teRRoRisme ? Vous AVez dit teRRoRisme ?
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teRRoRisme ? Vous AVez dit teRRoRisme ?
Livres & idées Terror and Consent Philip bobbitt teRRoRisme ? Vous AVez dit teRRoRisme ? PhiliPPe Moreau defarGes Chercheur à l’Institut français des relations internationales Aujourd’hui, la forme dominante de l’État serait celle de l’État-marché (MarketState), qui tire sa légitimité de sa capacité à s’adapter au marché mondial et à en obtenir pour sa population un bénéfice maximal. Dans Terror and Consent, Philip Bobbitt, marqué par le choc du septembre 00, s’interroge sur le défi historique que représente le terrorisme pour cet État-marché. P hilip Bobbitt est un professeur-penseur américain. Doté des titres les plus prestigieux – professeur titulaire de la chaire Herbert Wechsler de jurisprudence fédérale et directeur du Centre de sécurité nationale à l’Université Columbia, ancien conseiller de plusieurs administrations, tant démocrates que républicaines, membre de l’Académie américaine des Arts et des Sciences – il est l’auteur de livres volumineux (dont chacun compte plusieurs centaines de pages), conçus comme des sommes renouvelant de fond en comble et épuisant le sujet qu’elles traitent. Bobbitt a une immense culture et ne la cache pas ; des citations d’Homère, de Thucydide, de Shakespeare, de Milosz et de tant d’autres ouvrent et terminent les chapitres. En 2002, The Shield of Achilles, ouvrage stimulant, est une belle réussite, associant habilement concepts et perspectives historiques. Dans le livre I, Bobbitt y analy. Commenté dans Sociétal n°6. 146 • sociétal n°62 Terrorisme ? Vous avez dit terrorisme ? sait remarquablement les formes successives de l’État en Occident : État princier ; État monarchique ; État acquérant une substance nationale ; État-nation ; Étatmarché. Le livre II s’interrogeait sur la société des États, racontant avec brio les grands moments diplomatiques où ladite société avait accompli des avancées : Paix de Westphalie ; Congrès de Vienne ; Traité de Versailles… Comme dans bien des livres épais, le meilleur se trouve dans les à-côtés (par exemple, les passages passionnants traitant des relations entre le président Wilson et son conseiller-confident, le colonel House, lors de la création de la Société des Nations, à l’issue de la Première Guerre mondiale). tout est toujours affaire de définition Malheureusement, Terror and Consent n’a rien de la vision, de l’ampleur de The Shield of Achilles. Pourtant Bobbitt se veut toujours aussi ambitieux : « Tout ce qui est généralement admis sur le terrorisme au XXIe siècle, ainsi que sur ses rapports avec les guerres contre la terreur, est faux et doit être totalement repensé. » (quatrième de couverture). Pourquoi pas ? Comme le suggère le titre Terreur et Consentement, l’ouvrage se présente comme une ou plutôt comme la réflexion globale sur terrorisme et démocratie à l’aube du XXIe siècle. Le résultat est très loin d’être à la hauteur de cette ambition. L’ouvrage est historique, analytique mais également normatif (proposer la bonne stratégie contre la terreur). Le mélange des genres est toujours un exercice délicat. Bobbitt se voit à la fois comme le Clausewitz du nouveau terrorisme et le futur conseiller d’une prochaine administration américaine. C’est beaucoup pour un seul homme ! Examinons plus en détail le contenu et l’articulation de Terror and Consent. Le livre est subdivisé en trois parties. La première, le diagnostic, traite du « Nouveau Masque du terrorisme » (chapitre I) et de ses implications. Bobbitt reprend une thématique bien connue : la guerre classique s’efface au profit d’un terrorisme de type nouveau. Ce terrorisme « est global, non pas national ; il est décentralisé et opère par réseaux tout comme une organisation non gouvernementale (ONG) ou une multinationale ; il n’a pas les structures centralisées et hiérarchiques d’un État-nation. » (p. 8) Certes ! Mais le ou les terrorismes peuvent-ils être réduits à leur mode d’organisation ? Même si Al-Qaida a une organisation de multinationale, son but n’est pas de vendre de la lessive ou des yaourts ! Et qu’en est-il des origines, des motifs, des objectifs politiques des mouvements utilisant le terrorisme ? Bobbitt aime faire peur ou se faire peur. Ainsi, pour lui, l’État-marché favorise le terrorisme… Incontestablement l’État-marché repose sur l’abondance et la circu4 ème trimestre 2008 • 147 Livres & idées lation, abondance et circulation de marchandises, de capitaux, donc d’hommes et d’armements. Chacun – du consommateur de base au patron de mouvement terroriste – peut faire son marché (recruter des frustrés de la richesse ou des chômeurs, se procurer toutes sortes de produits…). Tel est le prix de la croissance économique et de la liberté. Mais l’État-marché est loin d’être démuni de moyens : surveillances de toutes sortes, fichiers, coopérations de tous types… Le chapitre (p. 80-238) promet