’ai fait du mal le credo de ma vie mais je l’ai
toujours fait avec une forme d’inconscience de mes actes… Oh je ne
dis pas cela pour me faire pardonner, rien ne vous conduirait à le faire,
mais juste pour vous prévenir. Je ne suis pas la seule à m’intéresser à
vous, j’en ai la conviction à défaut d’en avoir vraiment la preuve. Et
cela, voyez-vous, cela me dégoûte… La méchanceté gratuite, je la
comprends et elle ne me gêne pas… C’est un art de vivre… Mais
l’ambition dégoulinante, la traîtrise forcenée, la complot-attitude
permanente, ça m’horripile… Et c’est bien pour cela, je crois, que j’ai
commencé insensiblement à vous trouver plus de qualité et de valeur
qu’à ceux qui veulent vous abattre encore plus sûrement que moi…
Alors, demain, vous vous réveillerez quelque part sur la route de
Montluçon. Vous reprendrez votre quête comme si cette étape n’avait
pas eu lieu. Le village que vous cherchez à rejoindre se nomme
Malauzat ; voyez, je vous viens en aide… Et je suis désolée, chère
338
princesse de ne point pouvoir lever le sortilège que je vous ai infligé
naguère. Si vous n’aviez point trafiqué les choses à partir de ces vieux
parchemins périmés, j’aurais pu vous délivrer de vos tares et vous faire
telle que la vie eut dû vous faire naître. Hélas, il n’y aura pour vous
d’autre salut que dans la source qui fait s’éveiller les êtres et que vous
trouverez fort bien toute seule j’en suis convaincue... Allez en paix ! Je
ne vous hais point mais je suis certaine que s’il vous venait l’envie de
revenir me chatouiller les moustaches pour vous venger, je vous
maudirais jusqu’à la centième génération sans hésiter… Quant à toi, la
souris de Limoges, n’oublie jamais de qui tu tiens les dons qui sont les
tiens. Il était mon fils, ma bataille et il ne fallait pas qu’il s’en aille.
Hélas, il est parti et rien que pour cela, je veux qu’il revive en toi,
Philippa de Vivarais. A travers chacun de tes doigts. Pour les siècles des
siècles.
La voix de la baronne de Saint-Dieu se brisa. Elle n’avait plus
rien à faire ici et elle en avait trop dit.
- Qu’on leur apporte de quoi avoir chaud… Et qu’on ne me
parle plus jamais d’eux !...
339
CHAPITRE XV (ça y est ! j’ai recompté !)
A l’eau quoi…
Le pape Gilbert IV avait repris tant bien que mal son existence
habituelle. Les journées passées avec Cathy avaient ensoleillé son
cœur plus qu’il n’osait se l’avouer. C’était une révélation bien trop
dangereuse pour un homme de son état et de son rang. En revanche, il
s’était mis à guetter les signes prochains de sa déchéance. Après tout,
la damoiselle venue du futur lui avait bien annoncé qu’il n’existait pas
dans l’histoire de la papauté romaine. Elle pouvait certes s’être
trompée sur ce point mais il valait mieux être prudent et tenter,
pourquoi pas, de conjurer la fatalité des temps.
Yugcibo n’avait pas parlé. En désespoir de cause, et quoi que
cela chagrina son cœur chrétien, il l’avait fait serrer dans un cachot
sombre en espérant qu’on l’oublierait à jamais. Quant au nouvel
archiviste nommé pour remplacer le défunt Tutteperdi, il s’était mis en
demeure d’essayer de retrouver la trace d’autres ouvrages signés de
l’énigmatique Portet Empusemus. Sans résultat pour le moment. Une
chose était sûre d’ores et déjà, il n’y avait pas de copie du fameux
grimoire dans la caverne d’Ali baba des archives pontificales. Mais on
pouvait légitimement supposer que quelqu’un d’autre avait eu
connaissance des prodiges décrits dans l’ouvrage. Après tout – et cela
lui était venu à l’esprit un peu trop tard – il avait bien fallu que
quelqu’un expédie dame Cathy de son époque vers la sienne.
Confusément il devinait que c’était la même personne – ou le même
groupe de personnes – qui s’acharnerait à le faire disparaître de
l’histoire de la papauté.
- Un messager demande à être reçu.
- Un messager de qui ? demanda le pape en levant à peine les
yeux du registre sur lequel il rédigeait l’histoire de son pontificat.
- De l’honorable monseigneur Scapinnochio de la Plancha qui
approche de Rome à la tête d’une délégation de prélats venus du
royaume de France réclamer la prédication d’une nouvelle croisade.
- Eh bien quoi ! s’énerva le pape. Cela fait des mois que je la
réclame cette croisade et ce sont eux qui s’acharnent à préférer
guerroyer contre les Albigeois. Dans quel sens tourne donc ce monde ?
340
C’était, sans qu’il y ait pris vraiment garde, une interrogation
fondamentale sur la logique des activités de son Patron céleste.
- Faites-le entrer…
- La…
- Là ou ailleurs, peu m’importe… Mais qu’il entre…
- Elle…
- Là… Elle… A quoi jouez-vous frère Martin ?
- Mais je ne joue pas, votre sainteté… J’essaye de vous faire
comprendre que le messager n’est point de notre genre mais une
douce et paisible moniale répondant au nom de sœur Iselda de
l’Incarnacionale.
- Quelle est cette étrangeté ?... De tout autre que de
Scapinnochio j’aurais trouvé la chose saugrenue… Mais de sa part, je la
trouve carrément inquiétante… Faites donc venir céans quatre de mes
gardes les plus solides.
- Votre sainteté, ce n’est qu’une femme…
- Marie-Madeleine n’était qu’une femme mais cette seule
femme aurait pu à elle seule empêcher par ses charmes vénéneux que
les desseins de notre Seigneur s’accomplissent. Allez ! Et faites vite !...
Frère Martin détala aussi vite que le lui permettaient ses
galoches de bois. Il réapparut quelques minutes plus tard accompagné
de la moniale et des quatre gardes.
- Ma fille, fit le pape. Redressez-vous… Vous n’allez point
demeurer ainsi les yeux baissés sans oser croiser mon regard.
- C’est que votre sainteté, je ne suis point digne de vous
envisager car je n’étais ici que pour vous assassiner.
Avant que les gardes aient pu réagir, sœur Iselda – que nous
connaissons mieux sous son nom de Melba de Turin (pour ceux qui
auraient vraiment du mal à suivre…) – tira de ses manches deux
poignards et les croisa devant son visage.
- Voyez comme cela aurait été facile. Vos quatre gardes et votre
moinillon, je leur aurais fait leur fête avant même que votre corps n’ait
touché le sol… Et je serai partie tranquillement avec le sentiment du
devoir accompli.
- Vous êtes bien sûre de vous, ma fille…
341
- Tuer est mon métier, pape Gilbert… Aussi sûrement que le
vôtre est de conduire la barque de la chrétienté. Ne doutez-vous
jamais dans votre sacerdoce ?
- Plus que vous ne l’imaginez…
- Eh bien, je ne doutais jamais jusqu’à ce que… Mais attendez,
vous allez comprendre…
Melba de Turin sortit de sous son aube un tissu sanglant qu’elle
alla accrocher devant la fenêtre du pape.
- Il suffit d’attendre, fit-elle en s’asseyant paisiblement en face
du souverain pontife.
Le duc du Safesex découvrit la Ville éternelle de haut. C’était
quand même autre chose que Londres. Certes le Tibre était une sorte
de cloaque immonde dont les remugles venaient chatouiller ses
narines même à l’altitude à laquelle il volait. Certes, les fameuses
collines de la ville n’étaient que des sortes de molles hauteurs que la
grouillante activité urbaine semblait avoir effacées. Certes… Il
n’empêche que ça avait de la gueule tous ces monuments anciens plus
ou moins en ruines ou réutilisés comme habitations.
Depuis son départ du château de la baronne de Saint-Dieu, il
avait dû faire plusieurs étapes mais, grâce à l’ingéniosité de Vic le
régisseur, il avait pu gagner un temps considérable. Celui-ci avait en
effet inventé ce qu’il avait appelé le ravitaillement au sol. Il avait lancé
deux laquais de la baronne sur les routes du ciel chargés de Ker-Ozen
avec pour mission de constituer des points d’étape pour le duc. Celuici, parti à son tour après une pause de deux jours passés à écouter ce
qui se chantait à la fête de César bruisse au niais et à goûter à ce qui
pouvait s’y boire, n’avait plus eu qu’à se poser aux points de rendezvous, à y bivouaquer la nuit avant de repartir au matin suivant.
Résultat : il avait pu atteindre le nord de l’Italie plus vite que prévu
dans ses premiers calculs (puisqu’il pensait alors finir le chemin par la
route) et surtout y avait bénéficié du contenu de deux lourds bidons
que lui avait fabriqué Vic et qu’il portait sur son dos.
- Ravitaillement en vol, avait expliqué celui-ci. Si vous sentez
que le Ker-Ozen s’épuise, vous aspirez un peu de liquide.
- What ? avait répondu le duc.
342
Vic avait été bon pour une démonstration en situation mais
sans se plaindre. Après tout s’il pouvait se mouvoir à nouveau
normalement sur ses deux jambes, il le devait au duc et à la musique
ensorcelante d’Eric de Clapetown.
Le duc du Safesex se posa alors la question à laquelle il aurait
dû songer avant son départ d’Angleterre. Comment réussir à trouver le
pape dans cette ville si vaste ?
- Well, well, pensa-t-il - puisque de sa bouche ne sortait que des
peutepeutepeutepeutepeu lancinants -, I should searching for the
biggest church.
Il vira sur l’épaule droite et piqua lentement vers la colline du
Latran.
Le passage de la Sioule annonçait selon les dires de Killian de
Grime l’entrée sur le domaine personnel du sire de Miche-Lin, celui-là
même qui avait tenté de s’emparer de la princesse Podane à Orléans.
On avait bien pensé effectuer un détour pour se soustraire au risque
d’un affrontement avec ses hommes mais tout le monde s’était
accordé sur le fait que quelle que soit la route empruntée le sire
apprendrait tôt ou tard la présence de la colonne des quêteurs. Autant
valait-il mieux aller le surprendre en passant directement sur ses
terres.
De la nuit au château de la baronne de Saint-Dieu, il ne restait
pratiquement rien dans les mémoires sinon l’objectif à atteindre :
Malauzat. Tout le reste s’était effacé et, suprême plaisir pour dame
Kate, le souvenir même tu troubadour O avait disparu. La magie de la
baronne était sans limite. Elle en avait d’ailleurs profité pour effacer
des mémoires sa propre existence. Nos amis aventuriers n’avaient plus
aucune idée de celle qui avait infligé à Podane ses disgrâces passées ou
toujours bien présentes.
- Regardez, seigneur, fit Mi-Mai, en désignant un point
mouvant sur les hauteurs dominant la vallée.
- Je l’ai vu moi aussi, mon brave Mi-Mai. Nous sommes
attendus… Eh bien, voilà qui est fort engageant. Rafarinade, mon épée,
commençait à rouiller.
- Du sang ! Encore du sang ! intervint sœur Trisquelle. N’y
aurait-il donc pas moyen de régler les choses de manière pacifique ?
343
- Allons, ma mère, répliqua Killian. Vous avez vu l’attitude de ce
petit seigneur à Orléans. Il a montré les dents tout de suite en se
haussant du col comme s’il avait été le comte d’Auvergne.
- Raison de plus, mon fils, pour qu’il ne soit pas encouragé par
votre attitude dans ses mauvais instincts.
- Ma mère, ce sont là des instincts basiques auxquels nous ne
pourrons pas nous opposer pacifiquement. S’il veut Podane – et nous
savons qu’il la veut plus que tout – il n’hésitera pas à nous tuer
d’abord et à nous la réclamer ensuite.
- Et pourquoi mon oncle ne lui serais-je pas donnée à la
première semonce ? Vous avez vu que, le bon du sang qui est le vôtre
aidant, je savais me défendre. En étant dans la place et vous au
dehors, il serait plus facile sans doute d’en finir avec cet olibrius.
- Quelle est donc immense la naïveté des femelles ! soupira
Killian. Croyez-vous qu’il consentira à nous laisser la vie sauve une fois
qu’il aura posé ses sales pattes sur vous ? Et imaginez-vous qu’il
attendra benoîtement la bénédiction d’un prêtre pour faire de vous sa
chose ?
- Sans doute que non… Mais si j’en juge par la troupe qui
s’avance vers nous, il nous faudra périr d’une manière ou d’une autre.
Je crois que je préfère encore vous laisser quelque chance de me
survivre un peu.
Sœur Trisquelle regarda Killian de Grime avec insistance. Elle en
était arrivée à la même conclusion que la princesse : on n’aurait point
le sire de Miche-Lin par la force mais par la ruse. Il convenait de lui
dégonfler l’ego plutôt que de vouloir le crever tout de suite. La roue de
la fortune finirait bien par tourner.
On entendit monter une rumeur et un bruit inquiétant. La
rumeur disait, répétait, s’enflait sans cesse en passant de voix en voix
tout en colportant la même phrase simple : « Le pape est mort ». Le
bruit, lui, se contentait de croître au fur et à mesure qu’il approchait.
Un bruit sec, métallique. Des hommes en armes qui cherchaient à
atteindre au milieu du chaos leur objectif. A leur tête, les guidant dans
le dédale des couloirs du palais pontifical, le cardinal Scapinnochio de
la Plancha goûtait les ultimes instants de ce qu’il appelait « sa vie
d’avant ». Lorsqu’il aurait vu le corps sans vie de Gilbert IV, lorsqu’il
344
aurait donné à Melba le dernier de ses ordres et signé de facto la mort
de l’abbé Alfredo de Mozarella, alors il aurait engagé la dernière pièce
dans le système qu’il avait patiemment agencé depuis des années.
Alors il serait le prince de l’Eglise nouvelle, une Eglise destinée à
balayer les païens de la surface du globe, une Eglise dont la richesse et
la puissance se nourriraient des conquêtes réalisées en Orient.
