Le droit canonique comme possible berceau d`une certaine

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Le droit canonique comme possible berceau d`une certaine
Les études du CFA
essec-apprentissage.fr – N° 30 – JUIllet 2010
Le droit canonique
comme possible berceau
d’une certaine
rationalité managériale
Une interview de Paolo NAPOLI,
Directeur du Centre d’études des normes juridiques
de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)
Paolo Napoli prolonge, au Centre d’études des normes juridiques (CENJ), le geste d’ouverture
du fondateur, Yan Thomas (1943 – 2008), qui voulait se saisir, à travers l’approfondissement des
procédés propres au droit, de questions qui n’ont plus rien à voir avec le droit. Un geste de grande
ampleur puisqu’il repose sur le projet de réunir des experts du droit musulman, du droit romain
et du droit du Talmud pour interroger une normativité qui ne serait pas seulement juridique.
C’est dans ce cadre que Paolo Napoli inscrit sa trajectoire de recherche, qui va de la police
au management en passant par l’administration. Il s’est ainsi focalisé sur la spécificité de la
« normativité administrative » à travers les siècles, sur cette volonté de rattrapage constant de
l’écart entre le droit et les faits. Il s’est lancé dans une remontée généalogique à l’intérieur du
droit canonique pour y retrouver l’origine de certaines techniques utilisées par le management
actuel.
A l’heure de la globalisation, Paolo Napoli met en évidence la dimension pastorale que
l’Eglise ranima, au XVème siècle, pour remédier à l’inefficacité des institutions canoniques et des
textes écrits. Il voit dans le visiteur qui cherche à instaurer un ordre dans une communauté à
l’aide d’une orthopédie de l’action et de la pensée, une préfiguration du manager moderne. Un
manager qui est une loi vivante, en relation dialectique avec la loi écrite centralisée, en quête
d’efficacité sur le terrain à travers la gestion des conduites.
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : ALAIN BERNARD – RÉDACTEUR EN CHEF : JEAN SAAVEDRA
Pouvez-vous nous présenter
le Centre d’études
des normes juridiques
que vous dirigez, et les buts
que lui avait assignés
son fondateur, Yan Thomas,
qui est mort prématurément
en 2008 ?
L’aboutissement
de l’activité
de Yan Thomas
était de penser
la formation
de jeunes
générations de
juristes dans
une approche
intégrant
différentes
cultures
juridiques.
Le Centre d’études des normes juridiques a donc été fondé en 1989
par Yan Thomas, au sein de l’Ecole des hautes études en sciences sociales,
tout à la fois pour y développer une réflexion sur le droit à partir de ses
archétypes occidentaux et notamment à partir du droit romain, et pour la
mettre en résonance avec les disciplines classiques de l’Ecole, l’anthropologie et l’histoire surtout, mais également la sociologie et la philosophie.
Le grand pari de Yan Thomas était donc de penser le droit, d’articuler un
discours sur le droit, dans un lieu qui se situait hors de l’hégémonie des
facultés.
Dans le CENJ, il avait la volonté d’ouvrir la réflexion sur le droit aux
sciences et aux techniques avec Marie-Angèle Hermitte et d’approfondir
les questions de droit public avec Olivier Cayla. Mais il projetait également d’élargir la perspective sur des corpus normatifs autres que la tradition occidentale et de rassembler des experts des droits des trois religions monothéistes, en vue d’une histoire de la normativité qui excèderait
la normativité strictement juridique telle qu’elle a été construite par le
droit romain. Le départ pour Harvard de l’expert en droit musulman, Baber
Johansen, a remis en question ce projet de confronter le droit musulman,
le droit romain étendu au droit canonique et le droit du Talmud. Mais nous
ne désespérons pas de le reprendre à l’avenir.