des « Victoires sans parade » (Bobbitt a du goût pour la morosité mélancolique). Certes la lutte contre les phénomènes terroristes n’a rien d’une guerre (avec un début – en principe, une déclaration de guerre – et une fin – en principe, un ou des traités de paix et des défilés pour les vainqueurs). La victoire contre le terrorisme réside dans son élimination ou sa disparition, ce qui ne peut donner lieu à une cérémonie de reddition. Alors pourquoi ne pas reconnaître l’évidence : l’expression « guerre contre la terreur » n’a aucun sens ? La terreur n’existe pas ; ce qui existe, ce sont des actions extrêmement diverses de terreur, qu’il faut comprendre, distinguer, analyser, tout en évitant de sombrer dans la nostalgie d’une époque où les guerres étaient des guerres. Les sociétés peuvent vivre sans parades victorieuses ! L’expression « guerre contre la terreur » n’a aucun sens. La partie II porte sur les enjeux politiques et juridiques de la lutte contre le terrorisme au sein des démocraties. Les dilemmes ont été mille fois exposés : comment concilier efficacité et respect des droits de l’homme ? Doit-on et peut-on torturer des suspects ? Là encore, près de deux cents pages pour des conclusions… obscures : « Nos sociétés doivent comprendre ce qui leur arrive, et, alors qu’elles se trouvent encore dans des temps de relative tranquillité, elles doivent s’organiser et débattre de ce qu’elles feront si la catastrophe survient. » (p. 25) Qui peut être en désaccord avec ce propos ? Mais quel équilibre instaurer entre pouvoirs de police et protection de l’individu ? Dans cette partie, Bobbitt avance – enfin (p. 352) ! – sa définition du terrorisme : « Le terrorisme est la poursuite d’objectifs politiques par le recours à la violence contre des non-combattants afin de les empêcher de faire ce qu’ils ont le droit de faire. » Pour paraphraser la célèbre formule de Clausewitz sur la guerre, le terrorisme est bien la poursuite de la politique par des moyens particuliers. Mais, ici, l’important est ailleurs : pour Bobbitt, l’essence du terrorisme tiendrait dans une forme précise de violence, l’agression contre des innocents. Ainsi les bombardements alliés de civils durant la Seconde Guerre mondiale peuvent-ils être qualifiés de terroristes ? Non, soutient Bobbitt, ces bombardements ne sont pas des actes terroristes… Parce que l’Allemagne nazie menait une guerre illégale. Or, jusqu’à présent, il n’a jamais existé 148 • sociétal n°62 Terrorisme ? Vous avez dit terrorisme ? aucun texte de portée juridique stipulant ce que serait une guerre légale. Les États sont encore les responsables suprêmes de leur survie ; comment, même en ces années 2000, concevoir qu’ils (en premier lieu, les États-Unis) soumettent leur droit souverain d’avoir recours aux armes si nécessaire (notamment contre des terroristes) à une loi internationale supérieure ? La Charte des Nations unies reste dans une ambiguïté prudente, rappelant dans son article 5 qu’« aucune disposition de la présente charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un membre des Nations unies est l’objet d’une agression armée… » trou noir La partie III se tourne vers les dimensions internationales de la lutte contre la terreur. Les idées directrices laissent le lecteur perplexe. Par exemple, « Les États fondés sur le libre consentement doivent conformer leur stratégie au respect de la règle de droit ; et cette règle doit pouvoir être révisée pour tenir compte des changements de l’environnement stratégique » (p. 529). Les moyens d’action doivent être subordonnés aux principes tant que ces principes ne les paralysent pas. Joseph Prudhomme n’aurait pas dit mieux ! Bobbitt, toujours très sûr de lui, préconise l’élaboration d’une convention internationale enregistrant sa définition du terrorisme et mettant ce dernier hors-la-loi (p. 530). Sait-il que ce problème de définition est discuté depuis des décennies aux Nations unies, n’importe quel diplomate sachant qu’il n’y aura jamais d’accord entre les États sur la notion de terrorisme, tout simplement parce que le terroriste de l’un est le résistant de l’autre2 ? Bobbitt tient à enfermer le terrorisme dans une définition intemporelle, (pseudo) morale. De ce fait, la problématique du terrorisme est escamotée. Car le terrorisme est parfois utilisé par des gens dits respectables3. Le même individu, le même groupe, peut avoir recours au terrorisme, y renoncer, éventuellement le réutiliser. Il y a autant de formes de terrorisme qu’il y a de situations politiques. La faiblesse fondamentale de Terror and Consent est l’absence d’une véritable discussion de la notion de terrorisme. Pour Bobbitt, tout à fait dans la ligne de l’administration Bush, le terrorisme est un bloc en soi, un monstre quasi intemporel. Mais l’histoire ne cesse de rappeler que le terrorisme est un instrument, en général utilisé . Dans la France des années noires, 90-9, les résistants étaient qualifiés de terroristes par les troupes d’occupation et par Vichy. . Exemple parmi beaucoup d’autres, Menahem Begin (93-992), Premier ministre israélien concluant la paix avec l’Égypte (979), dirigea de 93 à 98 l’Irgoun, organisation extrémiste juive, responsable de nombreuses opérations terroristes, en particulier contre les Arabes de Palestine. 