Scapinnochio de la Plancha – ou plutôt Marie-Joseph Ier car tel était le
nom qu’il avait décidé d’adopter – allait doter le monde d’une autorité
unique. La sienne… Et le choix de ses deux prénoms de règne n’était
pas un hasard ; il comptait bien donner le jour à un successeur qui
serait pour l’éternité le continuateur de son œuvre. La jeune femme
qu’il avait désignée pour être la mère de ce successeur ignorait encore
que sa destinée était en marche. Et pourtant, depuis toujours, elle
avançait vers le jour où elle serait sienne et pourrait renouveler, après
le pêché de chair, l’humaine condition et l’universalité de l’Eglise.
- Surprise, votre éminence ! lança Melba de Turin.
L’évêque Scapinnochio vit l’homme assis dans le fauteuil auprès
de sœur Iselda. Celui dont le trépas avait pourtant été annoncé
clairement par le tissu tâché de sang accroché à la fenêtre. Gilbert IV !
Celui qui aurait dû être son prédécesseur.
- Vous m’avez trahi ! s’exclama le prélat au comble de quelque
chose qui était un mix inédit entre fureur et abattement.
- Mais vous aussi, vous m’avez trahie !... Ne deviez-vous pas me
faire périr dès après que j’eusse commis l’irréparable sur sa sainteté le
pape ?
- Pas le moins du monde ! Ca c’était l’idée de…
Il se mordit la langue pour ne pas prononcer le nom de son
principal comparse. Cela ne servait plus à rien d’un point de vue
pratique puisque le complot était découvert ; en revanche, il pouvait
toujours espérer – même s’il n’aurait point agi ainsi en situation
inversée – que l’abbé de Mozarella se mît en quatre pour le faire
libérer.
Puis il se rendit compte qu’il avait toujours avec lui une dizaine
d’hommes armés et que rien ne l’empêchait d’effectuer avec eux le
travail que Melba de Turin s’était inexplicablement refusée à faire.
- Tuez-les ! commanda-t-il en pointant ses deux mains vers le
pape et la moniale.
345
Il n’y eut pas à proprement parler de négociations. La princesse
Podane poussa sa monture vers la petite troupe conduite par le sire de
Miche-Lin. Elle ne se retourna pas, n’esquissa pas le moindre geste
d’adieu. Tête baissée, elle vint au botte-à-botte avec celui qui voyait se
réaliser ses vœux les plus ardents sans avoir à combattre.
- Vous l’avez réclamée, cria Killian de Grime en s’efforçant de
ne pas regarder le seigneur pour ne point risquer d’accroître la haine
qu’il lui inspirait. Elle est à vous… Mes compagnons et moi reprenons
le chemin de Grime. Conduisez-la en sa nouvelle demeure et traitez-la
comme il convient à un être d’exception… Si vous en êtes capable…
- Allons, une fois ! Que se passe-t-il ici ?... Le pape est-il
vraiment mort ?...
Au milieu de l’ordre d’attaque donné par l’évêque de la
Plancha, la voix claire et jeune de la grande moniale apparut comme
une telle incongruité que personne ne bougea. La silhouette put donc
se faufiler au milieu de la troupe des hommes de l’évêque.
- Ouf !... Vous êtes vivant !...
- Seigneur ! s’exclama Gilbert IV… C’est vous ?!...
- Eh oui !... Votre fameuse potion à voyager dans le temps n’a
pas fonctionné… Ou plutôt, elle m’a juste fait avancer de six jours… Six
jours… Même pas le temps d’avoir un dimanche pour me reposer…
Qu’est-ce que j’entends à peine débarquée en ce nouveau jour ?... Le
pape est mort !... Alors vous pensez ; j’étais folle d’inquiétude. Je me
suis précipitée… Et ouf, ouf, ouf, vous êtes bien vivant, ajouta
l’inconnue en se jetant dans les bras du souverain pontife.
- Mais peut-être plus pour très longtemps, répondit le pape.
Vous êtes venue vous jeter, ma fille, au milieu d’un crime en cours de
réalisation. Ces messieurs se proposaient justement d’occire mes
gardes, cette dame et moi. Vous n’êtes qu’une personne de plus à
faire passer pour eux.
- Pardon, pardon, intervint un des gardes du pape… Nous
n’avons jamais dit que nous allions vous défendre… La dame a déjà dit
tout à l’heure qu’elle nous aurait dépêchés sans hésiter. Cela nous a
fait réfléchir… Il apparaît clairement que monseigneur l’évêque est
destiné à accomplir de hautes choses et nous serions fort marris de ne
346
point l’accompagner en cela. Veuillez donc, pape Gilbert, ne plus nous
compter parmi vos partisans… Vous méditerez peut-être ainsi sur
votre refus de revaloriser nos salaires et d’avancer sur l’épineux
dossier des conventions collectives.
- Traîtres ! siffla Melba entre ses dents.
Un peu décontenancé par l’irruption de cette nouvelle moniale
parlant si familièrement avec le pape Gilbert, Scapinnochio de la
Plancha retrouva tout son empire sur lui-même en ajoutant
mentalement l’effectif de ses derniers ralliés à ceux de sa propre
troupe. Quinze guerriers aguerris et sans scrupules contre deux
moniales (dont une quand même connue pour être redoutable) et un
pape déjà âgé. La partie était gagnée.
La suite lui prouva que non.
Le château était bâti en pierres noires de lave. Il dominait une
vallée riante où le soleil brillait d’un éclat magnifique. La récolte du blé
d’hiver, à en juger par l’activité des paysans dans les champs du
domaine, promettait d’être bonne.
Comme toujours.
Elle quitta le rebord de la fenêtre et la douce chaleur de l’astre
solaire. Les jours lui semblaient pourtant des années depuis qu’elle
savait que tout cela finirait bientôt. Les deux dernières missions de
reconnaissance qu’elle avait envoyées lui avaient confirmé
l’imminence de l’arrivée des compagnons de la princesse Podane.
Bientôt l’ordre du monde serait changé. Bientôt le bonheur et la
prospérité s’étendraient sur la Terre comme ils avaient élu domicile
sur ces quelques arpents nichés au cœur des montagnes d’Auvergne. Il
suffisait de patienter encore un peu et de se dire que tant d’années de
labeur secret allaient enfin trouver leur aboutissement.
- Frère Vilain, fit-elle en voyant pénétrer le petit homme à la
tonsure rebelle… Je ne vous attendais pas de sitôt…
- Madame, les choses ne se déroulent pas telles qu’elles
auraient dû advenir. Mon « miquereau » vient de me rapporter un fait
qui n’est pas sans conséquence pour la suite des événements. La
princesse est tombée aux mains de ce forban de Miche-Lin…
347
- Comment est-ce possible ? s’indigna la dame dont la douceur
de traits s’évanouit en un instant. Nous avions pris toutes les
précautions pour que cela n’arrivât point.
- Une défaillance inattendue… Le convoi transportant les
troupes de surveillance venues de Bretagne a été bloqué par un
incident indépendant de la volonté du SNCF… Je n’ai pas bien compris,
il y aurait d’abord eu un retard dans l’acheminement du chef de
convoi, puis après son arrivée on se serait rendu compte qu’on avait
dérobé le fil de cuivre qui traçait la voie à suivre…
- Si on ne peut plus se fier à eux après tout ce que nous avons
fait pour leur réussite !
- Madame, ils ne sont plus en mesure dans les temps actuels
d’assurer un service convenable. Trop d’usagé sur leurs lignes !
- C’est une catastrophe !... S’il faisait de lui sa chose, s’il lui
enlevait sa virginité…
- Oui, madame… Si elle la perdait, elle ne serait plus apte à
offrir ce que vous attendez d’elle pour gagner la rédemption de
l’humanité et inonder de bonheur les terres chrétiennes.
- Que faire ?
- Prier !... Je ne vois plus que cela…
Frère Vilain replia son escabelle, la coinça sous son bras et
sortit. Il repensait aux efforts démesurés qu’il avait dû déployer pour
permettre que les projets formés par la Prophétesse de Zeus puissent
s’accomplir. Il avait dû affronter les vents de Bretagne, tirer de son
hivernation la fée bleue, déranger le génie des bois de Sologne et se
perdre dans les neiges des pentes du col du Saint-Bernard. Tout cela
sans jamais attirer l’attention sur lui et sur ceux de son espèce. Ces
hommes d’Eglise qui, parce qu’ils avaient la révolte dans le cœur,
s’étaient décidés à risquer la damnation éternelle pour permettre le
bonheur universel. Quand bien même le sang d’une partie de la
grande famille humaine devrait couler pour y parvenir.
Au bout de quelques minutes, le bureau du pape avait été
transformé en champ de bataille encore fumant des cris lancés et des
douleurs subies. Une bonne dizaine de corps tordus, sanguinolents,
plus ou moins en rupture de vie, gisaient dans le plus grand désordre.
Melba de Turin avait joué du couteau avec une efficacité conforme à
348
sa réputation tandis que Cathy avait fait découvrir aux soldats du
XIIIème siècle les subtilités des arts martiaux qu’elle pratiquait avec
maestria. Pour aider les deux moniales, on avait vu, au premier assaut
de la garde, sauter dans la pièce Henri Berry, grimpé par les murs
extérieurs jusqu’au bureau pontifical. Le pape Gilbert avait lui-même,
mais en s’en mortifiant par avance, prêté main forte aux combattantes
en arrêtant un soldat trop pressé de saigner Cathy à l’aide d’un
fauteuil qu’il lui avait fracassé sur le crâne.
C’est dans cette morne plaine intérieure qu’on vit alors surgir
frère Martin à la fois hébété, surpris mais rassuré de voir le chef de
l’Eglise toujours en vie.
- Votre sainteté ! Un messager vous arrive à l’instant depuis la
lointaine Angleterre… Il vient vous prévenir qu’on veut vous assassiner.
- Je crains fort d’être parfaitement au courant de la chose,
répliqua le pape. Faites-le attendre un peu et demandez à ce qu’on
vienne nettoyer tout ce désordre… Ah ! Qu’on fasse mander Hermann
Stoïcus pour qu’il vienne prendre livraison de ce cardinal félon…
Coincé sous le genou de Melba de Turin, un poignard piqué sur
la peau du cou, Scapinnochio de la Plancha n’osa pas se manifester
pour demander que son emprisonnement se fasse promptement. Il
préférait encore l’odeur de la paille humide du cachot à l’humiliation
de sa position.
On finissait toujours de déblayer les restes des journées de
fête. Face au succès de la manifestation placée sous les mânes du divin
César, la baronne de Saint-Dieu avait dans un premier temps décidé de
la prolonger afin que tous les artistes puissent s’exprimer… et puis elle
avait annoncé qu’on recommencerait une fois la belle saison venue.
Cela signifiait – et Vic le brillant organisateur le comprit encore plus
vite que les autres – qu’on reconstruirait les écuries ailleurs et qu’il
faudrait à nouveau convoquer les manants de la seigneurie pour y
pourvoir.
Quelque chose avait changé sur la terre de Brenne.
Du moins jusqu’au moment où Anne-Charlotte-Romane
retrouva un rythme de vie moins trépidant. Poussée par une éruption
d’ennui, elle questionna son grand miroir pour savoir où en étaient les
aventuriers de la geste. Ce qu’elle découvrit la consterna. Killian de
349
Grime, sœur Trisquelle, Philippa de Vivarais – qui tenait sa science du
dessin de son propre fils – et tous les autres avaient abandonné la
princesse Podane aux mains d’un seigneur local.
- Oh non ! hurla-t-elle… Je n’ai pas fait tout ça pour qu’ils
renoncent maintenant.
- Vous m’avez appelé ? demanda le troubadour O en passant la
tête par la porte.
- Sûrement pas ! Tu n’es pas l’homme de la situation… Que ne
t’ai-je pas détruit quand il était encore temps ? Je ne serais point là à
me désespérer de mes propres faiblesses qui n’égalent pourtant pas
les tiennes.
Prudemment, le troubadour s’éclipsa. Il savait que dans
certains états, la baronne était capable de tout… et même parfois de
son contraire en simultané.
Saint-Dieu regardait briller une larme dans le regard clair de
Podane de Grime. La larme de trop ! Si elle n’avait pas jadis maudit
l’enfant à naître chez les Grime, elle n’aurait pas aujourd’hui ce
sentiment de culpabilité qui l’écrasait. Elle avait d’abord tenté de le
combattre en cherchant à détruire celle qui le lui inspirait. Peine
perdue ! Les vertus, la douceur et le courage de la princesse l’avaient
peu à peu submergée et ramenée aux frontières de l’humanité.
Désormais, elle était passée au-delà : la pitié et les scrupules étaient
des mots qui prenaient un sens vrai pour elle.
D’ailleurs, pourquoi avait-elle ainsi amené le malheur sur la
terre de Grime ? Elle ne l’avait pas oublié mais, soudain, sa réaction lui
apparaissait disproportionnée. Tout cela pour une querelle avec une
autre créature malfaisante comme elle qui s’était prise de passion
pour la famille de Grime. Poussée à bout – et nous savons qu’il en
fallait peu pour la faire fumer, même de bon matin – la baronne de
Saint-Dieu avait déchaîné la puissance de ses sortilèges.
- Zaza ! appela-t-elle. Prépare mes bagues ! Je pars !...
- Où cela ? questionna la chambrière-habilleuse-cuisinière de la
baronne.
- Je vais prendre les eaux…
- Prendre les eaux ? s’étonna celle-ci. Mais vous n’en buvez
jamais préférant les bons petits vins que je fais venir des producteurs
locaux en échange de votre magnanimité.
350
- Il y a en Auvergne quelques sources chaudes qui me feront
grand bien. Je crois que je commence à faire mon âge.
Zaza Saint-Katrekatre haussa les épaules. Quelle était cette
soudaine lubie de sa maîtresse ? Elle la connaissait depuis trente
années et elle n’avait jamais vu paraître le moindre début de
commencement de ride sur son visage.
- Dépêche-toi !
Après avoir quasiment poussé sa servante dehors, la baronne
se dirigea vers une malle, l’ouvrit et s’empara d’une cruche
hermétiquement close et marquée des lettres BOLT.
