Analyse critique de l`intervention américaine au Vietnam

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Analyse critique de l`intervention américaine au Vietnam
ANALYSE CRITIQUE
DE L’INTERVENTION AMERICAINE AU VIETNAM
par
Charles CHAUMONT
Professeur à la Faculté de Droit de Nancy
et à l’institut d ’études politiques de Paris
Professeur ordinaire à la Faculté de Droit de l ’Université libre de Bruxelles
à DM.
1. L ’événement international le plus important de notre époque, par ses
manifestations, ses conséquences et ses implications, est si considérable qu’on
ne sait comment le saisir dans son ensemble. Certes on peut l’appréhender de
plusieurs points de vue : du point de vue du politique, du point de vue du
moraliste, du point de vue du juriste, sans compter le témoignage qu’il apporte
sur les variétés de la guerre et l’efficacité des moyens militaires. Aucun de ces
points de vue ne peut être entièrement séparé des autres. Par ailleurs, il est
impossible d’évoquer froidement la guerre au Vietnam : la conscience de
l ’homme civilisé de la deuxième moitié du X X e siècle, en dépit mais aussi à
cause même des horreurs guerrières que ce siècle a connues, s’insurge d’instinct
contre l’entreprise d’extermination militaire d’un peuple pauvre par une grande
Puissance, quelles que soient les raisons d’ordre formel qui font écran à cette
entreprise. C’est dire qu’il ne nous paraît pas possible d’être strictement neutre1
devant un événement de ce genre : trop de valeurs essentielles y sont engagées,
parmi lesquelles une des plus fondamentales, l’image que l’homme de la
civilisation industrielle donne et se fait de lui-même.
L ’impossibilité d’une totale impartialité (au sens de la balance égale) ne
signifie pas l’aveuglement ou la mauvaise foi : il y a une lucidité du coeur
qui peut accompagner la science des relations internationales et le droit; la
méthode machiavélienne n’est pas la seule utilisable dans ces domaines, car
le respect des peuples et de l’ordre juridique international, la condamnation
1
Un journaliste aussi courtois et expérimenté que M. Lacouture n’a pu s’empêcher (dans
son ouvrage Ho CM M inh, Paris, Ed. du Seuil, 1967, p. 249) de qualifier le Gouvernement
et l’Etat-Major des Etats-Unis, dans cette lutte, de « partenaires qui déshonorent leur pavillon
en une des guerres les plus inégales, les plus lâches et les plus vaines de l ’histoire ».
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de l’emploi de la force et de l ’agression sont, malgré la difficulté de leur mise
en application, des concepts aussi réels du monde contemporain que les multiples
formes de la justification des moyens par la fin.
2. Au surplus, il ne s’agit pas ici d’envisager tous les aspects de la situation
vietnamienne. Il s’agit de l’intervention américaine et seulement de certains de ses
aspects. Les questions soulevées par la conduite de la guerre et les armes utilisées,
capitales dans un domaine du droit international aussi nécessaire que difficile
à sanctionner, et où ce droit confine le plus aux valeurs spirituelles du progrès
humain, n’entrent pas dans le cadre de la présente étude.
Le problème qui nous occupe ici est celui de la validité internationale de
l’intervention américaine. Il ne sera pas étudié sous tous ses angles, dans la
diversité des arguments et contrarguments juridiques, qui conduit à faire perdre
dans le maquis du formalisme la perception exacte du drame vietnamien.
De très bons ouvrages et de très bonnes études 2 ont déjà amplement exposé
et confronté une grande variété de ces arguments, et il n ’est pas question
ici de répéter simplement ce qui a déjà été dit et écrit. D’autres travaux,
non juridiques, sont très utiles dans la mesure où les problèmes juridiques
ont leurs racines dans une situation politique et militaire 3.
Il ne s’agit pas non plus d’examiner les modes de règlement du conflit et
les formules de transaction concevables ou possibles. Ces questions relèvent de
la politique et de la diplomatie. Elles sont commandées par des facteurs autres
que la simple observation des faits et l’énoncé des règles de droit. Elles supposent
les faits et le droit dépassés. Et s’il est vrai que l’imagination de chacun peut
s’y exercer, il y a toujours une certaine part d’entreprise vaine pour ceux qui
ne détiennent pas les moyens de l’action internationale à se mettre à la place
des négociateurs et des conciliateurs. Par contre, c’est à la fois le droit et le
devoir de chaque juriste de savoir où est le droit et de veiller à ce qu’en lui
s’exprime la conscience des hommes. L ’entreprise n’est alors jamais tout à fait
utopique et se situe sur le versant lumineux et salutaire de la nature humaine.
En bref, nous concentrerons l ’examen de la contestation vietnamienne sur
2 On citera notamment : pour l’exposé des thèses américaines, le memorandum du
Département d’Etat soumis le 8 mars 1966 à la commission sénatoriale des Affaires étrangères
et l’étude de John Norton Moore, parue dans YA.J.l.L. de janvier 1967; pour l ’exposé des
thèses opposées, l ’article du professeur Friedmann dans 1
d’octobre 1965, celui du
professeur Wright dans YA.J.l.L. d’octobre 1966, et l’ouvrage collectif du « Lawyers Committee
on American Policy Towards Vietnam », Vietnam a nd International Law, paru aux éditions
O’Hare, Flanders, N.J., Etats-Unis en 1967.
3 On peut citer notamment : Chaffard, In d och in e, dix ans d 'in d ép en d a n ce (Paris, Calmann-Lévy, 1964); Gigon, L es A m éricains fa ce au V ietcong (Paris, Flammarion, 1965);
S chlesinger, Un h érita ge a m er : le Vietnam (Paris, Denoël, 1967). Par scrupule, nous
n’utiliserons pas les travaux d’auteurs communistes, dont certains remarquables, tels que
ceux de Mme R iffaud, correspondante de L’H um anité, et du journaliste australien B urchett.
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AMERICAINE AU VIETNAM
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les points qui, à notre avis essentiels, n’en épuisent certes pas le contenu, mais
en éclairent la signification et l ’enjeu.
3. Pour faciliter cet examen, il convient tout d’abord de rappeler l’état du
droit international positif en matière d’intervention, sans pour autant reprendre
l’étude théorique d’une question à laquelle l’O.N.U. a, ces dernières années,
consacré de nombreuses et importantes discussions i .
L ’article 2, § 4 de la Charte des Nations Unies a interdit aux membres des
Nations Unies de « recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre
l’intégrité territoriale ou l ’indépendance politique de tout Etat ». L’article 15
de la Charte de Bogota, passée entre les Etats du continent américain, interdit
aux Etats « d’intervenir, directement ou indirectement, pour quelque raison
que ce soit, dans les affaires intérieures ou extérieures d’un autre Etat ». La
résolution de l’Assemblée générale du 21 décembre 1965 sur la non-intervention 5, adoptée à l’unanimité sauf une abstention, et dont certains, au cours des
débats, ont souligné le « caractère historique », a repris ou développé certaines
règles des Nations Unies et de Bogota, a (dans son § 3) condamné « l’usage
de la force pour priver les peuples de leur identité nationale » et reconnu à tout
Etat « le droit inaliénable de choisir son système politique, économique, social
et culturel sans aucune forme d’ingérence de la part de n ’importe quel autre
Etat ». La résolution de l’Assemblée générale du 30 novembre 1966 sur la
stricte observation de l ’interdiction de recourir à la force® a considéré comme
une violation de la Charte des Nations Unies « toute action faisant appel à
la contrainte, directe ou indirecte, qui prive les peuples soumis à la domination
étrangère de leur droit à l ’autodétermination et à la liberté et à l’indépendance
et de leur droit de déterminer librement leur statut politique » et a condamné
à nouveau « l’emploi de la force pour priver les peuples de leur identité
nationale ». Voilà un ensemble de textes, auxquels il serait aisé d’en ajouter
d’autres, tels que les diverses résolutions des Nations Unies depuis 1952 sur le
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, comme application du concept consa­
cré dans l’article 1, § 2 de la Charte, ainsi que l’extension par a fo rtio ri aux
Etats du principe de non-intervention des Nations Unies dans les affaires
essentiellement nationales (art. 2, § 7). Cet ensemble constitue un corps de
règles suffisantes pour que le principe de non-intervention, en tant qu’élément
du droit international positif, et sous ses deux aspects (affaires extérieures,
affaires intérieures), soit solidement assuré.
4
Cf. notamment les travaux de l ’Assemblée générale et du Comité dit de Mexico créé
par elle, en vue d’étudier les principes de droit international touchant les relations amicales
et la coopération entre les Etats; et les travaux de l ’Assemblée générale sur l’inadmissibilité
de l’intervention dans les affaires intérieures des Etats et la protection de leur indépendance
et de leur souveraineté.
6 Cf. C hronique m en su elle d e l’O.N.U., janvier 1966, pp. 26 et ss.
6 Cf. C hronique m en su elle d e l’O.N.U., décembre 1966, pp. 61 et ss.
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4. L ’objectif essentiel de ces règles est la protection contre l ’étranger de l’iden­
tité nationale (faite, pour reprendre les termes de la Charte, d’intégrité terri­
toriale et d’indépendance politique) et du droit des peuples à disposer d’euxmêmes et à choisir leur destin, international et interne. Contre l ’intervention,
phénomène constant de l’Histoire, contre la volonté de domination et de main­
tien ou d’extension des zones d’influence, un courant profond, fruit de la
protestation et de la révolte des faibles contre les forts, s’est développé, qui
a donné son sens au principe de la non-intervention.
C’est pourquoi, en ce qui concerne l’action des Etats-Unis, les questions
essentielles du point de vue de ces règles nous semblent pouvoir se résumer
dans les trois propositions interdépendantes suivantes : a) l ’intervention améri­
caine a mis et met de plus en plus en cause, par la consolidation d’une situation
créée, l’unité nationale du Vietnam; b ) l’intervention américaine a empêché et
compromet, de la manière la plus extrême, c’est-à-dire par une guerre d’ampleur
croissante, le droit du peuple vietnamien à disposer de lui-même; c ) en défini­
tive, elle ruine la règle de l’égalité de droits des peuples, progrès essentiel du
droit international, se manifestant notamment dans le choix du régime politique;
par là ellç est devenue un enjeu fondamental.
PREMIERE PARTIE
L ’INTERVENTION AMERICAINE
ET L ’UNITE NATIONALE DU VIETNAM
5. Au moment des accords de Genève du 20 juillet 1954, l’unité nationale
du Vietnam ne paraît pas pouvoir être mise en doute. Elle avait déjà été reconnue
dans l’accord franco-vietnamien du 6 mars 19461, passée par MM. Ho Chi
Minh et Sainteny, et par lequel la France « reconnaît la République du Vietnam
comme un Etat libre... faisant partie de la Fédération indochinoise et de
l’Union française ». Lorsque, à la veille même des accords de Genève, la
diplomatie américaine commence à donner des encouragements à Ngo Dinh
Diem, lequel est lui-même hostile à ce moment là au démembrement du
Vietnam, le Gouvernement américain se prépare à ne pas reconnaître formelle­
ment la valeur juridique d’un partage s.
De fait, ce n’est pas exactement un partage, au sens juridique, que les accords
de Genève ont effectué. La plupart de ceux qui ont écrit sur le Vietnam ont
rappelé9 que la ligne de démarcation établie par ces accords était une ligne
7 Sur l’historique de cet accord, c f . L a c o u tu re , H o Chi M inh (Paris, Ed. du Seuil),
pp. 107 et ss.
8 Cf. sur ce point C haffard, op. cit., pp. 29-30.
9 Cf. notamment sur ce point l’ouvrage collectif déjà cité : Vietnam and International
Latv, 1967, pp. 43-52.
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militaire provisoire. La déclaration finale de la Conférence de Genève insiste tout
spécialement sur le fait que cette ligne « ne saurait en aucune façon être interpré­
tée comme constituant une limite politique ou territoriale » ( § 6) et qu’une des
bases du règlement des problèmes politiques du Vietnam est « le respect
de l’unité et de l’intégrité territoriales », respect auquel chaque participant est
tenu (§ 12). La ligne de démarcation est instituée entre les forces de l’armée
populaire du Vietnam et les forces de l’Union française. Il s’agit d’une confron­
tation franco-vietnamienne, avec exclusion de toute intervention étrangère : les
accords et l’Acte final de la Conférence insistent sur l’interdiction de l ’établisse­
ment de bases militaires relevant d’un Etat étranger (c’est-à-dire étranger au
Vietnam et à la France) ou de la participation des zones à une alliance
militaire.