L’aboutissement ultime de l’activité de Yan Thomas était de penser la
formation de jeunes générations de juristes dans une approche intégrant
différentes cultures juridiques. C’est ainsi qu’il avait élaboré un programme
de formation doctorale qui a été soutenu par les instances de l’Union
Européenne : le doctorat européen «Histoire, sociologie, anthropologie et
philosophie des cultures juridiques européennes». Yan Thomas avait donc
réuni autour de l’EHESS l’Institute Italiano de Scienze Umane de Florence,
le Max Planck Institut für Europäische Rechtsgeschichte de Francfort et
la London School of Economics. L’idée était de proposer à des étudiants
venant des quatre coins du monde, une rencontre avec des conceptions
du droit, des méthodologies et des pratiques d’enseignement différenciées, en expérimentant tant les cultures du droit continental que celle
du droit anglo-saxon. Malgré son intitulé, cette formation doctorale n’a
pas été inspirée par une vision eurocentrique et plusieurs thèses portent
sur des sujets qui concernent les pays extra-européens d’où proviennent,
d’ailleurs, 25% des jeunes recrutés.
Les doctorants doivent passer trois années dans trois universités
diffé­rentes et utiliser, à chaque fois, la langue locale. Trois langues sur les
quatre officielles du doctorat doivent être apprises par chaque étudiant.
Les premières thèses qui ont été soutenues témoignent de l’extraordinaire rayonnement de cette formation juridique intégrée et de ce recours
au multi­linguisme. Car une langue n’est pas seulement un instrument de
communication, c’est aussi un instrument de pensée, et il y a des choses
qui peuvent être pensées dans une langue et pas dans une autre.
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Pouvez-vous préciser
l’équilibre que vous
voyez entre une certaine
autonomie du droit
et son ouverture
à d’autres disciplines ?
Parler d’autonomie du droit au sein de l’EHESS peut effectivement
sembler quelque peu hérétique. L’idée de Yan Thomas était que le dialogue
avec les autres disciplines des sciences sociales ne saurait avoir lieu en terrain neutre, mais qu’au contraire, c’est au moment où le droit se fait le plus
technique et se montre le plus jaloux de ses procédés que la confrontation
peut être la plus prolifique. Il ne s’agit en aucun cas de la vieille attitude des
juristes qui se proclamaient auto-suffisants. C’est bien plutôt la tentative
de se saisir, à travers l’approfondissement de procédés propres au droit, de
questions qui n’ont plus rien à voir avec le droit. C’est-à-dire que le droit
est toujours un instrument pour penser autre chose que le droit lui-même,
mais à partir du droit. C’était ça le geste d’ouverture de Yan Thomas.
Comment appréhendezvous la question du droit et
de la globalisation,
la question de
la globalisation juridique ?
Il y a d’abord un foisonnement de constitutions qui sont conçues
grâce aux conseils de juristes provenant de nations à forte tradition de
droit constitutionnel, comme les Etats-Unis ou l’Allemagne. Les constructions juridiques qui en résultent sont appliquées dans les Etats sortis de
l’ancienne Union soviétique, dans certains Etats du Moyen-Orient ou
certains Etats africains.
Nous pourrions
parler de
l’émergence d’un
droit à la carte,
dans le registre
du droit civil
et du droit
des affaires.
Nous pourrions ensuite parler de l’émergence d’un droit à la carte,
dans le registre du droit civil et du droit des affaires. Les droits des obligations, donc les droits des contrats se fabriquent aujourd’hui dans les
grands cabinets d’avocats internationaux. Ainsi se met progressivement
en place un modèle de construction du droit des contrats qu’on pourrait
qualifier de supra-étatique, ces cabinets n’étant plus vraiment rattachés à
un Etat précis.
Enfin, en ce qui concerne plus exactement l’Europe, je voudrais signaler
la montée en puissance d’une conception du droit romain comme dépôt
inépuisable de rationalité normative, comme définition d’un ensemble de
catégories à validité universelle et méta-temporelle, comme science juridique résultant du droit romain lui-même et des médiations successives
que furent le moment médiéval et l’élaboration des universités allemandes
du XIXème siècle. C’est un droit des professeurs que certains verraient bien
devenir un agent unificateur de l’Europe.
Mais cette dogmatisation du droit, qui fait l’économie des contextes
nationaux et sociaux dans lesquels le droit doit s’appliquer, est soumise
à forte critique. On ne peut faire abstraction des contextes dans lesquels
le droit s’élabore et s’applique. Le droit est une norme qui délimite un
contexte, mais il n’est intelligible que dans ce contexte. C’est pourquoi, à
l’opposé de ce traitement du droit romain qui en fait un produit fini prêt
pour l’exportation, nous ne cessons d’insister au CENJ sur la dimension
casuistique, sur le droit des situations différentes.
