Universit Paris I

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Universit Paris I
Nicolas Bauquet
Les réseaux franco-hongrois et la France, de 1896 à 1914 :
auxiliaires d’une découverte ou marchands d’illusions ?
Dans un article consacré aux « slavisants français face à la Hongrie avant le traité de
Trianon », Antoine Marès constate qu’« il reste à étudier plus en profondeur l’image de la
Hongrie en France au cours des années 1880-1914, image sans laquelle on ne peut
comprendre les réactions de la guerre et de l’après-guerre » 1 . Nous voudrions apporter ici une
contribution à cette entreprise. Il importe en effet de mieux comprendre la genèse de la
rupture qui s’est opérée avec le traité de Trianon entre la France et la Hongrie, sans pour
autant céder à l’illusion rétrospective. Celle-ci n’est en effet sans doute pas étrangère à l’idée
dominante dans la littérature consacrée aux relations franco-hongroise, celle d’une
dégradation continue de l’image de la Hongrie en France pendant cette période. A l’image
positive de la Hongrie héroïque de 1848 se substituerait peu à peu celle d’une Hongrie
archaïque, germanophile, tyrannique à l’égard des ses minorités. Le rôle de la France dans le
démantèlement de 1919 s’inscrirait dans ce mouvement de long terme.
L’apport de nouveaux travaux permet aujourd’hui de dresser un tableau plus précis de
cette image. Dans un article consacré aux images réciproques de la France et de la Hongrie au
sortir de la Première Guerre mondiale, Mária Ormos a montré la grande instabilité de l’image
de la Hongrie chez les observateurs français, et la coexistence de plusieurs images
contradictoires jusque dans les années de la guerre et de l’après-guerre 2 . Catherine Horel, en
étudiant de manière complète les guides et les récits de voyage écrits par les Français, ainsi
que leurs réactions à l’Exposition du Millénaire hongrois en 1896, a enrichi ce tableau, en
montrant le passage d’une image d’exotisme à une image de modernité 3 .
Une nouvelle chronologie
Notre travail de maîtrise sur les francophiles hongrois, de 1896 à 1914 4 , nous a amené
à d’autres découvertes. La première est que l’image négative de la Hongrie est loin d’être
dominante dans les deux décennies qui précèdent la Première Guerre mondiale. A l’occasion
de l’Exposition universelle de Paris en 1900, les jugements portés sur la Hongrie sont au
contraire presque exclusivement positifs, et souvent enthousiastes. Au moment de la crise
hongroise, de nombreux observateurs français apportent leur soutien à la Coalition, et placent
leurs espoirs dans la Hongrie 5 . En outre, on assiste alors à une accélération de ce qu’on
1
Antoine Marès, « Les slavisants français face à la Hongrie avant le traité de Trianon », Cahiers d’études
hongroises, 1994/6, pp. 185-191.
2
Mária Ormos, « Portraits croisés : regard des Hongrois sur les Français et vice-versa, 1918-1920 », Bulletin de
la Société d’Histoire Moderne et Contemporaine, 1996, n°3-4, pp. 56-63.
3
Catherine Horel, De l’exotisme à la modernité : un siècle de voyage français en Hongrie (1818-1910),
Budapest, Budapest, ELTE, 164p, 2003.
4
Nicolas Bauquet, Les francophiles hongrois entre nationalisme et occidentalisme, 1896-1914, mémoire de
maîtrise sous la direction du Pr Bernard Michel, Université Paris I Sorbonne, 1999, 214 p.
5
Nicolas Bauquet, « Un innocent flirt diplomatique: la France et la Coalition hongroise, 1904- 1909 », Bulletin
de l’Institut Pierre Renouvin, 2000/9, pp. 61-82. Traduction hongroise : « Egy ártatlan diplomáciai flört »,
Valóság, 2000/8, pp. 83-93.
1
pourrait appeler la « découverte de la Hongrie ». Celle-ci devient peu à peu une entité
distincte dans la géographie culturelle, politique et économique des observateurs français.
Ces premiers éléments nous ont donc conduits à remettre en cause l’idée d’une
dégradation continue de cette image, et à faire l’hypothèse d’une autre chronologie. Après la
dégradation sensible de l’image de la Hongrie intervenue au début des années 1890, l’année
1896 marque le début d’un processus de découverte de la Hongrie, de sa singularité, de son
importance politique, de sa modernité, processus accéléré de manière spectaculaire par la
participation hongroise à l’Exposition universelle de 1900. Après une vague de défiance au
début de la crise hongroise, les années 1905-1906 sont au contraire celles d’une vague de
magyarophilie. Mais l’annexion de la Bosnie-Herzégovine en octobre 1908, puis le retour
d’un gouvernement germanophile en 1910 marquent la fin de cet intérêt français pour la
Hongrie : c’est entre ces deux dates qu’on pourrait situer le réel début de « l’avant-Trianon »,
si ce terme peut avoir un sens.
Le rôle des réseaux
L’autre hypothèse de notre travail est celle d’un rôle déterminant joué par les réseaux
franco-hongrois dans la formation de l’opinion française sur la Hongrie. Ce rôle des réseaux
binationaux est un trait commun à l’ensemble de l’Europe centrale : sur le plan quantitatif,
l’immense majorité de ce qui s’écrit sur cette région dans les décennies qui précèdent la
Première Guerre Mondiale n’est ni l’expression d’une opinion française, ni le reflet d’une
image de ces pays en France, mais est issue, directement ou indirectement, de ces réseaux6 . Il
ne s’agit pas, en mettant en avant l’étude de ces réseaux, de substituer un mythe à un autre en
accréditant l’idée que tout s’expliquerait par le jeu des propagandes. Le fonctionnement d’un
réseau binational va bien au-delà de la seule propagande, et joue le rôle d’une véritable
interface : ces réseaux sont étroitement dépendants à la fois des évolutions à l’œuvre dans le
pays d’origine et du contexte politique et culturel du « pays cible ». Au-delà de milieux
restreints jouant le rôle d’intermédiaires, l’étude de ces réseaux permet d’élargir l’analyse à
des problèmes beaucoup plus généraux, tant français que centre-européens.
En outre, le caractère extrêmement restreint de ces milieux, qui rend problématique les
approches basées sur les concepts d’opinion et d’image, rend à l’inverse particulièrement
féconde une approche fondée sur l’étude des transferts culturels, telle que l’a développée
Michel Espagne dans le cas des relations franco-allemandes 7 . Une telle approche est basée
sur une plus grande attention portée aux modalités concrètes des transferts d’hommes, de
groupes, de supports culturels et de concepts d’un espace national dans un autre. Cette
exigence de rigueur, d’attention aux processus historiques concrets est à la fois
particulièrement nécessaire dans un domaine où mythes et lieux communs sont nombreux, et
particulièrement adaptée à cet objet historique : il ne semble pas impossible, à terme, de
dresser une cartographie quasi exhaustive des rapports entre Français et centre-européens
pendant cette période, au niveau le plus concret des rapports personnels, des correspondances,
des échanges d’informations et de documentations, des séjours et des installations. Le nombre
extrêmement faible des Français capables de parler les langues de cette région (phénomène
encore accentué dans le cas hongrois) et leur dépendance souvent exclusive à l’égard de
certains informateurs permet parfois de suivre à la trace le transfert d’une information.
6
Sur le rôle des réseaux franco-tchèques, cf. Stéphane Reznikow, Francophilie et identité tchèque, 1848-1914,
Paris, Champion, 2002, 752p.
7
Michel Espagne, Les transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999, 286p.
2
Dans le cas hongrois, il nous semble que la chronologie que nous proposons plus haut
ne peut être comprise qu’en rapport avec l’activité des réseaux franco-hongrois. A partir de
1895, on observe en effet une reconstitution des réseaux franco-hongrois, dispersés depuis la
fin des années 1880. Devenus très actifs, occupant des positions importantes au sein du
paysage intellectuel, ils jouent un rôle décisif dans le succès de la participation hongroise à
l’exposition de 1900. De même, ils sont très présents dans les tentatives de rapprochement
entre la France et la Coalition hongroise qui s’opèrent à partir de l’été 1905. Il s’agit donc de
mieux comprendre les contours et le fonctionnement de ces réseaux, leur influence et ses
limites.
La place de l’illusion
La remise en cause de l’idée d’une dégradation progressive de l’image de la Hongrie
appelle une autre question : pourquoi, moins de vingt ans après le triomphe de la Hongrie à
l’Exposition de Paris, la France a-t-elle présidé à la dislocation de la Hongrie historique ?
Nous voudrions mettre en avant les trois points qui constituent selon nous les clefs de ce
tragique paradoxe, et qui placent cette période des relations franco-hongroise sous le signe de
l’illusion.
Comme l’a montré István Bibó, l’illusion est d’abord au cœur de la culture politique
de la Hongrie du Compromis 8 . C’est un profond fossé qui sépare les réalités sociales,
politiques, et les représentations symboliques qui structurent la culture politique de l’élite
magyare. Il s’agit en fait d’une triple illusion : l’illusion d’être un Etat indépendant et
souverain, en contradiction avec la réalité des rapports avec l’Autriche nés du Compromis ;
l’illusion d’être un Etat unitaire, en contradiction avec la réalité des rapports avec les
nationalités ; enfin, l’illusion d’être un Etat moderne et cultivé, en contradiction avec l’état
réel du pays. Ce décalage entre la Hongrie imaginaire de l’élite magyare et la Hongrie réelle,
cette incapacité de cette élite à agir en fonction des réalités est au cœur de la catastrophe
nationale de 1920.
Cet aveuglement se double d’une incapacité de cette élite à écouter les critiques et les
avertissements venus de l’étranger. La Hongrie du Compromis est obsédée par son image en
Occident, mais son seul but est d’imposer aux yeux des autres l’image de la Hongrie telle
qu’ils la rêvent. Tout jugement porté sur leur pays qui s’écarterait de ce modèle ne saurait être
que le fruit de l’ignorance ou de la malveillance. L’élite hongroise s’est révélée incapable de
prendre en compte une critique constructive de la situation hongroise.
Mais cette impossibilité est renforcée par l’incapacité des observateurs français à
élaborer cette critique constructive dont la Hongrie avait alors tant besoin. Dans leur grande
majorité, ils ont oscillé entre deux visions extrêmes de la Hongrie, aussi illusoires l’une que
l’autre : la Hongrie de l’élite magyare comme incarnation du mal en politique, oppressive,
obscurantiste, germanisée ; la Hongrie moderne, francophile, européenne, libérale. Dans un
cas, un discours dénonciateur, dans l’autre un discours justificateur, mais, sauf rare exception
(comme celle, notable, de Louis Eisenmann), sans réelle prise de distance. Les observateurs
français, dans un cas comme dans l’autre, ne faisaient que reprendre les idées mises en avant
par les réseaux de propagande, magyarophobes ou magyarophiles. En l’absence d’une
connaissance directe de la réalité hongroise, ils ne pouvaient que passer d’un informateur à
l’autre, d’une déformation à une autre. Au début du siècle, l’Europe centrale est en France le
royaume des intermédiaires obligés.
8
István Bibó, Misère des petits Etats d’Europe de l’est, Paris, Albin Michel, 1993, 427p.
3
1896-1903 : UNE DECOUVERTE SOUS INFLUENCE
Dans la première moitié des années 1890, la situation de la Hongrie à Paris peut être
qualifiée de critique. Les réseaux franco-hongrois qui s’étaient formés à partir de la fin des
années 1870 autour de Madame Adam, égérie de la république radicale et protectrice des
émigrés de 1848, se sont dispersés, et se sont souvent tournés, comme Madame Adam ellemême, vers le pro-slavisme. L’alliance franco-russe, conclue en 1891, fait de cette orientation
slavophile un élément central du regard français vers l’est de l’Europe, en même temps que
l’obsession allemande. La Hongrie, adossée à l’Allemagne contre la Russie, ne suscite plus
qu’indifférence ou méfiance.
A l’inverse, les réseaux roumains redoublent d’activité et rencontrent une audience
grandissante. Le procès intenté en 1894 aux auteurs du manifeste des roumains de
Transylvanie adressé à François-Joseph leur permet d’orchestrer en France un mouvement de
vive indignation 9 . A la veille de la célébration du Millénaire de la Hongrie, ils s’apprêtent à
organiser en France une vigoureuse contre-célébration. Face à ces attaques, la Hongrie est
incapable de faire entendre sa voix, sinon de la façon la plus maladroite : en 1893, un groupe
de Hongrois de Transylvanie publie en France la traduction du réquisitoire du procureur au
procès d’agitateurs roumains. Rien, dans cette production du chauvinisme hongrois le plus
borné ne peut toucher un observateur français.
Pourtant, à partir de 1895, la situation évolue. A l’occasion de l’Exposition du
Millénaire hongrois, les réseaux roumains et hongrois ont fait jeu égal 10 . En 1900, à
l’occasion de l’Exposition universelle, on verra que le rapport est totalement inversé : le
succès hongrois est total, et la voix des nationalités presque complètement absente. Pour
expliquer cette évolution à bien des égards surprenante, nous nous attacherons à mettre en
lumière le rôle joué par les réseaux franco-hongrois qui se reconstituent après 1895, la
manière dont les congrès internationaux ont contribué à ces succès hongrois, et enfin la
manière dont a été obtenu le triomphe hongrois à l’Exposition de 1900.
La reconstitution des réseaux franco-hongrois :
C’est le concept de réseau qui nous a paru le plus pertinent pour décrire le
fonctionnement du petit monde de « l’amitié franco-hongroise ». Il désigne un ensemble de
personnes, qui ne sont pas liées entre elles par une relation hiérarchique, mais qui poursuivent
ensemble un même but, entretenant entre elles des relations suivies. En l’occurrence, les
membres des réseaux franco-hongrois se sentent liés par la cause de « l’amitié francohongroise », et se conçoivent comme des intermédiaires entre deux mondes. Trois groupes
peuvent être distingués.
Les militants de l’amitié franco-hongroise
Le premier est en quelque sorte le cœur du réseau, constitué de ce qu’on pourrait
appeler les militants ou même parfois les professionnels de l’amitié franco-hongroises :
9
Un exemple des écrits des réseaux franco-roumains publiés à Paris sur cette affaire : Un procès célèbre. Les
Roumains de Transylvanie, par P.G.C., Paris, Pelluard, 1894, 19p.
10
cf. Catherine Horel, « Les fêtes du millénaire de la Hongrie vues par la France », Cahiers d’études hongroises,
1993/5, pp. 155-178.
4
personnalités à cheval sur les deux mondes, souvent des Hongrois installés à Paris, et qui
tirent l’essentiel de leurs ressources symboliques et matérielles de leur participation à ces
réseaux. C’est le cas de certains des porte-parole de la communauté hongroise de Paris. Peu
nombreuse, mais comptant de nombreux intellectuels et artistes, organisée autour d’une
association déjà ancienne, l’Association d’entraide des travailleurs hongrois de Paris, elle
compte un certain nombre de personnalités qui remplissent la fonction de « voix de la
Hongrie » à Paris : Sándor Bertha, Nándor Borostyáni ou István Türr.
Mais ces personnalités de la communauté hongroise, si elles peuvent jouer un rôle de
porte-parole, ne peuvent apparaître comme de véritables spécialistes de la Hongrie. Il en va
différemment pour un certain nombre de membres de ces réseaux, qui, bien qu’intimement
liés à la cause hongroise, n’en peuvent pas moins apparaître comme de véritables experts de la
question. Leur audience en est d’autant plus importante. L’année 1895 marque l’émergence
de deux de ces spécialistes magyarophiles de la Hongrie, qu’on pourrait également qualifier
de « professionnels de l’amitié franco-hongroise » : Ignácz Kont 11 et Raoul Chélard 12 . Tous
les deux ont tiré des bénéfices très substantiels de leur participation à cette cause : sans doute
des bénéfices financiers pour le second, tirés des fonds secrets de différents gouvernement
hongrois ; bénéfices symboliques pour le second, qui a bâti sa très belle carrière universitaire
sur son rôle d’intellectuel organique de la cause hongroise. Tous les deux, au tournant du
siècle, ont acquis une solide légitimité en tant que spécialistes de la Hongrie, écrivent dans les
plus grandes revues parisiennes et font figure de référence en la matière. On peut citer un
troisième personnage similaire, Félix de Gérando 13 , qui succède à Chélard comme spécialiste
de la Hongrie au Mercure de France.
Un autre des professionnels de l’amitié franco-hongroise est au contraire directement
lié au Gouvernement hongrois, puisqu’il est Délégué du Ministère du commerce hongrois à
Paris depuis 1899 : Aladar Návay. Issu d’une importante famille aristocratique, rapidement
intégré à la haute société parisienne, il jouera tout au long de la période un rôle de premier
plan. Sa mission est officiellement économique. Le souci économique et financier joue en
effet un rôle important dans l’attention que le gouvernement hongrois porte à l’image de la
Hongrie en France, et le délégué est chargé d’une double mission : il doit d’abord travailler à
rouvrir à la Hongrie les portes du marché financier parisien, brutalement fermées depuis 1889
et le boycott par gouvernement hongrois de l’exposition universelle de Paris ; il doit ensuite
convaincre les industriels d’investir en Hongrie. Mais le rôle effectivement joué par Návay va
bien au-delà de cette mission officielle. Ainsi, son influence sur la communauté hongroise de
Paris est déterminante. Durant toute la durée de son séjour parisien, il est le président de la
Société hongroise de secours mutuel, permettant ainsi un contrôle gouvernemental étroit sur
la communauté 14 . En outre, il participe activement à toutes les entreprises menées par les
réseaux franco-hongrois pour promouvoir la Hongrie à Paris. Résistant à tous les
changements de gouvernements à Budapest, il est une pierre d’angle de ces réseaux.