Le fait que les accords de Genève s’encadrent dans une conférence interna­
tionale et utilisent un procédé de contrôle international pour l’exécution de
certaines de leurs clauses ne modifie pas leur caractère franco-vietnamien et
la responsabilité directe de la France dans leur application. C’est pourquoi,
contrairement à ce qu’admettent certains commentateurs hostiles à l’intervention
américaine10, ij n’est pas nécessaire de considérer que les Etats-Unis sont liés
par ces accords. Car il suffit de comprendre que les Etats étrangers n’ont pas
le droit de se mêler de leur exécution, la règle res in ter altos acta jouant dans
les deux sens. Il faut entendre par là que, si d’un côté les Etats étrangers,
notamment les Etats-Unis, ne sont pas tenus d’assurer le respect de ces accords,
d’un autre côté, ces Etats ne peuvent, par leur intervention, mettre ceux-ci en
péril11. Qui plus est, d’après le par. 12 précité de l’Acte final, les Etats-Unis
se sont engagés à respecter l’unité du Vietnam. En outre, le délégué des EtatsUnis à la Conférence de Genève, M. Bedell Smith, dans sa déclaration à la
séance finale, a précisé que son gouvernement « s’abstiendra de la menace
ou de l’emploi de la menace pour modifier les accords », après avoir d’ailleurs
« pris acte » des accords. Or, les circonstances qui ont suivi immédiatement les
accords de Genève sont connues12. La France, sur qui pèse le devoir de l’exécu­
tion de ces accords, se retire du Vietnam, et ce retrait, du point de vue militaire,
apparaît impérieux après le début de l ’insurrection algérienne, le 1er novem­
bre 1954. Dès lors se manifeste et se développe l’ingérence américaine : par
l’opposition à Bao Daï, fabriqué par les Français et pour cela méprisé; par le
soutien porté à Ngo Dinh Diem, sous la forme d’afflux de fonds, de conseillers,
de pressions exercées sur le général Hinh, chef de l’armée de Bao Daï; par
10 En particulier l ’ouvrage collectif cité précédemment (à la note 56 de cet ouvrage).
11 Cette règle, qui nous paraît capitale, a été signalée dans l’ouvrage collectif précité
dans la phrase suivante (note 56) : « Selon un principe incontesté de droit international,
comme de droit interne, C ne peut troubler un accord intervenu entre A, B, D et E sous
prétexte que lui, C, n’est pas partie à cet accord. »
12 On les trouve relatées notamment dans C haffard, op. cit., pp. 38 et ss., et dans les
articles de F ontaine, dans Le M onde des 12, 13 et 14 février 1967.
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la renonciation française à soutenir Bao Daï consacrée par les négociations de
Washington de septembre 1954. Le Président Eisenhower traite directement avec
Ngo, par l’intermédiaire de l’ambassadeur des Etats-Unis, pour étudier avec
lui « comment un programme avisé pourrait servir le Vietnam », bien que le
Vietnam soit à cette époque un Etat associé membre de l’Union française.
Le général Hinh étant finalement, en décembre 1954, relevé de son comman­
dement par Bao Daï, Diem peut désormais atteindre son objectif, qui est
l’éviction totale de l’armée française. Cette éviction est consacrée par une lettre
de Diem au général Collins, représentant personnel du Président Eisenhower
à Saïgon, en date du 21 janvier 1955, demandant que les Etats-Unis assument
désormais la responsabilité entière de l’organisation et de l’instruction de l’armée
nationale. Cette situation est acquise le 10 février 1955 par accord entre le
successeur de Hinh et le représentant du Commandant en chef français. Certes
un sursaut de la politique française se manifeste par la note du Gouvernement
français au Département d’Etat d’avril 1955 annonçant que ce gouvernement
dégage d’avance sa responsabilité des événements pouvant survenir au SudVietnam si le Gouvernement américain persistait dans son soutien à Ngo.
Mais le double fait d’une démarche auprès des Etats-Unis et d’un tel désenga­
gement suffit à souligner la mesure de l’abandon de la France à l’égard d’un
pays dont elle a encore la charge théorique et dont le destin a été consenti
par elle à Genève.
En effet, il est aisé de prévoir que la conséquence fondamentale du retrait de
la France va être la nullification de tout le règlement de Genève, puisqu’il
ne sera que trop facile pour le Gouvernement Diem d’invoquer, pour en
refuser l’application, sa non-participation à de tels accords. En apparence cepen­
dant, le Gouvernement français semble croire encore aux élections de 1956.
Dans une note diffusée par l’Agence France Presse le 30 avril 1955 13, la politique
française est présentée comme mue par un « souci de réserve » mais comme
« souhaitant une stabilisation qui permette de préparer dans des conditions
favorables les élections de juillet 1956 ». Or ce « souci de réserve » est lui-même
incompatible avec les accords de Genève : dans le chapitre II sur « l ’exécution
des accords », il est prévu à l’article 14, a, qu’« en attendant les élections
générales, l’administration civile dans chaque zone de regroupement est assurée
par la Partie dont les forces doivent y être regroupées aux termes du présent
accord »; dans le chapitre 5 sur « les dispositions diverses », l’article 27 stipule
que « les signataires du présent document et leurs successeurs dans leurs fonc­
tions seront chargés d’assurer le respect de la mise en vigueur des clauses et
dispositions du présent accord »; dans le chapitre 6 sur « les commissions de
contrôle », l’article 28 rappelle à nouveau que « la responsabilité de l’exécution
de l’accord sur la cessation des hostilités revient aux Parties ». Le § 2 de
l’Acte final de Genève réaffirme la responsabilité française. Les raisons politi­
13 Citée par C h a ffa rd , o p . cit., pp. 83-84.
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ques de la démission française sont, en dehors de l ’insurrection algérienne déjà
mentionnée, la difficulté du maintien d’une diplomatie à l’échelle mondiale,
et aussi la dépendance de cette diplomatie à l’égard des Etats-Unis, d’autant
plus grande que l’échec du projet de C.E.D. devant le Parlement français a
particulièrement indisposé le Gouvernement des Etats-Unis qui avait misé
sur ce projet, et la considération très particulière que la plus grande partie
des dépenses du corps expéditionnaire français au Vietnam est prise en charge
par les Etats-Unis.
D’après le § 7 de la Déclaration finale de Genève du 21 juillet 1954,
« des consultations auront lieu (pour la préparation des élections de 1956)
entre les autorités représentatives compétentes des deux zones à partir du
20 juillet 1955 ». En application de cette stipulation, le Gouvernement de
Hanoï saisit officiellement Saïgon le 19 juillet 1955 d’une demande d’entrée
en négociation 14. Mais le 9 août et en dépit du fait que sans le cessez-le-feu
de 1954 le régime sudiste eût été balayé par l’Armée populaire du Vietnam 15,
M. Ngo déclare que son gouvernement « ne se considère lié en aucune façon
par les accords de Genève dont il n’a pas été signataire » le. Et les Etats-Unis,
par la voix de M. Foster Dulles, affirment leur accord avec le Gouvernement
D iem 13. Par contre, le Ministère des Affaires étrangères de l’Etat partie aux
accords et auquel appartient encore théoriquement la charge de l’unité vietna­
mienne, à savoir la France, estime à la même époque que les accords de Genève
doivent être respectés. La déposition de Bao Daï le 20 octobre 1955, et la
dissolution du corps expéditionnaire français, le 28 avril 1956, achèvent de
créer les conditions qui, au Sud-Vietnam, en complétant les moyens de la
dictature Diem, rendront définitivement certain l’ajournement des élections
de juillet 1956.
Il ressort des évocations historiques qui précèdent que deux situations politi­
ques et militaires en sens inverse ont contribué directement à la constitution et
consolidation du Gouvernement Diem, devenu animateur de l ’Etat du SudVietnam, et par voie de conséquence à la violation des accords de Genève et
à la rupture de l’unité du Vietnam : le retrait et l’abandon de la France, partie
aux accords et responsable de leur exécution17; l ’action d’ingérence et d’inter­
vention des Etats-Unis, non partie aux accords et, par là même, non habilités
à se mêler de leur application et, moins encore, à contribuer à leur inapplication.
Il importe peu à cet égard de rechercher sur qui, des trois acteurs principaux,
14 Pour un récit circonstancié de cette période cruciale de l ’histoire du Vietnam, cf.
C haffard, op. cit., pp. 94-112.
15 Sur ce point, cf. L a c o u t u r e , Ho Chi M inh, p. 231.
16 C h a f f a r d , op. cit., pp. 97-98.
17 Le 24 janvier 1966, dans une lettre adressée au Général de Gaulle, M. Ho Chi Minh
a discrètement rappelé la responsabilité de la France, en demandant que la France « assume
pleinement ses obligations vis-à-vis des accords de Genève » (L e M onde du l®r février 1966).
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pèse la responsabilité majeure. La démission française, l’immixtion américaine
et la fabrication du Gouvernement Diem sont trois phénomènes liés qui ne
pouvaient exister l ’un sans l’autre; car une France capable de tenir ses engage­
ments aurait dû assurer les élections de 1956; et par ailleurs le respect par les
Etats-Unis d’accords qui ne les concernaient pas aurait rendu impossible la
constitution ou le maintien du Gouvernement Diem.
6. A la lumière des événements ultérieurs qui sont bien connus, le caractère
artificiel du Gouvernement Diem, et d’une manière générale des gouvernements
successifs du Sud-Vietnam, ressort abondamment. Sont à cet égard particu­
lièrement caractéristiques : la déposition des frères Ngo (Diem et Nhu) par un
coup d’Etat militaire et leur assassinat ou suicide le 1er novembre 1963, tout appui
américain leur ayant été retiré, retrait que Nhu avait, le 18 octobre, amèrement
réprouvé en accusant les Etats-Unis d’avoir « mis en train un processus de
désintégration du Vietnam » 18; la constitution, en octobre 1960, et le considé­
rable développement ultérieur du Front national de libération, faisant présumer
que la majorité de la population sud-vietnamienne est favorable à l’indépendance
et à l’unité vietnamiennes; la prise en mains totale de la guerre active par les
forces américaines à partir de février 1965. La guerre au Vietnam est à l’heure
actuelle essentiellement une guerre entre les Etats-Unis d’une part, le Front
national de libération et la République démocratique du Vietnam de l’autre;
c’est-à-dire entre des Américains et des Vietnamiens. Cette guerre dépasse
l’objectif du maintien de la zone sud en face de la zone nord. Selon certains
auteurs19, la 7e Flotte américaine à elle seule a une puissance de feu trente
fois supérieure à celle de la Chine. L ’effacement militaire du Gouvernement du
Vietnam Sud devant les Etats-Unis signifie à la fois que l’intervention améri­
caine a submergé la liberté d’action militaire de ce Gouvernement et que ce
Gouvernement n’est pas suffisamment représentatif pour qu’une telle liberté
d’action lui soit laissée. En 1967, cette liberté d’action a disparu et l’armée
sud-vietnamienne ne joue plus un rôle autonome et direct20.
Dès lors, derrière l ’écran, devenu de plus en plus transparent, de l’aide mili­
taire apportée au Sud-Vietnam contre le FNL et le Nord-Vietnam, apparaît
de plus en plus clairement la réalité de la guerre au Vietnam : l’affrontement
18 Cité par C haffard, op . cit., p. 270.
19 Cf. notamment Gigon, L es A m éricains fa ce au V ietcong (Flammarion, 1965, pp. 65
et ss.). Cet auteur estime (p. 99) que * si l’on comptabilise l’invraisemblable puissance
agressive de la base de Da Nang, s’impose à l’esprit la vérité première que cette base n ’a
guère de rapport avec la guerre du Vietnam ». Cf. également les précisions apportées dans
L’Express du 10-66 janvier 1966, pp. 1821, dans R éalités de janvier 1966, dans les articles
au M onde de R. Guillain , notamment en février 1966, et dans d ’innombrables études parues
tant en Europe occidentale qu’aux Etats-Unis.
20 Cf. Gigon, op . cit., p. 148 : « Que représente le Vietnam du Sud ? Déjà le gouver­
nement n’existe pratiquement plus », et p. 156 : • Le F.N.L. est le seul qui occupe réellement
le terrain, qui dicte sa loi, qui impose sa tactique et qui manifeste sa volonté de vaincre ».
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des Américains et des Vietnamiens, au sud comme au nord. La consolidation
juridique de l’« Etat » du Vietnam Sud, née notamment des relations diplo­
matiques entretenues avec lui par soixante Etats 21 et de sa participation aux
institutions spécialisées des Nations Unies, va curieusement de pair avec son
inconsistance politique. Mais ce fait n’est curieux qu’en apparence; il est au
contraire parfaitement logique, car il résulte justement de ce que, d’une manière
croissante, l’« Etat » du Sud-Vietnam est devenu un instrument d’action de la
plus grande Puissance du monde, acquérant par là un poids international que
les gouvernements Ngo, Ky et Thieu n’auraient jamais pu obtenir à eux seuls.
A cét égard, il nous paraît de peu d’importance de discuter sur l’appellation
même du gouvernement du Sud 22. Car s’il est vrai que par exemple le traité
de Manille 23 comme le Département d’E tat24 évitent d’employer le terme de
« gouvernement» pour le désigner, semblant ainsi ne pas confondre la paille
des mots et le grain des choses, il n’en demeure pas moins que ce qui est
essentiel, ce sont les choses, non les mots. Il n’y a aucun inconvénient à appeler
l’autorité autochtone du Sud « gouvernement », si l’on se rend compte que ce
« gouvernement » est l’instrument d’une Puissance étrangère. Ce seul fait suffit
à qualifier sa nature et notamment à lui interdire (malgré les parodies d’élec­
tions où les militaires et les policiers font la loi) 25 de prétendre représenter
un Etat distinct, qui serait né de la destruction de l’unité nationale du Vietnam.
Ainsi tout s’est passé à l ’origine, et tout a continué à se passer par la suite,
comme si le Gouvernement du Sud-Vietnam avait été mis en place, organisé
et consolidé en vue d’empêcher l’événement capital qui était à la fois la raison
d’être de la cessation des hostilités et le témoignage de l’unité vietnamienne :
les élections de juillet 1956. La constitution de ce gouvernement, le refus des
élections et la substitution progressive de l’action militaire américaine à l’action
des forces du Sud-Vietnam sont les éléments d’un phénomène global et doivent
être appréciés ensemble pour que l’intervention américaine au Vietnam prenne
toute sa signification. Devant cette signification fondamentale, les arguties
juridiques se rapportant aux « infiltrations » du Nord vers le Sud paraissent
21 D’après les estimations fournies par le memorandum du Département d ’Etat (§ D)
du 4 mars 1966, déjà cité ci-dessus, note 2.
