LA CÈNE - Musée des Beaux

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LA CÈNE - Musée des Beaux
LA CÈNE
Extraits du dossier : « Images de la Bible au musée des Beaux-arts de Nantes ».
LA CÈNE: ORIGINE ET SENS
Le récit de la Cène, rapporté par les quatre évangélistes, s'insère dans l'épisode qui précède l'arrestation du Christ et
la Passion. Ce repas se déroule au moment où le Christ va célébrer la Pâque avec ses apôtres. Cette fête (de Pâsakh :
« sauter », comme si Yahvé avait sauté au-dessus des maisons des Hébreux) commémorait la nuit de la libération
d'Égypte (Exode 12, 1-20). Les Juifs conservaient un caractère familial à la Pâque : on mangeait un jeune agneau (ou
un chevreau) rôti, en souvenir de ceux dont le sang avait servi à peindre les encadrements de portes, pour éloigner
l'ange exterminateur envoyé par Dieu pour tuer les enfants premiers-nés des Égyptiens. Dans le Nouveau
Testament, le Christ est souvent identifié à l'agneau pascal : grâce au sang du Christ, le nouveau peuple de Dieu,
libéré de la mort, entre dans une vie nouvelle. Le repas se consommait avec du pain sans levain, azyme, réminiscence
de la cuisine hâtivement préparée par les Hébreux, dans la fébrilité du départ. Au cours des siècles, le rituel s'était
enrichi, et les immolations se pratiquaient au Temple, devant les pèlerins venus vivre dans la solennité le rappel de
leur affranchissement.
Les Évangiles de Marc (14, 22-25), Luc (22, 19-20) et Matthieu (26, 26-29) ainsi que Paul (Première épître aux
Corinthiens, 11, 23-25) reprennent à peu près les mêmes phrases :
« Or, tandis qu'ils mangeaient, Jésus prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit et le donna
à ses disciples en disant : « Prenez et mangez, ceci est mon corps », puis prenant une coupe, il rendit grâces et la
leur donna en disant : « Buvez-en tous ; car ceci est mon sang, le sang de l'alliance, qui va être répandu pour une
multitude en rémission des péchés ». (Matthieu 26, 26-28, Bible de Jérusalem, éd. 1966).
L'annonce de la trahison de Judas n'est pas toujours traitée de manière identique, mais conduit à une discussion
entre les convives. Le texte de Jean, plus explicite sur l'attitude des apôtres, indique ce que l'iconographie a souvent
montré :
« ... Jésus fut troublé en son esprit et déclara : « En vérité, en vérité, je vous le dis, l'un de vous me livrera ». Les
disciples se regardaient les uns les autres, ne sachant de qui il parlait. Un de ses disciples, celui que Jésus aimait,
se trouvait à table tout contre Jésus ; Simon Pierre lui fait signe et lui dit : « Demande de qui il parle ». Celui-ci, se
penchant alors vers la poitrine de Jésus, lui dit : « Seigneur, qui est-ce ? ». C'est celui à qui je donnerai la bouchée
que je vais tremper, répond Jésus. Et trempant la bouchée, il la prend et la donne à Judas, fils de Simon Iscariot ».
(Jean 13, 21-27, Bible de Jérusalem, éd. 1966)
Dans la tradition chrétienne, il s'agit du dernier repas pris avec les apôtres, au cours duquel Jésus annonce que l'un
d'eux le trahira. Mais ce repas est surtout retenu pour l'aspect symbolique qu'il revêt par l'institution du sacrement
de l'Eucharistie (mot grec signifiant « action de grâce »). Pour l'Eglise, ce repas institue le sacrement de l'Eucharistie.
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ETUDE D’ŒUVRES :
L A C ÈNE ( PANNEAU
DE POLYPTYQUE )
M a r i o t t o di N a r d o (Flo r e n c e , A c t i f e n 1 3 9 3 - ? 1 4 2 4 )
B o i s h a u t e u r : 0, 3 7 m – Lo n g u e u r : 0 , 1 5 m
Na n t e s , m u s é e des Be a u x - art s
Ac q u i s i t i o n : C o l l e c t i o n C a c a u l t 1 8 1 0
Longtemps attribué à l'école de Giotto, ce petit tableau proviendrait d'un retable
dont les divers panneaux illustrent des épisodes miniaturisés de la vie du Christ,
dans des formats un peu différents. Il a été rendu à Mariotto di Nardo, Florentin
du XVème siècle et daté de 1405 - 1410. Cacault le considérait comme « très
précieux de l'origine de la peinture ».
