Troubles prosodiques chez les personnes atteintes d
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Troubles prosodiques chez les personnes atteintes d
45e Année Mars 2007 Trimestriel N° 229 ph o o co ral, no la ns p log pa be ci er ie ce ro , t en ce , al pt le, ro ce pti pa di tér ion an ub p on ro le ho d le al o tio e, ati a , , lo s l a n o y e dy n m n u s n o sc pe gi te sa d otr s p dit e p mo log la lan ie rc e, pa ur, rth u ici h ive er te iq p ga n e au rc o ri la té on , ce ur ue aro ge tro ce pti tis ou rth e, ng ve éti int pt s , s le an ub p o le h m rs o- ap ag rb qu ell ive de yl , au alys s on e, d ph p e al es ig , p l r , e i i a di e m pa agn on ent d , p , pr bili erph tiv pe ot ra os ie, iss ysp ro os té, on e, rc ly tiq é ag h du oé t i n ep s i u va e a c v e r iq t e si e e lu e b a ue l l i , m cé su at o , e , l e , s, g ré rd ion br ité , t i s d y p r pr al , s s o e, év ag p h a du al e si u e su a t i m o , rd o - Projet2 19/03/07 15:32 Page 1 Fondatrice : Suzanne BOREL-MAISONNY Parole(s) : aspects perceptifs et moteurs Rééducation Orthophonique Rencontres Données actuelles Examens et interventions Perspectives Fédération Nationale des Orthophonistes texte 229 19/03/07 15:17 Sommaire Page 1 mars 2007 N° 229 Rééducation Orthophonique, 145, Bd Magenta, 75010 Paris Ce numéro a été dirigé par Françoise Coquet, orthophoniste PAROLE(S) : ASPECTS PERCEPTIFS ET MOTEURS « Parler, c’est marcher devant soi » Raymond Queneau 1. La perception de la parole et l’acquisition de la phonologie, Sharon Peperkamp, Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique (EHESS/CNRS/DEC-ENS) Paris 2. Phonologie : notions complémentaires pour la pratique orthophonique, Françoise Coquet, orthophoniste, Douai 1. Initialiser l’acquisition du lexique et de la syntaxe, Séverine Millotte, Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique, EHESS-ENS-CNRS Paris, Département d’Études Cognitives, ENS Paris, Laboratoire de Psycholinguistique Expérimentale, Genève, Savita Bernal et Anne Christophe, Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique, EHESS-ENS-CNRS Paris, Département d’Études Cognitives, ENS Paris 2. Rôle de la syllabe dans la production de la parole : évidences psycholinguistiques et neurolinguistiques Marina Laganaro, Service de Rééducation, Hôpitaux Universitaires de Genève 3. Qualité et efficacité de l’audition restituée par l’implant cochléaire chez des enfants sourds porteurs d’un implant depuis plus de 10 ans, Martine Sillon, orthophoniste, Palavas les flots, Alain Uziel, Adrienne Vieu 4. Sensibilité phonologique et apprentissage de la lecture, Jean Ecalle, Annie Magnan, Laboratoire Étude des Mécanismes Cognitifs / Dynamique du Langage, UMR-CNRS 5596 Université Lyon 2 3 17 27 39 47 61 1 texte 229 19/03/07 15:17 Page 2 1. Définition, classification et évaluation des dysarthries Pascal Auzou, médecin neurologue, Service d’Explorations Fonctionnelles Neurologiques, Fondation Hopale, Berck sur mer 2. La prise en charge des dysarthries Véronique Rolland-Monnoury, orthophoniste, Rosporden 3. La dysarthrie de l’enfant avec Paralysie Cérébrale – Rééducation – Impact des moyens alternatifs de communication sur la parole naturelle, Catherine Grosmaître, orthophoniste, Hôpital National Saint Maurice, Service de Pathologies Neurologiques Congénitales, Saint Maurice 4. Évaluation du domaine « Phonologie » lors du bilan de langage oral Françoise Coquet, orthophoniste, Douai 5. Représentations phonologiques et dysphasie Christelle Maillart, Département des Sciences Cognitives, Troubles développementaux du langage, Université de Liège 6. Troubles prosodiques chez les personnes atteintes d’autisme Nathalie Courtois, orthophoniste, CAMSP et Centre Ressources Autisme, CHU Tours 7. Présentation de la Dynamique Naturelle de la Parole et de son application à la rééducation des difficultés de parole Christine Ferté, orthophoniste, Corbie 8. La rééducation de la conscience phonologique Guillemette Bertin-Stremsdoerfer, orthophoniste, Douai 1. L’étude comparative de la perception de la parole : nouveaux développements, Franck Ramus, Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique (EHESS/CNRS/DEC-ENS) Paris 2. Production et jugement des liaisons obligatoires chez des enfants tout-venant et des enfants atteints de troubles du langage : décalages développementaux et différences interindividuelles, Jean Pierre Chevrot et Aurélie Nardy, LIDILEM, Université Grenoble 3, Stéphane Barbu, EVE, Université Rennes 1 et CNRS, Michel Fayol, LAPSCO, Université Blaise Pascal et CNRS, Clermont Ferrand 75 87 103 113 127 139 155 169 181 199 221 2 texte 229 19/03/07 15:17 Page 3 La perception de la parole et l’acquisition de la phonologie Sharon Peperkamp Résumé La structure sonore de notre langue maternelle influence la façon dont nous percevons les sons du langage. Dans cet article, nous allons voir en quoi consiste cette influence. En plus, nous abordons la question de savoir comment la connaissance tacite de la phonologie de notre langue est exploitée lors de la reconnaissance des mots. Enfin, nous allons voir comment sont perçus les sons du langage à la naissance, et quand et comment les nourrissons acquièrent la structure sonore de leur langue. Mots clés : phonologie, perception de la parole, acquisition précoce. Speech perception and the acquisition of phonology Abstract The sound structure of our native language influences the way in which we perceive speech sounds. In this