Gage des stocks et droit commun du gage

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Gage des stocks et droit commun du gage
Revues
Lexbase La lettre juridique n˚638 du 8 janvier 2016
[Garanties] Jurisprudence
Gage des stocks et droit commun du gage
N° Lexbase : N0598BW3
par Gaël Piette, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique des Encyclopédies "Droit des sûretés" et "Droit des
contrats spéciaux"
Réf. : Ass. plén., 7 décembre 2015, n˚ 14-18.435, P+B+R+I (N° Lexbase : A7203NYG)
Le 7 décembre 2015, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation s'est prononcée, par une décision attendue, sur une épineuse question : celle de la possibilité d'avoir recours au gage de droit commun, pour
grever des stocks.
Dans cette affaire, une banque avait consenti à une société, par acte du 17 décembre 2007, un prêt garanti
par un gage sans dépossession portant sur un stock de marchandises et comprenant un pacte commissoire. Le 9 janvier 2009, la banque a résilié le contrat de crédit pour non-paiement des échéances, et a
notifié à la société la réalisation de son gage le 16 janvier 2009. La société débitrice, mise en redressement judiciaire le 19 janvier 2009, a fait l'objet d'un plan de cession puis d'une liquidation judiciaire le 14
septembre 2009. Entre-temps, le 21 avril 2009, la banque avait revendiqué le stock constituant l'assiette de
son gage. Par ordonnance du 30 octobre 2009, le juge-commissaire a ordonné la restitution à la banque du
stock existant à la date du 16 janvier 2009, ou de sa contre-valeur, et a donné acte à celle-ci de ce qu'elle
est en droit de réclamer le paiement de celui consommé postérieurement à cette date. Par jugement du 25
juin 2010, le tribunal de commerce de Paris a confirmé l'ordonnance.
L'administrateur judiciaire et le mandataire liquidateur ont entendu combattre cette revendication des stocks
par la banque créancière. Pour ce faire, ils ont placé en appel le débat sur le terrain des principes. Les parties avaient conclu un gage de droit commun, régi par les articles 2333 (N° Lexbase : L1160HIS) et suivants
du Code civil. Or, selon les requérants, des stocks ne peuvent être grevés que par un gage des stocks, soumis aux articles L. 527-1 (N° Lexbase : L2852IXW) et suivants du Code de commerce. Dès lors, le contrat
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de gage serait nul, pour non-respect des mentions imposées par l'article L. 527-1 et le pacte commissoire
devrait être réputé non écrit, sur le fondement de l'article L. 527-2 (N° Lexbase : L1400HIP).
La cour d'appel de Paris, dans un arrêt du 3 mai 2011, a confirmé le jugement déféré (1). Elle a décidé que le
créancier pouvait choisir s'il préfère prendre un gage des stocks ou un gage de droit commun. Sur pourvoi, la
Cour de cassation a condamné cette solution, estimant que l'établissement de crédit qui souhaite une sûreté sur
les stocks de son débiteur ne peut inscrire que le gage des stocks des articles L. 527-1 et suivants du Code de
commerce (2).
Sur renvoi, la cour d'appel de Paris a décidé de résister, en jugeant qu'aucune disposition, ni du Code civil, ni du
Code de commerce, n'interdit aux parties de choisir l'application du droit commun du gage, et qu'elles peuvent donc
valablement se référer aux dispositions des articles 2333 et suivants du Code civil (3). La cour répond également
à l'argument selon lequel le fait pour le créancier de choisir un gage de droit commun constituerait une fraude, afin
de pouvoir stipuler un pacte commissoire : "dès lors que le choix est permis par la loi, l'utilisation d'un moyen légal
plutôt qu'un autre ne constitue pas une fraude, les parties se bornant à exercer le choix entre deux régimes prévus
par la législation".
Cette résistance d'une cour d'appel, sur une question importante de droit, rendait nécessaire l'intervention de l'Assemblée plénière. C'était donc à cette dernière de se prononcer sur le pourvoi intenté contre le second arrêt de la
cour de Paris.
L'Assemblée plénière, par arrêt en date du 7 décembre 2015, décide que, "s'agissant d'un gage portant sur des
éléments visés à l'article L. 527-3 du Code de commerce (N° Lexbase : L1401HIQ) et conclu dans le cadre d'une
opération de crédit, les parties, dont l'une est un établissement de crédit, ne peuvent soumettre leur contrat au droit
commun du gage de meubles sans dépossession".
La solution a de quoi surprendre à plus d'un titre : on ne peut guère lui trouver comme mérite que de prouver
l'indépendance intellectuelle de la Cour de cassation envers la doctrine. En effet, la majorité des auteurs avait
approuvé la position de la cour d'appel de Paris, et critiqué la solution de l'arrêt rendu par la Chambre commerciale
le 19 février 2013.
Il n'en demeure pas moins que cette décision de l'Assemblée plénière est critiquable, tant du point de vue des
besoins de la pratique (I) qu'au regard de l'orthodoxie juridique (II).