LA REPRÉSENTATION ET LE RAPPORT AUX TEXTES
Les douze apôtres, assis de part et d'autre du Christ (qui porte un nimbe
cruciforme), ne ferment pas complètement l'espace. Leur visage apparaît de
profil ou de trois-quarts, et tous sont auréolés. Quatre portent un nimbe orné de
manière différente. Seul Judas est couronné de noir, dans la continuité des
représentations de Giotto et de Fra Angélico. Un personnage s'immisce entre
deux apôtres et se penche sur le pain que tient le Christ. Sans doute s'agit-il de
Jean, qui irradie d'or la poitrine du Maître. Il approche la main droite du pain
consacré d'où émanent des rayons d'or, puisque ce pain devenu Eucharistie
appartient au domaine divin.
UNE ŒUVRE
DE LA FIN DU
MOYEN AGE LE GOÛT POUR LA MISE EN SCÈNE
L'encadrement contribue à valoriser la scène centrale par les colonnettes torsadées peintes en noir. Le trilobe du
haut, inclus dans une ogive, inscrit l'ensemble dans une construction gothique. En bas, une ligne horizontale marron
délimite la partie de la pièce où se déroule le repas. Cette surélévation de la table et des sièges accentue
volontairement l'aspect scénique. L'espace céleste, à fond d'or comme le contour, se situe pratiquement au-dessus
du Christ. Ainsi le personnage se détache de face sur une architecture rappelant un tabernacle ou un reliquaire.
La main levée des deux personnages du premier plan traduit la vivacité de la discussion évoquée par Jean. Dans la
composition, ces deux mains conduisent le regard vers le centre de la table où l'agneau entier re
pose dans un plat ovale. Le Christ accomplit un geste de bénédiction qui renvoie aux paroles de l'Évangile. La viande
intacte s'inscrit dans la symbolique de l'immolation de l'agneau, dont le sang avait sauvé les fils d'Israël, et préfigure
le sacrifice du Christ qui va racheter l'humanité par sa mort. Il écarte les bras, comme s'il consentait à ce que la
volonté de son Père s'accomplisse.
TRAITEMENT PICTURAL
En l'absence du respect des lois de la perspective (ce qui est traditionnel à l'époque), la table est basculée vers le
spectateur : un plan unique permet de montrer tous les aspects des objets sans aucune ombre portée. L'ovale décrit
par les personnages se referme au bout de la table par les avant-bras et les genoux. De plus, la nappe à petits
losanges porte encore les marques verticales des pliures, lignes qui répondent aux caissons constituant les sièges,
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ainsi qu'au dallage. Ces formes anguleuses s'opposent aux courbes décrites par les amples plis des costumes et
l'attitude des personnages.
ŒUVRE DE TRANSITION
Aucun statisme ne se dégage, malgré le tassement des personnages, car les regards se focalisent soit sur le jeune
apôtre soit sur Judas et son compagnon qui s'expliquent. Bien que les traits des visages soient peu différenciés, tous
paraissent vivre intensément la tragédie que représente l'annonce de la trahison de l'un d'eux.
Même si plusieurs moments se superposent, l’œuvre conserve une unité grâce à l'espace. Les qualités sculpturales
de la tradition des icônes se concilient avec plus de naturel. Le rendu des costumes et l'expression des visages
s'éloignent de l’hiératisme des représentations antérieures. La Cène de Di Nardo concentre le repas pascal, l'amour
de Jésus pour son apôtre favori, la trahison pressentie d'un apôtre et l'institution de l'Eucharistie.
Comme le repas rituel marquait la Pâque ancienne, la Cène est la Pâque qui institue la nouvelle Alliance. Le récit
répond à l'établissement de la première Alliance sur le Sinaï où Moïse, après avoir fait immoler de jeunes taureaux en
sacrifice, en projette le sang sur le peuple en disant : « Ceci est le sang de l'Alliance »
L A C ÈNE
1ère moitié du 17e siècle ( ?)
