Les Châtiments - Le Livre de Poche

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Les Châtiments - Le Livre de Poche
Fiche pédagogique :
Victor Hugo, Les Châtiments
Victor HUGO
Les Châtiments
Préface, commentaires et notes
de Guy Rosa et Jean-Marie Gleize,
Le Livre de Poche « Classiques »
no 1378, 480 pages.
Fruit de la collaboration de deux spécialistes, l’un de Victor Hugo, l’autre de poésie, l’édition est
conforme à la version de 1870, qui ajoute cinq poèmes à l’édition originale de 1853 et entérine le
passage de Châtiments (sans article) à Les Châtiments (avec article). Comme les lieux et dates
en bas de chaque poème sont souvent réinventés par l’auteur, les éditeurs ont indiqué entre crochets la date véritable de composition. Le commentaire pourra tirer parti de ces écarts : dans le
poème II, IV (« Ô soleil, ô face divine »…, p. 98), Hugo change la date réelle (22 novembre 1852)
en « Jersey, 2 décembre 1852 », pour coïncider avec la proclamation de l’Empire et rendre plus
sensible encore la chute du dernier vers, du dernier mot (« Ô vierge forêt, source pure […] /
Conscience de la nature, / Que pensez-vous de ce bandit ? »).
Auteurs d’un article essentiel sur le « je » des Châtiments1, Guy Rosa et Jean-Marie Gleize proposent de la page 423 à la page 450 des commentaires denses et précis sur l’œuvre, la situant
dans son contexte littéraire, sa réception, sa postérité. Leurs analyses ouvrent de nombreuses
pistes et en tracent d’emblée les direc tions essentielles (idées et exemples à l’appui). Ainsi, sur
les effets de montage produits par la jux taposition des poèmes ou sur les catégories centrales
de la satire hugolienne : l’amorphe (lié au monstrueux), l’envers opposé à l’endroit, le singulier au
pluriel, la matière à l’impondérable…
Les Châtiments sont une œuvre charnière. Dans l’œuvre hugolienne, ils constituent le premier
recueil poétique de l’exil, dont la genèse s’entremêle avec celle des Contemplations, publiées
trois ans plus tard en 1856. La critique a pu noter comment Châtiments marquait la naissance de
la mythologie hugolienne de l’exil, des schémas eschatologiques de La Fin de Satan (P. Albouy),
comment s’y déployait une formidable invention poétique (H. Meschonnic), comment sa veine
satirique et publique (oratoire) dialoguait et trouvait une complémentarité avec la veine lyrique
des Contemplations, où s’unissent l’intime et la poésie métaphysique.
Inséparables de l’Histoire du XIXe siècle et du coup d’État du 2 décembre, Les Châtiments offrent
une interrogation sur l’engagement du poète. Poésie engagée, écriture de la violence qui implique,
en retour et en rachat, une violence de l’écriture. En 1864, Hugo publiera un essai intitulé William
1. « “Celui-là”. Politique du sujet poétique : Les Châtiments de Hugo », Littérature, no24, 1976, p. 83-98.
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Shakespeare où il traite d’Eschyle, de Dante et de Juvénal aussi bien que du dramaturge élisabéthain. William Shakespeare offre une synthèse de la pensée esthétique de Hugo ; sa por tée pour
les œuvres de l’exil est équivalente à celle de la préface de Cromwell (1827) pour le tournant
de 1830. Hugo prend position contre l’art pour l’art et fait du « beau » le « ser viteur du vrai » :
« L’utile, loin de circonscrire le sublime, le grandit. L’application du sublime aux choses humaines
produit des chefs-d’œuvre inattendus. L’utile, considéré en lui-même et comme élément à combiner avec le sublime, est de plusieurs sortes ; il y a de l’utile qui est tendre, et il y a de l’utile qui
est indigné. Tendre, il désaltère les malheureux et crée l’épopée sociale ; indigné, il flagelle les
mauvais, et crée la satire divine » ( William Shakespeare, II, VI, 1).
