un demi-siècle d`interdictions de bandes dessinées

Transcription

un demi-siècle d`interdictions de bandes dessinées
neuviemeart2.0 > thèmes > histoire culturelle > 49-956 ou la démoralisation de la jeunesse : autour de
la loi du 16 juillet (...) > un demi-siècle d’interdictions de bandes dessinées
49-956 ou la démoralisation de la jeunesse
un demi-siècle d’interdictions de bandes
dessinées
par Bernard Joubert
[Janvier 1999]
Il y a vingt ans, des éditeurs tels que Casterman, le Square, Dargaud ou les Humanoïdes Associés
s’écriaient à Angoulême « À bas la censure hypocrite ! », réclamant la suppression de l’article 14.
Comment cet article, toujours en vigueur, de la loi de 1949, a-t-il été appliqué à la bande dessinée ?
Avant toute chose, il est important de ne pas confondre les articles 2, 13 et 14 de la loi du 16 juillet
1949. Les deux premiers concernent les publications pour la jeunesse, françaises ou importées, le
troisième tout ce qui n’est pas spécifiquement destiné aux enfants et adolescents. L’article 14
permet au ministre de l’Intérieur de prendre des arrêtés d’interdiction concernant la vente aux
mineurs, l’exposition et la publicité [1], en se basant, s’il le souhaite, sur les avis de la Commission de
surveillance. En cinquante ans, environ 5.000 livres et périodiques ont fait l’objet de pareils arrêtés,
parmi lesquels près d’un millier de bandes dessinées [2]. C’est donc au pas de charge qu’il va nous
falloir retracer cette histoire... [3]
Les années 50
Mentionnons, sans nous attarder, les interdictions de revues d’humour sexy ou de pin-up dans
lesquelles on ne trouve que des pages de BD éparses, telles que Oh !, où officie Emmanuel Cocard,
plus connu pour ses adaptations de La Fontaine, ou les petits formats de la S.E.C.T.I. qui accueillent
fréquemment Jean David en pages centrales.
Hara-Kiri, le mensuel, ne cesse d’être « de mauvais goût », « stupide », « vulgaire », « sinon grossier », «
contraire à la décence »... La Commission reçoit une plainte de la Confédération nationale des
associations familiales catholiques. Deux interdictions sont prises : l’une de juillet 1961 à février 1962,
l’autre de mai à novembre 1966. En 1969, on convoque encore les deux responsables : « MM.
Cavanna et Bernier ont répliqué qu’essayant de fustiger et de combattre − par la satire et la
caricature − la stupidité, le ridicule, la niaiserie, l’immoralité, le snobisme et l’abêtissement des
masses, ils n’avaient aucunement l’intention de faire appel, pour cette “croisade”, à des éléments
en quoi que ce soit licencieux. Ils ont ajouté que si, par une discipline insuffisamment rigoureuse de
leur inspiration, ou emportés par leur verve, ils avaient pu faire quelques concessions à la vulgarité,
voire au mauvais goût, ils le regrettaient et s’efforceraient de ne pas récidiver. » Ah ! Ah ! Ah !
Vu le sort réservé aux gentils superhéros de Tonnerre, Spectre et Marvel (cf. l’article de Jean-Paul
Jennequin et moi-même dans ce dossier), les monstres de Creepy n’avaient pas une chance de
montrer leurs crocs. L’interdiction tombe alors que le No.2 s’apprête à sortir et elle dure près d’une
année (avril 1969 à février 1970). Durant ce temps, avec Eerie, pour obtenir un numéro de
Commission paritaire, l’éditeur a démontré qu’il adopterait une formule où la répréhensible BD ne
constituerait plus que 50 % du contenu [5]. Tolérées par la suite, ces deux revues et leur petite sœur
Vampirella susciteront encore quelques avertissements, le représentant des Francs et Franches
Camarades considérant que leur nature est « d’être exclusivement consacrées à la violence, à
l’érotisme et à la pornographie [sic] » (1974) ou « regrettant de ne pouvoir efficacement combattre,
à l’aide de l’article 14, des brochures comme Vampirella » (1971).