L’engagement des personnalités hongroises :
11
Cf. Sándor Kiss, Kont Ignácz, Debrecen, 1935, 32p, et plus récemment, Erzsébet Hanus, La littérature
hongroise en France au XIXe siècle, Paris/Pécs, 1996, pp. 196-201.
12
Cf. Jolán Szigethy, A Mercure de France és a magyarság. Raoul Chélard, Pécs, 1940, 79p.
13
Sur Felix de Gérando, cf. Balazs Ablonczy, « Két urat szolgálni ? Félix de Gérando és a budapesti francia
napilap kísérlete » [Comment servir deux maîtres ? Felix de Gérando et la tentative de fonder un quotidien
hongrois à Budapest], in Hagyomány, közösség, művelődés [tradition, communauté, culture], Budapest, 2002,
pp. 286-294.
14
Cf. Párisi Kölcönösen Segélyző Magyar egylet,[la société hongroise de secours mutuel de Paris], 1846-1986,
1986, 66p.
5
Dans leur combat pour l’image de la Hongrie en France, les membres actifs des
réseaux franco-hongrois reçoivent le soutien et la caution de grandes personnalités
hongroises, qui s’engagent pour cette grande cause nationale. Quatre de ces engagements
apparaissent comme particulièrement représentatifs.
La plus prestigieuse de ces personnalités est incontestablement l’écrivain Mór Jókai 15 .
Le géant des lettres hongroises, preuve vivante de la « kulturális képesség » [aptitude à la
culture] hongroise, apparaît le plus apte à devenir la voix de la Hongrie à l’étranger. Il s’y
emploie, et joue un rôle de premier plan dans l’intégration de son pays à la nouvelle
sociabilité européenne qui se développe alors autour des différents congrès internationaux. Il
soigne particulièrement son image d’ami de la Paix et du Progrès : en 1895, il accompagne
Albert Apponyi au Congrès pour la paix et l’arbitrage.
C’est surtout à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris de 1900 que Jókai
fournit une aide importante aux réseaux franco-hongrois. Il soutient la Revue francohongroise, publiée pour l’occasion, et y écrit un article, consacré à « L’Exposition et
l’Humanité ». Surtout, Mór Jókai, qui occupe une place de choix à l’Exposition, se déplace
lui-même à Paris au mois de juin. Cette visite de Jókai joue un rôle important dans le succès
hongrois à Paris : il est reçu avec de nombreux honneurs, et remplit une fonction comparable
à celle des souverains étrangers venus visiter l’Exposition. Aux yeux des observateurs
français, il incarne peut-être mieux son pays que ceux-là. Ainsi, Gaston Deschamps « doute
que les monarques, invités par la République française aux merveilleuses féeries de
l’Exposition universelle, exercent sur les peuples, dont ils sont les bergers, une autorité
comparable à la royauté intellectuelle du patriarche de la Hongrie » 16 . Toutefois, si le prestige
de Jókai est un élément durable en France, il n’entretient pas de lien organique avec les
réseaux franco-hongrois. Son voyage à Paris en 1900, le deuxième, est aussi le dernier. S’il a
eu une courte correspondance avec Emile Zola, il ne semble pas avoir entretenu des relations
prolongées avec des personnalités françaises.
Tout autre est le cas d’Albert Apponyi. Cette figure montante de la politique hongroise
au tournant du siècle accorde un soin tout particulier à tisser un réseau de relations en
Occident, en particulier en France et en Angleterre. Son entrée dans le cercle des
personnalités politiques de notoriété internationale s’opère grâce à son activité au sein de
l’Union interparlementaire. Il y fait remarquer son éloquence, et « jalonne les conférences de
l’Union d’idées originales et généreuses » 17 . Au tournant du siècle, le comte Apponyi
s’impose en France comme une figure de référence. Il devient la voix de la Hongrie la plus
autorisée, voyage régulièrement à Paris et publie de nombreux entretiens dans la presse
française. Son élection à la tête du Parlement hongrois en 1901 renforce son prestige. En
1902, il est même chargé de rédigé un chapitre de L’Annuaire parlementaire, consacré au
« Parlement hongrois ». La visite à Albert Apponyi devient ainsi un passage obligé de tout
observateur français voyageant en Hongrie.
L’exemple d’Apponyi montre bien le bénéfice que peut tirer une personnalité hongroise
de son rôle dans les réseaux franco-hongrois. En devenant une figure « européenne », le
comte remplit une fonction patriotique, et voit du même coup son prestige considérablement
renforcé dans son propre pays. En outre, ses réseaux français lui sont particulièrement
précieux dans les luttes politiques : il peut faire d’autant mieux entendre sa propre voix
15
cf. Erzsébet Hanus, « La fortune de l’écrivain Mór Jókai en langue française », Etudes finno-ougriennes,
1996/28, pp. 149-162.
16
Gaston Deschamps, « La vie littéraire : Maurice Jokai », Le Temps, 3 juin 1900.
17
Léopold Boissier, « Apponyi interparlementaire », Nouvelle Revue de Hongrie, février 1943, p 181.
6
qu’elle se confond, dans l’esprit des observateurs étrangers, avec la voix de la Hongrie. Ainsi,
pendant la crise hongroise, Apponyi mobilisera ses réseaux occidentaux en faveur de la
Coalition.
On ne s’attend pas, au premier abord, à trouver ici le nom de Jenő Rákosi, le grand
journaliste chauvin, directeur de Budapesti Hirlap. Pourtant, avant d’être le contempteur de
l’influence française lors de sa polémique avec Endre Ady, Rákosi a été un soutien actif des
réseaux franco-hongrois. Déjà, en 1889, il a participé à Paris à l’organisation de la
participation hongroise à l’Exposition Universelle. A partir de 1895, il joue dans la presse
européenne un rôle analogue à celui d’Apponyi dans les milieux parlementaires. Les congrès
internationaux sont, là encore, le moyen de s’affirmer comme une personnalité de dimension
européenne : membre du Bureau central des associations de presse, organisateur du troisième
Congrès international de la presse à Budapest en 1896, Rákosi jouit d’une importante
notoriété au sein des journalistes français, et se rend régulièrement à Paris. En outre, Rákosi
est en relation directe avec l’un des membres les plus actifs des réseaux franco-hongrois :
Raoul Chélard est en effet le correspondant parisien du Budapesti Hirlap jusqu’en 1909.
Comme dans le cas d’Apponyi, ces liens joueront un rôle important lors de la crise hongroise
et des débuts de la Coalition : Chélard pourra donner des conseils aux Hongrois dans les
colonnes du Budapesti Hirlap en même temps qu’il servira de relais pour Rákosi au sein de la
presse française.
Les « amis français de la Hongrie »
Le troisième groupe qui compose ces réseaux franco-hongrois est constitué par les
« amis français de la Hongrie », des personnalités gagnées à la cause hongroise et qui s’en
font les promoteurs auprès de leurs compatriotes. Ils sont donc entourés de toutes les
attentions, et jouissent auprès des Hongrois d’une popularité parfois sans commune mesure
avec leur importance réelle en France. Telle est d’ailleurs sans doute l’un des bénéfices qu’ils
retirent de leur activité magyarophile, l’autre étant la possibilité d’apparaître aux yeux des
Français eux-mêmes comme un défricheur de domaines inconnus. Mais souvent, faute de
connaissances linguistiques ou historiques réelles, les informations nouvelles qu’ils apportent
au public français leur sont directement fournies par l’un des membres des deux catégories
précédentes. Ils sont donc une étape essentielle dans le transfert d’informations de la Hongrie
vers la France, qui est la principale raison d’être de ces réseaux.
Le cas de Georges Blondel est à cet égard très caractéristique. Le sociologue
leplaysien découvre la Hongrie par hasard, en participant en 1896 au Congrès international
d’agriculture qui se tient cette année-là à Budapest 18 . Il en revient enchanté par la ville, par sa
« très belle exposition », et par l’accueil des Hongrois, qui « nous ont fait les honneurs de leur
pays avec une grâce et une distinction qui nous ont laissé à tous le meilleur souvenir ».
Comme tant d’autres, il parle de « révélation ». Sa courte expérience, les contacts qu’il nouent
avec les agrariens hongrois, au premier rang desquels József Mailáth, lui permettent déjà de se
poser en expert de la chose hongroise. Dès 1897, il publie une brochure consacrée à La
Hongrie, ses habitants, sa situation politique, économique et sociale. Au sein de la revue La
réforme sociale, il devient le spécialiste attitré de la Hongrie, et rédige régulièrement des
chroniques reprenant les principaux thèmes des agrariens hongrois. En 1900, il participe aux
festivités organisées en l’honneur de la délégation hongroise à l’Exposition. Il est donc
devenu un « ami de la Hongrie ».
18
Georges Blondel, Les Questions agraires au congrès de Budapest, extrait de La Réforme sociale, Paris,
Société d’économie sociale, 1896, 19p.
7
Le couple informateur / informé constitué par Mailáth et Blondel est loin d’être
unique. C’est ainsi que János Hock, très soucieux d’obtenir des soutiens français dans son
combat interne au champ politico-artistique hongrois, a trouvé un excellent relais en la
personne de Gabriel Mourey. Ce célèbre critique d’art, correspondant de Studio, rédige en
1900 un article consacré à la situation de l’art en Hongrie. Opposant deux camps au sein de
l’art hongrois, celui des germanophiles, mené par Benczur, et celui des francophiles, mené par
Hock, cet article est paradigmatique des déformations de l’information qui s’opèrent entre
Budapest et Paris. Dans ce jugement très éloigné de la réalité historique, Mourey est à la fois
victime de ses catégories de jugement (l’opposition universelle entre esprit français et esprit
allemand) et de sa dépendance à l’égard d’un informateur unique, János Hock. Mais il trouve
lui aussi son compte dans ce qui s’apparente bel et bien à une manipulation : il peut ainsi se
poser en défenseur de l’influence française, en parrain de tous ceux qui luttent contre le
triomphe de l’esprit allemand.
Les congrès internationaux :
Nous souhaitons mettre en lumière le rôle particulièrement important joué par les
congrès internationaux dans la formation de l’image de la Hongrie en Occident, et les succès
des illusions nationales hongroises au tournant du siècle. Dans le deuxième tiers du XIXe
siècle, les congrès internationaux deviennent une véritable institution. Lieux d’une sociabilité
internationale, forums des nations civilisées, on comprend le soin dont ils ont pu être entourée
par une Hongrie en mal de reconnaissance. Dès 1876, deux congrès se tiennent à Budapest
même, le Congrès international d’anthropologie et d’archéologie pré-historiques 19 , et le
Congrès international de statistiques 20 . Ce dernier permet déjà aux Hongrois de créer des liens
avec des personnalités françaises, et notamment Emile Levasseur. Mais ces congrès restent
des exceptions, et l’élite hongroise demeurera longtemps à l’écart de ce mouvement. Le
milieu des années 1890 marque à cet égard un tournant important. Comme le notera quelques
années plus tard Raoul Chélard, « la société hongroise commença à s’intéresser, pour la
première fois, à certains grands mouvements internationaux » 21 . Les congrès internationaux
sont en effet une occasion privilégiée de mettre en scène les succès hongrois, et de gagner à la
cause nationale hongroise des personnalités occidentales influentes.
Le VIIIe Congrès international d’hygiène et de démographie de 1894
C’est ainsi que, dès 1896, la Hongrie accueille le VIIIe Congrès international
d’hygiène et de démographie, qui lui permet de mettre en valeur le progrès accomplis en la
matière par la Hongrie, et de faire admettre Budapest comme l’une des capitales d’une Europe
en marche vers le Progrès. Dans son rapport officiel, le Professeur Zsigmond Gerlóczy,
secrétaire du Congrès expose les motifs qui ont poussé les Hongrois à demander à recevoir le
congrès de 1896 : « notre capitale qui, en peu de temps, s’est développée d’une manière
étonnante et qui a progressé non seulement au point de vue de l’hygiène publique, mais aussi
19
Congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistorique. Compte-rendu de la VIIIe session à
Budapest, 1876, 1er volume, Budapest, Franklin, 1877, XV et 706p.
20
Henri Ameline, L’agriculture au congrès international de statistiques à Budapest, Paris, Société des
agriculteurs de France, 1876, 16p.
21
Raoul Chélard, « La France et la Hongrie », Revue britannique, mars 1898, p 5-21.
8
dans un ordre d’idées plus général, est déjà assez mûre pour pouvoir être présentée aux
savants étrangers » 22 .
Le rapport de mission présenté par les délégués de la mairie de Paris montre le succès
de l’entreprise hongroise 23 . Ils rapportent leur admiration devant « le développement si
considérable de cette capitale du Royaume de Hongrie, ainsi que de toutes ses institutions,
depuis vingt-sept ans ». Le chapitre du rapport consacré à « la démographie à Budapest » met
en exergue « le progrès énorme [accompli du point de vue de la mortalité], tel qu’on constate
dans très peu de villes, un progrès prouvant clairement que Budapest avance rapidement dans
la voie de la civilisation ». Le caractère louangeur de ce chapitre repose certes sur la réalité
des progrès démographiques réalisés, mais aussi sur le fait qu’il est rédigé par les Hongrois
eux-mêmes : les délégués français en ont effet confié la rédaction aux docteurs Mirrvy et
Korosy. On voit ainsi que les congrès internationaux, s’ils sont une source de contacts directs,
n’en consacrent pas moins le pouvoir des intermédiaires hongrois. Les congrès tenus à
Budapest ressembleront souvent à des visites de villages à la Potemkine.
Le tournant de 1895
C’est l’année 1895 qui marque une nette accélération de l’intégration de la Hongrie au
mouvement des congrès internationaux, puisqu’elle participe pour la première fois à deux
congrès particulièrement importants : la Conférences de Bruxelles de l’Union
interparlementaire pour l’arbitrage et la Paix, et le IIe Congrès International de la Presse, à
Bordeaux.
La participation hongroise aux travaux de l’Union interparlementaire s’est opérée sous
l’impulsion d’Albert Apponyi et de Mór Jókai. En 1895, une « Société hongroise pour la
propagande de la paix » est créée, et le Parlement hongrois décide l’envoi d’un comité de
délégués. Accompagné de Dénes Pázmándy et de Jókai, Apponyi participe pour la première
fois aux travaux de cette Union interparlementaire dont il va rapidement devenir une figure
importante.
Autre domaine à la signification symbolique forte, celui de la presse : sous l’impulsion
de Jenő Rákosi, les journalistes hongrois, groupés au sein de la société « Otthon » [foyer],
entreprennent de nouer des contacts avec leurs homologues européens. Ils envoient un
délégué, Viktor Rákosi, au Congrès International de la presse à Bordeaux. Signe que la
participation hongroise a été remarquée, les délégués obtiennent la tenue à Budapest dès
l’année suivante, celle de l’Exposition du Millénaire, du Congrès de l’Union interparmentaire
et du Congrès international de la presse. Au Congrès de Bordeaux, Viktor Rákosi salue ainsi
la décision des congressistes : « après avoir admiré de près, à Bordeaux, le génie et le travail
d’une grande nation, vous aurez, à Budapest, l’occasion de juger le travail et le résultat des
efforts d’une petite nation qui est, depuis dix siècles, comme une sentinelle avancée, à la
frontière de l’Europe où elle a gardé son indépendance, a assuré sa liberté et surtout la liberté
de la presse » 24 . Salué par une « triple salve d’applaudissements », ce discours montre l’usage
politique fait par l’élite hongroise de ces congrès, et la popularité inattendue des illusions
nationales hongroises en Occident, et en particulier en France.
22
Huitième Congrès international d’hygiène et de démographie, Budapest, 1-9 septembre 1894, comptes-rendus
et mémoires, Budapest, 1895, 325 p, p 5.
23
Congrès international d’hygiène et de démographie tenu à Budapest en 1894. Rapports de Mission présentés
au Conseil municipal de Paris, par M. A-J. Martin, Bechmann et L. Masson, Paris, Imprimerie municipale, 1896,
154p.
24
Compte-rendu des travaux du 2e Congrès international de la presse, Bordeaux, 1895, Bordeaux,
Gounouilhou, 1896.
9
1896, Budapest, ville de Congrès
L’année 1896 est donc une année faste pour la Hongrie dans les congrès
internationaux. A la manière des grandes expositions occidentales, l’Exposition du Millénaire
s’accompagne donc de la tenue de plusieurs grands congrès internationaux : le Congrès
international d’agriculture, le Congrès international de la presse (du 14 au 19 juin), le Congrès
international pour la paix et l’arbitrage, et même le Congrès international pour la protection
des animaux (en juillet). Il s’agit là d’un succès important pour la Hongrie : Budapest, ville de
congrès, entre symboliquement dans la famille des capitales européennes, et l’Exposition du
Millénaire apparaît comme un événement non seulement national, mais international.