22 Comme le fait, d’une manière intéressante d’ailleurs, l’ouvrage collectif Vietnam and
International L aw, pp. 37-39.
23 L ’expression employée dans le traité de Manille est la suivante : « Territoire libre
placé sous la juridiction de l ’Etat du Vietnam ».
24 L’expression employée dans le memorandum déjà cité du Département d ’Etat (§ D)
est : « entité internationale séparée ».
25 Nous faisons particulièrement allusion ici aux « élections » de septembre 1967. Une
autre question est de savoir si, une fois la liberté conquise pour le peuple du Sud Vietnam,
un « Etat » du Sud ne sera pas provisoirement maintenu en attendant la réunification.
Cf. à cet égard le programme très souple du F.N.L. publié au début de septembre (Le M onde
des 3-4 septembre 1967, et l’article de M. Devillers dans Le M onde des 22-23 octobre 1967).
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dérisoires 20, bien que l’on puisse faire valoir que l’intervention américaine a
de loin précédé ces infiltrations 27 et que, par son ampleur, elle n’a avec elles
aucune commune mesure 28. Car la véritable question est au-delà : il y a un
seul peuple vietnamien, il y a une seule nation vietnamienne; et les mouvements
de population et de forces qui se produisent du Nord au Sud ou du Sud au
Nord sont des mouvements à l’intérieur de ce peuple et de cette nation, dont
l’unité profonde ne peut être abolie par une décision venue de l’extérieur.
A la base de la consolidation de l’« Etat » du Sud, il y a donc un monumental
détournement de pouvoir. Il s’agit du pouvoir que s’est arrogé, avec un demi
consentement du Gouvernement français, le Gouvernement des Etats-Unis
en substituant l ’action des Etats-Unis à celle de la France à la suite du cessez-lefeu en Indochine. Car la condition même du cessez-le-feu était la perspective
des élections d’unification, et jamais l’Armée populaire du Vietnam n’aurait
arrêté les hostilités où elle était victorieuse sans la certitude de ces élections 29.
26 Nous ne sous-estimons pas pour autant l’intérêt d’une argumentation juridique destinée
à réfuter la thèse américaine fondant l’aide des Etats-Unis sur la légitime défense du Sud.
Les arguments dans les deux sens ont été présentés en détails d’une part par le mémorandum
du Département d’Etat (dans les trois premières parties de ce memorandum), d’autre part
par l ’ouvrage Vietnam a nd International L aw (dont toute la première partie est vouée à
réfuter sur ce point la thèse du Département d’Etat). Nous ne jugeons pas nécessaire de
reprendre ici, sous son aspect formaliste, cette discussion juridique.
27 La résistance au Sud s’est développée à partir de 1957, comme conséquence des
persécutions entreprises par le régime Diem contre les anciens résistants, et de la contreréforme agraire, procédant à la reprise des terres qui avaient été distribuées aux paysans.
Ainsi le F.N.L. trouva son assise parmi les anciens combattants et la paysannerie, ce qui fait
beaucoup de monde, ainsi que la suite des événements le prouvera. Quant aux « infiltrations »
du Nord vers le Sud, elles ne se sont développées qu’à partir du milieu de 1964, à un
moment où les Etats-Unis ont au Sud déjà plus de 20.000 conseillers militaires (cf. Les
T em ps M odernes, janvier 1966, pp. 1167-1171).
28 Cf. Les chiffres fournis par le Pentagone et rapportés par Claude J ulien dans son
article du M onde du 11 juillet 1967. L ’auteur souligne en particulier que l'aide fournie par
Hanoï, par suite de l ’absence d’avions, d’hélicoptères, de blindés et d’armes lourdes, n’est
en rien comparable à celle de Washington. Au milieu de 1967, la simple comparaison des
effectifs révèle une proportion de 1 à 5 (cent mille hommes du Nord-Vietnam contre un
demi-million d’Américains), toujours d ’après les chiffres du Pentagone. Cf. d’autre part la
déclaration faite le 16 septembre 1967 par M. Thant, secrétaire général des Nations Unies,
d’après laquelle « Hanoï se refusera toujours à retirer du Sud ses quelque cinquante mille
hommes de troupes régulières qui font face au corps expéditionnaire américain dix fois
supérieur en nombre ».
29 Ce point a été particulièrement souligné par le professeur Wright (dans YA.J.l.L.,
octobre 1966, p. 760), notamment dans la remarque suivante : « L ’accord de cessez-le-feu
pouvait être suspendu si une des parties manquait à l’obligation d'organiser des élections,
et dès lors Ho Chi Minh était libre de poursuivre ses efforts d’unification du Vietnam,
même par la force ». Le professeur W right en tire la conclusion (p. 767) que « l’aide
apportée au Vietcong par Ho Chi Minh n’est pas une agression », et qu’au contraire c’est
l’intervention américaine qui « viole le droit international, la Charte des Nations Unies et
les accords de Genève ».
l ’in t e r v e n t io n
AM ÉRICAINE AU VIETNAM
71
Dans l’allocution prononcée le 15 juillet 1954 devant le Comité central du
parti Lao D ong30, pour expliquer la décision du cessez-le-feu, M. Ho Chi
Minh a déclaré : « Délimiter les zones de regroupement des forces ne veut
pas dire diviser le pays, c’est là une mesure provisoire pour arriver à réunifier
la patrie ». Et dans la brochure N otre p o litiq u e d e paix 31 il écrivait en 1955 :
« Nos compatriotes du Sud ont entrepris les premiers la guerre patriotique.
Je suis certain... que la main dans la main avec le reste de notre peuple, ils
consacreront toutes leurs forces à la lutte pour la paix, l’unité, l’indépendance
et la démocratie dans tout le pays ».
A la lumière du sacrifice accepté par l’Armée populaire du V ietnam 32, la
frustration partielle des fruits de la victoire paraît donc bien consentie par le
souci d’une réunification pacifique du Vietnam, reposant sur le procédé des
élections 33.
Cette frustration partielle, ainsi motivée, s’est transformée en frustration totale
par suite de l ’intervention américaine, cette intervention ayant précisément cette
frustration pour objet 34. Pourquoi cet objet ? Non pas tant pour altérer l’unité
vietnamienne dans l’abstrait; mais parce que la politique américaine n’accepte
pas et persiste 'à ne pas accepter35 n ’importe quelle unité vietnamienne. Car
l’orientation de cette unité est considérée par les Etats-Unis comme fondamen­
tale 3e, et c’est ici qu’apparaît la deuxième question essentielle de la présente
étude, intimement liée à la première, comme le contenu l’est au contenant, et
formulée dans la proposition suivante : l’intervention américaine a empêché et
compromet le droit du peuple vietnamien à disposer de lui-même.
30 Citée d’après L acouture, Ho Chi M inh, p. 160.
31 Ibid., p. 230.
32 D’après L acouture (o p . cit., p. 231), sans les accords de 1954 le régime sudiste
« n’eût pas survécu plus de quelques semaines à la chute de Dien Bien Phu ».
33 Cf. la réflexion suivante du Président Eisenhower dans ses M ém oires (p. 430) :
« Tous ceux qui connaissaient bien l ’Indochine m ’ont toujours affirmé que si des élections
avaient eu lieu à l ’époque des combats, elles auraient donné 80 % des voix à Ho Chi Minh ».
34 Cf. H erman et Du B off, A m erica's Vietnam P olicy, T he S trategy o f D ecep tion ,
Washington, 1966, cités par J ulien (dans L e M onde du 12 juillet 1967) : « L’autodétermi­
nation du Vietnam du Sud est incompatible avec l ’objectif fondamental des Etats-Unis
au Vietnam du Sud, à savoir la préservation d’un bastion qui serait notre allié ».
35 Cf. l’allusion de L acouture à « la profonde reconversion diplomatique » que ne
savent pas faire les Etats-Unis (o p . cit., p. 249).
36 Pour un exposé de la célèbre théorie des « dominos », telle que présentée par le
Président Eisenhower dans sa conférence de presse du début de 1954, cf. Schlesinger,
XJn h érita ge am er, le Vietnam (déjà cité), p. 21. Voir également sur cette théorie les
citations de J ulien , dans L e M on de du 13 juillet 1967.
\
72
CHARLES CHAUMONT
DEUXIEME PARTIE
L ’INTERVENTION AMERICAINE
ET LE DROIT DU PEUPLE VIETNAMIEN
A DISPOSER DE LUI-MEME
7. Si l’on isole les règles essentielles contenues dans la Déclaration de l ’Assemblée générale du 21 décembre 1965 sur la non-intervention 37, on voit qu’elles
se ramènent, en ce qui concerne le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes,
aux principes suivants (affirmés dans les par. 1 et 5) : interdiction d’intervention
dans les affaires extérieures ou intérieures d’un autre Etat; « droit inaliénable »
de tout Etat de choisir son système politique, économique, social et culturel
sans aucune forme d’ingérence de la part de n’importe quel autre Etat.
Dans la guerre au Vietnam, sont en cause à la fois les affaires extérieures
et les affaires intérieures du peuple vietnamien.
I. L es a ffa ires ex térieu res du p e u p le vietn am ien
i
8. L ’article 2, par. 4 de la Charte des Nations Unies protège « l’indépendance
politique de tout Etat » dans les relations internationales. L ’obligation de respec­
ter cette indépendance pèse sur les membres des Nations Unies même vis-à-vis
des Etats non membres, et c’est là un principe qui domine l’Organisation et
la société internationale dans son ensemble, dans leur structure juridique
contemporaine.
Une des conséquences de ce principe, c’est que tout Etat a le droit de mener
la politique internationale qui lui paraît opportune. L ’intervention d’un Etat
étranger dans cette politique ne peut se justifier, selon la Charte des Nations
Unies, que dans le cas où l’Etat à l’égard duquel l’intervention se produit a
été l’objet d’une attaque armée (conformément à l’article 51 de la Charte).
Depuis 1954, aucun Etat étranger autre que les Etats-Unis n’a conduit d’opé­
rations militaires au Vietnam. La fin de la guerre avec la France a été consacrée
par les accords de Genève, et après cette date, ni la France, ni d’autres Puissan­
ces (telles que par exemple la Chine ou l’U.R.S.S.) n’ont violé le cessez-le-feu
et attaqué l ’une quelconque des zones. La consolidation du régime de Diem
et l ’emprise croissante des Etats-Unis ont eu lieu sans rencontrer d’obstacles
extérieurs au Vietnam. Et même si l ’on voulait considérer le Vietnam Nord
comme un « Etat étranger », chacun sait que les « infiltrations » du Nord
au Sud n’ont commencé38 que plusieurs années après les premières manifesta­
tions financières, diplomatiques, politiques et militaires de la mainmise améri­
37 Mentionnée ci-dessus, au § 3.
38 Cf. ci-dessus, § 6.
l ’in t e r v e n t io n
AMÉRICAINE AU VIETNAM
73
caine sur le Vietnam Sud. Par ailleurs, l’aide militaire et économique apportée
par l’U.R.S.S. et, plus modestement, par la Chine, à la République démocratique
du Vietnam, a suivi, et non précédé, l’intervention américaine 39. En face des
forces américaines d’un demi million d’hommes, munies du matériel terrestre
et aérien le plus puissant du monde, appuyées par des bases géantes (telles
que Ankhé, Bienoa, Camranh, Chulai et Danang), complétées par les moyens
de feu d’Okinawa, Cavité, Formose et de la 7e Flotte, il n’y a ni Russes, ni
Chinois, ni militaires de quelqu’autre région du monde que ce soit : il n’y
a que des Vietnamiens, du Sud et du Nord, réunifiés par « les centaines de
milliers de tonnes d’acier, de feu et de fer » 40 qui, depuis le 7 février 1965,
« pleuvent du ciel sur la tête des Tonkinois ».
II. L es a ffa ires in térieu res du p e u p le vietn a m ien
9. S’il est vrai que la Charte des Nations Unies n’est totalement explicite que
pour interdire à l’Organisation elle-même (article 2, § 7) l’intervention « dans
des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un Etat »,
il a toujours été admis que ce qui était interdit à l’Organisation l’était a fortio ri
aux Etats41, et qu’en tout cas « le respect du principe de l’égalité de droits
des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes » (art. 1, § 2) impliquait la
non-ingérence dans les affaires intérieures. Telle est la conception de
la Déclaration du 21 décembre 1965 42. Ces textes ne font que consacrer
un principe qui, dans le monde contemporain, apparaît comme fondamental en
dépit et peut-être à cause des multiples interventions de notre époque : à savoir
qu’il n’y a pas de peuples inégaux, et que chacun a le droit de choisir sa
structure, son régime, sa politique. Il ne peut pas y avoir ici de compromis.
Seuls les territoires sous tutelle peuvent être légalement assujettis, d’après la
Charte, à une « protection » étrangère.
Il résulte notamment du principe précédent, qui est de droit positif, qu’aucune
contestation interne sur l’autorité d’un gouvernement ou sur la fidélité de ce
gouvernement à ses engagements internationaux ne peut être arbitrée par un
Etat étranger, encore moins faire l’objet de son intervention, quand 'Jcette
intervention a en particulier pour but de soustraire une partie du territoire de
l’Etat à l’emprise d’un gouvernement ou de provoquer une violation d’un
39 A cet égard, il est caractéristique de noter que le memorandum du Département
d’Etat du 4 mars 1966, déjà cité, n’utilise, dans son argumentation, que l’idée d’une « attaque
armée » du Nord-Vietnam contre le Sud, et ne fait pas la moindre allusion à une action
quelconque de l’U.R.S.S. ou de la Chine.
