Management et complexité: Concepts et théories
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Management et complexité: Concepts et théories
Management et complexité : Concepts et théories R.A. Thiétart Cahier n°282 Avril 2000 Raymond-Alain Thiétart Professeur Université Paris IX Dauphine MANAGEMENT ET COMPLEXITE : CONCEPTS ET THEORIES par R.A.Thietart Résumé Ce document présente les organisations comme étant des systèmes complexes régis par des lois dynamiques non linéaires. Il décrit de manière critique les différentes théories de la complexité sur lesquelles la recherche sur les organisations pourrait se fonder. Les théories de la complexité abordées sont les suivantes : la théorie des systèmes adaptatifs complexes, la théorie de la complexité co-évolutionnaire, la théorie de la complexité catastrophe ou de l’auto organisation critique, la théorie de l’auto organisation et enfin la théorie du chaos. Abstract Organizations, in this paper, are presented as being non-linear dynamic complex systems. The paper gives a critical introduction to the different complexity theories. It shows how these theories could be used in organization research. The different complexity theories which are described are : the theory of complex adaptative systems, the theory of co-evolutionary complexity, the theory of catastrophic complexity or theory of critical self-organization, the theory of self-organization and, finally, chaos theory. DMSP, 2000 - R-A. Thietart 1 Management et complexité : concepts et théories.1 par R.A.Thietart Dialogue entre deux savants : "La complexité, c'est ce que vous ne comprenez pas", dit le premier, "Vous ne comprenez pas la complexité ” , répond le second (Casti, 1994 : 269) 1. Complexité ! Vous avez dit complexité ? La complexité est un concept subjectif. Elle est fonction de la manière dont on la regarde et de qui la regarde. Ce qui était complexe, il y a cinq cents ans, la dynamique céleste par exemple, ne l'est plus ou l'est plus encore, mais d'une autre manière, aujourd'hui. Si pour représenter le mouvement des planètes, les anciens avaient recours à un mécanisme compliqué de sphères emboîtées les unes dans les autres, Newton, dans les pas de Copernic, Kepler et Galilée, se contente de deux seules variables : la distance et la masse. Son regard est différent et tout semble s'éclairer. La complexité d'un système est ainsi une propriété combinée du système et de son interaction avec un autre système : l'observateur par exemple. Comme d'Espagnat (1991) le fait remarquer, la science ne nous décrit pas les choses elles-mêmes, mais l'ensemble de notre expérience humaine des choses. C'est notre pensée qui contribue à créer les atomes ou du moins à faire en sorte que la description du réel prenne la forme d'une description en termes d'atomes. D’espagnat rejoint là le philosophe autrichien Wittgenstein (1921) qui postulait que c'est le langage, et donc notre culture, qui crée notre réalité, notre manière de voir et de penser. Dans le même esprit, la manière dont on mesure influence ce qui est observé. Le système à l'étude semble réagir et se comporter de manière différente en fonction des instruments d'observation utilisés. C'est le cas, par exemple, des photons et électrons qui changent leur nature, corpusculaire ou ondulatoire, selon qu'on les observe ou pas. Si, même dans les sciences physiques, l’absolu n’existe pas, que dire alors des systèmes sociaux ! On peut affirmer qu'au-delà d'une définition de la complexité, cette dernière réside autant dans les yeux de celui qui la regarde et de sa manière de regarder que dans les propriétés du système observé, ce qui rend les choses encore plus .... complexes. Selon Cowan (1994), Les travaux modernes sur la complexité prennent leur source dans la thèse de Von Bertalanffy (1975) en 1928 qui proposait d’appréhender les organismes vivants comme des systèmes complexes. Suivirent ensuite toute une série de 1 Ce document s'inspire en partie de trois articles: "Complexité: du vivant au management" de L. Langrand-Escure et R.A. Thietart in P. Joffre et Y. Simon (Eds.) Encyclopédie de Gestion, Paris: Economica, 1998; "Chaos Theory and Organization" de R.A. Thietart et B. Forgues, Organization Science, 6:1, 1995; "Action, Structure and Chaos" de R.A. Thietart et B. Forgues, Organization Studies, 18:1,1997. Il est à paraître dans “Faire de la Recherche en Management Stratégique”; A. Martinet et R.A. Thietart (eds.), Paris: Nathan. DMSP, 2000 - R-A. Thietart 2 contributions par McCulloch et Pitts (1943) sur les réseaux neuronaux, Wiener (1948) en cybernétique et Von Neumann (1966) sur les automates cellulaires. Puis, l’engouement pour le thème de la complexité retomba pendant vingt ans, mis à part l’intérêt suscité par les contributions de Haken (1981) et Prigogine (1980). Il faut attendre le début des années quatre-vingt, caractérisées par le développement considérable de la puissance de calcul des ordinateurs, la diminution du coût de traitement de l’information et l’introduction de techniques mathématiques nouvelles, pour que la recherche sur la complexité dépasse le stade du discours et celui de la métaphore. Mais laissons de côté ces digressions pour un instant et revenons à une vision simplifiée, si tant est, de la complexité. 2. Qu’est-ce que la complexité ? La complexité peut être caractérisée par la présence d’un nombre important d’éléments indépendants en interaction. Ces éléments sont nécessaires pour reproduire les fonctions des systèmes auto-organisés, auto-reproducteurs, apprenants et adaptatifs. Elle peut aussi être décrite comme un phénomène d'apparence aléatoire induit par des lois simples. On peut également la définir, à l’instar de Casti (1994), par son contraire, en mettant en évidence ce qui illustre les systèmes simples. À l’opposé de ce qui est complexe, la simplicité se caractérise par : 1° un comportement prévisible. Dans un système simple, les comportements sont faciles à prédire si l'on connaît les variables d'entrée, les décisions, par exemple, agissant sur le système. Les systèmes complexes, quant à eux, génèrent des comportements contre intuitifs, "a-causaux", pleins de surprises où il n'est pas possible de retracer le cheminement des effets des variables à l'entrée du système ; 2° un nombre limité d'interactions et de boucles de rétro et pro-action. Il y a peu de composants. Les systèmes complexes ont, en général, des boucles nombreuses qui permettent au système de se restructurer ou de modifier le schéma d'interaction entre ses variables ; 3° une prise de décision centralisée. Dans les systèmes simples, le pouvoir est généralement concentré chez un ou un petit nombre de preneurs de décisions. Dans les systèmes complexes, il y a une diffusion de l'autorité. Un grand nombre d'actions se combinent et induisent le comportement du système ; 4° une décomposition