article, we will consider the nature of this influence. Moreover, we will examine how implicit knowledge of our native language’s phonology is used for the purposes of word recognition. Finally, we will consider how speech sounds are perceived at birth, and when and how infants acquire the sound structure of their language. Key Words : phonology, speech perception, early acquisition Rééducation Orthophonique - N° 229 - mars 2007 3 texte 229 19/03/07 15:17 Page 4 Sharon PEPERKAMP Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique (EHESS/CNRS/DEC-ENS) 5 rue d’Ulm 75005 - Paris Courriel : [email protected] ♦ Notions de phonolo gie Phonèmes L es unités sonores de base sont les consonnes et les voyelles, ou phonèmes. Toutes les langues n’utilisent pas les mêmes phonèmes. Ainsi, tandis que les langues qui ont cinq voyelles (/i,u,e,o,a/ ) sont les plus répandues, le français ne compte pas moins de 14 voyelles. On peut donc trouver des longues séries de mots qui ne se distinguent que quant à leur voyelle, comme dit, dé, dès, du, deux, doux, dos, donc, dans. Le nombre de consonnes varie également à travers les langues : le rotokas, une langue de Papouasie Nouvelle Guinée, n’a que six consonnes, alors que le xhosa, une langue bantoue parlée en Afrique du Sud, en a presque dix fois plus. Ici, le français se trouve plutôt dans la moyenne, ayant 20 consonnes. En dépit de ces grandes variations, certaines régularités peuvent être observées concernant la présence des phonèmes à travers les langues. Par exemple, presque toutes les langues ont au moins les trois voyelles dites cardinales, /i/, /u/ et /a/. Pareillement, l’écrasante majorité des langues contrastent au moins les consonnes /p/, /t/, /k/, /m/, et /n/. Tons De très nombreuses langues distinguent les mots non seulement par leurs phonèmes mais également par leurs t o n s . Dans ces langues, une même séquence de phonèmes, prononcée avec des tons différents, peut avoir des sens différents. En chinois mandarin, par exemple, la séquence ma signifie ‘mère’ (ton haut), ‘chanvre’ (ton ascendant), ‘cheval’ (ton descendant-ascendant), ou ‘injurier’ (ton descendant). Pareillement, il y a des langues dans lesquelles l’accent tonique est contrastif, et où deux mots différents peuvent se distinguer uniquement en ce qui concerne la position de l’accent tonique. C’est le cas de l’italien, où ´ancora , avec l’accent sur la première syllabe, signifie ‘ancre’, et an´cora , avec l’accent sur la deuxième syllabe, signifie ‘encore’. Enfin, les langues peuvent utiliser des différences de longueur de façon contrastive. Ainsi, 4 texte 229 19/03/07 15:17 Page 5 en finnois, puro ‘ruisseau’ et puuro ‘porridge’ se distinguent uniquement en ce qui concerne la longueur de la première voyelle, tandis que dans les mots italiens, pala ‘pelle’ et palla ‘boule’, la différence porte sur la longueur de la deuxième consonne. Il est à noter que le français n’utilise ni les tons, ni l’accent, ni la longueur (ensemble on les appelle les s u p rasegments) pour faire des différences de signification. S t r u c t u r e sylla b i q u e e t c o n t r a i n t e s p h o n o t a c t i q u e s Les langues diffèrent aussi en ce qui concerne leur s t ru c t u re syllab i q u e. En règle générale, une syllabe contient une voyelle et peut contenir une ou plusieurs consonnes. Certaines langues n’ont que des syllabes de type dit CV, comprenant une seule consonne (C) suivie d’une voyelle (V), tandis que d’autres, dont l’anglais, permettent des structures syllabiques beaucoup plus compliquées, allant jusqu’à CCCVCCC (comme dans le mot strenghts /stɹεŋθs/ ‘forces’). A travers les langues, on observe que les répertoires des types de syllabes montrent certaines régularités. Ainsi, les langues qui ont des syllabes complexes ont aussi des syllabes plus simples. Outre des syllabes de type CCCVCCC – qui sont en fait extrêmement rares – l’anglais a donc aussi des syllabes de type CV, CVC, CCVC, CVCC, etc. Enfin, les langues posent des restrictions sur l’agencement des phonèmes dans les mots et les syllabes. Ces restrictions sont connues sous le nom de c o n t r aintes phonotactiques. En français, par exemple, aucun mot ne commence par /tl/, et la voyelle /ɔ/ (o-ouvert, comme dans botte) se trouve uniquement dans des syllabes fermées, c’est-à-dire des syllabes qui se terminent par une consonne. A nouveau, on observe des régularités à travers les langues. Par exemple, beaucoup de langues posent des restrictions sur les consonnes qu’on peut trouver en fin de syllabes. Or, c’est souvent les mêmes consonnes qui sont permises dans cette position, en particulier les nasales. Phénomène de coarticulation Toutes les observations ci-dessus concernent des propriétés phonologiques statiques. Or, lorsque les phonèmes sont agencés pour former des syllabes, les syllabes pour former des mots, et les mots pour former des phrases, des processus phonologiques peuvent intervenir et ainsi changer la structure sonore. Certains de ces processus agissent sur les phonèmes, d’autres sur les suprasegments, et d’autres encore sur la structure syllabique. Par exemple, en français, le phonème /r/ est réalisé de deux façons différentes dans les mots poudre et poutre. Dans les deux cas, il s’agit d’une fricative uvulaire, mais dans poudre, elle est sonore, c’est-à-dire qu’elle est produite avec vibrations des cordes vocales, tandis que dans poutre, elle est sourde, c’est-à-dire produite sans 5 texte 229 19/03/07 15:17 Page 6 vibrations