40 Selon l’expression de Gigon, F., Les A m éricains fa ce au V k tcong (op . cit., p. 83).
41 Cf. à ce sujet Rapport du Comité dit de Mexico du 27 octobre 1964 (Doc. A/5746),
pp. 118-160.
42 Cf. ci-dessus, § 3.
74
CHARLES CHAUMONT
engagement international. Or il ne saurait être contesté que l’objectif essentiel
de l’intervention américaine au Vietnam, dès 1954, était d’empêcher l’emprise
du Gouvernement Ho Chi Minh, victorieux dans sa lutte contre la France,
sur l’ensemble du territoire vietnamien. Cet objectif explique entièrement le
refus conjoint de MM. Diem et Dulles concernant les élections de juillet 1956 43.
Il a déjà été dit précédemment44 que la non-participation des Etats-Unis aux
accords de Genève ne leur assure pas une liberté d’action totale au regard
de ces accords.
Les accords de Genève proprement dits ne contiennent pas les stipulations
essentielles concernant les élections bien qu’elles y soient prévues dans l’arti­
cle 14 45. Ces stipulations figurent dans le § 7 de l’Acte final de la Conférence,
qui ne comporte qu’une déclaration commune imputée à la Conférence, les
Etats (dont les Etats-Unis) n’étant cités que comme des participants à cette
Conférence. Cette procédure conduit à distinguer la situation des accords propre­
ment dits (entre la France et l’Armée populaire) et celle de l’Acte final.
L ’intervention politique et militaire des Etats-Unis contre les accords est une
chose, leur attitude à l’égard des principes de l’Acte final en est une autre.
C’est donc surtout l’Acte final qui peut servir de mesure de la portée des
engagements pris par les Etats étrangers à l’égard du Vietnam pour les élections.
C’est une considération plus pratique que juridique, car en droit le principe
des élections figure à la fois dans les accords et dans l’Acte.
Quelle que soit l’analyse juridique que l’on puisse faire de cet Acte, il nous
semble indifférent ici de prendre parti sur la question de sa force contraignante.
En effet, le problème ne se poserait, pour ce qui nous intéresse, que si cet Acte
contenait une dérogation quelconque au droit du peuple vietnamien à disposer
de lui-même et à la règle de non-ingérence des Etats. Or c’est tout le contraire :
à côté du règlement du mécanisme des élections, au § 7, l’Acte mentionne
la situation des Etats tiers individuellement considérés, pour la définir ainsi
(§ 12) : « Dans ses rapports avec le Cambodge, le Laos et le Vietnam, ch a cu n
d es p a rticip a n ts46 à la Conférence de Genève s ’e n g a g e 46 à respecter la souve­
raineté, l’indépendance, l’unité et l’intégrité territoriales des Etats susvisés et à
s'abstenir d e to u te in g é r e n c e dans leu rs a ffa ires in térieu res » 4e.
L’existence d’une telle disposition rend inutile l’évocation détaillée de la
controverse sur la question de savoir si un Etat tiers peut ou non apporter
une aide à un gouvernement en c e q u i co n ce r n e les affa ires in térieu res d e
43 Cf. à cet égard la déclaration de M. Foster Dulles (citée par Chaffard, op. cit.,
p. 98) : « Les Etats-Unis sont d’accord avec le gouvernement Diem pour constater que les
conditions existant dans le Nord-Vietnam ne sont pas actuellement propices à des élections
libres dans le Vietnam tout entier ».
44 Ci-dessus, § 5.
45 L ’article 14, § a, concerne l'administration civile dans chaque zone « en attendant
les élections générales ».
46 C’est nous qui soulignons.
l ’i n t e r v e n t i o n
AMÉRICAINE AU VIETNAM
75
l'Etat. Des doutes très sérieux ont été élevés à cet égard par de très grands
juristes47. Un point est incontestable : que ce soit au bénéfice du gouvernement
établi ou d’une autorité de fait, l ’intervention étrangère est par définition de
nature à aliéner la liberté de choix du peuple 4S. Il en est ainsi tout spécialement
lorsqu’il s’agit d’élections qui sont destinées à réorganiser la structure interne
de l’Etat. Un gouvernement établi ne pourrait jamais faire l’objet d’une contes­
tation populaire majeure si, chaque fois qu’une telle contestation se présentait
ou menaçait d’apparaître, il pouvait y mettre fin par l’appel à l ’étranger.
Les élections de 1956 étaient une affaire interne vietnamienne, sous un contrô­
le international dont les modalités sont limitativement prévues par l’article 7
de l’Acte final de Genève, complété par les dispositions détaillées du chapitre VI
des accords de Genève concernant la « commission internationale chargée de
la surveillance et du contrôle de la cessation des hostilités » utilisée pour les
élections. Le Vietnam et la France, parties aux accords de Genève, ne se sont
engagés à aucune autre procédure de contrôle supplémentaire non prévue par
les accords et l’Acte final, en particulier à un contrôle exercé individuellement
par un Etat étranger, même participant à la Conférence de Genève, contrôle
qui serait évidemment contraire à l’obligation de non-ingérence de chacun des
participants. A cet égard, les déclarations unilatérales faites par des Etats à
Genève n’ont pas le pouvoir juridique d’altérer le principe ci-dessus rappelé.
C’est pourquoi la déclaration faite lors de la séance finale de la Conférence
de Genève par M. Bedell Smith, représentant des Etats-Unis, ne saurait lier
que ceux-ci sans leur permettre d’obliger autoritairement les autres. Le passage
caractéristique de cette déclaration est le suivant : « Dans le cas des nations
47 Cf. Friedm ann (A.J.I.L., octobre 1965, p. 866) : « Jamais cette doctrine n’a été
fidèlement suivie... Elle aboutit à empêcher tout changement social; or, cette faculté de
changement est un asp ect essen tiel d u d roit d es p eu p les à d isp oser d 'eu x -m êm es » (c’est
nous qui soulignons).
48 On ne saurait dès lors être d’accord avec la déclaration faite devant le Conseil de
Sécurité le 11 décembre 1964 par M. Paul-Henri Spaak, alors Ministre des Affaires étrangères
de Belgique, à propos de l’intervention belgo-américaine à Stanleyville : « Il n’y a pas
d’ingérence dans les affaires intérieures d’un pays quand on apporte au gouvernement légal
de ce pays l ’aide qu’il réclame. Il y a ingérence dans les affaires intérieures d'un pays quand
on soutient, contre le gouvernement légal, la rebellion ou la révolution ». Quand on sait
que, de par le monde, bon nombre de ces gouvernements dits « légaux » sont précisément
fondés sur « les vacances de la légalité », on saisit la portée réelle de telles règles. Au
surplus, la légalité interne n’a pas à être jugée par les Etats étrangers : ceux-ci ne peuvent
apprécier que la légalité internationale, qui ne concerne pas des questions d’ordre interne.
M. P.H. Spaak ajoutait : « Si quelqu’un a une autre explication et une autre définition
de la non-ingérence à nous proposer, je voudrai? qu’il le fasse, car je crois que, pour la
santé des Nations Unies, nous devrions savoir une fois pour toutes ce que signifie la noningérence ». En ce qui concerne le Vietnam en tout cas, nous pensons que les accords et
l’Acte final de Genève, éclairés après coup par la résolution de l ’Assemblée générale du
21 décembre 1965, et par la lumière tragique projetée par la guerre, fournissent une
qualification très claire de la non-ingérence.
76
CHARLES CHAUMONT
actuellement divisées contre leur volonté, nous continuerons à essayer de réalise!
leur unité au moyen d’élections libres, contrôlées par les Nations Unies ». On
sait quelle préférence avaient à l ’époque les Etats-Unis pour le contrôle par les
Nations Unies. Mais tel n’est pas le système adopté à Genève. Les Etats-Unis
n’avaient pas le droit de contribuer au rejet de ce système, sous prétexte des
mérites d’un autre système non consacré par les textes. A u surplus, dans la
même déclaration, M. Bedell Smith « prenait acte » des accords de Genève
et des § 1 à 12 de l’Acte final, et déclarait que les Etats-Unis, à propos des
accords et des paragraphes susmentionnés, « s’abstiendraient de la menace ou
de l’emploi de la force pour modifier ces accords ».
Ainsi le système établi à Genève aurait dû être appliqué46. Si, à l’expérience,
il apparaissait que les élections avaient lieu dans des conditions défectueuses,
que des circonstances du moment les rendaient matériellement impossibles ou
en compromettaient les résultats, si certains de ces résultats soulevaient des
contestations, alors seulement les Etats participants à Genève, conformément à
l ’article 13 de l ’Acte final, pouvaient « se consulter pour étudier les mesures
qui pourraient se révéler nécessaires pour assurer le respect des accords ».
Rien daiis les textes n’autorisait donc les Etats-Unis à mettre obstacle, à
l'avan ce, au déroulement des élections prévues. Ils pouvaient seulement, ap rès
co u p , étudier, de concert avec les autres Puissances, la situation si celle-ci leur
paraissait incompatible avec les accords de Genève, et non pas, bien sûr, avec
leur propre conception des élections.
C’est pourquoi l’encouragement apporté par la politique américaine au refus
des élections opposé par le Gouvernement Diem, non seulement est une viola­
tion des engagements pris par les Etats-Unis, mais aussi est une ingérence
dans les affaires intérieures du Vietnam. En limitant l’intervention internationale
légitime au contrôle, la Conférence de Genève a impliqué que le principe même
des élections ne pouvait être reconsidéré de l’extérieur. De fait, la dernière
phrase du § 7 de l’Acte final ne prévoit de consultation pour la préparation
des élections qu’entre « les autorités compétentes des deux zones à partir du
20 juillet 1955 ». C’est cette préparation que proposa le Nord-Vietnam et que
repoussa le Sud.
10. En admettant même qu’un fait nouveau au Vietnam, entre 1954 et 1956,
ait modifié le climat de 1954, il ne donnait pas pour autant à un Etat étranger
la faculté de faire obstacle aux élections. Les seuls faits nouveaux visés par les
accords (notamment par les articles 39 et ss.) sont les violations de la cessation
iS
C’est pourquoi nous ne saurions accepter l ’opinion de M. Fontaine qui, dans L e M onde
des 12-13 février 1967, écrit qu’« on peut évidemment contester la légitimité de l ’engagement
pris à propos des élections, puisqu’il s’agissait d’une clause manifestement politique excédant
la compétence du commandement français ». Les divers engagements pris sont juridiques.
l ’i n t e r v e n t i o n
AM ÉRICAINE AU VIETNAM
77
des hostilités et de ses modalités. Mais on ne saurait considérer comme un fait
nouveau de cette nature « les conditions existant au Nord-Vietnam durant cette
période » sous prétexte que ces conditions « rendaient impossible l’expression
libre et réelle de la volonté populaire » 50. Car ni le § 7 de l’Acte final
ni aucune autre disposition de Genève ne soumettait les élections à une appré­
ciation, par les autorités du Sud et a fo rtio ri par un gouvernement étranger,
des conditions existant dans le Nord, c’est-à-dire dans le territoire administré
par l’une des parties aux accords. Une telle appréciation était manifestement
une ingérence dans les affaires intérieures de l ’une des parties.
A u surplus, ainsi que l’a fort clairement indiqué le professeur Q. W righ t51,
« les conditions existant au Vietnam et qui seraient susceptibles de compromettre
la liberté des élections étaient bien connues des membres de la Conférence de
Genève lorsqu’ils ont prévu les élections pour juillet 1956 » 52_53.
En réalité, le fait vraiment nouveau ayant altéré l’équilibre transitoire établi
en 1954 pour deux ans, c’est précisément l’intervention d’une Puissance étran­
gère, les Etats-Unis, dans le règlement d’une affaire coloniale française, règle­
ment intervenu à une époque où les Etats-Unis n’avaient même pas les respon­
sabilités établiès deux mois plus tard par le traité de Manille. De toute manière,
l’objet de ce traité, défini dans son article 2, était, soit la résistance à une
attaque armée, soit la prévention ou la répression de « toutes activités subversives
d irig ées d e l’ex térieu r » Bi. Dans ses termes tout au moins, il ne pouvait donc
fournir la base juridique d’une ingérence dans les affaires intérieures du Viet­
nam 55; ses termes l’auraient-ils permis, ils auraient été d’ailleurs de nul effet,
comme contraires au droit international général et à la Charte des Nations
Unies.
Une argumentation aurait donc pu être établie, considérant que l’autorité
50 Citations empruntées au memorandum du Département d’Etat déjà cité (chap. 3, § D).
51
octobre 1966, déjà cité, p. 759.
52 L ’ouvrage collectif Vietnam a nd International Latv (op . cit.) estime (ch. 4, § A 3)
qu’on ne voit pas pourquoi les méthodes de gouvernement employées au Vietnam Sud
n’auraient pas dû être, à leur tour, sujettes à examen.
53 L ’événement qui a le plus frappé les esprits fut la fuite massive du Nord vers le
Sud d’environ un million de catholiques. Mais ce départ collectif eut lieu lui-même en
application notamment du § 8 de l ’Acte final de Genève, stipulant que « les dispositions
des accords sur la protection des personnes et des biens devront permettre à chacun, au
Vietnam, de décider librement de la zone où il veut vivre ».
54 C’est nous qui soulignons.
55 Le memorandum du Département d ’Etat, dans sa conclusion, considère que le Pacte
de Manille oblige les Etats-Unis « à défendre le Vietnam Sud contre une agression armée
communiste du Nord ». Mais, même du point de vue de la thèse américaine, personne
n’a jamais affirmé qu’entre 1954 et 1956, il y eut une « agression armée communiste »
du Nord ou de qui que ce fût. L’ingérence américaine dans les élections ne pouvait donc
se justifier par le Pacte de Manille.