Soulignons tout de même qu’en usant d’une loi qui entend lutter contre le mensonge (article 2), le
ministre Marcellin ose commettre deux grosses menteries au Journal officiel : il antidate son arrêté
afin de le faire précéder la fameuse couverture « Bal tragique à Colombey », et il ne s’est nullement
conformé à un avis de la Commission, contrairement à ce qu’il indique. Ces contre-vérités suscitent
d’ailleurs un vif émoi des Commissaires, devenus boucs émissaires. Représentants de l’U.N.A.F., des
mouvements de jeunesse et du ministère de l’Éducation nationale font savoir, en pleine réunion,
qu’ils ne sauraient assister, sans mot dire, à un « détournement de procédure [,..] à des fins
essentiellement politiques ».
Les remous suscités par cette affaire ont comme conséquence de sauver la mise au jeune Actuel,
riche en Crumb, Shelton et autres auteurs underground. En d’autres circonstances, si l’on ne
craignait encore des polémiques médiatiques, la représentante de l’U.N.A.F aurait pourtant bien
aimé se le faire : « On aboutit [...] à un culte de la destruction, de l’anarchie, à l’apologie de la
drogue, de l’homosexualité, de l’avortement, de la crasse physique et morale, du vol, de la licence
sexuelle, de la paresse, etc. Rédigée dans un style ordurier et souvent incohérent, une telle revue
traduit le défoulement de tous les excès que portent en eux des individus en déséquilibre plus ou
moins profond, et elle est certainement très nocive pour les jeunes, quelle excite à la révolte contre
les adultes et toutes les institutions "policières", en favorisant ainsi une totale confusion des esprits. »
Côté populaire, le début des années 70 voit la naissance d’Elvifrance (Georges Bielec) et de ses
pockets érotiques italiens. Cet éditeur sera soumis, vingt années durant, au dépôt préalable et
suscitera plus de 700 arrêtés. De très loin un record. La place manque ici pour retracer cette épopée
complexe qui résonne des noms de Maghella, Sam Bot, Jungla, Luciféra, Lucrèce, Goldboy,
Baghera, Prolo, Flicky, Zordon, Jacula, Karzan, etc. Que les amateurs d’images pieuses se reportent à
mes écrits du (très pieux) Collectionneur de bandes dessinées, No.78 et 80. Pardon : les amateurs
d’images de pieux.
Plagiant éhontément Elvifrance, à la fin des années 70, André Guerber (France Sud Publications, Éd.
du Bois de Boulogne, Belle France) se relance dans la BD de poche et connaît son lot d’interdiction
(une soixantaine d’arrêtés). À sa suite, d’autres petits éditeurs passent eux aussi au J.O. : Comédit,
Editora, E.D.I.P., Cinto, Gérard Cottreau, Comptoir Français d’Éditions...
Que les Humanos ne chantent pas victoire !... Six mois après, Ah ! Nana est interdit aux mineurs suite
à son numéro sur l’homosexualité, tandis qu’en décembre Madame la Bondage d’Eneg et
Prisonnière de l’armée rouge de Romain Slocombe sont frappés d’une triple interdiction (3°) pour
leur « ambiance de cruauté particulièrement raffinée et malsaine ».
Les albums SM des Editions Déesse, ne sont, en revanche, proscrits qu’aux mineurs, de même que
Justine et Emmanuelle, de Crepax, ou les Dirty comics que publie Patrice Amen, futur fondateur des
Éditions Milan. À la même époque, la Commission demande, sans succès, l’interdiction d’exposition
d’Un regard moderne, des Bazooka, dont des dessins de Kiki Picasso, dans le No.4, ont par ailleurs
été condamnés pour outrage aux bonnes mœurs. Consolation : le Bulletin périodique est interdit aux
mineurs. Les auteurs ont à peine l’âge de lire leurs œuvres... et il en va de même pour deux autres
fanzines, Paraplégique illustré (1°, 1978), inspiré des Bazooka, et le poético-gauchiste Damned
(1°,1980), où débute Jean-Luc Coudray.
Côté magazines fessus, Les Trois ceintures rouges des Éditions de la Durance remontent leurs kimonos
(2°, 1978), après quatre à cinq numéros, rhabillés par le représentant des Cœurs vaillants et Âmes
vaillantes. Les Liz et Beth de G. Lévis n’avaient pas posé de problème lors de leur sérialisation dans
Multi magazine (un sous-Union, très bas de gamme), de 1975 à 1977. Rééditées en récits complets,
sous le nom de Multi love, elles trépassent après quatre numéros (3°, 1978). Plus fort : Plagiat est un
simple recyclage des invendus de Bédé adult’, assorti d’une même illustration de couverture. Bédé
adult’ est interdit aux mineurs alors que Plagiat l’est d’exposition.,.
