Les servitudes portent bien leur nom! - Gestens

Transcription

Les servitudes portent bien leur nom! - Gestens
Aktualitäten – November 2014 / Bulletin d'actualités – Novembre 2014
Rechtsprechung / Jurisprudence
Les servitudes portent bien leur nom!
Si une parcelle est grevée d’une servitude interdisant d’y construire autre chose qu’une villa, le
bénéficiaire de la servitude peut empêcher d’y réaliser un bâtiment de trois niveaux habitables
comportant chacun deux appartements de quatre pièces. Même si le plan d’affectation permet des
constructions plus importantes sur le fonds grevé, le tribunal ne peut pas supprimer la servitude, y
compris dans le cas où le propriétaire du fonds grevé propose d’indemniser en conséquence le
propriétaire du fonds dominant.
Darf gemäss der Dienstbarkeit auf dem belasteten Grundstück nichts anderes als ein
Einfamilienhaus errichtet werden, kann der Dienstbarkeitsberechtigte den Bau eines Gebäudes mit 3
Stockwerken zu je zwei 4-Zimmer-Wohnungen verhindern. Selbst wenn gemäss Nutzungsplan
grössere Bauten zulässig wären, kann das Gericht die Dienstbarkeit nicht einfach aufheben; das gilt
auch dann, wenn der Eigentümer des belasteten Grundstücks dem Eigentümer des berechtigten
Grundstücks eine Entschädigung anbietet.
e
Arrêt du 27 août 2013 (II Cour de droit civil) du Tribunal fédéral (5A_340/2013)
Paul-Henri Steinauer, professeur à l’Université de Fribourg
I.
Les faits
A et B ont acquis en 2009 une parcelle grevée depuis 1948 d’une servitude foncière de «restriction
de bâtir» en faveur du fonds voisin, propriété des époux C. Plus précisément, la servitude prévoit
qu’«il ne pourra être édifié [sur la parcelle de A et B] qu’une villa comprenant rez-de-chaussée avec
combles habitables, et dont la hauteur maximum […] ne pourra dépasser la cote 581».
Malgré l’opposition des époux C, A et B ont obtenu de la commune l’autorisation de construire un
bâtiment de trois niveaux habitables comportant chacun deux appartements de quatre pièces, avec
en sous-sol un garage, des caves et divers locaux techniques; le projet respectait la cote 581. Les
époux C ont alors ouvert action devant le tribunal civil, en vue de faire interdire la construction
projetée. A et B ont à leur tour conclu, à titre reconventionnel, à la radiation de la servitude, pour le
motif que celle-ci avait perdu toute utilité (art. 736 al. 1 CC) ou, subsidiairement, qu’elle ne
conservait qu’une utilité réduite, hors de proportion avec les charges imposées au fonds grevé (art.
736 al. 2 CC).
II.
L’arrêt
Le Tribunal fédéral s’est d’abord demandé si la construction projetée était ou non contraire à la
servitude. Dans ce but, il a rappelé les principes à suivre, selon l’art. 738 CC, pour déterminer le
contenu des servitudes: il convient de se reporter en priorité à l’inscription au registre foncier, c’està-dire au libellé de la servitude figurant au feuillet du grand livre; ce n’est que si cette inscription est
peu claire, incomplète ou sommaire, que la servitude peut être interprétée selon son origine, à savoir
en se reportant à l’acte constitutif déposé comme pièce justificative au registre foncier; et seulement
si cet acte n’est pas non plus clair, le contenu de la servitude peut être précisé par la manière dont
celle-ci a été exercée pendant longtemps, paisiblement et de bonne foi. Quant à l’acte constitutif, il
doit être interprété selon la réelle et commune intention des parties (art. 18 CO) et, lorsque celle-ci
ne peut pas être établie, selon le sens que chacune des parties pouvait et devait raisonnablement
donner, de bonne foi, aux déclarations de l’autre (art. 2 al. 1 CC; principe de la confiance). Toutefois,
lorsque les propriétaires actuels des fonds concernés n’étaient pas parties au contrat constitutif de
servitude, ils sont protégés par la foi publique du registre foncier (art. 973 CC); à leur égard, seul le
sens de l’acte constitutif découlant de l’application du principe de la confiance peut être retenu.
En l’espèce, le libellé de la servitude au registre foncier est simplement «restriction de bâtir». Il
faut donc se reporter à la pièce justificative, qui indique que ne pourra être édifiée sur la parcelle
grevée qu’une «villa». Ce mot doit être pris dans son sens usuel, tel qu’il résulte des dictionnaires de
la langue française, soit une maison (au sens de bâtiment construit pour loger une seule famille, par
opposition à un appartement) moderne de plaisance ou d’habitation, avec jardin. Le bâtiment projeté
n’a manifestement pas ces caractéristiques. Il ne respecte donc pas la servitude. Peu importe qu’il
soit conforme aux règles de droit public sur l’aménagement du territoire.
Le Tribunal fédéral examine ensuite si, comme le demandent les propriétaires de la parcelle
grevée, la servitude devrait être radiée. Il faudrait d’abord procéder à la radiation, selon l’art. 736 al.
1 CC, si la servitude avait totalement perdu son utilité. Pour en juger, il faut se référer au but initial
que devait objectivement atteindre la servitude pour son bénéficiaire (principe de l’identité de la
servitude). En l’espèce, le contenu de la servitude permet objectivement de déduire que le but
recherché était de maintenir au profit du fonds dominant une certaine tranquillité. Le développement
du quartier et la densification de l’habitat (conformes au plan d’affectation) ne sont pas de nature,
comme le plaidaient les propriétaires du fonds grevé, à faire perdre tout intérêt à la servitude; au
contraire, ces circonstances suffisent précisément, à elles seules, à fonder l’intérêt du propriétaire du
fonds dominant au maintien de la restriction de bâtir et, ainsi, à la préservation de sa tranquillité.