78
CHARLES CHAUMONT
croissante des conseillers militaires étrangers 56 et la pression diplomatique d’une
grande Puissance étrangère étaient incompatibles avec des élections libres au
Sud, et que la participation de la zone au pacte de Manille constituait « l ’appar­
tenance à une alliance » qui est condamnée par l ’article 19 des accords de
Genève et le § 5 de l’Acte final. Le Vietnam Nord aurait pu faire valoir
cette intervention étrangère, d’autant plus que la tâche de la Commission
internationale de contrôle était littéralement sabotée par le Gouvernement du
Sud-Vietnam®7. Par contre, ni ce dernier gouvernement, ni le Gouvernement
des Etats-Unis ne pouvaient à l’évidence invoquer un tel argument : « n em o
a u d itu r prop riam tu rp itu d in em a llega n s ».
11. Les élections décidées par les accords de Genève n’ayant pas eu lieu, est-ce
à dire que la voix du peuple vietnamien se soit tue et que le silence au Vietnam
n’ait été désormais rompu que par le fracas de l’artillerie et des bombes ? Il
n’en est rien. D’autres modes d’expression du droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes apparaissent lorsque la force majeure empêche le dépôt des bulle­
tins de vote dans les urnes. Le comportement et l’action des masses sont une
forme non moins valable, et probablement plus éloquente, de la volonté popu­
laire. Ce phénomène est bien connu du droit international en temps de guerre,
pour maintenir ou établir la légitimité des gouvernements de pays occupés par
l’ennemi.
La résistance sud-vietnamienne dès 1957, la constitution du Front national
de libération dès 1960, la diminution croissante de l’autorité des gouvernements
du Sud pratiquement remplacés, pour les tâches de la guerre, par les forces
américaines, et l’impossibilité rencontrée par ces forces de venir à bout des
résistants, malgré une supériorité militaire considérable, sont des symptômes de
l’adhésion majoritaire de la population du Vietnam à la cause de la Résistance.
Par l’effet de l’initiative américaine de 1965 de bombarder le Vietnam Nord
s’est opérée une unification des deux combats menés, au Sud sous la direction
du F.N.L., et au Nord sous la direction de la R.D.V. Les cinq cent mille
hommes de l’armée sud-vietnamienne sont si peu sûrs qu’ils sont confinés
dans les tâches dites « de pacification », c’est-à-dire de police où ils sont
d’ailleurs de plus en plus insuffisants5S. En toute hypothèse, des « collabo­
56 C’est à partir de février 1955 que se développe le Military Assistance and Advisory
Group, qui va remplacer l ’armée française.
57 Sur la mise à sac et l’incendie des locaux de la Commission à Saïgon et son boycottage
par le gouvernement Diem, cf. C h a f f a r d , op. cit., pp. 95-96, et L a c o u t u r e , op . cit.>
pp. 230-231.
Cf. à cet égard la déclaration faite à Saïgon, le 23 juillet 1967, par le général
Westmoreland, commandant en chef des forces américaines {Le Soir, 25 juillet 1967),
reconnaissant que c l’amélioration de la pacification dans les provinces de BinH Dinh et de
Phu Yen notamment était due au maintien sur place d’unités américaines, et que si ces
trou p es éta ien t retirées, le V ietcong se réinstallerait en fo r c e dans ce s secteu rs ». (C’est nous
qui soulignons.)
l ’in t e r v e n t io n
AMÉRICAINE AU VIETNAM
79
rateurs » qui acceptent de pourchasser leurs compatriotes et ne répugnent pas
au règlement par l ’étranger de leurs affaires intérieures, peuvent difficilement
être considérés comme contribuant à exprimer, même quand la dictature mili­
taire organise des élections®9, la volonté d’un peuple de trente millions d’habi­
tants.
Ainsi qu’il a déjà été rappelé, les maquis se sont développés au Sud en
réaction contre les persécutions du Gouvernement Diem à l’égard des anciens
combattants et contre les mesures agraires prises par ce gouvernement. Ils
n’ont d’abord utilisé qu’un armement local60, l’aide du Nord étant venue
beaucoup plus tard. Dès le début et d’une manière croissante, ces maquis n ’ont
jamais cessé d’obtenir l’aide de la population, sans laquelle, de toute évidence,
ils n’auraient pu résister contre un ennemi de plus en plus doté de moyens
militaires supérieurs 01. Les autorités du Sud-Vietnam se sont donc trouvées
dans la situation où se trouvent des autorités d’occupation sur un territoire
dont les habitants leur sont en majorité hostiles 62. Naturellement les maquis
ont besoin de recevoir des armes, dont ils se procurent une partie par conquête
sur l ’ennemi. Mais les armes ne suffisent pas pour la poursuite d’une guerre
de ce genre i l’adhésion psychologique des masses est un moyen de combat
essentiel, sinon les Américains et les autorités du Vietnam Sud auraient déjà
gagné cette guerre 63.
59 Nous faisons notamment allusion aux élections présidentielles de septembre 1967.
60 Cf. sur ce point C haffard, op. cit., p. 203 : » Il semble bien que l ’essentiel de
l’armement des maquis provienne d ’une part des cachettes où l ’on avait enterré, après l’armis­
tice de 1954, plusieurs milliers de fusils, fusils-mitrailleurs et quelques mortiers, d’autre
part des fabriques rudimentaires, enfin du matériel pris au combat ».
61 Cf. le titre d’un paragraphe du livre de M. Gigon, Les Américains face au Vietcong
(op. cit., p. 216) : * Le voici, le poisson dans l’eau ». L’expérience des maquis de la guerre
de 1939-1945 sur les territoires occupés par les forces allemandes a amplement démontré
qu’une résistance ne peut subsister sans le concours de la population locale.
62 Cf. Gigon (o p cit., p. 228) : « Le Vietcong a un avantage certain sur son ennemi
(vietnamien) : il le considère comme un traître à la patrie »; (id., p. 166) : « Le F.N.L.
est le seul qui occupe réellement le terrain, qui dicte sa loi, qui impose sa tactique, implante
sa doctrine et qui manifeste sa volonté de vaincre ». Cf. également Guillain , dans Le
M onde du 18 février 1966 : « L ’implantation de l'adversaire (des Américains) n’est-elle
pas si profonde que, pour se défaire du Vietcong, il faudra mettre en pièces le Vietnam P ».
63 Cf. J ulien, dans Le M onde du 12 juillet 1967 : c Les gouvernements de Saïgon et
leurs alliés américains n’ont pas pu venir à bout de cette force (du F.N.L.) qui, au début
de 1965, avait ébranlé le régime sudiste au point que M. Johnson ne vit d’autre solution
d’urgence que de lancer les raids aériens sur le Nord ». M. Julien en déduit que la solution
n’est pas dans le soutien « des gouvernements dictatoriaux (du Sud) dont le souci ne
pouvait pas être de garantir ce que MM. Goldberg et Rusk appellent le droit du peuple
sud-vietnamien à l ’auto-détermination ».
80
CHARLES CHAUMONT
Quant au Vietnam Nord, tant a déjà été écrit par de multiples enquêteurs 04,
tant peut être observé de loin sur l’indomptable énergie de la population et
de ses dirigeants sous les bombardements intensifs dont ils sont l’objet depuis
deux an s65, que personne n’oserait mettre en doute la participation entière
des habitants à leur régime et à leur combat. Hommes, femmes et enfants sont
des soldats, et seule une extraordinaire ingéniosité au service d’un extraordinaire
courage permet de faire face à une situation qui, pour beaucoup d’autres
peuples, serait intenable.
Ainsi c’est parce que, au Nord comme au Sud, les Vietnamiens ont manifesté
une volonté où se trouve dépassée la question même des opinions politiques
et où la question essentielle posée est celle de la subsistance de la nation,
que, pour reprendre les termes sévères de M. Devillers66, « le monde entier
continue à assister à cette escalade, supplice infligé à un peuple entier », à
« cette torture gigantesque et sans précédent ».
TROISIEME PARTIE
LE (FOND DU PROBLEME ET L ’ENJEU DE LA GUERRE
12. Par delà les argumentations et les raisons partielles, au-delà de l ’impasse
dans laquelle se trouve fourvoyée la puissance militaire d’un pays qui n ’a
jamais été vaincu 67 et qui n’accepte pas de l’être68, le fond du problème par
quoi se trouve justifiée, aux yeux des dirigeants américains et, probablement,
de la plus grande partie de l’opinion américaine, l’intervention à la fois dans
les affaires extérieures et dans les affaires intérieures du Vietnam, c’est l ’idée
de la défense de la « liberté ». Notion quasi-mystique et difficile à cerner,
que l’on parvient mal à définir lorsqu’on observe la société américaine, que
64
Notamment D evillers, Gigon, Guillain, L acouture. Le secrétaire américain à la
Défense, M. Me Namara, a déclaré le 25 août 1967, devant le Sénat (L e M onde,
27-28 août 1967) : « Il n’y a guère de raisons de croire qu’un quelconque degré d’action
conventionnelle... privera les Nord-Vietnamiens de leu r v o lo n té d e sou ten ir les effo r ts d e
leu r g o u v er n e m en t » (c’est nous qui soulignons).
05
D’après Le M on de du 16 juin 1967, « environ 80.000 tonnes de bombes américaines
tombent chaque mois sur les deux Vietnams ».
66 Dans Le M onde du 15 septembre 1966.
67 Sur l’analyse psychologique du « complexe de puissance », qui n’entre pas directement
dans notre sujet, c f. Les T em p s M odern es (n° 236 de janvier 1966), p. 1192; et l ’ouvrage
du sénateur F ulbright, T h e A rrogance o f P o w er (en particulier pp. 3-22 et p. 199).
68 Cf. la déclaration du général Westmoreland, commandant en chef des forces améri­
caines, à New York, le 24 avril 1967 (citée par J ulien, dans Le M onde du 13 juillet 1967) :
« Nous sommes engagés dans une entreprise totale » dans laquelle sont notamment en jeu
« la réputation et l’honneur même de notre pays ». Cf. aussi la déclaration, citée dans le
même article, de M. Cabot Lodge : « Nous ne pouvons pas être chassés du Vietnam »;
enfin celle du Président Johnson à San Antonio le 29 septembre 1967 (Le M onde, 1-2 octo­
bre 1967) dans le sens de la recherche de la victoire militaire.
l ’ in t e r v e n t io n
AMÉRICAINE AU VIETNAM
81
l’on comprend encore moins bien si, à la faveur des responsabilités mondiales
des Etats-Unis, on se rend compte qu’un peu partout les régimes soutenus
par eux sont fondés sur la dictature de l’argent ou celle de la force militaire
ou policière 69.
Et pourtant, c’est la cause de la « liberté » qui a été invoquée sans relâche,
non seulement au Vietnam, mais à Cuba et à Saint-Domingue. C’est elle qui
a été utilisée lors des premières initiatives américaines 70. Elle forme une des
parties importantes de l’argumentation officielle 71. Dans la déclaration jointe
au Pacte de Manille, le Gouvernement des Etats-Unis limite « sa reconnaissance
des effets d’une agression et d’une attaque armées... à une agression commu­
niste ». La célèbre « théorie des dominos », déjà évoquée, et d’après laquelle
le sort des pays d’Extrême-Orient est indivisible et le destin de Formose, de la
Malaisie, des Philippines et de la Thaïlande lié à celui du Vietnam Sud,
a été employée d’une manière continue de 1955 à 1967 72.
Les données fondamentales impliquées dans cette attitude sont les suivantes :
les Etats-Unis ont le droit de défendre la « liberté » contre le communisme,
qui est son ennemi, et par là de les définir et de les qualifier; le communisme
est indivisible, comme la liberté elle-même; la guerre au Vietnam, d’abord
moyen d’une politique, semble être devenue une fin en soi.
I.
La « voca tion » a m érica in e
13. La guerre au Vietnam, parmi d’autres interventions contemporaines, a
mis en particulière et dramatique lumière la philosophie politique de base qui
est à la source des thèses américaines. Elle peut se résumer dans les trois
propositions suivantes : la conception américaine de la société coïncide avec les
exigences de la liberté des peuples; la conception communiste est incompatible
avec cette liberté; les Etats-Unis ont vocation de promouvoir l’une et de contenir
l’autre partout où cela est possible dans le monde.
Ces propositions en forme de syllogisme révèlent la racine commune à la
plupart des justifications fournies, non seulement pour l’intervention au Viet­
nam, mais encore pour d’autres interventions, telles que celle à Cuba en 1962
et celle à Saint-Domingue en 1965.
69 Cf. S chlesinger, op. cit., p. 218 : « Le m aréchal Ky est devenu un de ces monstres
à la Frankenstein que nous prenons plaisir à créer chez nos clients ».
70 Cf. les déclarations de M. Foster Dulles dans l’été 1956, déjà citées ci-dessus, par. 5.
71 Cf. memorandum du Département d ’Etat, déjà cité, notamment 3e partie, par. D , en
particulier le passage suivant : « Les dirigeants communistes gouvernaient (après 1954)
un Etat où les exécutions et la terreur étaient courantes. Une élection générale dans ces
circonstances aurait été une parodie... et, la majorité du peuple vietnam ien vivant au Nord
du 17e parallèle, aurait signifié l ’emprise des communistes sur toute la nation ».
