L`homme est-il un animal comme les autres ? Georges Chapouthier

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L`homme est-il un animal comme les autres ? Georges Chapouthier
L’homme est-il un animal comme les autres ?
Georges Chapouthier
On peut chercher à distinguer l’espèce humaine des (autres) espèces animales en ce concerne
la « nature » et en ce qui concerne la « culture » et les aptitudes intellectuelles.
Les approches de la nature
An cours de l’histoire des civilisations, il y a eu trois grandes manières de concevoir les
rapports de l’homme et de l’animal : l’animal humanisé, l’animal-objet et l’animal être
sensible.
L’animal humanisé est la conception la plus répandue. Elle consiste à faire de l’animal une
sorte de « petit homme ». On trouve cette conception notamment en Occident dans les procès
d’animaux qui ont émaillé tout le Moyen-âge. Lorsqu’un animal avait blessé ou tué un
homme, il était jugé dans un tribunal en présence d’avocats, exactement comme un être
humain. On retrouve, bien sûr, l’animal humanisé dans les romans, les fables, les contes, où
les animaux servent de paraboles pour donner aux humains des leçons. On retrouve aussi cette
conception dans les expressions populaires comme « courageux comme un lion » ou
« paresseux comme une couleuvre ».
Lié à l’animal humanisé se trouve l’animal divinisé Dans la plupart des religions polythéistes,
les frontières sont poreuses entre les animaux, les hommes et les dieux. Les exemples sont
innombrables. En Inde, le dieu des marchands et des voyageurs, Ganesh, est un dieu éléphant.
Dans le Nouveau-Monde, Quetzalcoatl était un serpent à plumes. Dans l’Egypte ancienne, on
a assisté à une floraison de dieux variés, figurés ou bien comme des animaux, ou bien comme
des humains avec des parties animales, telle Hathor, déesse du bonheur, figurée comme une
vache ou une femme aux oreilles de vache. Dans la Grèce antique, dont nous sommes les
héritiers, parmi les divinités mineures, les centaures étaient des chevaux à buste d’homme et
les harpies des oiseaux à tête de femme. Le dieu Pan avait des pattes de bouc. Même le roi des
dieux, Zeus, n’hésitait pas à se transformer en animal pour séduire des nymphes. A cette
conception est souvent associée celle de la métempsycose, croyance qui veut qu’après la mort,
l’âme humaine puisse se réincarner dans un corps animal. C’est une croyance très répandue
dans les religions polythéistes, y compris durant la Grèce antique, où Pythagore et Platon
croyaient dans la métempsycose, et y compris dans les religions de l’Extrême-Orient
moderne : hindouisme, bouddhisme, jaïnisme et leurs variantes.
Diverses autres assimilations de l’homme et de l’animal existent, dont une très négative,
l’esclavage, qui a été pratiqué par toutes les civilisations, et qui consiste à traiter les hommes
comme des animaux. Même à l’époque moderne, de nombreux comportements comme le
travail de enfants ou la prostitution, témoignent de la persistance discrète de l’esclavage de
nos jours.
L’animal-objet semble être l’opposé de l’animal humanisé. Ce ne fut pas toujours le cas. Dans
beaucoup de civilisations, comme les esclaves, mais aussi parfois les femmes et les enfants,
étaient traités comme des objets, il n’y avait pas de contradiction fondamentale entre l’animal
humanisé et l’animal-objet. De nos jours, la conception de l’animal-objet est particulièrement
répandue en Occident à la suite des oeuvres de Descartes et de son élève Malebranche. Elle
consiste à considérer l’animal comme une machine dépourvue de sensibilité. L’animal être
sensible est la seule conception compatible avec les connaissances scientifiques
d’aujourd’hui. Elle se répand de plus en plus, même si la conception post-cartésienne de
l’animal-objet reste encore omniprésente. La conception moderne suggère que l’animal est un
être sensible, parent de l’homme sans être exactement son identique. De fait, la biologie
montre que toutes les fonctions biologiques de l’homme - génétique, biochimie,
physiologie… - sont comparables à celles des animaux et que même les pathologies peuvent
allègrement passer de l’homme aux animaux et réciproquement. Mieux que cela : la théorie de
l’évolution montre que l’espèce humaine est issue d’un ancêtre commun avec les chimpanzés.