4 ème trimestre 2008 • 149 Livres & idées par des groupes très minoritaires, essentiellement pour se faire reconnaître. Je cogne pour que l’on parle de moi ! Les attentats du septembre 200 expriment tout à fait cette logique : Al-Qaida et surtout son patron Ben Laden veulent exister aux yeux des opinions et ils réussissent, au moins sur ce terrain. Il n’y a pas des mouvements terroristes ; il y a des forces (nationalistes, racistes, religieuses…) qui, dans certaines circonstances (notamment au moment de leur création), ont recours au terrorisme. il n’y a pas des mouvements terroristes ; il y a des forces qui, dans certaines circonstances, ont recours au terrorisme. En ce début de XXIe siècle, l’étiquette « terrorisme » couvre au moins trois phénomènes différents : . des mouvements nationalistes, revendiquant l’indépendance étatique pour les peuples qu’ils prétendent représenter (IRA nord-irlandaise, ETA basque…) ; 2. des mouvements de révolte sociale, combinant parfois combat pour la justice et gangstérisme (Forces armées révolutionnaires colombiennes, ou FARC) ; 3. le « méga-terrorisme » d’Al-Qaida. Al-Qaida n’est qu’une manifestation terroriste parmi d’autres. C’est évidemment un produit typique du monde actuel, qui doit et peut être expliqué froidement : le monde musulman, les terres d’islam sont irrémédiablement pénétrés, bouleversés par la vague de fond de la modernité occidentale ; d’où des humiliations, des frustrations… et des recrues pour tout « apocalyptisme ». En ce qui concerne Al-Qaida, quelques questions bien posées peuvent dissiper les fumées de l’émotion et de la passion. • Les attentats du septembre 200 sont-ils un succès ou un échec pour l’organisation de Ben Laden ? Ces attentats ont eu une résonance planétaire, les contrôles de toutes sortes ont été multipliés. Il n’en reste pas moins que l’économie mondiale continue de fonctionner5. . Le terrorisme favorisant tous les amalgames et toutes les confusions, la présente analyse prend soin de laisser de côté la terreur d’État (Robespierre, Staline…), qui, elle aussi, est un instrument… de gouvernement. . Selon une rumeur non vérifiable, au lendemain du septembre 200, Ben Laden aurait demandé à l’un de ses fils ce qu’il pensait des attentats. Le fils (courageux ? inconscient ?) aurait répondu à son père qu’il n’était qu’un imbécile vaniteux. Certes la puissante Amérique avait été humiliée, mais elle se vengerait très durement. « Désormais, mon père, les États-Unis te traqueront jusqu’à ta mort », aurait conclu le fils. Il ne s’agit que de rumeur ! 150 • sociétal n°62 Terrorisme ? Vous avez dit terrorisme ? • Que veut Al-Qaida ? Que l’humanité toute entière se soumette à son islam. Un tel but a-t-il un sens politique ? Tout mouvement utopique finit par buter contre le politique. Le marxisme a dominé le XXe siècle parce qu’il s’est incarné dans des États : Union soviétique, Chine populaire… Al-Qaida ou ses rejetons peuvent encore faire beaucoup de mal, mais ses militants et ses dirigeants ne peuvent pas ne pas se demander : que voulons-nous au juste en termes politiques (contrôler un ou des États ? vaincre les États-Unis ou l’Occident ? Qu’estce qui est réaliste ou réalisable ?). • Que serait une authentique victoire pour Al-Qaida ? La prise du pouvoir en Arabie saoudite, l’enracinement dans un État (comme l’a fait le marxisme en Russie) ? Pourquoi pas ? Mais alors le délire idéologico-religieux, les attentats aveugles constituent-ils une stratégie efficace ? Si Al-Qaida veut s’emparer de l’Arabie saoudite, ne doit-il pas se réinventer en organisation saoudienne ? Réfléchir sur les terrorismes et sur les stratégies de lutte requiert une approche globale sur le monde actuel et ses révolutions. Les terrorismes contemporains sont bien des produits de l’époque. Mais il n’y a pas de menace terroriste, il y a des problèmes suscitant des comportements terroristes. Ainsi l’usage du terrorisme par bien des mouvements nationalistes ou ethniques. Dans un monde fondé à la fois sur la stabilité des territoires étatiques et sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (chaque peuple ayant à la limite son État à lui), le terrorisme est un excellent moyen de faire parler de soi. Que faire ? Certes mener des actions policières mais aussi rechercher de nouveaux compromis entre cadres étatiques et revendications d’autodétermination. La lutte contre le terrorisme demande certainement une longue patience, mais elle ne peut se dispenser de démarches politiques. Le livre et son auteur Philip Bobbitt : Terror and Consent, Londres, Penguin, 008, 67 pages. 4 ème trimestre 2008 • 151