72 Cf. à cet égard S chlesinger, op. cit., pp. 37 et ss. et Julien , dans Le M onde du
13 juillet 1967; cf. également le discours du Président Johnson à San Antonio le 29 septem­
bre 1967 (L e M onde, 1-2 octobre 1967).
82
CHARLES CHAUMONT
Dans les mémorandums présentés par le Département d’Etat à propos de
ces deux dernières affaires, le postulat de la valeur objective de la civilisation
américaine et la négation des valeurs de type marxiste apparaissent avec une
parfaite clarté.
Dans les deux situations se trouvent fortement affirmées d’une part l’idée
exprimée à la réunion des Ministres des Affaires étrangères des républiques
américaines de Punta del Este de janvier 1962, d’après laquelle « les principes
du communisme sont incompatibles avec les principes du système interaméri­
cain », et d’autre part l’opinion que « si un pays tombe sous l’autorité de
conspirateurs communistes, le droit du peuple de ce pays à choisir son propre
destin n’est plus qu’une notion vide de sens » 73. De cette opinion naît tout
naturellement l’idée que les Etats-Unis qui, plus que tout autre, représentent
« les principes du système interaméricain », qui, dans leur opinion, ne sont
eux-mêmes qu’une application du principe universel du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes, ont le droit, voire le devoir d’intervenir, même d’ailleurs
si le gouvernement de l’Etat en cause n ’est pas d’accord 74.
Naturellement la notion initiale ici, à savoir la coïncidence d’un certain type
de civilisation (en l ’espèce la civilisation de type occidental capitaliste) avec la
liberté des peuples, procède d’une croyance, d’une adhésion de certains gou­
vernants et de certains milieux, et, comme toute croyance, ne peut faire l’objet
d’une démonstration mathématique. Dans le monde contemporain, une non
moins considérable partie de l’humanité, comportant des niveaux variés
de développement, adhère à une croyance en sens inverse, en vertu de laquelle
le type de civilisation dont s’enorgueillissent les Etats-Unis est, tout spécialement
pour les pays ou minorités pauvres, un instrument d’oppression des peuples et
d’aliénation de la personne hum aine75. Si Cuba a pu être comparé par le
Département d’E tat74 à « un citoyen atteint de petite vérole », à l’inverse,
aux yeux des partisans de Fidel Castro, les grandes sociétés américaines qui
faisaient la loi à Cuba avant l’avènement du nouveau régime contribuaient
fondamentalement à l’oppression et à la corruption économiques, à l’arrogance
du pouvoir et à la tyrannie de l’argent. Au Vietnam, si la République démo­
73 Mémorandum du Département d’Etat sur l ’action des Etats-Unis en République
dominicaine, du 7 mai 1965, par. 4.
74 C’est ainsi qu’en ce qui concerne Cuba, le fait que son gouvernement n ’était plus
membre de l ’O.E.A. en 1962 est apparu comme sans importance car (d ’après le memorandum
du Département d’Etat sur Cuba du 26 octobre 1962, par. 5) « un citoyen atteint de
variole, que celui lui plaise ou non, est une légitime préoccupation de la communauté tout
entière, et dès lors doit faire l’objet de certaines limitations et de certains contrôles ».
75 Cf. les déclarations du leader noir américain Carmichaël à la Conférence de solidarité
des peuples d’Amérique latine, à La Havane, le l 1®1, août 1967 (Le M onde du 3 août 1967) :
* Ce n’est pas le peuple du Vietnam qui nous opprime, nous oblige à vivre dans des ghettos
et nous exploite... Le Vietnam partage notre combat ».
l ’in t e r v e n t io n
AMÉRICAINE AU VIETNAM
83
cratique du Vietnam a, aux yeux du Département d’Etat, établi un régime
« qui a rendu des élections libres entièrement impossibles », par contre- au
regard, non seulement des pays socialistes, mais aussi de nombreux secteurs
non communistes de l’opinion internationale, « les protecteurs américains (du
Vietnam Sud) se trouvent dans un pays dépouillé de sa substance nationale
et sans esprit civique » ™, et où la dictature militaire d’un Ky ou d’un Thieu
ne présente guère de différences avec celle d’un Diem 77, en dépit des comédies
électorales ou autres.
Dans un monde où il n’y a pas d’unité de pensée philosophique et où il n’y
a plus d’autorité théologique et d’infaillibilité dogmatique, les hommes vivent
dans la relativité, et pas seulement au sens d’Einstein. Vérité en-deçà des
Pyrénées, erreur au-delà7S.
Puisqu’il n’y a pas de vérité supérieure incontestable, et pas de grand prêtre
incontesté pour l’établir, il n’y a d’autre critère de civilisation désirable que
celui que chaque peuple admet pour son propre compte. Mais si un Etat
prétend imposer son critère comme le seul vrai, ou bien il sera ridicule s’il
est un petit Etat, ou bien il sera dangereux s’il est un grand Etat. La prétention
américaine ne *peut pas être ridicule, à cause de la puissance économique et
militaire des Etats-Unis; elle ne peut être que dangereuse79. Faire le bien
des autres à leur place ou même malgré eux a souvent été, dans l’histoire,
le camouflage des entreprises de domination80. Ainsi « les Etats-Unis s’arrogent
le droit de déterminer quelles sortes de révolutions sont condamnables et
d’intervenir par la force dans vingt Etats latino-américains, toute révolution
76 Gigon, op. cit., p. 149.
77 Cf. S chlesinger, op. cit., p. 218 : « Le maréchal Ky est devenu un de ces monstres
à la Frankenstein que nous prenons plaisir à créer chez nos clients ».
78 Les discussions sur la supériorité d’un système sur un autre ne peuvent rien fournir
au point de vue du droit international, si celui-ci doit demeurer un droit général. Naturellement,
chaque gouvernement, et même chacun de nous peut adhérer à un système, et même y
voir, p o u r lui, une vérité; il peut vouloir le développer, mais non l ’imposer. Il faut que
l'humanité, renonçant définitivement aux guerres de religion, s’habitue à l ’idée que ce qui
peut apparaître à l ’un sous les plus vives couleurs de la séduction peut être l’objet de
répugnance et d’horreur pour l ’autre. L ’Américain moyen voit dans les « rouges » des
personnes dénaturées ou de mauvaise foi; mais, inversement, beaucoup d’hommes, et pas
seulement des communistes, ne peuvent réprimer leur dégoût d’une civilisation fondée sur
les biens matériels et la recherche du bonheur par l’argent et les satisfactions égoïstes qu’il
procure.
79 Cf. à cet égard l ’ouvrage du sénateur F u l b r i g h t , T he A rrogance o f P ow er (notam­
ment pp. 197-241).
80 Cf. à cet égard la conférence faite au Collège américain de Paris, le 16 février 1967,
par M. Cleveland, représentant permanent des Etats-Unis au Conseil atlantique (Le M onde
du 18 février 1967), où le conférencier a évoqué les tâches d ’une « nation-Hercule » telle
que les Etats-Unis, et a justifié par une responsabilité illimitée la doctrine Truman et les
interventions américaines en Grèce, aux Philippines, en Malaisie, en Birmanie, en Corée,
à Cuba, au Congo, à Saint-Domingue, en Thaïlande, au Laos et au Vietnam.
84
CHARLES CHAUMONT
dans ces pays pouvant être qualifiée de communiste81 par les gouvernements
de régimes fondés sur une énorme richesse et une immense pauvreté... et
cette compétence a été étendue à toutes les parties du monde » 8Z. L ’intervention
apparaît comme une conséquence jugée nécessaire d’une supériorité philoso­
phique établie. Dans sa portée juridique actuelle, elle dépasse donc de très
loin la signification pragmatique de la doctrine de Monroe, seules les actions
américaines en Amérique latine pouvant, à la rigueur, être envisagées comme
un prolongement contemporain de cette doctrine. Finalement, on retrouve dans
cette perspective, au bénéfice des Etats-Unis, une vieille idée qui a été
longtemps celle de l’Europe à l ’époque de sa « grandeur », l ’idée de la vocation
privilégiée d’une civilisation par rapport aux autres, impliquant même qu’elle
est la seule vraie « civilisation ». Que cette notion se développe dans le pays
le plus puissant et le plus riche se comprend. Qu’elle ne puisse être acceptée
comme une vérité philosophique et qu’elle se heurte au « principe de l’égalité
de droits des peuples » (art. 1, par. 2 de la Charte des Nations Unies) qui a
pris une importance croissante dans l’idéologie internationale contemporaine, se
comprend encore mieux. C’est là la raison pour laquelle toute entreprise de
contrainte et de domination d’un grand Etat sur un pays du tiers monde,
quelles qù’en soient les motivations politiques et les justifications juridiques,
apparaît comme une entreprise coloniale ou néo-coloniale. Car il y manque
l ’élément essentiel de réciprocité83 qui seul donne à une contestation, même
violente, le caractère d’une explication entre pays souverains et indépendants.
Comme il a été parfois souligné, le Vietnam n’est pas en situation d’égalité
avec les Etats-Unis, n’ayant aucune possibilité quelconque de mener, à l’égard
de ceux-ci, une guerre correspondant à la leur, et ne pouvant livrer de combats
que sur son propre sol S4. Dès lors, la guerre au Vietnam, aux yeux du peuple
vietnamien, apparaît moins comme une guerre de rivalité de blocs que comme
une dénégation essentielle de ses droits, et la résistance vietnamienne, malgré
sa couleur idéologique dominante, n’est pas fondamentalement différente des
81 Le mémorandum du Département d’Etat sur l ’intervention à Saint-Domingue (op. cit.)
a cru pouvoir affirmer (§ 3) qu’une action (la révolte des constitutionnalistes) « qui a
commencé comme une révolution démocratique est tombée entre les mains d’une bande
de conspirateurs communistes ». Tout le monde sait que cette affirmation est erronée.
82 Citation empruntée à l ’article du professeur F riedmann dans YA.J.l.L., octobre 1965,
pp. 866-867.
83 Cf. S chlesinger, op. cit., p. 154 : « Comment les Occidentaux peuvent-ils continuer
à s’imaginer qu’ils peuvent s’attribuer en Asie un rôle qui est interdit aux Asiatiques en
Europe et en Amérique ? »
84 Cf. sur ce point les remarques pertinentes de M. J ulien , dans Le M onde du 11 juil­
let 1967, présentées précisément sous le titre « Le principe de réciprocité » : « Pour le
Nord-Vietnam, la réciprocité ne peut avoir qu’un sens dérisoire : la seule contrepartie
équivalente de l’arrêt des bombardements de son territoire par les Américains serait l’inter­
ruption de raids que l’aviation nord-vietnamienne est hórs d’état d’entreprendre sur les
Etats-Unis ».
L ’ INTERVENTION AMÉRICAINE AU VIETNAM
85
autres formes de nationalisme qui ont contribué à la désintégration de la coloni­
sation de type classique85.
Ainsi, les premières démarches de démystification, au Vietnam comme en
tant d’autres lieux où un Etat riche s’attribue des pouvoirs à l’égard d’une
nation pauvre, sont de comprendre qu’aucun système politique n’a, a priori,
une valeur absolue et universelle, que le capitalisme libéral, tout comme le
capitalisme autoritaire, ou le socialisme dans ses diverses manifestations, peuvent
être abhorrés par les uns et préférés par les autres; que le droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes n’est pas attaché à un système prédéterminé; que la
liberté a plusieurs sens, et que c’est à chaque peuple seulement qu’il appartient
de décider du sens qu’il veut lui donner; que lorsqu’un peuple choisit la
souffrance et le risque d’extermination, comme c’est le cas au Vietnam, plutôt
que la « liberté » qui lui est apportée par les soldats et les bombardiers de
l ’étranger, c’est que le sens qu’il donne à la liberté correspond mieux à son
droit à disposer de lui-même que le sens qu’on veut lui imposer de l’extérieur,
et par là a valeur de témoignage 88; que finalement la prétention des Etats-Unis
à une vocation d’intervention n ’est qu’un des avatars de la « raison du plus
fort » immortalisée par La Fontaine.
II. L’in d ivisib ilité e t le ca ra ctère « étra n ger » du co m m u n ism e
14. La « théorie des dominos », élaborée à une époque où la guerre froide
avait une signification plus simple qu’aujourd’hui, reposait sur le postulat de
la cohésion du communisme et de l’indissociabilité des situations internationales.
L ’engagement américain au Sud-Vietnam fut, de l’avis général, une consé­
quence directe « de la conception qu’avait Dulles d’un monde irrévocablement
coupé en deux blocs unifiés et hostiles » 87. Des erreurs manifestes, que l’expé­
rience devait faire éclater au grand jour, furent ainsi commises, telle l’affirmation
de M. Rusk, alors secrétaire d’Etat adjoint, le 18 mai 1951 88, d’après laquelle
« le régime de Pékin est probablement un gouvernement colonial russe » 89.
85
Cf. le développement de cette idée dans F u lb rig h t (op . cit., pp. 76 et ss.); et
la déclaration de M. Thant, secrétaire général de l ’O.N.U., à Greensboro (Etats-Unis),
le 30 juillet 1967 (L e M on de du 1er août 1967) : « Il est faux de considérer la
guerre du Vietnam comme une sorte de guerre sainte contre une idéologie particulière...
C’est le nationalism e, e t n on l e co m m u n ism e, qui anime le mouvement de résistance au
Vietnam contre tous les étrangers, maintenant les Américains ». (C’est nous qui soulignons.)
80
Pascal avait déjà écrit, dans L es P ensées, évoquant les Apôtres et les premiers chrétiens,
qu’il croyait à la valeur des témoins qui se faisaient égorger (plutôt que de renoncer à leur
témoignage).