possible. Les interactions entre composants du système sont faibles. Si les liens sont rompus, le système continue à se comporter comme par le passé. Le système peut ainsi être décomposé. En revanche, un système complexe est difficilement décomposable. Négliger une partie du système détruit des aspects essentiels de son comportement et de sa structure. Ceci nous donne en passant les limites des approches réductionnistes selon lesquelles, afin de pouvoir étudier un problème complexe, on peut le décomposer en une série de sous-problèmes plus simples. Cramer (1993) propose une autre définition. Il suggère de quantifier la complexité par le nombre (N) d’états distincts d’un système ou plus exactement par son logarithme DMSP, 2000 - R-A. Thietart 3 (K)=log N. Il définit ainsi trois grands niveaux de complexité. Tout d'abord, la complexité sous-critique qui caractérise les systèmes dont les états peuvent être décrits par une information simple. C'est le cas des systèmes strictement déterministes qui permettent une prédiction exacte comme, par exemple, la mécanique céleste de Newton. À l’opposé, Cramer définit un autre niveau de complexité : la complexité fondamentale. Ici, la description du système est aussi complexe que le système lui-même. C’est-à-dire que la quantité d'information nécessaire pour décrire les états du système est égale au nombre d'états. Bien que différents, nous retrouvons rassemblés là les systèmes ergodiques et chaotiques. Les systèmes chaotiques, à la différence des systèmes ergodiques, sont pilotés par des lois simples alors que les systèmes ergodiques sont de nature aléatoire. Enfin, entre ces deux niveaux de complexité, Cramer place la complexité critique. Le système de complexité critique est caractérisé par la présence d'un phénomène sous-jacent de complexité fondamentale d'où émergent des structures simples et déterministes correspondant aux critères de la complexité sous-critique. On retrouve ici les systèmes biologiques, les organismes vivants, les espèces, les systèmes dissipatifs dont l'état est loin de l'équilibre, à la frontière du chaos caractérisé par l’opposition entre des conditions qui favorisent l’entropie (état désordonné) et la négantropie (ordre accru). 3. Un changement de paradigme La complexité se définit ainsi par la variété des éléments composant un système et par les interactions entre ces derniers. Elle tient aussi au fait que, dans un système richement organisé, on observe une part d'incertitude, tenant soit aux limites de notre connaissance, soit aux caractéristiques du phénomène observé. La notion de complexité implique celle d'émergence plausible du nouveau. Un système vivant, par exemple, est capable de créer de nouvelles formes, de nouvelles structures. Cette création se fait sans l'intervention d'une autorité centralisée. On ne peut se référer ici à l'existence d'un système de contrôle extérieur qui réorganise et oriente en fonction des aléas. Les caractéristiques de richesse des éléments en interaction et d'imprévisibilité des effets se retrouvent au sein des organisations. Comme le souligne Thompson (1967), toute organisation complexe combine trois types d'interdépendance : une interdépendance avec son environnement, une autre avec ses propres composants et enfin, une interdépendance entre ses composants. Ces interdépendances correspondent à trois types d'incertitude auxquelles l'organisation complexe se trouve confrontée : une incertitude générale liée à l'impossibilité de raisonner en termes de causalité linéaire, une incertitude contingente due au fait que le résultat de l'action est en partie déterminé par les actions des éléments de l'environnement et enfin, une incertitude interne qui tient à l'interdépendance des parties qui la constituent. Dans les organisations, également, les démarches systématiques de planification, de coordination co-habitent avec les tâtonnements, les impulsions, les hésitations (Pinfield, 1986). Le rationnel, le linéaire et le planifié où le risque est mesuré, évalué, assumé par un acteur unique est mélangé à l'intuition et le hasard. Le formel, le structuré, l'induit est confronté à l'informel, le non-structuré, l'autonome (Fombrun, 1986 ; Jauch et Kraft, 1986 ; Nystrom et al. 1976 ; Quinn et Cameron, 1988 ; Weick, 1977). Dans le premier cas, la décision suit une progression ordonnée d'identification du problème, de recherche de solutions, de sélection (Glueck, 1980 ; Springer et Hofer, 1978 ; Stagner, DMSP, 2000 - R-A. Thietart 4 1969). Dans le second, la décision trouve son origine dans des "poubelles organisationnelles" où les solutions attendent que les problèmes émergent afin de pouvoir y apporter une réponse (Cohen et al., 1972 ; March et Olsen, 1976 ; Padgett, 1980 ; Starbuck, 1983). L'élaboration de séquences d'actions prédéterminées semble dès lors vouée à l'échec, puisque l'on ne peut prédire avec certitude l'enchaînement d'actions et de réactions que peut déclencher une action sur le système. L'incertitude de l'action pose en effet des problèmes de gouvernabilité à un modèle fondé sur le "paradigme" de la commande et du contrôle. La volonté de maîtriser le comportement du système conduit à imposer aux acteurs un ordre normatif qui renforce l'ingouvernabilité du système, car il tend à supprimer les désordres internes ou externes qui, tout en menaçant le fonctionnement du système, contribuent à son organisation. Autrement dit, dans un contexte d'interdépendance, la centralisation du pouvoir au sommet de la hiérarchie et l'idée corollaire d'une stratégie qui s'appliquerait du haut vers le bas ne peut fonctionner. Elle bloquerait les capacités autonomes des individus et ne tiendrait pas compte des interactions entre les différents niveaux hiérarchiques et entre les composants, empêchant ainsi la nécessaire collaboration des différents acteurs. La complexité n'est pas seulement un phénomène empirique qui se justifierait par la constatation de hasard, désordres, aléas, enchevêtrements, interdépendances au sein d'un phénomène. Elle est aussi un problème conceptuel et logique qui brouille les distinctions traditionnelles entre les concepts, tels que "produit" et "producteur", "cause" et "effet", "un" et "multiple", "début" et "fin", "autonomie" et "dépendance", "ordre" et "désordre", "sujet" et "objet". Selon Morin (1990 : 101), la dynamique des processus d'organisation du social est assurée par un ensemble de forces contradictoires et complémentaires qui s'exercent dans le système et sur lui. Du point de vue de la complexité, "nous sommes coproducteurs de l'objet que nous connaissons ; nous coopérons avec le monde extérieur et c'est cette coproduction qui nous donne l'objectivité de l'objet ” , rejoignant ainsi d'Espagnat (1991). En d'autres termes, l'objet que nous connaissons coïncide avec la forme même de ce que nous sommes et, réciproquement, ce que nous sommes est fonction de ce que nous connaissons. Le processus cognitif, tout comme le processus social, est une boucle récursive ininterrompue, où les produits (les objets) sont nécessaires à la production de ce qui les produit (le sujet). En ce sens, les théories de la complexité opèrent une véritable révolution épistémologique. Appréhender un phénomène sous l’angle de la complexité nous pousse à remettre en cause les démarches linéaires classiques, à s’interroger sur le paradigme de la commande et du contrôle et à ne plus accepter les distinctions simplificatrices de cause et d’effet, d’autonomie et d’indépendance, d’ordre et de désordre. Nous entrons là dans le domaine de la dynamique et du non-linéaire. 