Intervention lue a la journée d`étude de l`Association Annie

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Intervention lue a la journée d`étude de l`Association Annie
Nicolas Bauquet
Pourquoi revisiter 56 ?
Plusieurs des grands anniversaires de l’insurrection de Budapest ont joué un rôle
important dans la manière de raconter et de se remémorer la révolution. En 1976, le colloque
organisé à Paris par Pierre Kende et Krysztof Pomian, publié peu après sous le titre 1956,
Varsovie – Budapest 1956, a marqué un tournant dans l’appréhension de la révolte hongroise,
et plus généralement de la domination soviétique en Europe dite de l’Est, par une grande
partie de l’intelligentsia française, comme le montre en détail Stéphane Dufoix dans sa
contribution au numéro de Communisme. En 1986, les commémorations occidentales du
trentenaire de 56, précédant celles de l’exécution de Nagy et de ses compagnons en 1988, ont
joué un rôle non négligeable dans la promotion de l’agenda politique de l’opposition en voie
de constitution à Budapest : faire justice à 56 et prendre le régime au piège de son propre
mensonge. En 1996, enfin, les grands colloques qui ont marqué le quarantenaire, à Paris
comme à Budapest, ont permis une exceptionnelle rencontre entre la parole des survivants et
des témoins et les archives récemment ouvertes à la fois en Occident, dans l’ancienne Union
Soviétique, et en Hongrie même. Moment d’émotion, occasion de spectaculaires avancées
historiographiques, ce quarantenaire a aussi été la célébration de la victoire posthume de la
révolution sur ses bourreaux, et le triomphe de « l’histoire vraie » de 56 sur plus de trente ans
de tabous et de mensonges.
Dix ans plus tard, quel sens donner à une nouvelle commémoration, à de nouveaux
colloques, à de nouvelles publications ? Plutôt que d’ériger de nouveaux « devoirs de
mémoire », cet anniversaire devrait sans doute être plutôt l’occasion de poser de nouvelles
questions, maintenant que cette lutte entre vérité et mensonge a été définitivement tranchée,
maintenant que le mythe 56 peut laisser place à l’histoire. L’admiration pour l’héroïsme des
insurgés de Budapest doit-elle masquer la part de l’illusion, de l’aveuglement des
révolutionnaires, ou même l’incompétence de leurs dirigeants ? Peut-on prendre le mot
« révolution » au sérieux sans faire la part de la violence dans le processus révolutionnaire,
sans voir que pour des centaines de milliers de Hongrois, cette révolution fut bel et bien une
contre-révolution ? Peut-on voir dans le tournant de 1989 la conséquence naturelle de 1956,
alors qu’on découvre à quel point la société hongroise a elle-même intériorisé les tabous du
pouvoir ? Enfin, comment considérer 1956 comme un tournant dans la domination
communiste, voire un « début de la fin », alors que l’écrasement de la révolution a au
contraire signifié un renforcement de l’emprise communiste sur les sociétés d’Europe centrale
et orientale, et un renforcement de l’URSS comme puissance internationale ?
Si certaines de ces questions peuvent paraître provocatrices, elles sont toutes posées
par des avancées récentes de l’historiographie de la révolution hongroise, et méritent qu’on
les examine avec soin.
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Dans l’un des livres les plus importants parus à l’occasion de ce cinquantième
anniversaire, Failed Illusions. Moscow, Washington, Budapest and the 1956 Hungarian
Revolt, l’historien Charles Gati, émigré hongrois de 1956 devenu universitaire aux Etats-Unis,
et l’un des grands historiens de la révolution avec François Fejtő, Pierre Kende ou Bill
Lomax, entreprend de revisiter l’histoire de la révolution hongroise, à la lumière des
importantes découvertes intervenues depuis quinze ans grâce à l’ouverture et à l’étude des
archives.
Archives soviétiques, d’abord : à la lumière des documents du « dossier Eltsine »
transmis par le président russe à son homologue hongrois en 1992, puis des « notes de
Malin », prises au cours des réunions décisives du Politburo, et découvertes en 1994, il est
désormais possible d’étudier les processus de prise de décision au plus haut niveau de la
direction soviétique avant, pendant et après la révolution. A la lecture de ces documents
fascinants, aujourd’hui largement traduits en anglais, on découvre toute la complexité des
perceptions et des motivations de la direction soviétique, elle-même profondément divisée
entre des clans se livrant une lutte féroce pour le pouvoir. Comme le résume Gati, Moscou
n’est pas intervenu de gaîté de cœur, et on sait aujourd’hui que le Politburo était prêt à aller
très loin dans les concessions à la Hongrie, en échange d’une loyauté minimale à l’égard de
l’URSS.