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Si l’on considère votre propre
trajectoire de chercheur,
comment votre travail
sur la normativité vous a-t-il
conduit au management ?
Peut-on
reconstruire
une généalogie
juridique de notions
telles que la
division des tâches,
la distribution des
rôles, le système
d’autorité,
le système de
communication,
le système
de contributionrétribution, bref
de toutes ces
notions considérées
comme les traits
fondamentaux
d’une
organisation ?
Je me suis tout d’abord intéressé au couple police/adminis­
tration, notamment à la fin du XVIIIème siècle, au moment où une certaine
tension s’est instaurée entre les deux, l’administration voulant englober la
police et s’octroyer le rôle qui avait été le sien sous l’Ancien Régime. Mais
mon attention ne s’est pas focalisée sur ces institutions en tant que telles,
plutôt sur leurs moyens, sur les dispositifs qu’elles utilisaient et surtout sur
le type de normativité qu’elles mettaient en œuvre. A côté du droit romain
casuistique qui aboutit à ce qu’un juge tranche entre deux positions, celle
qui est du côté du bon droit et celle qui est du côté du tort, existait une
normativité réglementaire qui s’inspirait de l’adaptation constante, du
rattrapage permanent de l’écart entre le droit et les faits. C’est sur cette
normativité administrative que j’ai centré mes recherches, sur la façon de
faire pénétrer la loi générale, abstraite, dans le détail.
Je suis parti d’une évidence : il n’y a pas de corpus iuris pour l’administration, comme il y a un corpus iuris pour le droit civil. Ce dernier repose sur
un patrimoine de normativité juridique que j’ai déjà mentionné, le droit
romain et ses reprises à l’étape médiévale et au XIXème siècle dans les universités allemandes. Mais comment administre-t-on les choses ? Comment
règle-t-on les conduites ? Ces questions n’appartiennent pas à la dimension archétypale du droit telle qu’on la connaît dans le droit romain. Il m’a
donc fallu retrouver dans des institutions dispersées les éléments à partir
desquels il était possible de recomposer le paysage fragmenté, hétérogène
de l’histoire de la normativité administrative.
Un premier domaine qui s’est imposé a été l’oeconomica, la maison,
la famille où il n’y avait pas de droit, mais pourtant une véritable norma­
tivité administrative. Le second, issu de la grande intuition de Gabriel
Le Bras, a été le droit canonique considéré comme bouillon de culture pour
les bureaucraties étatiques séculières. Du XIIème au XVIème siècle, tout un
assortiment de notions peut être repéré et leurs préoccupations sont aussi
bien le salut des âmes que la gestion des biens de l’Eglise, ainsi que l’état
d’âme du bon administrateur dans l’exécution de ses tâches. J’ai donc
commencé à travailler sur ces notions d’administratio, cura, sollicitudo,
gestio, qui ont joué un rôle fondamental pour qualifier la fonction du chrétien dans le monde… et à poser la question suivante : «Peut-on reconstruire
une généalogie juridique de notions telles que la division des tâches, la
distribution des rôles, le système d’autorité, le système de communication,
le système de contribution-rétribution, bref de toutes ces notions consi­
dérées comme les traits fondamentaux d’une organisation ?»
Au moment même où je me donnais un corpus juridique spécifique
pour ma recherche, celui du droit canonique comme possible berceau
d’une certaine rationalité managériale, qui m’imposait un travail sur les
sources à la fois juridiques et théologiques, je constatais l’existence d’une
tendance nouvelle dans les discours sur le management, « le management humaniste » dont un des représentants, Chris Lowney, un ancien
de JP Morgan, qui avait été formé à l’Université de Chicago et qui avait
derrière lui une longue expérience managériale, repérait, sans aucun souci
historique, avec son ouvrage Heroïc Leadership : Best practices from a 450
year-old Company that changed the world, dans les Exercices spirituels du
fondateur des Jésuites, Ignacio de Loyola, et dans les pratiques mêmes des
membres de l’ordre, de bons exemples à suivre pour les managers.