4. Les systèmes dynamiques non-linéaires DMSP, 2000 - R-A. Thietart 5 Les systèmes dynamiques non linéaires sont partout présents dans la nature : du temps qu'il fait à l'écoulement des fluides en passant par l'évolution de populations d'insectes. Ces systèmes se retrouvent également dans le social. Les organisations humaines sont composées d'acteurs multiples en interaction dont les conséquences attachées à leurs actions sont rarement directes et instantanées. Des acteurs multiples avec des agendas, des valeurs, des cadres de référence divers à l'intérieur et à l'extérieur de l'organisation essaient de coordonner leurs actions, échanger de l'information, interagir de différentes manières et ceci de façon dynamique. C'est ainsi que les actions d'hier sont à l'origine de réactions aujourd'hui qui mènent, à leur tour, à de nouvelles actions demain. Dans le même esprit, les actions mises en œuvre par certains acteurs influencent et peuvent contredire celles qui sont initiées par d'autres. La conséquence est qu'aucune relation directe n'existe entre les différentes actions et acteurs de l'organisation. Par exemple, dans le domaine de la formation de la stratégie, on observe généralement que les approches systématiques, coordonnées, planifiées sont combinées au tâtonnement, aux hésitations et aux réponses impulsives (Mintzberg et al., 1976). Dans cette situation, le processus n'est pas aussi linéaire et lisse qu'un esprit rationnel pourrait l'imaginer. Le processus rationnel, linéaire, planifié est mélangé à l'intuition, au hasard et aux autres processus dans lesquels plusieurs acteurs internes et externes agissent et interagissent, hésitent, tirent partie d'opportunités, en ratent d'autres et ceci de manière dynamique (King et Cleland, 1978 ; Lorange et Vancil, 1977 ; Steiner, 1979 ; Wooldridge et Floyd, 1989). On a également observé que le processus de formation de la stratégie était composé d'une dimension induite et d'une dimension émergente, d'une dimension délibérée et d'une dimension autonome, d'une dimension structurée et d'une dimension anarchique, d'une partie formelle et d'une partie informelle (Mintzberg et Waters, 1985). Enfin, Pettigrew (1990) a suggéré que les changements stratégiques avaient des causes multiples et pouvaient mieux être représentés sous forme de boucles que sous l’aspect de liens directs. Dans les systèmes dynamiques non linéaires, plusieurs forces sont en jeu. Certaines poussent vers l’instabilité et le désordre. D’autres, au contraire, mènent à la stabilité et à l’ordre. La combinaison de ces forces conduisent à plusieurs états. Lorsque les forces d’ordre et de stabilité dominent, comme dans le cas de boucles de rétroaction négatives qui ramènent le système vers son régime initial, on observe un état stable. Lorsque les forces de désordre et d’instabilité prévalent, quand des boucles de rétroaction positives poussent le système au-delà de son régime d’origine, on observe une instabilité explosive. C’est lorsque nous nous trouvons dans la présence équilibrée des deux types de forces, l’une qui ramène le système à son origine (rétroaction négative) et l’autre qui le pousse en dehors de son régime (rétroaction positive), qu’un état particulièrement intéressant peut être observé : les équilibres complexes. Dans l'état des équilibres complexes, plusieurs situations peuvent se produire. Tout d’abord, le système peut adopter un équilibre stable. C’est le cas de l’attracteur point. Ensuite, le système peut avoir un équilibre périodique (attracteur périodique). Le système revient régulièrement à des états rencontrés précédemment. Le système peut également adopter un équilibre dit complexe dans lequel des formes d’ordre vont apparaître loin des équilibres stables précédents, à la frontière du chaos. Enfin, le système peut révéler un comportement erratique. D’une part, ce dernier peut prendre la forme d’un bruit déterministe (déterministe, car les lois sous-jacentes sont de nature DMSP, 2000 - R-A. Thietart 6 déterministe). D’autre part, le comportement peut être contenu à l’intérieur d’une enveloppe d’aspect étrange : l’attracteur étrange, selon la terminologie du mathématicien Ruelle (1991). Nous sommes alors dans le chaos déterministe. Dans les organisations, également, des forces contraires s’opposent. Certaines forces poussent le système vers l’ordre et la stabilité. Il s’agit, par exemple, de la planification, du contrôle, des structures. D’autres peuvent créer de l’instabilité et du désordre, comme l’innovation, l’initiative individuelle et toutes les formes d'expérimentation. Le jeu de ces forces aura tendance à pousser ce système dynamique non linéaire que sont les organisations vers le domaine des équilibre complexes. Les organisations s'appuient sur l'ordre et la stabilité pour assumer leur mission. Comme le notent Daft et Lengel (1984 : 192), “ en réaction à la confusion issue de l’environnement et des différences internes, les organisations doivent créer un niveau acceptable d’ordre et de certitude ”. Ils rejoignent là Barnard (1968 : 6) pour qui “ la survie d’une organisation dépend du maintien d’un équilibre de nature complexe dans un environnement en continuelle fluctuation ”. L’ordre est aussi nécessaire pour permettre aux acteurs de se placer au sein d’une structure de pouvoir et d’un hiérarchie. L’ordre également contribue à la fermeture d’un système trop complexe pour un cerveau limité sur le plan cognitif... Comme Weick (1979 :3) le suggère, l’organisation peut être “ définie comme une grammaire établie de manière consensuelle dans le dessein de réduire l’ambiguïté... ”. L’ordre, enfin, permet de créer l’apparence de la certitude. Par exemple, le recours à des procédures de décision standardisées est fait dans le but d ’"éviter " l’incertitude (Cyert et March, 1963). Avec la certitude, les méthodes rationnelles de management peuvent être appliquées. De plus, la dissonance cognitive, créée dans l’esprit des gestionnaires lorsque ces derniers sont confrontés à un problème qu’ils savent impossible à résoudre, peut être réduite. Le contrôle mis en place au sein des organisations