Un dernier couac, en 1980, pour conclure cette décennie : les deux tomes de Blanche Épiphanie de
Lob et Pichard, aux Éditions du Fromage, sont interdits aux mineurs, en compagnie des deux
Caroline Choléra de Dubos et Pichard. Quand on se rend compte, quelques semaines plus tard, que
ces pages datent de 1967 et qu’elles ont été prépubliées par France soir, il faut piteusement abroger
tout ça.
Les années 80
Il est question qu’avec la gauche au pouvoir, la loi de 1949 vive ses derniers jours. Il n’en sera rien.
Gaston Defferre, comme ses prédécesseurs, tape à pleine colonne de J.O. sur Elvifrance. C’est lui
qui met fin à Prolo (2°, 1982), le priapique ouvrier qui baise, au figuré, les patrons et, au propre, leurs
épouses, alors que Christian Bonnet l’avait laissé exister (1°, 1978). C’est encore lui qui interdit Marie
Gabrielle en Orient de Pichard, chez Glénat (2°, 1983), alors que la droite n’avait pas touché à
Marie-Gabrielle de Saint-Eutrope. Il s’en prend à Ranxerox à New York, de Tamburini et Liberatore (1°,
1983), anticipant ainsi la présence de cet album à « l’exposition de l’horrible » organisée par Pasqua
en 1987, et, en vrac, à Histoire d’une histoire de Crepax chez Albin Michel (2°, 1983), Sexstar, le
pocket des Archers où Swolfs a publié le prototype de Durango (2°, 1981), La Lanterne magique et
Hello Anita, de Crepax encore, chez Glénat (1°, 1982)...
Contrecoup d’avertissements adressés à L’Écho des savanes nouvelle série, Martin Veyron doit
retoucher L’Amour propre. Il faut attendre Pierre Joxe pour que les interdictions se calment. Pasqua
ranime un peu la flamme en 1987. Ses cibles : Elvifrance (il met fin aux "Série rouge" et "Série jaune"
qui paraissaient depuis 1974) et sa filiale Novel Press (pockets et magazines), ainsi qu’Albin Michel
avec les 110 pilules de Magnus (1°), Fleur de Lotus de Pichard (1°), L’Écho des savanes (l° pendant six
mois, jusqu’au retour de Joxe) et des menaces sur le Messaline de Duveaux, ce qui incitera l’éditeur
à autocensurer d’autres albums. En décembre de la même année, la « haine raciale » et les «
stupéfiants » viennent s’ajouter aux critères de l’article 14, et, deux mois après, Hitler = SS, de Gourio
et Vuillemin, version Comtel (une petite structure qu’héberge Hara-kiri, où la bande a été
prépubliée), est interdit (3°). Il en sera de même pour la réédition chez Magic Strip, en 1990, parce
que, selon les termes de l’arrêté, elle « évoque de manière extrêmement dévalorisante l’holocauste
dans les camps de concentration ; qu’elle disqualifie par la dérision et les représentations les plus
dégradantes la mort des victimes de la barbarie nazie ».
Clôturons la décennie avec la réédition du Grand chaperon rouge de Vladimir Pablo, un fascicule
de BD porno paru en 1978 et réédité par la revue Sexy BD (3°, 1989) : la nouvelle couverture n’était
guère sexuée et pouvait être confondue avec une publication pour enfants.
Les années 90
La première moitié de la décennie est calme. La Commission aimerait parfois que l’on réinterdise
aux mineurs L’Écho des savanes (« en raison de son article indiquant les différentes façons de
"frauder" »). Ce qui arrive au fanzine satirique Canicule (où dessine Charb), en 1993, parce qu’on y
parle de drogue. Le représentant de l’enseignement privé voudrait qu’il en soit de même pour le
fanzine Flag, de Géant Vert, « cette publication pornographique qui ne peut que choquer et
pervertir un enfant ». Le ministre suit rarement.
