2/Une parole paradoxale : disjonctions, dissonances, discontinuités

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2/Une parole paradoxale : disjonctions, dissonances, discontinuités
2/Une parole paradoxale : disjonctions, dissonances, discontinuités
a/ Un renversement du rapport de force
○Bien que le poète, comme nous venons de l’observer, se présente sous des
traits avantageux, comme un sage et un juge impartiale de Mathilde, a contrario,
il dresse de lui-même l’autoportrait d’une victime, qui nous éloigne bien de la
réalité.
○Cette réalité sur la personnalité complexe, déchirée par des sentiments
contradictoires et difficile à vivre du poète, affleure cependant à plusieurs
reprises dans le poème, mais beaucoup moins que dans les « Ariettes
oubliées » : v.14 dans mes moments noirs qui riment avec l’expression
oxymorique du désenchantement mes vieux espoirs (v.15) ; autre oxymore qui
traduit bien l’ambiguïté de l’être verlainien, à la fois cruel et malheureux, au
v.23 amer plaisir ; une antithèse au v.28 qui reprend la même idée d’une douleur
choisie Je souffrirai d’une âme résolue. Autre oscillation entre le rire et les
pleurs, le bonheur et le malheur aux vers 54-56 J’en riais moi-même à travers
mes pleurs…/ Mes plus tristes, mais aussi les meilleurs. Il y a ici le même
déchirement, la même incompréhension, la même volonté de dire l’incertain que
dans les poèmes des « Ariettes oubliées ».
○Mais, parallèlement, ou de manière paradoxale, se fait entendre également dans
Birds in the night une parole complaisante qui cherche à victimiser constamment
le poète, à dramatiser à l’extrême sa situation.
- Ainsi, est-il dès le premier douzain, par une formule hyperbolique, le
moins heureux des hommes – v.12- mais il précise dans le même vers que cet
état déplorable – je déplore – vient de la cruauté de sa femme grâce à vous. Elle
est donc rendue responsable du malheur dans lequel son mari est plongé.
-Le poète use d’une prétérition au v.25 pour feindre sa docilité à l’égard
de sa femme, pour dire également qu’il ne veut pas se lamenter sur lui-même :
Aussi bien pourquoi me mettrais-je à geindre ? Tout au long du quatrain, il
formule l’idée d’une souffrance contenue, intériorisée par la réserve, la pudeur ;
l’idée du refus s’apitoyer sur soi : Et, ne voulant pas qu’on ose me plaindre, / Je
souffrirai d’une âme résolue. C’est la figure du poète stoïcien qui souffre en
silence. Pourtant les deux quatrains suivants (v.29 à 36) sont comme saturés par
la figure de répétition qu’est le polyptote : je souffrirai, je souffrirai (forme
verbale qui revient dans le douzain en anaphore trois fois), souffrance -- souffrir
réemployé au v. 44. Idée reprise avec le bon soldat blessé (v.30-31), le désespoir
(v.47).
-Le poète se dépeint sous les traits du soldat voué à la solitude et à l’exil
alors qu’il est animé de sentiments patriotiques nobles et purs : v.30 à 32. Aussi
Verlaine file-t-il la métaphore pour faire de Mathilde ma Patrie/ aussi jeune,
aussi folle que la France. Le poète nourrit ici sa parole du topos de la patrie
figurée par une femme (alors qu’il était loin lui-même d’être très patriote). Le
poète vulnérable, et pourtant si vertueux, est donc ici sacrifié par la femme
aimée, à cause de l’indifférence et de la cruauté de celle-ci v.32 Plein d’amour
pour quelque pays ingrat ; v. 34 Encor que de vous vienne ma souffrance.
-La dramatisation s’accroît, suivant une forte gradation, dans le douzain
suivant, en focalisant l’attention sur le sang et les larmes, faisant du poète une
sorte de figure rien moins que christique comme crucifiée par l’amour : v.38 mes
regards mouillés, v.41-44 mon amour … il saigne et il pleure/ Encore qu’il
doive… souffrir longtemps jusqu’à ce qu’il en meure.
○Suivant un autre topos littéraire et poétique très usé, Verlaine fait de Mathilde,
la femme fatale, aux pouvoirs séducteurs maléfiques et mortifères, à
l’indifférence inhumaine quasi sadique :
- la femme, comme Méduse, dont le regard pétrifie celui qu’elle a choisi,
et le mène ainsi à la mort : v.19 : le regard flambait comme un feu mourant
qu’on prolonge, v. 67-68 notre destinée / Qui me regardait sous votre voilette
v.72 L’éclair de côté que coulait votre œil. Le regard est d’autant plus
dangereux ici qu’il est dissimulé, voilé et retors.