Les Châtiments invoquent la « Muse Indignation » (Nox, p. 44).
Exploration
L’architecture
du recueil
Rompant avec les œuvres poétiques d’avant l’exil où les poèmes, numérotés, s’enchaînent simplement, le recueil est découpé en sept livres. Deux poèmes encadrent cette architecture en proposant un mouvement signifiant, de la nuit de l’oppression (Nox) à la lumière de l’avenir (Lux).
Un premier travail de repérage avec les élèves pourra consister à obser ver la table des matières
et l’évolution diachronique qu’elle dessine. Il pourra être fécond de la rapprocher de celle des
Contemplations (six livres, une chronologie autour d’un centre et un voyage initiatique, Le Livre
de Poche, no 1444). Les Châtiments retrouvent le Fiat Lux de la Genèse : le chiffre sept ne doit
rien au hasard, non plus que le choix du latin dans les titres. Le recueil met en place le récit
mythique de la Chute, de l’Expiation et de la Rédemption (P. Albouy). Les six premiers livres
reprennent ironiquement les « slogans » du Second Empire. À ces antiphrases succède le jeu de
mots du livre VII : Les sauveurs se sauveront – ce polyptote sonore exhibe à la fois la débâcle des
méchants et la levée des masques. Le dernier poème du livre V, L’Expiation, constitue le pivot
du recueil, en articulant le Premier et le Second Empire (voir plus loin dans les « Perspectives
d’analyse : Histoire et épopée »).
Parallèlement, Napoléon III s’efface tandis que le « je » du poète-prophète s’affirme. Les Châtiments racontent aussi la Genèse du Verbe (voir l’Évangile selon saint Jean), parole identifiée à
Dieu, créatrice d’un monde doté de fina lité. On connaît la fin du poème « Suite » des Contemplations, qui succède à « Réponse à un acte d’accusation » :
Oui, tout-puissant ! Tel est le mot. Fou qui s’en joue !
[…]
Il sort d’une trompette, il tremble sur un mur,
Et Balthazar chancelle, et Jéricho s’écroule.
Il s’incorpore au peuple, étant lui-même foule.
Il est vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu ;
Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu.
Dans Les Châtiments, le premier poème du premier livre (« France ! à l’heure où tu te prosternes »…) répond au dernier poème du dernier livre (Ultima verba) : ce second effet de
cadre définit les conditions de la parole prophétique, énoncée au futur, assumée au commencement du recueil par une troisième personne (« le banni » et « ses paroles ») et à la fin par un
« je ». De cette architecture affichée, il ne faudrait pas déduire que le recueil adopte une progression argumentative ou chronologique rigoureuse. Les titres des livres ne tendent pas à classer les
poèmes en catégories (le livre La société est sauvée, par exemple, ne propose pas exclusivement
ni particulièrement des tableaux de mœurs), mais plutôt à jouer des contrastes et des niveaux
de lecture. Pour l’explication d’un poème, on aura intérêt, moins à justifier son appartenance à
tel livre par un lien thématique, qu’à prendre garde aux juxtapositions signifiantes, rupture ou
enchaînement. Ainsi le Souvenir de la nuit du 4 (II, III) est-il intéressant à situer par rapport aux
deux poèmes qui l’entourent, Au Peuple et « Ô soleil, ô face divine ». Hugo montre un souci de
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variation formelle (un chant funèbre avec refrain, des alexandrins à rimes plates pour le récit
que reprendra la prose d’Histoire d’un crime, et trois quintils), géographique (l’Europe des révolutions bâillonnées, Paris et la rue Tiquetonne, l’églogue de Jersey), lyrique (l’appel, la sobriété
pathétique, la contemplation de l’infini). Non sans que la succession des trois poèmes ne propose un mouvement. « Lazare ! Lève-toi ! » – l’appel à la résurrection du peuple est suivi de la toilette de l’enfant mort : « L’enfant avait reçu deux balles dans la tête. » Faut-il y lire l’échec d’une
résurrection qui se heurte à l’horreur du massacre des innocents, ou la raison d’un réveil, l’appel
à une mémoire ? Le linceul du petit garçon à la fin du poème (III, p. 97) ouvre sur le soleil (IV,
p. 98), redisant en petit le passage de la nuit au jour par élargissement de l’âme dans l’infini.