- Il est grand temps de déchaîner la foudre, murmura-t-elle.
Parmi tous les dignitaires de l’Eglise présents à Rome et
accourus à la nouvelle de l’assassinat, certains accueillirent avec
soulagement la nouvelle que Gilbert IV était sauf et qu’il ne tarderait
pas à apparaître dans la salle d’apparat de son palais. Pour l’abbé
Alfredo de Mozarella, en revanche, cette information était une
catastrophe. Son propre rêve s’effondrait.
A n’en pas douter, l’évêque Scapinnochio parlerait pour essayer
de sauver sa peau. Tout espoir d’une attitude différente de sa part ne
serait guère réaliste. Pourtant, l’abbé refusait de céder à la panique. Il
ne savait rien des circonstances de l’échec même s’il pouvait supposer
que le pape Gilbert IV avait obtenu des informations qui n’auraient
jamais dû parvenir jusqu’à lui. S’il pensait en avoir terminé avec les
menaces en ayant serré de la Plancha dans ses geôles, il redevenait
vulnérable.
Vulnérable car pape. Vulnérable car ouvert forcément à la
fréquentation des dignitaires de la sainte Eglise. Vulnérable car facile à
approcher pour tout homme courageux ou insensé porteur d’une mine
honnête et d’un couteau bien aiguisé.
L’abbé de Mozarella connaissait cet homme.
Le seigneur des Troisétoiles possédait un château qui disait
assez clairement le décalage entre son ambition et sa condition réelle.
Un donjon de deux étages, trois tours placées en triangle sur une
hauteur dominant la Sioule. Grime n’était pas mieux loti mais le
domaine familial avait au moins l’excuse d’avoir subi pendant vingt
351
années le poids de la malédiction… De la malédiction ?... Podane se
rendit compte qu’elle ne savait plus qui avait jeté cette malédiction et
pourquoi elle stagnait toujours dans sa vie. Perdait-elle la mémoire au
fur et à mesure qu’elle devenait ce qu’elle aurait toujours dû être ?
Le sire de Miche-Lin n’avait pas eu à son endroit de gestes
discourtois. C’était déjà ça. Elle s’en serait voulue d’user tout de suite
du poignard que Mi-Mai avait fixé sur sa cuisse au moyen d’une lanière
de cuir.
- Je ne doute pas que vous saurez l’utiliser à bon escient, lui
avait dit sœur Trisquelle en la serrant contre elle. Vous êtes bonne et
le sang ne coulera pas avec vous sans raison.
- Certes ma mère, avait-elle répondu… Certes… Mais saurais-je
le cas échéant ôter la vie ?
- On ne le sait que lorsque la situation se présente, avait
observé sombrement la religieuse.
La situation ne s’était pas présentée pour le moment mais
Podane n’ignorait pas ce à quoi pouvait bien penser le seigneur des
Troisétoiles. N’avait-il pas fait mander d’urgence le curé de la paroisse
de Vitrac ? Il ne fallait pas être grand clerc pour imaginer que des
épousailles accélérées se préparaient. Le sire Gui de Miche-Lin
brusquerait les choses avant de brusquer sa nouvelle épouse.
- Et même si j’ai mal à la tête, songea Podane en franchissant le
pont-levis qui, signe d’impécuniosité, n’avait qu’un seul couloir de
circulation.
- N’est-il pas temps ? demanda Katy-Sang-Fing.
- Non, répondit Killian… Il y a toujours un observateur à nos
basques.
- Et s’il reste là plusieurs jours ?...
- Alors, il faudra que sœur Trisquelle se cache les yeux et se
bouche les oreilles, lâcha le chevalier sans faire grand mystère de ce
qu’il ferait.
Un simple geste de la main devant son cou fit frémir la jeune
dame.
- Ne vous gênez pas pour moi, mon fils, riposta la mère
supérieure. Je culpabilise d’avoir abandonné notre sœur Podane au
352
milieu des périls et suis prête à accepter les conséquences de toutes
les initiatives qui nous permettraient de lui porter secours.
Sans mot dire, Jacques Olivier Killian de Grime piqua ses
éperons d’or dans les flancs de sa monture et disparut au détour du
chemin.
- Où va-t-il ? questionna Philippa de Vivarais qui ne pouvait
souffrir que son amant s’éloignât par trop de lui.
- Ne vous inquiétez pas, dame Philippa, dit Mi-Mai. Il a toujours
besoin de s’isoler lorsqu’il veut réfléchir à un plan d’attaque.
- A moins, ajouta Bibor, qu’il n’ait déjà commencé à le mettre
en œuvre…
Désespéré par les événements récents mais aussi par l’échec
du retour de Cathy à son époque, Gilbert IV attendait prostré dans sa
chambre que les cadavres amoncelés dans son bureau aient été
évacués. Il câlinait machinalement Annabella sa chatte tandis que
Cathy et Melba de Turin se considéraient sans grande aménité ayant
eu l’occasion de mesurer leur valeur respective dans l’affrontement
récent. Contrairement à Henri Berry, elles n’avaient pas souhaité aller
trouver un réconfort aux cuisines. L’air de rien, elles inspectaient les
dégâts occasionnés par les coups d’épée ou de dagues qui avaient
déchiré certains pans de leur aube. Cathy avait même arraché au cœur
du combat sa coiffe et ses cheveux blonds lui faisaient une auréole
d’or à laquelle Melba savait ne point pouvoir prétendre tant de par son
vil passé de pècheresse que de par la brunitude de sa chevelure.
- Votre sainteté, fit frère Martin en toussant doucement pour
arracher son maître à sa torpeur, le chevalier anglais est toujours là et
attend.
- Euh ?!... Ah oui ?!... Le chevalier venu de la lointaine
Angleterre ?... Mais sait-il au moins notre langue ?...
- Point, votre sainteté… Mais il a prononcé quelques mots en
langue de France que j’ai pu saisir ayant accompagné jadis
monseigneur de Venise en légation à Paris…
- Je vais traduire, intervint Cathy… Je parle cette langue.
- Dame Cathy, ma fille, vous êtes une bénédiction !... J’en viens
à penser que ce n’est point quelque sorcellerie qui vous a conduite ici
mais bien la main et les desseins impénétrables de notre Seigneur.
353
De toute cette phrase, Melba de Turin ne retint qu’un mot...
Fille !... Certes, ce n’était qu’un terme banal dans la bouche d’un
homme d’Eglise s’adressant à une fidèle mais la manière dont Gilbert
IV le prononçait était d’une douceur telle qu’elle en vint à suspecter la
présence d’un secret qu’auraient pu ignorer ceux qui l’avaient
conduite jusqu’ici. Un secret de sang… Les plus lourds… Et ceux qu’elle
aimait trancher d’une lame acérée.
- BOLT ? questionna Vic. Qu’est-ce encore que cela ?
- Un accélérant naturel, répondit la baronne. C’est une recette
que j’ai mise au point il y a longtemps en capturant un éclair par une
nuit de pleine lune… BOLT signifie Breuvage Odorant pour Long Trajet.
- Pourquoi « Odorant » ?
- Parce que BLT c’était plus compliqué à prononcer… Et puis ça
sent bon… Il y a du miel, de la myrrhe et du venin de couleuvre à
l’intérieur.
- Et ça a quel effet ?...
- Je serai en Auvergne demain matin…
- Demain matin ?! C’est impossible…
- Il le faut…
- Mais vous avez déjà testé ce BOLT ?...
- Jamais, répondit la baronne… C’est l’occasion ou jamais…
- Mais si…
- Si quoi ?... As-tu vu un seul de mes sorts rater ?... Serais-je une
débutante dans l’art de concevoir filtres et potions ?...
- Certes non…
- Alors, aide-moi à ajuster cette petite malle sur mon dos. Tu
verras bien ensuite ce qu’il adviendra.
Vic vit… Ou du moins devina… Après avoir absorbé une franche
goulée de BOLT, la baronne de Saint-Dieu se mit à courir comme si la
malle sur son dos avait été une plume et comme si plusieurs chevaux
invisibles l’avaient tractée. Au bout de quelques secondes, elle n’avait
laissé sur le chemin qu’une fumée légère et des traces bien marquées
dans la boue.
Le duc du Safesex se prosterna devant le souverain pontife.
Sans doute regrettait-il à ce moment-là de ne point paraître vêtu de
354
ses meilleurs atours mais peut-on hésiter à se présenter devant celui
qui incarne la puissance divine sur la Terre pour une question
vestimentaire ?
En se redressant, il se trouva nez à nez avec Annabella. La
chatte le regardait avec dans son regard brillant un appétit qu’on ne
pouvait ignorer.
- My god ! s’exclama l’Anglais. It thinks that I am a bird…
Elle se frotta à lui, le huma et finalement s’éloigna
dédaigneusement. Pas comestible !
- Sorry, my lord… I’m arriving so late…
Cathy traduisit. La fréquentation du professeur McCartney à
Liverpool et de son assistante, la pimpante Michelle Mabelle, lui avait
permis de maîtriser la langue d’outre-Manche bien mieux que celle de
ces méchants de Flamands.
- Contez-moi je vous prie les conditions dans lesquelles vous
avez été averti du complot qui se formait contre moi.
Le duc marqua un temps. Pouvait-il livrer certains des secrets
de la défense de son royaume devant des oreilles aussi peu sûres que
celles des deux jeunes femmes qui entouraient le souverain pontife ?
- Cela ne sortira pas d’ici, précisa Gilbert IV. Parlez sans
crainte…
Alors, fort de cet encouragement si honnête, le duc du Safesex
raconta. Le système des conques permettant d’écouter les
conversations sur le continent, le hasard lui faisant intercepter une
conversation entre deux hommes évoquant l’assassinat à venir du
pape, l’ordre du régent d’Angleterre de porter au plus vite
l’information à Rome et le voyage mouvementé jusqu’au Latran porté
par le miracle permanent offert par le Ker-Ozen.
- Vous êtes un brave, conclut le pape en faisant glisser de son
doigt un anneau serti d’un diamant brillant comme dix soleils. Voici
pour vous récompenser de votre courage et vous témoigner à jamais
ma reconnaissance.
- My lord… commença le duc… My lord…
Il se disait que cela valait presque la peine de s’être fait dérober
les anneaux auxquels il tenait tant. Désormais il aurait à son doigt un
anneau béni par le vicaire de Dieu sur la Terre.
355
- Il va de soit que nous ne vous oublierons pas non plus, mes
filles, ajouta le pape à destinations de Cathy et de Melba de Turin.
- Je voudrais bien réussir à rentrer chez moi, fit Cathy… On ne
s’ennuie pas ici, pape Gilbert, mais il reste bien du chemin encore pour
moi si je dois voyager par période de six jours.
- Nous étudierons ceci, chère Cathy… Et vous, sœur Iselda ?
Quelle récompense attendez-vous de ma part ?
- Si j’écoutais les tréfonds de mon âme, votre sainteté, je vous
demanderais de m’ensevelir à jamais dans la cellule la plus étroite et la
plus sordide du monastère le plus perdu de tout le ressort de votre
autorité… Oui, si je m’écoutais… Mais je ne peux point entendre cela…
J’étais venue pour vous assassiner et mon dessein n’a point changé.
J’ai donné ma parole et ne peux point m’y soustraire. Je dois remplir la
fiole que voici de votre sang et la rapporter sur la terre d’où partira la
résurrection universelle.
- La résurrection universelle ? questionna le pape. Qu’est-ce
donc que cela ?...
- Je pensais que votre savoir si vaste et si œcuménique
entendrait la chose… La bonté et la puissance doivent faire alliance
pour créer les conditions d’une paix universelle… Scapinnochio et ses
complices voulaient une union charnelle de la puissance et de la bonté
pour dominer le monde. Moi, je veux contribuer à créer la paix et le
bonheur…
- En me faisant quitter ce monde plus tôt que notre Seigneur ne
l’a imaginé, voilà qui ne peut que me contrarier, répondit Gilbert IV
aussi paisiblement que possible.
Melba de Turin sentit Cathy prête à fondre sur elle pour la
désarmer. Elle avait eu le temps de la regarder combattre pendant
l’assaut des gardes de Scapinnochio de la Plancha et saisi tout ce
qu’elle pouvait redouter d’une adversaire frappant aussi vite des
poings et des pieds.
- Ne bougez pas, dame Cathy ! Je ne vous veux aucun mal…
- C’est pas mon cas, rétorqua la jeune beauté belge. Tous ceux
qui en veulent au pape sont mes ennemis…
- Mais je ne suis pas l’ennemie du pape. J’ai combattu ses
ennemis en me faisant passer pour une des leurs.
- Mais vous voulez le tuer ! s’insurgea Cathy.
356
- C’est une mort qui en évitera des milliers à l’avenir… Un
sacrifice utile dont la portée sera universelle et plaira à Dieu.
- What she says ? demanda le duc de Safesex qui comprenait
bien que la tension croissante qu’il percevait annonçait des instants
douloureux.
- Bull sheet, rétorqua Cathy.
- Oh… She’s a true woman…
- Donc, vous me saignerez comme un goret, vous emporterez
ce sang avec vous dans votre fiole et la paix viendra sur la Terre
comme au temps futur de la parousie ? C’est bien de cette folie que
vous me parlez depuis tout à l’heure.
- C’est exactement cela…
- Qui a pu vous mettre de telles sornettes dans la tête ? Vous
semblez parfaitement saine d’esprit lorsque vous ne menacez pas de
massacrer vos prochains.
- La Prophétesse de Zeus m’a recrutée alors que j’étais encore
une enfant pour devenir le bras armé de sa lutte.
- La Prophétesse de Zeus ? répéta Gilbert IV…
Un silence s’instaura. Silence de plomb que le duc se sentit
obligé de briser en amorçant une question. Un regard noir de Melba,
un regard clair de Cathy lui firent comprendre qu’il n’était plus temps
de sombrer dans la littérature.
- Ma fille, fit le pape… Depuis quand connaissez-vous la
Prophétesse de Zeus ?
