Théâtre politique, théâtre populaire l`engagement des acteurs du

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Théâtre politique, théâtre populaire l`engagement des acteurs du
Université lumière Lyon 2
Institut d'Études Politiques de Lyon
Théâtre politique, théâtre populaire
l'engagement des acteurs du champ
théâtral
DEPUSSAY Laura
Mémoire de Séminaire
Séminaire « Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel »
Sous la direction de : Max SANIER
(Soutenu le : 4 septembre 2012 )
Membres du jury : - Max SANIER - Philippe CORCUFF
Table des matières
Introduction . .
I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens » . .
A) Un anti-classicisme assez traditionnel . .
1) Trois auteurs du théâtre politique . .
2) Des théâtres anti-classique . .
B) Le refus du politique . .
1) La fin du théâtre révolutionnaire? . .
2) Une nouvelle forme de théâtre politique? . .
II Le théâtre sans les règles de l'art . .
A) Les artistes et leur public . .
1) Le poids du champ artistique . .
2) Le refus de l'art pour l'art . .
B) L'éducation populaire, un théâtre qui casse le théâtre . .
1) L'exemple du Théâtre de l'Opprimé: . .
2) L'éducation populaire n'a pas disparu . .
Conclusion . .
Bibliographie . .
Revues . .
Ouvrages . .
Annexes . .
Première annexe . .
Entretien Émilie TREYNET . .
Seconde annexe . .
Entretien de Rui Frati et Vincent Vidal . .
Troisième annexe . .
Projet pédagogique du théâtre des Allumés de la lanterne . .
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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
Introduction
Théâtre politique, théâtre populaire, quelques définitions
Le ou La politique?
Le théâtre, entendu sous un sens large comme établissement, troupe et pièce, peut
être « politique ».
L'expression « théâtre politique » regroupe différentes significations portant toutes des
valeurs différentes. Chaque définition est subjective. Cette polysémie est d'abord due à la
variété de sens du mot « politique ».
La politique, au féminin, renvoie en général aux affaires de l'État et à l'activité des
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hommes politiques. Le politique, lui, est plus souvent associé aux « affaires de la Cité » ou
ce qui provoque le débat entre les citoyens. C'est la seconde définition qui est la plus souvent
utilisée aujourd'hui au sein du champ théâtral, par opposition à la politique des politiciens.
D'après ces définitions du terme « politique », Bérénice Hamidi-Kim nous propose deux
définitions de ce que peut être un « théâtre politique ».
Cette expression peut être vue comme un « pléonasme » si l'on affirme que toute
pièce traite des affaires de la Cité et est par conséquent politique. D'un autre côté, on
peut considérer la politique et le théâtre comme deux choses totalement différentes,
percevant ainsi l'expression comme un oxymore. Dans ce cas seules des pièces qui
remettraient profondément en cause la société seraient politiques. Cette deuxième définition
est beaucoup plus restrictive et par conséquent minoritaire.
Un troisième sens peut être considéré. Si l'expression « théâtre politique » existe c'est
qu'il existe aussi un théâtre qui n'est pas politique. Dans ce cas, en reprenant la définition du
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politique comme «ce qui provoque le débat » , un « théâtre politique » correspondrait alors
à la démarche des acteurs du champ théâtral pour faire entrer l'art dans le champ politique.
Le théâtre est par nature différent de la politique mais le « théâtre politique » lui peut avoir
un rôle dans le fonctionnement de la société.
Le populaire
Pour mieux comprendre cette distinction j'ai choisi de m'attacher plus précisément
au théâtre dit « populaire ». Ce terme est selon moi lié au « politique » car bien que
les acteurs du champ théâtral se revendiquant du « populaire » ne se considèrent pas
nécessairement comme politique, je crois que le « populaire » peut être une dimension
du « théâtre politique ». Associer le politique au populaire n'est cependant pas juste un
pléonasme. Le « populaire » oppose deux principales visions: une qui s'attacherait à
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« défendre les opprimés » , les défavorisés et une autre qui désignerait un théâtre pour
tous, sans distinction de classe. Aujourd'hui, il semblerait que ce soit le « théâtre citoyen »,
pour tous, qui domine au sein du champ théâtral.
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Bérénice Hamidi-Kim, thèse Les cités du « théâtre politique » en France de 1989 à 2007, Université Lyon 2- Lumière
Frank Lepage Le travail de la culture dans la transformation sociale, rapport d'étape, 2001
Bérénice Hamidi-Kim, thèse Les cités du « théâtre politique » en France de 1989 à 2007, Université Lyon 2- Lumière
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Introduction
Cependant comme pour le « théâtre politique » en général, un mélange des deux
définitions est possible, offrant une troisième définition: l'idée d'un théâtre d'éducation
populaire. Le théâtre serait alors un moyen et non pas une fin pour un projet plus global.
Un théâtre politique et populaire, la démarche d’éducation populaire
L'éducation populaire est un mouvement qui a commencé à la fin du 19ème siècle,
il est ancien et pourtant très mouvant. Il me semble donc nécessaire de le définir afin de
comprendre ce que pourrait être un théâtre d'éducation populaire.
Le mot « éducation » est à la fois le processus de construction et de développement
d'une personne, l'intervention volontaire des adultes dans ce processus et le résultat de
celui-ci. On pourrait parler d'action éducative populaire. L'adjectif « populaire » lui, peut
désigner à la fois le peuple tout entier, celui qui détient la souveraineté, le pouvoir mais
également sa partie la plus déshéritée.
L'éducation populaire ne peut pourtant se réduire à l'explication de ses deux termes de
façon séparée. on pourrait définir l'Éducation populaire comme « l'éducation de tous, par
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tous, pour tous. » Mais l'Éducation populaire, liée à la démocratie, a un rôle politique, celui
de transformation de la société. C'est cet aspect qui je pense montre le mieux ce qu'est ou
devrait être l'éducation populaire: une éducation politique pour une transformation sociale.
Cette éducation s'adresse en priorité à des populations défavorisées mais dans un
objectif plus global de changer la vision du monde de tout un peuple, c'est en cela qu'une
éducation peut être populaire.
Le théâtre pourrait être un moyen à cette démarche d'éducation populaire.
Trois mouvements distincts
Chacun des termes « théâtre politique » et « théâtre populaire » réunissent différents
sens que je résume en trois mouvements.
Le premier serait un théâtre « militant » qui prône la défense des opprimés face au
système en place. Le théâtre doit mener à la lutte des classes.
Le second serait un théâtre « citoyen » ou « de service public » qui veut reproduire
les codes de la démocratie au sein du théâtre. Il s'accompagne d'une volonté de
démocratisation du théâtre: pour le plus grand nombre, sans distinction de classes, un
« théâtre pour tous ».
Enfin, un théâtre « d'éducation populaire », qui s’insère entre les deux premiers. Il
s'adresse en priorité aux opprimés et les accompagne, surtout par la pratique, dans leur
éducation politique pour une transformation de la société.
Je ne pensais au début de ma recherche ne pas évoquer l’éducation populaire car je
la pensais trop éloignée de mon sujet. Je me suis pourtant rendue compte à travers les
entretiens que j’ai menés qu’il était impossible d’éviter ce sujet. En effet, si certains acteurs
y ont fait référence explicitement, d’autres ont dévoilé une démarche de théâtre politique et
populaire qui s’en rapprochait sans même en avoir conscience.
Je crois que cette démarche d’accompagnement, par l’art par exemple, est a mi-chemin
entre le travail sociologique de Pierre Bourdieu et celui des acteurs du théâtre politique
actuel. J’ai choisi, pour travailler sur l’éducation populaire, de me baser sur la définition de
Franck Lepage, qui me semble en complète cohérence avec les théories bourdieusiennes.
Franck Lepage est aussi l’une des têtes pensantes de la nouvelle éducation populaire
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Albert Restoin, Éducation populaire, enjeu démocratique – défis et perspectives, Paris, L'Harmattan, 2008
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depuis une dizaine d’années. Il est par exemple à l’origine d’un rapport d’étape ministériel
qui a donné lieu ensuite à de nombreuses rencontres entre acteurs de l’éducation populaire
afin de lui donner une nouvelle jeunesse.
Le théâtre étant un champ particulier, il a ses propres codes, c'est-à-dire qu'il possède
ses propres manières d'être « politique » ou « populaire ». J'en distingue trois différentes:
par le choix du texte, par le choix de la mise en scène et enfin par la remise en cause des
codes traditionnels en général.
Il existe donc une variété de manières pour le théâtre d'être politique et populaire.
Cependant si certains théâtres revendiquent leur aspect « populaire » ils peuvent
apparaître moins politiques, plus « mous » et au contraire des théâtres qui se veulent
plus radicaux peuvent perdre leur côté populaire et devenir plus élitistes, intellectuels. Si
le politique et le populaire peuvent être liés au théâtre ce lien n'est pas naturel, bien au
contraire. Le théâtre est, dans notre société, un art dominant, savant, il est donc loin d'être
populaire par nature. Il semble donc légitime de douter qu'un théâtre dit « politique » lui,
le soit.
Dans quelle mesure un théâtre politique peut-il être populaire?
Outils et méthodes
Les trois définitions que j'ai choisies du théâtre « politique » et « populaire »
correspondent à trois auteurs qui utilisent tous les trois des techniques différentes. Les trois
ont différents rapports au monde politique, mais les trois se revendiquent populaires.
Cependant, si chacun correspond un peu plus à une définition, il ne s'agit pas non
plus de les caricaturer en tentant de les faire rentrer dans une case. C'est pourquoi je n'ai
pas voulu choisir une seule définition, toutes sont complexes et ne s'excluent pas les unes
par rapport aux autres. Elles peuvent se compléter, varient selon les époques et selon les
moyens mis en œuvre pour les réaliser. C’est pour le moment une très brève présentation
des auteurs que je ferai, elle sera plus développée dans la première partie.
Bertolt Brecht représente tout d’abord le théâtre révolutionnaire, marxiste. Pour lui le
populaire s’apparente à la défense des ouvriers et le théâtre, tout en étant un art à part
entière, est aussi un outil qui montre au public un monde à transformer.
Jean Vilar peut être considéré comme le créateur du théâtre de « service public ».
Il est important de noter que je m’intéresserai à cet auteur principalement à travers
le Théâtre National Populaire (TNP) qu'il a dirigé de 1951 à 1963 en laissant de côté
le Festival d'Avignon. En effet j'ai fait le choix de m'attacher à des théâtres vus comme
des établissements réunissant chacun une troupe, des pièces et parfois des cours, c'est
pourquoi je ne m'attacherai que très peu au Festival d'Avignon dont l'organisation est très
différente.
Le TNP selon Vilar avait pour vocation d'ouvrir le théâtre au plus grand monde, de créer
un théâtre pour tous sans distinction de classe.
Enfin le théâtre d’éducation populaire sera en partie représenté par le Théâtre de
l’Opprimé d’Augusto Boal, bien que nous en verrons les limites dans la deuxième partie de
ce travail. Boal a radicalement transformé le théâtre et le théâtre militant en particulier. Ses
théâtre-forum, théâtre invisible ont, comme la démarche de l’éducation populaire, l’objectif
d’accompagner (et non de montrer) les personnes vers une transformation de la société.
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Franck Lepage, Le travail de la culture dans la transformation sociale, Une offre publique de réflexion du ministère de la
jeunesse et des sports sur l'avenir de l'éducation populaire, Rapport d’étape, 1er Janvier 2001
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Introduction
Ces trois auteurs ont théorisé ce que pouvait être un théâtre politique populaire.
Cependant, c'est la pratique des acteurs du champ théâtral qui m’intéresse.
Il me semble nécessaire de noter que si en théorie Brecht, Vilar et Boal défendent trois
visions différentes mais équivalentes d'un théâtre populaire, la réalité est parfois différente .
Il ne suffit pas de revendiquer le fait d'être « populaire » pour l'être réellement.
En effet, selon Pierre Bourdieu, s'il existe des inégalités économiques, il est surtout,
dans le cas du théâtre, important de noter que le goût pour l'art n'est en rien naturel. L'amour
de l'art est un construit social qui doit être intégré profondément par les personnes pour qu'il
ait un sens. Ce n'est pas en emmenant des personnes issues de milieux défavorisés voir
une pièce ou en leur proposant des prix et des horaires plus accessibles que ces personnes
iront plus au théâtre. La barrière est avant tout culturelle. Bourdieu nous montre que, non
seulement, seules les classes les plus hautes héritent de ce goût pour l'art, de cette culture
« savante », légitime aux yeux de la société mais il souligne aussi que cette inégalité face
à la culture ne cesse de se reproduire notamment grâce à l'École.
Le théâtre fait partie de cette culture « savante » en France encore aujourd'hui et son
accès n'étant pas naturel il doit pour être accessible être l'objet d'une démarche politique.
Selon Bourdieu, la seule façon de cesser de reproduire les inégalités est de prendre
conscience des mécanismes sociaux qui nous déterminent. Mais pour atteindre cette
« réflexivité » sur soi- même il faut s'éduquer.
Aujourd'hui, le terme « politique » est très peu utilisé par les acteurs du champ artistique
car il est jugé trop connoté à « la » politique, activité des politiciens et sont préférés les termes
de théâtre « citoyen » ou théâtre « pour tous », par exemple. Mais l'absence de revendication
du terme ne signifie pas nécessairement que le « théâtre politique » a disparu. Le théâtre
étant un art élitiste, « savant » selon Bourdieu, ce n'est que par un travail volontaire qu'il
peut se transformer.
Ma première hypothèse concernant les pratiques des acteurs du champ théâtral
français est qu’il n’existe pas une définition arrêtée du terme « théâtre politique » mais une
variété.
En effet, je suis partie de l’idée que la plupart des acteurs ne s’attachent pas à une
théorie, à une école d’autant plus à une époque où les grandes idéologies telles que le
communisme sont plus que minoritaires.
Cependant j’ai du nuancer cette hypothèse car les définitions ont beau être différentes,
les auteurs influencent encore aujourd'hui les acteurs du champ théâtral.
Mais encore une fois, il existe toujours une certaine distance entre la définition et les
pratiques mises en œuvre.
Ma seconde hypothèse concerne un élément plus spécifique de l’art dramatique : le
rapport entre public et comédien. Ce qui peut sembler être un détail est, je crois, assez
représentatif de la volonté de transformer le théâtre et la société. En effet, le théâtre a
une image très élitiste entre autres par la barrière qui se crée en les spectateurs et ses
professionnels.
Mon hypothèse porte donc sur la capacité du théâtre politique à changer cette relation
entre public et comédiens.
Il n’ y a aucun doute sur le fait que tous les acteurs interrogés donnent une grande
importance à la relation avec leurs spectateurs , gage d’un théâtre populaire pour eux.
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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
Cependant, j’ai du encore une fois nuancer mon hypothèse car si certains théâtres
tentent véritablement de révolutionner cette relation, ce changement reste bien souvent un
idéal à cause d’un ethnocentrisme voire un racisme de classe de la part des acteurs bien
trop présent pour pouvoir changer quoi que ce soit de manière profonde.
C’est à partir de cette hypothèse que j’ai pu mettre mon travail en lien avec celui
sur l’éducation populaire, qui, bien que souvent inconsciemment (restant donc limitée), est
présente dans le discours des artistes.
Afin de vérifier ces hypothèses j’ai décidé de rencontrer des acteurs qui sont en lien
direct avec le public et les œuvres. J’ai donc limité mes entretiens à des comédiens, metteurs
en scène et professeurs. C’est avant tout le regard des acteurs qui m’intéresse: leur vision
du politique et le rapport qu’ils estiment avoir avec leur public. Mon objectif n’est pas de
montrer s’ils ont vraiment un public « populaire » de manière quantitative. c’est le point
de vue des comédiens et leur engagement qui m’intéressent avant tout. Chaque entretien
a duré en quarante-cinq minutes et une heure trente. La plupart des personnes avec qui
j’ai parlé étaient très à l’aise et ont répondu à la plupart des questions sans que je les
interroge. J’ai donc effectué des entretiens semi-directifs au sein de quatre théâtres. J’ai
également fait une observation participative durant toute la saison 2011-2012 au sein de
l’une de ces structures, Les Allumés de la lanterne. Mes lectures m’ont permis d’analyser
plus en profondeur le discours des artistes et le replacer à une échelle plus grande.
Afin de vérifier s’il existait en effet une variété de définitions du théâtre politique, j’ai
demandé aux acteurs:
∙
∙
∙
∙
comment ils définissaient le type de théâtre qu’ils faisaient
pourquoi avoir choisi de travailler (ou de créer) dans ce type de théâtre
leur définition du théâtre politique (ou du politique en général), du populaire et de la
culture
ce qui faisait qu’ils se différenciaient d’un théâtre plus classique
J’ai ajouté les questions sur les définitions plus générales (politique, populaire) après le
deuxième entretien. En effet, j’ai pu constaté que les acteurs parlaient de politique sans
jamais prononcer le mot et encore moins le définir. J’ai d’ailleurs pu confirmé par les
entretiens ce que j’avais lu : les artistes contemporains refusent de parler de « la » politique,
associée au monde partisan.
Pour l’hypothèse qui concerne la capacité des acteurs engagés à changer la relation
avec le public je leur ai demandé:
∙
∙
∙
∙
∙
la raison pour laquelle ils organisaient des ateliers de pratique amateur, de théâtreforum (Théâtre de l’Opprimé) ou en école/prisons/centres sociaux
quelle relation ils avaient avec leur public
Pourquoi jouer dans d’autres endroits que des théâtres
s’ils destinaient leurs pièces à un public en particulier (si oui à qui)
s’ils avaient une idée du genre de public qui vient dans leur théâtre (pièces et ateliers)
Ma grille de questions n’a pas beaucoup évolué de ce côté car le « populaire » est beaucoup
plus revendiqué que le « politique » et les langues se délient plus facilement.
J'ai donc choisi quatre théâtres qui se revendiquent politiques (chacun à leur manière),
soit par le choix de leurs œuvres, par leurs mises en scène, leur volonté de s'ouvrir au plus
grand nombre ou par leurs formations aux pratiques artistiques.
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Introduction
Il y a deux petites structures associatives : Taxi Brousse (Quetigny, 21) et Les Allumés
de la lanterne (Lyon 1er) et deux théâtres plus institutionnels : le TNP de Villeurbanne
et le Théâtre de l'Opprimé à Paris. En choisissant ces deux-derniers, j’ai voulu vérifier
si les structures issues de la théorie de Vilar et de Boal restaient dans la continuité de
leurs créateurs. Je pensais au début que le discours serait très différent entre les petites
associations et les grands théâtres mais je n’ai finalement que peu exploité cet aspect
dans ce mémoire. En effet, bien que j'ai discuté avec chaque personne de leur parcours
personnel, tous se sont presque automatiquement présentés comme les porte-paroles de
leur théâtre. C'est pourquoi j'ai finalement fait le choix de limiter mes entretiens à une ou
deux personnes par structure.