des cordes vocales. Le son sonore, [ʁ], est celui par défaut, et le son sourd, [χ], se produit uniquement à côté d’une consonne qui est elle-même sourde, comme le [t] de poutre. [En phonologie, on écrit les phonèmes entres barres obliques et leurs réalisations phonétiques entre crochets]. On dit que le phonème /r/ s’assimile en ce qui concerne le voisement à la consonne précédente. Le français a un deuxième processus d’assimilation de voisement qui, lui, concerne les obstruantes. Celles-ci peuvent être soit sourdes (/p,t,k f,s,ch/) soit sonores (/b,d,g,v,z,j/). Or, dans les suites d’obstruantes, la première prend le trait du voisement de la deuxième. Ainsi, une robe sale se prononce typiquement avec la suite [ps] au lieu de [bs]. A travers les langues, on trouve une grande variété de processus phonologiques, dont la plupart peuvent cependant être classés d’après seulement quelques principes de base. En particulier, les processus d’assimilation sont très répandus. Ils sont dus au fait que l’articulation d’un son tend à se chevaucher partiellement avec celle des sons qui l’entourent, un phénomène appelé la c o a rticula tion. L’assimilation peut de ce fait concerner le trait du voisement, comme en français, mais aussi d’autres propriétés articulatoires telles que la place d’articulation. Par exemple, en anglais, le mot sweet peut être prononcé avec un [p] final dans sweet boy ([p] et [b] étant tous les deux labiaux), et avec un [k] final dans sweet girl ([k] et [g] étant vélaires). En résumé Les langues diffèrent considérablement en ce qui concerne leurs répertoires de phonèmes et de suprasegments, leurs structures syllabiques et contraintes phonotactiques, et leurs processus phonologiques. Toutes ces différences influencent la façon dont les locuteurs natifs de langues différentes perçoivent les sons de la parole. En plus, les locuteurs utilisent leurs connaissances tacites de la structure sonore de leur langue lors du traitement des mots et des phrases. C’est ces deux aspects de la perception de la parole que les chercheurs ont abordé dans des études expérimentales depuis les années soixante-dix. ♦ L a p e rce p t i o n d e l a p a role F i l t re phonolo gique Nous avons tous des difficultés à prononcer des mots des langues étrangères qui ont des phonèmes, des suprasegments, ou des agencements de consonnes que notre langue maternelle n’a pas. Par exemple, les français ont du mal à apprendre la voyelle du mot anglais ship ‘bateau’ (qui n’est pas la même que celle dans sheep ‘mouton’), les tons des mots chinois, et certaines suites consonantiques dans les mots des langues slaves (comme dans le nom de la ville 6 texte 229 19/03/07 15:17 Page 7 polonaise Gdánsk). Autour de 1930, des linguistes de l’Ecole de Prague comme Polivanov et Troubetzkoy avaient observé que ces problèmes avec les sons étrangers se manifestent même lorsqu’on écoute une langue étrangère : nous avons du mal à percevoir correctement les sons et les structures sonores qui n’apparaissent pas dans notre langue. Pour expliquer ce phénomène, ils introduisaient la notion du fi l t re phonologique. Ce filtre aurait comme effet que nous percevons tous les sons du langage en termes de sons et de structures sonores de notre langue maternelle. L’existence d’un tel filtre phonologique a été confirmée plus récemment dans de nombreuses expériences faites par des psycholinguistes. Dans ces expériences, les chercheurs utilisent typiquement des tâches de discrimination pour étudier l’impact de la phonologie de la langue maternelle sur la perception du langage. Par exemple, on entend deux sons et il faut dire s’ils sont identiques ou bien différents. Ou encore on entend deux sons différents, suivis d’un troisième qui est identique soit au premier soit au deuxième, la tâche étant d’indiquer cette correspondance. Il a ainsi été démontré que les japonais ont beaucoup de mal à distinguer les phonèmes liquides /l/ et /r/ de l’anglais, puisqu’ils les perçoivent tous les deux comme la seule liquide qui existe en japonais (Goto 1971). Ces difficultés persistent chez les japonais qui ont appris à parler l’anglais (Takagi & Mann 1995), et même un entraînement intense de plusieurs semaines ne rend pas les performances des japonais égales à celles des locuteurs anglais natifs (Takagi 2000). Un cas non moins intéressant est celui étudié par Christophe Pallier et deux collègues espagnoles. Ils ont démontré que le contraste catalan entre les voyelles /e/ (e-fermé) et /ε/ (e-ouvert) est très difficile à percevoir pour les locuteurs natifs de l’espagnol ; l’espagnol, en fait, n’a pas la voyelle /ε/ et les espagnols la perçoivent comme leur voyelle /e/ (Pallier, Sebastián-Gallés & Bosch 1997). Ce qui rend cette étude particulièrement intéressante est le fait que les participants habitaient à Barcelone, ville catalane, et parlaient couramment le catalan qu’ils avaient appris dès leur entrée à l’école. Ce résultat montre donc à quel point l’influence de la langue maternelle sur la perception du langage est persistante, en d’autres termes, à quel point le système phonologique manque de plasticité. Cependant, il semble que l’on peut intégrer un nouveau système phonologique aussi bien que les locuteurs natifs de cette langue, à condition de ne plus utiliser sa langue maternelle, voire de l’oublier complètement… Dans une autre étude, Christophe Pallier et ses collaborateurs ont en effet observé que des coréens natifs qui ont été adoptés en France pendant