- Depuis toujours… J’ai l’impression d’avoir grandi dans la
douceur de son amour pour l’humanité…
- Douceur et amour que vous redistribuez à votre manière
depuis si longtemps…
- C’est ma mission sacrée, expliqua Melba.
- Je connais celle que vous baptisez ainsi…
- Comment est-ce possible ? Elle vit recluse en son château
dans un espace isolé du reste du monde.
- Sans doute, ma fille… Mais il faut savoir se cacher lorsqu’on a
bien des douleurs à étancher et des crimes à oublier.
- De quoi parlez-vous ?
- De secrets que je ne puis livrer car ils me furent remis en
sainte confession… Mais de cela il apparait plusieurs choses dont la
357
première est que je n’ai point été choisi pour ma puissance mais bien
pour ce secret que je détiens…
- Vous êtes bon et puissant, fit observer Melba. C’est ce dont
nous avons besoin…
- Nous ?... Allons, voilà qui est bien et me libère en partie du
cordon qui me noue la gorge… Savez-vous bien pourquoi la
Prophétesse de Zeus vous laissa grandir près d’elle avant de vous
confier à ce monastère piémontais où vous fîtes votre instruction ?
- Non… Mais si vous consentez à me le dire, je l’entendrai bien
volontiers…
- Elle est votre mère !...
La chapelle du château était sombre et humide comme un jour
de beau temps à Londres. Les cierges qui y brûlaient dessinaient
quelques halos faméliques qui ne parvenaient même pas à incendier
les deux mornes statues de la Vierge et les fresques depuis longtemps
envahies par le salpêtre. Podane eut soudain devant elle la perspective
d’une vie fanée. Serrée chaque jour dans un château aussi triste, sans
possibilité de découvrir le monde ou de soulager les misères des
humbles, elle ne pouvait que dépérir. Une terreur sourde l’envahit et
la poussa à vérifier que le poignard était toujours bien fixé sur sa
cuisse. Si elle se trouvait acculée à prononcer des vœux non conformes
à son cœur, elle savait comment en user.
Il n’y avait guère foule dans la petite église privée du seigneur
des Troisétoiles. Quelques guerriers de seconde zone qui aimaient à se
prétendre vassaux de Gui de Miche-Lin, deux servantes avec leurs
joues rouges et leurs mains crasseuses et bien sûr l’officiant qui,
entouré de trois gamins mal débarbouillés, tournait le dos à l’autel et à
l’assistance. Etait-ce le peu de cas produit sur le prélat par son entrée
dans la chapelle ? La princesse Podane sentit celui qui aspirait à être
son époux se tendre comme la corde d’un arc au moment du jet. Elle
avait déjà eu l’occasion de le voir partir dans la plus extrême fureur en
quelques instants ; la nature du lieu ne le contraignit de fait au calme
et au silence que peu de temps.
- Qui es-tu ? Où est le père Colateur ?...
L’officiant se retourna en faisant bouffer ses vêtements
sacerdotaux. Sa mine avait l’apparence tranquille d’un homme paisible
358
n’ayant rien à se reprocher et pas même heurté par l’apostrophe
méchante dont il était la victime innocente.
Podane manqua pousser un cri de surprise. Ce petit homme
corpulent et joufflu, elle le connaissait bien. A Saint-Romuald, il
répondait au nom de frère Grignotons.
- Je suis le père Missif… Il y a le père Colateur qu’a fait un
malaise… Comme je me trouvais chez lui afin de lui rendre une amicale
visite, je me suis proposé pour le remplacer au pied levé.
- Et où es-tu curé ? Je ne t’ai jamais vu dans le secteur.
- Mes brebis sont lointaines et comme elles sont souvent
égarées, je vais sur les routes à leur recherche. Quand j’en retrouve
une, je suis heureux.
Ce disant, il regarda doucement Podane pour qu’elle
comprenne bien qu’elle était cette brebis égarée qu’il entendait
sauver. Elle l’entendit sans difficulté mais cette interpellation déguisée
suscita dans sa tête une foule de questions sans réponses.
- Eh bien, dépêche-toi de commencer ! commanda le sire de
Miche-Lin. Je suis pressé de parfaire mon union avec la dame que
voici.
Cédant à la menace avec une promptitude que désavouaient
chacun des gestes méticuleux et précis accomplis en application du
rituel, le père Missif – alias frère Grignotons – fit chanter deux Alléluias
par les enfants avant d’entamer les questions obligatoires.
- Avez-vous l’âge canonique pour vous unir ?
- M’as-tu regardé ? répliqua le sire, caustique.
- Et la damoiselle ?
- Elle l’a…
- En êtes-vous bien sûr ?
- Est-ce que je me marierais avec elle si elle n’était point en âge
de le faire ?... Allons, avance !...
Podane garda les lèvres closes. Elle avait bien compris ce que
serait le jeu de frère Grignotons. Gagner du temps en attendant des
secours. Quels secours ?... Et comment pourraient-ils être ici si vite
alors que Killian avait annoncé ne point agir avant la nuit pour profiter
de l’effet de surprise ?
- Vous n’êtes point parents ?
359
Podane, pour ne pas risquer d’éveiller les doutes du sire de
Miche-Lin, se hâta de hocher négativement la tête.
- Cela veut-il dire « oui » ou « non » ? questionna le frère.
- Cela veut dire « oui » bien sûr, s’emporta le seigneur du
château. Alors bien sûr, si tu voulais chercher des ancêtres communs,
tu en trouverais du côté d’Adam et Eve, mais point avant je te l’assure.
La suite !...
- Etes-vous bons chrétiens tous les deux ?
Le sire de Miche-Lin leva les yeux au Ciel. Qu’est-ce que c’était
encore que cette question ? Bien sûr qu’ils étaient bons chrétiens !
Avaient-ils la mine burinée des adeptes d’Allah ? Venaient-ils des
terres du comte de Toulouse ? Non ?... Alors ils étaient bons chrétiens.
Qu’auraient-ils pu être d’autre ?
- Très important ! Vos parents consentent-ils à cette union ?
- Tu iras leur demander à la fin de ton service. Le cimetière de
mes ancêtres est juste sous tes pieds dans la crypte… Et pour les siens,
je n’ai point la joie de les connaître mais ils ne pourront qu’être
heureux de se débarrasser d’un laideron pareil.
Un laideron ?
La princesse faillit réagir. Depuis les effets du breuvage
concocté par sœur Trisquelle, tout le monde vantait sa beauté. Etait-ce
bien réel ? Ne lui mentait-on pas par charité ?
Le frère réagit à sa place.
- La beauté de votre promise est sans égal, intervint-il.
- Parce que tu y connais quelque chose, toi le moine
escouillé ?!... La suite !... J’ai faim, j’ai soif et puis j’ai sommeil…
- Où sont les bans ?
- On les a brûlés pour faire du feu la semaine dernière…
- Je ne parle point des bancs mais des bans… Ignorez-vous qu’il
faut les proclamer trois fois pour donner validité à une union ?
- Tu es bien cérémonieux, curé, s’emporta le seigneur.
Proclame donc tes bans trois fois de suite et avance…
Frère Grignotons proclama donc les bans avec le sérieux d’un
docte professeur de théologie en l’université de Paris puis, après avoir
trempé ses lèvres, dans une coupe remplie de vin consacré, il
demanda aux témoins de s’approcher.
360
La princesse Podane prit conscience, en ce moment si
particulier, qu’au moment d’engager des vœux solennels, elle aurait
souhaité avoir près d’elle Katy-Sang-Fing sa confidente depuis tant
d’années, celle qui l’avait accompagnée dans toutes les souffrances et
les périls (presque) sans jamais protester. Elle hésita à réclamer sa
présence. Hésitation trop longue, le sire de Miche-Lin avait déjà
poussé vers l’autel six personnes dont les deux servantes.
- Voici six témoins ! Cela te convient-il, frère scrupuleux ?
- Deux m’auraient suffi mais je les accueille avec joie et
bonheur parmi nous… Donc en ce jour de la sainte Véronique,
porteuse de la Victoire si on en croit l’étymologie grecque… Ah mais
pardon…
- Quoi encore ?...
- Je ne puis consacrer cette union aujourd’hui…
- Et pourquoi donc cela ?
- Nous sommes en un temps liturgique où notre sainte Eglise ne
permet pas les unions. Ce jour est néfaste…
- Néfaste ? Allons donc, voyez-vous cela ?... De quelle poche
cachée sors-tu cette ficelle ? Il n’y a point de jour néfaste puisque ce
jour a été marqué par le consentement de ma douce Podane à cette
union… En revanche, il pourrait le devenir pour toi si tu continues à
finasser !... Dépêche-toi désormais de nous faire échanger nos
consentements sinon je t’embroche et tu grilleras dans la cheminée
pour accompagner notre banquet ! Gras comme tu l’aies, tu feras la
joie de mes invités.
Il sembla à la princesse que le frère lui adressait un regard
désespéré, la prenant à témoin des efforts effectués en vain pour
retarder la venue de ce moment.
- Prions ! dit-il avant de baisser les yeux et de commencer à
psalmodier dans un latin qui, au sens de Podane, manquait clairement
de maîtrise.
En ce point du récit, le narrateur se doit de confesser qu’une
grande inquiétude l’étreint. Les éléments qui dessineront la vérité au
milieu du labyrinthe des complots et des tourments sont déjà semés.
Saura-t-il pour autant les assembler suffisamment clairement pour que
ses lecteurs puissent en saisir toute la profondeur et les nuances ? Ne
361
les jugeront-ils pas trop évidents, pas assez opaques ? Au contraire, ne
les trouveront-ils pas nébuleux au point de décrocher et de reprendre
tout depuis le début ? Car enfin, tout ceci fleure bon le mystère. Sous
la couche glacée des sentiments se dissimule le cœur meringué des
intrigues, craquant, monolithique mais friable.
Par exemple, le lecteur s’étonnera-t-il de ce que Melba de
Turin, apprenant de la bouche du pontife romain sa filiation supposée
avec la Prophétesse de Zeus, ne se soit pas effondrée ou au contraire
exaltée devant pareille affirmation ? Pourtant, c’est bien avec une
froideur digne du pôle quelle accueillit la douloureuse révélation. De
tout autre personnage que ce pape-là, elle aurait douté… Mais
puisqu’il était pur au point que son sang puissant mêlé à celui d’une
vierge innocente pourrait rédempter l’univers, il ne pouvait mentir. Il
ne servait à rien de contester sa parole pas plus qu’il n’était utile,
quelles que fussent les questions qui lui brûlaient les lèvres, de lui
demander de trahir les secrets de la confession.
- Je voudrais vous entendre répéter ceci devant elle, lâcha
Melba de Turin d’une voix dont la pugnacité habituelle n’avait point
fui.
- Mettons-nous en route alors…
- Vous partiriez sur l’heure ?... Avant même d’avoir paru pour
rassurer ceux qui s’inquiètent pour vous.
- Ils n’auront pas bien longtemps à m’attendre… Je reviendrai
avant que quiconque ne se soit rendu compte de mon départ.
Les regards de Cathy et de Melba se croisèrent avec la même
violence que ceux d’un supporter du PSG et d’un abonné d’OM-TV se
rencontrant dans un bar. Et pourtant, pour la première fois, elles se
comprirent. Le vieux pontife avait été chamboulé par les événements
et son esprit commençait à battre la campagne.
Insensible à cette double supposition, Gilbert IV s’était levé
pour extirper d’une malle un récipient hermétiquement scellé…
- Quelques instants sur le feu et nous partirons.
Melba de Turin qui avait galopé plus de dix journées entre
Bretagne et Etats de l’Eglise n’apprit pas de gaité de cœur la nécessité
de se remettre en selle. Cathy, au contraire, décoda parfaitement les
intentions du pape. Preuve que quand elle voulait bien se donner la
peine de suivre ce qu’il se disait…
362
- Un bond dans le temps…
- … mais aussi dans l’espace, compléta Gilbert IV. Peut-être estce dans les couloirs du temps que je me suis perdu et non sous le
couteau d’une meurtrière ?
La prière terminée, frère Grignotons fut bien obligé d’en arriver
à la prestation des serments nuptiaux. Une nouvelle fois, il tenta de
gagner du temps en revenant sur le caractère néfaste du jour mais le
seigneur des lieux repoussa avec intransigeance l’idée d’un report des
consentements.
- Moi, Gui de Miche-Lin, seigneur des Troisétoiles, prieur laïc de
Sainte-Rustine et recteur de la Chambre à Aire, je déclare prendre
pour épouse la princesse Podane de Grime.
Tout en parlant, il se saisit de la main de Podane laquelle se
laissa faire avant de se rendre compte que se faisant elle se
condamnait à ne pouvoir se saisir du poignard plaqué contre sa cuisse.
- A vous, ma fille…
Le regard de frère Grignotons paraissait démentir cette
invitation. Il voulait qu’à son tour elle fît trainer les événements.
Podane l’aurait bien voulu mais elle se sentait prise au piège.
Personne n’arrivait pour la secourir, la forte pince formée par la main
du sire de Miche-Lin l’empêchait d’agir à son gré et, comble de
malheur, elle savait qu’en ouvrant la bouche elle déchaînerait des
effluves nauséabondes qui pourraient compromettre sa survie.
- Ma fille… répéta le clerc.
Elle secoua la tête de haut en bas comme pour chasser de
manière énergique toutes les frustrations qui la paralysaient. Frère
Grignotons, à l’habitude plutôt balourd, s’empara de ce geste et se
tournant vers le seigneur l’apostropha en des termes assez virulents.
- M’auriez-vous caché quelque empêchement chez l’épousée ?
- Empêchement ? Quel empêchement ?
- Serait-elle donc muette ?...
- Muette ?!
Si elle l’avait pu, Podane se serait jetée au cou de frère
Grignotons. Il avait avec sa simplicité habituelle trouvé le bon moyen
de lui sauver la mise. Elle envisageait soudain la suite des événements
avec optimisme : Miche-Lin, comprenant qu’il n’avait gagné dans
363
l’aventure qu’une épouse au rabais, allait la flanquer dehors après
avoir mis fin à ce mariage improvisé. La route de Malauzat s’ouvrirait
devant elle et, suprême inconscience, elle envisageait de s’y lancer
sans attendre ses compagnons. Juste histoire de se prouver qu’elle
pouvait se débrouiller toute seule.