En outre, il apparaît désormais clairement que l’attaque anglo-américaine contre Suez
a joué un rôle décisif dans la volte-face du Kremlin entre le 30 et le 31 octobre. On a
beaucoup dit que l’affaire de Suez avait fournit une précieuse diversion pour l’URSS occupée
à réprimer la révolution hongroise. On a dit aussi que la division entre les Etats-Unis, d’une
part, la France et la Grande-Bretagne, d’autre part, avait affaibli le front occidental face à
l’Union soviétique. Or, si on prête attention à la chronologie, l’attaque de Suez a été
véritablement décisive pour la raison inverse : au matin du 31 octobre, ce n’est pas la division,
mais l’unité du camp occidental qui frappe les soviétiques dans l’intervention francobritannique. A ce moment, les dirigeants soviétiques ne peuvent imaginer que les Etats-Unis
réagiront avec une grande fermeté contre cette aventure militaire des puissances coloniales. Ils
ne voient qu’une chose : l’URSS est en train de perdre sur tous les tableaux, comme le
montrent les notes sur le discours de Khrouchtchev dont nous disposons :
Nous devons prendre l’initiative de restaurer l’ordre en Hongrie. Si nous partons de Hongrie,
cela donnera un formidable élan aux Américains, aux Anglais et aux Français – les
impérialistes. Ils percevront cela comme une faiblesse de notre part et iront à l’offensive.
Nous exposerions les faiblesses de notre position.
Notre parti ne l’accepterait pas.
A l’Egypte viendrait s’ajouter la Hongrie. Nous n’avons pas d’autre choix.
L’ouverture des archives occidentales, et en particulier américaines, intervenues dès
les années 1980, a apporté elle aussi son lot de révélations et de remises en cause, dont on
n’indiquera ici que les points principaux :
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d’abord, on constate l’extraordinaire faillite du renseignement américain : alors que la
direction soviétique est parfaitement consciente du danger d’explosion politique en
Hongrie depuis 1953, l’insurrection a été pour la CIA une surprise totale. A Vienne, le
poste le plus proche de l’autre côté du rideau de fer, aucun agent de la CIA ne parle
hongrois, et la légation américaine à Budapest ne compte qu’un seul magyarophone
lorsque la révolution éclate.
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ensuite, les recherches ont dressé un tableau sans un tableau sans concession de ce qui
a été décrit comme « l’attitude de Janus de Washington concernant la libération de
l’Europe de l’est » : d’une part, l’abandon progressif de la politique de « libération des
nations captives » au profit d’une stratégie d’ouverture et de co-existence pacifique, de
l’autre, le maintien d’une rhétorique agressive destinée à « nourrir les espoirs » de ces
mêmes nations. Alors qu’à l’été 1956, la Hongrie et les Etats-Unis n’ont jamais été
aussi proches d’un accord leur permettant de développer leurs relations politiques et
économiques, Radio Free Europe continue de nourrir l’espoir d’une intervention
américaine en faveur d’un changement de régime. Réalisme de grande puissance
d’une part, propagande jusqu’au boutiste de l’autre : la politique américaine a échoué
à indiquer aux Hongrois, avant comme pendant la révolution, les voies d’une solution
politique réaliste. Jusqu’aux derniers jours, Imre Nagy a continué à être vilipendé sur
les ondes de Radio Free Europe, tandis que bon nombre d’officiels américains
plaçaient leurs espoirs dans la personnalité du Cardinal Mindszenty, en décalage
complet par rapport aux réalités politiques du moment.
L’action d’Imre Nagy, justement, figure emblématique de la révolution devenu son
plus grand martyre, fait aussi l’objet de la part de Charles Gati d’une réévaluation iconoclaste,
grâce à de nouveaux documents et aussi à un plus grand recul historique. On sait aujourd’hui,
grâce à une documentation malheureusement très partielle et faussée, que Nagy a longuement
et activement collaboré avec la police politique à Moscou. On sait aussi, grâce à la publication
de son testament politique rédigé en Roumanie en 1957, et publié à Budapest en juin dernier,
que Nagy est resté jusqu’au bout fidèle à son engagement communiste, un engagement de
toute une vie qu’il a cherché, jusqu’à l’absurde, à concilier avec les décisions dramatiques
prises pendant les journées révolutionnaires. Mais le reproche principal qui lui est aujourd’hui
adressé réside dans son cruel manque de leadership politique tout au long de la révolution,
décevant ses partisans au nom de la discipline de parti durant les premiers jours de
l’insurrection, puis cédant brutalement devant des exigences maximalistes évidemment
inconciliables avec les réalités géopolitiques européennes.