Le rapprochement de la théologie et du management était donc enrôlé
dans le renouvellement du discours managérial, dans l’introduction d’une
nouvelle représentation de la rationalité managériale capable de refouler
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l’héritage taylorien ! Loin de partager une telle opération idéologique,
j’ai cependant fait l’hypothèse d’une incubation de très longue durée de
règles pour administrer les biens, gouverner les hommes et diriger leur
conduite, qui permettrait, à partir du corpus spécifique du droit canonique,
de retrouver des catégories fondatrices pour penser le management à
l’heure actuelle. Je retrouvais ainsi la question des moyens qui m’avait déjà
retenu quand j’étudiais la police et l’administration. Je pense qu’il y a une
autonomie des moyens vis-à-vis des principes et vis-à-vis des finalités, qu’il
y a une histoire des moyens qui peut être isolée de manière structurelle et
dont on peut faire la généalogie pour savoir d’où viennent certaines techniques employées dans les organisations modernes.
Il y a aussi une notion
fondamentale dans
vos recherches qui est celle
de jurisdictio. Il m’a semblé
que le champ de l’humain
s’était rétréci de la jurisdictio
à l’administratio.
Qu’en est-il vraiment ?
A l’époque médiévale, la jurisdictio est une catégorie tellement vaste qu’il
serait difficile de la concevoir aujourd’hui : c’est la catégorie du pouvoir
politique, c’est une pure forme de la relation de pouvoir. En 1969, Pietro
Costa en a isolé une acceptation technico-judiciaire, et la jurisdictio a alors
désigné une autorité juridictionnelle dotée de moyens coercitifs. Mais le
domaine de la jurisdictio excédait l’exercice de la justice proprement dit.
Du XIIème au XIVème siècle, l’administratio va être définie comme ce qui
rend effective la possibilité de la jurisdictio. Mais c’est à partir du XVIème
siècle et surtout au XVIIIème qu’elle va s’imposer et devenir la catégorie fondamentale pour comprendre l’Etat dans sa dimension technique, un Etat
qui ne se contente pas d’exécuter des normes de caractère général mais
qui doit justifier sa conduite selon des ratios d’ordre comptable. Au XVIIIème
siècle, l’administratio, c’est la recette et la dépense ! En fait, l’administratio
retrouve la signification qui était la sienne dans le droit romain quand
celui-ci se préoccupait de tutelle, de patrimoine des pupilles et d’un ordre
des choses où ce qui est comptable est prépondérant. Mais c’est au XVIIIème
siècle que l’administratio va être dotée d’une force envahissante et que la
politique va devenir l’administration.
Il faudra attendre le début du XIXème siècle pour que l’on puisse considérer que l’articulation entre un Etat qui rend la justice et un Etat qui
administre est stabilisée. C’est le moment où l’on voit fleurir les premières
chaires de droit administratif en France et en Allemagne, l’histoire de
l’Allemagne étant un peu différente puisque l’université allemande abritait, dès le XVIIIème siècle, des facultés dédiées à la science administrative,
qui incluaient la police, l’économie, l’agriculture et la finance. Mais c’est
bien au XIXème siècle, selon un processus uniforme dans tous les Etats continentaux, que l’administratio s’est affirmée, bien longtemps après ses premières tentatives d’émancipation de la jurisdictio à l’époque médiévale,
sous les traits d’une science du droit qui n’est pas réductible à la sphère
de la justice.
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Comment, dans cette
remontée généalogique,
allez-vous rencontrer
la dimension pastorale ?
En tant
qu’organe entre
l’unité centrale
et la communauté
locale, la
visite pastorale
s’acquitte
d’un rôle décisif,
comme l’avait
déjà compris
le théologien
Jean Gerson
au début du XVème
siècle en plein
Grand Schisme.