Les Allumés de la lanterne, est le premier théâtre auquel je me suis intéressée, situé
dans le 1er arrondissement de Lyon.
C'est à la fois un centre de formation en musique (piano, guitare), en clown, en chant,
théâtre et danse pour enfants et adultes. C'est aussi une salle de spectacle, qui présente
surtout des spectacles jeunes publics. L'équipe soutient aussi chaque année des jeunes
artistes, élèves au centre de formation, à travers « une carte blanche » afin qu'ils montent
leur propre spectacle.
C'est aussi une troupe qui compte quatre personnes.
L'association fonctionne beaucoup grâce au bénévolat et les tâches ne sont pas encore
séparées de façon nette, cela au début par volonté (créer un lieu familial et chaleureux)
mais aujourd'hui également par manque de moyens financiers.
C'est avec Émilie, la directrice, que je travaille le plus. Elle est mon professeur, ma
patronne et je l'aide pour les ateliers théâtres.
Je prends des cours aux Allumés de la lanterne depuis quatre ans et j'ai rejoins l'équipe
administrative depuis septembre 2010 comme chargée de diffusion. J'aide également à
animer des ateliers de théâtres adultes débutants et avancés.
J'ai donc interrogé la directrice et co-fondatrice des Allumés de la lanterne: Émilie
TREYNET.
Émilie TREYNET est issue de classe moyenne, de parents militants en MJC, pratiquant
le théâtre. Elle affirme avoir été baignée dans le milieu de l'éducation populaire. Elle a
étudié le théâtre au lycée, à la faculté pour finalement opter pour une formation formation
« Jeunesse et Sports d'animatrice technicienne de l'Éducation Populaire ».
Taxi Brousse est le second théâtre.
Cette compagnie a été créée en 2006, à Quetigny (périphérie dijonnaise).
Taxi Brousse a d'abord été un centre de formation musicale (batukada, guitare) puis
s’est centré de plus en plus sur la création théâtrale. La compagnie est subventionnée par
la ville, qui lui loue aussi le lieu et lui prête matériel et salles de spectacle.
La plupart des artistes de la troupe ont d'autres activités en dehors, comme aux
Allumés. C'est une toute petite structure.
C'est surtout à cause de leurs deux dernières pièces que je me suis intéressée à cette
compagnie.
La première, Métallos et Dégraisseurs se dit inspirée de Bertolt Brecht et raconte
l'histoire d'une famille et plus généralement d'un village, de la fin du 19ème siècle jusqu'à
aujourd'hui, à travers l'histoire de l'usine de tréfilerie qui a fait vivre la commune durant
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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
plus de six générations. Ce spectacle se veut être un témoignage des habitants contre les
successives délocalisations et plans sociaux. La pièce a été jouée dans le village d'abord
puis dans des usines, en Bretagne notamment, et au festival off d’Avignon en 2011. La pièce
continue à tourner.
La deuxième pièce, Les Entreprenants est une pièce plus noire qui parle de la
souffrance au travail. Cinq personnes qui ont été au chômage pendant longtemps suivent
une « formation » pour redevenir « compétitifs » sur le marché du travail. La pièce met mal
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à l'aise les spectateurs, selon les comédiens .
Cette pièce ne traite plus seulement des ouvriers mais du travail en général : devoir
arriver le premier, être compétitif, savoir se vendre,etc.
J'ai rencontré le directeur artistique et co-fondateur de Taxi Brousse, Alexis Louis
LUCAS.
Alexis a commencé à travailler comme guitariste puis s'est spécialisé petit à petit dans
le théâtre. Il est issu d’une famille de classe moyenne.
J’ai également interrogé l’une des comédiennes de Métallos et dégraisseurs et des
Entreprenants , Lise HOLIN.
Lise est issue d’une famille ouvrière, militante communiste (syndicat et PCF) . Elle
a commencé le théâtre à 15 ans puis a suivi un DEUST qu’elle présente comme « un
pont entre la fac et le centre dramatique national ». Elle a ensuite été intermittente du
spectacle pendant deux ans, puis régisseuse lumières et bibliothécaire. Il y a trois ans,
elle est devenue intermittente « complète », grâce notamment à la pièce des Métallos. Elle
possède, à côté, sa propre compagnie principalement de théâtre et de contes pour enfants.
Elle donne aussi des cours au théâtre universitaire de Dijon.
Les deux autres théâtres sont plus faciles à présenter puisqu'ils sont presque le reflet
des théories de Jean Vilar et d'Augusto Boal: respectivement le TNP de Villeurbanne et le
Théâtre de l'Opprimé de Paris.
J'ai choisi ces théâtres avant tout pour voir s'il existait une continuité entre le projet
théorique de leurs fondateurs et les pratiques actuelles.
Le TNP:
Le TNP est loin, aujourd'hui, de remplir les objectifs imaginés par Jean Vilar, le public
du théâtre étant plus généralement issus des classes moyennes voire supérieures. Bien
que je ne puisse pas vérifier ce postulat par des statistiques, c’est en tout cas l’image que
l’établissement donne aujourd’hui auprès des acteurs du champ théâtral. Cependant, les
comédiens affirment toujours que le TNP est populaire et ouvert au plus grand nombre.
Mon entretien avec Clément MORINIERE, comédien de la troupe permanente du TNP
confirme cette vision.
Tout d'abord, malgré le fait qu'il ne soit ni directeur ni metteur en scène il a été un
porte-parole de la compagnie et de Christian Schiaretti (directeur-metteur en scène) plus
que fidèle.
Il dit être issu d'une famille populaire, « où il n'y avait pas de bibliothèque, on allait pas
au théâtre, pas du tout » et a choisi le théâtre par lui-même. Il a commencé le théâtre au
Conservatoire supérieur de Nantes puis à l'ENSATT à Lyon. C'est à sa sortie que Christian
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Alexis Louis Lucas et Lise Holin (entretiens)
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Introduction
Schiaretti lui a proposé de travailler au TNP. Il faut noter que tous les comédiens de la troupe
du TNP sont issus de l'ENSATT.
Le Théâtre de l'Opprimé:
J'ai choisi ce théâtre car il a été crée par Augusto Boal lui-même en collaboration avec
le directeur actuel : Rui Frati. Ce dernier a également collaboré à la rédaction du livre de
Boal « Jeux pour acteurs et non acteurs ». La troupe du théâtre est permanente comme
au TNP et les comédiens alternent entre des ateliers de théâtre-forum en France et dans
le monde (Afrique, Asie, Europe et Amérique latine) et des spectacles plus classiques à
thème souvent politique.
J’ai interrogé le directeur et metteur en scène Rui Frati ainsi qu’un des comédiens
présent depuis une dizaine d’années dans la compagnie Vincent Vidal.
Rui FRATI est d’origine brésilienne et est arrivé en France dans les années 1970. Il
a connu Augusto Boal, ami (par leur syndicat) de son père. Il a décidé de créer le théâtre
parisien où je l’ai rencontré, croyant en l’importance d’avoir un lieu fixe. Il est très attaché
aux valeurs du Théâtre de l’Opprimé et en est un des fondateurs.
Vincent VIDAL est arrivé au Théâtre de l’Opprimé au cours d’un stage en tant
qu’étudiant. Il a étudié au conservatoire de Marseille puis a suivi une licence « d’études
théâtrales ». Il ne connaissait pas le Théâtre de l’Opprimé avant d’y arriver.
Les deux ont un discours très proche de celui de l’ouvrage d’Augusto Boal.
J’ai mis en annexe deux entretiens (Les Allumés de la lanterne et le Théâtre de
l’Opprimé) qui me semblent représentatifs pour plusieurs raisons. D’abord car l’entretien
d'Émilie Treynet des Allumés a été fait au début, elle parle donc assez peu de politique tandis
que celui du Théâtre de l’Opprimé est le dernier. De plus, il y a une véritable différence entre
le Théâtre de l’Opprimé et les trois autres structures, qui ressort très bien dans l’entretien
de Rui Frati et Vincent Vidal. Enfin, travaillant aux Allumés de la lanterne, j’ai pu d’autant
approfondir mon analyse sur cet établissement.
A travers l'analyse de témoignages de comédiens, professeurs et metteurs en scène
de théâtres qui revendiquent un aspect « politique » et « populaire », nous verrons si les
définitions données par les trois auteurs choisis correspondent encore à une réalité au sein
du champ théâtral. Nous nous intéresserons ensuite aux démarches concrètes mises en
œuvre par ces acteurs afin de voir s'il existe aujourd'hui un « théâtre politique » qui puisse
réellement être populaire et aider à la transformation de la société.
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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
I Du théâtre « politique » aux théâtres
« citoyens »
Le militantisme affirmé de Brecht, Vilar et Boal s’est peu à peu mêlé aux nouvelles valeurs
du XXIe siècle. La variété de définitions données à ce nouveau théâtre engagé cachent
pourtant un certain attachement aux théories traditionnelles. Le théâtre contemporain
engagé se fait souvent appelé « citoyen ». Cet adjectif cache pourtant bien souvent un
manque de clarté et des objectifs peu assumés. Il semble alors difficile pour ces théâtres
d’avoir une action efficace en direction des classes populaires.
Le théâtre politique est-il mort ou un nouveau est-il en train de naître?
A) Un anti-classicisme assez traditionnel
1) Trois auteurs du théâtre politique
Les trois auteurs que j'ai choisi ne représentent pas l'ensemble des théâtres dits
« politiques » mais sont d'une certaine manière incontournables. Les trois défendent une
vision particulière de ce qu'est la politique et surtout le « populaire ». Chacun à leur
époque, ils ont profondément marqué le champ théâtral français. Ils représentent également
différentes vision de la « culture » et de ce que doit être le théâtre.
a ) Bertolt Brecht, (1898-1956)
Brecht, dramaturge et théoricien marxiste, a révolutionné le théâtre politique avec son
théâtre « épique ». Brecht s'oppose à l'idée de la « catharsis » définie par Aristote dans sa
Poétique. Selon ce dernier, l'œuvre permet au spectateur de se purifier de ses passions.
Les acteurs jouent la colère, la jalousie, la révolte ou l'injustice. Le public se reconnaît en
eux et peut donc se débarrasser de toutes ses mauvaises pensées par le fait même de les
observer au théâtre. Les hommes n'ont alors plus besoin de se révolter. En quelque sorte,
le théâtre achète la paix sociale grâce à cette purification. Pour Brecht, le but du théâtre est
tout autre puisque il ne doit non pas calmer les passions mais au contraire faire prendre
conscience de l'injustice et être l'étincelle qui mène à la révolution par la classe ouvrière.
Brecht ne conçoit pas que le spectateur puisse être un simple observateur. Si ce sont
bien des comédiens professionnels qui jouent, ils ne doivent pourtant pas tromper le public
en lui permettant de s'assimiler à eux. Comme le dit Olivier Neveux dans Théâtres en
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lutte « l'intérêt du spectateur n'est plus mobilisé par le « dénouement » mais bien par le
déroulement de la représentation ». Ce n'est plus tant l'histoire et les émotions qu’elles
procurent qui importent mais la construction même de l'œuvre qui doit pousser le public à
faire preuve d'esprit critique, à se questionner sur la société réelle.
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Olivier NEVEUX, Théâtres en lutte, le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd'hui, La Découverte, Paris, 2007
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I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »
Pour cela, les comédiens doivent faire preuve de « distanciation » par rapport à leurs
propres personnages, c'est-à-dire qu'ils doivent montrer qu'ils sont des acteurs en train de
jouer un rôle. Ils prennent de la distance par rapport à l'histoire.
Cependant Olivier Neveux souligne que Brecht est bien souvent réduit à ses
8
techniques : encarts, pancartes, chansons, « distanciation ». Le théâtre de Bertolt Brecht
est avant tout marxiste et révolutionnaire. Ces nouvelles techniques avaient également pour
objectif de se distinguer des codes traditionnels de l'art dramatique perçus comme des
instruments du capitalisme selon l'auteur. Lutter contre un système en utilisant ses propres
outils serait un échec assuré.
Si le théâtre de Brecht est très épuré, il doit également provoquer une forme de plaisir.
Le propos reste artistique dans le sens où il diffère d'une simple conférence. Mais ce
mélange entre plaisir et apprentissage fait aussi partie de la lutte contre le capitalisme:
On peut apprendre tout en s'amusant et le théâtre a pour but de donner ce plaisir
d'apprendre ou comme le dit Brecht : «Et pourtant, on peut étudier avec plaisir, il existe
9
une étude gaie et combative. »
L'auteur allemand est encore aujourd'hui incontournable. De nombreuses troupes se
revendiquent du théâtre épique, comme la compagnie Taxi Brousse par exemple avec leur
pièce Métallos et Dégraisseurs. La pièce qui raconte l'histoire d'une « dynastie » ouvrière
à travers l'histoire de leur usine. Cette « chronique sociale », selon les comédiens a pour
but à la fois de divertir, de montrer ce qu'est la vie ouvrière et être le porte-voix des ouvriers
eux-même. Nous verrons plus amplement par la suite les limites que comporte cette pièce.
La troupe parle d'un devoir de « mémoire » mais sans chercher à transformer le présent.
Les techniques brechtiennes semblent avoir une vie plus longue que ses idéaux.
b) Jean Vilar (1912-1971)
Vilar, lui, a une toute autre conception du théâtre politique. Tout d'abord, parce qu’il ne
cherche pas à provoquer une révolution mais offrir un théâtre « pour tous ».
Il opte pour une définition du populaire qui veut réunir tout le peuple et non pas
10
seulement la classe ouvrière. Comme il le dit lui-même dans Théâtre, service public , il
veut réunir « le petit boutiquier de Suresnes, le haut magistrat, l'ouvrier de Puteaux et
l'agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé » autour des pièces,
majoritairement classiques, qu'il propose au sein du Théâtre National Populaire entre 1951
et 1963. Le but de Vilar était de proposer un autre théâtre que celui de « boulevard » , art
bourgeois par excellence. Il s'inscrit dans la politique de Malraux de décentralisation de l'art.
Cependant, il ne se contente pas de jouer en province, de croire au miracle de l'art. Il a
par exemple instauré de nouveaux horaires fixes aux spectacles et proposait des buffets
afin de permettre aux travailleurs de pouvoir se déplacer après leur journée. Le TNP s'est
également déplacé dans les usines. Aujourd'hui encore le TNP de Villeurbanne joue dans
des prisons, des entreprises, bien que cet aspect apparaisse plus secondaire désormais,
comme je le verrai plus tard.
8
« les techniques (encarts, songs) auxquelles Brecht est régulièrement réduit ou que le terme de « distanciation » bien souvent
dédialectisé »
9
10
Sur une dramaturgie non aristotélicienne [1933-1941], Écrits sur le théâtre 1, Bertolt Brecht.
Jean Vilar, Théâtre, service public, Gallimard, 1975, Paris
DEPUSSAY Laura - 2012
13
Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
Si le TNP est populaire il est aussi et surtout « national ». Pour Vilar, le théâtre doit être
un service public comme « EDF-GDF », c'est-à-dire qu'il doit être un devoir de l'État pour
l'ensemble des citoyens. Par populaire, il entend donc bien l'ensemble de la population, en
essayant de dépasser les clivages sociaux. Il veut créer une union de citoyens responsables
dans une société qui est profondément divisée.
En cela il s'oppose radicalement à l'idée que se faisait Brecht d'un théâtre politique.
Avec Vilar le but n'est pas la révolution mais l'accès au théâtre et aux œuvres classiques
pour le plus grand nombre. c’est une lutte pour l’égalité.
Le politique n'est pas ici représenté par le thème des pièces, bien que leur adaptation
à la société moderne soit une forme de politisation de ces classiques, mais plutôt par la
relation que le TNP veut entretenir avec de nouveaux publics. Le théâtre n'est donc pas un
outil à la prise de conscience et au réveil des masses mais une fin, un art légitime qui doit
pouvoir être accessible à tous.
11
En actualisant les pièces classiques comme Don Juan de Molière , il leur donne un but
social. Comme David Whitton l'affirme « son Dom Juan rappelle aux spectateurs qu'ils sont
libres eux aussi, et les invite à réfléchir sur les conséquences de leur propre liberté. ». Vilar
propose au spectateur une réflexion plus intérieure, plus personnelle qui se veut universelle
quand Brecht attendait de ses pièces qu'elles permettent une prise de conscience collective
spécifique à la classe ouvrière.
Le TNP de Vilar correspond donc bien aux objectifs de la politique culturelle de l'époque
qui veut offrir aux classes populaires l'accès à une culture légitime, en représentant avant
tout des pièces classiques. Il ne s'agit pas de développer une culture ouvrière ou populaire
mais d'ouvrir l'art des classes supérieures. Jean Vilar croyait que le théâtre était capable de
réunir les gens au-delà de leurs classes.
Cependant, c'est la vision de Brecht qui va l'emporter après 1968, choisissant une «
12
définition du « populaire » clivante, combative, de classe. »
Ces deux auteurs, bien que incontournables offrent deux théories certes antagonistes
mais relativement classiques. En effet, si Brecht s'attaque au théâtre classique en
transformant les thèmes et la mise en scène et Vilar en l'adaptant à la société moderne, les
deux refusent de remettre en cause la légitimité du théâtre professionnel et ses principaux
codes.
Ils transforment le théâtre tout en conservant sa structure, son fonctionnement. Ils le
modifient de l'intérieur sans remettre en cause ses fondements.
c) Augusto Boal (1931-2009)
Boal a proposé une nouvelle définition du théâtre politique en déconstruisant les codes du
théâtre traditionnel: le Théâtre de l'Opprimé. Il propose différentes techniques telle que le
théâtre-forum ou le théâtre invisible. Les personnes qui montent sur scène n'ont jamais joué
et le but n'est d'ailleurs pas d'en faire des comédiens professionnels. Ce sont des « nonacteurs ».
11
David Whitton, La mise en scène en France depuis 1960: le cas Dom Juan, Cahiers de l'Association internationale des
études françaises, 1994, N°46. pp. 243-257.
12
Olivier NEVEUX, Théâtres en lutte, le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd'hui, Paris, 2007
Découverte,Paris, 2007
14
DEPUSSAY Laura - 2012
I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »
Comme chez Brecht, le théâtre n'est qu'un outil à la révolution, à la prise de conscience
des opprimés de la domination qu'ils subissent.Cependant, la comparaison avec Brecht
s'arrête là car Boal considérait Brecht comme un auteur classique.
S'il existe une certaine prise de conscience dans le Théâtre de l'Opprimé, elle vient
des participants eux-même et non pas du discours de comédiens professionnels. Comme il
l'explique dans son ouvrage : « Brecht disait que nous devons montrer aux spectateurs des
images d'un monde à transformer. A quoi sert de rabâcher que le monde est modifiable,
si au théâtre la relation fondamentale (gens actifs – gens inactifs; sujets-objets; acteurs13
spectateurs) est immuable? »
La critique à Brecht est profonde puisque ce dernier pensait justement transformer le
théâtre en cessant d'utiliser des codes qu'il jugeait « capitalistes ». Le théâtre de Boal nous
montre que le choix du thème et de la mise en scène ne sont pas les seules manières de
politiser le théâtre.