Bref, pour le plus grand malheur de la Hongrie, Nagy n’a pas été Gomulka, et la
Hongrie n’a pas été la Pologne, alors qu’à l’évidence une solution à la polonaise était bel et
bien possible. Faut-il cesser d’admirer le courage des gamins de Budapest pour blâmer leur
irresponsabilité ? Il y place, maintenant que les « pages manquantes » de la révolution ont pu
être retrouvées, pour de multiples interprétations. Si celle-ci peut paraître extrême, elle rejoint
la perception qu’on eut une grande majorité des Hongrois dans les années qui suivirent la
révolution : tout cela n’était donc qu’un rêve, une illusion, une sorte de délire collectif qui n’a
mené à rien. Si Moscou porte bien entendu l’essentiel de la responsabilité de la tragédie
hongroise, celle des puissances occidentales comme celle des révolutionnaires eux-mêmes
méritent sans doute d’être réévaluées.
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Pour répondre à l’argumentation de Gati, et comprendre pourquoi, fondamentalement,
la Hongrie n’a pas été et ne pouvait être la Pologne, il convient de porter moins d’attention
aux grands acteurs du conflit hongrois (Moscou, Washington, les dirigeants hongrois et les
quelques milliers d’insurgés) pour étudier la dynamique révolutionnaire dans toute son
ampleur. Ce mot de « révolution » a été au cœur des conflits d’interprétation qui ont fait rage
autour des événements de Hongrie, aussi bien face à la thèse « contre-révolutionnaire » du
pouvoir kadariste qu’entre les différents courants intellectuels et politiques héritiers de 56.
Mais les nouveaux chantiers historiographiques montrent aujourd’hui la nécessité de prendre
ce mot de « révolution » au sérieux, dans toutes ses dimensions.
La première de ces dimensions est géographique. Si on peut effectivement parler d’une
insurrection de Budapest, la révolution, elle, a touché rapidement l’ensemble du pays. Après
s’être longtemps concentrée sur le chaudron budapestois, l’historiographie se tourne vers la
province, et de nombreux travaux monographiques permettent aujourd’hui d’étudier de près
les dynamiques révolutionnaires locales. Avant Budapest, c’est d’ailleurs de province qu’est
venu le virus révolutionnaire et démocratique, puisque c’est dans la ville de Szeged qu’est né,
au cours du mois d’octobre, la contestation étudiante qui gagnera Budapest le 22 octobre.
C’est en province qu’a émergé en quelques jours, voire en quelques heures, une nouvelle élite
politique, c’est encore en province que s’est jouée, pour le meilleur et pour le pire, la
radicalisation des revendications politiques de la révolution.
Cette révolution aux dimensions nationales est aussi une révolution sociale, et les
travaux d’histoire sociale sont parmi les chantiers les plus prometteurs de l’historiographie
actuelle. Le meilleur exemple en est la thèse consacrée par l’historien américain Mark
Pittaway au monde ouvrier : sur les pas de Bill Lomax, il met en lumière la faillite du projet
stalinien de formation d’une nouvelle classe ouvrière, élément essentiel dans la genèse de la
révolte hongroise où les ouvriers ont joué un rôle essentiel mais différencié : alors que la
jeunesse ouvrière s’est massivement jointe aux premières manifestations, et a ensuite fourni le
gros des participants aux actions armées, ce sont les ouvriers qualifiés qui ont dominé les
conseils ouvriers formés dans les jours qui suivent, tandis que les ouvriers tirés des
campagnes par l’industrialisation stalinienne, les kétlaki, abandonnaient purement et
simplement les usines pour retourner dans leur village. La révolution au village, elle, reste
encore largement à écrire, tandis que de nouveaux travaux éclairent l’attitude ambivalente des
anciennes élites aristocratiques et de la « classe moyenne chrétienne », entre attentisme et
mobilisation.