Ecole française, Ecole incertaine
Huile sur toile
Localisation : Nantes, musée des Beaux-arts
Acquisition :
Dépôt du musée des Beaux-arts de Lille,
1997
(C) RMN / Gérard Blot
Voir le catalogue des peintures françaises
XVIe-XVIIIe siècle – Musée des Beaux-arts
de Nantes (p.90/91 – Edition 2005)
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Pour aller plus loin :
L A C ÈNE
Gaston Chaissac (1910-1964)
Droits d'auteur :
(C) ADAGP
Crédit photographique :
(C) RMN / Gérard Blot
1959
Technique/Matière :
toile (peinture)
Hauteur : 1.400 m - Longueur : 1.020 m.
Nantes, musée des Beaux-arts
Acquisition :
Don de la Société des Amis du musée, 1973
Extraits du dossier : « Images de la Bible au musée des Beaux-arts de
Nantes ».
UN CHOIX DU PEINTRE LE TITRE
Le peintre a repris le thème de « la Cène » vers 1956-57, valorisant par une écriture volontairement dessinée,
noire sur fond rose, sa signature qui s'impose comme élément du tableau et inclut son titre. L'utilisation du « par »
(La Cène par Chaissac) dévoile le commentaire que le peintre fait de l'œuvre, insiste sur sa vision personnelle et
l'interrogation qu'il porte sur son propos. Pour lui, la connotation religieuse, si elle existe, n'est pas première dans
cette peinture mais s'insère dans sa vie comme référence culturelle (et clin d'œil au spectateur, au même titre que
le texte de Prévert (Paroles, 1949) :
La Cène
Ils sont à table
Ils ne mangent pas
Ils ne sont pas dans leur assiette
Et leur assiette se tient toute droite
Verticalement derrière leur tête
Chaissac, dans une lettre à l'abbé Coutant, écrivait à la même époque, de Sainte-Florence -de-l'Oie (Vendée) : « Je
crois à la nécessité d'une foi religieuse pour l'homme, je m'occupe surtout de la jeunesse, (...) je leur fais travailler
l'imagination afin de les transformer, de les théosophiser ». Par ailleurs, Chaissac n'hésitait pas à critiquer les travers
d'une Eglise rétrograde. Même si le plateau présenté verticalement n'est qu'un « territoire » propre à l'expression
plastique, l'utilisation d'une table, la représentation de la croix, le titre choisi, renvoient à un épisode relaté dans
l'Évangile.
LE PEINTRE
Né en 1910 à Avallon, Chaissac, après avoir exercé divers métiers, travaille comme cordonnier à Paris en 1937. II
souhaite devenir journaliste pour témoigner. Il s'initie à la peinture avec Otto Freundlich et Jeanne Kosnick-Kloss. Il
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expose dès 1938. Soigné pour la tuberculose, il lit beaucoup et gagne sa vie dans la bourrellerie en 1942 à Saint
Rémy-de-Provence. Il est encouragé à peindre par Albert Gleizes et André Lhote. A partir de 1943 après son
mariage avec Camille, institutrice dans l'enseignement public, Chaissac s'installe en Vendée. Au Salon des
indépendants en 1944-45, son œuvre est remarquée par Raymond Queneau, Jean Paulhan et Jean Dubuffet. Ce
dernier l'invite à la première manifestation de L'Art brut et réunit des lettres et poèmes publiés en 1951 chez
Gallimard sous le titre de Hippobosque au Bocage.
Marqué par Matisse, Klee, Braque, Picasso, Chaissac se dit dès 1946 peintre « rustique moderne ». Bien que
Chaissac reste en-dehors de toute « école », pour préserver sa liberté de création, il correspond avec Dubuffet et
manifeste un grand intérêt pour les recherches de ses amis.
Son désir de nouveauté et d'expérimentation (en particulier la récupération de matériaux de toutes sortes), son
esprit de chroniqueur de village, le conduisent à une production très variée : gouaches, dessins à l'encre, pastels,
collages, grandes huiles, objets et totems (à partir dé 1955), mais aussi de nombreux écrits (contes, lettres...). Il
meurt en 1964 à la Roche-sur-Yon.
LA CÈNE ET SA REPRÉSENTATION
LE SUPPORT
Chaissac utilisait fréquemment pour ses créations des objets mis au rebut. Influencé par les décorations rupestres des
Eyzies, découvertes en 1940, il a exploité les reliefs et irrégularités du matériau pour créer des formes étranges et les
peindre de diverses couleurs.