Si le fait d’organiser ces congrès à Budapest est déjà une victoire symbolique forte, il
va surtout permettre de « montrer la Hongrie » à des visiteurs qui ne seraient pas venus d’euxmêmes à l’exposition, mais qui font souvent d’une pierre deux coups : à leur retour, ils
pourront écrire à la fois leur compte-rendu du congrès et leurs impressions sur la Hongrie et
son millénaire. L’enjeu est d’autant plus important pour les Hongrois que ces voyageurs,
souvent de marque, disposent parfois d’importantes tribunes en France. Le cas des
journalistes est paradigmatique, comme le remarque Eugène Lautier, le délégué du Temps au
congrès de la presse : « Le Hongrois veut que vous emportiez une bonne opinion de son pays
et de sa race ; et il y tient surtout si vous avez une plume pour répandre votre opinion. Ce
n’est pas sottement raisonner » 25 .
De ce point de vue, le résultat de ces contacts va largement correspondre aux attentes
des Hongrois. Les congressistes français, très souvent séduits, donneront un large écho à leur
visite de la Hongrie et de l’Exposition. Pour certains d’entre eux, ce premier contact avec la
Hongrie inaugure même une longue collaboration : les congrès, lieux de séduction, sont aussi
des lieux de recrutement pour les réseaux franco-hongrois.
Exemple de ces congressistes séduits par la Hongrie et son exposition, Charles de
Galland, délégué de la SPA d’Alger au XIIe Congrès international pour la protection des
animaux, tenu en juillet. Le 23 novembre, il en fait le compte-rendu dans une conférence
tenue à la mairie d’Alger. « Cette année, le congrès international a tenu ses assises à Budapest
où une admirable exposition nationale avait attiré une affluence énorme de visiteurs. De
l’exposition elle-même, qui a mis en lumière la vitalité, l’énergie, l’intelligence de tout un
peuple, je ne dirai rien aujourd’hui, réservant ce sujet pour une autre causerie » 26 . On voit
bien ici comment, par le biais des congrès, les Hongrois parviennent à se créer des relais bien
au-delà des cercles habituels des réseaux franco-hongrois… Mais les deux congrès les plus
importants sont le congrès de la presse et le congrès d’agriculture, le premier par l’ampleur
des échos qu’il a suscités, le second par les liens à long terme qui s’y sont créés.
Comme l’espéraient les Hongrois, le Congrès de la presse 27 a en effet donné lieu à des
comptes-rendus particulièrement favorables. Les délégués français étaient au nombre d’une
dizaine, représentant L’Echo de Paris, La Croix, Le Rappel, Le Figaro, le Petit Journal, le
Petit Caporal, Le Journal, Le Gaulois, Le Petit Parisien, le Temps. Quatre longs articles liés
au congrès, dans Le Petit Parisien, Le Temps, L’Echo de Paris et Le Figaro, font tous une très
25
Le Temps, 26 juin 1896.
Congrès international de Budapest pour la protection des animaux (juillet 1896). Conférence et compte-rendu
faits par Ch. De Galland, délégué de la Société protectrice des animaux d’Alger, le lundi 23 novembre 1896, à la
mairie d’Alger, Alger, 1897, 32p.
27
Compte-rendu des travaux du 3e Congrès international de la presse, Budapest, 1896, Bordeaux, Gounouilhou,
1897, 64p.
26
10
large part, à côté du congrès proprement dit, à la Hongrie elle-même. L’image qui est en
offerte est très flatteuse, et le ton va de la sympathie (Eugène Lautier dans Le Temps) à
l’enthousiasme (Albert Bataille dans Le Figaro, et surtout E. Lepelletier dans L’Echo de
Paris), sans que jamais aucune critique ne soit prononcée. Bataille fait l’éloge de « cette
généreuse et hospitalière Hongrie qui nous donne le spectacle d’un peuple en plein
épanouissement de sa jeunesse ». Lepelletier a pu « admirer la vitalité de ce vaillant peuple
magyar, célébrant son millénaire », et « saluer l’héroïsme historique dont il a fait preuve à
travers les siècles ». Pour lui, ce séjour a été une double découverte : découverte, d’abord, de
la nature des liens unissant les deux parties de la Double Monarchie : « La Leitha, qui sépare
l’Autriche de la Hongrie, est un abîme. (…) La Hongrie est un pays indépendant, presque une
république ayant un roi nominal, son Parlement, son ministère particulier » ; découverte,
ensuite, de la richesse du pays et de la modernité de sa capitale, « une ville très moderniste,
presque américaine, un Chicago de l’est ». De découverte de la question des nationalités, il
n’est pas question ici : le journaliste de L’Echo de Paris est réellement le congressiste idéal.
Les raisons de cette grande réceptivité française aux démonstrations hongroises sont
perceptibles dans ces mêmes articles : elles viennent de l’impression de grande francophilie
que les congressistes ont retiré de l’accueil hongrois. Lautier note que « l’hospitalité
hongroise nous traite comme si nous étions des alliés : elle nous fait entendre que, malgré
toutes les combinaisons politiques, nous pouvons être amis ». Valensol, dans le Petit Parisien,
relève que lors de l’un des nombreux banquets, c’est une véritable acclamation qui a salué La
Marseillaise jouée par un orchestre tsigane. Albert Bataille décrit ainsi sa visite au cercle des
journalistes hongrois : « en y écoutant parler notre langue avec une pureté qui donne la
mesure de la culture intellectuelle de nos camarades hongrois, en y entendant tant de paroles
de sympathies pour la France, il semblait que nous n’eussions pas quitté Paris ». Une fois
encore, c’est Lepelletier, dans L’Echo de Paris, qui va le plus loin : « la prépondérance de
l’influence française a été considérable. (…) Les Hongrois n’ont laissé échapper aucune
occasion de manifester leur sympathie pour la France ». On retrouve ici une des
caractéristiques du regard français sur la Hongrie, qui marquera toute la période étudiée : la
dimension narcissique d’une découverte qui est avant tout celle d’une sorte de colonie
spirituelle française oubliée sur les bords du Danube. Oubliée, comme ces colonies françaises
du Banat, elles aussi redécouvertes à cette époque, et qui forment le sujet de l’article du Petit
Parisien, inspiré du reportage de Raoul Chélard de 1895. Au-delà de l’écho très positif donné
sur le moment à la manifestation hongroise, le congrès de la presse a permis aux Hongrois de
tisser des liens à plus long terme avec des journalistes français. C’est notamment le cas avec
Eugène Lautier, délégué du Temps. Passé au Figaro, il y animera à partir de 1905 une
virulente campagne en faveur de la Coalition.
Mais du point de vue de ce que l’on pourrait appeler le recrutement d’« amis de la
Hongrie », c’est le Congrès international d’agriculture qui s’est révélé le plus fécond. Les
rapports entre milieux agrariens français et hongrois sont alors déjà anciens. En 1876, le
président de la Société des agriculteurs de France est Grand Croix de l’ordre de Saint Etienne,
et la Société envoie un délégué au congrès de statistiques qui se tient cette année là à
Budapest. Y est également présent Emile Levasseur, membre de l’Institut, délégué du
Ministère de l’agriculture et du commerce, venu pour la première fois en Hongrie en 1873 et
qui, dès 1877, est nommé correspondant étranger de l’Académie des Sciences hongroises. Le
Congrès international d’agriculture de 1896 est pour Levasseur une nouvelle occasion de se
rendre en Hongrie. Surtout, il est l’occasion d’un premier contact avec deux personnalités qui
continueront de s’intéresser de près à la Hongrie. La première est Yves Guyot, qui découvre
la Hongrie à l’occasion du congrès d’agriculture. Il y retournera plusieurs fois, décrivant ses
11
expériences dans un chapitre du Voyage de M. Faubert consacré à la Hongrie. Comme
Levasseur, il entretient une correspondance avec Gyula Vargha 28 . Il a ses entrées dans la
presse hongroise, puisqu’il écrit plusieurs articles pour le Pester Lloyd. Signe de son
appartenance, même marginale, aux réseaux franco-hongrois, il est mobilisé lors de
l’Exposition de 1900, et fait partie du comité d’organisation du banquet en l’honneur de Jókai
présidé par Jules Claretie.
A ce même congrès participe aussi Georges Blondel. Le sociologue, déjà spécialisé
dans les questions allemandes et autrichiennes, découvre la Hongrie et est visiblement séduit
par le pays et par l’accueil qui lui a été réservé, tout en gardant d’ailleurs une certaine distance
critique : « les Hongrois, qui sont d’habiles metteurs en scène, nous ont fait les honneurs de
leur pays avec une grâce et une distinction qui nous ont laissé le meilleur souvenir. S’ils
répètent avec une modestie voulue qu’ils sont un petit peuple, du moins ils aiment à faire
grand et à se montrer à la tête du progrès ». Le congrès est l’occasion de rencontrer les
grandes figures de l’agrarisme hongrois, tel le comte Alexandre Károlyi. L’action de ce
dernier en faveur du mouvement coopératif intéresse vivement Blondel, lui-même figure
importante du mouvement leplaysien. En marge du congrès, il visite la « très belle
exposition célébrant le 1000e anniversaire de la fondation de l’Etat hongrois ». L’excursion lui
fait découvrir « l’immense horizon de la puszta », et le convainct que « la Hongrie est l’un des
pays du monde les plus favorisés par l’abondance et la variété des produits naturels ».
Dès lors, Georges Blondel se pose en spécialiste de la Hongrie. A partir de son expérience
de 1896, il publie l’année suivante une brochure sur La Hongrie, ses habitants, sa situation
politique et sociale 29 , dans laquelle il fait part de ses découvertes. En effet, l’exposition « a
été pour beaucoup d’étrangers une révélation ». L’évolution à l’œuvre en Hongrie est selon
lui « un phénomène analogue au développement de l’Amérique ». A partir de 1900, il publie
régulièrement une chronique sur le mouvement social en Hongrie dans la revue leplaysienne
La Réforme sociale. Comme Levasseur et Guyot, il entretient une correspondance avec Gyula
Vargha 30 . En 1908, il se rend en Hongrie à l’invitation du consul de Fontenay, qui mobilise
alors les réseaux franco-hongrois pour soutenir son action à Budapest. Blondel prononce alors
deux conférences, l’une à Budapest dans le cadre de la Société littéraire française de
Budapest, l’autre à Pécs, lors de l’inauguration du Cercle français de la ville. L’intérêt de
Blondel pour la Hongrie continuera après la guerre : en 1927, il préface le livre de Charles
Lortsch sur La Hongrie économique et les intérêts français en Hongrie 31 . Plus de trente ans
après son premier voyage en Hongrie, il évoque le souvenir qu’il en a gardé : « j’ai conservé
très vivace dans mon esprit le souvenir des courses que j’ai faites, au temps de la moisson, à
travers la puszta inondée de lumière ».
1900, les congrès de l’exposition universelle de Paris
L’année 1900 marque l’apogée des succès hongrois au sein des congrès
internationaux : dans les 127 congrès tenus à Paris en lien officiel avec l’Exposition, et dans
les nombreux congrès indépendants, les Hongrois font un effort tout particulier pour marquer
leur présence, et celle-ci sera souvent remarquée et appréciée. Dans certains congrès, les
délégués hongrois ont désormais une place de choix. C’est ainsi que Gyula Wlassics, juriste
de formation, et ministre de l’instruction publique de Hongrie, est élu président d’honneur de
l’Association internationale de droit comparé. Au congrès de la presse, la présence hongroise
est massive (39 membres, contre 27 venus de Cisleithanie) et reconnue : Jenö Rákosi, membre
28
cf. MTA levéltár [Archives de l’Académie hongroise des sciences], Ms 1017/95-97.
Paris, 1897, 15p.
30
cf. MTA levéltár, Ms 1016/92.
31
Paris, Giard, 1927, XV et 178p.
29
12
du bureau du congrès, est réélu parmi les 16 membre du Comité de direction du bureau
central des associations de presse ; József Vészi, élu vice-président du congrès, préside la
séance du 1er août.
La Xe conférence de l’Union interparlementaire pour l’arbitrage international et la
Paix consacre le prestige international d’Albert Apponyi, qui apparaît comme une grande
figure du parlementarisme européen. Le 3 août, il préside une séance particulièrement
délicate, puisqu’il y est question de la guerre des Boers, et fait alors preuve d’un « tact » salué
dans la presse française. Surtout, le 4, il prononce un discours très révélateur du rôle auquel
prétendent les Hongrois dans ces enceintes. Il y préconise en effet l’organisation d’une Union
de la presse, destinée à relayer dans les journaux les efforts de l’Union interparlementaire. Or,
cette union existe déjà en Hongrie, et y œuvre activement en faveur de la paix. Apponyi
conclut son discours en adjurant les délégués de « la grande nation française, avant-garde
infatigable de l’humanité » : « faites qu’elle le soit à l’heure présente. Nous, Hongrois, vous
laissons avec joie la conduite du progrès humain ». L’initiative et le discours d’Apponyi ont
reçu un écho très important en Hongrie, qui se voit placée par lui, même pour un temps, à la
tête du progrès humain. Au Sénat, le discours a été ovationné par des délégués debout, et la
presse est très élogieuse à l’égard du député hongrois qui a ainsi mis en valeur le rôle qu’elle
pouvait jouer pour la cause de la paix. Désormais, Apponyi apparaît aux yeux des
observateurs français comme le plus brillant représentant de la classe politique hongroise, et
une éminente personnalité européenne. En 1902, il sera chargé de la rédaction d’un des
chapitres de L’Annuaire du Parlement, pour exposer l’histoire et le fonctionnement du
parlement hongrois.
Mais en participant de façon massive aux congrès tenus à Paris, les Hongrois n’ont pas
seulement cherché cette reconnaissance si importante à leurs yeux. Ils ont aussi voulu ne pas
laisser le champ libre aux nationalités, en particulier aux Roumains de Transylvanie qui, par
l’intermédiaire de la représentation de l’Etat roumain, peuvent faire entendre leur voix. Deux
congrès ont ainsi été le théâtre d’un affrontement entre les deux parties : le congrès des
Annales internationales d’histoire, et le congrès des étudiants Corda fratres. Dans les deux
cas, les Hongrois ont su manœuvrer habilement et profiter de leur supériorité numérique
Le succès hongrois à l’exposition de 1900
La mobilisation des réseaux franco-hongrois
Cette étude de la participation hongroise aux congrès liés à l’exposition universelle de
1900 montre déjà toute l’importance attachée par l’élite hongroise à l’événement, et l’ampleur
des succès qu’elle y a rencontrés. Une étude attentive de l’événement révèle la grande activité
déployée à cette occasion par les réseaux franco-hongrois, et le rôle important joué dans le
succès de l’entreprise de séduction hongroise. L’Exposition de 1896 avait marqué la
renaissance des réseaux franco-hongrois, et notamment le début de l’activité magyarophile de
Kont et Chélard. Quatre ans plus tard, la mobilisation générale des réseaux franco-hongrois en
1900 permet de cerner leurs nouveaux contours. On s’aperçoit alors qu’ils sont beaucoup plus
étendus qu’on aurait pu le croire.
C’est d’abord l’ensemble de ce qu’on a appelé les militants de l’amitié francohongroise qui se mobilise. Aladar Návay, en tant que représentant du gouvernement hongrois
à Paris, occupe une place importante. Kont et Chélard, qui débutaient en 1896, sont désormais
13
des spécialistes reconnus du domaine hongrois, et disposent donc alors d’importantes tribunes
pour promouvoir l’exposition hongroise. C’est ce que fait Chélard dans le Mercure de France
et La Revue blanche. Il publie même, aux éditions Mercure de France, un Guide illustré de la
Hongrie. Kont publie une traduction d’une histoire de la littérature hongroise.
Les Hongrois de Paris se mobilisent eux aussi. Nándor Borostyáni prend l’initiative de
publier une Revue franco-hongroise, qui sonne le ban et l’arrière-ban des amis de la Hongrie
et des Hongrois francophiles. Sándor Bertha publie en 1900 Magyars et Roumains devant
l’histoire 32 , pour fournir des armes intellectuelles dans la bataille de propagande qui ne
manquera pas de se produire à l’Exposition : après avoir précisé puis réfuté les « raisons et
natures des revendications roumaines », il s’attache à l’affrontement grandissant, depuis la fin
du XVIIIe siècle, en une Hongrie renaissante et progressistes et des « Roumains au service e
la réaction ».
Ces Hongrois célèbres, hérauts de la cause nationale à l’étranger, se mobilisent eux
aussi pour cette occasion qui s’annonce unique. On a vu l’énergie déployée par Mór Jókai
pour faire de l’Exposition une brillante réussite hongroise. De nombreuses autres
personnalités hongroises font elles aussi le voyage de Paris : Albert Apponyi, Jenő Rákosi,
Ferenc Kossuth, Gyula Wlassics. Leur présence est vivement appréciée par les observateurs
français. Connues ou moins connues, les notabilités hongroises présentes à Paris se font
volontiers les guides de leurs connaissances françaises au sein de l’exposition hongroise. Elles
font souvent merveille, et nombreux sont les articles français faisant référence à la courtoisie
et à la culture de ces guides qui savent se faire les ambassadeurs talentueux de la cause
nationale.