procède de la même logique : maîtriser ce que l’organisation fait. En tant qu’outil formel de management, le contrôle contribue à un meilleur suivi et coordination des différentes tâches que l’organisation doit mettre en œuvre pour mener à bien sa mission. La planification, de même, est utile pour faciliter la prise de décisions importantes et risquées (Sinha, 1990). De même, la planification, en fournissant un support à l’information et en encourageant la communication (Quinn, 1980), est un moyen pour traiter de décisions caractérisées par de nombreuses ramifications complexes. Grâce à la décomposition d’un objectif général en tâches élémentaires, la planification améliore la lisibilité de l’organisation et celle de ses nombreux liens avec l’environnement. Elle aide à la fermeture d’un système trop complexe pour être appréhendé de manière globale. Les organisations, cependant, créent aussi du désordre. Par exemple, les travaux sur l’ “ intrapreneur ” (Burgelman, 1983, Bygrave, 1989) illustrent la manière suivant laquelle certaines organisations développent les instabilités nécessaires pour expérimenter différentes innovations. En donnant aux acteurs une liberté suffisante pour expérimenter diverses manières de faire ou en leur donnant suffisamment de ressources pour explorer sans contrainte de nouveaux domaines, l’organisation construit un catalogue de réponses à des demandes différentes et inconnues de l’environnement concurrentiel. Dans le même esprit, la mise en œuvre de nouvelles manières de faire en parallèle de formes plus traditionnelles s’inscrit dans une perspective analogue. DMSP, 2000 - R-A. Thietart 7 L’objectif est encore d’expérimenter et d’apprendre divers modes de travail qui peuvent dans le futur devenir le modèle dominant. La création de répertoire d’expériences est parfaitement cohérente avec les recommandations de Nystrom et al. (1976). Ces derniers soulignent le besoin qu’ont les organisations de développer de nouvelles réponses afin de pouvoir réagir à des situations que l’on ne peut prévoir. De même, Weick (1977) et March (1981) suggèrent que les activités qui ne sont pas directement liées à la mission de l’organisation sont des moyens pour améliorer sa capacité de réponse à la complexité et aux conditions changeantes. De plus Nonaka (1988 : 64) rappelle que “ pour qu’une organisation puisse évoluer de manière continue, il est nécessaire de laisser de la liberté à ses composantes afin qu’un conflit créatif puisse émerger ”. Ce faisant, l’organisation est mieux à même de remettre en question ses manières de procéder et de trouver le chemin le mieux approprié. Enfin, Pascale (1990) décrit l’organisation qui s’auto-renouvelle comme étant celle qui délibérément crée une instabilité interne. L’expérimentation, l’innovation et l’initiative individuelle sont ainsi des sources de désordre qui tendent à pousser l’organisation en dehors du chemin programmé, en dehors de son équilibre. 4. La théorie des systèmes complexes Dans un article récent, Morel et Ramanujam (1999) suggèrent que la théorie des systèmes complexes est plus une perspective pour modéliser des systèmes dynamiques qu’une théorie en tant que telle car nous ne disposons pas d’une théorie unique mais d’un ensemble hétérogène d’approches différentes. Parmi ces approches, cinq d’entre elles semblent particulièrement intéressantes pour l’étude de l’organisation en tant que système complexe. Il s’agit de la théorie des systèmes adaptatifs complexes, de la théorie de la complexité co-évolutionnaire, de la théorie de la complexité catastrophe ou de l’auto organisation critique, de la théorie de l’auto organisation et enfin de la théorie du chaos. 4.1. Les systèmes adaptatifs complexes. Dans la théorie des systèmes adaptatifs complexes ou CAS ( "complex adaptative system" dans la convention du Sante Fe Institute), le système étudié est composé de nombreuses entités, ou agents, en interaction (Holland, 1995) . Chaque entité se comporte selon des règles locales et non selon un plan coordonné d’ensemble. L’adaptation des entités est guidée par la poursuite d’intérêts locaux et non par une intention partagée par l’ensemble des agents. La complexité résulte de l’interaction des agents selon un processus "physique". Parmi toutes les combinaisons résultantes des interactions multiples, certaines vont mener à un ordre. L’ordre est construit ici selon une logique ex-ante issue des interactions entre entités. Dans le cas où le système serait soumis à des forces de sélection, ces dernières n’interviendraient que pour affiner l’ordre émergeant des interactions. Le système émergeant est plus que la simple addition de ses parties. Les parties créent quelque chose de différent et de nouveau grâce à leurs multiples interactions. L’ordre n’est pas forcément délibéré. Il se peut qu’il soit là, tout simplement. Aucune force externe au système, que ce soit des forces dues à la sélection ou à celle d’un pilote bienveillant, n’est nécessaire pour que l’organisation prenne forme. Dans cette approche, le comportement adaptatif, qui est une caractéristique intrinsèque des entités, résulte d’un mécanisme physique sous-jacent. DMSP, 2000 - R-A. Thietart 8 Les méthodes utilisées pour étudier les systèmes adaptatifs complexes se fondent sur cette idée d’interaction entre entités modifiant leur comportement selon des règles simples. Le but étant ici de comprendre comment de simples règles auxquelles des agents nombreux en interaction sont soumis peuvent mener à des ordres inattendus tels que ceux que l’on retrouve dans les systèmes physiques, biologiques et sociaux. Parmi ces méthodes, les automates cellulaires sont fréquemment employés. Bien qu’ils s’agissent de systèmes fermés, les automates cellulaires permettent d’étudier la manière selon laquelle des agents nombreux en interaction créent des arrangements ordonnés et contre intuitifs. Les règles d’interaction peuvent êtres très simples. Seul le processus dynamique d’interactions multiples est complexe. De nombreux automates cellulaires ont été conçus. Le fameux jeu de la vie de John Conway (1976) y fait figure de pionnier. Dans le jeu de la vie, des entités réparties aléatoirement sont liées par des lois d’interaction induisant la survie ou la mort de ces dernières. La dynamique des interactions mène à des configurations ordonnées non initialement programmées mais induites par les règles. Les règles, ici, sont fondées sur la proximité entre entités. Par exemple, la présence de plus de trois ou de moins de deux voisins entraîne la mort de l’entité. Entre ces deux limites, l’entité demeure en vie. Symétriquement, l’entité vient à la vie si trois entités voisines sont "vivantes". D’autres règles ont été imaginées. À titre d’illustration, on peut citer la simulation d’un phénomène de ségrégation entre tortues rouges et tortues vertes. Dans