- la femme bourreau nécessairement sadique : v.42 Quoique sous vos
coups il saigne et qu’il pleure àviolence de la métaphore
- la femme séductrice attire le poète dans un piège aussi redoutable que
dangereux. La sexualité évoquée des v.49 à 60 est un piège exquis : perversité de
la femme qui se sert de la chair pour détruire l’homme, masochisme de l’homme
qui goûte à ce plaisir mortifère. La nudité (v.52) n’est pas un gage de sincérité,
de don de soi, mais au contraire de perfidie.
àAutre paradoxe : d’un côté, Mathilde est présentée comme la femme fatale qui
blesse et met à mort le poète, et, d’un autre côté, la fatalité semble inéluctable,
venir du temps lui-même qui s’écoule et se dresse contre le couple : v.11 ces
mois néfastes, v.2 et 6 par malheur, v.67 Et c’était déjà notre destinée.
b/Les discontinuités qui minent la parole de l’intérieur
○Les nombreux paradoxes que nous avons signalés sont comme redoublés par
des procédés visant à laisser planer un doute sur les causes réelles du drame
évoqué.
- le poète répète que tout ce qu’il évoque ne s’inscrit pas dans une
continuité temporelle mais concerne un segment temporel bref, éphémère,
instable, ce qui reviendrait à dire que rien n’est perdu, que le malheur n’est pas
si grand : construction du dernier douzain avec l’anaphore v.73, 77, 81 : par
instants, Ô mais ! par instants. C’est finalement le poète lui-même qui est
menacé par sa propre instabilité ontologique.
-la composition de tout le poème est hétérogène, incertaine, elle-même
instable : constat et procès qui s’appuient sur l’argumentation et la polémique,
narration (à partir du v.49) des retrouvailles amoureuses et de la nouvelle
séparation du couple, allégorie du navire dans la tempête (à partir du v. 73) =
dissonances dans les registres choisis et le ton.
-Discontinuité encore plus marquée entre l’ensemble du poème et le
dernier douzain, sur lequel nous reviendrons plus loin, qui paraît rompre avec la
thématique amoureuse de Birds.
-le poème s’appuie également sur une discontinuité temporelle en faisant
le va-et-vient constant entre le passé et le présent : v.1, v.5, v.13, v.14, etc. Vous
n’avez pas eu, j’avais raison, quand je vous disais… ≠ v.3, 7, 9, 11… Vous êtes
si jeune, Aussi me voici, je déplore, etc. La parole ne cesse de renvoyer du passé
au présent, et même au futur je souffrirai v.28, 29, 30. Mais il s’agit moins d’une
oscillation entre hier et aujourd’hui que d’une coupure irréversible entre un
passé qui ne saurait se reproduire à nouveau mais qui continue à se faire sentir, à
faire éprouver au poète une douleur qui ne pourra peut-être pas finir : revient à
dire que le divorce est inévitable parce que déjà avéré. Le poète semble alors
condamné à revivre indéfiniment, comme Tantale, le souvenir douloureux du
passé : v.41 Mon amour qui n’est que ressouvenance, v.57-60 Je ne veux revoir
… rien que l’apparence. Le balancement temporel suggérerait donc que le
malheur hante la mémoire du poète, que l’oubli est impossible.
-la perpétuelle hésitation, qui est la marque de la psychologie
verlainienne, entre sentiment positif et sentiment négatif, entre accusation et
pardon, entre tranquillité d’esprit et souffrance mortelle, fait l’objet du curieux
quatrain des v.37-40 : tergiversations retranscrites par une parole interrogative,
qui dit et nie en même temps je ne veux pas – le puis-je d’abord, par des
métaphores contradictoires ne… pas…plonger mes regards ≠ les yeux dessillés,
image d’un aveuglement volontaire et, dans le même temps, d’une lucidité =>
parole qui dit la contradiction, la perception inconciliable d’une même réalité
sous deux angles opposés.
- la « stratégie de l’esquive » (A. Bernadet), que donne à voir ce quatrain,
se retrouve dans tout le poème qui use d’une multitude de concessives, de
connecteurs logiques d’opposition : de reste (v.1), Non, certes … mais (v.10),
bien que (v.11), Hélas (v.21, 70), Mais (v.10, 23, 30, 51, 56, 63, 81), Encor que
(v.35), pourtant (v.39), quoique (v.42), Certes (v.55). Esquive ou incapacité à
trancher ? Esquive ou perpétuelle hésitation psychologique que retranscrit cette
parole qui dit et corrige en même temps ce qu’elle dit ?