La généalogie, qui est aussi un héritage de la méthode foucaldienne, est une manière de se déplacer par rapport au présent, pour des
historiens qui travaillent sur la très longue durée et partent de corpus très
lointains pour éclairer des phénomènes contemporains. Ainsi, Jacques
Chiffoleau, historien du Moyen-âge qui enseigne à l’EHESS et est aussi
associé au CENJ, a-t-il pu jeter, en commentant le dicton tiré du droit canonique Ecclesia de occultis non judicat et en montrant que l’Eglise ne saurait
s’intéresser qu’aux conduites qui relèvent du for externe, un éclair fulgurant sur la façon dont l’Eglise traite, depuis toujours, les questions secrètes
du for interne selon des procédés dans lesquels il est plutôt question de
gérer que de juger. Ce n’est pas un hasard si son livre, qui vient d’être traduit en Italie, connaît dans ce pays un succès extraordinaire : les faits qui
ébranlent à l’heure actuelle l’Eglise de Rome trouvent aussi dans ce genre
de recherche historique une clé d’intelligibilité aigue.
Notre méthode ne cherche nullement à légitimer un phénomène
actuel, pour ce qui nous occupe ici le management, comme tente de le
faire le management humaniste en prenant appui sur le religieux avec
Chris Lowney, ou sur le philosophique avec Gerd Achenbach, ou même
sur le story-telling avec Christian Salmon, mais de donner une profondeur
historique à des phénomènes contemporains qui passeraient volontiers
pour nouveaux, en remontant vers des corpus très anciens et en analysant
comment ils nous ont été transmis. Pour ma part, je me réfère donc à certaines catégories élaborées par le Corpus iuris canonici qui se compose du
Décret de Gratien, rédigé vers 1140, et des Décrétales pontificales rassemblées en plusieurs recueils entre le XIIIème et le XVème siècle. Après le Concile
de Trente, vers le milieu du XVIème siècle, nombre de principes, normes et
institutions ressortissant de ce corpus ont fait l’objet d’une mise en œuvre
systématique par le pouvoir ecclésiastique. La visite pastorale compte
parmi ces institutions qui ont bénéficié d’un renouveau important. En tant
qu’organe entre l’unité centrale et la communauté locale, la visite pastorale s’acquitte d’un rôle décisif, comme l’avait déjà compris le théologien
Jean Gerson au début du XVème siècle en plein Grand Schisme.
En constatant l’inefficacité des institutions canoniques et des textes
écrits, Gerson poussera l’Eglise à ranimer la dimension pastorale, c’est-àdire à chercher une autre forme de réalisation de la règle et à développer
une véritable normativité administrative. La visite pastorale contribue
donc à l’administration des chrétiens dans leur communauté ; c’est une
technique de gouvernement, un moyen de conduite des autres comme
sujets spirituels mais aussi comme titulaires et administrateurs de biens.
Gerson prend position sur la normativité : la voix du pasteur plutôt que le
texte du droit canonique. Et ce pasteur n’est pas un juge, il est un vis-à-vis
direct de la communauté qu’il visite, dans un rapport bilatéral qui relève
de l’administratif. Son souci n’est pas tant de rétablir un ordre transgressé
que d’instaurer cet ordre à l’aide d’une orthopédie minutieuse de l’action
comme de la pensée.
A partir de ce double corpus du droit canonique et de la pastorale, on
peut faire l’hypothèse que les managers sont les compléments des règles
écrites et qu’ils cherchent à trouver des remèdes par une voie correctionnelle, qu’on pourrait dire aussi gouvernementale, gestionnaire ou administrative. Le management est ainsi resitué au croisement de deux ordres :
l’ordre structurant de la norme et l’ordre structuré de la conduite effective
des institutions et des sujets.
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C’est là qu’on pourrait
introduire le manager
comme loi vivante ?
La loi vivante, la loi animée est en relation dialectique avec la loi
écrite, avec un dépôt de rationalité préexistant, c’est ce que l’on constate
lorsqu’on fait un travail minutieux sur les contextes pastoraux depuis le
XVème siècle. L’une n’est jamais la négation de l’autre.
Mais même la domination rationnelle de Max Weber ne peut pas nous
fermer les yeux sur la résurgence actuelle du pouvoir charismatique qui
s’affirme sur le terrain de la loi vivante. C’est-à-dire sur la volonté de tout
chef d’avoir les mains libres par rapport à la loi, même celle qu’il a édictée
lui-même. Là aussi on peut faire l’hypothèse que le droit du travail gêne les
managers puisqu’il les soumet aux juges, eux qui préféreraient une normativité qui soit aussi une adaptation permanente à la gestion des conduites,
une normativité dépassant la limite que le droit introduit.