Le seigneur se frotta nerveusement le nez comme si la
moutarde du doute était venue le lui piquer. Ses yeux allaient du
prêtre à son épousée dans un balancement nerveux qui devait refléter
celui en train de s’opérer dans son âme.
- Eh ! s’exclama-t-il. Que me chaut qu’elle soit muette ! Pour ce
qu’une femme peut bien dire de passionnant ! Et, de toutes les
manières, on verra bien si à défaut de la faire parler je ne la fais pas
crier… Procède, curé… Procède !
Frère Grignotons reposa donc la question rituelle à Podane qui,
sans trop lever les yeux, y répondit d’un nouveau hochement de la
tête.
- Les anneaux ! commanda le sire de Miche-Lin.
Son homme de confiance et bras droit, un ancien soldat anglais,
Peter Bridgestone, lui tendit un carré de tissu dans lequel se trouvaient
deux bagues magnifiques. Un anneau serti d’un rubis rutilant, un autre
en or injecté de deux saphirs. Podane retint à grand peine un cri
d’étonnement devant une telle magnificence qui contrastait avec
l’apparent déclassement social du seigneur des Troisétoiles.
Gui de Miche-Lin se rendit compte de cet étonnement et
expliqua.
- Je les ai achetées tout spécialement pour vous auprès d’un
cavalier qui a surgi de la nuit tandis que nous guettions votre venue. Il
a longuement hésité avant de se présenter, a finalement donné un
nom qui n’est sans doute qu’un masque mais qu’importe. Pour une
somme somme toute dérisoire et la promesse de le laisser aller se
faire lyncher ailleurs, j’ai pu acquérir ces deux anneaux auprès de ce
sire du Budegé. Voilà… Le cercle est peut-être bien trop large pour vos
doigts si fins mais nous ferons arranger cela par le forgeron de Vitrac.
Avant d’avoir pu réagir, Podane vit sa main gauche ornée de la
bague aux deux saphirs. La lâchant enfin, Miche-Lin glissa l’anneau au
rubis à son propre doigt.
Ils étaient mariés !
364
La crème ocre fut répartie en quatre petits bols de céramique
le temps de refroidir un peu. Ils avalèrent chacun une grande cuillère
de la mixture au goût si particulier puis à l’invitation de Gilbert IV,
chacun écrivit la date du lendemain et le lieu où ils voulaient se
matérialiser à nouveau. 5 février 1221, Malauzat en Auvergne.
Plusieurs lumières bleues s’allumèrent simultanément autour
de leurs doigts. Avant de disparaître dans le grand couloir du temps,
Gilbert IV eut le temps d’entendre Cathy murmurer ce qui ressemblait
à une prière intime :
- Pourvu que je ne me sois pas trompée de jour cette fois…
On attendait toujours dans la grande salle du palais du Latran.
L’ambiance d’abord calme après qu’on eût affirmé que le pape était
bel et bien vivant se tendait peu à peu. On réclamait le souverain
pontife tant, pareil à saint Thomas, tous attendait de le voir pour y
croire. Ces saints Thomas d’opérette étaient volontiers taquins dans
leur privé mais là ils n’avaient plus envie de plaisanter. Surtout Ribaud
de Bazétage dont l’abbé de Mozarella avait fait le fer de lance de son
opération de la dernière chance : en lui confiant que le pape voulait le
destituer de son diocèse en raison de ses mœurs murines, il l’avait
proprement conditionné à commettre le geste irréparable que Melba
de Turin, pour des raisons qu’il ignorait toujours, n’avait su accomplir.
Toutefois, constatant que rien ne venait et trouvant dans la vacance
du siège apostolique des raisons d’espérer pour lui-même, Alfredo de
Mozarella força sa voix pour demander le silence et s’adressant aux
clercs présents dans la salle leur déclara que la comédie avait assez
duré, qu’on cherchait à leur cacher la vérité et que si le pape était
mort dans les conditions qu’on murmurait il fallait procéder le plus
rapidement possible à une nouvelle élection.
- En de telles circonstances, termina-t-il en contrefaisant la
lassitude, je veux bien être candidat, sachant que Dieu ne me prêtera
pas vie plus de quelques mois et qu’il faudra alors la tenue d’un
conclave véritable.
L’atmosphère électrique de la salle se transforma en
vociférations d’approbation. Vox populi, vox Dei. Il n’en fallut pas
davantage pour qu’Alfredo de Mozarella se trouvât porté sur le trône
365
de saint Pierre sous le nom de pape Nectaire. Une heure plus tard, il
donnait l’ordre de faire étrangler dans l’ergastule où on l’avait jeté son
ancien complice Scapinnochio de la Plancha. Sa marche vers la
puissance absolue commençait…
- Et maintenant comment on entre dans le château ? demanda
Bibor que l’imminence d’un assaut transportait d’allégresse.
Killian de Grime considéra avec une totale absence de
mansuétude celui qui aspirait à devenir son écuyer permanent.
Souvent, Bibor parlait sans réfléchir. Parfois même il ne prenait même
pas la peine de parler et agissait sans aucune réflexion préalable. La
jeunesse de ce début de siècle était-elle donc intégralement
corrompue par les temps nouveaux et une éducation ratée ?
- Il y a un souterrain qui permet d’entrer dans le château. Il part
de ce bosquet, court jusqu’au pied de la tour Sud où il émerge derrière
un placard à hallebardes désaffecté.
- Comment savez-vous cela, mon fils ? demanda sœur
Trisquelle. Une connaissance si précise de ce château est proprement
impensable… N’avez-vous pas affirmé hier que vous n’aviez jamais
traversé ce coin de l’Auvergne ?
- Je l’ai dit, confirma Killian de Grime. Et je le maintiens.
- Et ce n’est pas la première fois que vous montrez de telles
presciences… C’est de la sorcellerie… Ou bien, vous nous cachez
quelque chose depuis le début de cette quête… Ce qui n’est point
charitable et donc chrétien.
- Nous avons tous nos parts de secrets, ma mère, répliqua le
chevalier. Si vous ne voulez pas que j’essaye de percer les vôtres, ne
venez point essayer de fouiller les miens.
- Je pense que nous serions plus efficaces dans cette opération
de secours pour délivrer notre chère princesse si nous évitions
désormais de garder de par-devers nous ces petites connaissances qui
ne nous rendent pas transparents les uns aux autres. Alors, levons ces
secrets une fois pour toute.
La proposition de sœur Trisquelle ne suscita pas un
enthousiasme délirant.
366
- Je n’ai plus rien à cacher, fit Philippa… Tout ce que je suis,
vous le connaissez. La complexité de mes origines et les talents qui me
distinguent de mes semblables ne vous sont pas davantage inconnus.
- Mais seriez-vous prête, mon enfant, à épouser le chevalier ici
présent plutôt qu’avoir avec lui des relations condamnables par notre
Seigneur ?
- Vous oubliez ma mère qu’il n’est point libre de contracter une
union ayant déjà femme et enfant à Chypre…
Sœur Trisquelle balaya un peu rapidement l’objection. La
famille chypriote n’était à ses yeux de chrétienne romaine une famille
recevable, l’union ayant été célébrée selon les rites de la mauvaise foi
orientale.
- Mais s’il voulait de moi, reprit Philippa…
Killian bougonna quelque chose et cracha la tige d’herbe qu’il
mâchouillait depuis un moment.
- Puisqu’il faut parler…
Katy-Sang-Fing tortilla entre ses doigts les plis de sa côte avant
de poursuivre.
- Sachez que mon cœur a été mis en miette par les hommes et
que seule la princesse m’a été tendre et douce. J’en viens à douter
d’éprouver un jour la joie d’être véritablement aimée. Je serai mariée
par mon père, ou par notre seigneur, contre mes sentiments et j’en
mourrai… Voilà pourquoi, bien que j’aime ma princesse d’une amitié
fidèle et souhaite son bonheur, je souhaiterais que cette quête ne prit
jamais fin…
Il va de soi que cette proposition souleva une certaine
indignation chez les aventuriers qui commençaient tous à aspirer –
tout comme le narrateur – à passer à autre chose.
Mi-Mai et Justin Bibor n’avaient aucun secret à révéler. Tout le
monde connaissait leur ambition de prendre des routes les éloignant
de Grime et les jetant pour toujours sur les chemins de l’aventure. Une
aventure dans laquelle les femmes n’auraient de place que lorsque le
repos du guerrier serait nécessaire. L’un comme l’autre souffraient
d’avoir dû renoncer aux souris de monseigneur Ribaud de Bazétage
alors qu’ils passaient toutes leurs journées auprès de gentes dames
d’un rang inaccessibles pour eux.
367
- Et vous, seigneur Killian ? Vous voyez que tout le monde a
quelque chose à dire et que la franchise gagnant chacun de nous, les
choses deviennent plus claires.
Après avoir à nouveau ronchonné, le chevalier se redressa,
partit fouiller dans les fontes de sa monture et en revint avec un objet
que personne ne lui avait jamais vu utiliser.
- Qu’est-ce que cela ? demanda Philippa.
- Le ternet…
- Le ternet ?... Cela ne signifie rien…
- C’est un objet que j’ai acheté dans une vallée en Orient où on
trouve un sable particulier qu’ils appellent siliciome. Ce sable a des
propriétés extraordinaires que cette petite table exploite à merveille. Il
faut d’abord lui donner une atmosphère particulière, chaude et
humide… Le sable blanc alors se contracte et on peut du bout du doigt
écrire des questions. En quelques instants votre question disparaît et
les cristaux se repositionnent sous la pression de la chaleur et de
l’humidité pour vous donner une réponse. On appelle ça une moiteur
de recherche.
- C’est satanique ! s’exclama la mère supérieure…
- C’est pratique, riposta le chevalier. C’est grâce à cela que j’ai
pu connaître les meilleures routes pour notre voyage. C’est grâce à
cela que j’ai pu retrouver l’ascendance prestigieuse de Philippa. C’est
grâce à cela que je connais l’existence du souterrain qui nous
permettra de libérer Podane… C’est grâce à cela aussi que je sais ce
que mère Trisquelle a toujours voulu nous cacher…
Devant la chapelle, malgré le crachin qui s’était mis à tomber
comme un écho aux larmes intérieures de Podane, les « vassaux » de
Gui de Miche-Lin lui rendaient un hommage qui n’avait rien de
solennel. Ce n’était que plaisanteries grivoises et salaces. Visiblement,
ces hommes-là avaient fait les cochons ensemble à défaut des avoir
gardés.
- Princesse, il ne faut point vous désespérer…
- Frère Grignotons, comment ne le serais-je pas ? Me voici
mariée avec un être répugnant dont les qualités sont si bien cachées
que je n’en ai point encore deviné une seule. Il va se goinfrer, s’emplir
368
la panse et ensuite il me couchera sur son lit comme il l’eût fait d’une
quelconque servante.
- Il ne doit pas le faire, affirma le clerc avec un sérieux qui était
rare chez lui.
- Il ne le fera pas ! fit la princesse en portant la main à sa cuisse.
- Qu’avez-vous là ?...
- Un couteau que Mi-Mai m’a confié.
- Et vous en useriez pour tuer le seigneur ?... Malheureuse !
Surtout ne faites pas cela !
Podane ne put pas poser immédiatement la question qui lui
brûlait les lèvres. Guy de Miche-Lin s’était rapproché pour intimer à sa
nouvelle épouse et au curé l’ordre de gagner la salle commune où les
réjouissances devaient commencer sans tarder. Ce n’est que quelques
instants plus tard, entre un jongleur maladroit et une dresseuse
d’ourson, que la princesse put obtenir un semblant d’explication de la
part de frère Grignotons.
- Votre pureté d’âme est essentielle… Vous ne devez point la
corrompre en commettant un quelconque pêché. Pêché de chair ou
meurtrerie c’est du pareil au même.
- Mais comment éviter l’un sans avoir recours à l’autre ?
- En priant pour qu’un miracle s’opère sans tarder, princesse.
Qui sait si nos prières jointes n’auront pas assez de force pour que le
Seigneur nous entende.
A la question muette posée sans douceur aucune par Killian de
Grime, sœur Trisquelle répondit d’un seul geste ; elle dégrafa sa
pèlerine de voyage que trempaient déjà les larmes du ciel, remonta la
manche de son bras et exhiba une sorte de dessin étrange formé d’un
grand triangle violacé et de deux lettres : E.N.
- Qu’est-ce que cela signifie ? questionna Katy-Sang-Fing.
- Rien qui ne soit connu de vous, répliqua la sœur.
- Si vous jugez que ce signe n’est rien c’est que vous avez oublié
les conditions dans lesquelles il vous fut infligé…
- Eh quoi ! s’emporta la mère supérieure… Il y a vingt ans, on
m’arracha à mon couvent et on me traîna devant un tribunal de clercs.
Mon tort ? M’être posée beaucoup trop de questions sur la foi et la vie
du monde. Avoir osé questionner les meilleurs esprits et, à partir de
369
leur réponse, avoir cherché à changer la vie de milliers de personnes
en leur apportant le bonheur par le savoir. Où est le mal en tout ceci ?
Je vous le demande, où est le mal ?...
- Il n’est nulle part, ma mère, l’apaisa Philippa… C’est au
contraire une tâche noble et propre à vous ouvrir les saintes voies du
Paradis.
- Sauf que sœur Trisquelle fut alors réputée irrécupérable car
ne voulant pas renoncer à ses ambitions. Elle fut donc condamnée à
être marquée ainsi au fer rouge… E et N pour Erudite Nuisible. Ce
simple dessin sur son avant-bras lui ferma une bonne partie des
scriptoria…
- Raison pour laquelle j’ai toujours voulu aller en terre païenne
où un tel ostracisme ne pourra se manifester à mon égard. Raison pour
laquelle il faut que je voyage beaucoup pour continuer à apprendre.