Tout théâtre est politique selon l'auteur brésilien. Comme le montre Olivier Neveux « un
théâtre, a priori exempté de signification politique, participe à la reproduction des idéologies
14
dominantes. » , il n' y a donc pas de théâtre qui ne défende pas de valeurs.
Je verrai de manière plus approfondie comment fonctionne le Théâtre de l'Opprimé
aujourd'hui dans la seconde partie.
Il existe une véritable rupture entre Vilar et Brecht d'un côté et Boal de l'autre.
Boal ne se limite donc pas, comme Vilar, à ouvrir le théâtre aux classes populaires ou
comme Brecht à enseigner la révolution car c'est le théâtre lui-même qu'il déconstruit avec
son théâtre de l'opprimé.
Les trois auteurs que j'ai choisi montrent qu'il n'y a pas qu'un seul théâtre politique, du
moins en théorie. Si beaucoup de comédiens ou metteurs en scène se revendiquent de
certains auteurs, de Brecht par exemple, il y a souvent une distance entre la théorie et la
pratique. A l'inverse certains acteurs du champ théâtral politique revendiquent leur liberté
par rapport aux diverses théories et mouvements artistiques. Il semblerait qu'avant d'être
politique comme l'entendaient Brecht, Vilar ou Boal, le théâtre politique contemporain se
veut d'abord anti-classique.
2) Des théâtres anti-classique
Les acteurs que j'ai interrogés ont tous accepté de me rencontrer en tant que théâtre
« politique et populaire ». Mais ce qui les réunit en premier lieu c'est leur volonté de se
distinguer du théâtre qu'ils jugent classique.
La plupart d'entre eux n'entendent pas le théâtre classique comme l'ensemble des
œuvres traditionnelles ou anciennes.
Clément, du TNP, revendique même son goût pour ces pièces : « je dois être un peu
classique dans l'âme. Il n'y a pas beaucoup d'auteurs, de pièces contemporaines qui me.. ».
Mais ce qu'il appelle classique, ce sont toutes les pièces qui ont marqué le paysage théâtral
jusqu'au XXème siècle, ce n'est pas un style en particulier.
13
A. Boal, citation issue de Olivier NEVEUX, Théâtres en lutte, le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd'hui,
La Découverte, Paris, 2007
14
Olivier NEVEUX, Théâtres en lutte, le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd'hui, La Découverte, Paris,
2007, p 6
DEPUSSAY Laura - 2012
15
Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
Brecht, par exemple fait partie des pièces classiques selon lui alors que nous avons
vu précédemment que l'auteur a voulu en son temps révolutionner le théâtre : « quand on
parle de Brecht, Tchekhov ça fait partie du corpus incontournable. ».
Le théâtre contre lequel luttent ces acteurs n'est donc pas le corpus traditionnel mais le
champ théâtral lui-même. Ils luttent contre des codes, des formes qu'ils jugent surannées.
C'est le milieu théâtral et les règles qui le structurent qu'ils veulent transformer.
a) Se libérer des règles du champ artistique
Trois grandes caractéristiques sont ressorties des entretiens : la lutte contre l'élitisme,
la revendication de jouer en dehors de lieux conventionnels et la croyance en une
démocratisation du théâtre.
Tous les acteurs, qu'ils viennent d'un théâtre subventionné comme le TNP, Taxi Brousse
ou le Théâtre de l'Opprimé ou d’un petit théâtre de quartier comme les Allumés de la
lanterne, revendiquent ce détachement par rapport au champ théâtral.
La liberté par rapport aux règles et l'anti-classicisme semble être une des premières
caractéristiques du théâtre politique contemporain. On peut questionner bien-sûr cette
indépendance en soulignant que tout mouvement artistique se construit par opposition au
mouvement précédent et que la volonté de liberté par rapport au dogme est l'une des
caractéristiques du champ artistique tel qu'il s'est construit au XIXe siècle.
Ils veulent conserver l'image de l'artiste libre de toute convention, de toute règle qui
pourrait enfermer leur créativité.
Cependant, il y a plus qu’un rejet des règles chez les acteurs que j'ai interrogés
puisqu'ils revendiquent tous leur caractère populaire, et c'est avant tout par cette
caractéristique qu'ils se jugent non-classiques.
Ils luttent d'abord contre l'élitisme chacun sur des plans différents mais tous contre une
idée du théâtre contemporain qui serait fermé au monde réel, imbus de lui-même.
Clément Morinière par exemple dénonce un théâtre qui ne serait pas accessible aux
personnes qui n'ont pas de « références » en matière de culture.
En parlant de l’art contemporain de cette manière, il se place du côté des personnes
qui n’ont pas acquis de culture « légitime » selon Pierre Bourdieu . Dans l’Amour de l’Art,
Bourdieu explique que parmi les différentes réactions des publics des musées, les classes
les plus populaires ressentiraient un sentiment d’infériorité face à des œuvres qu’elles
ne comprennent pas, tandis que les classes moyennes auraient tendance à rejeter cette
complexité.
Clément Morinière semble conscient que le goût pour l’art n’est pas naturel mais qu’il
nécessite une connaissance préalable de l’art, des « références » comme il le dit.
Pour lui, le TNP est populaire dans le sens où la mise en scène est basée sur la clarté :
« Seulement cette complexité-là elle est rendue accessible pour des gens qui n'ont pas de
références ou de connaissances particulières sur ce que peut être Ruy Blas de Victor Hugo,
ou sur l'œuvre même de Victor Hugo. ».
Clément semble ici dénoncer le rapport trop souvent fait entre l’intelligence et la
connaissance de la culture savante. Pour lui, acquérir une culture « savante » peut être utile
dans la vie quotidienne mais n’est pas une preuve d’intelligence, elle n’est que le résultat
d’une éducation.
16
DEPUSSAY Laura - 2012
I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »
« Je vois au théâtre, des collègues qui avaient une culture beaucoup plus avancée
que la mienne parce qu'elle avait commencée beaucoup plus tôt par les parents. » Il est
donc conscient que la culture savante s’acquièrt avant tout par l’éducation et non pas par
l’instruction scolaire.
Sur ce point, c’est l’acteur qui semble avoir la vision la plus claire et la plus réaliste de
l’élitisme. En effet, les remarques des autres acteurs sont beaucoup plus floues.
Émilie, des Allumés de la lanterne, évoque une image de l’artiste politique qui semble
relever d'une idée reçue:
Elle refuse l’art pour l’art et donne au théâtre un sens politique par nature. Elle parle
ici du théâtre dans sa globalité, de l’artiste en général et non pas d’un militant. Le théâtre
est donc engagé auprès des habitants selon elle. De plus, elle rejette, comme Clément,
un art complexe qui ne serait réservé qu’aux initiés. Elle parle de « réalité du monde » en
présupposant que son théâtre, lui, connaît cette réalité. Elle critique ici les hautes sphères
du champ théâtral, les grands théâtres qui fonctionnent en réseau fermé. C’est avant tout
une critique de professionnelle de théâtre, contrairement à Clément qui a exprimé le point de
vue d’un spectateur non initié aux « références » théâtrales et littéraires. On peut souligner
une différence notable entre les deux artistes, l’un, Clément, semble être issu d’une famille
de classe populaire, tandis qu’Émilie vient d’une famille de classe moyenne, militante et
déjà attachée au théâtre.
Chacun porte le discours de sa classe sociale. Clément par exemple a un discours très
précis sur la volonté de clarté des œuvres mais Émilie, elle, a une connaissance plus grande
des théories de l’éducation populaire, une plus grande conscience aussi de la réalité du
milieu professionnel. Le fait qu’elle utilise un vocabulaire plus vague et des mots tels que
« cité », « vrais gens », montre qu’elle connaît les tendances du théâtre politique actuel.
Clément, lui, a une vision plus personnelle, plus individuelle de ce que devrait être un théâtre
non-élitiste.
A ces remarques s’ajoutent celle d’Alexis, de Taxi Brousse, qui se rapprochent plus
de celles d'Émilie. En effet, il reprend l’idée d’être « au cœur de la cité » en revendiquant
que sa troupe est auprès des gens, il sont des citoyens avant d’être des artistes. On peut
voir encore une fois ce refus de travailler en vase clos, dans un champ qui serait fermé sur
lui-même et réservé à des professionnels : « comme il était du village les portes se sont
facilement ouvertes puisque son père, sa sœur, certaines de ses sœurs, ses oncles, ses
tantes ont tous bossé à l'usine, lui il était vraiment du village ».
Ils veut montrer ici que sa troupe est légitime d’interroger ces gens. Il veut sousentendre qu’eux ne sont pas des artistes bourgeois mais qu’au contraire ils viennent du
milieu ouvrier. Alexis parle ici d’un des comédiens de la troupe, pas de lui c’est-à-dire qu’il
revendique leur légitimité à travers un des comédiens. La légitimité est ici inversée. C’est la
classe ouvrière qui est placée au sommet. Par ce renversement, Alexis veut signifier qu’il
est progressiste et militant. Cependant, cette nouvelle échelle montre surtout qu’il appartient
à une classe supérieure car il idéalise une classe à laquelle il n’appartient pas.
Les trois acteurs luttent donc contre un théâtre qui selon eux serait réservé à une élite
tant par la complexité des œuvres que par leur position sociale.
Jouer dans un lieu alternatif, sortir du théâtre est un autre aspect de la lutte contre le
classicisme.
Jouer dans un espace qui n’est pas un théâtre c’est-à-dire un lieu qui n’est pas destiné
à l’art semble très important pour les acteurs que j’ai interrogés. Tous veulent se présenter
DEPUSSAY Laura - 2012
17
Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
comme des rebelles au sein du champ artistique, en montrant qu’ils ne sont pas attachés
au confort matériel d’une véritable salle de spectacle. Ils sont mobiles, ils s’adaptent, c’est
un autre aspect de la liberté vis à vis du dogme. Pourtant, ce choix d’espaces alternatifs n’a
pas vraiment d’objectif en soi. En effet, Vilar jouait dans des usines pour amener les théâtre
à des gens qui ne pouvaient pas se déplacer et ainsi former des citoyens. Ici, c’est avant
tout la fierté de montrer leur propre capacité à s’ouvrir qui est mise en avant.
Alexis dit par exemple: « on est pas forcément dans les théâtres conventionnels on
peut être aussi sollicités par des gens qui s'intéressent en dehors du secteur culturel à cette
thématique.[...] on a joué dans une salle des fêtes complètement miteuse pleine à ras bord ».
Le fait de jouer dans un lieu non conventionnel est une preuve pour lui qu’ils jouent
pour des personnes autres que des programmateurs de théâtre. Leur travail reste très
symbolique car les usines dans lesquelles ils ont joué sont aujourd'hui désaffectées, c’està-dire qu’elles ne sont plus des lieux de travail. C’est donc un travail sur la mémoire qui est
privilégié plutôt qu’une volonté pratique d’attirer de nouveaux publics.
Émilie elle, montre ici que le théâtre doit être mobile pour atteindre des personnes qui
ne vont pas forcément au théâtre. Cette fois, le fait de jouer dans d’autres lieux semble
appartenir à une véritable volonté de démocratisation de l’art dramatique:
Ici, les spectacles sont crées dans le but de pouvoir être représentés dans d’autres
lieux que des salles de spectacle. En effet, les créations des Allumés de la lanterne
nécessitent très peu de décors et d’installations lumineuses. Cet aspect est d’ailleurs l’une
des principales revendications en matière de communication et de diffusion de l’association.
Il faut tout de même nuancer ce discours, car c’est pour le moment surtout par manque de
financement et de contacts que les Allumés jouent peu dans des théâtres.
Un autre aspect de la mobilité est celle des personnes elles-même. C’est une des
différences qui séparent les petites structures telles que Taxi Brousse ou les Allumés de
la lanterne d’un côté et le TNP ou le Théâtre de l’Opprimé de l’autre. Lise Holin, de Taxi
Brousse, est fière de dire que les tâches sont réparties entre tous les membres de la troupe,
il n’y a pas de hiérarchie entre eux:
« Chez nous il y a tout le monde qui fait tout, le montage, tout le monde a une tâche
à faire. Il y a pas de différence. »
Ainsi, elle se revendique d’un théâtre populaire et subversif en montrant que tous sont
égaux et qu’ils ne sont encore une fois pas enfermés, ils sont libres.
Si l’absence de hiérarchie semble avoir du sens pour ces structures, elle semble
cependant ne pas avoir d’impact pour Clément du TNP. Il insiste très peu sur ce point et
affirme même ne pas pouvoir me parler de la programmation puisqu’il n’y participe pas. Il
n’a aucune gêne à l’affirmer et pour lui ni la taille de l’établissement ni son administration
ne semblent avoir d’impact sur le fait qu’il soit populaire.
Ces différences nous montrent bien la difficulté à faire la part entre les véritables
convictions politiques et les contraintes matérielles que les acteurs transforment en volonté.
En effet, en écoutant leur discours il semblerait qu’ils aient tous toujours choisi et le lieu où
ils allaient jouer, installer leur compagnie alors qu’en réalité ils sont peu à avoir le choix.
Par exemple, Taxi Brousse, étant subventionné par la ville de Quetigny, loue à la
municipalité leurs locaux, Clément Morinière est employé permanent au TNP, il n’a donc
pas non plus choisi son lieu de travail. Enfin les petites compagnies jouent aussi beaucoup
dans des lieux non conventionnels car elles sont refusées dans les grands théâtres qui ne
reçoivent que des troupes de renom.
18
DEPUSSAY Laura - 2012
I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »
Il était important d’insister sur ce point mais cela ne signifie en rien que toutes leurs
convictions sont issues de difficultés matérielles.
En effet, le troisième aspect de lutte contre le théâtre dominant est une profonde
croyance en la démocratisation du théâtre.
Clément bien que prétendant venir d’une classe populaire a intégré de nouvelles
valeurs propres au champ artistique ou du moins à un champ de classe dominante :
« [il veut] amener aux populations locales une espèce de culture quand même. »
Il n’a pas conscience de son jugement, il ne voit pas qu’il parle de ces « populations
locales » comme si elles étaient des indigènes dépourvus de toute culture. Cependant il
croit aux vertus du théâtre et de la littérature pour tous. Il croit à l’importance de l’art pour
la vie quotidienne et tente de le diffuser le plus possible.
Lise, elle, a plus conscience que les barrières sont autres qu’économiques, il existe
une barrière sociale et culturelle. Cependant, elle croit également au théâtre populaire, à la
démocratisation bien qu'elle soit gênée par les politiques culturelles de diffusion de l’art.
Elle croit en la démocratisation, elle revendique un théâtre subversif, populaire mais
elle est plus lucide sur l’échec des politiques actuelles. C’est la seule à dire cela car venant
d’une famille « ouvrière et très communiste » elle a un discours qui se détache des autres.
Elle a un regard plus critique vis à vis des politiques culturelles qu’Alexis par exemple, qui
fait pourtant partie de la même troupe.
C’est d’ailleurs une autre différence entre les petites compagnies et les grandes, les
discours sont plus variés au sein des premières. En effet, le TNP et le Théâtre de l’Opprimé
ont un discours plus uniforme du au poids de leur histoire, à la hiérarchisation de leur
structure mais aussi du au fait qu’ils ont chacun une troupe permanente c’est-à-dire que les
même comédiens jouent ensemble à long terme.
Tous ces théâtres revendiquent donc une grande liberté vis à vis du champ théâtral
ou du moins des règles et élites de l’art contemporain ainsi que des mouvements
artistiques classiques. Cependant malgré cette apparence d’indépendance leurs définitions
du politique et du populaire restent bien souvent dans la continuité de celles de Brecht,Vilar
et Boal, mélangeant parfois les trois théories.
b) La difficulté à se détacher des auteurs traditionnels
Il est tout d’abord important de marquer une différence entre le TNP et le Théâtre de
l’Opprimé d’une part et Taxi Brousse et les Allumés de la lanterne d’autre part. En effet les
deux premiers ont été conçus et construits par les auteurs Jean Vilar et Augusto Boal et les
théâtres se revendiquent encore aujourd'hui de leurs théories sur le théâtre. Le TNP défend
toujours aujourd'hui un théâtre décentralisé et accessible au plus grand nombre.
Le TNP est donc immédiatement associé, pour les acteurs, à l’action de son créateur et
bien que le théâtre semble changer, s’adapter à chaque directeur, l’objectif premier reste le
respect du populaire. A aucun moment le discours de Clément ne se dirige vers l’esthétique
pure, l’attention portée au public est elle, très présente.
De même que le TNP est attaché à la théorie de Jean Vilar, le Théâtre de l’Opprimé est
l’application quasi directe du livre d’Augusto Boal. Cependant, le Théâtre qui est situé à Paris
est comme son nom l’indique un vrai théâtre c’est-à-dire que si les ateliers de théâtre-forum
ou plus rarement de théâtre invisible se font à l’extérieur de l’établissement, la compagnie
aime jouer régulièrement des pièces plus classiques (dans le sens où le thème est bien
DEPUSSAY Laura - 2012
19
Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
souvent politique mais la mise en scène est elle classique). Le fait d’alterner théâtre-forum
et théâtre politique plus brechtien dirais-je semble avoir été au départ un parti-pris de Rui
Frati, aujourd'hui revendiqué par le reste de l’équipe.
Taxi Brousse et les Allumés de la lanterne, deux petites compagnies locales, assez
15
récentes ne se sont pas construites sur des théories. Elles ne se définissent pas comme
des théâtres politiques ou populaires par nature. Cependant, les directeurs de ces deux
associations disent être attachés à certains auteurs sans que pour autant cela influe sur le
reste des comédiens des compagnies.
Par exemple, Alexis assure que la pièce Métallos et Dégraisseurs est inspirée de Brecht
quand Lise affirme ne pas aimer cet auteur et ne fait aucune référence à lui en parlant de
la même pièce. De la même façon Émilie aux Allumés fonde tout le projet pédagogique de
l’association sur l’éducation populaire mais elle est la seule des enseignants et de la troupe
professionnelle à s’en réclamer.
Mais quelques valeurs restent tout de même communes à tous les membres de ces
structures. Le « théâtre pour tous » de Vilar et le fait de créer un lieu « chaleureux et
16
convivial » reste l’élément fondateur des Allumés de la lanterne. De même chez Taxi
Brousse les techniques de Brecht telles que les pancartes explicatives sont les principaux
éléments que mettent en valeur les comédiens de Métallos et Dégraisseurs comme gage
de clarté et d’accessibilité.
Bien que toutes les compagnies prétendent être libres de toutes règles, le théâtre
politique a été profondément marqué par Brecht et Vilar pour la majorité d’entre eux. Boal
reste un auteur à part car sa théorie remet en cause les codes de l’art dramatique de manière
bien plus radicale que les deux autres. De plus, Augusto Boal a été connu plus tardivement
en France.