Bien évidemment, les « amis français de la Hongrie » sont eux aussi mobilisés pour
l’occasion. Parmi eux, on peut distinguer plusieurs générations. Un premier groupe est formé
de personnalités gagnées à la cause hongroise au temps de la magyarophilie de Madame
Adam, souvent marqués à gauche. C’est Nándor Borostyáni qui les remobilise pour l’occasion
autour de sa revue franco-hongroise, à laquelle ils participent ou qu’ils soutiennent. On y
trouve ainsi les noms d’Ernest Daudet, Alfred Soubies, Emile Blavet ou Severiano de
Heredia.
Mais on constate également que le cercle des magyarophiles français s’est beaucoup
élargi, et que l’exposition de 1896 a joué à cet égard un rôle très important. L’exemple de
Gaston Lebreton est à cet égard très révélateur. Vice-président du jury d’histoire à
l’Exposition de Paris, c’est lui qui encourage les Hongrois à dépasser largement le cadre
chronologique proposé (le bilan du XIXe siècle), et à apporter l’exposition historique qu’il a
pu admirer à Budapest en 1896. Or, cette grande exposition, sur les rives de la Seine, jouera
un rôle considérable dans l’attention que les Hongrois sauront attirer sur eux.
La composition du comité de réception réuni en l’honneur de Jokai montre lui aussi
cette double mobilisation d’amis anciens et nouveaux de la Hongrie. Parmi les premiers, on
trouve en particulier Jules Claretie, un des anciens piliers des réseaux de Madame Adam.
Parmi les seconds, on trouve notamment Gaston Deschamps et Yves Guyot, récemment
acquis à la cause hongroise.
Le succès hongrois
Le succès rencontré par l’Exposition hongroise à Paris est largement à la hauteur des
efforts engagés. Pour la première fois sans doute, l’intérêt pour la Hongrie va bien au-delà des
petits cercles dans lesquels il était cantonné jusqu’alors. En l’absence de données chiffrées sur
les entrées dans chaque pays, de nombreux indices permettent de conclure que l’exposition
32
A. de Bertha, Magyars et Roumains devant l’histoire, Paris, Plon, 1899, 483p.
14
hongroise, et en particulier son pavillon, a rencontré un vif succès auprès des visiteurs 33 .
Ainsi, le chanoine Porée note que « parmi [les différents pavillons], il en était un vers lequel
la foule se pressait avec une ardeur et une persévérance qui a été remarquée : c’était celui de
la Hongrie » 34 . Peu suspect de magyarophilie, Louis Léger note lui aussi, dans la deuxième
version de son Histoire de l’Autriche-Hongrie : « les magyars avaient tenu à être brillamment
représentés et leur savoir-faire obtint un vrai succès auprès de la population parisienne et des
visiteurs étrangers ».
Au-delà de ce succès de curiosité auprès du grand public, l’exposition hongroise a
rencontré un réel succès d’estime auprès d’observateurs plus avertis, et aussi plus influents.
Les termes de découverte, de révélation, reviennent sans cesse sous les plumes. Le Temps
relate en ces termes l’inauguration du pavillon hongrois, le 27 avril 1900 : « Les visiteurs
étaient nombreux. La nouvelle s’était répandue que la Hongrie avait fait de grands efforts
pour montrer ce qu’elle est, ce qu’elle vaut aux étrangers qui la connaissent –peut-être, et aux
Français qui, eux, la connaissent peu. C’était en outre la première fois qu’elle entrait en lice,
qu’elle allait se mesurer avec les grandes puissances, dans une circonstance solennelle. (…)
Cet essai courageux méritait notre sympathie. A peine avons nous pénétré dans la troisième
salle du rez-de-chaussée que ce sentiment se changeait en admiration ».
Ignorances et illusions françaises
Une des caractéristiques de cette découverte tient à ce qu’elle se déroule sur un fond de
grande ignorance. Dans sa « note sur la littérature hongroise » du 27 mai 1900 publiée dans
Le Temps, Gaston Deschamps salue l’intérêt nouveau des Français pour une « Hongrie [qui]
n’est pas assez connue. (…) Que savons-nous de précis sur ce très ancien royaume de
Hongrie, qui a pu célébrer, il y a deux ans (sic), la fête de son millénaire ? ». L’auteur ne
pouvait mieux illustrer sa thèse…
Cette ignorance française, souvent relevée avec dépit ou fureur en Hongrie, est
paradoxalement la meilleure arme des réseaux franco-hongrois. Elle conduit à une
dépendance presque totale des observateurs français à l’égard de ces intermédiaires obligés, et
à l’absence de tout recul critique. Cette dépendance vient du quasi monopole de l’information
détenu par les réseaux franco-hongrois, qui sont à l’origine d’une part prépondérante de ce qui
se publie à Paris sur la Hongrie. Gaston Deschamps, dans le même article du Temps, dresse la
liste de tous les ouvrages à la disposition du lecteur français pour lui permettre de découvrir la
littérature hongroise. Outre L’histoire de la littérature hongroise adaptée en français par Kont
à l’occasion de l’Exposition, et l’Histoire générale des Hongrois d’Edouard Sayous, rééditée
en 1900, il cite les ouvrages de Melchior de Polignac, Amédée Saissy, Kont (La Hongrie
littéraire et scientifique, 1896), Chélard (La Hongrie contemporaine, 1891), et la préface de
Gaston Boissier au recueil de traduction de Jókai paru en 1895. Autant de publications
directement liées à l’activité des réseaux franco-hongrois.
A ce premier facteur s’ajoute un second, qui en multiplie les effets : l’utilisation, par
les observateurs français, de catégories d’analyse nationales, souvent plaquées sans
discernement sur les réalités hongroises. Cette deuxième source d’illusions est inséparables de
33
Eugène de Radisics, Le pavillon historique de la Hongrie à l’Exposition Universelle de Paris en 1900, Paris,
Librairie centrale des Beaux-arts, 90p.
34
Chanoine Porée, L’Art chrétien au Pavillon de la Hongrie (A propos de l’Exposition de 1900), Extrait des
Notes d’Art et d’archéologie, Moutiers.
15
la première : les intermédiaires obligés se chargent eux-même du travail de conversion, de
traduction du message hongrois initial pour le rendre compatible avec les catégories d’analyse
des observateurs français. Deux de ces catégories jouent un rôle particulièrement
fondamental.
La première est l’opposition entre influence allemande et influence française, la
division fondamentale de l’Europe entre ces deux pôles d’attraction, l’un négatif, l’autre
positif. La Hongrie doit s’inscrire dans cet opposition pour susciter l’intérêt des Français, et se
placer du bon côté pour susciter leur sympathie.
C’est ce à quoi s’emploient sans relâche les membres des réseaux franco-hongrois.
Ainsi, dans son Etude sur l’influence de la littérature française en Hongrie (1772-1896) 35 ,
Kont s’emploie à montrer que la littérature hongroise s’est du génie constamment mise à
l’école des Français, en rejetant l’influence allemande qui leur était imposée. L’Exposition de
1900 est une occasion privilégiée de manifester hautement sa dette envers la France. C’est ce
que fait par exemple Jenő Radisics, l’un des principaux organisateurs de l’exposition
historique hongroise, dans un article publié dans La Gazette des beaux-arts : « je me suis plu
à insister sur les rapports si anciens qui unissent la Hongrie à la France. C’est une occasion
pour nous de rendre hommage à la grande nation qui, la première, nous enseigna à bâtir des
Eglises, qui fortifia chez nous le goût artistique, qui nous donna de glorieux rois et qu’une
ancienne et fidèle sympathie lie à notre pays. Dans cette sympathie de la France, la Hongrie
voit l’héritage de ses ancêtres, et elle s’applique à la garder comme une précieuse
tradition » 36 .
Ce mythe de la Hongrie francophile rencontre un vif succès auprès des observateurs
français. Les articles de Gaston Deschamps dans Le Temps sont particulièrement
caractéristiques. Il reprend l’idée d’une histoire de la culture hongroise tout entière aimantée
par la France : « Pendant des siècles et des siècles, la Hongrie semble turquifiée, germanisée,
slavisée. Mais elle s’obstine à chercher son salut dans un perpétuel recours à la culture
occidentale. (…) Elle choisit, pour guide et institutrice, la nation qui lui paraît être l’héritière
véritable de la cité antique et la légataire du génie latin. Elle apprend le français ». Plus loin,
Deschamps précise : « Je crois à la mission universellement libératrice de la France moderne,
et j’ai foi dans les destinées du génie français ». Au même moment, un article du directeur du
Petit Parisien, rédigé lui-aussi à l’occasion de la venue de Jókai à l’Exposition (venu
« apporter le témoignage de la sympathie que son peuple n’a jamais cessé d’avoir pour le
nôtre »), souligne que, « quels que soient les rapprochements politiques, on aime la France en
Hongrie », citations d’historiens et de journalistes hongrois à l’appui. De manière très
significative, il conclut : « c’est pour cela que, sachant ces choses, les Français visiteront avec
un rare plaisir les diverses expositions de la Patrie hongroise » : c’est parce que la Hongrie est
francophile qu’elle mérite l’intérêt des Français.
On voit donc la dimension très narcissique de cette découverte de la Hongrie : il s’agit
en fait, aux yeux des Français, de la découverte d’une nouvelle « colonie spirituelle »
française oubliée sur les bords du Danube. Ce mythe de la Hongrie francophile connaîtra dans
les années suivantes une grande fortune, et revêtira une signification politique forte : on verra
que nombre d’observateurs pensent alors la Hongrie prête à un véritable renversement
d’alliances. Une fois ces espoirs déçus, la Hongrie ne pourra donc être situé que de l’autre
côté de la division fondamentale de l’Europe, et retournera dans « l’enfer » des peuples
germanophiles : cette instabilité qui caractérise les opinions françaises sur la Hongrie tient
largement à l’emploi de ces catégories plaquées sur une réalité étrangère.
35
36
Paris, Leroux, 1902, IV et 509 p
Eugène de Radisics, « l’exposition rétrospective de la Hongrie », La Gazette des beaux-arts, p 265-283.
16
La seconde de ces catégories est celle de la nation une et indivisible, vecteur de
progrès, devant lutter à la fois contre les tendances séparatistes intérieures et contre les visées
étrangères. A l’inverse de la catégorie précédente, il n’y a là nul besoin d’un travail de
conversion, de production d’un discours spécifiquement destiné aux Français. Le modèle
centralisateur fait partie intégrante de la culture politique hongroise de l’époque, et la
conception française de l’Etat constitue le fondement du consensus hongrois à l’égard des
nationalités. Le mythe de la nation une et indivisible s’accompagne d’un autre mythe français
de l’époque : l’action civilisatrice exercée par la nation la plus avancée. La Hongrie accomplit
auprès des Slovaques et des Roumains une mission analogue à celle des Français dans leurs
colonies.
Les membres des réseaux franco-hongrois s’attachent donc cette fois à faire
reconnaître aux Français la légitimité de l’application de ces catégories à la Hongrie. Ils
s’attachent à démontrer la supériorité intellectuelle magyare en Hongrie, et l’action
civilisatrice exercée auprès des minorités. C’est l’un des thèmes majeurs de la participation
hongroise, et en particulier de son exposition scolaire, qui a fait l’objet d’un soin tout
particulier. C’est aussi celui qui retient le plus l’attention des observateurs français, prompts à
s’enthousiasmer pour les progrès de l’instruction qui leur sont ainsi présentés.
Le chapitre se rapportant à la Hongrie du rapport officiel du jury international, rédigé
par G. Jost, et publié par ailleurs dans la Revue pédagogique, constitue à cet égard un
document particulièrement intéressant 37 . Il montre l’affinité pouvant exister entre le désir
hongrois de former un Etat national, unitaire, centralisé, et les tenants français d’une
République ainsi prise pour modèle. C’est l’interprétation de la situation hongroise à l’aune
du modèle laïque et républicain qui provoque chez Jost des jugements fort éloignés de la
traditionnelle défense des minorités : il loue le patriotisme des Hongrois, cette farouche
volonté de « n’être plus tributaire de l’étranger », de « se défendre contre l’envahissement des
Allemands à l’Ouest et contre les tendances particularistes des autres populations de la
Hongrie à l’est et au sud », mais regrette que « par un imprudent libéralisme absolu, la loi de
1868 abandonne aux Eglises, aux associations et aux particuliers un droit illimité de fonder
des écoles ayant tous les caractères et tous les droits des écoles véritablement publiques » : or
seule l’école publique peut lutter contre les tendances séparatistes, et c’est ce qu’a compris le
Parlement en décidant, en 1896, la création de 1000 nouvelles écoles publiques, « ouvertes
dans tous les comitats du royaume, mais de préférence dans les régions slaves et roumaines où
il s’agit de « magyariser » les générations nouvelles par l’école et par l’éducation, de
développer chez la jeunesse l’idée de la patrie commune et les sentiments d’attachement à la
Hongrie, et de fortifier ainsi le faisceau national.(…) Lorsque la Hongrie aura pu substituer
son école publique aux écoles particularistes, et que tous les enfants du pays passeront par les
mêmes écoles primaires avant de se disperser dans les écoles supérieures, elle aura réalisé
l’idéal de l’école commune, de la véritable école nationale » 38 .
Ainsi, Slovaques et Roumains sont en quelque sorte les Bretons et les Basques de la
Hongrie : le gouvernement hongrois ne peut trouver meilleure justification de sa politique des
nationalités.
Le renforcement des illusions hongroises
La participation hongroise marque constitue donc une importante victoire pour l’élite
hongroise qui parvient alors à faire adopter ses illusions politiques aux observateurs étrangers,
et en particulier français. Si ces succès revêtent autant d’importance aux yeux des Hongrois,
37
38
G. Jost, « expositions scolaires : Hongrie, Croatie et Slavonie », Revue pédagogique, 1901/1, p 272-298.
ibidem, p 289. Souligné par l’auteur.
17
c’est qu’ils renforcent en retour ces illusions en Hongrie même. Leur adoption par l’Occident
leur donne une force nouvelle.
C’est ce qui ressort clairement de la préface donné par Szterényi, secrétaire d’Etat
hongrois au commerce, au livre officiel célébrant le succès hongrois dans la capitale française
: pour lui, la Hongrie a enfin trouvé à Paris la reconnaissance, « reconnaissance de l’Etat
hongrois, dont la souveraineté [önállóság] n’a jamais été détruite, et reconnaissance de la
nation hongroise, dont le développement économique et politique, et la culture européenne
ont recueilli un succès éclatant. (…) La participation hongroise à l’Exposition universelle de
Paris a donc eu une signification politique et culturelle. (…) Les différentes sections
hongroises ont montré un Etat moderne, et le pavillon une nation unifiée et cultivée ».
Cette impression est confirmée par la lecture du Budapesti Hirlap, le grand quotidien
chauvin de Jenő Rákosi, dans les dernières semaines de l’Exposition. Celle-ci a donné au
chauvinisme hongrois une nouvelle vigueur, il lui a donné une consécration internationale. Le
6 août 1900, de Paris où il participe au congrès de la presse, Rákosi écrit : « ici, à Paris, j’ai
toujours senti la Hongrie comme un petit Etat minuscule. (…) Mais maintenant, je n’ai jamais
vu la Hongrie aussi forte, aussi grande, que pendant ces jours à Paris ». Le 13 août, évoquant
la « pluie d’or » [árányeső] tombée sur la Hongrie, le journal écrit : « l’exposition hongroise a
reçu des éloges dont n’importe quelle grande nation pourrait être fière. (…) C’est une victoire
nationale dont nous ne pouvons sous-estimer l’importance. (…) Cette victoire acquise par la
force nationale hongroise élève notre pays aux yeux du monde et à nos propres yeux ».
Rétrospectivement, cette victoire hongroise apparaît donc bien amère. Elle est d’abord
le triomphe des illusions nationales hongroise, les renforce, et rend d’autant plus difficile le
travail critique par rapport à ces illusions qui est engagé au même moment dans certains
cercles intellectuels hongrois, et notamment la revue progressiste Huszadik Század, qui
commence elle aussi à paraître en 1900.
1904-1909 : VIE ET MORT D’UNE ILLUSION FRANCAISE
Crise hongroise et magyarophilie française :
Trois ans seulement après le triomphe de la Hongrie libérale à Paris, la situation
politique évolue radicalement, et plonge la Hongrie, la Double Monarchie et même l’Europe
dans une crise profonde : l’opposition hongroise, après des mois d’obstruction parlementaire
pour bloquer la réforme militaire demandée par François-Joseph et exiger l’usage du hongrois
au sein de l’armée, se réunit en une Coalition, remporte les élections législatives et contraint
le Roi à nommer un gouvernement extra-parlementaire dirigé par le général Fejérváry.
A partir de la fin de 1903, donc, plus n’est besoin pour les « amis de la Hongrie » de
tenter d’attirer l’attention de la France sur le Royaume de Saint Etienne : pour le meilleur et
pour le pire, il tient désormais une place de choix dans les rubriques de politique étrangère des
quotidiens. Pour le pire, lorsque les observateurs pensent assister à la dislocation de l’Empire
des Habsbourg, catastrophe politique de grande ampleur, par la faute de l’aveuglement
hongrois ; pour le meilleur, lorsqu’ils croient voir dans la nouvelle orientation hongroise
l’amorce d’une réorientation de la politique de la Double Monarchie et d’une mort prochaine
de la Triple Alliance.