Raison pour laquelle je me fais véhémente dès qu’on ose interdire à
quelqu’un d’accéder au savoir et pour laquelle je ne cesse de
reprendre les uns et les autres sur leurs faiblesses. Voilà… Rien làdedans n’est honteux… Au contraire, c’est une souffrance intime dont
j’ai toujours refusé de parler.
- Pourtant quelqu’un était au courant puisque le ternet le
savait…
- C’est pour cela que je vous dis, seigneur Killian, que cette
tablette est une œuvre du diable.
- C’est pour cela que je crois pouvoir affirmer que vous êtes
comme nous victime de vengeances qui nous dépassent. Il y a bien eu
quelqu’un pour connaître les raisons de votre déchéance il y a vingt
ans et les colporter ainsi à tous les vents. Si vous gêniez autant c’est
que vous possédiez quelque valeur, quelque idée ou quelque chose
que d’autres auraient voulu voir disparaître avec vous. A vous donc de
chercher pour savoir quoi !
- Seigneur Killian, cela fait vingt ans que je cherche et je l’ignore
toujours…
- Mais moi je me dis que ceux qui ont voulu que nous allions à
votre rencontre savait bien pourquoi…
Sur cette conclusion plusieurs riens énigmatiques, Killian de
Grime se saisit de Rafarinade et, frappant avec violence et précision
370
sur une tête de nœud qui reliait deux cordes, ouvrit le passage vers le
souterrain.
Il y eut une grande secousse. Les murs du château se mirent à
trembler, les flammes des bougies vacillèrent, quelques cris
s’élevèrent.
- Qu’est-ce ? questionna le seigneur à la ronde.
Les gardes qui étaient sur le chemin en question répondirent
qu’ils n’en savaient rien, moyennant quoi l’événement fut rangé au
rang des bizarreries dont la province savait être coutumière. Ne se
trouvait-il pas à quelques lieues d’ici un territoire dans lequel nul ne
pouvait entrer ?
Podane consulta du regard frère Grignotons qui mordait sans la
moindre inquiétude dans un cuissot doré à merveille.
- Ca commence, répondit-il.
- Qu’est-ce qui commence ?...
- Les temps nouveaux…
Dans le souterrain, la secousse avait produit plus de dégâts que
dans la grande salle du château. Un étai (en bois et non en porcelaine
comme des ignorants tentèrent il y a quelques années d’en accréditer
l’idée à travers une chanson) céda coupant le groupe en deux. Seuls
Killian, Mi-Mai et sœur Trisquelle purent continuer à avancer, leurs
compagnons devant rebrousser chemin pour retrouver l’air libre.
- Qu’était-ce ? demanda Killian
- Un début de colère de la Terre, répondit sœur Trisquelle…
Mon maître, Gaston de Nurvie, disait que lorsque la Terre tremble
c’est que l’humanité doit prendre peur…
Chaque gobelet de vin, chaque pièce de volaille déchiquetée
avec férocité, rapprochait Podane du moment où Gui de Miche-Lin
viendrait la chercher pour l’amener sur sa couche. Les usages du
temps étaient bien moins intimes que de nos jours ; la défloraison des
charmes de Podane se ferait au vu et au su de tout le monde. Non
seulement, elle n’était point prête à cela mais, en plus, frère
Grignotons l’avait mise en garde contre les conséquences terribles et
irréversibles du premier moment d’abandon.
371
- Mon Dieu ! supplia-t-elle. Faites que mon oncle arrive.
Il fallut écarter le réseau inextricable de hallebardes rouillées
pour parvenir à s’extirper du souterrain. Cela ne se fit pas sans bruit et
lorsque, enfin, Killian émergea de l’amas de tiges coupantes, un comité
d’accueil doté de nouveaux modèles en état de marche se dressait
devant lui. Pas disposé par ailleurs à transiger sur les conditions de sa
reddition.
La démarche était incertaine, le regard vague mais la main était
ferme et lorsqu’elle se referma sur le poignet fin de la princesse, celleci sentit son cœur s’arrêter.
Elle secoua nerveusement le bras en espérant que le sire de
Miche-Lin lâcherait prise. L’effet fut diamétralement opposé, la pince
se fit plus sévère meurtrissant les chairs et l’articulation de la
princesse.
- Lâchez-moi ! hurla la princesse.
Le cri venant d’une gorge qu’il croyait éteinte depuis toujours
conjugué à l’odeur de soufre purulent qui l’accompagna laissa le
seigneur des Troisétoiles interdit. Un coup porté en plein visage
termina de mettre son esprit en hibernation. Frère Grignotons avait
abattu le cuissot sur le nez du seigneur.
- Quel dommage ! murmura-t-il… Une si bonne viande…
Un nouveau tremblement ébranla le château. Une explosion
retentit au loin et parsema le ciel d’éclairs rougeoyants.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda dame Katy. J’ai peur…
- C’est ce que nous pouvons craindre de pire, Katy-Sang-Fing…
La fin de tout, le chaos absolu, l’arrivée sur Terre des puissances
infernales jaillies de leur antre.
- Mais pourquoi maintenant ?...
- Parce que quelque chose s’est passé dans ce château, j’en ai
peur…
Profitant de la désorganisation provoquée par la nouvelle
secousse, Killian de Grime avait soumis à la double lame de Rafarinade
les poitrails des quatre gardes qui l’avaient pincé à la sortie du placard.
372
En sortant dans la cour, il avait reconnu Podane, suivie d’un clerc au
visage cramoisi de sueur, qui courrait vers le pont-levis. Il fut tenté de
l’appeler mais se rendit compte que c’était plutôt à lui de la rejoindre.
Il se mit à courir, suivi par Mi-Mai, mais sans que sœur Trisquelle pût
les accompagner au même rythme. Claudication et âge obligent.
Fort heureusement, les moyens financiers dont disposait le sire
de Miche-Lin ne lui permettaient pas d’entretenir une garde
pléthorique. Ils ne furent qu’une demi-douzaine à surgir derrière leur
maître pour tenter de barrer la route aux fugitifs.
- Mi-Mai, fit Killian, il faut faire tomber la herse…
- Et la sœur ?
- Tant pis pour elle !...
- Seigneur, nous ne pouvons l’abandonner…
- C’est Podane qui compte…
- Alors, faites tomber la herse et laissez-moi sauver la sœur.
Sans laisser à son maître le temps de lui donner un contrordre,
Mi-Mai se jeta au devant des gardes pour donner le temps à sœur
Trisquelle de gagner le pont-levis.
- Tête de mule ! jura le chevalier en se jetant à son tour dans la
mêlée.
S’il laissait son demi-frère tomber pour une sœur, il serait luimême plus que la moitié d’un couard.
Les deux soudaines secousses telluriques avaient frappé de
stupeur les terres de la Prophétesse de Zeus. Ici, depuis des années,
rien de fâcheux ne se produisait jamais. On n’avait enterré personne
depuis longtemps, les enfants grandissaient en parfaite harmonie sans
jamais se chamailler et leur santé était resplendissante. Les pluies
n’étaient jamais abondantes, les chaleurs restaient sans excès et, si
l’hiver existait, c’était sur une durée tout juste suffisante pour que
s’opère ensuite le miracle du printemps. Ce bonheur, laboratoire de ce
que la Prophétesse, frère Vilain et leurs affidés voulaient voir s’étendre
à toute la chrétienté, était sans nuages… Le premier à venir depuis
longtemps tromper la quiétude de tous était noir, rempli d’étincelles
rutilantes et montait sur l’horizon avec la puissance d’une tempête.
373
- Il est arrivé quelque chose… Quelque chose d’horrible… lança
frère Vilain en faisant une intrusion dans les appartements de la
Prophétesse.
- Crois-tu que je ne le sais, rétorqua celle-ci dont le visage à
l’habitude toujours avenant présentait des signes manifestes de
nervosité. Les fureurs des entrailles de la Terre ne relèvent point de
mes pouvoirs, elles ne sont apaisées que par l’équilibre instable créé
par les pôles de la puissance et de la bonté. Cet équilibre a été rompu.
Comment et par qui ? J’avais supposé que le trépas du pape aurait
quelques conséquences ponctuelles le temps que son sang parvienne
jusqu’à nous pour la cérémonie finale… De telles déflagrations ne
peuvent s’expliquer que par l’effondrement de la bonté de la
princesse… N’avais-tu pas dépêché frère Grignotons sur place pour
parer au plus pressé ?
- Si fait, madame… Mais vous connaissez ce frère ? De la
volonté et du courage mais de cervelle bien peu lorsqu’un bon repas et
un bon vin se présentent près de son palais. S’il avait relâché sa
surveillance et que…
- Ce serait terrible… Vingt années perdues… Et au bout de tout
ce temps, l’échec… Je ne veux pas cet échec, m’entends-tu ? Je le
refuse… Je ne suis pas comme la Saint-Dieu taillée pour vivre l’éternité
entière… Je veux quitter ce monde en y laissant le bonheur et la
quiétude dont j’ai été privée.
- J’entends parfaitement cela, madame. Je me mets en route
immédiatement.
Frappant de taille et d’estoc, Killian de Grime repoussait les
assauts des trois gaillards dressés devant lui. Dans son dos, se tenait
sœur Trisquelle dont les exhortations lui étaient plus pénibles que
profitables.
- Ne les tuez point, mon fils ! Ne les tuez point ! Au milieu de ce
chambard, Dieu aurait du mal à reconnaître les siens.
Sans ces recommandations permanentes, l’affaire eut été
réglée depuis longtemps. Il fallut donc taillader du jarret plutôt que
transpercer, défoncer une cage thoracique à coups d’écu plutôt que
fendre un crâne. Autant de choses qu’on pouvait concevoir près des
374
lices du château lorsqu’on s’exerçait avec des épées de bois mais qui
n’avaient pas le moindre sens lorsqu’on combattait pour de vrai.
L’arrivée à la rescousse de Justin Bibor se révéla décisive. Serrés
les uns contre les autres, les trois combattants purent se protéger
mutuellement et s’enfoncer au cœur de la masse adverse. Soudain,
Gui de Miche-Lin s’effondra sur les genoux, le visage gris, l’œil vitreux.
Une flèche venue d’on ne sait où lui avait traversé le cou. Une
seconde, arrivée quasiment dans le même mouvement, lui épingla la
main gauche au sol.
C’est alors que Killian vit briller au doigt de feu le seigneur des
Troisétoiles l’anneau serti du rubis rutilant.
- Dieu me damne ! Il l’a épousée !...
Il n’y eut dès lors plus de quartier. Poussé par la rage, la colère
et un terrible courroux, Killian de Grime coucha un à un les gardes du
château dont la résistance se trouvait de plus en plus affectée par les
libations vineuses effectuées précédemment.
- Vous serez maudit, Killian ! fit sœur Trisquelle…
- Si Podane a souffert par la main de ce maudit, c’est vous qui le
serez, ma mère, pour lui avoir conseillé de suivre la voie de la folie…
Toujours hors de lui (mais toujours dans la cour du château),
Killian de Grime se pencha pour arracher la bague.
- Par bonheur, au moins maintenant, elle est veuve !...
Il y avait sur le chemin une grande presse de paysans fuyant les
explosions et les remuements lancinants du sol. Un d’entre eux voulut
bien décrire au frère Vilain ce qu’il avait vu.
- Au pied de la colline où qu’est le château de not’ maître,
Gédéon de Quonflexe, une grande fente s’est ouverte dans la terre.
D’au moins vingt coudées. Et pis ça a commencé à sortir… Une sorte de
sang brûlant qui a coulé partout et qui a mis le feu. Les forêts brûlent,
les champs brûlent, les maisons brûlent…
Frère Vilain fouilla dans la poche de son manteau et donna
deux belles pièces au paysan.
- Partez vers Clermont, lui indiqua-t-il, là-bas vous serez en
sécurité.
En était-il vraiment certain ?
375
Tout ce qu’il savait c’est qu’il était impossible d’accueillir une
telle foule à Malauzat et qu’il fallait détourner les malheureux du
domaine de la Prêtresse de Zeus.
Après avoir rassuré son oncle, Podane regarda briller entre ses
doigt la bague de feu le sire de Miche-Lin.
- Pourquoi l’avoir tué ? demanda-t-elle avec un ton de reproche
qui n’était point feint.
- Ce n’est pas moi qui lui ai percé le cou d’une flèche… Mais j’ai
récupéré cet anneau car il m’est apparu terriblement incongru au doigt
d’un seigneur aussi misérable.
- J’ai aussi pensé cela lorsqu’il m’a passé celui-ci au doigt…
Pour une fois, il y avait plus ignoble que les relents venant du
gosier putride de la princesse. L’air charriait des odeurs lourdes et
chaudes de bois cramé, de chairs roussies. On respirait mal, on
commençait à étouffer.
- Il faut fuir, lança Katy-Sang-Fing.
- Fuir ? répondit Killian de Grime qui trouvait ce genre de
proposition totalement absurde à ses yeux de professionnel du
combat.
- Il ne faut surtout pas fuir, intervint frère Grignotons. C’est au
contraire là d’où vient ce danger qu’il faut que nous allions
absolument.
- Malauzat ? demanda Podane.
- Ou ses environs, je ne sais pas… Princesse, nous vous
attendions depuis si longtemps que nous ne pouvons imaginer que
vous vous dérobiez devant l’ultime obstacle.
- Nous ?...
Frère Grignotons ne répondit pas. Il sauta en selle – et la
jument qui l’accueillit sur son dos n’y trouva aucun plaisir.
- Suivez-moi !... Il faudra chevaucher toute la nuit…
La lueur incandescente des brasiers contraignit Anne-CharlotteRomane de Saint-Dieu à ralentir. Le BOLT était vraiment un produit
miraculeux : une vitesse trois fois supérieure à celle d’un cheval au
galop, un épuisement qui ne venait jamais tant que durait l’action de la
potion et surtout aucune conséquence articulaire quand bien même
376
genoux, chevilles et autres muscles du bras étaient soumis à des
mouvements accélérés et cadencés.
C’est alors qu’elle aperçut devant elle une colonne de cavaliers
avançant au trot. Il ne lui fallut pas plus d’une minute pour les
reconnaître ; il s’agissait bien des aventuriers de la geste.