○ La métrique est elle-même malmenée dans le poème, en particulier dans la
troisième partie, v.25 à 36, qui marque le paroxysme de l’incertitude, des
hésitations. En effet, on trouve les coupes régulières du décasyllabe 5+5, mais
avec des césures qui se trouvent à des places inhabituelles : entre un déterminant
et un nom, entre l’auxiliaire et l’infinitif, etc. Distorsion donc, par une césure
vagabonde, de la grammaire de la phrase.
Exemples :
Je souffrirai d’une // âme résolue
Blessé qui s’en va // dormir à jamais
Plein d’amour pour quel // que pays ingrat.
àLe poète a choisi ces dissonances pour mieux traduire, formellement,
l’écartèlement, la douleur anarchique qui le travaillent.
àOn retrouve des dissonances similaires dans le douzain des v.49-60 qui
évoque les retrouvailles érotiques du couple : autre moment de confusion, de
joie éphémère que traduit bien l’antithèse éplorée et gaie, v.52, j’en riais à
travers mes pleurs, v.54.
3/Une parole salvatrice : la vision finale béatifique ?
○ Le dernier douzain est un ajout de Verlaine à la première version de Birds in
the night : cette dernière section va donc modifier l’éclairage du poème et
introduire une étrangeté d’autant plus grande que ce douzain ne semble pas avoir
de rapport direct avec ce qui précède. On peut trouver cependant quelques liens
implicites, discrets avec la thématique d’une douleur mortifère, christique
évoquée plus haut.
○Chaque quatrain marque un temps et un état distinct du poète, tel qu’il se voit.
Cependant, ce qui les relie, c’est la nature hallucinatoire de l’évocation : je suis
le pauvre navire, je meurs la mort du pécheur, j’ai l’extase rouge ; mais
également un contexte religieux qui contraste avec l’atmosphère des « Ariettes
oubliées » et des « Paysages belges ».
àCes trois temps marquent également une progression :
- V.73- 76 : le navire démâté représente le poète souffrant, seul,
abandonné, livré sans défense au destin malheureux, symbolisé par la tempête.
C’est pourquoi, grâce à un hypallage, le navire est personnifié : le pauvre navire.
Le vers 75 évoque la thématique de l’exil : loin de Paris (représenté par la
métonymie de Notre-Dame), loin de sa dame, le poète se sent perdu, sur le point
de sombrer pour l’engouffrement.
- A la mort par noyade qui paraît imminente, succède aux v.77-80 l’état
du mort, damné – Verlaine pour son homosexualité ? - condamné pour l’éternité
aux enfers. Mais il y aurait ici continuité entre la vie terrestre et la vie postmortem, toutes deux infernales : Se tord dans l’Enfer qu’il a devancé. Le poète
se peint sous les traits d’un martyr, fait de sa vie un chemin de Croix.
- Enfin, après avoir sombré, être mort, le poète connaît à nouveau l’extase
– cf. Ariette I – mais cette fois l’extase n’est pas douce, n’est pas érotique. Il
s’agit plutôt d’une vision (mystique ? celle du premier chrétien), d’une
exaltation provoquée par une joie ( ?) extrême, dont l’intensité ou la violence est
rendue ici par l’adjectif rouge. Arnaud Bernadet observe que cette couleur et le
rire qui provoque méchamment Jésus indiquent que la figure retenue par
Verlaine est ici celle du diable. Le poète devient à son tour sadique sous la dent
rapace, comme un oiseau prédateur, carnassier : référence au titre Birds in the
night ? Poète blasphémateur, provocateur, sarcastique qui rit à Jésus témoin.
Mais peut-on dire pour autant que c’est la chair de l’aimée qui est ici dévorée ?
(A. Bernadet) Ne s’amuse-t-il pas seulement à faire peur ? Ne s’enfonce-t-il pas
plus avant dans une rupture violente d’avec les conventions, les normes
sociales ? Ne veut-il pas montrer qu’il triomphe par l’imagination et la parole
poétiques de la souffrance amoureuse, quitte, pour y parvenir, à choisir une
posture délirante, hallucinatoire, à revendiquer avec rage la posture que son
physique/ la société/ Mathilde, le condamne à adopter : un démon grinçant et
sacrilège, un satyre ?
Eléments de conclusion :
à Vision qui permet au poète d’accéder à une extra-temporalité, à un présent
quasi éternel bien que fragmenté en instants successifs : le présent explose, se
pluralise (C. Hervé).
àLe désespoir se transforme en espoir : vision d’une conversion (foi) qui
anticipe sur Sagesse ?