Si la défense du populaire et de certaines techniques sont en conformité avec ceux des
auteurs, qu'en-est-il du politique?
La pièce de Taxi Brousse Métallos et Dégraisseurs se dit inspirée de Brecht, l’objectif
n’est pas vraiment d’attiser une flamme révolutionnaire chez les spectateurs mais de
respecter un devoir de mémoire, semble-t-il beaucoup plus à la mode.
De façon générale, sans oublier les exceptions, les objectifs restent très individualisés,
personnels. Aucun des théâtres que j’ai interrogé ne prétend vraiment changer la société
préférant des termes plus contemporains, tels que théâtre « citoyen » ou « de la cité ».
Ce début de XXIe siècle sonnerait-il la fin d’un âge d’or, la fin d’une époque où le théâtre
politique était un outil de la révolution par opposition à l’art bourgeois?
B) Le refus du politique
Le politique est, en général, perçu comme une activité de l'Homme citoyen. Tout théâtre
serait politique selon cette définition. Pourtant, certains acteurs refusent ce mot tout en
prétendant s'attaquer au « système » ou lutter contre un champ artistique classique. D'autres
prétendent parler des « Affaires de la cité » sans pour autant mettre ces questions en
15
16
20
Taxi Brousse a été crée en 1996 et Les Allumés de la lanterne en 2007
Emilie Treynet, entretien 19 Mars 2012
DEPUSSAY Laura - 2012
I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »
débat. Aucune des définitions du politique données en introduction ne semblent a priori être
acceptées par les artistes. Est-ce le refus d'un mot ou le refus d'un combat?
1) La fin du théâtre révolutionnaire?
Les trois auteurs étudiés revendiquaient, avant leur art, d'être des théâtres politiques. Ils
ont voulu transformer le théâtre et l'ordre établi.
a) La fin d'un âge d'or?
On ne peut pas douter que Vilar, Brecht et dans une certaine mesure Boal ont marqué le
théâtre politique français du XXe siècle. Ils ont a leur manière changé les codes du théâtre.
Nous avons vu que Brecht est devenu incontournable au tournant des années 1950
puis après 1968. Ce théâtre militant, de classe, est porté par des mouvements politiques,
il représente une lutte contre le capitalisme. Avec la Guerre Froide et en France la
puissance des mouvements d’extrême gauche de 1968, la théorie de Brecht était à son
apogée. Le théâtre accompagne les mobilisations militantes. Dès 1969, André Benedeto
17
propose un théâtre marxiste qui « s’échine à plonger le brechtisme dans Mai 68 » . Si
la « distanciation » va être peu à peu abandonnée pour privilégier le point de vue des
comédiens, le théâtre reste avant tout un outil de lutte.
De plus en plus, les troupes veulent se détacher de l’image avant-gardiste du théâtre
militant. Ce n’est pas le théâtre qui est à l’origine de la lutte sociale, il ne la provoque pas
mais l’accompagne.
Tous ces théâtres bien que différents de ceux de Brecht s’inspirent de son œuvre pour
18
la valoriser ou la contester.
Si Vilar a été l’objet de nombreuses critiques, Olivier Neveux note que c’est grâce à lui
que nombre d’acteurs militants ont pu eux-même avoir accès au théâtre.
Il souligne que « l’importance du TNP dans la découverte du théâtre par nombre d’entre
eux [les militants post-68] est par ailleurs évidente ».
Vilar a donc vraiment ouvert le théâtre à de nouveaux publics. Sa volonté d’un théâtre
de service public n’est pas resté qu’une théorie.
Boal reste celui qui a le plus radicalement changé le théâtre politique et l’art dramatique
de manière générale. Son théâtre de l’Opprimé est de plus en plus utilisé par de nombreuses
troupes en France. Il propose à la fois un théâtre pour tous puisqu’il est destiné à des « nonacteurs » et un théâtre militant. Il veut changer la société et donner aux opprimés les clés
pour lutter contre les dominants quels qu’ils soient, tout cela grâce à une forme théâtrale
inédite.
Les trois auteurs semblent donc parfaits, des révolutionnaires (chacun à leur manière)
qui ont réussi dans leurs projets et qui ont transformé le théâtre si ce n’est la société
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Olivier NEVEUX, Théâtres en lutte, le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd'hui, La Découverte, Paris,
2007, p98
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« Dans l'immédiat après-guerre, l'expression « théâtre politique » semble principalement s'ordonner autour des propositions
brechtiennes – que cela soit pour les adopter, les adapter ou les réfuter. » Olivier NEVEUX, Théâtres en lutte, le théâtre militant en
France des années 1960 à aujourd'hui, La Découverte, Paris, 2007, p15
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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
française. Pourtant, si l’on veut parler d’Age d’Or du théâtre politique, il ne faut pas en oublier
la part de mythe et d’idéalisation.
Le but de ce travail n’est pas d’opposer les grands auteurs du théâtre vraiment politique
et vraiment populaire au travail actuel de comédiens qui se trouveraient à l’âge de fer. Il
n’y a pas d’âge d’or ou du moins chaque époque a le sien. Nous nous imaginons toujours
que les années précédentes étaient meilleures, pour le théâtre comme pour l’éducation
populaire par exemple. Bien que le « politique » ou le « populaire » soient des mots passepartout aujourd'hui, cela ne signifie pas qu’ils aient avant été parfaitement représentés. Il
est nécessaire, donc, de nuancer cette idée d’Age d’Or du théâtre politique.
Brecht est incontournable mais comme je l’ai dit plus haut, les comédiens se sont
détachés petit à petit de l’avant-gardisme. Brecht est issu d’une famille bourgeoise , il
propose d’enseigner à la classe ouvrière comment faire la révolution. S’il était sincère, il
reste dans un théâtre d’avant-garde, un éclaireur pour la masse inculte que représentent
les ouvriers. En effet, il suffit de lire une de ses pièces pour voir qu’il reste très classique
dans sa manière d’écrire. Il ne s’agit pas non plus d’affirmer que pour être populaire il faille
écrire des pièces dans un langage familier afin que tout le monde comprenne. Cependant,
en voulant montrer aux ouvriers, Brecht fait preuve de racisme de classe, il estime que lui
détient la vérité et infantilise ainsi les classes travailleuses.
Lise Holin montre cela dans son entretien.
Lise montre que l’auteur allemand appartient à une autre époque qui selon elle est
loin d’être un âge d’or. La distanciation semble interdire l’humour et bloquer l’écriture
dans un ton solennel et difficile d’accès. Brecht est un auteur que l’on étudie, un auteur
« classique ». Clément Morinière affirmait la même chose mais lui défendait la cause des
œuvres classiques. Brecht ne représente donc plus aujourd'hui la subversion et encore
moins la révolution. Il reste dans une vision classique du communisme, tel que Lénine dans
Que Faire où c’est l’avant-garde éclairée qui va apporter la lumière aux masses afin qu’ils
puissent ensuite faire la révolution. Il n’y a pas d’auteur éternel, pas de personnalité qui
sache traverser les âges en restant intact. Si Bertolt Brecht a marqué le théâtre, il ne faut
pas oublier qu’il appartenait à une certaine époque où les mouvements communistes étaient
en plein essor. Si l’on joue ses pièces encore aujourd'hui c’est qu’elles sont sans cesse
adaptées.
La question du populaire semble encore plus importante lorsque l’on parle de Jean Vilar.
Le TNP a-t-il jamais été populaire? Il a permis d’ouvrir le théâtre à de nouveaux spectateurs,
certes, mais à qui?
Dans la société des années 1950, le théâtre qui était avant réservé aux classes les plus
hautes s’est ouvert aux classes moyennes, aux étudiants de plus en plus nombreux.
Mais le théâtre n’est pas pour autant devenu une activité de loisir comme une autre.
S’il a certes fait un grand bon il est comparable à celui de Mai 68, il correspond à un
changement de société plus général où la nouvelle génération revendique ses droits par
rapport à une société jugée archaïque. La société évoluant on a aujourd'hui montré l’échec
de la décentralisation des
pratiques culturelles car si elle permet en effet de réduire la barrière économique qui
empêchait certains d’aller au théâtre, elle ne remet pas en question la barrière culturelle.
La politique culturelle de Malraux refusait toute idée de médiation entre les oeuvres d’art
et le public pensant que si l’accès géographique était facilité alors tout le monde pourrait
aller au théâtre ou au musée.
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DEPUSSAY Laura - 2012
I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »
Cependant, comme le soulignait déjà Jean-Paul Sartre très peu de travailleurs allaient
au TNP. Bien que ces nouveaux spectateurs ne pouvaient être désignés comme des
bourgeois par leur capital économique, ils détenaient déjà un certain capital culturel.
On en revient encore à la question de la définition de « populaire ». Si Vilar a certes
ouvert l’art à de nouveaux spectateurs peut-on dire qu’il a été pour autant populaire, que ce
soit au sens de « tout le peuple » ou celui plus restreint de la classe ouvrière?
Je ne veux pas répondre à cette question de manière définitive mais souligner que si
l’on dit que le TNP d’aujourd’hui ne vaut pas celui de Vilar, celui-ci était déjà remis en cause
à son époque et l’on voit que la décentralisation à laquelle il a participé n’a pas empêché la
reproduction des inégalités en matière de pratiques culturelles.
La fin de l’Age d’Or est particulièrement présente dans l’imaginaire collectif lorsque l’on
parle du TNP, comme le montre Émilie.
Émilie symbolise bien la vision que nous avons du TNP: un théâtre qui était populaire
et qui échoue aujourd'hui.
Mais ce que je veux souligner ici c’est que la vision que nous avons de la bourgeoisie
a changé depuis les années 1950. Ce que Vilar appelait populaire il y a soixante ans
correspond sûrement, en partie du moins, aux « bobos » qu'Émilie évoque.
Le TNP a-t-il vraiment changé de public depuis sa création?
Je laisse la question en suspens mais il est certain en tout cas que le Théâtre de Jean
Vilar ne doit pas être idéalisé. S’il a certes participé à la décentralisation, le TNP n’a pas
brusquement sombré dans l’embourgeoisement à la seconde où Vilar en a abandonné la
direction.
Enfin, si Boal a été une véritable rupture dans la forme qu’il a donné à son théâtre
en critiquant Brecht notamment, il ne faut lui non plus pas l’idéaliser. L’idée « d’opprimé »
est plus vague, plus floue que celle de classe ouvrière car elle prétend réunir toutes les
personnes qui subissent des discriminations. Comme Brecht cependant, il vient d’une
famille aisée et Rui Frati assure que s’il ne s’était pas retrouvé en exil sans troupe, il n’aurait
peut-être jamais créé ce théâtre. De plus, certaines de ses formes ont dès le début et encore
aujourd'hui été remises en cause, comme le « théâtre invisible ». Des comédiens provoquent
un débat dans un lieu public sans jamais révéler qu’ils sont acteurs, les participants ne
savent donc jamais qu’ils sont en train de jouer. Comment alors prendre conscience de son
oppression, comment changer la société?
Rui Frati apprécie peu cette forme.
Olivier Neveux semble voir dans le théâtre de Boal l’exemple d’un théâtre radicalement
différent des autres, qui semblerait avoir échappé aux critiques, il le montre comme le dernier
élément qui viendrait refermer un Age d’Or du militantisme artistique.
L’auteur de Théâtres en lutte représente d’ailleurs bien cette vision actuelle d’un théâtre
véritablement militant jusque dans les années 1970 qui a petit à petit sombré dans le
politiquement correct.
Si, je vais en parler par la suite, sa vision du théâtre actuel est pertinente, il a tendance
à idéaliser le théâtre de la seconde moitié du XXe siècle. Il a un discours assez binaire,
entre le théâtre du passé et celui du présent, le théâtre qui était inscrit dans une vraie lutte
et celui qui est flou et consensuel. En voulant se présenter comme défenseur d’un théâtre
militant selon lui « déprécié ou ignoré » il veut « s’opposer à l’oubli [et] tenter d’ouvrir des
pistes pour le théâtre militant d’aujourd’hui » comme ci celui-ci avait perdu de sa richesse.
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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
Si mon analyse va dans son sens, il est nécessaire, je crois de ne pas élever les théories
de Brecht, Vilar et Boal à une sorte d’Age d’Or perdu du théâtre politique.
Elles ont profondément marqué le champ artistique français mais elle doivent
désormais être adaptées à une société où le mot même de « politique » est devenu tabou.
b) Le refus du « politique », un symbole du XXIe siècle?
Un théâtre politique qui ne dit pas son nom peut-il vraiment être politique?
Comme je l’ai dit en introduction la politique est souvent synonyme de politiciens, de vie
politique partisane et c’est cet aspect que rejettent la plupart des acteurs que j’ai interrogé.
Les acteurs ne distinguent pas les différents sens du politique et préfère parler de
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théâtre « social » ou « citoyen », « de la cité » . La politique semble automatiquement
connotée à l’exercice du gouvernement ou des partis politiques comme le dit Émilie:
« parce que la politique c'est sensé changer la face du monde, prendre des décisions
pour ce qu'on veut demain ». La politique c’est l'État, c’est l’organisation politique en partis
ou syndicats. Elle ne perçoit pas la politique comme une mise en débat. Ce qui questionne,
provoque la discussion n’est pas politique mais seulement des prémices à celle-ci. La
politique c’est ce qui change la société, c’est ce qui se fait à grande échelle, c’est ce qui
est légitime. Il existe un théâtre politique, bien qu'Émilie ne prononce encore une fois pas
le mot, mais ce sont des auteurs comme Ariane Mnouchkine, pas ce qu’elle même peut
faire à Lyon.
Elle ne considère donc pas ce qu’elle fait comme politique alors que, comme tous ceux
avec qui j’ai parlé, elle savait que je travaillais sur le théâtre politique.
C’est cette contradiction qui m’intéresse: accepter de parler en tant que théâtre politique
et populaire mais refuser le premier de ces termes.
Le premier seulement car l’aspect populaire est beaucoup plus accepté par les acteurs.
Mais au lieu d’être l’un des constituants du théâtre politique il en devient très souvent un
synonyme.
Il ne s’agit plus de se demander si un théâtre politique peut être vraiment populaire mais
si ces théâtres qui se disent populaires sont politiques. Il est vrai qu’il n’est pas nécessaire
de parler de politique pour l’être, la forme ou le rapport aux spectateurs peuvent faire d’un
spectacle une œuvre militante. Cependant, il y a toujours un propos qui doit être défendu
et c’est ce discours que j’ai étudié afin de comprendre ce que ce refus du politique cachait.
Tout d’abord, le plus flagrant est la place donnée à l’individualisme. Le politique est
sensé concerner toute la société, la chose publique. Un mouvement politique est une
manifestation collective comme le montrent les différents auteurs étudiés. Un théâtre
politique dans ce cas devrait permettre aux citoyens, aux ouvriers, aux opprimés de changer
l’ordre établi.
Pourtant, bien que le mot « citoyen » soit souvent prononcé par les acteurs, les objectifs
ont bien souvent une dimension personnelle. Il s’agit souvent de dépassement de soi,
de confiance en soi parfois pour vivre en collectivité mais c’est aspect est en général
secondaire. Le théâtre appartient certes à la cité, il est politique. Mais ce serait oublier le
second aspect de cette définition du politique: « qui met en débat ». Bien que l'art n'ait pas
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Lise Holin, entretien 12 Avril 2012
Emilie Treynet, Rui Frati
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I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »
ici pour but une révolution, ce qui est politique doit discuter des choses de la cité. Il n' y a
rien de « citoyen » à une pratique qui est avant tout tournée sur l'individu.
Clément affirme que le théâtre aide les spectateurs à « mieux comprendre leur
fonctionnement, le fonctionnement social, des choses très personnelles, d'épanouissement
personnel ».
Il s’agit ici de « comprendre » et non pas de changer c’est-à-dire de s’insérer à la société
et non de la transformer.
Le politique n’est pas dans le questionnement sur le monde environnant. Le théâtre
aide le spectateur à acquérir une culture légitime. Encore une fois, l’objectif n’est pas de
renverser les dominants ou de briser la reproduction des inégalités mais de se fondre dans
la société.
Émilie revendique un théâtre d’éducation populaire, un théâtre « citoyen ». Pourtant,
sa lutte semble d’abord tournée contre le théâtre contemporain « d’art pour l’art ». Avant
d’être un mouvement politique c’est un combat de professionnelle du spectacle. Il existe
bien une dimension collective mais qui semble ne pas s’assumer complètement. Émilie fait
un théâtre qui n’est « pas juste de l'art pour l'art, mais parce que les outils de la danse, du
théâtre, du clown ou la chanson peuvent être utiles pour leur quotidien, pour son bien-être,
pour travailler ensemble en entreprise. »
Encore une fois l’idée de changer l’ordre établi n’est pas présente. Cette formation
semble plus scolaire, il faut apprendre à être un bon citoyen, à faire preuve de civilité, à
savoir vivre en collectivité.
Même Rui Frati du Théâtre de l’Opprimé, basé sur un idéal de changement des rapports
de domination, parle du théâtre comme un « moyen d’expression » mais sans expliquer
dans quel but. S’exprimer pour quoi?
L’idée de collectivité est présente chez certains des acteurs mais elle reste en
suspens, elle reste enfermée dans le champ artistique. Le théâtre accompagne rarement
un mouvement politique concret.
Alexis et Lise de Taxi Brousse affirment jouer au sein d’usines, parfois en grève, ils
soutiennent leur mouvement, il existe donc bien une dimension collective. Le spectacle
Métallos et Dégraisseurs a avant tout un rôle de mémoire, mais il prétend rallumer les
consciences, raviver la colère de ces ouvriers. Cependant, même au sein d’une telle troupe,
la peur du politique reste présente ainsi que l’idée que ce n’est pas le théâtre qui peut
changer les choses.
Alexis affirme :
Le théâtre est un « écrin » c’est-à-dire qu’il est fermé, figé. Quand j’ai demandé à Lise
ce qu’ils faisaient contre le fait que les spectateurs étaient toujours les même, elle répond:
« Je pense que c'est pas une compagnie qui peut remédier à ça, c'est très délicat. » A la
même question Alexis affirme: « c'est la difficulté récurrente à laquelle la ville trouve pas
de solution et il y en a pas. »
Il existe donc bien un théâtre qui accompagne encore aujourd'hui les luttes politiques
mais il ne semble pas y prendre part, il reste un regard extérieur et non un acteur de
ce mouvement. Lise dit par exemple: « La semaine prochaine on va peut être aller sur
d'Arselor-Mital, là où il y a tous les mouvements de grève. On y va en tant que bénévoles
on va donner le spectacle. Ça pour moi c'est génial, c'est mythique. »
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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
Elle est ravie mais c’est comme si elle-même allait assister au spectacle de la grève.