- Je pourrais oser les rejoindre, se dit-elle. Ils ne peuvent pas
me reconnaître.
Elle s’abstint pourtant. L’effet de surprise était un atout dont
elle ne voulait pas se priver.
Frère Vilain trouva sur les terres du sire Quonflexe tous les
accents du malheur. Des entrailles de la Terre avait surgi un cône noir
comme la suie d’où s’échappaient des fumeroles et des gerbes de
lumière incandescentes.
- Un volcan…
Il avait lu dans une géographie antique conservée à SaintRomuald la description d’un tel phénomène qui n’était connu que dans
le sud de l’Italie. Ces formes, il les connaissait parfaitement pour les
avoir rencontrées à chaque fois qu’il avait fait le chemin entre Grime
et Malauzat. Mais elles étaient paisibles, couvertes de forêts et parfois
de champs. Là, le triangle noir surgissait à la limite de la plaine dans un
espace où la terre était riche et la paysannerie prospère.
Il en voulut à Dieu d’avoir apporté ainsi la désolation juste pour
s’opposer au projet de la Prophétesse. Dans la lutte entre les deux
puissances, le souverain des Cieux usait d’armes qui n’étaient point
honnêtes.
Comme il secouait la tête tristement en observant les restes
d’un lièvre finir de se consumer, il entendit sonner les sabots de
plusieurs chevaux. Il manqua s’évanouir en reconnaissant la princesse
Podane et son si vieil ami Killian de Grime en tête de la colonne.
- Allons, murmura-t-il, rien n’est perdu.
Il n’y avait plus eu de pape autoproclamé à Rome depuis
longtemps… Ou du moins tous ceux qui avaient revendiqué la tiare
sans élection canonique avaient été poussés par des pouvoirs
temporels tels ceux qu’incarnait l’empereur germanique. Le premier
soin du pape Nectaire fut d’écrire à tous les puissants de son temps,
377
qu’ils fussent de possibles rivaux ou d’éventuels soutiens fidèles, pour
leur donner à connaître son élévation au trône de saint Pierre.
Il n’en eut pas le temps. A peine s’était-il installé dans le
fauteuil de Gilbert IV qu’Annabella, la chatte du pontife disparu, lui
sauta au visage et le défigura de ses griffes acérées.
Bien fait, non ?
Le soleil ne se leva pas sur la terre de Malauzat. Du Nord au
Sud, tout l’horizon était cerclé d’un anneau de poussières grises
formant d’épais nuages qui obscurcissaient le ciel.
- Est-ce donc la fin du monde, frère Vilain ? demanda KatySang-Fing.
- Non, sans aucun doute, répondit l’abbé de Saint-Romuald.
Juste une colère de la nature. Quelque chose d’un peu plus
impressionnant qu’une tempête ou qu’une invasion de sauterelles
mais rien qui ne soit périlleux à terme… Regardez, ajouta-t-il en
montrant au loin vers l’ouest la chaîne des puys, les volcans finissent
toujours par se figer dans le silence.
Frère Vilain aurait bien aimé être persuadé de la justesse de ce
qu’il venait d’affirmer.
- Nous arrivons… Malauzat est de l’autre côté de cette colline,
expliqua-t-il.
- Qui nous attend là-bas ?
Comme lorsqu’elle avait interrogé frère Grignotons, il n’y eut
pas de réponse.
Au détour d’un virage, le paysage changea. La baronne de
Saint-Dieu, qui n’avait eu aucun mal à suivre le trot des chevaux, ne
s’en aperçut pas tout de suite. Il fallut pour qu’elle en prit conscience
qu’une barrière invisible se dresse face à elle.
- De quoi ?! s’exclama-t-elle. Une ceinture de force invisible.
Qui a donc pu dresser une telle protection et pourquoi ?
Elle essaya de passer sous l’invisible clôture. Sans succès.
Elle se haussa sur ses pieds pour essayer de découvrir une faille
dans la muraille transparente. Rien à faire.
Elle escalada un arbre en pensant pouvoir ainsi passer pardessus la clôture. Même à la hauteur des cimes, elle était toujours là.
378
Alors que, d’humeur furieuse, elle redescendait, une nouvelle
secousse fit chanceler l’arbre. Le tronc s’inclina lentement puis versa
soudain en faisant voler en éclat la protection étendue à travers ses
ramures.
- Je suis entrée ! s’écria-t-elle… Je suis entrée !...
Rien ni personne ne pourrait jamais empêcher la baronne de
Saint-Dieu d’aller où elle le voulait. Même pas un douanier invisible.
L’entrée dans le château aux murs noirs se fit au milieu des
poussières qui désormais volaient à hauteur d’humains. Les manants
se terraient chez eux et nulle acclamation ne se fit entendre à l’arrivée
de la princesse. Des journées entières avaient été passées à préparer
un accueil de reine pour Podane ; l’irruption du volcan avait tout
flanqué par terre.
- Princesse, fit frère Vilain… Veuillez me suivre.
- Moi seule ?
- Oui… Vos amis vous rejoindront plus tard.
Elle entendit non sans effroi le grand portail de bois sombre
claquer derrière elle, la coupant de ceux qui l’avaient accompagnée
jusque là. D’où venait que chaque entrée dans un château lui
apparaissait comme le prélude à de grands ennuis ?
- Enfin, frère Vilain, me direz-vous où vous me conduisez ?
- Elle vous attend…
- Elle ?...
- Je ne puis rien vous dire, vous le comprenez bien.
- Me diriez-vous quelque chose de toutes manières que je ne
pourrais pas m’enfuir…
- Un vrai Grime ne fuit jamais, laissa tomber frère Vilain d’une
voix éteinte. J’ai suffisamment bien connu et votre grand-père et votre
oncle pour l’apprendre à mes dépens.
Podane, tout en gravissant les marches d’un grand escalier vert
entièrement bâti en malachite, jeta un œil vers l’extérieur par une
ouverture dans la paroi d’une taille inédite pour elle. Dehors, la
poussière grise commençait à tout recouvrir. Il neigeait des cendres.
- Frère, encore une fois, où me conduisez-vous ? Qu’est-ce qui
vous permet de croire que je peux aider en quoi que ce soit à ce que ce
cauchemar prenne fin ?
379
- La foi que j’ai en votre bonté… Je l’ai éprouvée pendant des
années jour après jour et je sais que vous ne penserez jamais à vous en
premier. Un oiseau blessé, un manant dans la gêne vous paraîtront
toujours prioritaires sur vos besoins propres. C’est un tempérament
qui relève de la sainteté…
- Est-ce pour cela que frère Grignotons refusait de me voir
commettre un assassinat ? Est-ce pour cela qu’on a protégé ma
virginité à tous prix ?
- Personne ne pouvait vous protéger contre vous-même. Vous
êtes incapable de faire le mal et vous le subissez avec sagesse sans en
vouloir à ceux qui vous l’auront occasionné…
Podane trouvait ces louanges bien trop appuyées mais, à son
corps défendant, devait reconnaître qu’ils reposaient sur des vérités
intangibles et incontestables.
Frère Vilain s’arrêta devant une porte immense, faisant plus de
deux fois sa taille (qui certes n’était pas bien grande comme on a fini
par le savoir).
- Voici le terme de votre périple, le point final de votre geste…
Je vous laisse… Lorsque vous serez prête à assumer votre destin, vous
pousserez la porte et vous entrerez…
- Mais cette porte est trop lourde ! s’exclama la princesse.
- Il n’est rien de trop lourd pour qui porte en soi la Grâce…
- Quel est ce prodige ?!
Sœur Trisquelle se rendit compte qu’elle avait perdu ses
compagnons au détour d’un couloir. La faute à une porte entrouverte.
Une porte qui avait révélé à son regard pourtant si affaibli un
rayonnage rempli de grimoires. Le seuil franchi, elle n’en avait pas cru
ses yeux. Il y avait dans cette pièce plus d’ouvrages qu’elle n’en avait
jamais vus. On disait qu’il y avait au palais du pape plusieurs salles
remplies de volumes plus ou moins sulfureux. Ici, il n’y avait qu’une
seule salle mais, transformée en réfectoire, elle aurait pu accueillir un
bon millier de moniales. Le paradis pour quelqu’un comme elle était là
et pas ailleurs.
Au bout de la longue salle, une silhouette menue regardait par
la fenêtre… Une fenêtre toute aussi vaste que celle que Podane avait
380
observée dans l’escalier. Le château de Malauzat semblait avoir au
plan de l’architecture un siècle d’avance. Il s’y trouvait déjà les
techniques qu’on commençait à peine à mettre en œuvre sur les
chantiers des grandes cathédrales de la terre de France.
La silhouette entendit à peine les pas délicats de Podane sur les
carreaux de marbre rose. Elle était totalement abimée devant le triste
spectacle d’un paysage hier encore si gai et pimpant et désormais livré
à la poussière grise. Tout cela pour ça ! Tant d’années pour subir un tel
échec ! Mais non, rien n’était perdu puisque Podane était là.
La princesse toussa doucement. La femme se retourna.
- Maman ?!...
Après une nuit sans sommeil et une soirée sans repas, une
étape dans les cuisines du château s’imposait pour tous. Un seul mot
s’imposait pour décrire tout ce qu’elle recélait.
Opulence !
Mi-Mai se jeta sur un jambon, Bibor se laissa tenter par des
tripes, Katy-Sang-Fing découvrit les formes étranges d’un fruit jaune et
allongé tacheté de noir. Killian de Grime, serrant contre lui une
Philippa toujours terrorisée par les soubresauts réguliers de la Terre,
n’avait pas l’estomac à rire et le cœur à manger. On l’avait séparé de
Podane et, si ses compagnons se perdaient dans les mirages d’une
abondance gastronomique, lui ne perdait pas le Nord : tout était en
train de se jouer. La dernière scène de la pantalonnade dans laquelle
ils s’étaient tous engagés se déroulerait sans eux. Ils n’avaient donc été
que des comparses, des utilités, des marionnettes aux mains de frère
Vilain et de ses amis. Effondré par cette découverte, il se saisit d’un
petit tonneau rempli de Côtes-de-Limagne et le vida dans son gosier
comme le dernier des soudards.
Les traits de la Prophétesse de Zeus étaient bien ceux de cette
mère aimante et aimée que Podane avait abandonnée à Grime
quelques semaines plus tôt.
- Non, je ne suis pas ta mère… Je suis sa sœur et donc ta tante.
Tu sais, celle dont on ne parlait jamais… Lisbeth dit Lily… La jumelle de
ta mère…
- Celle dont mon oncle Killian…
381
- Oui, celle-là même… Pendant tant d’années, ma sœur – ta
mère – a vécu avec un homme qu’elle n’aimait pas. Pâle, falot, sans
courage, abâtardi par la malédiction jetée contre toi… Tandis que moi
j’avais un homme dans mon cœur. Un homme courageux, loyal,
sachant être doux et drôle mais toujours prêt à la témérité la plus
folle. C’est cette histoire-là que Dieu aurait dû défendre… Moyennant
quoi, il a laissé un de ses plus vils représentants sur Terre m’enlever…
- Vous maudissez Dieu, ma tante ?... N’est-ce pas vous qui
portiez ce grain de beauté qu’on dit du diable ?
- Je le porte toujours mais ne va pas croire que pour autant je
suis du côté de Lucifer. Ce sont l’un et l’autre que je condamne et que
je rejette. L’Orient fut pour moi la source de tant de savoirs que je me
suis mise en tête de donner à notre monde d’autres cadres, d’autres
codes, d’offrir la joie, la santé et le bonheur, choses que Dieu et le
Diable ne vous accordent que pour mieux vous les reprendre et
contrôler ainsi les âmes.
- Contez-moi, je vous prie, tout cela…
- Je ne puis le faire dans le détail car, comme tu le vois, le
temps nous presse. Sache qu’à la demande de ton père, je fus enlevée
par l’évêque de Limoges, monseigneur Scapinnochio de la Plancha…
- Je le savais…
- Et convoyée jusqu’en Orient…
- Où mon oncle vous chercha pendant des années à en perdre
la raison…
- Ce qui ne l’empêcha point de me préférer une créature de
Chypre à laquelle il fit un enfant… Une fille pour être exacte que je me
suis permise il y a peu de retrouver et de conduire en un lieu connu de
moi seule.
- Pourquoi ? C’est cruel ! s’emporta Podane.
Une nouvelle secousse ébranla le château. Des éclairs
rougeoyants passèrent devant la fenêtre. La menace se rapprochait.
- Un jour, elle sera ce que tu auras été…
- Qu’ai-je été ?
- L’objet de toutes mes attentions pendant tant d’années…
Celle que j’attendais et qui a toujours été exacte aux rendez-vous que
je lui avais fixés… Jusqu’à aujourd’hui.
- Je ne comprends pas…
382
- Je ne suis pas certaine que tu aies besoin de comprendre.
Contente-toi d’être ce que tu as toujours été et cela suffira pour
vaincre Dieu et terrasser ce volcan. Contente-toi d’être bonne, douce
et aimante avec tous et cela suffira pour que le bonté, la douceur et
l’amour règnent sur les terres chrétiennes. Dans quelques jours, une
jeune femme qui m’est soumise corps et âme arrivera ici porteuse
d’un sang sacré. Je te dirai alors ce que sera ton rôle exact pour
assurer la paix pour toujours et effacer ce Dieu de douleurs et de
peines du souvenir de chacun.
La princesse Podane resta interloquée par l’extravagance du
projet de sa tante. De son propre sort, elle ne se souciait pas vraiment.
Elle avait été instrumentalisée pendant toute sa vie, on ne se souciait
pas de lui faire perdre l’odeur putride qui stagnait dans son gosier,
mais elle n’en avait cure.
- Il faut cependant comprendre pourquoi la Terre réagit ainsi
depuis hier après-midi. Qu’as-tu fait ?
- Rien, ma tante.
- Tu n’as point dérogé à ce que tu es ?
- Je ne crois pas…
- Cette bague ?... Cette bague ?... D’où te vient-elle ?