àParole visionnaire qui permet d’échapper au tourniquet de la mémoire
douloureuse auquel le début du poème condamnait le locuteur. Le prix à payer
pour y parvenir : supprimer du texte le vous, dépasser et oublier la thématique
amoureuse, supprimer de la parole poétique Mathilde
9) « Aquarelles »
àComme le remarque Arnaud Bernadet, le choix du mot Aquarelles renvoie à
l’art pictural et l’ensemble des poèmes peut se lire comme la recherche
linguistique d’une poésie qui dise, décrive la couleur – une parole là encore aux
confins des fonctions usuelles qu’on lui attribue –. D’autre part, dans la mesure
où l’aquarelle est une technique visant à délayer dans l’eau la couleur, cette
section des RSP explore « le fragile, l’évanescent, le délicat, l’immatériel » (A.
Bernadet, p.126).
àPour Christian Hervé, cette section, dans l’architecture générale des RSP, a un
sens précis : « les Aquarelles sont organisées, en quasi-totalité, selon une logique de la
régression amoureuse. »
■ Green
○C’est un poème très connu de Verlaine que l’on apprend et étudie coupé des
autres poèmes d’ « Aquarelles » ; or, pour le comprendre, il faut lire comme la
première pièce d’un ensemble – sans quoi on risque de le réduire à une parole
mièvre Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches – l’amoureux qui
offre un bouquet, qui lui-même figure son cœur, c’est-à-dire son amour, à la
femme aimée. L’offrande est un topos de la poésie lyrique courtoise que l’on
peut trouver chez Ronsard par exemple. // la topique de la parole courtoise
subvertie dans les FC de Marivaux.
à Il s’agit là d’une parole basée sur un topos qui doit éveiller notre attention
puisque nous savons que Verlaine cherche une nouvelle poésie qui rompt avec
les lieux communs de la parole poétique traditionnelle.
○Poème qui contraste de manière frappante par le ton avec le précédent des
RSP, Birds in the night : évocation douce et sensuelle de la femme aimée (peut-
être Mathilde) ; un présent exaltant, apaisant. On peut relever à l’intérieur de
cette parole très architecturée que sont les RSP un parallélisme qui souligne la
rupture entre Birds… et Green : le poème précédent s’achevait sur la métaphore
de la mauvaise tempête qui mettait en danger le poète (v.73-74) tandis qu’ici elle
devient la bonne tempête (v.11).
○ On s’est interrogé sur le sens exact du titre : une fois encore, Verlaine joue sur
l’ambiguïté sémantique – d’autant plus qu’elle est renforcée par l’opacité de la
langue étrangère : green peut désigner le feuillage – renvoie donc au vers 1 du
poème – ou à ce qui est ingénu, naïf – qui renverrait alors aux v.2-8. Ou les deux
à la fois, on l’aura compris.
a)○La femme ici est sublimée : jamais décrite, comme dans l’ariette V, elle est
évoquée au moyen d’éléments archétypaux de son physique, attribués dans la
poésie à la femme, à la fois bienveillante, protectrice et aimante : vos deux mains
blanches, vos yeux si beaux, vos pieds, votre jeune sein. Nous ne sommes pas
loin des clichés poétiques mais, dans le même temps, on remarque que cette
pratique d’une sorte de description éclatée en éléments épars contribue à rendre
cette femme insaisissable et donc irréelle d’une certaine façon.
○Autre preuve d’idéalisation : dans le premier quatrain, vous rime avec doux.
○Le poète use de marques de la première personne : mon/ma, j’/je. Nous
retrouvons donc ici les marqueurs de la poésie lyrique – mais le lyrisme est ici
intimiste : esquisse (≈ aquarelle) d’un tête-à-tête amoureux et sensuel entre un
« je » et un « vous ».
○Le poème est comme un écho aux vers 49-64 de Birds in the night : ici, la
parole poétique laisse deviner (plus qu’elle donne à voir) l’intimité physique
entre l’homme et la femme (les époux Verlaine ?) : évocation du désir dans la
str.2, du plaisir avec les baisers et la métaphore de la bonne tempête qui s’apaise
aux v.10-11, et enfin de la « fatigue amoureuse » (pour reprendre une expression
verlainienne, déjà lue dans l’ « Ariette 1 »). Notons que cette sexualité reste
évoquée de manière indirecte et discrète : la parole se fait volontairement
pudique lorsqu’il s’agit de dire l’intimité.
b)○ Alors qu’il employait pour évoquer la douceur et la beauté de la femme
aimée des emblèmes valorisants, pour se désigner lui-même en tant que locuteur
aimant, le poète a recours, comme dans l’ensemble des Ariettes oubliées, à des
métonymies qui représentent deux pôles : l’affect mon cœur (v.2) et l’intellect
mon front (v.6), ma tête (v.9). On pourrait donc parler une fois encore d’une
dualité, d’un déchirement, dont la parole poétique rend compte, entre les
aspirations sentimentales et l’esprit du poète.