cet automate, développé par le Media-Lab du MIT, la règle d’interaction est des plus simples. À partir d’une répartition initiale aléatoire, chaque tortue décide de changer de "quartier de résidence" en fonction d’un pourcentage minimum acceptable de voisins de même couleur. Si le pourcentage est satisfait, alors la tortue demeure dans son quartier. Si le pourcentage n’est pas respecté, alors elle déménage dans un quartier où le pourcentage minimum tolérable est respecté. Rapidement, le système se stabilise et des regroupements de tortues de même couleur apparaissent mettant en évidence le phénomène bien connu de ségrégation urbaine. Des systèmes plus complexes ont également été développés comme l’automate cellulaire de vie artificielle de Langton (1986), dans lequel des entités possédant huit états différents sont en interaction avec leurs quatre voisins immédiats. Selon la probabilité de survie de l’entité lors de la génération suivante, le comportement induit par l’ensemble des interactions varie. On observe successivement des phases de stabilité, de stabilité périodique, d’ordre à la frontière du chaos et de chaos. De nombreux autres modèles ont été conçus, s'appuyant pour ce faire sur le Swarm du Santa Fe Institute. La théorie des systèmes adaptatifs complexes ouvrent une ère nouvelle dans l’étude des organisations. Néanmoins, il ne faut pas négliger le fait que la fixité des règles entre agents pose un véritable problème de spécification des modèles que l’on souhaite analyser. Dans la limite d’hypothèses simplificatrices raisonnables, des modèles de systèmes organisés représentant des situations de management peuvent, cependant, être construits afin de comprendre comment une dynamique d’interactions mène à différents équilibres. C’est donc une voie de prudence qui est recommandée ; prudence dans la nature des applications en management et dans celle de la modélisation. Prudence qui doit permettre d’aboutir à des résultats fondés sur des bases réalistes. 4.2. La complexité co-évolutionnaire. Dans la logique des entités en interaction qui créent des formes d’ordre émergeant, McKelvey (1997), en organisation, dans les pas de DMSP, 2000 - R-A. Thietart 9 Kauffman (1993), en biologie, s’interroge sur l’origine de cet ordre. Il reprend, dans ce dessein, un cadre d’analyse similaire de ce dernier qui, dans ses travaux, avait fait des emprunts à la physique et aux réseaux booléens pour étudier comment des organismes, suite à des mutations, s’adaptaient. Dans les réseaux booléens appliqués à l’étude des systèmes complexes, le système est décomposé en N entités liées les unes aux autres par K liens. Ces entités forment ainsi des ensembles interdépendants. Les règles d’interaction demeurent simples. Par exemple, si l’une des K entités en interaction avec une entité donnée est active (règle “ ou ”), alors cette dernière devient active (1) ; si l’ensemble des K entités en interaction avec une entité donnée sont actives (règle “ et ”), alors cette dernière devient active. À partir d’une distribution initialement aléatoire, le système arrive à divers équilibres selon les valeurs respectives de K (nombre de liens) et de N (nombre d’entités en interaction). Afin d’illustrer les différents équilibre vers lesquels le système peut tendre, Kauffman (1993) reprend la métaphore des “ paysages d’adaptation ” (fitness landscape) de Wright (1931). Il s’agit ici d’imaginer une vallée plus ou moins accidentée. Lorsque K est faible, situation d’un système avec peu d’inter connections, un petit nombre de domaines ordonnés (attracteurs) comprenant un nombre important d’entités apparaissent. C’est le cas d’une vallée avec quelques pics élevés. Les pôles d’adaptation sont rares et très différenciés. Les forces de sélection s’exercent ici pleinement. Lorsque K avoisine le nombre N d’entités, des attracteurs multiples émergent. Il y a plusieurs formes d’ordre. La vallée ressemble ici à un paysage très accidenté avec de nombreux pics peu élevés. Les pôles d’adaptation sont multiples et peu discriminants. La complexité est le déterminant principal d’ordre du système. Les effets de la sélection sont secondaires. Enfin, lorsque K varie entre 0 et N-1 (c’est-à-dire lorsque nous passons d’un système où il n’existe pas de liens entre entités à un système entièrement lié), le nombre d’optima (domaines d’ordre) croit progressivement et leur pouvoir discriminant décroît. Nous sommes ici dans un paysage où la taille des pics diminue alors que leur nombre s’accroît. La complexité remplace peu à peu la sélection en tant que créatrice d’ordre au sein du système. McKelvey (1997) reprenant le cadre ci-dessus, l’applique aux organisations afin de comprendre leur phénomène de co-évolution. Dans ce dessein, il propose de décomposer l’organisation en un ensemble de compétences articulées le long d’une chaîne de valeur. Chaque compétence est liée à des compétences internes de l’organisation et celles qui sont externes d’autres organisations. L’objectif poursuivi ici est d’étudier l’évolution de ce système complexe composé de compétences liées les unes aux autres et de découvrir comment des formes d’ordre apparaissent et des équilibres sont atteints. Cette approche, bien que souffrant des mêmes problèmes liés à la fixité des règles, que ceux qui sont évoqués précédemment, présente néanmoins l’avantage de modéliser les interactions par un processus aléatoire. Ne connaissant pas la nature précise des liens, il est en effet légitime de considérer ces derniers comme se modifiant de manière aléatoire. Bien entendu, il s’agit là plus d’un subterfuge que d’une représentation fidèle de la réalité, mais qui permet néanmoins de contourner de manière raisonnable la difficulté de spécification du modèle à partir de règles fixes arbitraires. Il s’agit d’une DMSP, 2000 - R-A. Thietart 10 voie potentiellement intéressante pour étudier comment les organisations co-évoluent sans pour autant posséder toute l’information nécessaire à une modélisation fidèle de leurs relations. 