leur enfance ne semblent avoir aucun problème avec les sons français qui n’existent pas en coréen ; en revanche, ils montrent les mêmes difficultés que les français natifs pour percevoir des contrastes qui existent en coréen mais pas en français (Pallier et coll., 2003 ; 7 texte 229 19/03/07 15:17 Page 8 Ventureyra, Pallier & Yoo, 2004). La particularité de ces adoptés est qu’ils avaient totalement oublié le coréen, langue qu’ils n’avaient plus jamais entendue depuis leur arrivée en France. L’observation qu’ils n’ont aucun problème avec les sons du français doit encore être vérifiée expérimentalement. Si elle l’est, la conclusion qui s’impose est que ces adultes adoptés ont bel et bien remplacé leur langue maternelle, le coréen, par leur deuxième langue, le français. Enfin, il est à noter que les locuteurs ont également du mal à percevoir la distinction entre deux sons qui existent dans leur langue mais qui ne sont pas utilisés de façon contrastive. Par exemple, nous avons vu plus haut que le français a deux sons, [χ] et [ʁ], qui diffèrent uniquement quant au voisement et qui sont tous les deux des réalisations du phonème /r/. Or, il a été démontré que les français ont du mal à percevoir la distinction entre ces deux sons (Peperkamp, Pettinato & Dupoux 2003). Evidemment, ce n’est pas le voisement en soi qui serait difficile à percevoir, puisque les français n’ont aucun mal à percevoir la distinction entre, par exemple, les sons [p] et [b], qui eux aussi se distinguent uniquement quant au voisement. Ce qui explique en revanche la difficulté avec [χ]-[ʁ] est le fait que, contrairement à [p]-[b], ce contraste ne sert jamais à différencier deux mots du français. C’est-à-dire, il n’y a pas d’équivalent des paires de mots comme pain et bain, et où la seule différence porterait sur la présence de [χ] versus [ʁ]. Les problèmes que nous avons avec la perception des langues étrangères ne se limitent pas aux phonèmes et leurs réalisations. Tous les aspects phonologiques de la langue maternelle sont en fait présents dans le filtre phonologique. Concernant les suprasegments, il suffit de regarder quelques résultats concernant les français, qui, rappelons-nous, n’en utilisent aucun. Des expériences récentes par les équipes d’Emmanuel Dupoux et de Pierre Hallé ont montré que les français ont du mal à percevoir l’accent tonique de l’espagnol (Dupoux et coll. 1997), les voyelles longues du japonais (Dupoux et coll. 1999), et les tons du mandarin (Hallé, Chang & Best 2004). Concernant la phonotactique, les français ont des problèmes à percevoir des mots qui commencent par les suites /tl/ et /dl/, qu’ils confondent avec /kl/ et /gl/ (Hallé & Best, à paraître). Ce phénomène s’explique par le fait qu’en français, il n’y a pas de mots commençant par /tl/ et /dl/, tandis que /kl/ et /gl/ sont des débuts possibles (comme dans clé, glisser). Enfin, l’influence de la structure syllabique peut être illustrée par un exemple assez spectaculaire, celui des japonais qui entendent des voyelles là où il n’y en a pas. En japonais, presque toutes les syllabes sont ouvertes, c’est-àdire se terminent par une voyelle, et la voyelle ne peut être précédée que d’une seule consonne. Lorsqu’un mot d’une autre langue est emprunté, des voyelles sont insérées afin de le rendre conforme à la structure syllabique du japonais. 8 texte 229 19/03/07 15:17 Page 9 Ainsi, le mot anglais Christmas, qui en anglais est prononcé /krisməs/ et qui a donc la structure syllabique CCVC.CVC, est devenu kurisumasu en japonais, avec comme structure syllabique CV.CV.CV.CV.CV. Comme l’ont démontré Emmanuel Dupoux et ses collaborateurs, les japonais insèrent des voyelles pas seulement lorsqu’ils prononcent des mots étrangers mais aussi lorsqu’ils les entendent : le filtre phonologique fait en sorte qu’ils perçoivent des voyelles illusoires dans les mots qui ne sont pas conformes à la structure syllabique du japonais (Dupoux et coll. 1999). Reconnaissance des mots La présence d’un filtre phonologique qui nous empêche, lors de l’écoute d’une langue étrangère, de percevoir correctement les sons et les structures sonores qui ne sont pas utilisés dans notre langue n’est pas la seule manifestation de nos connaissances phonologiques tacites. Les recherches ont également démontré que nous utilisons ces connaissances lors du traitement de notre langue maternelle, afin de reconnaître les mots. Premièrement, la reconnaissance des mots dans les phrases implique un problème de segmentation : contrairement au langage écrit, où les mots sont séparés par des blancs, le langage oral ne contient pas de pauses qui sépareraient les mots les uns des autres. Or, afin de trouver les frontières des mots, les locuteurs utilisent plusieurs stratégies, dont certaines sont spécifiques à la langue (voir Jusczyk 1999 pour un résumé). Par exemple, puisqu’en français, l’accent tonique est final, les locuteurs français peuvent postuler des frontières de mot après les syllabes accentuées. Ou bien, sachant que les mots ne peuvent ni commencer ni finir par /tl/, ils peuvent postuler une frontière de mot à l’intérieur des suites /tl/, comme dans elle ratte le train. Ou encore, puisque la place d’articulation de /k/, qui normalement est vélaire, devient palatale lorsque cette consonne est suivie de /i/ à l’intérieur d’un mot, ils peuvent postuler une frontière de mot à l’intérieur des suites /ki/ si la consonne maintient son articulation vélaire : comparez maquis ra re, où la suite /ki/ se