Pourtant, on observe certains éléments inattendus : d’abord front et tête
sont ici décrits dans un état d’épuisement autant physique (v.5-6) que moral –
désir de sommeil au v.12 – sans doute l’état de fatigue du poète s’explique-t-il
par sa fuite, sa marche éreintante à travers le Nord de la France, la Belgique et
l’Angleterre J’arrive tout couvert encore de rosée/ Que le vent du matin… -- et
il regrette cette fuite qui ne lui a pas apporté la sérénité recherchée le vent du
matin vient glacer à mon front ; ensuite, la tête, qui rime avec tempête (preuve
d’un bouillonnement intérieur, d’une douleur ontologique déjà exprimée dans
les Ariettes oubliées) cherche dans le dernier quatrain d’une certaine manière le
repos dans l’affection autant que dans le sommeil Toute sonore encore de vos
derniers baisers (v.10). L’affection, ou l’amour rassurant de la femme, est donc
présentée comme un remède aux affres intérieures. Mais le remède n’est-il pas
provisoire, réduit à de chers instants qui la délasseront (v.8) et à un sommeil
bref, que je dorme un peu (v.12) ?
○ Cette fugacité de la paix apportée par l’autre suggère donc que la paix
intérieure, le bonheur n’est qu’éphémère, voire illusoire …que ma fatigue… rêve
des chers instants (v.7-8). L’apaisement, la vie idéale à deux, la femme aimante
et protectrice n’existent que dans la parole poétique, idyllique, qui est une sorte
de consolation. Christian Hervé parle à propos de Green d’une « fable » : une
visite amoureuse du poète presque trop parfaite.
○ On peut mettre en parallèle avec cette idée l’usage qui est fait ici de
l’alexandrin, mètre classique par excellence. On a pu voir dans ce recours à
l’alexandrin la preuve d’un « assagissement du langage poétique » (Jacques
Robichez), d’un langage adapté à une parole euphorique qui chante l’amour
heureux (Christian Hervé). Mais, dès le poème suivant, l’alexandrin est délaissé
au profit de l’octosyllabe, comme si l’illusion d’une poésie académique n’était
pas plus fiable que l’illusion de l’amour heureux.
c) ○ Comme à la fin de l’Ariette V, on retrouve dans la dernière strophe de
Green le fantasme régressif de l’homme-enfant, qui tel un nouveau-né allaitant
roule sa tête sur le sein de la femme ; qui, rassuré par les baisers, comme
l’enfant, s’apprête à s’endormir.
○ Cependant, et cela permet de mieux comprendre pourquoi Green est donné à
lire après Birds in the night, le poète n’est pas aussi innocent que l’enfant qui
s’endort, n’est pas aussi soumis qu’il se donne à voir dans la première strophe
ou au vers 7 : certes, il offre un bouquet et son cœur, dans un geste d’abandon et
de confiance, comme l’humble présent (v.4) ; certes, il se place aux pieds même
de la femme aimée Souffrez que ma fatigue à vos pieds reposée (v.7). Mais, au
fur et à mesure du poème, la parole se fait de plus en plus pressante, de plus en
plus impérieuse avec ce recours multiple aux injonctions Ne le déchirez pas,
Souffrez que, laissez rouler, Laissez-la. On peut même dire que le dernier vers,
qui est la formulation d’un besoin individuel et égoïste de sommeil, est presque
insolent : le poète domine la femme, n’a plus besoin d’elle, une fois qu’il a
obtenu la satisfaction de son désir Et que je dorme un peu… Cela signifie donc
que « l'offrande propitiatoire de la première strophe n'était qu'une tactique » (C. Hervé) et
qu’au-delà des bienfaits érotiques, la parole témoigne ici d’une distance prise
avec la femme aimée – instrumentalisée en quelque sorte et trompée par le
prétendu cadeau de l’amour.
■ Spleen
○ Comme nous l’avons déjà signalé, Spleen est un écho, un mot qui entre dans
un jeu sonore avec Green – rime en quelque sorte, rime suffisante entre les deux
titres des premiers poèmes d’ « Aquarelles ». C’est la preuve d’un langage
poétique savant toujours à l’œuvre dans les RSP. Notons que le mot Spleen à la
différence des autres titres anglais d’ « Aquarelles » est un mot entré dans la
langue française depuis Baudelaire, mot qui désigne une « mélancolie sans cause
apparente caractérisée par le dégoût de toute chose ».