Les constructions hugoliennes font jouer les poèmes l’un à côté de l’autre, l’un contre l’autre,
en des directions multiples. Elles fragmentent la poésie en autant de pièces diverses mais sans
jamais les isoler : l’ordre hugolien consacre une poésie en mouvement.
Les lieux
de la parole
Les lieux des Châtiments se répartissent en deux espaces principaux : Paris, essentiellement,
où la corruption orchestre la fête impériale, par opposition aux lieux d’exil, ceux où se trouve
le poète (Bruxelles, puis Jersey) ou ceux des bagnes lointains (Cayenne, Lambessa…) dont les
rivages reviennent le hanter. Et encore cette dua lité de l’espace revient-elle hanter Paris dans ses
configurations sociopolitiques : d’un côté les bals des puissants, de l’autre les misères du peuple
massacré (dans Nox par exemple).
Loin d’être secondaire, la double question du lieu de la parole et de l’instance énonciative est
fondamentale. Qui parle et d’où ? L’article fondateur de Jean-Marie Gleize et Guy Rosa a mis
l’accent sur les trois instances du « je » dans Les Châtiments : le « je » biographique, « historique »
et « personnel » de Victor Hugo (le témoin de la nuit du 4, le député à la tribune en 1851, l’exilé
de Jersey), un « je » « abstrait » et « idéal » qui disparaît sous les fonctions générales de la mission
du poète (le proscrit, le mage, le penseur, le citoyen) et enfin un « je » évidé, bouche d’ombre,
simple voix désincarnée, non identifiable. L’évidement du moi est la condition préa lable à son
universa lité. C’est parce qu’il n’est personne en particulier que le poète peut être tout le monde.
L’exil est alors nécessaire à la poésie : le « je » exilé, qui parle d’outre-tombe, répercute les sentiments universels et devient la voix de la Vérité, de la Justice, de Dieu. On relira à cet égard la
célèbre préface des Contemplations.
La satire dans Les Châtiments est inséparable de la prophétie, où le poète se fait l’écho d’une
instance divine qui le dépasse. Ce mouvement s’accompagne d’une ouverture au cosmos infini,
où le rythme de l’océan éveille le mystère d’une présence divine ou maligne (Océan, « Toi qui ressembles au destin », Nox, p. 39). Le « banni » est celui qui parle « debout sur la grève » « Contemplant l’étoile et le flot » (I, I) : « Je le sais, moi qui vis au bord du gouffre amer / Sur les rocs
centenaires, / Moi qui passe mes jours à contempler la mer / Pleine de sourds tonnerres ! » V, X,
p. 227. L’imaginaire aérien de l’oiseau surgit alors pour évoquer cette rêverie : Jersey, « la roche
où j’ai ployé mon aile » (Nox, VII)… Au dépassement cosmique vient enfin s’ajouter un autre
type de références, bibliques et mythiques. Le poète-mage trouve son modèle dans le Christ
(« Paroles d’un conser vateur à propos d’un perturbateur ») et le martyre (« Nous, proscrits, qui
sentons, pleins d’une douce joie, / Dans le bras qui nous frappe une main nous bénir », VII, X,
p. 339). Mais aussi aux côtés des prophètes de l’Ancien Testament, dont la parole commande
les apoca lypses.