trouve à l’intérieur d’un mot et la place d’articulation de /k/ est donc palatale, avec lac iranien, où la même suite chevauche une frontière de mot et l’articulation de /k/ est vélaire. Deuxièmement, la reconnaissance des mots implique un processus d’activation multiple. Lorsqu’on entend le début d’un mot, tous les mots dans notre lexique mental qui commencent par ce fragment sont activés, c’est-à-dire prêts à être reconnus. Au fur et à mesure que le mot se déroule, des candidats qui ne sont plus en accord avec le son sont désactivés, jusqu’à ce qu’un seul mot reste activé et soit donc reconnu. Or, lorsqu’un phonème a différentes réalisations en fonction du contexte, nous utilisons notre connaissance concernant la distribu- 9 texte 229 19/03/07 15:17 Page 10 tion de ces réalisations pour contraindre l’activation des mots dans le lexique mental. Par exemple, en anglais les voyelles sont nasalisées devant des consonnes nasales ; la voyelle dans pen est donc différente de celle dans pet. En entendant juste le fragment [pε̃], avec la voyelle nasale, les locuteurs anglais devinent que le mot entier peut être pen, penthouse, penny, etc., où la consonne suivante est nasale, mais pas pet, pepper, Peggy, etc., où elle ne l’est pas (Lahiri & Marslen-Wilson, 1991). La présence de la voyelle nasale empêche donc l’activation de tous les mots dont la voyelle n’est pas nasalisée. Troisièmement, les locuteurs compensent pour les processus phonologiques de leur langue afin de reconnaître les mots dans les phrases. Par exemple, nous avons vu plus haut que dans les suites d’obstruantes, la première s’assimile à la deuxième quant au voisement. Or, ce processus ne gêne pas la reconnaissance des mots : les locuteurs français reconnaissent correctement le mot robe dans robe sale lorsque, suivant le processus d’assimilation, il est prononcé avec un [p] final (Darcy et coll., à paraître). Qui plus est, ils ne reconnaissent pas le mot robe prononcé avec un [p] final dans robe noire ; cette prononciation n’est effectivement pas en accord avec l’assimilation de voisement, puisque ce processus ne s’applique pas devant les consonnes nasales telle que /n/. Ces résultats montrent qu’en perception, les français utilisent leur connaissance tacite que /b/ peut être réalisé comme [p] dans certains contextes. En d’autres mots, ils appliquent l’assimilation de voisement à l’envers afin de récupérer les formes sonores de base des mots. Nous avons vu que la perception du langage dépend de la langue maternelle du locuteur, et ce de deux façons. Premièrement, les sons du langage sont perçus à travers un filtre phonologique qui est spécifique à la langue et qui déforme les sons et les structures sonores des langues étrangères. Deuxièmement, les locuteurs natifs utilisent leurs connaissances phonologiques tacites lors du traitement de la langue maternelle afin de reconnaître les mots. Mais qu’en est-il des nourrissons qui n’ont pas encore acquis la langue de leurs parents ? Comment perçoivent-ils les sons de la parole ? Et quand et comment acquièrent-ils la phonologie de leur langue ? Ces questions font l’objet de nombreuses recherches, comme on le verra maintenant. ♦ l’acquisition phonolo gique précoce Sensibilité aux contrastes phonolo giques A la naissance, la perception de la parole n’est pas encore déformée par le filtre phonologique de la langue maternelle et les nourrissons sont sensibles à 10 texte 229 19/03/07 15:17 Page 11 pratiquement tous les contrastes phonémiques qui peuvent exister dans les langues humaines. Cette sensibilité a été démontrée avec la technique dite de succion non nutritive : Les nourrissons tètent une tétine, reliée a un petit appareil qui mesure le rythme et l’amplitude de la succion, ainsi qu’à un ordinateur qui déclenche le son. Chaque fois que les nourrissons tètent, une syllabe est jouée. Au bout de seulement quelques minutes, les nourrissons se rendent compte de la relation entre leur succion et le son. Lorsqu’ils se lassent d’entendre toujours la même syllabe, leur succion baisse ; on change alors de syllabe et on mesure si les nourrissons augmentent leur taux de succion en entendant cette nouvelle syllabe. Si c’est le cas, c’est qu’ils ont perçu la différence entre les deux syllabes. De cette façon, il a été démontré qu’à la naissance, les nourrissons perçoivent la différence entre la plupart des sons, qu’ils soient utilisés dans leur langue maternelle ou pas (voir Jusczyk, 1997, pour un résumé des résultats). Dès la première année de vie, cette sensibilité pour les contrastes phonologiques se modifie. Vers l’âge de six mois, les nourrissons commencent à ne plus percevoir des contrastes vocaliques qui n’existent pas dans leur langue (Kuhl et coll. 1992 ; Polka & Werker 1994), et quelques mois plus tard il en est de même pour les contrastes consonantiques (Werker & Tees 1984). Cette perte de sensibilité est interprétée comme un signe que les nourrissons apprennent les catégories sonores de leur langue maternelle, en d’autres mots, que le filtre phonologique de la langue maternelle s’installe chez eux. Il est d’ailleurs à noter que ces résultats ont été obtenus avec d’autres techniques que la succion non nutritive, qui, elle, est surtout utilisée avec les nourrissons les plus jeunes (voir De Boisson-Bardies 1996). Ap p rentissa ges des suprase gments En ce qui concerne l’apprentissage des suprasegments, les études sont moins nombreuses, mais il semble que le développement est comparable à