- Du sire de Miche-Lin qui m’a épousée…
- Epousée ?! s’étrangla Lily… Tu veux dire que tu ?...
- Non point, ma tante… Et je suis d’ailleurs veuve, certes peu
éplorée, depuis hier soir…
- Alors, si tu n’as rien commis d’irréparable, c’est que cette
bague est source de tout. Ote-la de ton doigt !
Podane posa ses doigts sur la structure dorée et tira. Rien ne se
passa. L’anneau restait comme collé.
- As-tu vu un orfèvre ?
- Point, ma tante… Lorsque mon époux glissa l’anneau à mon
doigt, il était beaucoup trop grand. J’aurais dû le perdre cent fois
depuis hier…
- Alors c’est l’œuvre d’uns sorcière !... Voilà qui éclaire bien des
choses… Ta pureté est souillée par la possession à ton doigt d’un tel
bijou. Il faut l’ôter sans tarder !
S’approchant pour la première fois de sa nièce, Lily essaya de
faire glisser à son tour l’anneau. Faute d’y parvenir, elle mit l’annulaire
383
de Podane dans sa bouche et, par une action dont la princesse ne saisit
pas exactement tous les ressorts techniques, réussit à enlever la bague
maudite.
- Sortilège ! lança Lily la jumelle avant de précipiter le bijou sur
le sol et de l’écraser sous son pied droit.
La lave cessa aussitôt de s’écouler du volcan qui avait déjà
atteint au bout d’une journée d’activité la taille de cinq de nos mètres
actuels. Un dernier éclair illumina l’espace mais celui-ci venait du ciel.
Quelques instants plus tard, une pluie drue et apaisante se mit à
tomber éteignant les incendies et figeant la lave brûlante. D’une
anfractuosité commença à s’écouler une eau claire et pure comme le
ciel enfin assagi.
La porte de l’appartement de la Prêtresse de Zeus s’ouvrit avec
fracas. Avant qu’elle n’ait pu réagir, quatre personnes avançaient vers
elle. Une seule la regardait vraiment, mais d’un regard si noir, si
profond, si inquisiteur qu’elle ne put que détourner les yeux. Lily
entendait venir à elle Melba de Turin dont les bottes ferrées,
dissimulées par son aube de moniale, claquaient sur le marbre.
- Vous vouliez le sang du pape ?... Réjouissez-vous, je l’ai
conduit jusqu’ici pour que vous puissiez vous servir vous-même.
Melba jeta un couteau aux pieds de la Prêtresse.
- C’est bien elle, ajouta Gilbert IV… Comme en mon souvenir…
Belle mais le front plein d’orages et le sourire d’une tristesse infinie.
- Carlo Ancelitto… Que de chemin depuis cette petite église des
Pouilles n’est-ce pas ?
- Une femme désorientée, presque repentante, qui vous avoue
qu’elle hait Dieu pour tout le mal qu’il a inspiré aux hommes contre
elle, qui vous parle de l’enfant qu’elle porte et à qui elle entend
transmettre sa haine, cela ne s’oublie pas.
- Vous aviez promis de ne point me dénoncer…
- Je ne l’ai pas fait…
- Raison pour laquelle j’ai fait en sorte que vous soyez
récompensé. J’avais besoin d’un homme comme vous sur le trône de
Pierre. Un homme alliant la rectitude et la puissance. Le complément
idéal à la princesse Podane… Fragile et bonne… Merci pour ta diligence
384
Melba, tu vas me permettre d’en finir au plus vite avec toute cette
histoire.
- Pas si vite ! lança Melba de Turin en donnant un grand coup
de pied dans le poignard qu’elle envoya voler contre le mur avant que
la Prophétesse ne le ramasse. Le pape Gilbert m’a suggéré très
fortement que j’aurais pu être cet enfant qui était le vôtre lorsqu’il
vous entendit en confession. J’ai besoin d’une réponse : êtes-vous ma
mère ?
- Nous verrons cela plus tard…
- Etes-vous ma mère ? répéta Melba tout en haussant le ton.
- Et qu’est-ce que cela changerait ?
- Cela changerait que vous m’auriez menti pendant des années,
que vous m’auriez dressée pour être celle qui effectuerait les sales
besognes que votre cœur endurci aurait été incapable de faire… Cela
signifierait que vous avez délibérément choisi de me noircir pour éviter
de vous compromettre en faisant couler le sang. Cela changerait tout…
- But !... But !... It’s my ring !...
L’intervention du duc du Safesex offrit le petit dérivatif qui
permit à tous les protagonistes de la scène de souffler un peu.
- Il dit que c’est son anneau…
- Just one…
- Oui, juste un… Il en avait plusieurs… Un seigneur, des
anneaux…
- Ils étaient ensorcelés ces anneaux, fit la Prophétesse. Un tour
sans doute de la baronne de Saint-Dieu.
- Cela se pourrait, oui, fit celle-ci en pénétrant à son tour dans
l’appartement de la Prophétesse. Belle malachite ne profite jamais, ma
chère… Désolé pour ce mauvais jeu de mot mais votre escalier me l’a
inspiré… Il apparaît donc que sont ici réunis tous les protagonistes de
cette belle histoire… Sauf le seigneur Killian… Et aussi la vieille bigote
boiteuse.
- D’où nous connaissez-vous ? demanda Podane.
- Oh, je suis quelqu’un qui doit rester dans un recoin de ta
mémoire… Anne-Charlotte-Romane de Saint-Dieu pour te desservir…
C’est moi qui il y a vingt ans étendit sur la terre de Grime une
malédiction dont tu fus l’innocente victime. Et pendant vingt ans,
sournoisement, une question m’a taraudée. Pourquoi ?... Pourquoi
385
avais-je frappé ce domaine ? Qui m’avait poussée à maudire cette
terre ?... Je crains de comprendre aujourd’hui… Je n’ai été que
l’instrument d’un projet à très long terme. La Prophétesse de Zeus,
s’étant échappée de son monastère d’Orient, avait emporté avec elle
quelques secrets anciens…
- Et accessoirement une fille à naître… coupa Melba.
- Dont le père était un pope obscur du mont Athos… Une pour
tous qu’il a dit ! Voilà c’est bien cela que tu voulais savoir… Eh bien tu
sais !... Alors, va jouer dans ta chambre !...
Melba de Turin, les yeux encore plus noirs qu’à l’habitude, leva
la main pour frapper sa mère. Une main ridée, celle du pape Gilbert, la
retint.
- Non, ma fille… N’ajoutez pas ce déshonneur aux crimes
nombreux que vous avez déjà commis…
Sœur Iselda en religion se dégagea avec la mine fière qu’elle
conservait en toutes circonstances. Maintenant qu’elle savait le secret
de sa naissance, elle n’avait plus rien à faire avec cette femme.
- Si cela ne vous ennuie pas trop, fit Saint-Dieu, je continue ma
petite histoire. Il fallait une méchante pour que l’enfant à naître chez
les Grime ne puisse jamais susciter l’intérêt d’un homme et ainsi
demeurer vierge longtemps. Il fallait un méchant sort pour qu’elle ait
envie un jour de se mettre en quête d’un antidote à la malédiction. Il
fallait surtout que le sort ne puisse pas être totalement vaincu sans
venir jusqu’ici… Ici où nous avons tous convergé sans en prendre
conscience.
- Oui, approuva la Prophétesse… J’ai utilisé ta méchanceté
naturelle en me faisant passer pour ma sœur. Tu l’as retrouvée et tu as
maudit son ventre, baronne de Saint-Dieu. Et en même temps, tu as
lancé sur la terre de Grime la plus épouvantable misère qu’on ait
jamais vue, donnant ainsi l’occasion à Podane de se montrer bonne
avec tous. Cerise sur le gâteau, plus Grime s’est rabougrie dans le
malheur, plus Malauzat a prospéré. A eux, le ciel bas et les tempêtes ;
à nous, le ciel bleu et les frais zéphyrs. A eux, la nielle et la boue ; à
nous les récoltes abondantes et les terres légères… Vingt années de
bonheur pour mes gens. Vingt années qui n’ont jamais réussi à me
faire oublier ce que j’avais subi ici et en Orient. Vingt années à
attendre ce jour… Ce jour où…
386
La Prophétesse Lily n’alla pas plus loin dans sa prophétie. Le
poignard, ramassé par Melba, vint se ficher dans son dos, entre ses
omoplates.
- Crève !...
387
DIGESTIF (on dit aussi EPILOGUE)
Le vent avait balayé les cendres et la pluie gonflé les rivières.
Près du volcan apaisé, sœur Trisquelle discutait « chiffons » avec la
baronne de Saint-Dieu.
- Croyez-vous que la métamorphose se produira ? demandait la
baronne.
- L’ouvrage que j’ai trouvé dans la bibliothèque de la
Prophétesse dit tout. Podane devra se baigner dans l’eau du volcan
lorsque le soleil sera au zénith. La pureté de l’eau et la chaleur
bouillonnante du volcan finiront de nettoyer son corps et son âme du
maléfice que vous avez lancé.
- J’aurais pu le faire moi-même…
- Pour qu’il reste encore des traces comme dans le sang de ce
pauvre chevalier anglais qui est reparti chez lui ce matin avec votre
Ker-Ozen dans les veines ? Non, je préfère faire ça proprement.
Demain, Podane sera une jeune femme comme les autres.
- Presque comme les autres, corrigea la baronne. Sa bonté ne la
quittera pas, elle fait partie d’elle.
- Comme elle fait partie de vous désormais…
- Je ne sais pas… Méfiez-vous de l’eau qui dort… Ce qui est sûr
c’est que pour les siècles qu’il me reste à vivre, je prévois de donner
toute mon énergie pour les autres. Au lieu de les détruire, je veux les
aider à grandir…
- C’est louable… Dommage que de telles pensées ne puissent
effleurer l’esprit de Melba de Turin… Dieu seul sait où elle ira
désormais commettre ses crimes…
- Mes filles, intervint le pape Gilbert, je crains que nous n’ayons
plus rien à redouter d’elle.
- Alors, pourquoi le craignez-vous, votre sainteté ? questionna
sœur Trisquelle toujours très à cheval sur la Sainte-Axe.
- Voyez-vous cette coupe. Elle contenait la crème qui
permettait de voyager dans le temps. Son niveau a baissé. J’en conclue
que Melba de Turin est partie à une autre époque pour exercer ses
« talents » ?
- Et votre dame Cathy ?
388
- Elle est repartie elle aussi vers son époque… En espérant
qu’elle ne se sera pas trompée de date cette fois-ci…
- Et vous ? Repartez-vous pour Rome ?
- Oui… C’est là-bas qu’on m’attend… Même si, selon dame
Cathy, je n’aurais laissé aucune trace dans l’Histoire, je me dois de
poursuivre ma mission. Voyez-vous, la Prophétesse, par-delà sa folie,
avait raison sur un point. Il faut chercher à donner vraiment du
bonheur aux autres. Dans mon palais du Latran, je n’ai jamais pu faire
cela… Je vais donc retourner à Rome mais dans le Rome de l’année
1216… Et je vais faire élire Cencio Savelli qui prendra le nom
d’Honorius III… Ceci étant fait, je vais partir faire le bien là où les gens
en ont vraiment besoin. Que m’importe que mon nom reste dans
l’Histoire. Des papes, il y en a eu tant et il y en aura tant encore… Il
serait orgueilleux de prétendre être de ceux dont on retient le nom.
Sœur Trisquelle, oubliant les outrages de l’âge, s’agenouilla
devant le pontife et réclama sa bénédiction. Le saint homme sourit,
traça plusieurs signes de croix, aida la mère supérieure à se relever de
sa position inférieure et ajouta des mots que sœur Trisquelle
n’oublierait jamais :
- Vous auriez dû être à ma place, je suis certain que vous auriez
fait mieux que moi.
- Je suis femme…
- Et alors ?... Vous n’êtes pas plus une érudite nuisible qu’une
femme sans cervelle. Je ferai en sorte que cette infamie ne vous soit
point infligée ou du moins soit rapportée. Allez en paix, ma sœur… Et
vous aussi, baronne…
A ce moment précis, on vit arriver montée sur une belle jument
blanche à la robe immaculée la princesse Podane. Elle sauta à bas de
sa monture, laissa choir la tunique qui dissimulait sa nudité et gagna
par une rampe spécialement aménagée sur les plans de sœur
Trisquelle le sommet du cône volcanique.
- Belle ingéniosité ! s’exclama la baronne de Saint-Dieu. Ca vaut
l’Vic !...
L’entrée de la princesse dans le cratère du volcan rempli de
l’eau de l’orage et de l’eau de la source s’accompagna du dégagement
de fumées blanches et vaporeuses. Insensiblement, un bruit monta,
enfla. Des bulles éclataient à l’intérieur du volcan. Explosion après
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explosion, le cône s’agitait, tremblait, bougeait sur lui-même. Lorsque
le fracas devint assourdissant, l’eau portée sous pression se libéra d’un
seul coup et projeta la princesse dans les airs. Sa chute se termina
dans les bras d’un jeune homme qui semblait passer par là par
hasard…
- Monsieur d’Agnan ?
- Lui-même, princesse… Dites-moi ? N’auriez-vous pas perdu
quelque chose ? Je vous regarde, je vous entends parler mais il n’y a
pas dans l’air ce je ne sais quoi de très définissable qui annonçait votre
présence.
- Un miracle sans doute, répondit Podane en souriant de toutes
ses dents blanches. Et c’est bien un miracle, je crois, quand on trouve
enfin son ange.
- Et voilà, soupira sœur Trisquelle, c’est toujours la même
chose. Un volcan s’éteint, un être s’éveille…
FIN
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Série Fiona Toussaint
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Sept jours en danger
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Savoir et te connaître

J’avais un rendez-vous

Parfum Violette

C’est à vous de le dire

Y a-t-il une vie après Fiona Toussaint ?

Les chemins d’encore

Lignées directes
Série Cathy van der Cruyse

Un mur a forcément deux côtés

Du monde au Balkon
Série Podane de Grime

La geste de la très remarquable Podane de Grime
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