Le Verbe
comme action
Les Châtiments en effet sonnent comme les trompettes de Jéricho dans le chapitre six du Livre
de Josué (dès I, I). « Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée » (VII, I, p. 309). L’enjeu
du recueil est peut-être la parole elle-même : dénoncer les paroles mensongères de Napoléon III
et restaurer la parole de vérité. H. Meschonnic parle du « combat de deux langages : celui du
pouvoir, celui qui parle contre le pouvoir ». Pour cette raison, les variations de l’énonciation,
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les jeux sur la citation, le style direct et bien sûr l’ironie prennent une importance décisive pour
dénoncer le Second Empire comme un théâtre de paroles vides.
« L’on ne fait pas la nuit sur la parole » (préface de l’auteur, 1re édition, 1853). La parole du
poète est alors action, qui démasque et réveille les consciences endormies, ressuscite les morts
(Au Peuple, II, II). L’absence d’article dans le titre initial le donnait comme une invective : Châtiments. La parole est une arme ; l’acte de nommer cloue le criminel au pilori. Les Châtiments,
« livre expiatoire », se réclament de Dante (L’Enfer), Eschyle et des prophètes (I, XI). On assiste
alors au transfert de la violence guerrière (condamnée par Hugo) vers la violence verbale, par
la métaphorisation de la parole en armes : les paroles du banni « Seront comme des mains qui
passent / Tenant des glaives dans la nuit » (p. 47). La puissance de l’énonciation est soulignée
par le martèlement, la répétition (« Nous le disions hier, nous venons aujourd’hui / Le redire, et
demain nous le dirons encore », p. 339), les effets de liste et l’énumération des noms propres.
Étude
Explications
• Chanson, I, X, p. 74-75.
Cette « chanson » comprend quatre strophes de sept vers qui se décomposent en un quintil
d’alexandrins et un distique d’hexasyllabes, lequel fait fonction de refrain. Si les quintils parlent
de et à la France du Second Empire, les distiques concernent un « je » exilé, que la date indiquée
en bas de la page situe à Jersey, en décembre 1852. La structure du poème est ainsi celle de l’opposition entre les orgies impériales et la pauvreté du proscrit. Au gaspillage des hommes en place
répond la fruga lité républicaine. L’opposition s’exprime en un chant de résistance.
• La chanson
Elle repose sur un principe de répétition avec variations : le refrain reprend le premier hexasyllabe (« Mangez, moi je préfère ») mais adopte une gradation dans les valeurs allégorisées
qu’il apostrophe : « Vérité », « Probité », « Ô Gloire » (noter l’interjection), jusqu’à la Liberté
qui rompt le schéma syntaxique (apostrophe suivie du C.O.D.) pour venir terminer le poème
sur une exclamation (« Ton pain noir, Liberté ! »). Le « pain » sera de même successivement dur,
sec, bis et noir, variations sur le pain des misérables (par opposition au pain blanc des riches) et
peut-être aussi gradation avec la note funèbre introduite par la couleur noire, brandie comme
un drapeau à la fin du poème. La nature musicale de ce chant de la liberté se retrouve en outre
dans les jeux de sonorités : parenté phonique dans « Mangez, moi je », allitérations qui imitent
l’éclat sonore des trompettes de Jéricho (« L’opprobre est une lèpre et le crime une dartre »). À
une exception près (la rime en [bi] de la troisième strophe), toutes les rimes ou les mots à la rime
comportent le son [r].
• La danse des interlocuteurs
Le poème est une viru lente invective. Le « je » fortement asséné dans le refrain (« moi je »)
interpelle dans chaque quintil une composante corrompue de la société impériale : les « courtisans », les hommes d’affaires (le banquier et l’usurier) et la police, les soldats et le peuple des
faubourgs. Pour rappeler ces interlocuteurs à l’ordre, le poète se tourne vers les idées personnifiées (Vérité, Liberté…). La variété de l’interlocution est enfin renforcée par une énonciation
ironique – le « je » se faisant l’écho des paroles mensongères : « César très bon, très grand, très
pur » et invitant par antiphrase les profiteurs à poursuivre leurs exactions (« Laissez le pauvre
en pleurs », « Engraissez-vous », « Chantez », « Et vive l’empereur et vive le salaire ! »). C’est en
ce sens ironique qu’on peut également commenter l’emploi du pronom « on » (« on trinque, on
boit », « on va »).