87 Selon l ’expression de S chlesinger, op. cit., p. 37.
88 Cité par S chlesinger (ib id ., p. 38).
89 Pour illustrer le chemin parcouru depuis, il suffit de mentionner l’une des conclusions
du rapport du célèbre Institut des études stratégiques de Londres, paru en août 1967 (cité
dans Le M onde des 6-7 août 1967) d’après laquelle la Chine qui concurrence déjà sérieuse­
ment l’U.R.S.S. sur le plan idéologique et politique, à l’intérieur et à l’extérieur du monde
communiste, sera nettement plus dangereuse pour l’U.R.S.S. que pour les Etats-Unis.
86
CHARLES CHAUMONT
Aujourd’hui cette vision du monde est dépassée, même aux Etats-Unis.
Cependant le souvenir du monolithisme conserve une valeur nostalgique jusque
dans l’appréciation de la solidarité occidentale, puisque, par exemple, les diri­
geants américains ont encore une grande répugnance à accepter une politique
d’indépendance de la part de leurs alliés ou amis.
A vrai dire, si personne n’ose plus maintenant soutenir qu’il y a un
« camp socialiste » uniforme et où une inspiration directrice se trouve centra­
lisée, une notion très importante a survécu à l’époque du monolithisme, et
s’est trouvée au cœur de la politique américaine, en particulier au Vietnam :
l’idée que l’idéologie communiste est, par d éfin ition , une idéologie étra n gère.
Etrangère à qui ? Si l’on poussait la chose, on irait jusqu’à dire qu’elle est
toujours étrangère au peuple où elle se répand et s’impose. A cet égard, les
argumentations présentées par le service juridique du Département d’Etat dans
les affaires de Cuba et de Saint Domingue sont très révélatrices. Pour Cuba,
le Département d’Etat a présenté la « quarantaine » comme destinée à faire
face 90 à « la secrète et dangereuse installation de moyens offensifs soviétiques »,
« d’armes contrôlées par des autorités étrangères » B1. Pour Saint Domingue,
l’action américaine a été justifiée92 par la nécessité de lutter contre « une
conspiration inspirée de l ’extérieur », contre « les dangers du communisme
international », « l’intervention continue du bloc sino-soviétique dans l’hémis­
phère occidental », et de permettre au peuple dominicain « de choisir librement
son gouvernement sans ingérence extérieure ». Car, d’après le Département
d’Etat, « l ’expérience a montré que si un groupe dirigé par des conspirateurs
communistes et inspiré par une puissance étrangère s’empare d’un pays par
la force, le droit du peuple de ce pays à disposer de lui-même est détruit ».
Une autre sorte d’« expérience » a fait penser à de nombreux esprits et
gouvernants que l’« inspiration d’une Puissance étrangère » pouvait tout aussi
bien prendre la forme d’une « intervention continue » des services secrets
américains dans les affaires d’un très grand nombre de pays à travers le
monde93. Dans la vision bipolaire de la vie internationale, les événements
politiques prennent ainsi l’allure de deux conspirations souterraines et parallè90 Op. cit., par. 3 et 5.
01 Depuis 1962, l ’évolution de la politique cubaine a amplement montré que le régime
fidéliste n’a pas l’intention d’être le satellite de qui que ce soit. Parmi de multiples déclara­
tions confirmatives, c f. par exemple celle de M. Raul Castro, Ministre cubain de la Défense,
à l’Ecole supérieure des forces armées, le 24 juillet 1967 (Le M onde du 26 juillet 1967) :
« Le Gouvernement américain semble ignorer que les relations entre Cuba et l ’U.R.S.S.
ne peuvent exister que sur la base du respect mutuel le plus strict et de l’indépendance
absolue ».
92 Mémorandum du Département d’Etat, op. cit., par. 3.
93 Cf. J ulien , dans Le M on de du 13 juillet 1967, qui cite plusieurs cas d’intervention
notoire de la C.I.A. (renversement en Iran du Gouvernement Mossadegh en 1953, renver­
sement du Gouvernement Arbenz au Guatémala en 1954, baie des Cochons, etc...).
l ’in t e r v e n t io n
AMÉRICAINE AU VIETNAM
87
le sÿ i. Cette vision elle-même contribue d’ailleurs à cristalliser des situations95
qui, par leur nature et leur origine, sont en réalité plus complexes. Il faut
pourtant comprendre que le monde est décidément polymorphe dans la deuxiè­
me moitié du xx:e siècle. Ce phénomène remonte à plusieurs années. En Europe,
la révolution pacifique polonaise d’octobre 1956 a marqué le début du poly­
centrisme dans les démocraties populaires; en Asie, la dénonciation par l’U.R.S.S.,
le 15 juillet 1959, de son accord militaire avec la Chine, est un des premiers
symptômes du grand schisme du communisme international.
Il est donc erroné de présenter un régime socialiste quelconque, dans le
monde, comme nécessairement et a p riori inspiré de l’extérieur. Dès lors, on
ne voit pas pourquoi le « socialisme » serait plus « étranger » au Vietnam que
ne l’est le « capitalisme », introduit sous sa forme moderne par la colonisation
étrangère française et renforcé par la néo-colonisation américaine. En réalité,
et dans la ligne de la réflexion célèbre « l’enfer, c’est les autres », il y a une
tendance naturelle chez les hommes, et en particulier chez les dirigeants, à
considérer comme monstrueuse ou diabolique une forme de pensée collective
qui ne correspond pas à leur mode de vie et qu’ils n’essaient pas de comprendre.
C ’est un fait que de nombreux pays en voie de développement, lorsqu’ils sont
à même de choisir leur régim e9G, adoptent une variété de socialisme corres­
pondant aux conditions économiques et sociales qui sont les leurs. Et la doctrine
marxiste-léniniste, en U.R.S.S., en Chine et ailleurs, a bien souvent insisté,
depuis la mort de Staline, sur l’idée qu’il y a plusieurs voies qui conduisent au
socialisme.
Il est frappant de constater qu’en ce qui concerne le Vietnam Sud, le thème
de « l’inspiration étrangère » n’a pas été développé dans les argumentations
officielles américaines 97. Lorsque le Département d’Etat invoque 08 « l ’agression
communiste venue du Nord », le Nord dont il s’agit est le Nord-Vietnam,
et non un Etat communiste au Nord, qui pourrait être l’U.R.S.S. ou la Chine.
91
Pour la critique de cette vision des deux conspirations internationales (communisme
international d’une part, impérialisme américain d’autre part), cf. l ’article de M. Baechler
dans Le M onde du 18 juillet 1967 (Ubu au Vietnam) et notamment ceci : « Il est devenu
impossible de donner au communisme un contenu diplomatique et stratégique, en considérant
que tout pays qui se dote d ’un régime dit socialiste renforce automatiquement le camp
adverse. La querelle sino-soviétique a définitivement tué ce mythe ».
95 M. B aechler (ib id .) fait rem arquer qu’ « on n ’aurait aucune peine à montrer que
c’est le m ythe (de l’unité du communisme) et les conduites qui en ont découlé, qui ont
permis à un camp socialiste d ’exister ».
96 Ce fut par exemple le cas de la R.A.U., de Cuba et de l'Algérie.
97 M. J ulien, dans son article déjà cité du M on de du 13 juillet 1967, écrit : « Aucun
dirigeant américain n’a jamais osé affirmer carrément que la Chine avait provoqué le
déclenchement de la guérilla au Vietnam du Sud lorsque celui-ci était sous la férule de
Diem ».
98 Mémorandum sur le Vietnam, op. cit., chap. 2.
88
CHARLES CHAUMONT
Mais il est vraiment difficile de faire passer le Nord-Vietnam pour « étranger »
au sens plein, même si l ’on admet la séparation politique des deux zones.
Quant au Nord lui-même, tout le monde reconnaît que la République
démocratique du Vietnam se trouve dans une position de réserve et d’équilibre
entre l’U.R.S.S. et la Chine " , qui tient tout spécialement à la réalité historique
du Vietnam, aux nécessités de son combat et aux exigences du maintien de la
nation.
L ’effacement relatif du thème de « l’inspiration étrangère » dans les qualifi­
cations américaines récentes100 des buts de guerre des Etats-Unis au Vietnam
s’explique en partie par le souci de ménager l ’U.R.S.S. En dépit du fait que
l’U.R.S.S. soit le principal fournisseur d’armes à la République démocratique
du V ietnam 101 et par là contribue puissamment à la lutte, le Gouvernement
des Etats-Unis se garde, en paroles et en actes, d’initiatives qui pourraient
directement mettre en cause l’aide soviétique au Vietnam, et chaque fois qu’un
bombardement au Nord-Vietnam a pu atteindre un navire soviétique, des
excuses ont été formulées par le Gouvernement américain. La guerre au Vietnam
ne devient-elle pas ainsi dépendante des variations de la stratégie globale ?
1
III. La g u e r r e au V ietnam est-elle u n e fin en so i ?
15. Les observations précédentes conduiraient à penser qu’il s’est produit une
dissociation entre les buts de la guerre au Vietnam et le combat contre le
communisme international, et dès lors qu’il n ’est pas possible de présenter
cette guerre, ainsi que le font beaucoup d’esprits, et dans une vision simple,
comme un épisode du combat permanent entre les Etats-Unis et l ’U.R.S.S.,
poursuivi par pays interposés.
Mais on admet volontiers aujourd’hui qu’il s’est produit une substitution
d’adversaires, que la vraie pensée de la guerre au Vietnam est la création d ’un
bastion anti-chinois 102, et que d’ailleurs les continuelles attaques des dirigeants
99 Cf. L acouture, op. cit., notamment p. 205 : « En juillet 1964, recevant une envoyée
de la Télévision française, Ho Chi Minh, à la question : Le Nord-Vietnam ne deviendra-t-il
pas, inévitablement, un satellite de la Chine ?, répondit : Jamais I » M. Lacouture ajoute
(p. 209) : « C’est en échappant à l ’infernale dialectique du conflit Moscou-Pékin que les
dirigeants vietnamiens peuvent le mieux préserver et enrichir leur attachement fondamental
à la « voie vietnamienne ».
100 Cf. sur ce point Julien (L e M on de du 13 juillet 1967), citant notamment la décla­
ration suivante de M. Goldberg, délégué permanent des Etats-Unis aux Nations Unies, le
22 septembre 1966 : « Nous ne sommes pas engagés dans une guerre sainte contre le
communisme » et soulignant le nouvel accent mis sur le thème très faible de l’agression
du Nord contre le Sud.
101 Pour une analyse de l ’aide soviétique à la République démocratique du Vietnam,
cf. notamment l ’article de M. I snard dans L e M onde du 13 juillet 1967.
102 Pour un exposé de cette idée, cf. S chlesinger, op. cit., pp. 133 et ss., cf. notamment
la citation suivante particulièrement claire de M. Rusk, secrétaire d’Etat : « Le but de notre
politique est d’empêcher la Chine d’établir son hégémonie sur les masses d’Orient ».
l ’in t e r v e n t i o n
AMÉRICAINE AU VIETNAM
89
de Pékin contre la « collusion soviéto-américaine » confirment cette interpré­
tation. Ce ne serait pas tant le communisme en soi qui serait l’enjeu du combat,
mais le communisme sous sa forme chinoise, dont certains soviétiques pensent
qu’il ne s’agit même plus de marxisme-léninisme; ce serait donc la « notion
militante de révolution mondiale » que les dirigeants américains sembleraient
ne plus imputer à l’U.R.S.S., après tant d’années depuis la Révolution d’octobre,
pendant lesquelles le communisme russe a été présenté comme un complot
permanent contre la civilisation occidentale. Désormais l’âme du complot serait
à Pékin 103.
Comme il a déjà été indiqué, personne n’a sérieusement soutenu que la
Résistance vietnamienne avait été inspirée par la Chine. Les anciens combattants
et les paysans se sont dressés contre les autorités du S u d 10i, et cet événement
n’a rien à voir avec la Chine. Par ailleurs l ’aide chinoise actuelle à la République
démocratique du Vietnam étant plus faible que l ’aide soviétique105, et le
Gouvernement du Nord ayant grand soin de ne pas prendre parti dans la
querelle sino-soviétique, il est difficile de prétendre que la République démo­
cratique du Vietnam soit un simple satellite de la Chine. D ’après M. Ho Chi
Minh, « rien n’est plus cher aux Vietnamiens que l’indépendance et la
dignité » 10G.
C’est donc fondamentalement le simple fait du vo isin a ge chinois qui singu­
lariserait le cas vietnamien. Après tout, les Etats-Unis tolèrent la présence en
Amérique du régime communiste de Cuba, et la tentative de la baie des
Cochons n’a pas été, jusqu’à présent, renouvelée. En quoi le régime du NordVietnam et du F.N.L. serait-il plus dangereusement communiste que celui de
Fidel Castro, qui sert d’exemple et de drapeau à tous les peuples soumis aux
dictatures latino-américaines, aux portes mêmes des Etats-Unis P Le seul facteur
capital de différenciation, c’est la position géographique et stratégique du Viet­
nam. Le peuple vietnamien a le malheur d’être aux abords de la C hine107,
contre laquelle d’ailleurs, au long de son histoire, il a dû conserver sa person­
103 Cf. la déclaration de M. Rusk du 29 août 1967 (Le M onde du 31 août) : « La Chine
est l’instigatrice de l ’agression (au Vietnam) ».
104 Cf. ci-dessus, par. 6; cf. éditorial du M onde du 21 juillet 1967: « Le Vietnam, treize
ans après Genève », notamment : « La dictature de Ngo engendra vite son antidote : la
révolte du paysannat sudiste, avide de réforme agraire, et celle de communistes et de
libéraux fuyant la répression ».