Bien que venant d’une famille militante, elle ne semble pas penser que le théâtre puisse
être une forme de lutte. Le théâtre peut s’adresser aux militants, avoir un discours militant
mais n’est pas lui-même un militant. L’art dramatique reste avant tout un art, même s’il peut
être un « outil » comme le disent Émilie Treynet et Rui Frati.
Les acteurs ont une conscience politique mais distingue leur travail artistique de leurs
opinions. Les deux sont rarement totalement mêlés.
Un autre aspect qui montre le pouvoir de l'école française est la dimension éducative.
Bien que certains se revendiquent de l’éducation populaire, l’idée d’enseigner comme
à l’école est très présente. Nous l’avons vu avec Clément Morinière, Taxi Brousse
le revendique également. Métallos et Dégraisseurs est aussi une sorte de théâtredocumentaire mais qui ne provoque pas un sentiment de rage, il apprend, il raconte.
Alexis ajoute : « il y a aussi une autre dimension c'est que tous les gens qui connaissent
pas le milieu ouvrier le voient comme une espèce de découverte euh aussi comme il y a
des gens qui nous disent , eh bien au contraire j'ai appris plein de choses. »
On ne perçoit pas clairement à quoi servent ces informations, ces connaissances.
Ce flou représente le théâtre politique contemporain selon Olivier Neveux qui dit que
« revendiquer de faire du « théâtre politique », « citoyen » ou autres équivaut dès lors,
souvent, à recouvrir son activité d'un voile certes gratifiant mais flou. Le théâtre politique
reste une abstraction s'il ne sait répondre à la question: « militant pour quoi? » »
Cette remarque correspond tout à fait aux acteurs des différentes troupes. Certaines
compagnies comme les Allumés de la lanterne ou Taxi Brousse parlent de thèmes politiques
dans leurs pièces mais ce sont des thèmes assez généraux sur le « système » en général
ou sur l’avenir de notre planète. Ces valeurs à la mode sont consensuelles et ne trouvent
pas beaucoup d’opposition. Contrairement à la révolution à laquelle rêvaient Brecht ou Boal,
les acteurs du champ théâtral actuels ne semblent pas attachés à une lutte bien précise,
concrète.
Alexis affirme que leur pièce Les Entreprenants, sur le monde du travail, est « une
attaque très forte du système » mais qu’il juge en même temps difficile d’accès et assez
violente.
De même Émilie, dans Exode décrit sa création comme sa première œuvre politique:
« Le propos c'est où on va si on ne fait rien pour notre planète, si on continue à surconsommer, à pas se regarder. Donc là je me suis rendu compte, qu'il avait été reçu comme
un spectacle politique là où moi, il y avait un propos mais j'avais essayé de faire quelque
chose de beau. »
La protection de la planète est un thème général à la mode. Émilie affirme faire du
théâtre politique sans s’en rendre compte puisque avant de s’inscrire dans un mouvement
politique c’est l’esthétique de la pièce qui l’intéresse. En voulant montrer qu’elle a un
discours politique quasi naturel du à son éducation, elle montre également que l’objectif
premier de ses œuvres n’est pas d’être politique mais d’être de l’art. Bien que se voulant
subversifs, les acteurs appartiennent bel et bien au champ théâtral et le revendiquent sans
le vouloir.
Peut-on donc être politisé sans le vouloir?
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I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »
Le théâtre engagé contemporain a peur du politique, il est individualiste et ne s’inscrit
plus dans les luttes mais se contente de les observer et de les figer. Il s'insère à la cité sans
la transformer ou même la mettre en débat.
Cette image n’est pourtant qu’un aspect de ce théâtre du XXIe siècle.
En effet, si les spectacles en eux-même ne sont pas attachés à une pratique militante,
certaines structures permettent à la pratique amateur de se développer, pour les enfants
notamment, pratique qui paraît plus inscrite dans la vie quotidienne. Ce dernier aspect du
théâtre militant n’est pas du tout pris en compte par l’auteur de Théâtres en lutte.
Le terme « politique » est certes absent du discours des compagnies et les valeurs
qu’elles défendent,souvent à leur insu, sont plus que conformes à notre société.
Pourtant, ces nouveaux théâtres ont choisi un autre terme pour se désigner: théâtre
« citoyen ». Ils revendiquent encore aujourd'hui leur attachement à des idéaux politiques.
Ces derniers sont-ils vraiment nouveaux ou sont-ils un ersatz des idéaux du XXe siècle?
Tous les théâtres sont-ils « citoyens » de la même manière? Quels actes se cachent
derrière les discours? S’agit-il vraiment d’une nouvelle théorie du théâtre politique qui
viendrait remplacer celles de Brecht, Vilar et Boal?
Être « citoyen » avant d’être militant au sein d’un parti ou d’un syndicat est le nouveau
mot d’ordre de ces théâtres contemporains.
2) Une nouvelle forme de théâtre politique?
Le théâtre de la cité aurait donc remplacé le théâtre révolutionnaire. Nous allons voir quelles
sont les caractéristiques de cet art « citoyen ».
Pourtant, cette nouvelle définition a-t-elle de vraies répercussions dans le champ
social?
a) Un théâtre « citoyen »
Deux dimensions ressortent de ce nouveau théâtre : former de futurs citoyens capables
d’agir dans leur société et l’idée de se mettre au service des gens.
La première dimension est surtout défendue par Les Allumés de la lanterne et d’une
certaine manière par le Théâtre de l’Opprimé. Nous parlerons plus amplement de ce dernier
dans la seconde partie.
Émilie Treynet défend un projet d’éducation populaire à travers les ateliers de théâtre
proposés aux adultes mais surtout aux enfants. En effet, l’idée de former des citoyens
est bien plus présente lorsqu’elle parle des cours pour enfants. Si pour les adultes l’idée
d’enseignement reste très scolaire et parfois avant-gardiste, pour les enfants le projet
semble plus alternatif.
Elle définit ces ateliers comme un moyen de défendre «des valeurs d'éducation
populaire donc l'accessibilité de la culture et des moyens culturels pour tous.
L'épanouissement personnel mais aussi le fait d'être citoyen à part entière. »
Si l’aspect individualiste est très présent, elle défend pourtant une dimension collective.
Il est certain que l’idée d’intégration est également présente mais Emilie distingue tout
de même ce qui serait faire preuve de civilité et être citoyen. Bien qu’elle ne parle pas de
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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
« politique » de manière spontanée, le but des ateliers est avant tout de créer un groupe
capable de s’auto-organiser au sein duquel chaque enfant puisse exprimer son opinion et
participer à un débat. Émilie ne se contente pas de proposer un atelier démocratique, qui
dans ce cas resterait très scolaire, l’objectif n’étant pas de choisir des représentants ou voter
la meilleure solution mais d’arriver à un consensus et créer un projet commun sans que
l’animateur ne décide de rien.
Émilie explique sa démarche :
Il ne s’agit donc pas d’enseigner comme à l’école mais bien d’accompagner l’enfant
dans son propre projet. c’est là que le théâtre devient politique dans sa volonté de proposer
quelque chose d’autre, qui remet en cause l’apprentissage habituellement donné aux
jeunes. Elle dit d’ailleurs que « si à l'école on apprend à discuter, débattre à pas forcément
être d'accord, faire des concessions, dans nos vies d'hommes et de femmes, de citoyens,
citoyennes , ça devrait vachement mieux se passer. » On voit que le travail qu’elle fait avec
les enfants est politiquement plus assumé car elle est consciente que l'École républicaine
a des problèmes.
Elle montre, sans le formuler clairement, que c’est par l’apprentissage non scolaire qu’il
est possible d’intégrer des connaissances. Elle affirme que c’est par ce type d’enseignement
que l’enfant prendra plus tard pour naturel sa capacité à vivre en communauté.
Émilie propose ici la démarche inverse de dé-construction des mécanismes sociaux
prônée par Pierre Bourdieu car elle ne s’adresse pas à des adultes. Elle veut créer un
habitus commun à tous les enfants et non pas s’adresser à des adultes qui ont déjà intégré
les règles de leur champ social.
Si la pièce Exode traite de manière plus consensuelle la dégradation de
l’environnement, les créations destinées aux enfants semblent se rapprocher du projet
brechtien bien que beaucoup plus légèrement. L’objectif est, tout en divertissant les jeunes
spectateurs, de s’adresser à eux comme à de futurs adultes. Les pièces parlent certes de
thèmes assez généraux : amour, tolérance, découverte de l'Autre,etc. Cependant, ce n’est
pas tant le sujet des œuvres qui en fait des objets politisés mais bien leur forme.
Émilie dit elle-même:
C’est à travers l’observation tout au long de l’année que j’ai pu remarquer que les projets
à destination des enfants sont plus aboutis et plus assumés que ceux en direction des
adultes. Émilie avoue même se sentir plus en confiance lorsqu’elle crée pour les jeunes.
Ce type de théâtre n’est pas politique par le thème ou la forme mais par la pratique
comme chez Boal sauf que les Allumés se détachent de lui car ne révolutionnent pas les
codes du théâtre. C'est un théâtre militant mais par la pratique. C'est le but donné au théâtre
qui change et ce comme chez Boal : le théâtre est un outil et à la fois une fin en soi. On
apprend les techniques du théâtre, la représentation (théâtre classique) mais la construction
de cette pièce est faite par les enfants eux-même. Ce n’est pas un texte d'auteur appris par
cœur, ils ne sont pas dirigés strictement par un metteur en scène.
Donc Émilie n’est pas dans la stricte lignée d'un auteur, elle mélange les trois. Elle veut
créer un théâtre pour tous (Vilar). Certaines créations ont des thèmes politiques, afin de
faire prendre conscience au public d’une certaine réalité (Brecht). La pièce Menteurs par
exemple, critique la toute puissance de certains hommes politiques. Elle propose, enfin, des
ateliers de pratique théâtrale à des amateurs (Boal). Ces ateliers sont d'ailleurs très liés
aux représentations de la troupe professionnelle qui fait partie intégrante de cette formation
« d'éducation populaire », selon Émilie.
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I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »
Ce théâtre n’est donc ni un nouveau théâtre politique mais ne reproduit pas non plus
strictement les théories passées.
Les Allumés de la lanterne est l’exemple le plus probant qu’un nouveau théâtre politique
est peut-être né. Ce militantisme est peu théorisé, ce qui rappelle la revendication de liberté
des structures par rapport au théâtre classique.
Le Théâtre de l'Opprimé à travers Rui Frati garde l’idée que le théâtre doit changer la
société comme Brecht ou Boal mais ajoute lui aussi l’idée de citoyenneté.
S’il change le monde, le théâtre met « en question » c’est-à-dire qu’il provoque le débat
et appartient à la cité, aux citoyens. Rui se défend d’ajouter des adjectifs au théâtre qui par
nature est politique selon lui. Pourtant, il parle lui aussi de ce « théâtre citoyen » qui doit
accompagner les participants ou les spectateurs dans leur vie en collectivité.
Lise Holin elle parle de « théâtre social » qui doit se « mettre au service » des gens.
C’est la même idée. Alexis a à peu près le même discours.
Ce travail avec les « égarés » s’adresse à des personnes dites « asociales ». Ce théâtre
a une « vocation sociale » et veut montrer « comment l'action artistique peut amener des
gens en difficulté à refaire du lien social, la question de la confiance en soi, se mettre en
lumière sur une scène pour valoriser un peu des gens qui sont en échec ou qui sont en
manque de confiance ou qui sont en errance. » Le théâtre sert les citoyens dans leur vie
en société, que ce soit par son travail de mémoire, l’accompagnement d’amateurs ou de
« non-acteurs » comme chez Taxi Brousse ou le Théâtre de l’Opprimé.
Si le TNP reste plus dans une démarche d’enseignement scolaire individuelle à travers
ses pièces à « parti-pris », Clément veut lui aussi que le théâtre permette de comprendre
« le fonctionnement social ».
Le théâtre politique contemporain développe un nouvel élément,celui de la pratique
théâtrale par les non-professionnels. Boal et même Brecht avaient déjà théorisé l’utilité de
la pratique artistique comme moyen de transformer la société.
Pourtant cet aspect semble beaucoup plus développé aujourd'hui.
Mais peut-on vraiment parler d’un nouveau théâtre politique? Le fait qu’il soit très peu
théorisé, à une époque où l’éducation populaire et même le politique sont des mots utilisés
à tord et à travers, ce théâtre semble souvent vague et stérile.
Comme le dit Olivier Neveux, « le théâtre sera-t-il le lieu où l'on montre les affaires de
la cité, sa gestion (étatique)? Ou sera-t-il l'espace, l'expérience, parmi d'autres, de création
du clivage, littéralement scène politique dans la rencontre conflictuelle entre l'ordre et un
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mouvement d'émancipation? » .
Le problème est qu’en refusant d’assumer clairement leur rôle politique de
transformation de la société, l’action de ces compagnies a tendance à rester limitée. Mettre
en débat, questionner la société est certes un pas, mais pour aller où?
Nous avons vu que bien qu’ils ne se revendiquaient pas comme tels, les théâtres ont
une certaine idée de leur rôle pour la société. Le manque de structure tend à repousser la
question du « pour qui? Contre qui? » ils agissent ainsi. Former des citoyens n’a pas de fin
politique en soi si ce n’est pas pour transformer quelque chose. A quoi sert de questionner
si l’on ne sait pas avec qui on questionne et contre qui?
Ce théâtre citoyen peut-il vraiment être populaire?
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Olivier NEVEUX, Théâtres en lutte, le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd'hui, La Découverte, Paris, 2007,
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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
b) Des discours flous et une action limitée
« Le théâtre politique, celui de la politique rare, oblige à reconsidérer le statut de
l'œuvre, sa fonction sociale, ses limites, à renoncer à la pérennité universelle et
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intemporelle de l'Art, à sa prétendue subversivité « ontologique ». »
Le théâtre politique est politique avant même d’être de l’art, comme Vilar l’a dit lui-même
en laissant la direction du TNP:
« je pense que sur le plan esthétique il y avait beaucoup de reproches à nous faire,
que nous nous sommes fait nous aussi, mais je pense que sur le plan populaire alors là,
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nous avons accompli notre mission. » .
Le politique est au premier plan, c’est le premier axe sur lequel doivent travailler les
structures.
C’est cet aspect qui semble manquer aux théâtres contemporains. L’aspect politique
est secondaire, il fait partie de la compagnie mais au même rang que l’esthétique.
Seul le théâtre de l’Opprimé divise clairement la partie consacrée au politique pur et
celle dédiée à l’art. Ils sont des comédiens avant tout affirme Rui Frati, c’est pour cela qu’ils
alternent entre le théâtre-forum et le théâtre « plus classique ». Cette volonté de jouer, de
se représenter sur scène est cependant relativement nouvelle car Rui Frati explique qu’il
a du lutter contre les autres membres de la structure dans les années 1980 pour pouvoir
construire un théâtre.
Cet exemple montre que même au sein d’un théâtre qui assume son rôle politique,
l’esthétique artistique reste un élément prioritaire du travail de comédien et de metteur en
scène.
Au sein des autres établissements, politique et esthétique se mêlent sans que l’on
sache vraiment lequel des deux est le plus important : sont-ils des théâtres qui se sentent
politisés ou des militants qui agissent à travers le théâtre?
C’est en général la première solution qui domine.
A commencer par les Allumés de la lanterne où Émilie, directrice et co-fondatrice
de la structure est la seule parmi les enseignants et les comédiens à défendre le projet
d’éducation populaire de l’association. Le projet ne s’est d’ailleurs formalisé que durant la
saison 2011/2012 lors de la préparation des documents nécessaires à des demandes de
subvention. C’est la première fois qu’un projet pédagogique a été établi à l’écrit et imposé
à tous. Si le reste de l’équipe accepte cette démarche, elle est très peu ressentie par les
élèves, même en théâtre (cours donné pourtant par Émilie). Des débats sont organisés à
l’issu des spectacles, le travail de groupe est mis en place comme pour les ateliers enfants
dont j’ai parlé plus haut. Mais aucun adhérent ou presque n’a la sensation d’adhérer à une
association qui défend un projet politique. Pourquoi? Un élément de réponse se trouve sans
doute dans le fait que l’association, dans son ensemble, ne se perçoit pas comme une
structure militante. Si le politique est « naturel » pour Émilie, sans même qu’elle s’en rende
compte, ce projet reste pour le moment un engagement sur le papier.
La particularité de cette association tient à ce qu’elle crée un espace « chaleureux et
convivial » comme l’affirme sa directrice. Cet élément est en effet beaucoup plus présent et
22
Olivier NEVEUX, Théâtres en lutte, le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd'hui, La Découverte, Paris,
2007
23
30
Jean Vilar à propos de sa succession à la tête du TNP, ina.fr, Le théâtre - 05/05/1963 - 02min15s
DEPUSSAY Laura - 2012
I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »
ressenti par les élèves des différents cours. Le travail collectif n’est donc pas perçu comme
un moyen de mobilisation militante mais comme une façon de passer un bon moment avec
d’autres personnes.
Une autre contradiction est la volonté d’Emilie de proposer un art « pour tous »,
« populaire » tout en sachant que la majorité des adhérents sont des étudiants et des jeunes
travailleurs. On pourrait penser qu’elle a la même vision du « populaire » que Vilar, c’est-àdire tout le peuple et non pas seulement les classes défavorisées. Cependant, à travers son
entretien, j’ai pu remarquer qu’elle se justifie de travailler dans le premier arrondissement
de Lyon en affirmant qu’il n’y a pas que des gens appartenant aux classes supérieures.
« Déjà que le théâtre soit en presque-île, au cœur de la ville , au milieu
des gens, certes qui sont plutôt privilégiés, qui ont plutôt des pratiques
artistiques et culturelles mais pas seulement. Il y a plein de populations qui se
croisent. » (Émilie TREYNET)
On retrouve ici une définition du populaire qui représente les classes défavorisées.
Émilie se justifie durant l’entretien en revendiquant l’aspect populaire et militant de sa
structure. Ces éléments lui tiennent à cœur mais elle reste une comédienne avant tout et
l’aspect esthétique, le fait d’être « beau » reste toujours au premier plan. Cette ambivalence
entre discours et réalité semble nous entraîner dans une impasse. Un théâtre politique doit-il
vraiment abandonner toute idée de beauté? On accuse souvent l’art militant d’être un sousart par son manque de souci esthétique. Est-ce vraiment un manque de beauté ou le choix
d’un autre type d’esthétique qui n’est pas reconnu par le champ artistique?
L’association est aux prémices de ce qui pourrait être une démarche politique,
d’éducation populaire mais son action est encore limitée par le manque de précision et de
compromission de ses membres. La part donnée à l’art et celle donnée à la politique n’est
encore claire. La structure est cependant à un tournant de sa vie, l’équipe professionnelle
se renouvelle, les valeurs défendues commencent peu à peu à se clarifier. Mais dans quelle
direction?
Les Allumés représentent assez bien l’ensemble des structures et met en lumière les
différentes questions qui se posent aux théâtres contemporains.
