L`art et la manière
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L`art et la manière
aKoma névé Quand la danse est ancrée à la vie Par Nathalie POISSON-COGEZ Docteur en histoire de l’art contemporain, chargée de cours à l’Université Lille 3, membre associé du Centre d’Étude des Arts Contemporains (CEAC) - Lille 3 En mai dernier, la Compagnie aKoma névé a passé quatre semaines en résidence à l’E.P.S.M. (Établissement Public de Santé Mentale) d’Armentières. Pure coïncidence ? Certainement pas. Baptisée Synapse 1, la prochaine création – en cours d’élaboration – d’Isida Micani (chorégraphe) et Spike (compositeur et vidéaste) explore les (dys)fonctionnements du cerveau. Mettre en connexion le spectateur avec des tranches de vie, tel est l’objectif de la compagnie. C Hana © Spike ette nouvelle aventure a été déclenchée par un reportage télévisé de Philippe Borrel diffusé sur France 5 : Un monde sans fous ?12 qui aborde la question de la folie et analyse les réponses sécuritaires apportées par la société contemporaine. Dès lors, la chorégraphe Isida Micani, comme elle a pris l’habitude de le faire pour d’autres projets, se plonge dans la lecture de textes et de documents qui vont alimenter la création en cours de gestation. La compagnie, qui ne dispose pas de son propre espace de travail, est accueillie régulièrement en résidence. En l’occurrence, la résidence à l’E.P.S.M. d’Armentières s’inscrit dans le programme de la Maison des Artistes du Vivat 3 (scène conventionnée danse et théâtre). Par ailleurs, la compagnie travaille fréquemment avec la Compagnie de l’Oiseau Mouche à Roubaix et bénéficie du soutien de Danse à Lille (Centre de Développement Chorégraphique) 4. Dans un premier temps, les concepts prennent forme par le biais de l’improvisation qui autorise toutes les potentialités d’exploration. Puis, les propositions chorégraphiques se dessinent et se cristallisent pour être finalement confrontées au public. Loin d’être un choix hasardeux, la recherche en cours sur le cerveau fait écho aux autres créations de la compagnie : Hana (2009) 5 et Mira Dora (2007-2008) 6 qui interrogeaient, sous d’autres angles, la question de l’identité et du rapport à autrui. Hana énonce la destinée des « vierges jurées », ces femmes albanaises qui ont pris, pour des raisons personnelles ou sociales, le statut d’homme. Hana, au-delà de la curiosité ethnographique – et de l’attachement d’Isida Micani pour son pays natal – explore plus globalement la question de la normalisation du masculin et du féminin. Quelles sont les codifications en usage ? Sont-elles d’ordre inné ou acquis ? Quels sont les comportements induits par l’éducation ? Quant au solo Mira Dora, il évoquait la vie de la photographe Dora Maar (1907-1997), compagne de Picasso de 1936 à 1943 qui, suite à leur rupture, s’est délibérément enfermée pendant près de 40 ans. À sa mort, son appartement avait l’allure d’un musée figé, dans lequel elle conservait une collection d’objets, comme autant de reliques de ses propres souvenirs d’un passé perdu. Dans la première partie de la pièce, présentée en 2008 dans le cadre des Repérages (rencontres internationales de la jeune chorégraphie) 7, des bocaux, récipients de verre transparent, fermés hermétiquement, jonchent le sol et dessinent un labyrinthe, métaphore des méandres de la pensée et des émotions de l’égérie déchue. Dans la seconde partie 8, le décor est façonné par les jeux de lumière et les projections vidéos. Le corps, éprouvé par le mysticisme et la folie qui l’habitent, se heurte à une camisole immatérielle qui se dessine ou se dilate au fil du temps. Création 2009. Chorégraphie : Isida Micani. Musique, vidéo : Spike. Lumières : Pierre-Yves Aplincourt. Interprètes : Sandrine Becquet, Alexandra Besnier, Isida Micani. Prix du public au concours (Re)connaissance de Meylan en 2009. 5 Création 2010-2011. Chorégraphie : Isida Micani. Installation audio et vidéo : Spike. Danseurs : Isida Micani, Benjamin Bac. Comédien : Philippe Polet. 1 30 Des destins singuliers 2 http://www.mediapart.fr/content/un-monde-sans-fous-ou-les-derives-de-la-psychiatrie 3 http://www.levivat.net/ 4 Danse à Lille (CDC) est installé au Gymnase à Roubaix. wwww.dansealille.com Création 2008. Chorégraphie : Isida Micani. Musique : Spike. Vidéo et scénographie : Isida et Spike. Interprète : Isida Micani. 