Avec la crise, les observateurs français se trouvent donc dans une situation dont on
pourrait trouver, hélas, beaucoup d’autres exemples, même récents : ils découvrent
18
brutalement l’importance géopolitique de la Hongrie, mais ne savent rien d’elle. Et le peu
qu’ils savent, ils ne l’ont appris que de voies très indirectes. C’est ici que réside la force
momentanée des réseaux franco-hongrois : dans la conjonction, chez les observateurs
français, de l’ignorance et de la nécessité de savoir. Plus que jamais, les membres des réseaux
franco-hongrois occupent alors une place d’intermédiaires obligés, et jouent un rôle
déterminant dans le succès des illusions qui vont alors prévaloir, en particulier chez les
Français.
Les débuts de la crise
Pourtant, la crise hongroise, à ses débuts, provoque un affaiblissement de l’influence
de ces réseaux et des jugements très durs à l’égard de la Hongrie de la part des observateurs
français, au point que c’est tout le travail de séduction entrepris depuis près de dix ans qui
semble remis en cause. Les Français observent en effet avec inquiétude l’agitation politique
provoquée par l’opposition hongroise à partir de 1903. En s’attaquant à l’armée austrohongroise, pilier de la Double Monarchie, puis en provoquant une crise de grande ampleur
entre le souverain et son royaume hongrois, elle fait courir à l’équilibre européen un danger
mortel. Il est difficile, rétrospectivement, de prendre la mesure de cette inquiétude, car cette
crise n’apparaît plus aujourd’hui que comme un épisode parmi d’autres des relations
houleuses qu’entretinrent les sujets hongrois de François-Joseph avec leur souverain. Mais à
l’époque, le risque d’une désintégration de la Double Monarchie semble bien réel. Ainsi, le 26
septembre 1905, Georges Wulff évoque ainsi dans Le Gaulois « la crise austro-hongroise [et ]
l’amère destinée d’un souverain » : « le prestige de François-Joseph est tel, dans toute la
Hongrie, qu’on veut espérer que la séparation – si elle se produit – ne fera pas couler une
goutte de sang » 39 .
Jusqu’à l’été 1905, la crise hongroise provoque une nette dégradation de l’image de la
Hongrie elle-même. Dans la grande presse comme dans les revues « autorisées », la
réprobation est générale. C’est ainsi que le Figaro, qui deviendra un défenseur acharné de la
Coalition hongroise, condamne pour l’instant « l’obstruction systématique et violente de
l’opposition », et vante « l’habileté et le courage déployés » par Tisza 40 . René Henry, revenu
de ses espérances de 1901, déplore que l’opposition « s’efforce d’ébranler l’édifice
habsbourgeois » 41 . La Revue politique et parlementaire adopte elle aussi une position
critique. En juin 1905, Acide Ebray y décrit « l’évolution fatale » de la nation hongroise dont
les revendications sont d’abord tournées contre les minorités : « Isolée au centre de l’Europe,
sentant autour d’elle et en elle la menace des nationalités hostiles, elle exalte son patriotisme,
son nationalisme. Elle voudrait faire de l’armée sa grande école de nationalisation ».
Susceptible d’ouvrir la voie au Drang nach Osten en déstabilisant l’Autriche-Hongrie,
exaspérant les nationalités par son chauvinisme outrancier, l’opposition hongroise est
doublement condamnée.
Cette crise vient également briser l’union sacrée de l’élite hongroise dans le combat
pour son image en Occident, et place les réseaux franco-hongrois en porte-à-faux. Défendre
l’un ou l’autre camp devant les Français, c’est prendre à témoin l’étranger dans une question
intérieure à la Hongrie. Mais garder le silence alors que la Hongrie est plus que jamais
attaquée, c’est laisser le champ libre à ses ennemis. Seul Raoul Chélard prend alors clairement
position, en soutenant fermement l’action de Tisza contre l’opposition.
39
Le Gaulois, 26 septembre 1905.
27 et 30 janvier 1905.
41
Le Correspondant, 25 mai 1905, article reproduit dans Des Monts de Bohème au Golfe persique, p 161.
40
19
Les succès français de la Coalition :
Dans son livre consacré à l’image de la Hongrie en Grande-Bretagne 42 , Géza
Jeszenszky met lui aussi en lumière le rôle ravageur des débuts de la crise hongroise, et en fait
le point de départ de « l’ébranlement du prestige » dont jouissait jusque là la Hongrie outreManche. Il nous semble pourtant que la chronologie française est sensiblement différente de
celle que propose Géza Jeszenszki pour la Grande-Bretagne : le début de ce qu’on pourrait
appeler « l’avant-Trianon » ne doit pas être situé en 1903-1904, mais plus tard, en octobre
1908 (date de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine) ou en 1910 (avec le retour au pouvoir du
parti de Tisza et l’échec de l’emprunt hongrois). Entre-temps, la Coalition hongroise, dans
l’opposition puis au pouvoir, a su acquérir de nombreux soutiens parmi les observateurs
français, en regroupant autour d’elle l’ensemble des réseaux franco-hongrois.
Il convient d’abord de souligner que l’année 1905 vient modifier profondément la
nature de la crise hongroise. A la fin de 1904, les méthodes de gouvernement de Kálmán
Tisza provoquent le regroupement de tous ses adversaires en une « Coalition » qui va bien audelà du Parti de l’Indépendance. En janvier 1905, elle remporte haut la main les élections
provoquées par la dissolution du Parlement par Tisza. Elle n’est donc plus une minorité
obstructionniste, mais une majorité opposée au gouvernement extra-parlementaire du Général
Fejérváry, nommé en mai 1905. Cette nouvelle majorité cherche désormais à internationaliser
la crise hongroise et, forte de sa légitimité électorale, se tourne vers l’Occident et la France.
Pour ce faire, elle peut à nouveau s’appuyer sur des réseaux franco-hongrois qui font
désormais bloc contre Vienne et le gouvernement imposé à la Hongrie contre sa volonté. Le
consensus national, mis à mal pendant les premières années de la crise, se reconstitue au
bénéfice de la Coalition. Ce basculement des réseaux franco-hongrois s’ébauche au début de
1905. De février à avril paraissent six numéros de La Hongrie, revue bi-mensuelle publiée à
Paris par Lajos Varjassy et C. Ménage. Reprenant les revendications les plus radicales du
Parti de 48, et notamment celle d’une indépendance totale pour la Hongrie, elle n’a pas
rencontré de réel écho parmi les Français, mais semble avoir bénéficié d’un soutien réel des
Hongrois de Paris, qui jusqu’alors se tenaient à l’écart de ces positions jugées dangereuses et
extrémistes. La Société de secours mutuel des Hongrois de Paris y insère des publicités.
Sándor Bertha, Ignácz Kont et Aládar Navay y publient des articles : s’ils n’abordent que des
thèmes politiquement neutres, ils n’en accordent pas moins leur signature à un organe qui
s’oppose ouvertement au gouvernement hongrois en place.
En juillet 1905, Raoul Chélard change radicalement d’attitude. Il publie une brochure
mettant violemment en cause le parti libéral, et demandant à l’opinion française de soutenir la
Coalition hongroise, dont la cause s’identifie désormais à celle de la Hongrie. C’est autour de
cette ligne que se retrouvent désormais l’ensemble des militants de la Hongrie à Paris. Ces
réseaux franco-hongrois, à nouveau unis et combatifs, vont bientôt rencontrer un terrain
exceptionnellement favorable chez les observateurs français : à la défiance des débuts de la
crise succède en effet un réel engouement pour la Coalition, à tel point qu’on peut parler
d’une véritable vague de magyarophilie.
Ce brusque retournement doit beaucoup à l’évolution de la situation politique, tant en
Autriche-Hongrie que sur le plan international. Les développements de la crise qui
42
Géza Jeszenszky, Az elveszett presztizs [le prestige perdu : l’évolution du jugement britannique sur la
Hongrie], Budapest, Magvetö Könyvkiadó, 1986, 369p.
20
interviennent à l’été et à l’automne 1905 se prêtent en effet aux interprétations les plus
optimistes pour les intérêts de la France. L’arrivée de la Coalition au pouvoir à Budapest
pourrait non pas déstabiliser l’équilibre européen, mais au contraire aider à l’instauration d’un
nouvel équilibre, moins favorable à l’influence allemande. Il est exact qu’à Budapest,
l’hostilité envers Vienne commence à se doubler d’un ressentiment envers Berlin : on accuse
Guillaume II de pousser François-Joseph à l’intransigeance, en vue de sauvegarder l’outil
militaire austro-hongrois. Comme dans les premières années du siècle, lors des campagnes de
Gábor Ugron, les Français observent cette mise en accusation de la Triple Alliance avec la
plus grande attention.
Si ce mouvement d’humeur des Hongrois semble promettre un bouleversement
politique, c’est qu’il se double d’une esquisse de rapprochement avec les Slaves de la
Monarchie. En octobre 1905 intervient un événement considéré comme décisif : par la
déclaration de Fiume, une partie des députés croates apporte son soutien à la Coalition
hongroise dans sa lutte contre Vienne. Il était tentant d’y voir enfin la réalisation du vieux
rêve de Madame Adam, André Chéradame, René Henry et beaucoup d’autres : un
rapprochement des Magyars et des Slaves contre l’orientation allemande de la Monarchie, et
pourquoi pas cette « alliance austro-hongaro-russo-française » imaginée par Gyula Rimler.
Les Français sont d’autant plus enclins à prendre leurs rêves pour la réalité que
l’évolution de la situation internationale est alors préoccupante. L’alliance russe, pilier de la
diplomatie française depuis les années 1890, a perdu une grande partie de sa crédibilité avec
les victoires japonaises en Extrême-Orient. L’agitation révolutionnaire ne fait qu’aggraver
cette crise de confiance. Pendant ce temps, la France est en difficulté face à l’Allemagne dans
l’affaire du Maroc.
Il semble que ce soit d’abord au Quai d’Orsay, dès l’été 1905, que l’on ait songé à
utiliser la paralysie de la Double Monarchie, qui affaiblissait indubitablement la Triple
Alliance. C’est dans ce contexte qu’il convient d’analyser les révélations faites par Raoul
Chélard dans ses Mémoires d’un nègre du Quai d’Orsay 43 , parus en 1937. Il y affirme que
« dans les premiers jours de juin 1905, M. Delcassé, à la veille de quitter le ministère, me fit
sonder par M. Robert de Billy (…) pour savoir s’il m’était possible de coordonner le
mécontentisme magyar avec le nôtre. (…) Je répondis par l’affirmative. Je savais en effet que
le parti Kossuth avait jadis fait tâter le terrain en ce sens, mais que Paris n’avait pas réagi à
cause de la question des "nationalités" ». On sait qu’à l’époque, Raoul Chélard travaille
effectivement au Quai d’Orsay, au service de presse, où il traduit les journaux hongrois. Or, si
Chélard dispose souvent de très bonnes informations, et est effectivement très introduit dans
les milieux politiques hongrois, il est aussi un habitué de la manipulation des informations, et
celle-ci apparaît pour l’instant impossible à recouper.
Une des affirmations de Chélard peut pourtant être confirmée : « le résultat de mes
conversations à Budapest fut que nous nous entendîmes sur une campagne de presse
commune ». Effectivement, dès le mois de juillet 1905, la cause de la Coalition trouve
soudain des avocats au sein de la presse française. C’est d’abord le cas de Chélard lui-même :
pendant l’été, il publie une brochure intitulée La crise hongroise et l’opinion 44 , reproduite
dans numéro 44 de La France à l’étranger, daté de « fin juillet ». Prenant le contre-pied des
thèses qu’il défendait encore en novembre, il y dénonce violemment les méthodes de Tisza, se
veut rassurant sur les intentions de la Coalition (« La Hongrie n’a nulle intention de se séparer
de l’Autriche »), et considère les revendications magyares parfaitement justifiées. Surtout,
dans son numéro du 8 juillet, la Revue bleue publie une interview de Ferenc Kossuth, le leader
du Parti de l’Indépendance, qui explique à sa manière la crise hongroise : « bien certainement
43
44
Paris, 43 p, édité à compte d’auteur.
Paris, Editions de La France à l’étranger, 28p.
21
la France n’aurait jamais toléré que sa glorieuse armée soit commandée en allemand. Tout
Français doit trouver naturel que la patience des Hongrois vient à bout sur ce sujet » 45 . Parmi
les grands organes de presse, Le Figaro, sous l’impulsion d’Eugène Lautier, commence lui
aussi à prendre le parti de la Coalition. Ainsi, même si elle demande confirmation, on peut
considérer comme crédible l’idée que le Quai d’Orsay, à partir de juin 1905, se soit intéressé
de très près à la crise hongroise, et ait pensé pouvoir tirer des bénéfices politiques de l’action
de la Coalition. On en aura une confirmation a posteriori lorsque les diplomates français, une
fois la Coalition parvenue au pouvoir, tenteront d’obtenir d’elle des avantages politiques.
L’évolution des jugements de certains des principaux spécialistes des affaires austrohongroises est particulièrement significative. La conversion la plus spectaculaire est celle de
Charles Loiseau. Dans Le Balkan slave et la crise autrichienne (1898), puis dans L’équilibre
adriatique (1901), il défend la thèse d’une Autriche-Hongrie comme avant-garde de
l’Allemagne dans les Balkans, et prône l’alliance de la France, de l’Italie et des Slaves du sud
réunis en un « Etat yougoslave servant de rebord aux couches allemandes et magyares »46 .
Avec une grande constance, Loiseau voit donc dans les Magyars les auxiliaires de
l’impérialisme germanique, et rejette, en 1901, l’idée d’un retournement hongrois défendue
par André Chéradame dans L’Europe et la question d’Autriche 47 . Or, le manifeste de Fiume
fait brusquement de lui un défenseur de la Coalition hongroise. Le 15 décembre 1905, il
publie dans la Revue de Paris un important article intitulé « Hongrois et Croates ». Il se fait
l’écho enthousiaste de cette « contagion de concorde » qui a gagné la Hongrie et la Croatie, et
fait l’éloge des « Hongrois de bon sens et de large culture, qui ont fini par former le noyau de
la Coalition ». Il souligne le rôle qu’« une Hongrie vraiment constitutionnelle » pourrait jouer
dans la région, notamment dans les Balkans, en « libérant les petits Etats balkaniques des
influences contradictoires qui ne cessent d’y jouer, (…), en exerçant sur eux la simple et
décisive attraction d’un pays respectueux du droit des nationalités. (…) Il n’y a rien de tout
cela qui ne se concilie avec l’intérêt français ». Même si l’enthousiasme de Loiseau sera de
courte durée, il n’en montre pas moins l’étendue des espoirs placés dans la Coalition par des
observateurs jusqu’alors très éloignés de la magyarophilie.
C’est aussi à l’automne 1905 que René Henry retrouve ses accents magyarophiles de
1900. Le 16 octobre 1905, quelques jours après la déclaration de Fiume, il évoque la
possibilité d’un changement décisif de la politique hongroise : « une fois que les Magyars
auraient rompu l’alliance avec les Allemands et auraient lié partie avec les Slaves d’Autriche,
ils changeraient par la force des choses d’attitude à l’égard de leurs sujets slaves ». Il envisage
même une reconstitution de l’alliance entre les « trois forces qui firent la grandeur des
Jagellons », les Tchèques, les Magyars et les Polonais. Mais c’est le voyage en Hongrie qu’il
effectue à partir de décembre, comme envoyé spécial du Temps, qui le convainc d’apporter un
soutien prudent mais réel à la Coalition : « Gardons-nous de nous montrer hostiles à des
hommes qui demain – peut-être – feront une Hongrie nouvelle et amie ou tout au moins
neutre ». Ainsi, parmi les entretiens qu’il envoie au Temps pendant son séjour, publiés du 20
décembre 1905 au 7 janvier 1906, deux émanent de personnalités hostiles à la Coalition
(Fejérváry et son ministre Kristóffy), alors que les six autres lui sont favorables. Ces six
entretiens dressent de la politique de la Coalition une image propre à séduire les observateurs
français : Jenő Rákosi met en avant l’hostilité grandissante du pays envers la Triple Alliance ;
Géza Polonyi insiste sur la volonté d’entente avec les Slaves, et en particulier le
rapprochement magyaro-tchèque ; le baron Bánffy y ajoute une précision décisive : « c’est
45
François de Kossuth, « La crise hongroise », La Revue bleue, 1905/2, p 33-35.
Charles Loiseau, L’équilibre adriatique, Paris, Perrin, 1901, XVI et 267p, p 232.
47
Ibidem, p 221-231.
46
22
évidemment de votre intérêt que nous ne bouleversions pas l’Autriche-Hongrie ; mais nous ne
voulons pas la bouleverser. Dites-le bien. Telle est la vérité. Il est de notre intérêt qu’on le
sache ».