105 Cf. sur ce point YExpress des 10-16 janvier 1966, pp. 18-21.
106 Cité par L acouture, op . cit., p. 215. M. Lacouture a exposé « la navigation compli­
quée des dirigeants de la République démocratique du Vietnam entre le « révisionnisme »
soviétique et le « dogmatisme » chinois (op . cit., pp. 201-215).
107 Cf. la lettre adressée par les étudiants sud-vietnamiens à des universitaires américains,
et publiée dans Le M onde du 23 mars 1967. On y trouve la réflexion suivante : « Nous
sommes persuadés pour la plupart que c’est uniquement pour se préparer à la guerre contre
la Chine que les Etats-Unis désirent dominer notre pays ».
90
CHARLES CHAUMONT
nalité. Voilà une des malédictions qui font que le destin de ce peuple n'esi
pas, n’est plus entre ses mains depuis la confiante mais imprudente acceptation
du cessez-le-feu en juillet 1954. Il n’y a pas de droit d’un peuple à disposer de
lui-même lorsqu’un Etat étranger puissant, s’étant arrogé une compétence directe
dans les affaires de ce peuple, subordonne ce droit à des considérations de
zones d’influence et de stratégie qui sont étrangères à ce peuple. L’importance
et l’ampleur exceptionnelle des bases militaires installées par les Etats-Unis au
Sud-Vietnam font croire à de nombreux observateurs qu’elles constituent « un
dispositif hors de proportion avec la guerre au Vietnam » los, et que, dans
leur perspective, cette guerre « semble irréelle et secondaire » 10B.
Peut-on se résigner, sous prétexte de réalisme, à l’idée que, dans le monde
contemporain, les très grandes Puissances aient une sorte de droit au maintien,
voire à l’extension de leur zone d’influence, même dans des régions qui se
trouvent, comme c’est le cas du Vietnam, à plus de 10.000 kilomètres de leur
territoire national, pour la seule raison de la défense de leurs conceptions
politiques ou, tout bonnement, de leurs intérêts 110 dont les conceptions ne sont
souvent que les véhicules ? Il faut comprendre qu’une telle résignation aboutit
à la négation du droit international et à son remplacement intégral par la
loi de la force et « l ’arrogance du pouvoir ». Car la signification la plus
essentielle du progrès de ce droit grâce au « principe d’égalité souveraine »
(art. 2, § 1 de la Charte des Nations Unies) a consisté à faire échapper le plus
possible le destin des nations, surtout des petites, aux aléas de leur situation
géographique, aux exigences de la protection des puissants, à la menace conti­
nuelle de l’intervention étrangère. Le progrès du droit est incompatible avec
l’idée que les trente millions d’êtres humains que sont les Vietnamiens, sont des
pions sur un échiquier international, manipulés par des hommes d’Etat ou des
hommes d’affaires, parfois confondus d’ailleurs, d’une grande Puissance étran­
gère.
16. L ’importance du gaspillage de vies et de forces qui caractérise la guerre
au Vietnam a paru si invraisemblable à certains esprits que la seule explication
qu’ils croient pouvoir retenir de la situation a ctu elle est « l’explication ubues-
108 Citation de P. Darcourt, dans {'Express des 10-16 janvier 1966, déjà cité. Pour
des précisions sur les bases américaines, cf. R éalités de janvier 1966, et les articles de
G uillain dans plusieurs numéros du M onde de février 1966.
109 Gigon (op . cit., pp. 84-99), étudiant les caractéristiques de la base américaine de
Da Nang, dont il décrit « l’invraissemblable puissance a gressiv e » (c’est nous qui soulignons),
et dont il dit qu’elle possède ♦ les radars les plus sensibles et les plus secrets du monde ».
110 Le Président Johnson, dans son discours de San Antonio du 29 septembre 1967,
a dit carrément, parlant du Vietnam : « La clé de tout ce que nous avons fait, c’est notre
sécurité à nous » (L e M onde, 1-2 octobre 1967).
l ’in t e r v e n t io n
Am é r i c a i n e a u Vi e t n a m
91
que » l11, inspirée du Père Ubu, héros d’Alfred Jàrry, disant : « Je tuerai tout
le monde, et puis je m ’en irai » 112. Et il est vrai qu’une des plus terribles
caractéristiques de la guerre, c’est l ’engrenage dans lequel elle met les Etats,
engrenage dont les auteurs de la Charte des Nations Unies ont eu parfaitement
conscience lorsqu’ils ont construit les chapitres 6 et 7 de cette Charte sur
l’idée qu’il convient avant tout d’empêcher un conflit de s’aggraver113, non
seulement parce qu’il risque de créer une situation irréversible, mais parce
qu’il acquiert une valeur propre et devient un but en soi. A cet égard, l ’expé­
rience vietnamienne permet d’apprécier les dangers de toute conception fondant
la paix sur l ’existence de gendarmes internationaux choisis parmi les grandes
Puissances. Certains milieux de l’opinion, dans l ’entre deux guerres et depuis
1945, ont réclamé à grands cris la fin de l’isolement des Etats et l’extension
de leurs responsabilités internationales. Mais c’est le contenu de la participation
internationale des Etats qui est essentiel; chaque Etat ne peut en être laissé
juge. Le système de sécurité des Nations Unies devait être à la fois un système
de participation et un système de limitation; les grandes Puissances devaient
avoir un rôle fondamental, mais qualifié. Son échec a conduit à laisser le sort
de la paix et des peuples, dans les régions dangereuses du globe, à l’estimation
d’hommes politiques et de militaires qui ne se caractérisent pas toujours par
la lucidité de leur vision114 ou l’élévation de leurs sentiments. Même un chef
d’Etat aussi remarquable que le Président Kennedy a entrepris l’affaire de
la baie des Cochons et a accru l’engagement américain au Vietnam. La guerre
au Vietnam enseigne donc qu’une grande Puissance ne doit jamais se placer
dans une situation internationale qu’elle ne puisse plus, sans un immense effort
moral, modifier radicalement115116.
111 Cette explication est fournie indirectement par M. S chlesinger (op . cit., p. 224)
lorsqu’il écrit : « Le gouvernement (américain), porté à l ’usage aveugle de la force, prison­
nier des rouages grinçants de la machine à escalade, ne peut pas renverser sa politique sans
un profond bouleversement interne ».
112 La comparaison « ubuesque » est due à M. Baechler, dans son aritcle déjà cité du
M onde du 18 juillet 1967. Il écrit notamment ceci : « La mise est devenue si énorme que
non seulement elle a masqué l ’inexistence de l ’enjeu initial, m ais q u 'elle est d e v en u e ellem êm e l ’en jeu (c’est nous qui soulignons) : on s’acharne non pas pour gagner, parce qu’il
n’y a rien à gagner, mais pour ne pas perdre ».
113 Pour le développement de cette idée, cf. C h a u m o n t , La sécu rité d es Etats et la
sécu rité d u m o n d e (Paris, Pichon et Durand Auzias, 1948).
114 Certains pensent que, compte tenu des moyens militaires immenses dont disposent
les Etats-Unis en Extrême-Orient en dehors du Vietnam, ceux-ci n’ont pas besoin du
Vietnam Sud pour affronter la Chine.
115 L acouture (op . cit., p. 249) craint que les Etats-Unsi ne puissent « opérer une
profonde reconversion diplomatique qui leur ouvrirait les voies d’une coopération gigan­
tesque ».
116 Cf. la déclaration du sénateur R. Kennedy du 23 août 1967 (citée par Le M onde
du 23 août) : « Nous avons bâti notre politique étrangère sur de belles paroles and-
92
CHARLES CHAUMONT
17. Dès lors, à la question posée dans l’intitulé du présent chapitre : la guerre
au Vietnam est-elle une fin en soi ?, on peut répondre à la fois par non et
par oui. Elle n’est pas une fin en soi, en tant que sa motivation essentielle
paraît dépasser le destin du Vietnam lui-même pour s’encadrer dans une politi­
que globale concernant l’Extrême-Orient, et que l’effort de guerre déployé
semble aller au-delà de l’objectif limité du maintien d’un Etat sudiste. Elle
est une fin en soi, en tant que l’ampleur de l’engagement américain est telle
qu’elle a acquis une signification autonome, une valeur symbolique. Car l’effa­
cement et, finalement, l’inexistence des autorités vietnamiennes du Sud ont
aggravé cette sorte de concentration des Etats-Unis sur leur guerre 117, l’incon­
sistance du Sud allant contradictoirement de pair avec l’illusion de défendre
une entité réelle 11S.
*
18. Ainsi qu’il a été dit au début de cette étude, il n’est pas dans notre
propos de rechercher les issues de l’intervention américaine, d’examiner notam­
ment si la nature de cette intervention laisse place à une conciliation119 par
laquelle, Inoyennant peut être le maintien provisoire de quelques positions
américaines 12°, les Etats-Unis abandonneraient leurs mythes essentiels et accep­
teraient la réunification du Vietnam et le choix du peuple vietnamien, q u el
q u ’il fû t.
A la question précédente, il sera répondu un jour, et point trop tard, on
l ’espère, non par les militaires, mais par les hommes d’Etat. Pour l ’analyste
de l’intervention américaine telle q u e lle est, les problèmes étudiés ont surtout
communistes, et nous nous sommes trouvés emprisonnés au milieu de ces belles paroles au
moment où le monolithisme du communisme commençait à s’écrouler ».
117 Cf. S c h l e s i n g e r , op. cit., p. 136 : « Nous avons saisi toutes les occasions de
faire comprendre clairement au monde que c’était une guerre am éricaine, et en agissant
ainsi, nous avons sûrement fait le maximum pour que cette guerre ne puisse être gagnée ».
118 Cf. S c h l e s i n g e r (ibid., p. 220) : « On ne peut reprocher à Ky de chercher à appliquer
sa propre politique, mais on ne peut que blâmer le Gouvernement américain de laisser Ky
décider de la politique américaine... Je suis sûr que le Président Johnson n’a jamais eu
l’intention de transférer la politique de l’Amérique et son honneur au régime de bravaches
et de profiteurs du maréchal Ky ».
119 L a c o u t u r e , au terme de son ouvrage sur Ho Chi Minh (op . cit., p. 250), pense
que le leader de la République démocratique du Vietnam saura, * le jour où les Américains
auront démontré qu’ils veulent vraiment faire la paix au Vietnam », s’engager dans la
voie de la conciliation, comme il a su le faire (sans succès malheureusement) en 1946 et en
1954.
120 Jusqu’à présent, par exemple, Cuba a supporté la base de Guantanamo. Cf. aussi
les positions prises aux Etats-Unis par le général Gavin, ancien ambassadeur à Paris, devant
la commission des Affaires étrangères du Sénat, où il s’est prononcé en faveur d ’un retrait
progressif des forces américaines et de leur regroupement dans les grandes bases (L e M onde,
6-7 août 1967).
l ’in t e r v e n t io n
AMÉRICAINE AU VIETNAM
93
valeur de témoignages sur la réalité internationale121 et sur l’application du
droit.
Parmi ces témoignages, il en est un qui domine les autres : celui qu’apporte,
avec sa chair, son sang et son âme, le peuple vietnamien. La preuve est faite
qu’en notre siècle cruel, l’énergie indomptable d’un peuple 122, combattant sur
son sol, tient en échec les mécaniques de mort les plus perfectionnées 123. Dans
cette guerre, où l’immensité des souffrances n’amènerait que trop facilement au
désespoir, c’est là la seule lueur, par laquelle se manifeste la supériorité du
courage sur le malheur, de l’esprit de résistance sur l’esprit d’abandon, et du
droit sur le napalm.
t
121 Le sénateur F u l b u i g h t (o p . cit., p. 179) a écrit : • Je n’accepte pas le point de vue
d’après lequel on ne saurait critiquer la guerre au Vietnam sans proposer un plan pour y
mettre fin, et le point de vue d ’après lequel l ’importance de l’engagement américain dans
la guerre rend « académique » toute discussion sur cet engagement... Loin d’être académique,
la question... est de la plus haute importance... pour savoir si la guerre doit continuer
indéfiniment. »
122 D’après le sénateur Fulbright (ibid., p. 199), « il y a quelque chose d’admirable
dans le défi d’un petit pays à l ’égard d’un grand; par contre le même comportement d’un
grand pays à l’égard d’un petit est grotesque ».
123 D’après M. Thant, secrétaire général de l ’O.N.U. (dans sa déclaration du 11 mai 1967,
citée par la C hronique m en su elle d e l'O.N.U., vol. 4, n° 6 de juin 1967, pp. 62-63), « c’est
le fait que la République démocratique du Vietnam continue de résister à la pression d ’une
Puissance énormément supérieure qui a été et demeure le facteur essentiel qui a empêché
un élargissement du conflit au-delà des frontières du Vietnam ». Par là, la résistance
vietnamienne réduit les risques de guerre mondiale, évitant l ’engrenage d’un engagement
plus direct de l’U.R.S.S. et de la Chine. Cette idée est confirmée par une déclaration attribuée
à M. Chou En-Lai, président du Conseil chinois, par le C hicago Daily N ew s (cité par
Le M onde du 16 mai 1967), précisant que la Chine ne permettra pas aux Américains
d’approcher trop de ses frontières. Dès lors, d’après ce journal, le Gouvernement américain
estime que la Chine n ’interviendra pas tant que la guerre se confinera dans certaines
limites géographiques. Autant dire que l ’escalade internationale dépend de l ’énergie du
peuple vietnamien. Mais la communauté internationale peut-elle accepter le sacrifice de ce
peuple ?