celui des contrastes phonémiques, avec une sensibilité initiale qui baisse pendant la première année de vie pour les contrastes qui ne sont pas utilisés dans la langue maternelle. Ainsi, il a été démontré qu’à six mois, les nourrissons américains ne se distinguent pas des nourrissons chinois concernant la perception des tons du mandarin : ils n’ont aucune difficulté à discriminer les contrastes tonals. Cependant, à neuf mois, seuls les nourrissons chinois continuent à discriminent ces contrastes, les nourrissons américains ayant appris que dans leur langue, les tons ne sont pas utilisés pour différencier les mots (Mattock & Burnham 2006). Vu ce résultat, on pourrait s’attendre à ce qu’à la naissance, les nourrissons sont également sensibles aux deux autres suprasegmentaux, la durée et l’accent 11 texte 229 19/03/07 15:17 Page 12 tonique, et qu’au cours de la première année de vie, cette sensibilité baisse chez les nourrissons exposés à une langue qui ne les utilise pas, telle le français. Une étude qui vise à tester cette hypothèse pour l’accent tonique est actuellement en cours. Cette étude compare des nourrissons français à des nourrissons espagnols. On s’attend à ce qu’à l’âge de six mois, les deux groupes montrent la même sensibilité pour les contrastes accentuels, tandis que seuls chez les espagnols la sensibilité reste stable. En espagnol, en effet, l’accent tonique est contrastif, comme le montre la paire de mots ´bebe (accentué sur la première syllabe), qui veut dire il ou elle boit, et be´be (accentuée sur la deuxième syllabe), qui veut dire bébé. Acquisition des contraintes phonotactiques Les chercheurs ont également étudié l’acquisition des contraintes phonotactiques. Ils ont démontré que vers l’âge de neuf mois, les nourrissons néerlandais préfèrent écouter les pseudo-mots qui respectent les contraintes phonotactiques du néerlandais, tel que snef, que ceux qui ne les respectent pas tels que fesn – il n’y a pas de mots néerlandais qui se termine par la suite sn (Friederici et Wessels, 1993). De la même façon, ils préfèrent écouter des pseudo-mots bisyllabiques accentués sur la première syllabe que ceux accentués sur la deuxième syllabe (Jusczyk, Cutler & Redantz 1993). Ce dernier résultat montre qu’ils connaissent la forme typique des mots de leur langue, puisqu’en anglais, les mots bisyllabiques avec un accent initial (comme ´baby) sont bien plus nombreux que ceux avec un accent final (comme bal´loon). C a pacité à se gmenter les mots Enfin, la segmentation des phrases en mots commence également avant la fin de la première année de vie. En particulier, il a été démontré qu’à sept mois et demi, les nourrissons américains qui ont été familiarisés avec des mots monosyllabiques tels que cup et dog écoutent plus longuement des passages courts qui contiennent ces mots que d’autres passages qui ne les contiennent pas ; ce résultat suggère qu’ils détectent l’occurrence de ces mots dans la parole continue (Jusczyk & Aslin 1995). U t i l i s a t i o n d e s i n fo r m a t i o n s d i s t r i b u t i o n n e l l e s d a n s l ’ a c q u i s i t i o n de la phonologie L’acquisition de la phonologie est donc bien avancée au moment où les nourrissons produisent eux-mêmes leurs premiers mots (en général entre 12 et 18 mois) : il est évident qu’ils connaissent les consonnes et les voyelles de leur langue, et au moins certains suprasegments et contraintes phonotactiques. En revanche, nous ne savons pas à quel âge les nourrissons apprennent les proces- 12 texte 229 19/03/07 15:17 Page 13 sus phonologiques de leur langue, tels que l’assimilation du voisement en français. Une toute autre question est comment les différents aspects de la phonologie sont-ils acquis. En réponse à cette question, des études récentes ont montré que les nourrissons peuvent exploiter de l’information distributionnelle contenue dans le signal acoustique. Considérons par exemple l’acquisition des consonnes. Lorsqu’on enregistre différents exemplaires d’une même consonne on se rend compte qu’ils sont tous légèrement différents les uns des autres. Les consonnes (tout comme les voyelles, d’ailleurs) ont en effet des prononciations prototypiques, mais elles montrent de la variabilité autour des paramètres acoustiques qui les définissent. Dans une expérience ingénieuse, des chercheurs ont examiné comment les nourrissons pourraient acquérir les consonnes de leur langue en présence de cette variabilité. Ils ont pour cela synthétisé une série de huit stimuli allant de la syllabe [tɑ] à la syllabe [dɑ]. Les stimuli au milieu de cette série étaient donc parfaitement ambigus entre [tɑ] et [dɑ], tandis que ceux qui s’éloignaient des deux bords se rapprochaient de plus en plus de [tɑ] et de [dɑ], respectivement. Deux groupes de nourrissons américains de six mois ont été exposés à ces stimuli. Pour le premier groupe, les stimuli ambigus du milieu de la série étaient plus fréquents que ceux vers les bords, suggérant qu’il y avait une seule consonne dont la prononciation prototypique était ambiguë entre [t] et [d]. Pour le deuxième groupe, en revanche, les stimuli près des deux bords étaient plus fréquents que ceux du milieu, suggérant qu’il y avait deux consonnes, [t] et [d] (Maye, Werker & Gerken 2002). Après seulement deux minutes d’écoute, les nourrissons étaient testés sur leur capacité à discriminer entre les syllabes [tɑ] et [dɑ]. Le résultat était que les nourrissons du premier groupe avaient plus de mal avec cette discrimination