Au-delà du cercle restreint des spécialistes, l’enthousiasme magyarophile gagne une
partie de la grande presse. C’est le cas du Figaro, où Eugène Lautier mène désormais une
vigoureuse campagne en faveur de la nouvelle politique hongroise. Il voit lui aussi la main de
Berlin dans l’entêtement de François-Joseph : « on a fini par se rendre compte (…) qu’il y
avait dans tout ceci l’inspiration de Berlin » 48 . Ennemie de nos ennemis, la cause de la
Coalition apparaît bonne à défendre. Et ce d’autant plus qu’elle semble tourner le dos à la
politique des nationalités du Parti Libéral, et amorcer un mouvement de réconciliation avec
les Slaves. Dès le 25 septembre, il exhorte les Slaves de Hongrie à ne pas se laisser manipuler,
et à se souvenir que « rien de bon ne peut sortir de Vienne, garnison allemande, avant-poste
de Berlin » 49 . En effet, comme il l’écrit en décembre, « qui sait si les Hongrois et les Slaves
ne finiront pas par s’entendre contre Vienne ? » 50 .
Un deuxième organe important se joint à cette campagne en décembre 1905 : L’Echo
de Paris. Il le fait d’ailleurs sous l’influence directe de Chélard, qui y publie le 26 décembre
l’article inaugurant le changement d’attitude du journal, qu’il conclut ainsi : « prêtons donc
quelque attention aux appels que les Kossuth, les Apponyi, les Andrassy et d’autres adressent
de temps en temps à la presse française ; avec eux, c’est le parti anti-allemand qui a toujours
cherché l’amitié française, par-dessus la tête de Vienne, c’est lui qui sera bientôt au pouvoir ».
Le journal, et en particulier son directeur, André Mévil, ne cessera de s’intéresser de près à la
situation hongroise, en adoptant sans aucune distance critique le point de vue des réseaux
franco-hongrois.
Ainsi, le courant d’opinion favorable à la Coalition, qui commence à s’organiser à
l’été 1905, reçoit une impulsion décisive à la fin de l’année. Au printemps 1906, il est même
assez important pour provoquer une certaine inquiétude dans le camp autrichien. En témoigne
l’entretien donné par le Général Fejérváry au Petit Parisien, au début de mars 1906 51 . Il s’y
dit « réellement surpris, et même un peu stupéfait » du succès des thèses de la Coalition. « On
ne peut qu’être surpris de voir que quelques journaux français ajoutent foi – une foi presque
ingénue, passez mois le mot – à ces promesses abondantes de l’opposition hongroise, suivant
lesquelles il suffirait qu’un cabinet Andrássy vienne au pouvoir, en Hongrie, pour que soit
immédiatement et inévitablement rompue la Triple Alliance. (…) Que l’opinion française
reste l’amie de l’opinion hongroise si cela lui fait plaisir, mais qu’elle n’en devienne pas la
dupe ! ». Même s’il parle d’une « innocent flirt diplomatique [qui] ne nous inspire aucune
inquiétude », le fait que le Président du Conseil hongrois ait considéré cette mise au point
comme nécessaire montre que les succès enregistrés en France par la Coalition sont réels et
sont suivis avec attention par ses adversaires.
La fabrique des illusions
En étudiant la presse française et les écrits des spécialistes de politique étrangère
pendant la période de la crise hongroise, en particulier à partir de l’été 1905, on est donc
conduit à remettre en cause certaines idées établies sur l’évolution de l’image de la Hongrie
en France. En premier lieu, on est loin d’une dégradation continue de cette image. Si les
48
Eugène Lautier, « La situation en Hongrie », Le Figaro, 28 février 1906.
Eugène Lautier, « La Hongrie et les nationalités », Le Figaro, 25 septembre 1905.
50
Eugène Lautier, « En Hongrie », Le Figaro, 28 décembre 1905.
51
Article repris dans la Revue d’Orient, 10 mars 1906.
49
23
débuts de la crise ont souvent provoqué des jugements très sévères contre une Hongrie qui
semblait menacer l’unité de la Double Monarchie, la Coalition a reçu un soutien appuyé de la
part d’un certain nombre d’observateurs influents. Elle a pu être alors considérée comme un
facteur de renouveau de l’Empire et de rééquilibrage de sa politique extérieure. En second
lieu, la crise a été le moment d’une conjonction entre slavophilie et magyarophilie qui, loin de
s’opposer, sont alors allées de pair. Le Compromis de Fiume a joué un rôle décisif dans ce
mouvement. Les observateurs français n’ont pas alors demandé mieux que de prendre leur
rêve pour la réalité : l’union des magyars et des slaves contre l’orientation allemande la
monarchie. Enfin, cette période a montré la force du mythe d’une Hongrie francophile.
Cantonnée jusqu’ici sur les plans intellectuels et culturels, cette idée a rapidement été
transposée sur le plan politique dès que les circonstances s’y sont prêtées. Il s’agit ici d’un
héritage direct des années précédentes.
En 1927, dans sa préface au livre de Charles Lortsch sur La Hongrie économique et les
intérêts français, Georges Blondel, évoquant les relations franco-hongroises devenues
difficiles, écrit : « les Hongrois ont été déçus dans leurs espérances. N’avons-nous pas été
nous-mêmes quelque peu déçus dans les nôtres ? ». Il y a là un point décisif : la défiance
française à l’égard de la Hongrie n’est pas le résultat d’un éloignement progressif, elle est le
fruit d’une déception par rapport à une attente, aux « espérances » évoquées par Blondel. Si
ces années 1905-1906 sont importantes, c’est qu’elles sont précisément celles pendant
lesquelles naissent ces espérances illusoires.
Les réseaux franco-hongrois et le gouvernement de la Coalition :
Le renforcement des réseaux franco-hongrois :
Arrivée au pouvoir, la Coalition n’abandonne pas son effort de séduction auprès des
observateurs français, au contraire. La coopération intergouvernementale peut relayer les
contacts officieux et crédibiliser l’action des réseaux franco-hongrois. C’est ainsi qu’est créée
une chaire de langue et littérature hongroise à la Sorbonne, financée par le gouvernement
hongrois, et confiée à Ignácz Kont, qui tenait jusqu’ici un simple cours libre. Kont, professeur
en Sorbonne, acquiert donc une légitimité universitaire très forte, et reste un spécialiste des
affaires hongroises très écouté. Ainsi, dans l’édition mensuelle du Larousse illustré, il rédige
une grande partie des notices concernant la Hongrie. Dans le domaine politique, il continue
d’être la voix de son gouvernement : dans le débat autour du problème du suffrage universel,
il prend position en faveur du projet présenté par le ministre de l’intérieur Andrássy.
Dans les premières années du gouvernement de la Coalition, Raoul Chélard reste lui
aussi très actif, et continue d’orienter directement la ligne de L’Echo de Paris. Celui-ci publie
régulièrement des extraits de journaux quarante-huitards traduits dans La France à l’étranger.
En octobre 1906, André Mévil, rédacteur du journal, salue la démission de Goluchowski
comme une victoire remportée par les Hongrois, et se réjouit que « grâce à nos excellentes
correspondances de Budapest, les lecteurs de L’Echo de Paris ont pu suivre cette campagne,
menée par les journaux du parti de l’indépendance » 52 .
En outre, l’arrivée au pouvoir de la Coalition, en avril 1906, coïncide avec la
nomination d’un nouveau consul de France à Budapest, le vicomte de Fontenay, qui devient
52
André Mévil, « la démission de M. Goluchowski », L’Echo de Paris, 23 octobre 1906.
24
une figure essentielle au sein des réseaux franco-hongrois. Il est très apprécié des milieux
officiels hongrois, et pour cause : il adopte sans aucune distance critique l’ensemble de leurs
illusions nationales. Mais il sait également tisser un solide réseau de relations en France, et
organiser une intense publicité autour de l’action culturelle qu’il mène à Budapest.
Les succès des réseaux franco-hongrois
Forts des nouvelles positions qu’ils ont acquises, les réseaux franco-hongrois
continuent de jouer le rôle d’intermédiaires obligés vers la Hongrie. Cette situation leur
permet d’opérer de véritables manipulations d’informations pour servir la cause du
rapprochement franco-hongrois. On en trouve un excellent exemple dans leur usage d’un
article publié en novembre 1906 par Jenő Rákosi dans le Budapesti Hirlap, et proposant
d’encourager l’usage du français au détriment de l’allemand. D’une signification limitée sous
la plume d’un auteur plus chauvin que réellement francophile, les réseaux franco-hongrois en
feront un très large usage.
C’est d’abord le consul de Fontenay qui s’en fait largement l’écho dans sa
correspondance diplomatique. Déjà, le 15 septembre 1906, le consul faisait mention du
caractère nettement francophile de la préface donnée par Rákosi à une brochure publiée en
français et consacrée au Compromis de 1867. Le texte lui-même ne justifiait pourtant en rien
l’enthousiasme du vicomte de Fontenay. Le 24 novembre 1906, il écrit à nouveau à Pichon
pour lui signaler l’article paru dans le Budapesti Hirlap, souhaitant le développement de la
culture française en Hongrie, et souligne que « les sentiments dont M. Rákosi vient de se faire
l’interprète » reflètent celui du pays tout entier, et sont pleins de promesse pour le
développement de l’influence française en Hongrie, pour peu que la France soutienne plus
activement la Coalition 53 .
Mais si le consul fait un usage de cet article interne à son administration, Raoul
Chélard s’en empare également et parvient à en faire un véritable « coup journalistique » en
novembre 1906. Il le traduit et le présente comme un événement majeur. L’article est publié
dans L’Echo de Paris, et Henry Simon, directeur du journal, envoie un télégramme de
félicitations à Rákosi. Celui-ci répond par une lettre, publiée en une du journal le 23
novembre 1906 sous un titre spectaculaire : « la Hongrie repousse la langue allemande et veut
la remplacer par la langue française ». Elle est précédée d’un texte de la rédaction expliquant
« qu’elle a pour auteur un homme dans une situation des plus en vue et dont l’opinion pèse
d’un poids considérable en Hongrie. Elle prouve la concordance des intérêts français et
allemands ». Dans sa lettre elle-même, Rákosi donne au lecteur français une sorte de mode
d’emploi pour comprendre la situation politique de son pays : « dans l’Orient de l’Europe, un
immense combat se livre depuis des siècles, qui a pour but de gagner à l’influence
germanique toutes sortes de peuples. Depuis quatre siècles, la Hongrie résiste victorieusement
à cette expansion. (…) La bataille dure toujours, et tout ce que vous apprenez sur les affaires
de la Hongrie depuis quelques années n’est que l’écho réitéré de cette lutte ».
Mais les succès des réseaux franco-hongrois vont bien au-delà de ce type de
manipulations. Ces années sont en effet celles de la poursuite du mouvement de « découverte
de la Hongrie », à la fois sur les plans économique, culturel et politique. Sous ces différents
aspects, la Hongrie apparaît désormais comme une entité à part entière, appelée à jouer un
rôle de plus en plus important en Europe. C’est ce qu’exprime René Henry, lorsqu’il écrit
53
Archives du Quai d’Orsay (AAE), NS, Autriche-Hongrie, volume 27.
25
dans sa préface au livre de Joseph Mailáth sur La Hongrie rurale, sociale et politique 54 , de
1909 : « dans le champ de notre vision, la Hongrie surgit à côté de l’Autriche » 55 .
On en trouve une confirmation dans les archives du Ministère des Affaires étrangères.
Le 11 novembre 1909, le directeur de l’enseignement supérieur, Emile Bayet, écrit au Quai
d’Orsay pour transmettre la proposition du directeur de l’Ecole des langues orientales
vivantes de créer un cours de hongrois. « Indépendamment de l’intérêt scientifique que
présenterait à ses yeux la réalisation de ce projet, M. Paul Boyer estime que, en raison de
l’importance politique et économique prise par la Hongrie en ces dernières années, et de la
haute faveur accordée par le gouvernement hongrois aux œuvres d’initiative françaises à
Budapest, l’ouverture d’un cours de langue hongroise à l’Ecole des langues orientales
vivantes serait assurée de rencontrer d’unanimes sympathies tant dans notre pays que dans la
Hongrie même ». Le projet est approuvé, et le cours, ouvert à la rentrée de 1909, confié à
Kont. Or, Kont avait fait la même proposition dès 1899, qui n’avait alors pas été considéré
comme prioritaire 56 . En 1909, les choses ont changé, et les termes ici employés montrent
qu’en dix ans, c’est une véritable découverte de la Hongrie qui s’est opérée dans les élites
françaises.
Les limites de l’action des réseaux franco-hongrois
Autant la situation de la Coalition hongroise pendant la crise, majoritaire et pourtant
éloignée du pouvoir, était favorable aux promesses et aux illusions, autant son arrivée au
gouvernement en avril 1906 va modifier la situation. Les réseaux franco-hongrois vont se
trouver peu à peu incapables de masquer l’écart séparant les projets du temps de crise de la
réalité de la politique du gouvernement Wekerle. D’offensive, leur action devient
essentiellement défensive.
La première difficulté surgit dès le mois de juin 1906, lors de la visite de Guillaume II
à Vienne. Comme l’écrit alors Reverseaux, l’ambassadeur de France à Vienne à son ministre
Léon Bourgeois, elle entraîne « un brusque revirement de la presse hongroise en faveur de
l’Allemagne » 57 . Comme l’écrit Le Temps le 8 juin, « oublieux des articles haineux qui ont
paru récemment contre l’Allemagne et son souverain, la plupart des journaux saluent l’arrivée
de Guillaume II à Vienne dans les termes les plus flatteurs ». Les « amis français de la
Hongrie » vont s’employer à minimiser ce retournement hongrois qui contredit directement le
mythe d’une Hongrie germanophobe et francophile. Il est d’ailleurs symptomatique que cette
information parvienne au Quai d’Orsay par l’intermédiaire du poste de Vienne et non de
Budapest : le consul De Fontenay la passe sous silence et insiste au contraire sur les
déclarations d’hostilité à la Triple Alliance faites devant les Délégations qui se tiennent au
même moment. Raoul Chélard, dans La France à l’étranger, oppose aux citations du Temps
de longs passages germanophobes tirés d’articles du Budapesti Hirlap et du Magyarország.
Le 6 juin, L’écho de Paris publie un article inspiré par Chélard sur « l’attitude des
Hongrois », qui décrit une « visite de Guillaume II réduite aux proportions d’une toute petite
visite d’amitié personnelle », précisément à cause de l’inimitié d’une Hongrie qui,
« dorénavant, ne connaîtra en politique extérieure que ses intérêts ».
Mais les faits sont ici trop visiblement contraires aux interprétations de Chélard, et
commencent à entamer la confiance mise par certains observateurs dans ce qu’ils
54
Paris, Alcan, 1909, VIII et 356p.
p II.
56
Cf. AAE, NS, autorisations civiles, austro-hongrois en France, 1896-1914, 76.
57
Dépêche n°87, 26 juin 1906, in Les origines de la guerre de 14, document n°121.
55
26
considéraient comme une nouvelle Hongrie. C’est ainsi qu’Eugène Lautier, dans Le Figaro,
évoque avec amertume ce « renouveau de la Triplice » si inattendu 58 . Il évoque désormais au
passé « l’époque où les Hongrois gardaient rancune à Guillaume II, à cause de la résistance de
François-Joseph à leurs revendications nationales. (…) Maintenant, tout l’empire austrohongrois a pour Guillaume les yeux et le cœur du comte Goluchowski ». Cette visite lui en
rappelle une autre, celle que ce même Guillaume II avait faite à Budapest en 1897, et où il
avait été accueilli de manière triomphale. « Les journaux hongrois ont retrouvé, dans leurs
collections, les articles d’il y a dix ans ». A peine deux mois après l’arrivée de la Coalition au
pouvoir, Eugène Lautier semble déjà revenu de ses emportements magyarophiles.
A côté de l’espoir d’un revirement anti-allemand de la Hongrie, les observateurs
français ont beaucoup compté sur une modification de la politique hongroise à l’égard des
nationalités. On a vu que le Compromis de Fiume entre Magyars et Croates avait joué un rôle
décisif dans le ralliement de certains slavophiles, comme Charles Loiseau, à la Coalition.
Dans ce domaine également, les illusions françaises ne tardent pas à se dissiper, malgré les
efforts des réseaux franco-hongrois pour masquer la continuité, et même l’aggravation de la
politique hongroise en la matière.
Plus encore que le massacre des paysans slovaques ou l’adoption de la Lex Apponyi
en 1907, il semble que ce soit encore une fois le problème croato-magyar qui intéresse en
premier lieu les observateurs français. Très vite, il apparaît que l’« esprit de Fiume », cette
« contagion de concorde » dont avait parlé Loiseau, ne fut qu’un épisode sans lendemain,
voire une simple manœuvre. Dès l’été 1906, les incidents avec les Croates se multiplient,
notamment sur le problème de la langue à employer dans les chemins de fer croates. Au début
de 1907, les députés croates en viennent à pratiquer l’obstruction au parlement de Budapest.
Le Temps prend alors fait et cause pour les Croates, et avertit les Hongrois, dans plusieurs
articles très durs, des conséquences graves que pourrait avoir leur politique 59 .