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• L’orgie satirique
La chanson dénonce le Second Empire par le topos satirique de l’orgie, fréquent dans l’Antiquité (voir Pétrone par exemple et le festin de Trimalcion) et dont on trouve ici des traces
dans le terme « César ». L’orgie carnavalise le pouvoir et le réduit aux fonctions du ventre et
de l’appétit, élevés à la dignité décadente d’idoles. Zeugmes et antithèses dénoncent la perversion d’une société qui met sur le même plan le vin de Chypre et la honte (1re strophe) et
remplace la fierté par l’argent (4e strophe). Rien d’étonnant à ce que le second vers du poème
insiste sur le motif hugolien de la bouche, celle de l’homme qui rit, ici du tyran au rire de Satan
(voir L’ homme a ri). On peut remarquer d’ailleurs que le champ lexical du vin confère un ordre
au poème, même si cet ordre est celui d’un gaspillage croissant : le vin qu’il s’agit de boire dans
la 1re strophe se mêle au sang dans la 3e et « jaillit », pour enfin dans la dernière strophe par venir
à « gris[er] » le peuple.
On pourra inviter les élèves à mettre ce poème en regard avec le motif de l’orgie dans Les Châtiments (la note 1 de la page 74 renvoie aux poèmes où le motif apparaît), ou encore à montrer
comment ce motif de la fête impériale trouve une évocation roma nesque dans Les RougonMacquart (La Curée, Nana…).
• Stella, VI, XV, p. 298-299.
Si le premier poème étudié appartenait à la veine satirique du recueil, Stella offre en contrepoint
une sortie hors du carnaval et une promesse de lumière (l’annonce de Lux). À travers la contemplation de l’étoile du matin, nous touchons à la philosophie hugolienne qui sent la présence
divine dans la nature et veut croire en une « Fin de Satan ».
• Un récit allégorique
Ce long poème de 42 vers en rimes suivies commence par un récit au passé : « Je m’étais
endormi » (v. 1), « J’ouvris les yeux, je vis » (v. 3), « J’entendis » (v. 26). Dans la première moitié
du poème, le poète est le témoin (passé simple) du spectacle de la nature (imparfait de description, mais qui peut aussi traduire la durée et l’éternité cosmiques). Dans la seconde moitié (à
partir du v. 24), le poète est l’interlocuteur, l’auditeur (« une fleur » « me dit », v. 23-24, « J’entendis une voix », v. 26). Au tableau succède alors le discours prophétique adressé aux nations, au
cosmos, aux « penseurs » et aux « esprits » par « une voix qui venait de l’étoile ». Du passé, on
passe au présent (« je suis ») et à l’impératif : la prosopopée de l’étoile correspond à un éveil.
• La conception de la nature
Le tableau de la nature est construit à partir de contrastes de lumière qui opposent le champ
lexical très abondant de la clarté à celui de la nuit (« resplendissait », « l’astre éclatant », « clarté »,
« s’illuminait »… / « il faisait nuit », « l’ombre régnait », « le navire était noir », « l’ombre levait
son voile ») : le poème raconte une Genèse, la victoire du jour sur la nuit. Cette victoire est aussi
celle de la parole sur le rugissement (v. 18-19). La nature est personnifiée. Active, elle prend
l’initiative (« Un vent frais m’éveilla », v. 2) et se révèle au poète comme une force sensuelle :
on notera les expressions qui introduisent le toucher (« molle », v. 5, le « duvet », v. 7) ou celles
qui invitent à voir en l’étoile une déesse féminine, nouvelle Vénus (« charmante », « ineffable
amour », « le lion Océan est amoureux de moi »). Cette nature, enfin, est douée d’une âme,
terme central ici, mis en valeur par la césure et la succession du son [a] : « On croyait voir une
â // m(e) à travers une perle » (v. 10).