Contrairement à ce que l’on peut entendre aujourd’hui, il y a une tradition du droit flexible que l’on trouve dans les corpus de la pastorale et
qui prescrit de redresser, de corriger, de reprendre sans sanctionner définitivement, sans condamner à l’exclusion définitive. C’est un droit fait
d’admonestations, de conseils, de recommandations, c’est un droit sur
lequel travaillait Yan Thomas à la fin de sa vie et que l’on observe dans la
conduite monastique. Est-ce vraiment un droit ? C’est une vaste question.
Dès le Vème, le VIème siècle, nous avons affaire à une batterie d’instruments
qui manifestement cherche à éviter toute sanction définitive. La transgression, c’est celle qui se produit au vu d’une série continue de violations. D’où
une série de normes qui composent avec les règles. On peut noter que c’est
ainsi que fonctionne le droit communautaire européen.
Je voudrais insister aussi sur le fait que cette généalogie nous permet
de dire que l’opposition entre droit et management est fausse, qu’il existe
dans l’histoire des expériences de normativité que l’on pourrait qualifier
de « droit souple » et qui visent à surmonter la dichotomie classique entre
le fait et la norme.
La visite pastorale aurait
été structurée par
les épîtres pastorales de
Saint Paul, auquel nombre
de publications sont
consacrées aujourd’hui.
Quelle lecture en faites-vous
qui pourrait éclairer
la vie des entreprises ?
Vous savez que cette dénomination d’épîtres pastorales leur a
été attribuée au XVIIIème siècle, et que les Catholiques et les Protestants ne
portent pas le même regard sur leur authenticité. Ceci mis à part, en les
considérant du point de vue de l’historien du droit, j’ai pensé qu’elles nous
disent quelque chose de la manière dont on peut imaginer la naissance
d’une institution ou d’un corps organisé. Pour cela, il faut au moins deux
éléments.
Quels sont ces éléments ? Il faut tout d’abord un capital initial et Paul
dit à son lieutenant à Ephèse, Timothée : «Garde le dépôt, je te confie ce
dépôt qui est le corpus doctrinal». C’est une première tentative d’organiser
un sentiment de foi, de rendre visible ce qui est invisible. Pourquoi utiliset-il ce terme de «dépôt» ? Tous les exégètes l’ont remarqué, parce que c’est
une notion juridique qui provient à la fois de la tradition du droit romain
et de celle du droit grec, les deux cultures dont Paul était familier. Et ce
que dit le droit romain, c’est que ce dépôt, c’est un objet indisponible pour
chaque dépositaire qui doit se limiter à le garder et à le rendre au déposant
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lorsque celui-ci le demandera. Au fond, l’existence du chrétien est marquée
entièrement par cette tâche « administrative » qui interdit toute altération
du patrimoine confié. N’étant pas le maître de la foi, le chrétien ne peut
que l’administrer en la faisant fructifier.
Il y a ensuite la façon de le faire fructifier et l’introduction de la notion
de «batmos», de grade. Chaque chrétien qui s’acquittera au mieux de son
activité d’administrateur recevra des degrés honorifiques. Et là, il nous faut
prendre la mesure de l’opération accomplie par Paul, et qui sera actualisée
triomphalement à la fin du XIXème siècle par la pensée organiciste que
nous retrouvons dans les juristes comme Hauriou en France ou Gierke en
Allemagne, mais aussi dans le management scientifique de Taylor : l’intérêt
de la partie coïncide avec l’intérêt du tout. C’est une gigantesque opération
d’économie de pouvoir. Paul réunit dans un même geste des positions qui
sont par hypothèse opposées : la position de l’individu et celle de l’institution au service de laquelle il se met.
La naissance d’une institution comme l’Eglise peut se lire, à travers les
notions de «dépôt» et de «degré honorifique», comme un prototype ou
comme la primogéniture de ce qui fait que l’obéissance devient un élément rentable à la fois pour celui qui est obéi et pour celui qui obéit. j
Conception graphique : Catherine Le Troquier
La naissance
d’une institution
comme l’Eglise
peut se lire
comme la
primogéniture
de ce qui fait
que l’obéissance
devient un
élément rentable
à la fois pour
celui qui est obéi
et pour celui
qui obéit.
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