Comment faire en sorte que le politique ne se limite pas au discours? Un théâtre
politique peut-il aussi être un théâtre d’art, d’esthétique?
Le Théâtre de l’Opprimé allie les deux mais ce ne sont pas les même publics qui
participent au théâtres-forums et qui voient les spectacles « classiques ». Est-ce une volonté
de la structure qui ne souhaite pas mêler les deux ou cela montre-t-il une nouvelle limite à
la lutte contre la reproduction des inégalités face à la culture?
La plupart des établissements affirment lutter contre le « système », veulent aider les
gens,etc. Cependant, ils se battent sans remettre en cause les mécanismes de ce système
et leurs combats restent bien souvent à la surface du problème.
Olivier Neveux affirme que « les proclamations de « résistance » si récurrentes cachent
mal des combats sans adversaires. »
C’est ce qui semble en effet représenter de nombreuses structures actuellement. Les
établissements restent dans une illusion de lutte. Ces batailles superficielles ne sont pas
forcément un problème, le politique n’étant pas la priorité pour certains de ces théâtres.
Mais elles le deviennent quand la structure se revendique comme militante.
DEPUSSAY Laura - 2012
31
Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
Le théâtre de l’Opprimé doit être mis à part car comme son action est le quasi-reflet de
la théorie de Boal, son projet est bien plus clair et relève peu de l’initiative de ses acteurs
actuels.
Il existe donc plusieurs définitions du « théâtre politique » chez les acteurs du théâtre
contemporain. Certains défendent un projet d’éducation populaire, d’autres un théâtre
« pour tous », un théâtre qui défend les opprimés mais tous se veulent « citoyens ». Ils
ne se détachent jamais totalement des théories de Brecht, Vilar et Boal mais ont pris des
libertés par rapport à celles-ci. En voulant se différencier du théâtre « classique » et montrer
leur liberté par rapport aux règles et aux mouvements artistiques contemporains, ils perdent
souvent en clarté. Y-a-t-il un champ du théâtre militant ou un agrégat de mouvements
particuliers qui échapperaient à toute structure?
Le théâtre « citoyen » reste assez flou car structures font avant tout du théâtre. Elles
l’enseignent et leurs objectifs « citoyens » étant secondaires, leur action reste limitée. Il n’est
pas si facile de s’assumer en tant que théâtre politique car il s’agit de trouver un accord
entre deux éléments qui sont par nature différents. Seul Rui Frati affirme que le théâtre est
par nature politique. Pourtant, le théâtre-forum est souvent utilisé lui aussi comme un outil
qui fait oublier ses objectifs révolutionnaires.
Le théâtre politique du XXIe siècle se différencie des anciens, il a ses propres
particularités notamment sur l’importance donnée à la pratique amateur qui a pris de plus
en plus d’ampleur. Les actions socio-culturelles ont pris de l'importance après 1968. S’est
développée alors l’idée que les inégalités face à la culture n’étaient pas seulement due
à une barrière économique, notamment grâce aux travaux de Pierre Bourdieu. Pourtant,
l’éducation politique se transforme en assistance sociale, en occupation de loisirs et
abandonne petit à petit ses projets militants de lutte par les pratiques culturelles. J’étudierai
l’éducation populaire plus en détail dans la seconde partie car son évolution correspond
assez bien à celle du théâtre politique tel que nous l’avons vu dans cette première partie.
Mais l’obstacle le plus grand, commun à presque tous les acteurs du champ théâtral
actuel, reste l’ethnocentrisme de classe.
32
DEPUSSAY Laura - 2012
II Le théâtre sans les règles de l'art
II Le théâtre sans les règles de l'art
Le théâtre politique actuel ne parvient pas à se détacher de son histoire. Les artistes qui
tentent de se libérer des règles du champ théâtral ne parviennent qu'à un discours flou et
peu efficace.
La principale raison est à n'en pas douter l'absence de réflexivité chez les acteurs.
A travers le rapport qu'entretiennent les artistes avec leur public, nous verrons que leur
discours est souvent rempli de préjugés. Il n'est cependant pas impossible de se défaire
de ses idées reçues.
A partir de l'exemple du Théâtre de l'Opprimé, je verrai que l'on peut faire du théâtre et
de la politique sans mettre de côté ni l'un ni l'autre.
A) Les artistes et leur public
Bien que progressistes, politisés tous les acteurs ont des aprioris sur les classes populaires.
Ils restent avant tout des artistes et même s’ils se veulent subversifs il est difficile de se
défaire des préjugés surtout quand ils n’en ont pas conscience.
Comment être politique, comment détruire les barrières entre professionnels et
spectateurs si subsiste un racisme de classe chez ceux qui prétendent lutter contre l’image
élitiste du théâtre. Ils refusent tous de faire de l’art pour l’art, ils veulent que leur théâtre soit
utile mais n’ont pas conscience des valeurs qu’ils véhiculent par leur discours.
Comment transformer la société si l’on utilise la même hiérarchie et les même règles
que celle-ci?
1) Le poids du champ artistique
24
Pierre Bourdieu dans « Les règles de l’art » décrit la construction, au XIXe siècle du champ
artistique, c’est-à-dire un groupe social autonome ayant ses propres règles et hiérarchies
qui réunit non seulement les professionnels mais aussi les amateurs d’art, les galeristes,etc.
Ce champ donne naissance à une nouvelle perception des œuvres et du statut de l’artiste.
Avant, l’artiste était un artisan, il travaillait pour quelqu’un, il répondait à une commande.
L'œuvre était utile. Avec la construction du champ artistique les artistes ont acquis une
nouvelle légitimité et inventé le « regard pur ». Ce regard se porte exclusivement sur ce qui
est « beau » par opposition au quotidien, au pratique. C’est ce qu’on appelle l’art pour l’art,
l’art ne sert à rien d’autre qu’à être de l’art. Cette distinction a été théorisée par Kant qui
différenciait le goût des sens (goût pour la nourriture, divertissement, tenter par des choses
faciles) et le goût de la réflexion (tout ce qui élève l’âme, le beau). Les professionnels de
l’art , les amateurs et les connaisseurs sont donc les seuls à avoir la légitimité pour juger
ce qui est de l’art ou ce qui ne l’est pas.
24
Bourdieu, Pierre, Les règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, Editions du Seuil, Paris, 1992
DEPUSSAY Laura - 2012
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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
a) Les « règles de l'art »
Les acteurs rencontrés, nous l’avons vu, prétendent se détacher du champ artistique, ils
se veulent libres de toute règle. Pourtant, les entretiens ont montré que, sans le vouloir, ils
conservent les valeurs propres à leur champ.
Ils donnent toujours une grande importance à la légitimité des professionnels de l’art
face aux incultes. La beauté est aussi très présente, elle est un des éléments fondateurs de
la création artistique même chez des comédiens qui se veulent politisés. Enfin le « regard
pur » de l’artiste face au quotidien est lui aussi présent sans que les acteurs en aient
conscience.
Les acteurs veulent défendre les classes populaires et jouer « dans la cité » mais leurs
discours montrent qu’ils différencient leurs connaissances et leur jugement de ceux qui
n’appartiennent pas au champ artistique. Les artistes sont les seuls à détenir la vérité.
Ce jugement commence par l’importance donnée au monde professionnel par rapport
aux amateurs.
Alexis de Taxi Brousse fait par exemple la différence entre «la batukada, l'orchestre,
l'ensemble de percussions [qui sont] des ateliers pas vraiment de la formation » et «
formation a l'état pur, [qui le] concerne dans la mesure où [il] fais de la formation où
[il est] sollicité de temps en temps auprès d'organismes comme l'IRTESS ou l'Education
nationale ».
Il voit la formation d’un point de vue strictement professionnel, auprès de structures
légitimes, reconnues officiellement comme des établissements de formation. A l’inverse,
les ateliers sont des lieux de jeux, de loisir et n’ont pas vocation à apporter un véritable
enseignement.
Il y a pourtant une différence entre les compagnies car Les Allumés de la lanterne et
le Théâtre de l’Opprimé qui sont avant tout des centres d’enseignement se battent pour
la reconnaissance des pratiques amateurs. Mais même dans leur discours, la légitimité
des comédiens professionnels est mise en valeur. Au sein du Théâtre de l’Opprimé, les
seuls à faire du théâtre, de l’art ce sont les comédiens tandis que le théâtre-forum est
toujours présenté comme un « atelier », une « séance ». Il y a l'œuvre et le théâtre utile
d’un autre côté.De même au sein des Allumés, si Émilie défend la pratique amateur au
même niveau que celle des professionnels, il en est pas de même pour toute la troupe. Alex,
un autre comédien a été vexé lorsqu’un critique a écrit à propos d’un spectacle qu’on ne
25
voyait pas la différence entre les comédiens amateurs et les professionnels. D’ailleurs à
chaque représentation, les amateurs ont été présentés et la mention « avec la participation
exceptionnelle d’Alex » a systématiquement été ajoutée.
Bourdieu affirme que le champ théâtral comprend aussi les amateurs d’art. Cependant,
comme dans tout champ il existe une hiérarchie et les amateurs sont tout en bas de
cette échelle. La seule barrière économique (entre ceux qui gagnent leur vie grâce aux
théâtre et ceux qui le pratiquent comme loisir) ne suffit pas à expliquer cette différence. Les
professionnels ont une légitimité bien supérieure, ils sont des artistes complets.
Si la distinction entre professionnels et amateurs n’est pas unanime, celle entre artistes
et étrangers au champ culturel est bien plus répandue.
25
« Qu'ils soient amateurs ou professionnels, on ne voit sincèrement pas la différence tant cette joyeuse troupe des Allumés
de la Lanterne est homogène » à propos du spectacle « Menteurs! » Sleepless Bruno, le Petit Bulletin, 18 avril 2012
34
DEPUSSAY Laura - 2012
II Le théâtre sans les règles de l'art
Les artistes prennent souvent les personnes extérieures comme des personnes
incultes, ils les infantilisent car ils n’ont pas leur connaissance du théâtre. Elles ne sont pas
capables de rendre un jugement ou de donner une opinion digne d’être prise en compte.
Cette distinction est presque toujours involontaire de la part des artistes.
Clément Morinière du TNP dit par exemple que lorsqu’il va animer un atelier dans
une prison « c'est différent quand on va les voir parce qu'ils sont chez eux, ils ont
l'impression de maîtriser, de savoir. ». Il se ravit ici, de leur succès à mettre en confiance
les personnes, leur capacité à travailler avec des non-professionnels. Mais ces personnes
n’ont que « l’impression » de connaître, car ce sont les comédiens qui « maîtrisent » en
vérité. Les prisonniers sont perçus comme des enfants à qui on laisse croire au Père Noël
alors que l’intention de Clément est toute contraire.
Il y a un autre type d’étrangers important à noter, ce sont ceux qui possèdent une
autre légitimité, les dominants dans d’autres champs, comme les professeurs par exemple.
La séparation de la société en différents champs montre que l’on peut faire partie des
dominants grâce à son capital économique et être tout en bas de l’échelle dans le champ
artistique par exemple. Émilie représente bien cette exclusion:
« je suis contente il y a une enseignante qui me dit « les enfants ont décidé que
certains voudraient être que accessoiristes, c'est eux qui ont décidé, ils avaient
pas trop envie de jouer et donc on a défini à quel moment je sors, à quel moment
je rentre.. », je lui dis« oui, tu as fait une conduite », « oui » ».
Émilie montre à l’enseignante qu’elle ne possède pas le vocabulaire technique du théâtre.
Elle donne un cours à celle dont c’est le rôle en temps normal. A travers cette remarque,
elle lui fait comprendre qu’elle détient la légitimité dans le domaine artistique et qu’elle est
donc en position dominante.
Les professionnels conservent donc cette marque du champ théâtral: ils montrent leur
place de dominants par rapport aux personnes qui n’appartiennent pas au milieu artistique.
Une autre caractéristique visible chez les acteurs que j’ai sollicités c’est l’importance
donnée à l’esthétique. Nous avons plus haut que la lutte entre beauté et politique limitait
souvent l’action des structures. La priorité au beau est une des principales règles à respecter
pour un artiste. Même politiques les pièces restent des œuvres d’art. Elles sont une
représentation de la réalité sublimée, elles ne prétendent pas être la réalité. Alexis affirme
que « les personnages [sont] proches de la réalité mais pas réalistes. On est jamais
dans le réalisme» dans les « Entreprenants ». Contrairement à ce que Brecht préconisait,
l’illusion du spectacle doit rester afin d’emmener le spectateur. Nous pouvons tout de
même noter qu’une pièce qui ne permet pas au public de s’identifier un tant soit peu aux
personnages prend le risque d’être difficilement accessible, et donc d’être réservé aux
personnes possédant un capital culturel élevé. Elle provoquerait ainsi l’effet inverse de ce
que Brecht voulait, lutter contre le théâtre bourgeois capitaliste.
Il est donc difficile de sortir du champ artistique. Quelle place donner à l’esthétique pour
ouvrir le théâtre aux classes populaires?
Taxi Brousse veut proposer une alternative avec Métallos et Dégraisseurs, accessible
au plus grand nombre mais cette fois, la pièce n’est plus considérée comme de l’art par le
champ théâtral, elle n’est plus légitime. La pièce a d’ailleurs du mal a être subventionnée
et représentée dans des théâtres. Lise souligne d’ailleurs que c’est du théâtre « social »,
« populaire », il est moins artistique que Les Entreprenants. Elle est fière de faire du théâtre
qui ne soit pas légitime mais elle conserve cette hiérarchie de façon inconsciente. Ce qui
n’est pas accessible est artistique.
DEPUSSAY Laura - 2012
35
Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
La beauté dans toute son abstraction est souvent rappelée par les comédiens. Ils
parlent tous du « beau » sans expliquer à quoi ils pensent. La beauté semble universelle,
immuable et éternelle: « il y a aussi la notion de beau » (Lise), « c’était le choc de la
beauté » (Émilie).
La beauté et la légitimité du professionnel amènent à la notion de « regard pur » par
rapport à la trivialité du quotidien comme, le « goût des sens » de Kant.
Clément le dit très clairement: « je me suis mis à la littérature, j'ai commencé à voir
le champ de l'esprit. ». Lise aussi montre que l’artiste est capable d’extraire la beauté des
choses banales: « on va chercher une autre énergie que l'énergie quotidienne ». Ils parlent
d’ « énergie », de « l’esprit » de façon très abstraite. Ces phrases ne sont pas suivies
d’explications sur ce que peuvent être ces puissances. Le regard de l’artiste semble naturel.
Son inspiration vient d’un autre monde que celui du quotidien. Cela questionne d’ailleurs sur
la capacité à faire du théâtre politique qui lui est par nature ancré dans le quotidien, dans
une société, dans une époque donnée et qui à l’inverse de l’Art est mortel et très éphémère.
Alexis montre encore mieux cette puissance qu’a l’artiste à sublimer la réalité car il y
ajoute l’idée que l’artiste fait un cadeau au public en créant un spectacle. Comme Baudelaire
dans Une charogne, l’un des fondateurs du champ artistique en France selon Bourdieu,
qui affirme que l’art sublime la nature. Une « charogne infâme » se transforme en beauté
grâce à la poésie.
C’est en écrivant que le poète recrée la réalité et la rend artistique. La nature
décompose les corps, elle les tue alors que l’art leur donne une autre vie, bien plus belle.
Dans le discours d’Alexis les mots « fort », « puissant » reviennent très souvent. Il utilise
un vocabulaire de l’émotion, artistique. Les spectateurs sont « évidemment touchés » selon
lui par leur pièce, car les ouvriers dont ils parlent dans Métallos et Dégraisseurs ont « le
sentiment que leur histoire avait pas été vaine où quelque part elle est racontable, elle a été
écoutée retraduite sous la forme d'une pièce de théâtre et puis racontable. ».
En voulant montrer que sa troupe a porté de l’intérêt à des gens d’habitude oubliés, il
insinue qu’ils leur ont fait un cadeau qu’ils ne peuvent qu’apprécier. Cependant, l’idée de
changer quelque chose à la situation actuelle n’apparaît pas dans la pièce ou dans son
discours.
En parlant ainsi, il montre qu’il appartient au champ artistique. Il veut transgresser les
règles et parler d’autre chose que de la beauté sacrée. Une histoire qui n'est pas légitime
le devient grâce à l'art. La pièce est un « écrin » selon Alexis qui recueille les souvenirs des
ouvriers. c’est donc un bel objet qui immortalise une époque.
Bien qu’elle se veuille politique, la pièce reste avant tout une œuvre d’art qui prétend
dépasser le temps, l’espace et les classes.
L’art a d’abord pour but d’être beau et de sublimer le quotidien. Comme les acteurs
ne se rendent pas compte qu’ils ne font que reproduire les valeurs de la culture légitime,
ils n’ont pas conscience de leur ethnocentrisme. Le racisme de classe est d’autant plus
problématique pour des artistes qui se veulent politiques et surtout populaires.
b) Ethnocentrisme de classe
« L’ethnocentrisme c’est une façon de considérer et donc de juger l’altérité à partir de notre
propre vision, de nos propres jugements personnels. Juger le monde extérieur à partir
36
DEPUSSAY Laura - 2012
II Le théâtre sans les règles de l'art
26
de son seul regard. » Lorsque les classes dominantes d’une société jugent les classes
dominées depuis leur propre vision du monde, on parle d’ethnocentrisme de classe. Ce
jugement est en général inconscient et ne vient pas nécessairement des classes les plus
27
traditionnelles mais très souvent des « journalistes, des artistes » . Ceux-ci se veulent
progressistes mais véhiculent des préjugés parfois racistes envers les classes inférieures.
L’ethnocentrisme de classe et le racisme qui en découle , naturalisent l’Autre, le pauvre ici
en l’occurrence, en lui attribuant des caractéristiques supposées innées.
Un autre versant de l’ethnocentrisme peut être l’idéalisation de ce peuple. Elle
fonctionne comme le racisme puisqu’elle fige le peuple comme une et unique personne, qui
devient non plus inculte et grossière mais courageuse, sincère, etc.
Les acteurs que j’ai rencontrés font presque tous preuve d’ethnocentrisme de classe
et c’est je crois le principal obstacle à la construction d’un théâtre politique et populaire.
Comment changer la société si l’on transporte avec soi les préjugés de celle-ci? Comment
peut-on prétendre soulever les classes défavorisées si l’on se prend pour une avant-garde
éclairée face à un peuple inculte? Le premier problème est que les comédiens avec qui j’ai
parlé ne se considèrent pas du tout comme une avant-garde et pas même une élite, mais ils
reproduisent des schèmes de pensée construits socialement par les classes dominantes.
Le premier aspect de l’ethnocentrisme de classe chez les comédiens est l’idée que les
classes populaires n’ont pas de culture. La culture pour la plupart se confond avec l’art.
La culture c’est la culture savante, la culture légitime. Ils ne voient pas la culture comme
Bourdieu la définit: l’ensemble des pratiques d’une société, d’une civilisation.