Il est donc clair que l’être humain est un animal en ce qui concerne sa nature.
Des cultures animales ?
Des aptitudes culturelles (ou « proto-culturelles », si l’on veut marquer une certaine différence
de complexité avec les cultures humaines) existent chez beaucoup d’animaux, en relation avec
des capacités de mémoire et des facultés de conscience.
On parle de « culture » lorsque des traits de comportement se transmettent entre des individus,
par enseignement ou imitation, sans passer par la transmission génétique. De fait, on trouve,
chez certains animaux, de nombreux traits qui se rapprochent de ce qu’on sait être, chez
l’homme, des traits culturels. Des animaux utilisent des outils comme des pierres pour casser
des noix ou des crustacés. Les chimpanzés peuvent extraire des termites en plongeant des
brindilles dans une termitière. Les nids sont aussi une forme d’instrumentation très commune.
Divers animaux sont capables d’apprendre des règles abstraites ou de compter jusqu’à six ou
sept. Des communications très complexes existent chez certains animaux comme les oiseaux
et peuvent se transmettre de parents à enfants. On peut même trouver quelques « langages »,
au sens donné à ce mot par les éthologistes : communications particulières qui font référence
à des éléments, non présents dans l’environnement lorsque le locuteur émet son message.
Ainsi existe un proto-langage des abeilles : une abeille, qui a découvert une source de
nourriture, revient à la ruche et peut, par une danse en forme de huit, transmettre à ses
congénères la direction par rapport au soleil et la distance de la source, ainsi que peut-être la
quantité de nourriture. Un langage bien simple puisque limité à trois mots ! D’autre part, les
hommes ont pu enseigner à des chimpanzés ou à de gorilles des proto-langages de plusieurs
centaines de mots et de quelques règles de grammaire simples. Enfin les chiens, qui ne parlent
pas, peuvent comprendre plusieurs centaines de mots et faire la distinction entre un mot qui
donne le nom d’un objet (un nom) et un mot qui indique une action à effectuer (un verbe). On
trouve, chez les animaux, des règles proto-morales qui font que, par exemple, dans certaines
troupes de chimpanzés, existent des comportements de protection privilégiée de jeunes, d’aide
aux handicapés, de réconciliation ou de punition. Enfin certains animaux montrent des
préférences esthétiques de couleurs, de formes ou de motifs de chant.
A ces traits culturels doivent être éventuellement ajoutées des aptitudes intellectuelles de
mémoire et de conscience. En ce qui concerne la mémoire, elle n’est pas une faculté unique,
mais un patchwork, une mosaïque de capacités variées acquises, au fur et à mesure de
l’évolution des espèces, par nos ancêtres animaux. Il vaudrait donc mieux parler des
« mémoires » au pluriel. Ces capacités concernent des mémoires « simples », comme
l’habituation ou la tendance à l’alternance, et des mémoires très complexes comme la
mémoire des lieux ou la mémoire sémantique, en passant par les célèbres conditionnements,
comme celui du « chien de Pavlov », qui apprenait à saliver au son d’un violon. Selon la
complexité de leur système nerveux et leur position dans l’arbre généalogique du règne
animal, les animaux possèdent les unes ou les autres de ces mémoires. Elles sont toutes
présentes chez les vertébrés, et particulièrement les oiseaux et les mammifères, ainsi que chez
des mollusques particulièrement intelligents comme les pieuvres. Quant à la conscience,
contrairement à ce qu’avaient cru Descartes et ses successeurs, on la trouve, sous diverses
formes, chez les animaux les plus développés en système nerveux, comme, ici encore, les
vertébrés et les mollusques comme les pieuvres. Ici encore, on peut distinguer une échelle de
capacités comportant notamment la conscience d’accès, c’est-à-dire la conscience de
l’environnement, commune chez les vertébrés et des mollusques comme la pieuvre, et la
conscience phénoménale ou « conscience d’être conscient », qui n’a été mise en évidence que
dans de rares espèces.