que ceux du deuxième groupe. Ce résultat montre que les nourrissons sont sensibles à la distribution des sons autour de paramètres acoustiques et que l’acquisition des consonnes pourrait se faire sur la base de cette information (Maye, Werker & Gerken, 2002). La sensibilité aux informations distributionnelles (et donc l’utilisation possible de ces informations pendant l’acquisition) a été également démontrée dans le domaine de la segmentation en mots. La probabilité de transition d’une syllabe vers une autre est plus haute à l’intérieur d’un mot qu’à travers deux mots. Par exemple, la probabilité que la syllabe jar soit suivie de din est très élevée, alors que la probabilité que la syllabe grand soit suivie de verre est très basse. La probabilité de transition entre deux syllabes procure donc de l’information concernant la probabilité que ces syllabes soient séparées par une frontière de mot. Comme l’ont montré Saffran et coll. (1996), les nourrissons de huit mois sont sensibles à ces probabilités de transition. 13 texte 229 19/03/07 15:17 Page 14 Enfin, les nourrissons pourraient utiliser de l’information distributionnelle afin d’acquérir les processus phonologiques de leur langue. Rappelons-nous par exemple que des phonèmes peuvent avoir plusieurs réalisations, en fonction du contexte. En français, par exemple, /r / se réalise ainsi comme une fricative sourde à côté des consonnes sourdes et comme une fricative sonore partout ailleurs ; en d’autres mots, ces deux sons ont des distributions complémentaires. En traçant leurs distributions, on peut donc inférer si deux sons sont des réalisations différentes d’un seul phonème ou pas. Une expérience récente montre que les nourrissons sont sensibles à ces informations distributionnelles. Dans cette expérience, des nourrissons américains de 12 mois étaient exposés à une langue artificielle où [t] et [d] avaient des distributions complémentaires et étaient donc des réalisations différentes d’un seul phonème, alors que [s] et [z] avaient la même distribution et étaient donc des réalisations de deux phonèmes différents. Après deux minutes d’exposition, les nourrissons écoutaient plus longuement des nouvelles phrases contenant les sons [t] et [d] que celles contenant [s] et [z]. Ce résultat montre qu’ils avaient observé que les distributions de [t] et [d] étaient différentes de celles de [s] et [z] (White et coll., soumis). En résumé, les nourrissons sont sensibles à toute sorte d’information distributionnelle et il est probable qu’ils utilisent ces informations lors de l’acquisition phonologique. Une question qui reste largement ouverte est de savoir si l’acquisition est contrainte par des connaissances a priori de type linguistique. Nous avons vu plus haut que les inventaires des voyelles et des consonnes ainsi que les contraintes phonotactiques et les processus phonologiques ne sont pas complètement arbitraires mais partagent certaines propriétés à travers les langues. Il est possible que les nourrissons aient des connaissances innées de ces propriétés. Les quelques données qui sont disponibles aujourd’hui suggèrent qu’effectivement, les nourrissons exploitent ce genre de connaissances, au moins pour l’acquisition des consonnes (Maye & Weiss 2003) et des contraintes phonotactiques (Saffran & Thiessen 2003). Cependant, d’ultérieures recherches sont nécessaires afin d’élucider plus précisément le rôle des connaissances linguistiques innées lors de l’acquisition phonologique. 14 texte 229 19/03/07 15:17 Page 15 REFERENCES BOISSON-BARDIES, B. (1996). 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Le développement phonologique débute dès la vie foetale et se termine vers 6 ans. Mots clés : linguistique, parole, enfant (de 0 à 6 ans), phonème, syllabe, prosodie. Phonology : complementary concepts for speech and language practice Abstract Within the framework of a modular approach to language, the phonological level represents a subsystem whose functioning and development are fairly autonomous: they can be described separately and their various components can be defined. Phonological treatment applies to both “Receptive” and “Productive” levels. Phonological development starts as early as the foetal period and ends at the age of 6 years. Key Words : linguistics, speech, child (0 to 6 years), phoneme, syllable, prosody. Rééducation Orthophonique - N° 229 - mars 2007 17 texte 229 19/03/07 15:17 Page 18 Françoise COQUET Orthophoniste 163 rue Saint Albin 59500 Douai Courriel : [email protected] L e jeune enfant développe une compétence langagière et des habiletés spécifiques pour les différents composants du langage dont le composant phonologique. Il met en place un processus psycholinguistique dans ce domaine en réception comme en production pendant les premières années de sa vie. La dimension phonologique est au cœur des études actuelles qui considèrent que l’enfant est outillé au niveau génétique pour traiter en temps réel des stimuli, percevoir des propriétés neurocomputationnelles (segmenter un continuum, déceler des variations, percevoir des séquences), catégoriser des stimuli et détecter des motifs récurrents, ceci malgré la complexité du signal de parole qu’il reçoit. L’hypothèse du bootstrapping prosodique (à travers l’intonation) et celle du bootstrapping phonologique (à travers le rythme, l’accentuation, la phonétique et la phonotactique) permettent d’expliquer comment l’enfant découvre grâce à l’intonation les limites des phrases et