6 7 Festival organisé par Danse à Lille/Centre de Développement Chorégraphique. Version intégrale de la chorégraphie présentée au Garage, Théâtre de l’Oiseau Mouche en décembre 2008. 8 Mira Dora © Juliette Cuinet LNA#55 / l'art et la manière l'art et la manière / LNA#55 Environnement sonore et visuel Synapse © Spike De fait, les créations de la compagnie sont caractérisées par leur ancrage humain. Elles évoquent, le temps d’un spectacle, des récits de vie, des destins singuliers qui entrent en écho avec la propre expérience du spectateur. Les sens en alerte, il perçoit la parfaite symbiose qui existe entre l’ambiance sonore et l’évolution des corps en mouvement. Élaborés dans la même temporalité que la chorégraphie, la musique, les sons, les bruitages créés par Spike étayent parfaitement le propos. Dans Mira Dora : les informations déblatérées en espagnol cèdent la place à un tango lancinant qui semble s’échapper d’un bocal entr’ouvert. Pendant un instant, la musique envahit l’espace avant que le son ne soit étouffé par la brusque fermeture du couvercle accompagnée du cliquetis de son propre loquet. Pour Hana : la musique traditionnelle albanaise qui entraîne la ronde des jeunes filles est contrebalancée par des pulsions sonores pour le moins inquiétantes. Outre sa complicité créative au sein de la Compagnie aKoma névé, l’artiste explore par ailleurs d'autres recherches : des propositions plastiques et sonores, souvent interactives, qui ont fait l’objet d’une exposition en septembre 2009 9. Pour Synapse, les déclenchements de sons préprogrammés seront provoqués par le déplacement des deux danseurs et du comédien sur scène à l’aide de capteurs ou lorsque certains faisceaux lumineux seront traversés par leurs corps. Moins que par prouesse, les nouvelles technologies sont employées pour qu’opère « la magie » du spectacle vivant. Dès lors, porté par les rythmes sonores, c’est le corps qui exprime par les postures, les gestes et le déplacement dans 9 Pile, Studio Bartkowski, Croix, septembre 2009. l’espace les enjeux défendus par le personnage incarné par le danseur. Ainsi, Isida/Dora tournoie. Corps maladroit qui se heurte au sol. Le paquet qu’elle trimbale un moment sur scène, en référence à l’ultime cadeau du maître espagnol, devient socle pour son corps qui pose, modelé par la main invisible du peintre. Mannequin docile qui se plie, se déplie, se replie. Les postures évoquent, par flashs, les célèbres clichés de la photographe détournée de son art par un amant cannibale. Corps qui bouge mais qui, sans vie, finit par être dépecé. Tel un gisant, sa pelure jonche le sol : Marsyas supplicié pour avoir voulu rivaliser avec le dieu Apollon. De même, les trois danseuses qui évoluent sur le plateau d’Hana (lune en albanais) opèrent par leur attitude physique, leur dégaine, une métamorphose qui démontre les codes en usage et la psychologie du genre. Ou quand la féminité s’efface au profit de la virilité. Dans ces trois spectacles, loin de n’être que de simples accessoires, nombre d’objets occupent une place singulière. Ils donnent sens aux gestes des danseurs. Dans Mira Dora, les bocaux déjà évoqués sont remplis de babioles qui, comme un inventaire à la Prévert, révèlent des éléments biographiques : une rose rouge, un couteau, un réveil, un crucifix, une pellicule et un tirage photographique, un poupon en plastique… De même, les talons aiguilles perchés sur une voiture téléguidée ou les choux plantés symboliquement sur le sol dur de la scène focalisent dans Hana l’attention sur cette abjuration totale non seulement de la féminité, mais surtout de la maternité dans laquelle se sont engagées les vierges jurées. Dans Synapse, des cerneaux de noix, dont la forme alambiquée rappelle étrangement celle du cerveau, seront trifouillés sur scène, trépanation insolite pour « disséquer quelques rouages de la mécanique cérébrale » 10 . Générosité partagée, vibration, émotion, questions. AKoma névé signifie « encore nous » en albanais. La Compagnie aKoma névé a été créée en 2003. Isida Micani (chorégraphe) & Spike (compositeur, vidéaste) Repérée en 2007 par Danse à Lille (Centre de Développement Chorégraphique). Elle est subventionnée par la DRAC et par la Région Nord-Pas de Calais. http://akoma.neve.free.fr Synapse sera présenté au Gymnase à Roubaix les 5, 6 et 7 mai 2011. Co-production Compagnie aKoma névé - Danse à Lille/CDC, avec le soutien du Vivat - scène conventionnée danse et théâtre et de la Compagnie de l’Oiseau Mouche. 10 Fiche de présentation du projet. 31