Ici encore, les réseaux franco-hongrois sont sur la défensive : il leur faut justifier une
politique qu’ils condamnaient quelques mois plus tôt lorsqu’elle était pratiquée par Tisza. Le
consul De Fontenay, dès janvier 1907, approuve, dans ses rapports, cette politique de
magyarisation comme constituant « la véritable politique, seule capable de servir utilement les
magyars dans leurs démêlés avec la germanisation »60 . Raoul Chélard, lui, tente dans un
premier temps de mettre les « troubles de Fiume », à l’automne 1906, sur le compte d’une
« nouvelle explosion des intrigues austro-germaniques », et condamne « la vieille recette
politique viennoise divide ut imperes appliquée pour semer la haine et entraver les unions qui
allaient se faire ». Mais il réaffirme que les « Hongrois sont parfaitement résolus à ne plus
tomber dans les anciens errements ». Les informations fournies par Chélard à L’Echo de Paris
tentent d’accréditer cette idée. Le 10 octobre 1906, sous le titre « mesure significative », le
journal informe ses lecteurs que « le gouvernement hongrois vient de décider qu’à l’avenir, en
Croatie, les employés des ports et des chemins de fer seraient obligés de transmettre les textes
des ordonnances et travaux techniques aux autorités croates uniquement en langue croate », et
non plus en hongrois.
Mais bientôt, Chélard se voit forcé d’admettre la faillite de tout rapprochement
magyaro-croate, et en attribue l’entière responsabilité à la Croatie : « on est habitué déjà à ce
que toutes les fois que la Hongrie est dans l’embarras du fait de sa lutte avec l’Autriche, la
Croatie vienne à la rescousse se faisant l’exécutrice des basses œuvres de ce gouvernement
58
Eugène Lautier, « le renouveau de la Triplice », Le Figaro, 8 juin 1906.
Notamment le 14 juillet 1907.
60
Dépêche n°7 du 23 janvier 1907, « discours d’Apponyi sur les nationalités » (AAE, politique intérieure,
Hongrie, V, 1906-1907)
59
27
occulte de Vienne qui sait fouetter les passions nationalistes pour s’en servir » 61 . Il abandonne
toute prudence verbale, et déchaîne sa verve pour ridiculiser les prétentions des nationalités :
« tous les petits peuples, au lieu d’apprendre à lire et à écrire, se laissent narrer ses prouesses
nationales d’il y a des siècles, s’enflamment, aspirent à la reconstitution de splendeurs
héroïques et préhistoriques et rêvent la fondation de quelque nouveau royaume du roi Pétaud,
intervenant dans les destinées de l’Europe » 62 . Mais ni la verve ni la mauvaise foi ne
parviennent à masquer la réalité de la politique hongroise. Et Chélard avait bien raison
d’écrire, en juillet 1906 : « toute la force des Magyars est dans leur paix avec les nationalités,
toute leur faiblesse est dans la discorde entre ceux-ci et eux ».
Des personnalités hongroises elles-mêmes essaient d’user de leur crédit auprès des
observateurs français pour défendre le point de vue hongrois. C’est ainsi que Joseph Mailáth
publie un article sur « Hongrie et Croatie » dans Questions diplomatiques et coloniales, en
novembre 1907. Mais la rédaction prend soin de prendre, avec respect, ses distances :
présentant l’auteur comme « membre de la Chambre des Magnats, économiste et homme
politique bien connu », elle ajoute : « nos lecteurs y trouveront la thèse hongroise exposée
avec franchise par un patriote magyar ». Mais cette thèse, essentiellement celle d’un complot,
ne peut plus réellement convaincre l’opinion française : « à l’étranger, on s’intéresse depuis
quelques temps aux choses de Hongrie, mais on les connaît mal. (…) Nos ennemis (et il y en
a un grand nombre sur notre territoire comme en Autriche) ont systématiquement induit
l’opinion européenne en erreur ». Sûr de son bon droit, Mailáth abandonne toute prudence
dans la présentation de la politique hongroise : « la Hongrie ne peut pas souffrir que ses
adversaires croates continuent à les braver, du moment où ces Croates veulent détruire une
unité d’Etat fondée sur l’histoire et sur la loi et du moment où la Hongrie est assez forte pour
résister et imposer le silence » 63 .
C’est à l’automne 1908, avec l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, que le décalage
entre les illusions que continuent de vouloir entretenir les réseaux franco-hongrois et les
réalités politiques, est le plus patent. Quelques mois plus tôt, le consul De Fontenay écrivait
encore à son ministre : « dans un conflit européen éventuel qui viendrait à surgir, l’AutricheHongrie peut-être appelée à jouer un rôle. Or la France n’a rien à attendre de l’Autriche
proprement dite, elle doit en être convaincue : c’est la Hongrie qui pourra peser de toute son
autorité en faveur de la France dans l’attitude que prendra la diplomatie commune » 64 . Un peu
plus de trois mois plus tard, le 5 octobre 1908, la Double Monarchie provoquait une crise
européenne majeure en proclamant l’annexion de la Bosnie-Herzégovine. Aucune voix
discordante ne s’est alors faite entendre au sein du gouvernement hongrois, et le soutien à
cette décision a été unanime : il était difficile d’imaginer un démenti plus cinglant aux
illusions du consul.
Même si la France a alors conservé une politique modérée à l’égard de l’AutricheHongrie, à l’image de l’action qu’avait exercée cette dernière lors de la conférence
d’Algésiras, les observateurs français n’en ont pas moins été déçus par l’attitude hongroise.
Deux ans plus tard, justifiant dans la Revue politique et parlementaire le refus français de
l’emprunt hongrois, Raymond Recouly revient sur la politique austro-hongroise « qui, il y a
deux ans, a mis en péril la paix de l’Europe et a conduit à deux doigts de la guerre. En ces
heures critiques, et durant les mois qui précédèrent, les hommes dirigeants de Budapest
61
« La question croate », La France à l’étranger, p 4-6.
Civis Hungaricus, « le poète Bjoernstjern Bjoernson et la question des nationalités », La France à l’étranger,
18 octobre 1907.
63
Joseph Mailáth, « Hongrie et Croatie », Questions diplomatiques et coloniales, 1er novembre 1907, p 565-575.
64
Dépêche n°165, AAE, NS, Autriche-Hongrie, volume 9.
62
28
marquèrent-ils d’aucune manière qu’ils ne s’associaient pas à la politique du comte
d’Aerenthal ? » 65 .
Les premières divisions hongroises
Une des conditions de la réussite de l’action des réseaux franco-hongrois depuis le
milieu des années 1890 tenait à leur unité de vue. Les années de crise n’avaient pas réellement
entamé cette unité : dès la fin de 1905, c’est l’ensemble de ces réseaux qui a basculé dans le
camp de la Coalition. Pourtant, cette crise porte en elle les germes de la division, et celle-ci se
fait sentir dès les premières années du nouveau gouvernement.
C’est en effet avec la crise que le camp progressiste s’affirme comme un troisième
pôle de la politique hongroise. Autour de la question du suffrage universel se cristallise une
nouvelle ligne de fracture politique, entre socialistes et radicaux, appuyant la proposition de
Kristóffy avec de grandes manifestations, et la Coalition, qui la rejette de toutes ses forces.
Dès lors, si cette dernière a fait de l’Occident le témoin de son affrontement avec la
Couronne, pourquoi les progressistes ne le feraient-ils pas eux-mêmes ?
Mais il y là bien plus que l’apparition d’une nouvelle tendance politique dans la
propagande hongroise en France : le message des progressistes est celui d’une rupture
radicale avec l’image que les Hongrois tentaient jusqu’ici de donner d’eux-mêmes. Leur but
est de briser les illusions que les réseaux franco-hongrois s’acharnent à imposer depuis une
décennie. D’où la violence des réactions en retour, et l’accusation de trahison nationale portée
contre eux.
Un des premiers épisodes de cet affrontement se déroule quelques jours avant l’arrivée
au pouvoir de la Coalition, dans les colonnes du Courrier européen. Le 16 mars 1906, Oszkár
Jászi y publie un article sur « l’imbroglio hongrois », en tant que « secrétaire général de la
Société hongroise de sociologie ». Son message diffère radicalement à la fois de la
propagande hongroise habituelle et des articles hostiles à la Hongrie que cette revue, proche
des nationalités, publie largement. Il y explique effet que « la crise hongroise n’est pas une
simple crise du droit constitutionnel entre la couronne et la nation ; c’est en même temps et
surtout une crise d’ordre économique et social entre le peuple hongrois et les classes
régnantes ». Il convient de bien distinguer entre « ce club aristocratique qui s’appelle le
parlement hongrois », et « le peuple, [qui] est tout à fait indifférent à ces revendications
« nationales » ». La véritable solution à la crise est donc l’instauration du suffrage universel,
qui pourra « introduire dans l’arène politique le grand et intelligent peuple hongrois, qui, par
ses revendications économiques et sociales, trouvera aisément un compromis avec le roi ».
De plus, alors que tous les efforts hongrois tendaient à présenter la Hongrie comme
une nation moderne, libérale et cultivée, Jászi montre que la réalité est très éloignée de cet
idéal, qui ne pourra être atteint que par des réformes radicales : « le seul moyen
d’émancipation pour la Hongrie est la création d’une démocratie hongroise moderne qui, par
de grandes réformes radicales (…) unira toute la nation hongroise dans un puissant et
harmonieux effort vers la liberté, la civilisation et l’indépendance nationale ».
On comprend que la Coalition ait immédiatement réagi à cette attaque d’autant plus
intolérable qu’elle prend l’Occident à témoin. Dès le 18 mars 1906, Jenő Rákosi envoie à la
rédaction une lettre publiée dans le numéro suivant, le 23 mars. Il y affirme que le but du
gouvernement est la destruction pure et simple de la nation hongroise, et que le suffrage
universel serait l’instrument de cette destruction. Le gouvernement « voudrait bien donner des
droits à ceux qui n’en ont pas, mais seulement en parvenant à son but qui est la suppression,
65
« L’emprunt hongrois », Revue politique et parlementaire, octobre 1910, p 155.
29
l’annulation des droits cardinaux de la totalité de la nation ». Les progressistes se font donc
les complices de cet attentat contre la nation hongroise.
1910-1914 : L’ECLATEMENT ET L’IMPUISSANCE
L’éclatement des réseaux franco-hongrois :
Le retour au pouvoir des partisans d’István Tisza, quatre ans après avoir été écartés du
pouvoir, aggrave encore l’éclatement des réseaux franco-hongrois. Désormais, les amis du
nouveau gouvernement s’opposent directement à ceux qui restent fidèles au parti de 48,
pendant que la propagande progressiste s’organise et tente de défaire une image de la Hongrie
qu’ils considèrent comme une illusion.
Les manœuvres autour de l’emprunt hongrois
Un épisode important vient mettre en lumière cette rivalité de propagandes : de
décembre 1909 à septembre 1910, d’intenses manœuvres se déroulent autour de l’admission
d’un emprunt du gouvernement hongrois de 500 millions de couronnes à la cote de Paris.
Cette bataille a opposé des membres des réseaux franco-hongrois aux buts désormais
contraires : gouvernement et opposition s’affrontent par procuration à Paris, dans une affaire
dont les retentissements sur la scène politique hongroise sont très importants. L’obtention
d’un soutien financier français représenterait un succès important pour le gouvernement ; à
l’inverse, son échec permettrait à l’opposition d’accréditer l’idée qu’elle seule, par les
sympathies qu’elle conserve en France, pourrait faire retrouver à la Hongrie le chemin de la
cote de Paris.
Le nouveau gouvernement met tout en œuvre pour emporter l’accord de la France. Il a
été souvent affirmé, notamment par Chélard, qu’il avait eu recours au paiement de nombreux
articles dans la presse parisienne. Il conviendrait d’étudier de plus près cette question. En tous
les cas, le gouvernement dispose encore à Paris d’un relais de choix, puisque le représentant
du Ministère du Commerce, Aladar Návay, reste en place et continue d’œuvrer pour le succès
de l’emprunt.
Mais d’autres membres des réseaux sont restés proches de l’opposition, et s’opposent
désormais au projet d’emprunt après l’avoir ardemment soutenu. C’est le cas de Raoul
Chélard, dont il semble qu’il ait joué un rôle important dans les campagnes de presse de l’été
et de l’automne 1910, qui firent échec à l’emprunt hongrois. Mais un autre observateur
français revendique lui aussi la paternité de la défaite du gouvernement hongrois dans cette
affaire : André Chéradame. Disposant pour cela d’une tribune de choix, ses articles réguliers
dans Le Petit Journal, il semble être le premier, dans un article du 16 décembre 1909, à en
appeler à la vigilance du public dans cette affaire, sans condamner le principe de l’emprunt.
Peu après, Pichon, Ministre des Affaires étrangères, est interpellé à ce sujet à la Chambre.
Chéradame revient à la charge le 9 août 1910, et cette fois s’oppose directement à l’idée de
l’emprunt. A l’appui de son propos, il cite de longs extraits du Magyarország, un des
principaux organes de l’opposition hongroise, ce qui accrédite l’idée qu’il est en contact avec
des Hongrois proches de l’opposition, ou peut-être avec Chélard, qui publie lui-même de
larges extraits du Magyarország dans La France à l’étranger.
30
Trois propagandes opposées : la propagande gouvernementale
Le consensus national hongrois autour de l’action à mener en Occident au service de la
Hongrie appartient donc au passé. D’autant plus que ce ne sont pas deux, mais trois
propagandes hongroises qui s’affrontent à Paris. Si, en particulier au tournant du siècle, le
gouvernement hongrois avait été le véritable maître d’œuvre de l’ensemble des réseaux
franco-hongrois, il n’en est plus de même lorsque les amis d’István Tisza reviennent au
pouvoir. Le gouvernement hongrois est alors pratiquement privé de tout relais efficace.
La communauté hongroise de Paris est, elle, profondément divisée. Si la Párizsi
magyar egylet est toujours présidée par Aladar Návay et étroitement contrôlée par le
gouvernement, elle cesse toute activité militante. Ses grandes figures, capables de faire
entendre la voix de la Hongrie, ont disparu, comme Sándor Bertha ou Nándor Borostyáni. On
verra que la fraction la plus dynamique de la communauté hongroise est désormais organisée
par les progressistes. Le gouvernement ne peut plus non plus compter sur ceux qui s’étaient
faits ses principaux relais auprès de la presse française. Si Ignácz Kont n’entre pas en
dissidence officielle, il ne s’en met pas moins en marge de toute activité politique, et se
consacre presque entièrement à sa Bibliographie de la Hongrie, jusqu’à sa mort en 1912.
Quant à Raoul Chélard, loin de souscrire à nouveau aux fonds secrets gouvernementaux (ou
peut-être à cause de cela ?), il s’oppose directement au gouvernement, en particulier à propos
de l’emprunt hongrois. Ce divorce avec la Hongrie officielle se transformera ensuite, après la
guerre, en une magyarophobie maladive.
L’épisode de la succession d’Ignácz Kont à la chaire de langue et littérature hongroise
de la Sorbonne, sur lequel nous reviendrons, illustre cette déliquescence des réseaux
gouvernementaux. Incapable de trouver un candidat magyarophile crédible aux yeux des
Français, le gouvernement voit son propre candidat rejeté au profit d’un spécialiste très libre
par rapport aux divers réseaux d’influence : Louis Eisenmann.
Seul Aladar Návay continue de relayer activement l’action de son gouvernement.
Malgré l’échec de l’emprunt hongrois, il milite encore pour le renforcement des liens
économiques et financiers entre les deux pays. En 1911, il publie à Paris La Hongrie. Son rôle
économique 66 . Le livre est préfacé par Emile Levasseur. On se souvient qu’il faisait partie
des premières personnalités françaises découvrant la Hongrie grâce aux colloques
internationaux, dès les années 1870. Il est donc resté fidèle à la cause hongroise, et encourage
encore les Français à « nouer plus intimement leurs relations avec un pays qui se développe
ainsi ». Le texte de Navay lui-même reprend les thèmes habituels de la propagande
gouvernementale, aussi bien en ce qui concerne le statut de la Hongrie que la nécessité de
« développer les relations directes entre la France et la Hongrie ». Mais le temps de
l’engouement pour la Hongrie économique est bien passé. Depuis le rapport de Coppet, plus
un seul des Bulletins commerciaux n’est consacré au commerce avec la Hongrie.
Privée peu à peu de tout relais efficace en France, le gouvernement recourt aux voies
inefficaces de la pure propagande. Faute de pouvoir inspirer des publications, elle les produit
elle-même. C’est ainsi qu’en 1910 paraît La Hongrie, luxueux ouvrage de 400 pages en papier
glacé, avec de nombreuses photographies, « ouvrage publié sur l’ordre du ministère royal
hongrois du commerce » 67 , et dirigé par Béla Erödi. Il est explicitement « destiné surtout à
l’étranger (…) afin que l’on sache bien que l’Indépendance de l’Etat hongrois repose sur des
bases solides ; que notre Constitution millénaire protège également tous les citoyens de ce
pays ; que notre Etat est un Etat moderne et notre Nation réellement civilisée ; que la nation
66
67
Paris, Fontemoing, V et 234 p.
Budapest, Erdélyi, 1910, 400p
31
hongroise est tolérante envers ses membres qui ne parlent pas sa langue et qu’elle respecte
leur nationalité ». Il y a, dans ce retour à la pure propagande, comme un aveu d’impuissance.
La propagande quarante-huitarde :
L’épisode de l’emprunt hongrois a montré comment l’opposition hongroise continuait
de mener bataille à Paris contre le gouvernement. Elle dispose pour cela de plusieurs relais.