La culture savante qui selon un point de vue anthropologique n’est qu’un aspect de la
culture en générale, devient ici le tout. Encore une fois, le jugement des acteurs part d’un bon
28
sentiment, ils veulent « amener aux populations locales une espèce de culture» . Lorsqu’ils
parlent de culture, ils sous-entendent culture légitime: littérature, culture générale, théâtre.
Lise Holin affirme, à propos des Entreprenants :
« Parce qu'il est parfois un peu compliqué. Faut suivre, c'est pas un truc
chronologique, ça se passe dans un labyrinthe, il y a de la métaphore. Là pour le
coup il y a un besoin de culture générale pour comprendre certaines scènes je
pense, qu'il n'y a pas dans les Métallos ».
Les Métallos étant moins artistique il est plus accessible selon elle. Cette remarque montre
d’ailleurs que la difficulté à faire la part entre esthétique et politique entraîne une sélection
sociale du public. Si les professionnels du théâtre affirment cela c’est parce que cette
distinction est totalement intégrée par les publics venant de classes plus défavorisées. Lise
souligne :
« Il y a des gens qui viennent voir les Métallos en disant « c'est pas du théâtre,
c'est pour ça que je viens vous voir, c'est pas du théâtre ». dans l'imaginaire des
gens le théâtre c'est un truc qu'on comprend pas, dans lequel on se fait chier,
qu'à la rigueur il y a un bon fauteuil sur lequel tu peux t'endormir ».
Cette citation montre à quel point la domination symbolique est puissante. Les classes
populaires ont intégré que le théâtre ne leur était pas destiné comme une fatalité et qu’une
26
27
Max Sanier, cours de sociologie de la culture
Max Sanier, cours de sociologie de la culture
28
Clément Morinière
DEPUSSAY Laura - 2012
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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
pièce qu’ils comprennent n’est par conséquent pas de l’art. Au lieu de vouloir changer cette
image, Lise se réjouit de ne pas faire du théâtre.
Pourtant, la majorité des comédiens est d’accord sur le fait que la culture savante est
nécessaire à la vie en société.
Clément Morinière par exemple a conscience que le goût pour culture savante n’est pas
naturelle, elle est la conséquence d’un apprentissage, d’une socialisation. Il prétend donc
que les spectacles du TNP sont accessibles aux personnes qui n’ont pas ce capital culturel.
Il veut se placer contre l'élite du champ artistique qui croit que comme eux tout le monde
a des références acquises et intégrées mais en défendant « le peuple » il semble quand
même faire preuve d'ethnocentrisme car les gens qui n'ont pas ces « références » semblent
être condamnés à apprécier les sentiments, qui se différencient du regard pur de la réflexion.
D’ailleurs il ajoute : « bien-sûr quelqu'un qu'il y a ces références va savourer certaines
choses mais ce que je veux dire c'est qu'on essaye de ne jamais culpabiliser les gens qui
ne les ont pas. C'est ce qui me semble important quand on prétend faire quelque chose
de populaire. »
Il est différent d'autres artistes, il vient d'une classe populaire mais il est aussi un artiste.
Il ne faut pas culpabiliser les gens de ne pas avoir des références légitimes mais il est tout
de même préférable ou meilleur de les avoir afin de « savourer ». Il y a deux niveaux de
compréhension des œuvres, une hiérarchie. Le meilleur est celui de l’esprit et de la réflexion
et l’autre s’attache aux émotions, aux sentiments. C’est la civilisation contre la bestialité.
La conséquence de cette nécessité de culture savante est le devoir des artistes
d’éduquer les pauvres. Le théâtre populaire serait donc l’art qui permet d’apporter la culture
aux classes défavorisées.
Émilie critique le TNP en affirmant que son public est majoritairement « bobo » et non
plus populaire, cependant la façon dont elle l’explique fait transparaître un certain racisme
de classe.
« C'est sûr que le public du TNP c'est pas celui qui a besoin d'entendre, besoin de
pouvoir avoir un théâtre accessible pour entendre un discours politique. »
Les classes populaires ont donc « besoin » d’apprendre. Il faut leur enseigner la
politique.
Clément, du TNP, au contraire pense s’adresser à tous mais souligne qu’il y a ceux
qui connaissent vraiment les œuvres et ceux qui les appréhendent de manière scolaire ou
superficielle.
« L'intention, je dirais pas que c'est d'éduquer mais quand même il y a une vocation un
peu d'éduquer le public. Molière c'est censé être notre auteur national, mais on le connaît
assez peu finalement donc on réaffirme ça. »
Les artistes prêchent pour la nécessité de connaître les grandes œuvres et se font le
devoir de les enseigner. Cet enseignement est d’ailleurs un cadeau que les artistes font à
leur public. Ce présent est universel et éternel. Il ne peut que réjouir ceux qui le reçoivent.
La plupart des artistes ne pensent pas une seconde que le public puisse ne pas être
intéressé par le théâtre, c’est juste un manque de culture.
Alexis a un regard extérieur, un regard d’artiste. Il idéalise le monde ouvrier. Jouer dans
une vraie usine, avec des vrais ouvriers, avoir lutté pour « obtenir » de rouvrir ce lieu semble
un honneur.
38
DEPUSSAY Laura - 2012
II Le théâtre sans les règles de l'art
Mais c’est un aussi un cadeau qu’il fait puisque ce personnes sont « évidemment
touchées » par le spectacle. Alexis semble oublier que tout spectacle, encore plus lorsqu’il
est clairement politique, est un parti-pris c’est-à-dire une opinion qui n’est en rien le reflet
exact de la réalité, puisqu’il affirme:
« Pour moi c'est pour ça que c'est un spectacle qui est très fort. Il y a aussi une autre
dimension c'est que tous les gens qui connaissent pas le milieu ouvrier le voient comme une
espèce de découverte euh aussi comme il y a des gens qui nous disent , bah au contraire
j'ai appris plein de choses. »
Il n’a pas conscience de porter un regard particulier sur les ouvriers. Si l'œuvre est faite à
partir de témoignages, l’écriture et la mise en scène ont bien été faite par des professionnels
du théâtre. Mais Alexis prétend montrer la vérité, la vraie réalité et enseigne ce qu’est la
vie ouvrière. Ce n’est pas la sincérité de la pièce que je remets en cause. Elle est en
grande partie fondée sur des histoires vécues. Cependant, tous les ouvriers ne sont pas des
militants communistes convaincus qui luttent contre le capitalisme face aux directeurs qui
délocalisent. C’est une image idéalisée ou du moins des parties choisies de la vie ouvrière
qui sont représentées dans la pièce.
Quand le public n’est cependant pas réactif ou que certaines personnes ne vont jamais
au théâtre, la fatalité n’est pas remise en cause. Il y a une distinction faite entre les publics.
Il y a les incultes de bonnes volontés et ceux pour qui on ne peut rien faire. C’est la vision
du « goût » que dénonçait Bourdieu. Bien que les artistes contemporains admettent qu’un
apprentissage est nécessaire pour aimer l’art, le goût reste bien présent. Si l’amour pour le
beau est en partie une question de goût dans ce cas, ceux qui refusent d’aller au théâtre
sont irrécupérables puisqu’ils ne veulent pas. Il y a donc d’un côté les pauvres qui acceptent
d’apprendre, qui acceptent qu’être cultivé est nécessaire et les autres pour qui on ne peut
rien faire. Les artistes ne le présentent bien-sûr pas de manière aussi violente mais ils
acceptent la fatalité et avouent ne pas savoir quoi faire. Alexis est celui qui a le discours le
plus clair lorsque je lui demande pourquoi, à Quetigny, ce sont toujours les même qui vont
aux spectacles. Son discours devient alors très différent de celui qu'il porte lorsqu'il évoque
les ateliers avec les personnes « asociales ».
Les spectacles sont peu chers, la salle de spectacle est située dans un quartier
populaire mais ce sont les classes moyennes et aisées qui vont au théâtre. C’est une sorte
de décentralisation comme celles de Malraux au plan national. Il n’ y a pas de remise en
cause du système en profondeur. Il existe bien une politique de médiation culturelle en
faveur des jeunes à Quetigny. Mais si l’on croit encore que « goût » pour l’art est naturel
et a juste besoin d’être développé (et non crée) c’est se battre avec des armes en carton.
De plus, la politique culturelle a tendance à différencier et à séparer les projets artistiques
classiques et ceux destinés spécifiquement aux jeunes ou au classes défavorisées, en
insistant sur la nécessité de leur apporter une culture.
Lise Holin est la seule, avec Rui Frati, à se rendre compte de l'inefficacité de telles
actions.
Ne pas aller au théâtre n'est pas un manque de culture. Les classes populaires ont
une autre culture comme Hoggart dans La culture du pauvre le soutient. Mais Lise montre
tout de même une certaine fatalité. Elle ne remet pas en cause des mécanismes sociaux,
le système, « c'est pas dans leur culture », « c'est pas une vraie envie intérieure ». Donc la
cause du rejet vient quand même des classes populaires.
DEPUSSAY Laura - 2012
39
Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
L’idée que les classes supérieures aient imposé petit à petit cette exclusion jusque dans
les esprits des classes dominées n’est envisageable pour aucun des acteurs avec qui j’ai
discuté.
Il reste une exception à la règle. Rui Frati dénonce les oppressions au-delà même de
la domination des classes supérieures sur les autres.
Il existe donc bien des « systèmes de pouvoir » selon Rui. Mais il a une vision plus
marxiste de la domination. Ce sont des « gens » qui « mettent en place » ces systèmes et ils
semblent le faire volontairement afin d’assurer leur pouvoir. Selon Bourdieu la domination
est avant tout symbolique c’est-à-dire qu’elle est violente, mais pas visible. Elle n’est pas
perçue par les dominés mais pas non plus par les dominants et c’est la grande différence
avec la lecture marxiste. Les dominants n’exploitent pas que volontairement les pauvres.
Le racisme et l’oppression ne sont pas le fait d’une manipulation ou d’un calcul conscient.
C’est cela qui fait toute la difficulté, pour un théâtre, d’être vraiment populaire et
politique. Il faut d’abord lutter contre soi-même, contre ses propres préjugés avant de
pouvoir se battre contre la société.
2) Le refus de l'art pour l'art
Si les comédiens et metteurs en scène interrogés ont tous une vision du monde plus ou
moins ethnocentrique et fidèle aux règles du champ artistique, ils refusent tous de faire de
« l’art pour l’art » et affirment faire un théâtre « utile ».
a) Le théâtre doit être « utile »
Tous les acteurs des structures que j’ai rencontré se défendent de faire un art qui ne
serve qu’à être contemplé. Le théâtre sert à quelque chose. Bien que les objectifs soient
peu expliqués ou très individualistes, il existe bien une volonté politique. Le théâtre est
« citoyen » c’est-à-dire qu’il est situé dans une société donnée, à une époque donnée pour
un type de public défini. La pratique comme les spectacles doivent procurer quelque chose.
Que ce soit une « catharsis » comme le dit Lise Holin ou le réveil d’un « doute » selon Emilie
Treynet, le spectacle ne se termine pas lors du salut des comédiens. Bien que le politique
soit rapporté aux « affaires de la cité » et que la mise en débat de ces questions soit souvent
secondaire, les artistes pensent sincèrement que le théâtre peut servir à construire une
société meilleure. Même si peu croient qu’une compagnie puisse changer quelque chose,
cette volonté de transformation est bien présente presque malgré eux. Je ne crois pas que
leur discours ne soit que pure communication.
La fierté des artistes du XIXe siècle était de montrer que l’art pouvait être autre chose
qu’une commande pour un acheteur, il pouvait exister en soi et pour soi-même. L’art
est une création esthétique, une œuvre de l’esprit. Le refus du politique n’est donc pas
nouveau et il s’est officialisé dans les années 1960. Cette dépolitisation de la culture a
été initiée par le ministère de Malraux dès 1959, ministère que l'on pourrait rebaptiser
Ministère de la Création artistique. En effet, Franck Lepage explique dans un article du
29
Monde Diplomatique que « la coupure sera désormais établie entre culturel et socioculturel,
entre « vraie » et « fausse » culture ». La première renvoie à la notion d'animation, de loisirs
et la seconde la « vraie » culture à celle de création artistique
29
40
Lepage, Frank, De l’éducation populaire à la domestication par la « culture », Le Monde diplomatique, Mai 2009
DEPUSSAY Laura - 2012
II Le théâtre sans les règles de l'art
Le véritable art ne peut pas être politique, il est beauté et contemplation. C'est à peu
près ce qu'affirme Jan Fabre, metteur en scène belge qui a fait scandale au moment du
30
Festival d'Avignon 2005: « Quand je crée, je ne pense jamais au public » . Il a d’autant
plus choqué les festivaliers que le théâtre est l’art par excellence dont on voit mal comment
il pourrait se passer de public. Ce mépris représente assez bien un art où la création d’un
seul homme pour lui-même est mise au centre.
Aujourd'hui, c’est contre ce mouvement qui tend à se détacher du public et à se
renfermer sur un cercle de connaisseurs que les acteurs prétendent lutter. Je ne crois
d’ailleurs pas qu’ils soient isolés, bien au contraire. Il semblerait qu'il y ait un nouvel intérêt
des acteurs pour un art utile.
J’ai noté précédemment que la beauté restait un élément essentiel de la création chez
les acteurs rencontrés, élément qui limitait bien souvent la dimension politique. Pourtant,
selon Émilie par exemple, la beauté peut être utile. C’est une nouvelle esthétique qu’elle met
en avant. La beauté n’est pas ce don sacré tombé du ciel que l’on admire dans un silence
émerveillé. Elle met en valeur les comédiens, elle leur donne confiance. « Se sentir beau »
n’a, ici, rien de narcissique. Émilie veut que chaque spectacle « soit un moment où chaque
enfant se sente beau et mis en valeur et fort avec les autres. Et que ça soit un moment à
part, un peu exceptionnel, un moment hors du quotidien, extra-ordinaire. ». La beauté est
un outil au changement. Une transformation certes, intérieure, personnelle mais qui a pour
objectif final de former des citoyens capables de débattre. En les mettant en valeur, Émilie
veut montrer à chaque enfant qu’il est capable de créer quelque chose avec un groupe et
l’assumer devant un public. L’esthétique est donc mise au service du politique, bien que
celui-ci ne soit pas revendiqué. Les acteurs ont trop souvent tendance à croire que seul un
spectacle à thème revendicatif est politique.
Le théâtre politique peut être militant ou citoyen, mais à chaque fois l’idée de transformer
l’ordre établi est revendiqué. L’objectif n’est pas toujours la révolution, certains sont plus
réformistes comme Vilar, mais la volonté de changement est bien là.
Cette idée est présente chez les acteurs contemporain également. Aucun ne prétend
faire de l’art pour l’art. La colère de Clément Morinière contre un théâtre contemporain
« obscur » est grande. Lise Holin, elle, assume désormais de faire du théâtre « populaire »
comme étant un art à part entière : « Pour plein de gens ben non c'est un manque d'ambition.
Mais je me rends compte que non ce n'est pas un manque d'ambition c'est juste une autre
échelle. » Il faut tout de même nuancer cette remarque car elle parle ici de Métallos et
31
Dégraisseurs qui n’est qu’une partie de son travail .
Cette volonté de faire un théâtre « citoyen », « social », « politique » peut donc être
résumée par l’idée de faire un théâtre utile. Mais il faut bien avouer que limiter le « politique »
à l’utilité sans définir concrètement pour quoi, risque encore une fois de réduire l’action
de ces théâtres. L’absence de reconnaissance d’un système qui reproduit les inégalités
empêche les acteurs de lutter avec de vraies armes.
Et qu’en est-il du populaire? Qu’il s’adresse à tous ou à ceux qui ont le moins, un théâtre
dit « citoyen » devrait tenter de changer l’image élitiste de l’art et l’inscrire dans le champ
politique.
30
31
Jean-Louis FABIANI, L'Éducation populaire et le théâtre-le public d'Avignon en action, PUG, 2008
Lise Holin donne aussi des cours au théâtre universitaire de Dijon et possède sa propre compagnie de théâtre et contes
pour enfants. Elle ne juge pas non plus Les Entreprenants comme un spectacle populaire.
DEPUSSAY Laura - 2012
41
Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
b) La nécessité d'un rapport avec le public
Changer le rapport que les comédiens ont avec le public peut être un élément de cette
transformation sociale. Détruire la barrière entre professionnels et étrangers au champ
artistique serait une première étape pour rompre avec la reproduction des inégalités.
Cependant, si l’ethnocentrisme des acteurs limite l’action politique , il limite aussi l’ouverture
vers un public populaire et par conséquent les chances de créer un art qui puisse lutter
contre la reproduction des inégalités face à la culture.
La revendication d’un rapport particulier avec le public est très forte chez tous les
acteurs. De manière générale, les discussions avec les spectateurs se multiplient, les
rencontres sont un passage obligé à chaque fin de représentation. Mais peut-on dire que
tous les théâtres sont politiques et populaires parce qu’ils organisent des rencontres avec
le public?
Si le fait de parler avec les comédiens peut en effet réduire la barrière qui les sépare
du monde réel, leur donner un nouveau visage, je ne crois pas qu’on puisse pour autant en
faire un élément de lutte, pour plusieurs raisons.
D’abord car les discussions se résument souvent à féliciter les comédiens, ce qui ne
les fait pas descendre de leur piédestal. Ce n’est pas la rencontre qui fait le politique mais
ce qui s’y dit et l’objectif qu’on lui donne.
Émilie Treynet explique par exemple :
Il s’agit donc de répondre à des questions mais cet aspect participe surtout du côté
« chaleureux » du théâtre.
Rompre la barrière avec le public mais avec quel public?
Ce sont très souvent les même personnes qui osent parler aux comédiens, comme ce
sont toujours les même qui vont voir les spectacles. Clément Morinière essaie de parler aux
gens afin de leur donner envie d’aller voir d’autres pièces, de les faire lire sans pour autant
espérer changer leur quotidien. Ces rencontres sont donc devenues une nouvelle tradition
mais bien limitée lorsqu’il s’agit de bouleverser le rapport entre artistes et citoyens.
Presque toutes les compagnies sortent de leurs murs pour rencontrer un nouveau
public de manière moins formelle. Jouer dans des lieux non conventionnels est une
opposition au théâtre classique mais pour certains c’est aussi l’occasion de s’ouvrir à de
nouveaux spectateurs. Si Clément Morinière parle des ateliers du TNP en prison sans
grande passion, Émilie Treynet, elle, donne une grande importance à ces sorties.
Pourtant la plupart gardent une image assez classique des rencontres avec le public
et encore ethnocentrique.
Clément Morinière affirme : « on sort de notre maison théâtre et on va dans leur maison
associative, dans leur prison, dans leur collège. Et on leur amène un peu de théâtre. »
La culture légitime permettrait naturellement l’épanouissement, c’est un cadeau.