Mais, selon l’art. 736 al. 2 CC, la servitude devrait aussi être supprimée (éventuellement
seulement partiellement), moyennant toutefois versement d’une indemnité à ses bénéficiaires, si elle
ne devait conserver qu’une utilité réduite. C’était le dernier argument des propriétaires de la parcelle
grevée: l’évolution de l’aménagement du territoire après la constitution de la servitude a fortement
diminué l’intérêt de celle-ci pour son bénéficiaire, en même temps qu’il a lourdement aggravé la
charge que représente la servitude pour les propriétaires du fonds grevé. Le Tribunal fédéral relève
à ce sujet que la servitude a certes été constituée à une époque où le fonds grevé faisait partie d’un
périmètre à faible densité de construction, mais qu’elle ne peut pas être rachetée au sens de l’art.
736 al. 2 CC pour la seule raison que ce fonds se trouve actuellement dans un périmètre urbain à
forte densité de construction. Le développement du droit de l’aménagement du territoire n’entraîne
pas par lui-même une charge disproportionnée pour les propriétaires du fonds grevé; une
suppression de la servitude au sens de l’art. 736 al. 2 CC n’entrerait en ligne de compte que si la
servitude litigieuse empêchait toute utilisation rationnelle du fonds servant. Ce n’est toutefois pas le
cas en l’espèce, dès lors les propriétaires du fonds grevé ont la possibilité d’y construire une villa.
III.
Le commentaire
Le principe est bien connu: un projet de construction n’est licite que s’il respecte à la fois le droit
public et le droit privé. Et parmi les règles de droit privé figurent aussi celles qui protègent les
bénéficiaires de servitudes. Deux remarques simplement à ce sujet:
D’abord, l’arrêt rappelle une fois de plus le poids des mots lors de l’interprétation des servitudes.
Une «villa» est une villa (au sens que tout un chacun peut donner de bonne foi à ce terme).
«Passer» veut dire passer (et non stationner sur le passage, comme l’a jugé le Tribunal fédéral, en
utilisant aussi le dictionnaire, dans l’arrêt 5C.137/2004, consid. 3.3). Sauf si une interprétation du
contrat selon la volonté réelle des personnes qui l’ont signé permet d’établir que des mots n’ont pas
été utilisés dans leur sens habituel, le plaideur ne doit donc pas se faire trop d’illusion sur ses
chances d’être protégé par les tribunaux s’il entend s’écarter du sens usuel des termes employés
pour décrire le contenu de la servitude.
Cela rappelé, l’arrêt est surtout intéressant par la façon dont il rejette la demande de libération de
la servitude. Le propriétaire du fonds grevé faisait valoir, d’une part, son propre intérêt à pouvoir
utiliser les possibilités de construire que lui accordait le plan d’affectation et, d’autre part, le fait que
le tribunal civil ne pouvait ignorer dans sa décision les impératifs d’un aménagement rationnel du
territoire.
Sur le premier point, le Tribunal fédéral confirme une jurisprudence plusieurs fois répétée (voir
ATF 107 III 331 consid. 5b = JdT 1982 I 118; 5C.213/2002, consid. 3.2; 5C.155/1998, consid. 6c =
SJ 1999 I 102): l’évolution des règles sur l’aménagement du territoire a certes pour conséquence
que la charge que fait peser une servitude sur le fonds grevé est souvent ressentie plus lourdement
que lors de la constitution de la servitude; mais ce n’est une raison suffisante pour obtenir la
libération de la servitude que si cela empêche, selon l’expression même du Tribunal fédéral, «toute
utilisation rationnelle du fonds servant», ce qui est sans doute rarement le cas.
Sur le second point: Il est vrai que, en matière de restrictions légales de la propriété, et en
particulier lors de l’application de l’art. 684 CC interdisant les immissions excessives, la
jurisprudence souligne que le droit doit former un tout harmonieux et que les critères retenus pour
protéger les intérêts des voisins en droit privé ne doivent pas être complètement différents des
critères appliqués en droit par les autorités administratives qui accordent les permis de construire
(voir mon commentaire de l’arrêt 138 III 4 dans le troisième numéro 2013 de cette revue, p. 118). En
l’espèce, il ne s’agit toutefois pas d’une restriction légale de la propriété de A et B. Il s’agit d’une
restriction qui a été volontairement acceptée à l’époque par le propriétaire de cette parcelle et dont A
et B, en acquérant la parcelle, avaient pleine connaissance (et qui a sans doute aussi eu une
influence sur le prix qu’ils ont payé). Cette servitude l’emporte sur les règles de l’aménagement du
territoire, qui établissent simplement quelles sont les constructions autorisées par le droit public. Le
propriétaire du fonds grevé ne peut donc pas utiliser ces règles pour racheter la servitude qui
l’empêche d’exploiter au maximum les possibilités que lui laisse le droit public (ce qui constituerait
une sorte d’expropriation privée). S’il devait y avoir dans un cas un véritable intérêt public à la
densification, il appartiendrait à la collectivité de le faire valoir par les voies ordinaires du droit public.
C’est elle qui, le cas échéant, devrait, en se fondant sur une base légale spéciale, procéder à
l’expropriation de la servitude et imposer aux propriétaires de construire de façon à densifier
l’habitat. Mais ça, c’est une autre histoire …
Aus BR/DC 3/14 / Extraits de BR/DC 3/14
Redaktion/Rédaction: Prof. Dr. Jean-Baptiste Zufferey, Dr. iur. Hedwig Dubler
http://www.unifr.ch/baurecht