4.3. La complexité catastrophe ou l’auto organisation critique. Il s’agit ici d’étudier les passages brutaux d’un système d’un état à un autre. Illustré par l’automate cellulaire du tas de sable de Christensen et al. (1991) et par Bak (1996) et ses travaux sur l'équilibre ponctué, l’auto-organisation critique suit la loi selon laquelle la taille d’un événement est inversement proportionnelle à sa fréquence. Par exemple, dans la simulation du tas de sable, l’importance des avalanches de sable est liée inversement à leur fréquence. Il y a peu d’avalanches de grandes taille et beaucoup de petites. Il s’agit d’une loi quasi universelle que l’on va retrouver dans de nombreux systèmes complexes : des tremblements de terre à la linguistique en passant par l’évolution biologique. Dans ce dernier domaine, Eldredge et Gould (1972) ont émis l’hypothèse de l’existence d’un équilibre ponctué comme régissant l’évolution biologique. Selon eux, l’évolution ne se ferait pas selon un développement graduel, mais par une succession de sauts. Des périodes brèves de changements brutaux viendraient interrompre de longues périodes de stabilité. Cet équilibre ponctué trouverait ses origines dans la structure profonde des systèmes. La structure profonde, selon Gersick (1991), est à la fois ce qui persiste et limite les changements pendant les périodes de stabilité et ce qui se reconfigure et oblige une transformation globale lors des périodes de ponctuations révolutionnaires. Le système est vu ici comme une hiérarchie de sous-systèmes emboîtés les uns dans les autres (Pattee, 1973). Les sous-systèmes de niveaux inférieurs dépendent d’un soussystème d’un niveau plus fondamental. Un changement à un niveau inférieur ne va pas affecter, autre que superficiellement, les sous-systèmes de niveaux plus fondamentaux. En revanche, un changement à un niveau fondamental va remettre en cause tous les niveaux qui en dépendent. Par exemple, dans le domaine de la culture et de manière simplifiée, quatre niveaux peuvent être identifiés : niveau institutionnel, niveau organisationnel, niveau social, niveau individuel. Un changement au niveau individuel a peu d’influence sur le niveau institutionnel, tandis qu’un changement institutionnel va se répercuter sur les différents niveaux. Ainsi, lors de changements dans les niveaux inférieurs peu visibles le système paraît immuable. Des changements ont certes lieu, mais ils ne mènent pas à des transformations d’ensemble. Ces changements sont fréquents mais imperceptibles. La structure profonde impose son inertie. Seuls des changements dans la structure profonde, qui peuvent être le résultat d’accumulations progressives de modifications mineures, vont entraîner des reconfigurations fondamentales afin de permettre à un équilibre nouveau d’apparaître. Ainsi, le changement peut être vu comme un continuum ponctué par de transformations radicales. C’est la représentation que lui donnent Astley (1985), Tushman et Romanelli (1985), Gersick (1991), Romanelli et Tushman (1994) dans le domaine des organisations. Les changements radicaux sont rares du fait de résistances associées aux situations de pouvoir, à la technologie, aux structures, aux connaissances. Les changements s’ils ont lieu sont des modifications de surface qui ne remettent pas fondamentalement en cause la structure profonde de l’organisation. Seuls quelques grands changements, rares, vont remettre en cause l’organisation existante dans sa DMSP, 2000 - R-A. Thietart 11 manière de penser, de concevoir, de faire. Nous retrouvons ici à nouveau la loi 1/f selon laquelle l’importance des changements est inversement proportionnelle à leur fréquence. 4.4. L’auto-organisation. L’auto-organisation est un processus émergeant d’organisation. C’est un processus naturel dans lequel des agents, ou des entités en interaction, n’ont pas été “programmés” pour construire une forme particulière d’organisation. Toutefois, suite aux actions qui vont être mises en œuvre par les uns et les autres une forme d’organisation va apparaître. Cette organisation peut être la résultante des apprentissages des acteurs qui vont chercher des solutions locales aux problèmes qu’ils rencontrent, solutions dont les meilleures seront sélectionnées et conservées. L’organisation est ainsi le fruit des interactions et des complémentarités entre les initiatives individuelles prises par ajustements successifs. Une forme d’organisation émerge suite aux multiples ajustements. Organisation dont l’équilibre est instable et qui se maintient jusqu’à ce qu’une prochaine perturbation entraîne éventuellement une autre séquence d’adaptations vers un nouvel équilibre transitoire. Beaucoup de débats ont déjà eu lieu sur les origines de l’auto-organisation, autoorganisation que l’on trouve aussi bien chez les êtres vivants, dans les colonies de termites ou dans les embouteillages automobiles, par exemple. Elle est caractérisée par la présence d’un grand nombre d’acteurs ou entités interdépendants qui interagissent entre eux et avec leur environnement. Ces acteurs ou entités ne sont pas liés par de règles fixes. Ils s’adaptent et modifient les règles d’interaction grâce à l’apprentissage. Suite à ces interactions entre acteurs, un ordre émergeant peut apparaître. Ordre stable certes, mais aussi instable. C’est dans la zone d’instabilité, loin de l’équilibre, que des changements se font. Dans la multiplicité des combinaisons entre acteurs, certaines vont dominer et permettre peut-être un fonctionnement stable. La structure émergeante décroît ainsi l’entropie du système en lui apportant une organisation qui se maintient et ce en contradiction avec la deuxième loi de la thermodynamique selon laquelle les structures ordonnées vont inexorablement vers un état désordonné d’entropie croissante. La question demeure de savoir qu’est-ce qui garde les structures émergeantes dans un état d’équilibre loin de l’entropie. Selon Prigogine et Stengers (1984), dans les systèmes organisés ouverts, qui échangent de l’énergie avec leur environnement, les structures émergeantes accroissent la négentropie (l’ordre), puis dissipent leur énergie, c’est-à-dire se désorganisent répondant ainsi à la deuxième loi de la thermodynamique. Ces systèmes cessent alors d’exister lorsqu’il n’y a plus d’importation d’énergie. Toutefois, une fois créée, la structure dissipative auto-organisée révèle deux types de comportement : persistance et non-linéarité. La persistance a été expliquée par le phénomène d’auto-catalyse selon lequel l’interaction entre agents (ou entités) crée de nouvelles entités qui se renforcent mutuellement. Le renforcement "auto catalytique" peut être à l’origine d’ordre, de chaos ou d’un comportement complexe à la frontière du chaos. C’est entre l’équilibre et le chaos que des changements, des adaptations, des transformations se font. À cette frontière, tout est possible et se trouve en mouvement. L’auto-organisation est un thème déjà bien traité en théorie des organisations. On y retrouve là, peut-être sous forme métaphorique, les éléments clés qui viennent d’être évoqués. Par exemple, Weick (1977) suggère que l’auto-organisation trouve son origine dans l’expérimentation. L’expérimentation qui permet de découvrir des réponses à des DMSP, 2000 - R-A. Thietart 12 problèmes mal identifiés en proposant un répertoire de réponses possibles (Nystrom et al., 1976) dans lequel les gestionnaires viennent puiser lorsque la situation le réclame. L’expérimentation se fait à la frontière du chaos et loin de l’équilibre. Comme Nonaka (1988 : 64) le rappelle : "pour qu’une organisation puisse évoluer de manière continue, il est nécessaire de donner de la liberté à ses unités et de générer un conflit créatif entre ces dernières". Ce faisant, l’organisation peut remettre en question sa manière de faire et trouver ainsi les actions adéquates à mettre en œuvre. De même, Pascale (1990) décrit l’organisation qui s’auto-renouvelle comme étant celle qui est capable de créer une instabilité interne. La théorie de l’auto organisation diffère des théories précédentes dans la mesure où la fixité des règles d’interaction est remise en cause. Ces règles changent suite à des phénomènes d’auto-catalyse que l’on pourrait assimiler au niveau social à de l’apprentissage des relations, à la mise en commun de compétences qui permettent de créer quelque chose de différent de ce que les agents individuellement auraient pu faire. Nous sommes ici proche d’une représentation plus fidèle du fonctionnement des organisations et en conséquence potentiellement importante pour le management. 