○Mais de même que Green était une parole apparente de rupture avec le ton
persifleur et rageur de Birds, Spleen se lit d’emblée comme le négatif, ou
l’envers, de Green, comme l’expression d’un sentiment nettement dysphorique
succédant à l’apparente euphorie de Green – ce qui conforte la lecture que nous
avons faite du premier poème d’ « Aquarelles », à l’euphorie fragile et illusoire.
a)○ On constate qu’à la forme traditionnelle du poème précédent – trois
quatrains d’alexandrins – se substitue une forme qui vise à l’économie de la
parole poétique, à la manière de l’Ariette VII : six distiques d’octosyllabes.
○Le contraste apparaît également dans les couleurs : au vert tendre du feuillage
suggéré par le titre et le v.1 du poème précédent succèdent ici deux couleurs
plus violentes dans leur association et dans l’opposition avec le vert de Green :
le rouge et le noir (v.1-2). D’une manière générale, le poème donne à voir des
couleurs criardes, couleurs primaires rouge, bleu, vert (v.1, 5, 6), en même
temps qu’il évoque des « non-couleurs », comme le noir achromatique ou à la
« non-couleur », la couleur non désignée par les mots mais suggérée par la
désignation de la lumière sur le houx et le buis : feuille vernie, luisant buis Mais
ici, les couleurs primaires saturent la vue et l’achromatisme mène à
l’écœurement : cet excès ou cette fatigue visuelle est rendu par l’emploi de
l’adverbe tout – les lierres étaient tout noirs -- ou trop : Le ciel était trop bleu,
la mer trop verte. La parole tente donc de décrire une sensation visuelle
désagréable ; elle emprunte à la peinture certains procédés, ce qui est une façon
là aussi d’explorer les limites de la parole, de donner à la parole des pouvoirs
nouveaux, et donc pas seulement musicaux comme on veut bien le dire à propos
de RSP.
○A la différence de l’Ariette I, ici la nature apparaît comme une gêne, comme
un poids précisément du fait de cette radicalité, de cette vigueur insupportable,
rendue par les couleurs vives mais également par un pittoresque jugé
insupportable : Le ciel était … trop tendre/ … l’air trop doux. La nature est
chargée à la fois, et paradoxalement, d’agressivité (dans ses couleurs) et de
mièvrerie (tendre, doux), d’afféterie (feuille vernie). Il n’y a plus de plaisir à
restituer par l’écriture les paysages vus comme dans Paysages belges, plus de
« pittoresque presque naïf » (Verlaine à E. Blémont, oct.1872, p.144).
○Cependant, comme dans les « Ariettes oubliées », le paysage est le reflet de
l’état de l’âme du poète : le paysage ici discordant et écœurant est une sorte de
miroir de l’exaspération, du dégoût total exprimé par le locuteur mes désespoirs,
je crains, je suis las.
Je suis las/ Et de la campagne infinie… // Ariettes VII et VIII.
b) ○De même que les rimes sont croisées, les distiques se croisent : les strophes
1, 3, 5 évoquent la nature, le paysage, alors que les strophes 2, 4, 6 traitent de la
relation entre le poète et sa destinataire : jeu repris du « je » apostrophant le
« vous ». En outre, l’évocation du paysage est faite au passé qui s’entrecroise
avec une parole au présent adressée à la femme aimée : la mise en garde
concerne donc le présente de l’écriture tandis que le paysage est comme porteur
par avance de signes annonciateurs de la déception et de l’écœurement.
On observe que la dernière strophe opère une synthèse, une réunion entre les
deux thèmes, le paysage la campagne infinie et la femme aimée vous, pour
mieux distinguer la cause véritable de l’ennui, du dégoût exprimé qui gagne tout
(v.12) sauf l’aimée fors de vous.
○ Pourtant, la femme interpellée de manière faussement affectueuse en réalité
péjorative au moyen de l’adjectif Chère (v.3) est rendue responsable de cette
dégradation des perceptions et des sentiments éprouvée par le locuteur pour peu
que tu te bouges/ Renaissent tous mes désespoirs ; je crains toujours… quelque
fuite atroce de vous.
○La parole est une fois de plus suggestive : il est question ici d’une femme
aimée qui représente un danger en raison de ses mouvements imprévisibles – ce
qui est l’exact contraire de ce qui est exprimé dans l’Ariette VII puisque c’était
le locuteur qui fuyait la femme aimée, preuve qu’il y a à la fois un jeu d’écho
entre poèmes et une évolution, voire un renversement, du sens de la parole du
poète.
○Le distique 4 exprime une peur intense devant le départ toujours possible de
l’aimée Je crains toujours … fuite atroce de vous. Il y a là un hypallage :
normalement c’est la peur que l’on caractérise d’atroce ; c’est un moyen
permettant d’insister ici sur la grande cruauté de cette femme, sur sa
monstruosité, sur son insensibilité et au fond son égoïsme car elle est capable de
partir en sachant quelle douleur elle va provoquer chez celui qui reste.