• Une mythologie de la poésie
L’étoile du matin est avant tout une Parole, parole prophétique qui se réclame de la mythologie
chrétienne (David et sa fronde, Moïse ou Dante) et annonce la libération. Elle apparaît comme
une puissance de convergence (tous les éléments de la nature se tournent vers elle), de rachat
(celui du peuple océan, coupable de complicité passive dans Les Châtiments), qui s’exprime par
la métaphore filée du feu (« brill[er] », « je suis la Poésie ardente », « allumez-vous prunelles ! »).
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On étudiera en particulier l’accentuation à partir du v. 33, les discordances entre les schémas
métriques et les schémas syntaxiques, pour mettre en valeur cette parole performative de la
résurrection.
Perspectives d’analyse
Histoire et épopée
Les Châtiments mettent en poèmes une Histoire de l’Empire : celle du Second Empire bien sûr,
raconté dans le coup d’État qui l’inaugure (à cet égard, on peut faire dia loguer les poèmes avec
la prose pamphlétaire de Napoléon-le-Petit), mais aussi, en creux, celle du Premier Empire.
Hugo rappelle la légende napoléonienne et ce qui a fait de son Histoire une épopée, l’héroïsme
des combats où l’humble soldat, par son courage et son abnégation, participe à une entreprise
collective sous le regard attentif de Dieu. Le « Second » Empire sera donc la parodie du premier,
plutôt qu’une anti-épopée, une épopée à l’envers. Cette régression de l’Histoire n’inva lide pourtant pas la confiance de Hugo dans la marche de l’humanité vers le bien. Le Second Empire est
aussi le châtiment et le rachat du Premier.
Autrefois : L’épopée des Soldats de l’an II
• Les références à Bonaparte et aux conquêtes de l’armée révolutionnaire : « Ô soldats de l’an
deux ! ô guerres ! épopées ! » (II, VII, p. 104).
• Elles s’enracinent dans une histoire familiale : « C’est pour toi que mon père et mes oncles
vaillants / Ont répandu leur sang dans ces guerres épiques ! » (VI, I, p. 252).
• Pourtant, si Hugo insiste sur la grandeur de l’Empire, il le saisit au moment de son effondrement (la retraite de Russie, Waterloo et Sainte-Hélène dans L’Expiation, p. 234-248) et dans des
poèmes en diptyques où le passé légendaire est subverti par le présent corrompu. La grandeur de
Napoléon Ier est inséparable de l’effondrement de l’Empire et de la parodie du neveu.
Aujourd’hui : L’épopée à l’envers, Napoléon-le-Petit
• L’écriture de l’événement : le 2 décembre, les massacres du Faubourg Montmartre ou de la
rue Tiquetonne le 4 décembre (I, IV, Aux morts du 4 décembre et le très célèbre Souvenir de la
nuit du 4, II, IV).
• « Il parodie / Napoléon » (III, I, Apothéose, p. 120). « Nous nous partagerons, mon oncle
et moi, l’histoire » […] / « Le nain grimpe au géant. Je lui laisse sa page, / Mais j’en prends le
verso » (Nox, III, p. 33).
• L’Histoire comme régression. L’égout de l’Histoire : L’histoire a pour égout des temps comme
les nôtres » (III, XIII) ; L’Égout de Rome, VII, IV. Si noire que la critique a pu parler d’une « épopée
noire » (Albouy), union du féroce et du gargantuesque.
Demain : Penser l’Histoire dans une philosophie du progrès
• L’Expiation, V, XIII : la récupération dialectique. Napoléon Ier, puni par Napoléon III, expie le
coup d’État du 18 brumaire et la trahison de la Révolution. La régression historique a donc un
sens, dont Dieu est le garant.