Au sein de la communauté hongroise, un groupe s’organise en dehors des structures
officielles pour soutenir l’opposition. En 1912, il publie et diffuse en Hongrie une brochure
virulente, A magyar válság [la crise hongroise] 68 , qui dénonce « les agents payés par le
gouvernement hongrois, qui induisent en erreur la presse française par des articles inspirés par
Vienne » 69 . L’opposition hongroise continue même d’avoir ses entrées dans de grandes
revues françaises, notamment la Revue politique et parlementaire. En juillet 1911, Félix de
Gérando s’y fait l’écho des déclarations de Lajos Holló, aux Délégations de mars 1910 à
Vienne, affirmant : « nous ne pouvons pas, nous ne voulons pas nous exposer pour la
puissance allemande », et indique que « ces paroles courageuses et véridiques ont trouvé un
écho profond dans toute la nation ». Encore en avril 1914, Simon Aberdam adresse à la revue
une correspondance étrangère intitulée « Hongrie et Triplice ». Il y souligne le succès profond
rencontré par les critiques adressées par Polonyi, Károlyi, Andrassy et Apponyi à la politique
germanophile de Tisza. Bien plus qu’un « mouvement d’opinion passager », il y voit le
résultat d’un « lent et obscur travail s’accomplissant depuis quelques années dans le cerveau
magyar », et susceptible de provoquer de profonds bouleversements.
Mais de tels propos, s’ils sont encore parfois publiés, ne jouissent plus d’aucune
véritable crédibilité chez les observateurs français. Ceux-ci en sont restés à la déception à
l’égard des promesses non tenues de la Coalition. C’est ce qu’explique Raymond Recouly
lorsqu’il évoque, en octobre 1910, dans la Revue politique et parlementaire, l’inaction
hongroise au moment de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine : « Le parti de l’indépendance,
celui de F. Kossuth et du comte Apponyi, était alors au pouvoir. Mais cette « indépendance »
ne déborda jamais sur le domaine de la politique étrangère ».
La propagande progressiste
L’évolution majeure de la période concerne les réseaux progressistes, probablement
les plus actifs à ce moment, et dont la situation est très ambiguë : ils s’inscrivent à la fois en
rupture et en continuité avec le souci traditionnel de l’élite hongroise de l’image de son pays
en Occident. Les ressemblances sont en effet frappantes : on retrouve chez les progressistes la
même obsession du jugement de l’Occident, la même violence des attaques contre les
« fausses opinions » répandues là-bas, la même importance disproportionnée accordée à
certaines déclarations d’observateurs français. On retrouve aussi le même fonctionnement en
réseau, et les mêmes catégories d’acteurs. György Bölöni fait partie de ces militants, à cheval
sur deux mondes, investis d’une mission d’intermédiaires ; Ervin Szabó, le grand intellectuel
socialiste, figure « européenne » par excellence, riche de nombreux contacts parisiens depuis
ses séjours de 1904 et 1909, joue le rôle du porte-parole prestigieux de la cause hongroise à
l’étranger, et retire, à la manière d’Apponyi, un prestige certain de cette capacité de faire
entendre la voix de la Hongrie à Paris ; enfin, on trouve également des grandes personnalités
françaises qualifiées, à tort ou à raison, d’« amies de la Hongrie », en l’occurrence
68
69
Paris, 1912, 19p.
idem, p 4.
32
progressiste : Anatole France, initiée au chose de la Hongrie par Itoka, Madame Bölöni 70 ;
Hubert Lagardelle, resté en correspondance suivie avec Szabó, et qui viendra en 1912 à
Budapest pour prononcer plusieurs conférences devant les étudiants progressistes.
Mais dans le même temps, cette propagande progressiste vient subvertir totalement les
efforts entrepris depuis plus de dix ans par les réseaux franco-hongrois. Loin de vouloir
accréditer l’idée d’une Hongrie européenne, moderne, libérale, respectueuse des nationalités,
le but avoué des progressistes est de lever le voile posé par la propagande hongroise sur la
Hongrie réelle, de briser l’illusion. Szabó, dans l’un de ses articles écrit dans le Mouvement
socialiste, écrit ce passage éclairant : « A l’étranger, la Hongrie passe pour être un Etat
constitutionnel, avec un régime parlementaire semblable à celui des Etats occidentaux. (…)
Mais elle est, en réalité, un Etat à demi féodal et absolutiste, à la suite de son régime de
propriété foncière et l’absence d’une industrie puissamment développée. Lorsque les
occidentaux civilisés témoignent leurs sympathies à un peuple, qui leur est forcément étranger
par sa langue très spéciale, ce ne peut être que parce qu’ils sont trompés par la façade
extérieure de l’organisation politique de l’Etat » 71 . Maintes fois, les attaques progressistes
contre le fonctionnement des réseaux franco-hongrois se font très précises. La revue Huszadik
Század dénonce les subventions gouvernementales apportées à La revue de Hongrie. Zoltán
Rónai attaque directement René Gonnard, et ses analyses aveuglément agrariennes des
problèmes sociaux hongrois. Bölöni, dans la revue Renaissance, tourne en ridicule les
jugements portés par Félix de Gérando sur Ady dans Le Mercure de France.
On comprend la violence des réactions provoquées par cette intense activité, vite
qualifiée d’antipatriotique. Et il est vrai que la voie est particulièrement étroite pour les
progressistes. Leur but est clair : « convaincre l’opinion publique de l’Occident cultivé que
tout ce qui lui déplaît à bon droit en Hongrie nous afflige également » 72 , distinguer l’élite
hongroise et le peuple, qui lui ne porte pas la responsabilité de cette situation désastreuse.
Mais les progressistes hongrois n’ont pas su s’imposer en Occident comme une alternative
politique crédible. Dès lors, leur combat prenait le caractère d’une tragédie : l’illusion dans
laquelle vivait leur pays lui faisait courir un risque mortel, mais en la combattant, ils
aggravaient le mal plus qu’ils ne l’évitaient.
Des observateurs français émancipés :
Cette division des réseaux franco-hongrois, jointe à l’évolution de la situation
internationale, leur fait perdre une grande partie de l’influence dont ils jouissaient auprès des
observateurs français. Ceux-ci se tournent de plus en plus vers les réseaux anti-hongrois : les
pamphlets de Seton-Watson rencontrent un écho grandissant ; les réseaux croates imposent de
plus en plus leur propre interprétation de la Nagoda. Surtout, les membres de ces réseaux ne
sont plus, pour les observateurs français souhaitant puiser leurs informations auprès des
Hongrois eux-mêmes, des intermédiaires obligés capables d’imposer leurs conceptions : ils ne
sont plus qu’une source d’informations parmi d’autres pour des spécialistes qui commencent à
s’émanciper des modèles transmis par les propagandes.
70
Voir la correspondance entre Anatole France et les époux Bölöni : Archives du Musée Petőfi, V4132 / 67 ;
135 ; 82 ; Départements des manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France, n.a.fr. 15430 / 478-488.
71
« Le 4e congrès syndical en Hongrie», Le mouvement socialiste, 1909/4, p 56.
72
La Hongrie contemporaine et le suffrage universel, édition spéciale française de Huszadik Század, Paris, 1909,
272p, p 2.
33
Nous prendrons ici deux exemples : celui d’André Chéradame et celui de Louis
Eisenmann. Le rapprochement du publiciste et de l’universitaire peut surprendre, puisque le
second a plusieurs fois exprimé publiquement son mépris du travail du premier. Mais ils sont
tous les deux représentatifs de ce mouvement : Chéradame, par la manière dont il multiplie les
contacts avec les Hongrois au service d’une fin qui lui est propre ; le second, par le sérieux et
l’originalité de son travail, sans doute le plus lucide sur la Hongrie de l’époque.
André Chéradame
André Chéradame est avant tout un obsédé du pangermanisme, du Drang nach Osten
qui menace l’Europe d’asservissement, et il voit d’abord le salut chez les Slaves de la Double
Monarchie et des Balkans, comme vecteurs de l’influence franco-russe dans toute la région.
Pourtant, il ne cesse de s’intéresser directement à la situation hongroise. Au début des années
1910, il semble puiser ses informations à chacun des réseaux existants. Auprès de ceux du
Parti de l’Indépendance, d’abord. Son intérêt pour la frange réputée francophile et
germanophobe est ancien : dès 1901, il s’enthousiasme pour les campagnes menées par Ugron
contre la Triple Alliance, et y voit un important facteur de renouvellement de la politique
austro-hongroise. On a vu que, pendant l’affaire des emprunts hongrois, il avait exploité des
éléments fournis par l’opposition pour faire échouer l’opération du gouvernement.
Son article sur « la réforme électorale en Hongrie » du 11 mars 1910, publié dans Le
Petit Journal, montre qu’il puise à bien d’autres sources d’informations. Il s’appuie sur des
éléments fournis par la propagande agrarienne, et cite « le comte de Mailath, l’un des grands
propriétaires fonciers magyars, qui se préoccupe avec compétence » de la question de
l’émigration. Les réseaux du vicomte de Fontenay semblent aussi lui être familiers, puisqu’il
loue les Hongrois « qui aident dans sa propagande notre très actif consul général à Budapest,
M. de Fontenay, dont les vigoureux efforts pour répandre la langue française dans la capitale
hongroise ne sauraient être trop loués ».
Moins connus, et plus surprenants, sont les contacts entretenus par Chéradame avec les
progressistes hongrois à partir de 1910. Sa lettre envoyée à Oskár Jászi, datée du 23 mars
1910 73 , constitue un témoignage passionnant sur la passion mise par Chéradame pour
construire ses propres réseaux d’informations en Europe centrale :
J’ai reçu votre lettre du 18 courant avec beaucoup de plaisir car je sens que je
trouverai auprès de vous et de vos amis le concours que je désire et qui est nécessaire
pour mener à bonne fin le travail que je médite. Je sais combien erronées sont les idées
qui règnent sur la Hongrie en Occident européen et vous connaissez mieux que moi
pourquoi et comment la vérité a été masquée. Je serais pour ma part très désireux de
pouvoir contribuer à rétablir les faits dans leur exactitude et il ne sera pas très difficile
une fois bien et consciencieusement documenté d’obtenir vite des résultats importants
puisque je dispose ici de tribunes dont l’influence est considérable soit par leur tirage
énorme soit pour leur action sur les milieux cultivés. J’ai fait samedi dernier dans le
but d’atteindre le public le plus influent une lecture à l’Académie des Sciences
morales et politiques sur l’évolution de l’Autriche-Hongrie. Je vous l’enverrai
lorsqu’elle sera publiée. Pour mener à bonne fin la tâche assez complexe que je me
propose, je compte procéder de deux façons. Lire d’abord ici en France tout ce qui a
été publié de sérieux sur la Hongrie et ensuite aller passer quelques semaines en
Hongrie.
73
Széchenyi Levéltár, 114/16
34
C’est alors que votre concours et celui de vos amis serait tout à fait précieux et
efficace car rien ne vaut de voir sur place guidé par les Hongrois compétents et
clairvoyants.
Je pense que je pourrais aller en Hongrie vers le mois d’août. (…)
Si des journaux ou des revues hongroises ont publié une reproduction de l’article
que je vous ai adressé, j’aimerais à avoir les coupures de ces reproductions. Je les
montrerais au directeur du Petit Journal et ceci servirait à fortifier la conviction que je
lui ai donnée qu’il est bon et urgent de s’occuper des choses hongroises même dans un
grand journal populaire français. (…)
P.S. : Connaissez-vous à Paris des Hongrois qu’il serait pour moi dès maintenant utile
de voir ?
Certains des articles de Chéradame dans le Petit Journal, favorables à l’instauration du
suffrage universel en Hongrie, montrent que ces contacts se sont poursuivis et ont pu avoir
une réelle influence.
Louis Eisenmann
Mais c’est la figure de Louis Eisenmann qui semble la plus à l’opposé des
comportements et des habitudes intellectuelles qui nous a paru dominer chez la plupart des
observateurs français de l’époque 74 . En premier lieu, Eisenmann dispose d’une légitimité
extérieure aux réseaux binationaux, une légitimité universitaire qui lui vient de ses qualités de
normalien, agrégé, et spécialiste déjà reconnu des questions allemandes. Il n’est pas le
premier normalien à s’intéresser à la Hongrie, mais, à la différence de Jérôme Tharaud, arrivé
à Budapest faute d’avoir réussi l’agrégation, il ne s’agit pas là d’un second choix. En second
lieu, Louis Eisenmann dispose d’un accès véritablement direct au source. Grâce à ses
voyages, mais surtout grâce à ses remarquables connaissances linguistiques. Eisenmann lit
l’allemand, le tchèque et le hongrois. Dans ses ouvrages, il utilise les sources les plus variées.
Il fait notamment référence aux publications officielles hongroise, très riche en informations,
mais il a la chance de ne pas en être tributaire, pas plus que des publications magyarophobes.
Il a des informateurs, mais pas d’intermédiaire obligé.
Cette indépendance qui lui donne à la fois sa légitimité propre et la diversité de ses
sources d’information lui donne une distance critique qui apparaît avec le recul comme
réellement remarquable. Sa thèse consacrée en 1904 à l’histoire du Compromis austrohongrois 75 est encore un outil de travail remarquable pour comprendre l’histoire de cette
période. Fait remarquable, Eisenmann échappe à certaines déformations du regard français sur
cette région. Si l’attitude des Hongrois à l’égard de l’Allemagne reste un élément de jugement
déterminant, elle est analysée d’une manière qui échappe à l’opposition schématique
germanophobe/germanophile, impuissante à rendre la complexité de la situation hongroise.
Louis Eisenmann n’est donc pas un « ami de la Hongrie », mais il se défend à juste
titre d’en être un ennemi. La pertinence de ses analyses aurait au contraire pu être d’un
précieux secours à une Hongrie désireuse de regarder ses réalités sociales, politiques et
linguistiques en face. Mais, refusant le rôle de porte-parole, de héraut de la Hongrie en
France, Eisenmann est ipso facto considéré par les nationalistes hongrois comme un « Scotus
74
Cf. Antoine Marès, « Louis Eisenmann et l’Europe centrale (1897-1937), in Regards sur l’indomptable
Europe du Centre-Est du XVIIIe siècle à nos jours, hors-série n°10 de la Revue du Nord, 1996, pp. 223-242.
75
Louis Eisenmann, Le compromis austro-hongrois de 1867, étude sur le dualisme, Paris, Société nouvelle de
librairie et d’édition, 1904, 695p.
35
Viator français » 76 . Son élection comme successeur d’Ignácz Kont à la chaire de langue et
littératures hongroise à la Sorbonne est considérée comme une victoire des ennemis de la
Hongrie, et la subvention du gouvernement hongrois lui est retirée en septembre 1913.
CONCLUSION
Laissés dans l’ombre par une attention portée en priorité sur les réseaux francoroumains et franco-tchèques, les réseaux franco-hongrois n’en ont pas moins déployé une
intense activité pendant les deux décennies qui précèdent le premier conflit mondial.
L’analyse précise de leurs modes de fonctionnement apparaît riche d’enseignement pour une
étude plus globale de ce type de réseaux d’influence bi-nationaux. Défenseurs inlassables de
l’image de la Hongrie, ils ont su tisser d’importantes relations, produire un grand nombre de
publications, dont certaines ont réellement joué un rôle d’information. Ils ont donc joué un
rôle non négligeable dans le mouvement de découverte de la Hongrie sur les plans culturel,
politique ou économique qui s’opère alors. L’image positive de la Hongrie, qui a coexisté
chez les observateurs français avec l’image inverse plus longtemps qu’on n’a pu le penser,
doit beaucoup à leur activité d’intermédiaires.
Mais cette découverte se fait longtemps sous le signe de l’illusion. Placés en situation
d’intermédiaires obligés et d’informateurs parfois uniques, les membres des réseaux francohongrois ont réussi pour un temps à imposer l’image que la Hongrie voulait donner d’ellemême, en contradictions avec les réalités du pays. Certains observateurs, en particulier au
moment de l’Exposition de 1900, ont cru découvrir un pays moderne, libéral, en voie
d’unification nationale, placé sur un pied d’égalité avec l’Autriche. Ils ont ainsi adopté les
illusions nationales hongroises, et les ont ainsi renforcées. Ils y ont ajouté leurs propres
illusions, et notamment celle d’une Hongrie francophile, profondément hostile à l’influence
allemande, point faible de la Triple Alliance. Cette longue prégnance du mythe de la Hongrie
francophile est elle aussi un succès des réseaux franco-hongrois.
Ces succès sont donc ambigus, et ne contribuent qu’en apparence au rapprochement
entre les deux nations. Les illusions françaises de 1905-1906 laissent place à la déception, et à
la méfiance. Les illusions nationales hongroises, auxquelles l’Occident a cessé de croire à la
veille de la guerre, empêchent toute réaction politique salutaire pour affronter les réalités.
Mais bien rares ont été les Français qui, échappant aux analyses préparées pour eux par les
réseaux d’influence, ont été capables d’élaborer une critique constructive de la situation
hongroise.
76
Gyula Hornyánsky, « A francia Scotus Viator » [le Scotus Viator français], Magyar Figyelő, 1913/1, pp. 484487. Eisenmann répond dans une « lettre au rédacteur », publié dans le numéro suivant, dans laquelle il se défend
d’être hostile aux Hongrois, puisqu’il a « consacré vingt ans de [sa] vie à l’étude de leur langue, de leur histoire
et de leurs institutions ». Son but est simplement « de faire naître une meilleure entente entre les Slaves et les
Magyars ».
36

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