○Peut-on dire à nouveau qu’il s’agit de parole cryptée ? Pour Jacques Robichez,
il n’est pas question dans ce distique de Mathilde mais de Rimbaud qui, à
Londres, s’absente parfois quelques heures et menace toujours de repartir seul
pour le continent.
C)○Quoi qu’il en soit, le fait de distinguer une parole consacrée au
passé/paysage et une parole adressée à l’aimée au présent aboutit à une
séparation de la thématique amoureuse et de la thématique de la nature.
≠ Ariette I
Tout se passe comme si l’amour ou la femme aimée était évacué(e) du paysage,
du paysage champêtre et du paysage intérieur du poète.
○La distanciation opérée avec la femme aimée est rendue possible également par
une parole de plus en plus distante : en effet, dans la str.2, le locuteur tutoie cette
femme, lui parle de manière familière et assez condescendante – le groupe
verbal tu te bouges est même familier – tandis que dans les str.4 et 6, il la
vouvoie et a recours a des formules assez archaïques comme Quelque fuite
atroce de vous ; fors de vous, hélas !
○Ainsi comprend-on que si le locuteur prend des distances avec le paysage et le
pittoresque poétique, il prend également ses distances avec l’amour. Certes, il
précise dans le dernier vers que la femme aimée représente la seule chose dont il
ne soit pas lassé, mais l’interjection hélas vient tempérer cette nuance et
suggérer, pour clore le poème, que le locuteur regrette cet état de fait, ce
privilège qu’il accorde comme malgré lui encore à l’aimée – comme s’il
subissait l’effet d’un destin non désiré. L’expression de ce regret tend à prouver
que l’exception au spleen qu’est la femme n’en est pas tout à fait une, ou qu’elle
est sur le point de ne plus l’être. Comme le procédé pictural de l’aquarelle, le
lien du poète à l’amour est fragile et sur le point peut-être de se défaire. La
parole enregistre donc cet entre-deux, ce moment sur le point de disparaître,
comme elle a enregistré le refus du pittoresque.
■ Streets
○Le titre continue à jouer sur la parenté sonore avec les précédents Green,
Spleen – jouant également de façon plus complexe sur les sons Streets = le S de
Spleen + le R de Green. Ce jeu sonore, ce souci de musicalité qui va se retrouver
dans l’emprunt au genre de la chanson pour la pièce I, semble prévaloir sur le
sens puisqu’il n’est pas question de « rues », ni de paysage urbain dans la
première partie du poème.
○Cependant, comme pour d’autres pièces des RSP, le poème intervient
également comme un contraste, ou même une rupture, avec les précédents : la
nature, l’univers champêtre de Green et Spleen sont remplacés par l’univers
urbain de Londres, surtout à partir du vers 18. Le poème est d’ailleurs divisé en
deux parties et chacune d’elle est inscrite dans un quartier de la capitale
anglaise : Soho et Paddington.
○On sait par une lettre de Verlaine à son éditeur Lepelletier que la gigue était
une danse qui se pratiquait dans les cafés-concerts londoniens au moment de son
séjour. On dit que ce poème fut du reste composé dans un pub.
a) La chanson : partie I
○Très clairement, le poème prend d’abord la forme d’une chanson populaire –
qui n’est donc pas à proprement parler une parole : référence à la gigue, danse
rapide à deux temps – la rapidité est soulignée ici par le vers de 4 syllabes, le
tétrasyllabe Dansons la gigue! ; retour du même vers Dansons la gigue! entre
chaque tercet, comme un refrain ; emploi d’un vocabulaire très simple,
d’expressions très courantes, voire de répétitions dans les tercets/couplets
J’aimais surtout ses jolis yeux/… J’aimais ses yeux malicieux ; des façons
vraiment/… vraiment charmant ; …je trouve encore meilleur/… c’est le meilleur
de mes biens ; Je me souviens, je me souviens. Cela permet de donner une
impression de facilité, de parole élémentaire, populaire, sans recherche poétique
raffinée. Le même effet est produit par le système adopté pour les rimes des
tercets aaa – la monorime est également une marque affichée de non recherche,
de non complexité dans la création de la parole poétique. On pourrait ajouter
comme autre effet de simplicité des rimes convenues que l’on pourrait trouver
dans des chansons populaire : yeux/cieux ; amant/charmant ; fleur/cœur.