• Le cheminement vers la lumière : les proscrits, « germes » de l’avenir (p. 339). On se reportera
aux poèmes philosophiques du recueil, Force des choses (VII, XII) et Lux qui « inaugur[e] le style
de la prophétie hugolienne et constitu[e] le premier grand poème eschatologique de la poésie
de l’exil » (P. Albouy).
La satire
« Je contemple nos temps ; j’en ai le droit, je pense. / Souffrir étant mon lot, rire est ma récompense » (VI, V, Éblouissements). Si Hugo dénonce la fête impériale, son style satirique est plus
proche de Juvénal que d’Horace, non sans donner à l’indignation du poète latin la finalité apocalyptique (détruire pour révéler) des prophètes. Pour étudier les procédés et les enjeux de la satire
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chez Hugo, on pourra compléter l’exposé par un groupement de textes qui comprendrait une
satire de Juvénal (Satire 1 en particulier, « Indignatio facit versus »), une fable de La Fontaine et
un passage des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné.
La satura comme mélange
Étymologiquement, la satura en latin est « macédoine, mélange » : thèmes, tons, formes métriques répondent dans Les Châtiments à cet art de la surprise et de la diversité.
La satire par les métamorphoses
• La caricature : le grossissement des traits, l’hyperbole, l’invention verbale (celle des métaphores-appositions, le « dogue Liberté », le « bœuf Peuple »…).
• Le bestiaire et les fables : Napoléon « loup » (VI, XI), hibou ou perroquet tandis que la
conscience est un « chien qui s’agite et qui tire sa chaîne » (ibid.) Les Trois Chevaux, VI, XVI ou
La Caravane, VII, VIII.
• Le burlesque (style bas pour sujet noble) : Napoléon III en Cartouche, Mandrin, Robert
Macaire… Le coup d’État est raconté comme le complot d’un voleur de grand chemin (Cette
nuit-là, I, V ; On loge à la nuit, IV, XIII).
• Le carnaval : les scènes d’orgie, banquets, orchestres, danses macabres / le monde à l’envers
(grand / petit ; haut / bas). Du burlesque (jeu littéraire), on passe au grotesque qui mêle l’horrible et le bouffon. La théâtralité est dégradée du côté de l’histrion, quand le règne se fait « mascarade », où l’atroce se joint au burlesque. Importance des références à la Rome impériale. La
dégradation de la fête en festin tyrannique.
La satire comme châtiment divin
La satire indissociable de la prophétie.
• Les diptyques, composés de tableaux antithétiques, suggèrent une géographie des Enfers. Par
exemple dans Joyeuse Vie, le poème des caves de Lille, III, IX, p. 141-146.
• L’allégorie (personnification de l’abstrait) suppose l’existence d’entités idéales au nom desquelles s’exerce la satire. Voir l’importance des prosopopées, le dialogue d’allégories de Confrontations, I, XV ou de Tout s’en va, V, IV.
Hugo
et la révolution
poétique
En introduction aux innovations poétiques de Hugo, on pourra donner aux élèves des extraits
de « Réponse à un acte d’accusation » (Les Contemplations, I, VII).
Le vers
• La « dislocation » de l’alexandrin ou plus exactement son assouplissement : l’alexandrin
« romantique » n’invalide pas la césure à l’hémistiche (6//6) mais ajoute des coupes ternaires
(4/4/4). La position de Hugo par rapport au vers (voir la préface de Cromwell ) n’implique pas
le rejet de l’alexandrin, mais la coexistence de plusieurs rythmes.
• À la question de l’accent s’ajoute celle des enjambements, rejets et contre-rejets. La métrique
hugolienne travaille les discordances entre la syntaxe et le vers, entre la syntaxe et le schéma
rythmique.
• H. Meschonnic parle d’une « suraccentuation » dans Les Châtiments, tant les coupes secondaires sont nombreuses et fortes. Voir l’exclamation (l’interjection, l’apostrophe…).
