budapest 1956 Budapest 1956 La tragédie telle que je l`ai vue et
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23/10/06 1:36 Page 83 LECTURES - HONGRIE Budapest 1956 La tragédie telle que je l’ai vue et vécue d’André Farkas[*] A NDRÉ FARKAS, qui s’est enfui de Hongrie en 1957 et vit depuis à Paris, était au moment du drame un jeune journaliste de 25 ans, « élevé au marxisme-léninisme », qui s’occupait de la rubrique « politique étrangère » au journal Esti Budapest, c’est-à-dire Budapest Soir. Il suivit jour après jour les événements, s’informant le plus possible, confrontant ses analyses à celle des journalistes étrangers qu’il côtoyait à l’hôtel Beke et qui parfois s’étonnaient de son optimisme et de sa naïveté quant à l’issue du mouvement. Dans cet ouvrage, André Farkas reconstitue les étapes successives du mouvement et de la répression soviétique, s’appuyant sur ses souvenirs intacts –« C’était hier. Je me souviens de tout », écrit-il –mais aussi sur les nombreux documents regroupés à l’Institut 56 de Budapest. Sa description jour après jour des événements ne se contente donc pas de les rappeler, elle leur donne corps grâce aux nombreux témoignages recueillis et elle les analyse, s’appuyant sur l’état des recherches actuelles qu’a permis d’approfondir l’ouverture des archives soviétiques. André Farkas nous rappelle tout d’abord l’histoire de la Hongrie avant l’insurrection de 1956, son alignement sur l’URSS dont elle devint, dit-il, un « clone » après le succès de la stratégie du « salami »[1] menée par les dirigeants moscovites, c’est-à-dire ceux qui avaient passé les années de guerre en URSS et étaient des inconditionnels de Staline. L’ouvrage nous offre ainsi une galerie de portraits: Matias Rakosi qui dirigea le pays jusqu’en 1956; le chef de la police Mihaly Farkas, responsable des purges titistes ; Ernö Gerö, qui succéda à Rakosi mais dut s’effacer, à la demande des dirigeants soviétiques, après le mitraillage de la foule devant le Parlement. André Farkas nous informe aussi sur un aspect de cette période peut-être moins connu par les lecteurs, c’est-à-dire l’am- [*] Paris, Tallandier, Collection « Contemporaine », 2006, 352 p., 21 €. [1] La « tactique du salami » consiste à liquider progressivement ses adversaires par tranches, en procédant dans l’ordre permis par les conjonctures politiques successives. Cette tactique avait été justement théorisée par le dirigeant communiste hongrois Matyas Rakosi: l’« ennemi principal » du moment, désigné par la mise en évidence d’une « contradiction principale », doit être « tranché » le premier. Les autres ennemis, qualifiés momentanément de « secondaires », deviennent ensuite, et chacun leur tour, « ennemi principal » –moment où ils doivent être « tranchés ». N° 28 83 budapest 1956 02/8_DOSSIER-FARKAS/GIRAUD-6P 02/8_DOSSIER-FARKAS/GIRAUD-6P 23/10/06 1:36 Page 84 HISTOIRE & LIBERTÉ pleur de la répression au moment des purges titistes. Beria aurait en effet affirmé, lors d’une réunion au Kremlin en 1953 que sur neuf millions et demi de Hongrois que comptait le pays, un million cinq cent mille avaient été mis en accusation. L’auteur rappelle aussi que Janos Kadar, avant d’être victime des purges titistes – puisqu’il fut condamné à la prison à perpétuité – en avait été un acteur central qui avait participé activement à l’organisation du procès de Laszlo Rajk, lequel fut condamné et pendu en 1949. D’ailleurs, l’enterrement solennel de Rajk, le 6 octobre 1956, fut une des étapes de la mobilisation populaire à l’origine de l’insurrection. Puis l’auteur, qui à l’époque publiait chaque jour le journal des événements, décrit le mouvement, la façon dont il se structure, les participants – les hésitations d’Imre Nagy, les manœuvres de Kadar –, l’importance des conseils ouvriers qui couvrent le pays, les répercussions en province, les combats. Il montre ainsi que se constituent des groupes armés très actifs, celui du passage Corbin, celui de la rue Tomba et celui du Marché au foin. Chacun de ces groupes s’est donné un leader, et ces hommes furent des figures de la révolution hongroise : Laszlo Ivan-Kovacs, Janos Barany dit « Jeannot au béret bordeaux », le père Szabo. Tous trois furent exécutés dans les premiers jours de la répression. André Farkas nous éclaire aussi sur les jours qui ont précédé l’intervention soviétique: les différentes mesures adoptées par le gouvernement Nagy et surtout ce qu’il 84 appelle avec humour « le poker menteur » des Soviétiques, qui menèrent des négociations sur le retrait de leurs troupes tout en les faisant entrer massivement dans le pays. Il montre aussi les positions des dirigeants des « partis frères », en particulier la pression de Mao Zedong et de Togliatti pour que l’URSS maintienne ses troupes en Hongrie, et la proposition faite par Tito de donner asile à Nagy à l’ambassade yougoslave afin d’obtenir la démission de celui-ci (épisode qui se termina, on le sait, par l’enlèvement de Nagy et de ses compagnons par les Soviétiques et son exécution). Enfin, il nous fait participer à l’attente par les Hongrois d’une aide occidentale, celle des États-Unis, espoir entretenu par les radios clandestines Radio Free Europe et surtout Voice of America, qui émettaient à partir de ce qui s’appelait alors la République Fédérale d’Allemagne. Le discours d’Eisenhower au début novembre mit fin à cet espoir, qui se reporta alors sur l’Onu. André Farkas montre comment il a partagé cette attente avec ses concitoyens sous les yeux étonnés des journalistes occidentaux convaincus de la vanité de celle-ci. Enfin le dernier point positif de l’ouvrage de Farkas est d’avoir montré comment après l’intervention, les Hongrois ont tout fait pour maintenir les acquis de la lutte : tentatives d’intégration des conseils ouvriers aux institutions existantes, organisation de grèves, de manifestations (dont celles des femmes de Budapest en tenue de deuil). En vain. La AUTOMNE 2006 23/10/06 1:36 Page 85 HONGRIE : À LIRE répression fut organisée. L’auteur montre que celle-ci fut mise en place par Kadar par étapes, car le nouveau dirigeant cherchait à se faire accepter par le pays. À partir de janvier 1957, elle devint massive. Le décret qui instituait « la procédure pénale accélérée » permit l’exécution de 341 personnes. 22 000 personnes écopèrent de peines de prison, 13000 furent envoyées en camps, des dizaines de milliers chassées de leur travail. André Farkas a à cœur d’égrener la liste émouvante des héros les plus connus de l’insurrection, qui furent exécutés. Ces portraits confirment d’ailleurs que ces insurgés, loin d’être d’anciens féodaux nostalgiques du régime de Horty, étaient pour la majorité des ouvriers. Cet ouvrage, qui ne se veut pas une œuvre d’historien, est néanmoins parfaitement documenté (on regrette cependant que les sources utilisées ne soient pas précisées dans des notes). Il donne la plupart des renseignements nécessaires à la compréhension des événements hongrois. C’est un récit personnel, écrit avec clarté et humour, qui nous montre à la fois les états d’âme d’un jeune communiste confronté à l’imprévu de ce mouvement, et les étapes du processus qui ont abouti à l’écrasement de l’insurrection. À lire! Florence Grandsenne . N° 28 85 budapest 1956 02/8_DOSSIER-FARKAS/GIRAUD-6P