Replacés dans un tableau d’ensemble encore incomplet, ces différents cas dessinent
finalement en creux l’échec du projet stalinien dans la Hongrie de Rákosi : comme le souligne
János Rainer, directeur de l’institut de 56 à Budapest, la dictature stalinienne fut incapable de
venir à bout de la pluralité politique et sociale de la société hongroise. Prête à sortir des
« niches » plus ou moins confortables ayant fourni un abri pour les années de dictature, c’est
toute une élite qui s’apprête, quasiment du jour au lendemain, à reprendre le cours de l’action
interrompue. Mais cette impression de continuité ne doit pas faire oublier l’importance des
dynamiques propres à la situation révolutionnaire. Le retour des anciens leaders sociaux et
politiques s’accompagne de l’émergence d’hommes totalement nouveaux, s’imposant par leur
charisme et leur autorité à d’importants niveaux de responsabilité, notamment au sein des
conseils révolutionnaires locaux qui prennent le relais des organes administratifs qui se sont
effondrés en quelques heures. Plus que sur les hommes de la catégorie précédente, à qui le
pouvoir proposera souvent un compromis, ce sont ces hommes nouveaux qui subiront de plein
fouet la répression kadarienne, et fourniront une part importante des condamnés à mort.
Moment de fluidité politique et sociale, la révolution est aussi un moment où se brouillent les
frontières entre les sexes : dans leur contribution à ce dossier, Eszter Balázs et Phil Casoar
explorent à la fois les réalités et les représentations de la participation des femmes aux
combats révolutionnaires, dans une démarche de micro-histoire.
Autant que la fluidité des positions ou l’effervescence rituelle, la brutalité et la
violence sont aussi au cœur de l’expérience révolutionnaire, et la révolution hongroise n’y fait
pas exception. Certes, les recherches récentes ont infirmé l’idée d’une « terreur blanche » à
grande échelle : les photographies des corps pendus des membres présumés de l’ÁVO ou des
cadavres jetés contre les trottoirs de Budapest ont fait le tour du monde, mais ces lynchages
ont été des phénomènes limités. Cela ne signifie pas pour autant la véracité de la légende
« unanimiste » de la révolution hongroise : pour des centaines de milliers de Hongrois,
l’éclatement de la révolution a été non une bénédiction, mais une menace pour leur situation,
leur réputation, leurs convictions ou leur sécurité. Si la révolution a pu révéler les limites de
l’ingénierie sociale stalinienne, elle a aussi masqué pour un temps l’ampleur des soutiens
sociaux de l’ordre communiste. Parmi la centaine de milliers de personnes réunies par le
pouvoir sur la place des Héros le 1er mai 1957, une large proportion célébrait sans doute dans
le soulagement la fin d’une période d’incertitudes et d’humiliations.
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Reste maintenant à tenter de répondre à la dernière question posée au début de cet
exposé : quelle place donner aujourd’hui à la révolution hongroise dans l’histoire longue du
communisme ? « Rupture », « début de la fin », « ligne de partage des eaux », ou encore
« atteinte à la substance vitale du communisme », ces expressions souvent utilisées ne
reflètent-elles pas une attention excessive accordée à la fois aux intellectuels et à l’Europe
occidentale ? Si l’écrasement de la révolution de 1956 a bien représenté une rupture, et un
événement fondamental dans l’histoire du communisme européen, il a peut-être davantage
signifié un renforcement du système communiste que sa fragilisation.
Plutôt que de centrer l’analyse sur un groupe d’intellectuels occidentaux qui n’étaient
finalement soumis à la domination communiste que parce qu’ils le voulaient bien, tournonsnous d’abord vers ceux qui elle était une fatalité, ces Européens appelés bien malgré eux de
l’Est. Qu’a pu signifier, pour eux, cette rupture de 1956 ?
Il convient d’emblée de distinguer le cas polonais, puisqu’en Pologne, l’année 1956 a
réellement marqué la fin d’une certaine forme de totalitarisme. Forcé à un compromis
historique avec l’Eglise, le pouvoir communiste polonais a renoncé de facto au monopole de
la vérité et au monopole de l’information, cas unique dans l’histoire du système communiste
depuis 1917. Malgré toutes les tentatives de restauration faites par Gomulka et ses
successeurs, la société polonaise réussira à préserver des espaces de liberté et de solidarité
sans commune mesure avec les autres « démocraties populaires ».
Partout ailleurs, et particulièrement en Hongrie, l’année 1956 marque au contraire un
profond affaissement de la capacité de résistance des sociétés face aux pouvoirs communistes,
et la montée d’un profond désir d’accommodement. Après que les années de fluidité et
d’incertitude qui ont suivi la mort de Staline avaient nourri les espoirs de changement, il est
clair pour tout le monde que les maîtres du moment sont là pour longtemps, sinon pour
toujours, et qu’aucune aide occidentale n’est plus à attendre.