Le rapport avec le public est certes très important, tous les structures prétendent établir
un lien particulier avec leurs spectateurs que ce soit par des ateliers, des discussions ou
même sur scène. Alexis Louis Lucas insiste sur le fait que les spectateurs sont très souvent
pris à partie dans leurs pièces, afin qu’il ne soit pas qu’un simple observateur. Mais dans
Les Entreprenants par exemple les adresses sont souvent faites pour mettre mal à l’aise
le public.
42
DEPUSSAY Laura - 2012
II Le théâtre sans les règles de l'art
Les acteurs, dans leur majorité conservent donc un rapport assez traditionnel avec le
public et se placent plutôt dans la lignée de Brecht ou de Vilar. Emilie défend un théâtre
assez proche de celui du premier directeur du TNP.
B) L'éducation populaire, un théâtre qui casse le
théâtre
1) L'exemple du Théâtre de l'Opprimé:
a) « Un spectateur est toujours moins qu'un homme »
Le théâtre de l’Opprimé est un théâtre à part. Il se place volontairement en marge des autres
structures d’abord par sa définition du théâtre. Le théâtre est essentiellement politique.
Selon Boal, c’est l’aristocratie qui a petit à petit créé des barrières entre des spectateurs
soumis et des acteurs-oppresseurs. Toutes les actions humaines sont politiques donc le
théâtre l’est aussi. c’est ce que soutient encore aujourd'hui Rui Frati, directeur du Théâtre
de l’Opprimé à Paris.
b) Mais une tendance à intégrer l'opprimé
Rui Frati dit par exemple: « ce que je trouve extraordinaire dans le mot culture, la
communication aujourd'hui est extrêmement rapide entre tous les coins de la terre, les
peuples, entre les ethnies. On est contaminé dans le bon sens du terme, par ce qui vient
de l'autre, ses mœurs, traditions qui nous permet de rapidement intégrer ».
Son discours ressemble parfois à celui d’un homme politique, il maîtrise tous ses mots.
Il a tellement intégré les valeurs défendues par Boal qu’il est difficile de faire la différence
entre ce qui est réel et ce qui appartient à la communication officielle de la compagnie.
2) L'éducation populaire n'a pas disparu
a) Éducation populaire et théâtre : un art de l'accompagnement
Si Condorcet est le père de l'Éducation populaire, la notion ne se développe véritablement
qu'au cours du XIXe siècle, en France, période d'industrialisation et de mondialisation. La
population ouvrière des villes grossie par l'exode rural va prendre forme dans un Mouvement
ouvrier. L'enseignement mutuel, crée par les ouvriers eux-même, répond à une volonté
de sauvegarder les savoirs-faire, contre le pouvoir grandissant des machines. Le peuple
revendique cette parole ouvrière et la fin de sa soumission.
L'arrivée du Front populaire en 1936 va donner un nouvel élan à l'Éducation populaire.
Celle-ci s'institutionnalise. Elle se dirige cette fois vers la jeunesse et occupe un nouveau
temps, celui des loisirs et du temps libre. Ce renouveau se fait à côté du mouvement ouvrier
et a pour but de former le peuple, de démocratiser la culture. L'idée d'enseignement mutuel
s'efface devant l'éducation des masses et des jeunes en particuliers.
DEPUSSAY Laura - 2012
43
Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
Cette éducation de la jeunesse va devenir un enjeu politique considérable sous
la Seconde Guerre Mondiale. C'est au sein de la Résistance qu'une nouvelle idée de
l'Éducation populaire va naître. L'instruction scolaire n'est plus suffisante car la preuve est
que l'on peut être très instruit et choisir le nazisme. Si l'instruction ne suffit pas à choisir
la démocratie c'est qu'il manque quelque chose de l'ordre de l'éducation politique, ce que
Condorcet avait déjà dit.
La création, en 1959, du grand ministère de la Culture, dirigé par Malraux sépare la
question des arts et celle de la politique. L'idée d'une éducation politique par la culture
s'efface de fait par la séparation entre les notions de culture et d'éducation. La Culture
devient alors synonyme de Création, d'Art. Le champ artistique est fermé sur lui-même et
se suffit à lui-même. Malraux pensait d'ailleurs que tout intermédiaire entre la Culture (avec
majuscule et au singulier) et population était inutile. Il suffit de démocratiser, c'est-à-dire
délocaliser des musées et des théâtres pour que tout le monde y ait accès. C’est à cette
décentralisation que Vilar a participé dans les années 1960 et à laquelle croient encore
certains artistes.
Cette distinction entre culture et politique va mener à une transformation de l'Éducation
populaire en moyen de « réparation sociale ». L' Éducation populaire se consacre alors
principalement au temps libre, extra-scolaire, pour devenir petit à petit « l'animation socioculturelle ».
Pourtant, l'éducation populaire n'est pas une simple « action culturelle », mais a pour
but d’accompagner les classes défavorisées (mais pas exclusivement) dans leur lutte contre
la domination symbolique qui existe dans notre société.
C'est pourquoi j’ai choisi une définition de l'Éducation populaire comme moyen à la
32
« transformation sociale et politique » .
Pour expliquer ce que pourrait être le rôle du théâtre dans une démarche
d’éducation populaire, il est nécessaire de marquer une différence en démocratisation
culturelle et démocratie culturelle. La démocratisation veut faciliter l'accès à des valeurs
jugées universelles (art, citoyenneté...), elle veut éduquer les masses à la culture
« savante ».Cependant les gens ne sont pas des récipients dans lesquels on peur verser de
la Culture. L'éducation suppose une motivation de celui à qui elle s'adresse et celle-ci n'est
pas naturelle. L'existence d'intermédiaires est donc nécessaire. La démocratie culturelle,
elle, est une démocratie où, grâce à l'éducation populaire, chacun pourrait se former et
trouver les moyens de s'émanciper par lui-même en dépassant les rapports de domination.
L'éducation populaire reconnaît les différences existant entre les personnes sans chercher à
les nier, contrairement à l'École. Il ne s'agit pas de démocratiser la culture, ou du moins pas
seulement, mais de permettre à chacun d'exploiter ses propres savoirs et de les développer,
comme le faisaient les ouvriers il y a plus d'un siècle. C'est un apprentissage collectif, mutuel,
une mise en commun des connaissances. C’est en cela que la théorie de Boal appartient
à une démarche d’éducation populaire. Il ne s’agit pas d’ouvrir le théâtre au plus grand
nombre, mais de l’utiliser pour des fins politiques et sociales. L’art n’est plus une fin en soi.
Si Émilie défend un projet d’éducation populaire, elle s’inspire aussi beaucoup du projet de
Vilar de démocratiser la culture.
Pour différencier l'École de l'Éducation populaire et en quelque sorte culture légitime
et culture, il faut séparer instruction scolaire et éducation politique. Si l'École républicaine
jusqu'au lycée a pour but de former des citoyens, la reproduction des inégalités montre
qu'elle a échoué, au moins en partie.
32
44
Franck Lepage, Le travail de la culture dans la transformation sociale, rapport d'étape, 2001
DEPUSSAY Laura - 2012
II Le théâtre sans les règles de l'art
L'Éducation populaire pourrait prétendre à une éducation par la culture (dans le
sens que lui donne Bourdieu), c'est-à-dire par le débat d'idées, par l'apprentissage de la
démocratie, des idéologies, de façon ludique et responsable. C’est ici que le théâtre entre
en jeu. Ludique, car il ne s'agit pas d'enseigner mais d'accompagner. Comme en conduite
accompagnée, le jeune conducteur tient le volant et son tuteur ne fait que le conseiller sur
les risques et les techniques à adopter, il est là pour éviter un accident mais ne mâche pas le
travail de son apprenti. L'apprentissage ne se fait donc pas comme à l'école où il faut suivre
ce que dit le maître, mais par le jeu et à travers des domaines divers. Responsable, car en
agissant seuls ou en groupe les enfants ou jeunes apprennent à construire et soutenir un
projet par et pour eux-même. Il ne s'agit pas ici de supprimer l'École ou prétendre qu'elle a
échoué sur tout, au contraire, l'Éducation populaire ne peut exister qu'en complémentarité
avec l'école. L'instruction et l'éducation politique (au sens de mise en débat des conflits) se
croisent et se mêlent.
L’éducation populaire comme le théâtre politique ont eu une évolution assez similaire.
La dépolitisation de l’art et la distinction entre la vraie culture qui est sacrée et immuable et
la fausse qui se compromet dans le temporel et l’éphémère sont liés. Il est difficile pour la
majorité des acteurs que j’ai interrogés d’assumer un rôle politique de l’art ou à l’inverse de
considérer un travail politique comme artistique. Le Théâtre de l’Opprimé a trouvé sa place
en refusant avec le théâtre-forum, entre autres techniques, de démocratiser la culture et
même d’enseigner le théâtre. L’art dramatique est réduit à sa simple technique : s’exprimer
en dehors de la vie quotidienne, sur une scène.
Pourtant, tous les théâtres, même le Théâtre de l'Opprimé doivent avoir des objectifs
clairs. Veulent-ils agir pour l'émancipation ou pour l'intégration?
Est-il possible que le « politique » ne soit plus jamais synonyme de révolution ou
de transformation sociale? j’ai dit en introduction que cette définition du politique était
minoritaire. Pourtant, les acteurs que j’ai rencontrés refusaient tous de se contenter de
l’ordre établi. Pour être clairs et en accord avec leur discours, ils doivent décider s'ils veulent
œuvrer pour une révolution ou une pacification de la société.
Toujours est-il qu'aujourd'hui, le théâtre politique l’est surtout dans le discours et il n’est
souvent populaire que dans la tête des comédiens. Les deux sont d’ailleurs liés. Ceux qui
sont sensibles à ce discours politique sont avant-tout les classes dominantes. S’il n’est pas
suivi d’actions concrètes il reste de la pure communication.
Emilie Treynet par exemple a prononcé le mot « éducation populaire » pour la première
fois officiellement lorsqu’elle a présenté le projet pédagogique destiné au dossier de
demande de subventions. C’est la seule et unique fois que l’expression est apparue dans
son discours (dit ou écrit).
Nous avons vu que ne pas s’affirmer comme « politique » réduit l’action concrète car
les acteurs refusent de sortir du champ théâtral et d’envahir le champ politique. Il en va de
même pour l'éducation populaire. Ils refusent les règles de l’art classique mais restent des
artistes à part entière. A l’inverse les membres du Théâtre de l’Opprimé sont fiers d’affirmer
leur différence par rapport à tous ces acteurs qu’ils jugent « normaux » en affirmant leur
dualité. Ils sont des artistes politiques, bien que la question du « pour quoi » reste entière.
b) Des valeurs présentes mais inconscientes
A ma grande surprise, les valeurs d’éducation populaire n’ont pas disparu du champ
artistique. Une démarche que je pensais oubliée ou utilisée à tord et à travers a conservé son
DEPUSSAY Laura - 2012
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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
importance. Mais, comme pour le politique, elle n’est pas revendiquée par les acteurs. Chez
certains, elle est même totalement inconsciente. Le Théâtre de l’Opprimé contemporain
rentre cette fois dans le même cadre que les autres établissements. Rui Frati accepte
largement que le théâtre soit politique mais s’enferme dans la théorie de Boal, sans parfois
en changer une ligne, lorsqu’il s’agit d’expliquer les objectifs d’un tel théâtre. Peut-être ne
se revendique-t-il pas du mouvement d’éducation populaire mais la théorie de Boal en
est pourtant un exemple flagrant. Je crois que ce manque d’affirmation peut être une des
causes de l’évolution du théâtre vers une « intégration » des classes populaires comme l’a
défini Franck Lepage. L’institutionalisation, la légitimation comportent le risque de supprimer
toute subversivité. Mais, sans pour autant théoriser leur discours comme l’ont fait les trois
auteurs étudiés, définir plus clairement leurs objectifs pourrait aider les théâtres à agir.
Les mots ne font pas tout, certes, mais je crois d’après ces entretiens, que le refus de
s’assumer comme théâtre politique (de quelque manière que ce soit) nuit à l’action et de
ce fait à toute transformation sociale. Il y a une peur de certains mots. Est-ce une marque
de notre nouveau siècle? Peut-être. Mais il serait trop facile d’expliquer ces comportements
par un fatalisme. Il est facile de dire que notre société s’est individualisée mais les actions
collectives n’ont pas pour autant disparu. Pourquoi cette peur du politique? Je n’ai pas de
réponse claire à cette question.
Cependant, malgré cette peur ni le politique ni l’éducation populaire n’ont disparu du
discours des artistes engagés.
La seule à parler d’éducation populaire est Émilie Treynet, des Allumés de la lanterne.
Pourtant comme je l’ai dit plus haut, ce projet n’est devenu officiel que très récemment
et semble peu toucher les autres membres de l’association. Comment développer une
démarche, au-delà du discours, si tous les membres n’y participent pas? Il est nécessaire
pour cela de placer des priorités. Le théâtre est-il avant tout un centre d’enseignement
artistique ou centre d’éducation politique grâce à l’art? L’ethnocentrisme de classe assez
prégnant chez Émilie limite aussi l’action dite « populaire ». Encore une fois il s’agit de
définir: le théâtre situé rue lanterne a-t-il pour objectif d’attirer un public plus populaire ou
est-ce par les actions au sein des écoles, MJC et centres sociaux que l’association doit
s’ouvrir à des participants de toutes classes sociales? Cette question est la représentation
concrète d’une autre question: l’objectif est-il la démocratisation culturelle ou la démocratie
culturelle? c’est un choix que doit faire l’association pour pouvoir se développer.
Clément Morinière, lui, ne semble pas connaître l’idée même d’éducation populaire.
Il est très mal à l’aise lorsqu’il parle d’éducation. Il a peur qu’on le prenne pour une élite
éclairée, ce contre quoi il lutte.
« Ne pas faire du théâtre populiste. C'est-à-dire ne pas faire des spectacles faciles, ne
pas prendre les gens pour des imbéciles (...) L'intention, je dirais pas que c'est d'éduquer
mais quand même il y a une vocation un peu d'éduquer le public [aux œuvres classiques] »
Il refuse le mot « éduquer » qu’il ne perçoit que comme l’enseignement scolaire qui
serait alors très infantilisant lorsqu’il s’agit d’un théâtre principalement destiné à des adultes.
c’est plus par gêne que par ethnocentrisme de classe qu’il prétend « éduquer le public ». Il
ne sait pas comment exprimer son idée, ce qui montre qu’il ne connaît pas les démarches
d’éducation populaire. Le TNP d’ailleurs a part tradition fait le choix de la démocratisation
culturelle. Pourtant, en utilisant le mot « éduquer », Clément montre qu’il veut faire plus que
de rendre accessible les œuvres « savantes » aux classes populaires.
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DEPUSSAY Laura - 2012
Conclusion
Conclusion
Avoir peur des mots, quelle drôle d'idée. Les mots comme politique, populaire, éducation se
mélangent pour créer de nouveaux sens, de nouveaux horizons. Pourtant, ils ont tendance
à s'emmêler, à se brouiller. Attention à ce qu'ils ne s'effacent pas. Tout est question de
vocabulaire, mais pas seulement, car derrière ces mots, il y a des actes. A vouloir fuir les
idées, on fuit ses idéaux et ses combats. Un théâtre qui ne serait plus du théâtre. Pourquoi
pas si l'on décide d'en faire autre chose. C'est le même fonctionnement avec le ou la
politique. Du théâtre politique, de la politique en théâtre, de l'art populaire, le peuple qui se
met à faire de l'art et de la politique. On peut tout mélanger à condition de savoir pourquoi
et pour quoi.
33
Accepter qu'il existe des rapports de domination symbolique au sein du champ artistique et
plus généralement dans notre société serait une première étape pour des artistes qui croient
que leur seules contraintes sont leur budget annuel et leurs demandes de subventions.
C'est un point à ne certes pas sous-estimer mais qui n'est souvent que la partie émergée
de l'iceberg.
Les artistes doivent d'abord descendre de leur piédestal et prendre conscience que le
théâtre ne vaut pas mieux que la couture ou que le football. C'est un choix historique qui l'a
placé dans les hauteurs de la hiérarchie culturelle de notre société.
La pratique du théâtre, ramenée à son sens le plus simple c'est-à-dire à une pratique
culturelle peut participer à une démarche d'éducation politique. C'est en se détachant des
règles de son champ que l'art pourra envahir le champ social et devenir alors « populaire ».
Les artistes sont-ils prêts à renoncer à l' « amour de l'Art » pour changer leur société?
33
Frank LEPAGE, Inculture(s),
DEPUSSAY Laura - 2012
47
Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral
Bibliographie
Revues
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de sociologie, 1968, 9-3., pp413-417, Persée
LOYER Emmanuelle , Le théâtre national populaire au temps de Jean Vilar
(1951-1963),Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°57, janvier-mars 1998. pp. 89-103,
article Persée
LEPAGE Franck, De l’éducation populaire à la domestication par la « culture », Le
Monde diplomatique, Mai 2009
WHITTON David, La mise en scène en France depuis 1960: le cas Dom Juan, Cahiers
de l'Association internationale des études françaises, 1994, N°46. pp. 243-257
Ouvrages
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Paris, 1972
BOAL Augusto , Le Théâtre de l’Opprimé,La Découverte/Poche, Paris, 1996, 207 pages
BOURDIEU Pierre, Les règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, Editions
du Seuil, Paris, 1992 480 pages
FABIANI Jean-Louis, L'Éducation populaire et le théâtre-le public d'Avignon en action,
PUG, 2008, 192 pages
HAMIDI-KIM Bérénice , thèse Les cités du « théâtre politique » en France de 1989 à
2007, Université Lyon 2- Lumière, 2007
LEPAGE Franck , Le travail de la culture dans la transformation sociale, Une offre
publique de réflexion du ministère de la jeunesse et des sports sur l'avenir de
l'éducation populaire, Rapport d’étape, 1er Janvier 2001
LEPAGE Franck, Incultures, L’éducation populaire, monsieur, ils n’en ont pas voulu ou
une autre histoire de la culture, SCOP Le Pavé coopérative d’éducation populaire
NEVEUX Olivier, Théâtres en lutte, le théâtre militant en France des années 1960 à
aujourd'hui, La Découverte, Paris, 2007, 321 pages cahiers libres (collec)
RESTOIN Albert, Éducation populaire, enjeu démocratique – défis et perspectives,
Paris, L'Harmattan, 2008, ISBN : 978-2-296-07445-3 162 pages
VILAR Jean , Théâtre, service public, Gallimard, 1975, Paris 562 pages
48
DEPUSSAY Laura - 2012
Annexes
Annexes
A consulter sur place au centre de documentation de l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon.
Première annexe
Entretien Émilie TREYNET
Seconde annexe
Entretien de Rui Frati et Vincent Vidal
Troisième annexe
Projet pédagogique du théâtre des Allumés de la lanterne
DEPUSSAY Laura - 2012
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