I — Un arrêt critiquable au regard des besoins de la pratique
Toutes ces difficultés émanent de l'ordonnance du 23 mars 2006 (N° Lexbase : L8127HHH). Le rapport "Grimaldi"
n'avait pas entendu réglementer le gage sur des stocks, parce que le gage de droit commun, tel que modifié,
pouvait grever ce type très particulier de biens. Les rédacteurs de l'ordonnance, n'ayant pas brillé par leurs qualités
de juristes, ont souhaité s'affranchir sur ce point (4) du rapport "Grimaldi". Ils ont ainsi établi un régime spécial du
gage des stocks.
Pourtant, les stocks étant un ensemble de biens fongibles, présents ou futurs, force est de reconnaître que le gage
de droit commun modernisé par l'ordonnance pouvait trouver à s'y appliquer. En effet, depuis la réforme de 2006,
le gage peut grever "un bien mobilier ou un ensemble de biens mobiliers corporels, présents ou futurs" (C. civ., art.
2333) et peut grever des choses fongibles (C. civ., art. 2341 N° Lexbase : L1168HI4 et 2342 N° Lexbase : L1169HI7).
A cette maladresse, les rédacteurs de l'ordonnance en ont ajouté une seconde : le régime spécial du gage des
stocks, tel qu'établi par les articles L. 527-1 et suivants du Code de commerce, manque cruellement de souplesse.
A l'examiner, il est permis de se demander si le législateur a compris qu'il s'agissait d'un contrat destiné à être
conclu entre un établissement de crédit et un commerçant, ou s'il a cru qu'il légiférait en droit de la consommation...
En effet, certaines dispositions font davantage penser à des techniques de protection du consommateur.
Ainsi, le contrat doit comporter un certain nombre de mentions obligatoires (C. com., art. L. 527-1). Si certaines sont
compréhensibles (désignation des parties, désignation de la créance garantie, identification des biens grevés),
d'autres sont nettement plus discutables : dénomination "acte de gage des stocks" (!) et mention que l'acte est
soumis aux dispositions des articles L. 527-1 à L. 527-11 (N° Lexbase : L1409HIZ) notamment.
En outre, le gage des stocks doit être inscrit, à peine de nullité, dans un délai de quinze jours à compter de l'acte
constitutif (C. com., art. L. 527-4 N° Lexbase : L1402HIR).
Par ailleurs, le créancier dispose d'un droit de contrôle de l'état des stocks engagés, et peut exiger du débiteur la
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reconstitution de ceux-ci, si leur valeur (telle que mentionnée dans l'acte constitutif) a diminué de 20 % (C. com.,
art. L. 527-7 N° Lexbase : L1405HIU).
Enfin, le gage des stocks ne peut comporter de pacte commissoire, contrairement au gage de droit commun (C.
com., art. L. 527-2).
Dès lors, les praticiens ne veulent pas de cette sûreté spéciale, qui apparaît trop formaliste dans sa constitution,
trop lourde dans son existence et trop limitée dans sa réalisation. Ils se sont par conséquent tournés vers le gage
de droit commun, beaucoup plus simple et plus souple. Une telle attitude, qui pourrait sembler suspecte dans des
relations entre professionnel et consommateur, n'est guère blâmable dans des relations entre professionnels.
Il est d'ailleurs important de souligner que le principal enjeu du refus par la Cour de cassation d'admettre le gage
de stocks sur la base du droit commun, à savoir la prohibition du pacte commissoire, est relativement limité. En
effet, en cas d'ouverture d'une procédure collective (qui demeure l'hypothèse dans laquelle les sûretés sont les plus
utiles), le pacte commissoire est paralysé (C. com., art. L. 622-7, I N° Lexbase : L7285IZT et L. 641-3 N° Lexbase :
L3103I4P).
Enfin, ainsi que l'a pertinemment remarqué notre collègue Pierre Crocq, les praticiens pourront être tentés de
contourner le régime spécial du gage des stocks, et particulièrement la prohibition du pacte commissoire, notamment
en faisant en sorte que ce ne soit pas la même personne qui souscrive le crédit et qui consente le gage des stocks
(5).
II — Un arrêt critiquable au regard de l'orthodoxie juridique
La solution retenue par l'Assemblée plénière est directement attentatoire à la liberté contractuelle. Par la grâce du
législateur, notre droit des sûretés connaît deux sûretés susceptibles de grever des stocks. Pourquoi les parties
devraient-elles obligatoirement utiliser le droit spécial quand le droit commun parvient à des résultats plus intéressants ?
Cette solution peut sembler, à première vue, se justifier par application de l'adage Specialia generalibus derogant. Il
n'en est rien. Les rédacteurs de l'ordonnance de 2006 n'ont pas entendu, par une disposition spéciale, déroger à une
disposition générale antérieure (les deux sont d'ailleurs concomitantes). Ils ont simplement cru combler une lacune
du gage de droit commun. L'existence de la législation relative au gage des stocks ne révèle pas une intention
dérogatoire du "législateur", mais une incompréhension de sa part...
