budapest 1956 Budapest 1956 La tragédie telle que je l`ai vue et

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LECTURES - HONGRIE
Budapest
1956
La tragédie
telle que
je l’ai vue
et vécue
d’André Farkas[*]
A
NDRÉ FARKAS, qui s’est enfui de
Hongrie en 1957 et vit depuis à
Paris, était au moment du drame
un jeune journaliste de 25 ans, « élevé au
marxisme-léninisme », qui s’occupait de
la rubrique « politique étrangère » au
journal Esti Budapest, c’est-à-dire
Budapest Soir. Il suivit jour après jour les
événements, s’informant le plus possible,
confrontant ses analyses à celle des journalistes étrangers qu’il côtoyait à
l’hôtel Beke et qui parfois s’étonnaient de
son optimisme et de sa naïveté quant à
l’issue du mouvement.
Dans cet ouvrage, André Farkas
reconstitue les étapes successives du
mouvement et de la répression soviétique, s’appuyant sur ses souvenirs
intacts –« C’était hier. Je me souviens de
tout », écrit-il –mais aussi sur les nombreux documents regroupés à l’Institut
56 de Budapest. Sa description jour après
jour des événements ne se contente donc
pas de les rappeler, elle leur donne corps
grâce aux nombreux témoignages
recueillis et elle les analyse, s’appuyant
sur l’état des recherches actuelles qu’a
permis d’approfondir l’ouverture des
archives soviétiques.
André Farkas nous rappelle tout
d’abord l’histoire de la Hongrie avant l’insurrection de 1956, son alignement sur
l’URSS dont elle devint, dit-il, un « clone »
après le succès de la stratégie du
« salami »[1] menée par les dirigeants moscovites, c’est-à-dire ceux qui avaient passé
les années de guerre en URSS et étaient des
inconditionnels de Staline. L’ouvrage
nous offre ainsi une galerie de portraits:
Matias Rakosi qui dirigea le pays jusqu’en
1956; le chef de la police Mihaly Farkas,
responsable des purges titistes ; Ernö
Gerö, qui succéda à Rakosi mais dut s’effacer, à la demande des dirigeants soviétiques, après le mitraillage de la foule
devant le Parlement.
André Farkas nous informe aussi sur
un aspect de cette période peut-être moins
connu par les lecteurs, c’est-à-dire l’am-
[*] Paris, Tallandier, Collection « Contemporaine », 2006, 352 p., 21 €.
[1] La « tactique du salami » consiste à liquider progressivement ses adversaires par tranches, en procédant dans l’ordre
permis par les conjonctures politiques successives. Cette tactique avait été justement théorisée par le dirigeant communiste hongrois Matyas Rakosi: l’« ennemi principal » du moment, désigné par la mise en évidence d’une « contradiction principale », doit être « tranché » le premier. Les autres ennemis, qualifiés momentanément de « secondaires »,
deviennent ensuite, et chacun leur tour, « ennemi principal » –moment où ils doivent être « tranchés ».
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HISTOIRE & LIBERTÉ
pleur de la répression au moment des
purges titistes. Beria aurait en effet affirmé,
lors d’une réunion au Kremlin en 1953 que
sur neuf millions et demi de Hongrois que
comptait le pays, un million cinq cent mille
avaient été mis en accusation. L’auteur rappelle aussi que Janos Kadar, avant d’être
victime des purges titistes – puisqu’il fut
condamné à la prison à perpétuité – en
avait été un acteur central qui avait participé activement à l’organisation du procès
de Laszlo Rajk, lequel fut condamné et
pendu en 1949. D’ailleurs, l’enterrement
solennel de Rajk, le 6 octobre 1956, fut une
des étapes de la mobilisation populaire à
l’origine de l’insurrection.
Puis l’auteur, qui à l’époque publiait
chaque jour le journal des événements,
décrit le mouvement, la façon dont il se
structure, les participants – les hésitations
d’Imre Nagy, les manœuvres de Kadar –,
l’importance des conseils ouvriers qui couvrent le pays, les répercussions en province,
les combats. Il montre ainsi que se constituent des groupes armés très actifs, celui
du passage Corbin, celui de la rue Tomba
et celui du Marché au foin. Chacun de ces
groupes s’est donné un leader, et ces
hommes furent des figures de la révolution
hongroise : Laszlo Ivan-Kovacs, Janos
Barany dit « Jeannot au béret bordeaux »,
le père Szabo. Tous trois furent exécutés
dans les premiers jours de la répression.
André Farkas nous éclaire aussi sur les
jours qui ont précédé l’intervention soviétique: les différentes mesures adoptées par
le gouvernement Nagy et surtout ce qu’il
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appelle avec humour « le poker menteur »
des Soviétiques, qui menèrent des négociations sur le retrait de leurs troupes tout
en les faisant entrer massivement dans le
pays. Il montre aussi les positions des dirigeants des « partis frères », en particulier
la pression de Mao Zedong et de Togliatti
pour que l’URSS maintienne ses troupes
en Hongrie, et la proposition faite par
Tito de donner asile à Nagy à l’ambassade
yougoslave afin d’obtenir la démission de
celui-ci (épisode qui se termina, on le sait,
par l’enlèvement de Nagy et de ses compagnons par les Soviétiques et son exécution). Enfin, il nous fait participer à l’attente par les Hongrois d’une aide
occidentale, celle des États-Unis, espoir
entretenu par les radios clandestines
Radio Free Europe et surtout Voice of
America, qui émettaient à partir de ce qui
s’appelait alors la République Fédérale
d’Allemagne. Le discours d’Eisenhower
au début novembre mit fin à cet espoir,
qui se reporta alors sur l’Onu. André
Farkas montre comment il a partagé cette
attente avec ses concitoyens sous les yeux
étonnés des journalistes occidentaux
convaincus de la vanité de celle-ci.
Enfin le dernier point positif de l’ouvrage de Farkas est d’avoir montré comment après l’intervention, les Hongrois
ont tout fait pour maintenir les acquis de
la lutte : tentatives d’intégration des
conseils ouvriers aux institutions existantes, organisation de grèves, de manifestations (dont celles des femmes de
Budapest en tenue de deuil). En vain. La
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HONGRIE : À LIRE
répression fut organisée. L’auteur montre
que celle-ci fut mise en place par Kadar
par étapes, car le nouveau dirigeant cherchait à se faire accepter par le pays. À partir
de janvier 1957, elle devint massive. Le
décret qui instituait « la procédure pénale
accélérée » permit l’exécution de 341 personnes. 22 000 personnes écopèrent de
peines de prison, 13000 furent envoyées
en camps, des dizaines de milliers chassées
de leur travail. André Farkas a à cœur
d’égrener la liste émouvante des héros les
plus connus de l’insurrection, qui furent
exécutés. Ces portraits confirment
d’ailleurs que ces insurgés, loin d’être
d’anciens féodaux nostalgiques du régime
de Horty, étaient pour la majorité des
ouvriers.
Cet ouvrage, qui ne se veut pas une
œuvre d’historien, est néanmoins parfaitement documenté (on regrette cependant que les sources utilisées ne soient pas
précisées dans des notes). Il donne la plupart des renseignements nécessaires à la
compréhension des événements hongrois.
C’est un récit personnel, écrit avec clarté
et humour, qui nous montre à la fois les
états d’âme d’un jeune communiste
confronté à l’imprévu de ce mouvement,
et les étapes du processus qui ont abouti à
l’écrasement de l’insurrection. À lire!
Florence Grandsenne
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