L’extension du langage poétique
• La révolution romantique met en jeu le lexique (le mot propre contre la périphrase). Refuser
la censure du vocabulaire, le beau langage. Ne pas reculer devant le bas, le familier, l’obscène. Ce
regard renouvelé sur la langue poétique intègre la langue parlée, populaire, voire l’argot.
• Le poétique ne devient pas prosaïque : « tout » devient poésie.
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La variété des formes poétiques
La multiplication des formes poétiques (mètres, rimes et strophes) a valeur expérimentale dans
les renouvellements de la poésie au XIX e siècle. On distinguera donc :
• les poèmes strophiques ou non ;
• les poèmes iso- ou herérométriques. Avec des jeux par exemple sur le vers de deux syllabes
(dès les Odes et Ballades ou Les Orientales et aussi chez Musset). Ou les douze « chansons » du
recueil ;
• l’importance de la typographie. Le décrochement du vers, habituel au théâtre, n’apparaissait
pas dans la poésie d’avant l’exil. On le trouve dans L’Égout de Rome (VII, IV) ou le dialogue Le
Bord de la mer (III, XV) : le rythme vient en plus de la métrique (puisque le décrochement ne
correspond pas à la césure).
Exercices, recherches et travaux
Exposés
ou lectures
méthodiques
• Le Poète, personnage des Châtiments.
À quel(s) espace(s) est-il associé ? Quelles fonctions lui sont attribuées ?
• Y a-t-il une violence légitime ? La vengeance dans Les Châtiments.
Le refus du sang versé est un leitmotiv : Non, III, XVI, ou Sacer esto au début du livre suivant.
Déplacement de la violence physique vers la violence verbale, légitime, elle.
• Dia logues, discours, théâtre… la polyphonie des Châtiments.
J.-M. Gleize et G. Rosa insistent sur l’adresse, la prédominance de la fonction conative et soulignent que Napoléon III est interlocuteur plus que sujet. De même, de nombreux personnages
prennent la parole dans les poèmes.
• Le peuple dans Les Châtiments.
L’interlocuteur, la victime et aussi le coupable d’avoir voté « Oui » pour le plébiscite.
• Femmes, famille, fraternité dans Les Châtiments.
De l’hommage rendu aux femmes, que soulignait Aragon (Pauline Roland, V, XI, Les Martyres,
VI, II, Aux femmes, VI, VIII) aux allégories et à l’utopie sociopolitique, la féminité et la famille
proposent une redéfinition du lien social : dans Nox, par exemple, la Révolution est la fille de
l’Humanité ; le poète lance un appel à la « fraternité pure » comme « loi sainte du Christ » associée au progrès (p. 43).
• Ouverture sur d’autres œuvres : comparer le Waterloo des Châtiments à celui des Misérables,
II, I, Le Livre de Poche, t. I, no 9633. [Pour l’épopée napoléonienne, étudier en parallèle le
tableau de Gros, Le Champ de bataille d’Eylau (1808).]
Disser tations
• Dans une lettre à l’éditeur de Napoléon-le-Petit, Hetzel, Victor Hugo annonce en ces termes
le manuscrit des Châtiments : « Nap.-le-Petit est violent. Ce livre-ci sera violent. Ma poésie est
honnête, mais pas modérée. » Vous commenterez Les Châtiments à la lumière de ces propos.
• « J’écris ceci en marge d’un grand drame. Ce drame, c’est celui de la France : tant de fois saignée, saignante encore, assise dans ses ruines où s’inventent des chants et se peignent des rêves,
en proie aux mille déchirements des intérêts sordides, avec ce cœur indompté qu’on appelle le
peuple, sans cesse humiliée et toujours orgueilleuse. »
• En 1952, Aragon ouvre par ces lignes une anthologie de la poésie hugolienne, publiée sous
le titre Avez-vous lu Victor Hugo ? En quoi ce qu’il écrit en 1952 pourrait-il concerner tout aussi
bien le poète des Châtiments ?
Myriam ROMAN