Un réveil a lieu avec les mangas, ces douteuses BD venues, comme dans l’ temps, de l’étranger. Des
Commissaires désirent interdire Akira aux mineurs, d’autres déclarent : « Les mangas sont une
incitation à la pédophilie ». En 1996, trois titres des Éditions Samouraï sont proscrits aux mineurs
(Ogenki Clinic, Cammy X et Dark Wirbel), tandis qu’Angel et Conspiracy, de U-Jin, le sont
d’exposition. Angel étant une série, son arrêté s’applique aux volumes passés et à venir, fait
exceptionnel et injustifiables : comment peut-on condamner des volumes qui n’existent pas encore
? Devant dès lors s’acquitter d’une TVA multipliée par quatre sur des ventes chutant de 40% du fait
de l’invisibilité des livres en librairie, les Éditions Tonkam poursuivront la série, à perte mais avec la
volonté de respecter leur choix éditorial, jusqu’à son septième et dernier tome.
Début 1996, la Commission enjoint Dargaud de faire classer le tome 2 des Innommables, de Yann et
Conrad, au rayon « adultes » des librairies BD (ce qui se résume, en général, au rayon porno) : « Le
rapporteur observe que certains dialogues de cette bande dessinée sont très crus et qu’elle contient
une scène pornographique et une scène violente. » En mars 1997, les M.L.P. (Messageries lyonnaises
de presse) bloquent le tirage du No.35 de la revue Kiss comix et en envoient un exemplaire à la
Commission, en vue d’un improbable accord de distribution de celle-ci. En retour, La Cúpula reçoit
des services de Jean-Louis Debré l’annonce que son titre devrait être, sous peu, interdit. Les élections
législatives anticipées le sauvent, mais l’éditeur, par précaution, l’a entre-temps mue en La Poudre
aux rêves. Ironie du sort, dans la revue Confessions BD, interdite par Chevènement (2°, décembre
1997), officient deux anciens Commissaires, représentants des auteurs, Henri Filippini et Pierre Dupuis.
Dura lex, sed lex.
De nos jours, la Commission demande l’interdiction, cette fois-ci définitive, du vieux Bédé adult’, ou
celle aux mineurs du jeune Animeland, prozine de japanimation. Hors BD, à chaque séance, elle
émet le vœu que disparaissent une dizaine de revues − elle n’examine quasiment plus les livres
relevant de l’article 14. À l’heure où sont écrites ces lignes, seuls deux titres, dont l’un était
Penthouse, ont fait l’objet de pareille mesure en 1998, alors qu’on en comptait, en moyenne, un par
mois sous le ministère Debré. Pour autant, la loi de 1949 n’est pas mise en sommeil. Lui préférera-t-on
le récent article 227-24 sur les
« messages à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la
dignité humaine [...] susceptibles d être vus ou perçus par un mineur » ? Quoi qu’il en soit, ne seraitce que parce qu’elle offre au ministre de l’Intérieur un formidable pouvoir de censure, qui a
l’avantage de ne pas porter ce nom, il est probable que, même rendue désuète par l’expansion de
nouveaux supports (CD-Rom, vidéo, Internet), elle sera maintenue dans l’arsenal juridique.
Bernard Joubert
(Cet article a paru dans le numéro 4 de 9ème Art en janvier 1999, p. 28-33.)
Notes
[1] Notons rapidement qu’un journal qu’on ne peut montrer au public (exposition) cesse presque
toujours de paraître. Plus clairement, en un mot, il est interdit.
[2] Durant ce même demi-siècle, une autre législation (article 14 de la loi du 29 juillet 1881 sur « la
liberté de la presse ») a permis d’interdire de circulation et de mise en vente environ 2000
publications étrangères ou traduites de l’étranger, mais aucune n’était une BD.
[3] Pour certains développements, voir Yves Frémion et Bernard Joubert, Images interdites, SyrosAlternatives, 1989.
[4] Toutes les citations de cet article sont des commentaires émis par la Commission.
[5] La presse connaît une fiscalité insolite, instaurée après guerre avec la mise en place des NMPP.
C’est l’éditeur qui paie à lui seul la TVA calculée sur le prix de vente public, alors qu’il ne touche
qu’environ la moitié de ce prix (le reste allant au marchand de journaux et au distributeur). Dans
la pratique, donc, c’est comme s’il payait une TVA double du taux annoncé (exemple 20,6 % x 2
= 41,2 %). D’où la création d’un taux préférentiel pour la presse (2,1 %) qui, une fois doublé,
ramène à peu près sa fiscalité à celle du livre (5,5 %). Mais seuls en bénéficient les vrais journaux,
ceux reconnus comme tels par la Commission paritaire des publications et agences de presse, Sur
les critères appliqués par cette Commission, on lira plus loin l’article de Jean-Christophe Menu.