Le plateau de table a changé de fonction et perdu toute sa neutralité. Chaissac se disait « cordonnier in partibus »,
sans fonction réelle, et a utilisé un objet détérioré par l'usage et le temps, qui fait référence au réel : la table
quotidienne du repas. Mais grâce à la manipulation, à l'invention plastique, au croisement des lignes, au choix des
couleurs, la vie fait exploser les conventions du sujet.
Chaissac terminait ses peintures par un cerne noir qui cache les interstices entre les couleurs, ajoutant ici un côté
dramatique, une remise en question du propos traité : La Cène.
La mise en abyme du support « table » se retrouve dans la juxtaposition des trois peintures verticales presque
totémiques, car chaque panneau possède une densité plastique. Pourtant l'énergie du noir qui "panse" les fissures,
délimite les taches colorées, accentue les têtes de clous et les nœuds évidés, articule la cohérence de l'ensemble.
Chaque élément circonscrit dans le noir se trouve en même temps amplifié par le rapport qu'il entretient avec les
formes et couleurs variées qui l'entourent. Chaissac a justifié cette utilisation :
« Le trait qui entoure mes dessins a quelque chose des filets que les bourreliers tracent sur les colliers des chevaux
pour les décorer » (4 décembre 1946).
LE TRAITEMENT.
Selon les endroits, le peintre, qui utilise du ripolin, varie sa technique : sur fond en aplat, la matière épaisse
s'assouplit avec des mouvements ondulatoires. La rugosité de la planche apporte une valeur tactile aux couleurs, et
permet un concentré d'images où se mélangent figuration et abstraction.
A gauche, le visage surgit. Peint frontalement, il apporte vie et dynamisme : les déformations renvoient au masque
sans détails. Le jaune lisse irradie la lumière, donne du relief aux masses voisines. La couleur pure se dissocie
nettement du jaune parsemé de touches rouges, très lumineux en haut à gauche, comparable aux fonds d'or
qu'utilisaient les Primitifs pour symboliser l'espace divin.
Au centre, le mouvement ascensionnel des formes peintes invite le regard à suivre le bleu soutenu, accentué par des
coups de brosse plus foncés. La croix, érigée sur un promontoire (simple croisement de lignes, référence au Golgotha
ou au tabernacle ?) s'étire et s'impose. Toutes les parties colorées s'allongent et renvoient au totem, la figure
dressée, objet de tabous et de devoirs dans les sociétés primitives. La croix ne fonctionne pas uniquement comme
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repère religieux, mais permet la métamorphose de taches rouges qui se distribuent dans l'espace et deviennent
gouttes, par association d'idée.
Sur le panneau de droite, les courbes s'adoucissent. Quelques arabesques rappellent les dessins antérieurs de
Chaissac. L'exploitation du noir en lignes et points (en particulier sur les têtes de clous) fait surgir des formes qui se
superposent; Le « thème zoomorphe » (H.C. Cousseau dans Chaissac : « cordonnier in partibus » 1982) est apparu
dès 1937 - 1938 dans son oeuvre. L'oiseau, aux ailes déployées, s'impose nettement. Le choix du chromatisme qui
décline les couleurs, les mélange, les heurte, montre la réflexion, la distance que le peintre impose entre le
spectateur et le sujet.
L'unité spatiale est respectée par le choix du support en « triptyque » monté sur châssis, où se répondent d'une
partie à l'autre le rose, le rouge, le vert, le bordeaux, le jaune. Mais La Cène n'évoque pas d'unité temporelle, et la
croix centrale interroge : le peintre veut-il afficher une certaine désinvolture face au sujet traité, ne s'attacher qu'à un
décor, ou invite-t-il à une réflexion qui amplifie l'atmosphère tragique de l'évènement, pèse le regard sur la mort ?
CONCLUSION
Chaissac associe la « table » par métonymie avec le mot « Cène », ce qui donne une nouvelle vie à un objet banal.
Ainsi, on passe de la perception première à une création plastique qui permet de voir autrement l'environnement
quotidien. Le support (la table) permet de traiter un sujet religieux récurrent (La Cène) en utilisant les relations que
les choses entretiennent entre elles, ou en donnant (peut-être) une signification symbolique à des formes et des
couleurs librement agencées.
« Je n'ai d'autres projets que de continuer d'être la clef d'interminables discussions » écrivait-il dans Déambulation
hippoboscalitnne (texte signé : « Déambulateur permanent : Gaston Chaissac Artiste peintre et cordonnier du
dimanche »).
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