Dans sa préface à la version allemande du Livre noir du communisme, Joachim Gauck
traduit avec une lucidité remarquable ce moment d’affaissement moral : « J’avais treize ans
[en 1953]. La répression violente du soulèvement populaire a laissé en moi des traces
profondes. J’ai subi un choc analogue en 1956, lorsque les troupes soviétiques écrasèrent les
aspirations des Hongrois à la liberté. (…) C’est vraisemblablement à cette époque que s’est
développé le sentiment qui a fondé mon attitude et celle de la plus grande partie de mes
concitoyens jusqu’en 1989 : l’impuissance. (…) C’est ainsi que pour beaucoup d’entre nous,
il ne resta que l’espoir, bien incertain, de voir peut-être le système s’humaniser de
l’intérieur ». Dès lors, dans la RDA de Joachim Gauck comme dans la Hongrie décrite par le
sociologue Elemer Hankiss, c’est le principe de la « scène tournante » qui domine : « les
identités doubles ou multiples devinrent la règle ».
Si « le moral des communistes » a bien été « réduit à zéro » par l’intervention
soviétique, comme le prédisait János Kádár au cours de son face à face avec le Politburo le 2
novembre, celui des sociétés soumises à la domination soviétique le fut plus encore, avec
d’immenses conséquences sociales et politiques. On en trouvera de nombreuses illustrations
dans les articles du numéro de Communisme.
N’est-ce pas à un semblable renforcement de la domination de l’appareil du parti que
l’on assiste au sein des partis occidentaux ? Les analyses d’Antonio Elorza et de Sarolta
Klenjansky aborderont avec assez de détails cette importante question pour que l’on se
contente ici d’une remarque : en permettant de resserrer les rangs de partis profondément
troublés par les révélations du XXe Congrès, en obligeant ceux qui espéraient une réforme
profonde du mouvement communiste à choisir entre le camp des croyants et celui des
désenchantés, l’intervention soviétique a sans doute plus consolidé que fragilisé le pouvoir de
la génération des dirigeants staliniens des partis occidentaux.
Enfin, l’écrasement de la révolution hongroise a eu le même effet de consolidation sur
le plan des relations internationales, provoquant ce que Pierre Kende a appelé une « mise par
écrit du pacte tacite de Yalta », la reconnaissance de facto du droit de l’URSS à dominer son
empire, et finalement la consolidation de son statut de superpuissance. Là encore, il convient
de se libérer de certains illusions rétrospectives. Les Hongrois n’avaient nul besoin, en 1956,
des émissions de Radio Free Europe pour espérer la remise en cause d’un ordre européen qui
n’en était pas un : les troupes soviétiques s’étaient retirées d’Autriche en 1955, et seul le Pacte
de Varsovie, signé la même année, offrait désormais une justification à la présence militaire
soviétique en Europe centrale. Ce Pacte qui fait figure aujourd’hui d’antiquité n’avait donc
qu’un an lorsqu’Imre Nagy, le 1er novembre 1956, annonçait que la Hongrie avait décidé de le
quitter. Sa longévité doit sans doute beaucoup à la révolte hongroise et à son écrasement.
Loin de remettre en cause durablement la priorité donnée par les puissances
occidentales à une détente avec l’URSS, la crise hongroise a poussé les Etats-Unis à
formaliser leur renoncement à une politique de « libération » de l’Europe de l’Est. Pour la
France comme pour les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne, la priorité était désormais de tisser
des liens avec chacun des pays du bloc de l’Est, pour y favoriser les tendances « nationales »,
accroître les interdépendances économiques et les échanges culturels. C’est ce que tentera de
faire la diplomatie gaullienne dès le début des années 1960, multipliant les visites d’Etat et les
traités bilatéraux et fournissant par là une précieuse légitimité aux dirigeants des démocraties
populaires, Ceausescu en tête. En 1964, le Général de Gaulle est reçu chaleureusement à
Budapest par János Kádár, et se réjouit, je cite, du « développement constant de nos rapports
culturels et économiques »
Si l’intervention du 4 novembre 1956 a bien affaibli le communisme comme foi, elle a
indubitablement renforcé l’URSS comme Etat et comme empire, et représente, de ce point de
vue, tout autre chose qu’un « début de la fin » : bien plutôt la défaite des sociétés centreeuropéennes face aux pouvoirs qui leur étaient imposés, la reconnaissance de facto du droit de
l’URSS à dominer son empire, et finalement la consolidation de son statut de superpuissance.
Elle y puisera pour longtemps la force de survivre à l’idée qui l’avait fait naître.