Un autre argument avancé pour justifier la position de la Cour de cassation est tiré de la survie du mécanisme même
du gage des stocks. Si les parties sont libres de choisir entre le régime de droit commun et celui de droit spécial,
ce dernier ne sera plus utilisé par les praticiens. Cet argument est parfaitement inopérant. Comment un système
juridique digne de ce nom peut laisser demeurer des dispositions dont aucun praticien ne veut ? Si la pratique ne
veut pas du gage des stocks, pourquoi laisser perdurer cette sûreté ?
L'inopportunité de refuser le gage de stocks par le recours au droit commun est renforcée par le constat de la création
d'une inégalité entre les créanciers. Les établissements de crédit sont obligés de recourir au gage des stocks, tandis
que les autres créanciers peuvent utiliser le gage de droit commun. Cette inégalité ressort très clairement des arrêts
rendus par la Cour de cassation, qui font tous deux référence au fait que l'une des parties est un établissement de
crédit.
Par ailleurs, la décision commentée lève un doute : l'arrêt rendu par la Chambre commerciale le 19 février 2013
n'était pas un "arrêt de provocation", destiné à susciter une réforme législative. Nous ne nous étendrons pas sur
tout le mal que nous pensons personnellement de cette pratique des arrêts de provocation (n'oublions pas que
derrière les arrêts, il y a des justiciables, qui n'ont pas à faire les frais des errements législatifs et des souhaits
jurisprudentiels). Surtout, si la Cour de cassation appelait véritablement de ses vœux une réforme législative, il lui
suffisait d'attendre la réforme prochaine du gage des stocks.
En effet, l'article 240 de la loi n˚ 2015-990 du 6 août 2015, dite loi "Macron" (N° Lexbase : L4876KEC), a habilité le
Gouvernement à légiférer par voie d'ordonnance, avant le 6 février 2016, en vue de remplir deux objectifs. D'une part,
il s'agit de "rapprocher le régime applicable au gage des stocks [...] du régime de droit commun du gage de meubles
corporels [...], pour le clarifier et rendre possible le pacte commissoire et le gage avec ou sans dépossession, en vue
de favoriser le financement des entreprises sur stocks". D'autre part, il s'agit de "modifier le régime applicable au
gage de meubles corporels et au gage des stocks dans le cadre [des procédures collectives] en vue de favoriser la
poursuite de l'activité de l'entreprise, le maintien de l'emploi et l'apurement du passif". L'ordonnance à venir devrait
donc faire disparaître la principale différence entre le droit commun et le droit spécial, à savoir la prohibition du
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pacte commissoire.
Demain plus qu'aujourd'hui, il sera par conséquent permis de très fortement douter de l'utilité et de l'opportunité du
droit spécial.
(1) CA Paris, Pôle 5, 8ème ch., 3 mai 2011, n˚ 10/13 656 (N° Lexbase : A9188HZC), JCP éd. G, 2012, 626, obs.
Ph. Delebecque ; D., 2012, p. 1908, obs. D. R. Martin et H. Synvet ; RTDCiv., 2011, p. 785, obs. P. Crocq ; RD banc.
fin., 2012, comm. 166, obs. A. Cerles ; Gaz. Pal., 22 décembre 2011, p. 21, obs. M. — P. Dumont-Lefrand.
(2) Cass. com., 19 février 2013, n˚ 11-21.763, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3699I8I), D., 2013, p. 493, note R. Damman
et G. Podeur ; JCP éd. G, 2013, 539, note N. Martial-Braz ; JCP éd. G, 2013, 585, n˚ 16 ; obs. Ph. Delebecque ;
Gaz. Pal. 21 mars 2013, p. 22, obs. M. — P. Dumont-Lefrand ; RLDC, 1er avril 2013, p. 26, note Ch. Gijsbers ; V.
Téchené, Consécration du caractère exclusif du régime juridique du gage de stock, Lexbase Hebdo n˚ 329 du 28
février 2013 — édition affaires (N° Lexbase : N6011BTS). Adde, M. Bourassin, La force d'attraction du gage des
stocks, D., 2013, p. 1363.
(3) CA Paris, 27 février 2014, n˚ 13/03 840 (N° Lexbase : A0421MGP), D., 2014, p. 924, obs. Ch. Gijsbers ; D.,
2015, p. 1610, obs. P. Crocq ; JCP éd. G, 2014, doct. 585, n˚ 19, obs. Ph. Delebecque ; Gaz. Pal., 5 juin 2014, p.
20, obs. M. — P Dumont-Lefrand ; A. Bordenave, Gage de stocks : une espérance nouvelle à encourager, Lexbase
Hebdo n˚ 381 du 14 mai 2014 — édition affaires (N° Lexbase : N2163BUN).
(4) Comme sur d'autres d'ailleurs, avec approximativement le même succès.
(5) P. Crocq, obs. préc. sous Cass. com., 19 février 2013.
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