○Comme toute chanson populaire, le thème du poème apparaît à première
lecture rebattue : un amour passé – imparfait dans les str.1, 2 – que l’on ne
regrette plus – présent dans les str.3, 4. Comme dans une chanson, la femme est
réduite à quelques attributs clichéiques : ses jolis yeux, sa bouche en fleur. De
même, comme dans une chanson, rien n’est vraiment tragique ; tout est pris un
peu à la légère : Que c’en était vraiment charmant !; Et c’est le meilleur de mes
biens.
○Mais le choix de la légèreté, de la musicalité n’exclut pas l’expression de
l’ironie : retour du refrain pour manifester une désinvolture et une exaltation
incongrues, toutes deux rendues possibles par la fin de l’amour ; ironie très
présente dans la manière d’évoquer l’amour non pas pour la femme mais
seulement pour ses « beaux yeux » : restriction exprimée dans le vers 1 J’aimais
surtout ses jolis yeux ; l’exclamative du v.8 est elle aussi ironique : elle permet
au poète de se moquer de la cruauté et de l’insensibilité de la femme aimée Que
c’en était vraiment charmant !
○La métaphore du v.12 emprunte elle aussi au langage dramatisé populaire et
non pas au langage poétique ou littéraire : Depuis qu’elle est morte à mon cœur.
Il y a là une façon, en faisant semblant d’être grandiloquent, de se moquer de cet
amour, de lui refuser toute importance, de le renvoyer à son insignifiance.
○Ainsi la femme qui n’est plus aimée n’est plus seulement comme dans les
poèmes précédents dominée ou mise à distance, elle est supprimée du présent
(str.3), reléguée au passé et au souvenir (str.4) ; autrement dit, elle est
neutralisée grâce à la parole poétique.
○Notons que nous sommes loin ici de la mélancolie, des déchirements, de la
souffrance amoureuse exprimée dans les « Ariettes oubliées ». Il n’y a plus de
douleur retournée contre soi : la solution est dans la suppression verbale de
l’autre. S’est donc opéré un renversement entre l’Ariette III par exemple et ce
Streets I. Le poète tient donc sa vengeance.
b) Retour au paysage : partie II
○Après cette évocation « chantée » de la fin de l’amour, le poète revient à un
paysage, assez étrange, un peu comme celui de l’Ariette VIII – il souligne luimême cette étrangeté à la fois par le mode exclamatif indiquant un effet de
surprise devant un phénomène bizarre Ô la rivière dans la rue !, et par l’emploi
de l’adverbe fantastiquement au v.2
○Comme le paysage fantastique de l’Ariette VIII, celui-ci est silencieux Elle
roule sans un murmure (v.21), mortifère Que l’eau jaune comme une morte
(v.25).
○Cependant, ce paysage présente des caractéristiques qui ne sont pas celles du
paysage enneigé de l’Ariette VIII.
-le paysage est constamment mouvant du fait que la rivière est sortie de
son lit. Le flot de l’eau est le contraire de la fixité de la neige : elle roule ; son
onde ; par les faubourgs ; dévale ample. Mais le mouvement de l’eau est ici
inquiétant car il semble ne pouvoir être arrêté.
-au paysage urbain de la rivière dans la rue, au premier plan, est adjoint un
autre paysage urbain, de second plan : les faubourgs pacifiés (v.23), les cottages
jaunes et noirs. C’est une manière de suggérer que la ville et ses environs sont
habités mais on remarquera que la parole réussit à évoquer ces habitats sans
leurs habitants : c’est bien ici encore un paysage sans homme – mais pas sans
vie puisque l’aurore allume/Les cottages.
-cette eau est à la fois inquiétante et salvatrice : fantastiquement apparue/
Derrière un mur haut de cinq pieds, elle peut paraître menaçante, d’autant plus
qu’elle est opaque (v.22), jaune (v.25), empêchant ainsi tout reflet sans nuls
espoirs/ De rien refléter que la brume (v.26-27). Mais, en même temps elle est
pure et peut laver, d’une certaine manière, la rue. Sans doute est-ce pourquoi les
faubourgs sont pacifiés.
○Plus encore, à la différence du paysage inquiétant et fantastique de l’Ariette
VIII, celui-ci, même s’il surprend le locuteur et s’il l’intrigue, débouche sur la
vision rassurante, non seulement des faubourgs pacifiés comme nous venons de
l’indiquer, mais aussi sur la lumière triomphante qui éclaire, à la fin du poème,
les habitants des villes.
○Précisons que pour Arnaud Bernadet, ce paysage qui ne reflète que la brume et
qui est dominé par la couleur jaune s’efface « si bien que l’espace londonien se
dépeuple étrangement ».
àEst-ce parce qu’il est sans amour, sans présence féminine, sans Mathilde, que
ce paysage urbain, d’abord chaotique, peut rassurer le locuteur ?