Il reste qu’on peut trouver, chez beaucoup d’animaux, les racines des traits culturels humains,
accompagnées par des capacités variées de conscience et de mémoire.
Les spécificités de l’espèce humaine
On a vu que l’homme et les (autres) animaux ne différaient pas fondamentalement quant à la
nature, et que même les cultures humaines prenaient leurs racines chez certains animaux. En
fait, cette communauté de traits résulte d’une construction similaire des animaux et de
l’homme selon un modèle dit de la « complexité en mosaïque », où, à chaque niveau
d’organisation, comme dans une mosaïque au sens artistique, le « tout » laisse une autonomie
à ses parties. Ce modèle peut être appliqué à l’anatomie des animaux et de l’homme, mais
aussi à la complexité de la culture, des mémoires ou de la conscience.
Mais alors, face à toutes ces similarités, quelles sont spécificités résiduelles de notre espèce
par rapport aux (autres) animaux ?
Elle sont nombreuses, dérivent des potentialités très grandes de traitement de l’information
par notre cerveau, et tournent toutes autour de la complexité des traits culturels, et notamment
des langages. Langages au sens strict qui nous permettent de décrire le monde. Langages
mathématiques qui nous permettent de le simuler. Ce n’est sans doute pas par hasard que
notre espèce s’est nommée elle-même Homo sapiens (Homme savant). Mais aussi ouverture
vers l’imaginaire, vers le futur, vers un sens aigu de la mort, vers les possibles, voire vers les
impossibles ou l’absurde… Bien entendu, on trouve beaucoup de ces aptitudes en germes
chez les animaux, mais seul l’homme leur donne un tel développement. Ce qui d’ailleurs
amène à une question de fond : les différences intellectuelles de l’espèce humaine avec les
autres espèces animales sont elles seulement une question de quantité d’information traitée
par le cerveau ou bascule-t-on dans quelque chose de qualitativement différent ?
A ces différences, il faut ajouter deux remarques importantes. La première est que l’extrême
puissance du cerveau humain lui a permis, au cours de l’histoire, de développer des systèmes
d’archivage (écriture, livres, ordinateurs…) qui font qu’une génération donnée a accès à
beaucoup plus de connaissances que les générations précédentes. D’où, avec le temps, un
effet cumulatif et un progrès des connaissances, qui n’ont pas d’équivalent chez d’autres
espèces. La seconde remarque est que l’être humain adulte conserve des caractères juvéniles
(on parle, en science, de « néoténie ») jusqu’à la fin de sa vie. Ces caractères se manifestent
dans son physique : avec ses grands yeux, sa grosse tête et sa pilosité réduite, l’être humain
apparaît comme un gros foetus de singe. Mais ces caractères se manifestent aussi dans son
activité intellectuelle qui reste, jusqu’à la fin de sa vie très plastique, modifiable en bien
comme en mal, et ouverte sur une pratique très poussée du jeu. Plus encore qu’un savant,
l’homme est un joueur.
La conclusion que l’on peut tirer de toutes ces réflexions est que l’espèce humaine, malgré
toutes ses spécificités, s’enracine fortement dans les aptitudes de ses cousins et de ses ancêtres
animaux. Ce qui amène à finalement soulever la question de la manière dont nous traitons nos
cousins animaux. Une amélioration considérable de la morale humaine à l’égard des (autres)
animaux paraît être une des nécessités du futur de notre espèce.
Ouvrages pour prolonger la réflexion
G.Chapouthier, Qu’est-ce que l’animal ?, Collection “Les petites pommes du savoir”,
Editions le Pommier, Paris, 2004
Chapouthier G, Kant et le chimpanzé –Essai sur l’être humain, la morale et l’art,
Editions Belin, Paris, 2009, Prix « Achille Urbain » 2010 de l’Académie Vétérinaire de
France
G. Chapouthier et F. Tristani-Potteaux, Le chercheur et la souris, CNRS Editions,Paris,
2013