4.5. La théorie du chaos. Les théories des systèmes adaptatifs complexes, de la complexité co-évolutionnaire, de la complexité critique et celle de l’auto-organisation, que nous venons de voir, permettent d’étudier comment la dynamique de systèmes d’origine complexe peut mener à de l’ordre et à de la simplicité. Nous abordons à présent une autre catégorie de systèmes dynamiques non linéaires où, contrairement aux systèmes précédents, la simplicité peut créer de la complexité. Il s’agit des systèmes dissipatifs ouverts. Ces derniers font l’objet de la théorie du chaos. Dans le cas des systèmes dissipatifs, qui échangent avec leur environnement de l'énergie, le comportement complexe, d’apparence erratique, peut se trouver contenu à l'intérieur d'une enveloppe d'aspect étrange. D’où le nom d’attracteur étrange que lui en a donné le mathématicien belge, David Ruelle (1991). Il s'agit du chaos déterministe, appelé plus simplement chaos du fait du comportement apparemment aléatoire, mais piloté par des lois déterministes, que l’on observe. Le chaos, toutefois, n'est pas toujours présent. L'état du système : chaotique ou stable dépend de la combinaison dynamique et du poids relatif des relations entre les différentes forces auxquelles il est soumis. En fonction du poids de ces forces, le système évolue d'un état à un autre. Le passage, ou bifurcation, de l'état de stabilité (attracteur point), à l'état périodique (attracteur périodique), puis à l'état chaotique se fait lorsque le nombre de forces de rétroactions positives et de rétroactions négatives ayant des périodicités différentes croissent et que ces forces sont plus fortement couplées les unes aux autres (Feigenbaum, 1978). Un comportement chaotique est d’autant plus probable que le nombre de variables spécifiant le système est supérieur ou égal à trois. Dans l’état chaotique, l’impact dû au changement d’une variable ne peut être prédit qu’à très court terme. Cette propriété rend la prévision à long terme du comportement de systèmes chaotiques impossible. Un petit changement initial, dont l’effet est multiplié au cours du temps, mène à un comportement très différent. Nous sommes en présence d’une instabilité exponentielle. Une petite cause peut avoir un grand effet. Cette sensibilité aux conditions initiales avait été évoquée, il y a déjà longtemps, par DMSP, 2000 - R-A. Thietart 13 Hadamard (1898), avant d’être reprise par Lorenz (1963) avec son fameux battement d’ailes de papillon. De plus, en état chaotique, le comportement du système s'organise autour de structures que nous retrouvons à des échelles différentes : les attracteurs étranges évoqués précédemment. L’attracteur crée une forme d’ordre implicite au sein du chaos. Le comportement apparemment aléatoire est attiré dans un espace donné et demeure à l'intérieur de ses limites. Au sein de l'attracteur, le comportement est complexe et instable. Toutefois, quand on étudie cette apparente complexité, on peut observer qu'elle est organisée et qu'elle reproduit à des échelles plus petites ce qui existe à une échelle plus grande. Il s’agit de la propriété d’invariance d’échelle qui a été analysée par Mandelbrot (1982) dans ses travaux sur les fractales. Il semble ainsi que le chaos peut comporter plusieurs niveaux d'ordre qui sont similaires à différentes échelles. Enfin, une dernière propriété importante d'un système en état chaotique est l'irréversibilité. En théorie, tout système devrait retourner à son état initial. Toutefois dû au parfait synchronisme nécessaire dans le temps et l'espace entre les différentes forces en présence, il est peu vraisemblable que des conditions identiques peuvent être retrouvées dans un futur raisonnable. Ainsi, le comportement du système, quand ce dernier se trouve dans son domaine chaotique, est considéré, pour des raisons pratiques, comme le temps, irréversible. Une fois dans le domaine chaotique, le système ne se retrouvera probablement plus alors dans deux situations identiques. Comme ce fut le cas pour certaines des théories que l’on vient d’étudier, la théorie du chaos s’appuie sur une hypothèse de fixité des règles d’interaction. Or, dans le domaine social, les règles ne sont pas forcément rigides. Elles sont interprétées, voire contournées. Toutefois, il est possible de considérer que, dans le domaine de l’organisation, des logiques d’action simples peuvent émerger, des régularités peu complexes exister, justifiant l’hypothèse d’existence de lois d’interaction. Dans cette situation, la théorie du chaos, au-delà des problèmes méthodologiques qu’elle comporte, est particulièrement intéressante à appliquer. Par exemple, découvrir la présence d’un chaos déterministe de faible dimension dans un système dont le comportement semble aléatoire a une grande signification. Il s’agit de la présence de lois simples sous-jacentes au phénomène observé et, par conséquent, l’incitation à les mettre à jour. 5. Conclusion Les théories de la complexité offrent une base nouvelle pour étudier l’organisation et comprendre comment cette dernière se comporte, évolue, se transforme. Bien que d’application parfois difficiles, ces théories offrent l’avantage de regarder l’organisation sous un angle différent. L’organisation est ici présentée comme étant un système complexe qui, en conséquence, partage les propriétés de tous ces systèmes. Sans tomber dans l’anthropomorphisme et si l’on accepte que l’organisation soit un système complexe dont elle possède les propriétés, alors les nombreux travaux en physique et en biologie doivent être une source d’inspiration pour ceux dont le métier est de comprendre et de faire progresser la connaissance et la pratique en management. Certes, les raccourcis faciles sont tentants et il ne manque pas d’adeptes de traductions rapides et sans précaution des concepts que d’autres champs scientifiques ont développés avant qu’ils ne soient redécouverts en gestion. Les théories de la complexité, néanmoins, ont DMSP, 2000 - R-A. Thietart 14 un potentiel sans précédent que seule la barrière d’accès à leurs apports empêche encore d’apprécier pleinement. Toutefois, bien que particulièrement séduisantes et puissantes dans la représentation du comportement de systèmes complexes, certaines des théories ne semblent pas parfaitement adaptées à l’étude des organisations. Par exemple, dans la théorie des systèmes adaptatifs complexes, la fixité des règles d’interaction entre agents pose problème. C’est là que réside, probablement, l’une des faiblesses de cette approche dans son application aux organisations. Les comportements induits qui découlent des interactions nombreuses entre agents sont déterminés par ces règles. La dimension physique du système étudié est privilégiée au détriment des capacités d’apprentissage des agents, comme ce serait le cas dans un système social. Aussi, bien que l’on ne puisse prévoir le comportement du système étudié, même si les ordres auxquels on peut aboutir sont contre intuitifs, le caractère mécanique de cette approche peut en rendre difficile son application. Dans le même ordre d’idées, la théorie du chaos présente aussi des limites dues à la nature même des organisations. Tout d’abord, l'organisation ne peut être assimilée à un système naturel dans lequel les lois sont immuables. Les systèmes organisationnels font l'objet de changements dus aux actions des acteurs à l'intérieur et à l'extérieur de l'organisation. Ils changent, également, suite à l'apprentissage et à l'expérience. Les relations entre leurs différents éléments ne demeurent pas les mêmes pour toujours. De plus, l'organisation évolue dans un environnement avec lequel un échange constant de ressources, d'énergie et d'information a lieu. En conséquence, au-delà des forces internes auxquelles l'organisation est soumise, son comportement est également influencé par des forces externes dont la dynamique est impossible à prédire et décrire dans son ensemble. Cependant, l’intérêt de cette théorie est de nous guider sur la voie de la recherche de la simplicité au travers de phénomènes d’apparence complexe. C’est là où cette théorie diffère des théories précédentes où la logique de recherche était inversée. La question est ici moins de comprendre comment des systèmes complexes peuvent créer de l’ordre et de la régularité, mais de se demander si la complexité observée, caractérisée par un aléa apparent, est induite par des lois simples de nature déterministe. Si tel est le cas, il y a espoir de découvrir des lois, de mettre en évidence des régularités et d'arriver un jour à les modéliser. La théorie de l’auto organisation, en contraste avec les théories précédentes, n’admet pas un ordre immuable dans les relations entre agents. La possibilité d’apprentissages, qui peuvent être à l’origine de modifications dans les liens entre entités, semble plus proche des préoccupations et des schémas que l’on trouve en théorie des organisations. Il s’agit là d’une théorie particulièrement pertinente et importante pour comprendre comment les organisations se comportent et évoluent. Cette théorie est probablement celle dont le potentiel d’application est demeuré relativement inexploité dans le cadre de l’étude formalisée des systèmes complexes appliqués aux organisations. Dans l’attente de travaux plus nombreux en management qui viennent s’appuyer sur les théories de la complexité, certaines propriétés de ces systèmes semblent ouvrir des pistes de recherche qu’il serait bon de creuser. Ces pistes ne sont pas originales dans la mesure où on retrouve des préoccupations souvent évoquées par les gestionnaires. La première piste est celle d’émergence d’un ordre inattendue suite à des interactions DMSP, 2000 - R-A. Thietart 15 multiples entre agents. Ordre instable, certes, mais dont les conditions d’apparition peuvent être favorisées . La deuxième piste est celle du changement, de la transformation, de l’adaptation entre un état d’ordre et un état de chaos. C’est à cette frontière entre ordre et chaos que les changements peuvent se faire, que le renouvellement peut s’opérer. La troisième piste concerne les phénomènes de coévolution entre entités distinctes, dans un monde ouvert où les liens passent les frontières de l’organisation. Nous abordons là les notions de réseaux et les effets qui leur sont associés, ainsi que les nouvelles formes d’organisations dont la viabilité dépend de leur caractère symbiotique. La quatrième piste nous fait entrevoir les limites de la gestion au sens traditionnel. Le pilotage de l’organisation par le plan et la règle est insuffisante. Dans une organisation où la prévision est devenu impossible et où la reproduction de pratiques passées mène à l’échec, le management doit plutôt s’orienter vers la mise en place de conditions facilitantes permettant aux acteurs de trouver par eux-mêmes leur voie. C’est ainsi que les démarches dialectiques, la décentralisation, l’expérimentation, l’auto-organisation trouvent une pertinence accrue. L'ambition de ce chapitre était de clarifier ce que l'on entend par complexité et de présenter les différentes théories dans lesquelles les chercheurs en management peuvent puiser. Des limites nombreuses existent et les difficultés d’application aux organisations sont réelles. Toutefois, si bien comprises et utilisées, elles deviennent une base sur laquelle de nombreux travaux en management pourraient se fédérer. De plus, leurs enseignements en matière de fonctionnement de systèmes complexes peuvent être des sources de réflexion pour la pratique du management. Réflexions qui, bien entendu, doivent être bien pesées et évaluées si on ne veut pas tomber dans le travers de la métaphore et de l'application insensée. 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Thietart 20 Mots clés Français Anglais Adaptation Adaptation Attracteur Attractor Auto-catalyse Auto-catalysis Automate cellulaire Cellular automata Auto- organisation Self organization Auto-organisation critique Critical self organization Bifurcation Bifurcation Changement Change Chaos Chaos Co-évolution Co-evolution Complexité Complexity Complexité catastrophe Complexity catastrophe Complexité co-évolutionnaire Co-evolutionary complexity Dynamique non-linéaire Non-linear dynamics Emergence Emergence Entropie Entropy Equilibre Equilibrium Equilibre ponctué Ponctuated equilibrium Expérimentation Experimentation Imprévisibilité Unpredictability Irréversibilité Irreversibility Management Management Négentropie Negentropy Ordre Order DMSP, 2000 - R-A. Thietart 21 Paysage d'adaptation Fitness landscape Réalité Reality Rétroaction Retroaction Sensibilité aux conditions initiales Sensitivity to initial conditions Stabilité Stability Systéme adaptatif complexe Complex adaptive system Système booléen Boolean system Théories de la complexité Complexity theories DMSP, 2000 - R-A. Thietart 22