des mots et peut découper l’énoncé (continuum sonore) en mots ou en paquets grammaticaux qui se prêtent à une analyse ultérieure (Pinker, 1987). Cette hypothèse d’initialisation phonologique et prosodique du développement du langage souligne l’importance de la dimension phonologique. ♦ Q u e l q u e s d é fi n i t i o n s Phonolo gie La phonologie est « la science qui étudie les sons du langage du point de vue de leur fonction dans le système de communication linguistique (…) » [Elle] s’organise elle-même en deux champs d’investigation : - la phonématique [qui] étudie les unités distinctives minimales ou phonèmes en nombre limité dans chaque langue, les traits distinctifs ou traits pertinents qui opposent entre eux les phonèmes d’une même langue, les règles qui président à l’agencement des phonèmes dans la chaîne parlée ; - la prosodie [qui] étudie les traits suprasegmentaux, c'est-à-dire les élé- 18 texte 229 19/03/07 15:17 Page 19 ments phoniques qui accompagnent le message et qui ont aussi une fonction distinctive : l’accent, le ton, l’intonation. 1 Phonétique La phonétique concerne l’ « étude de la substance physique et physiologique de l’expression linguistique (…) La phonétique articulatoire étudie les mouvements des organes phonateurs lors de l’émission d’un message, la phonétique acoustique étudie la transmission du message par l’onde sonore et la façon dont il vient frapper l’oreille de l’auditeur, la phonétique auditive étudie les modalités de perception du message linguistique ». 1 Phonème « Le phonème est l’élément minimal, non segmentable, de la représentation phonologique d’un énoncé, dont la nature est déterminée par un ensemble de traits distinctifs. Chaque langue présente, dans son code, un nombre limité et restreint de phonèmes qui se combinent successivement le long de la chaîne parlée, pour constituer les signifiants des messages (sur l’axe syntagmatique) et s’opposent ponctuellement, en différents points de la chaîne parlée, pour distinguer les messages les uns des autres (sur l’axe paradigmatique) (…). [Le phonème] est souvent défini comme l’unité distinctive minimale ». 1 Pour que deux sons soient considérés comme deux phonèmes différents (cca tégo risation phonémique) il faut qu’il existe au moins une p a i re minimale de mots (deux mots de sens différents composés de sons comparables et ne différant que par un seul aspect d’un son) pour cette opposition phonologique. Sylla b e La syllabe constitue « la structure fondamentale qui est à la base de tout regroupement de phonèmes dans la chaîne parlée. Cette structure se fonde sur le contraste de phonèmes appelés traditionnellement voyelles et consonnes. La structure phonématique de la syllabe est déterminée par un ensemble de règles qui varient de langue à langue ». 1 La syllabe est décrite habituellement comme suit : 1. Dubois, J., Giacomo, M., Guespin, L., Marcellesi, C., Marcellesi, J.B., Mével, J.P. (édition 1994). Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage. Paris : Larousse. 19 texte 229 19/03/07 15:17 Page 20 Une syllabe doit avoir un noyau obligatoirement ; elle peut n’être composée que d’un noyau ([ou]). Une syllabe ouverte se compose d’une attaque et d’un noyau [mi], 80% des syllabes en français sont des syllabes ouvertes. Une syllabe fermée peut avoir une attaque et/ou un coda ([or] – [mar]. Une attaque ou un coda peuvent être composés de plusieurs éléments et les syllabes sont alors dites branchantes ([strict] : attaque complexe [str] et coda complexe [ct]). Toutes les séquences de phonèmes ne sont pas acceptables dans une langue donnée : des c o n t raintes phonotactiques limitent les combinaisons de phonèmes et de structures syllabiques. P r osodie « Chacun des paramètres physiques, spectre, durée, intensité et fréquence fondamentale peut être utilisé dans une langue donnée au niveau de la caractérisation des unités minimales de type phonème (…) Ces paramètres acoustiques servent également à caractériser les p h é n o m è n e s p rosodiques ou intonatifs (au sens large du terme) : jointures et pauses, accentuation, intonation (au sens étroit du terme, équivalent à mélodie au plan perceptif). La régularité plus ou moins grande de leur variation sur l’axe temporel permet de définir au niveau perceptif la notion de rythme. Le nombre d’unités minimales par secondes (phonèmes ou syllabes) permet de parler de débit ou de tempo, général ou local ». 2 Les phonèmes sont concaténés (s’enchaînent, se suivent et s’ordonnent sur l’axe temporel) au plan phonémique ou seg m e n t a l pour former les morphèmes et s’intègrent dans un niveau supérieur prosodique ou s u p rasegmental. Sig na l de pa role La parole est le vecteur de la communication parlée de l’être humain, elle véhicule un contenu linguistique (sémantique et morphosyntaxique) tout comme des aspects liés au locuteur. Elle est d’une grande richesse ce qui entraîne une grande complexité du signal acoustique (plutôt audiovisuel) qui lui correspond. Le signal de parole a trois propriétés particulières : - la directionnalité : le signal de parole reçu et produit est assujetti à une contrainte temporelle, celui de l’ordre des sons ; de plus il a un début, un milieu et une fin ; - la continuité : les mots n’ont pas de frontières marquées de même que les phonèmes qui les composent (les mouvements de coarticulation se chevauchent sur l’axe temporel) ; 2. Ducrot, O., Schaeffer, J.M. (1995). Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage. Paris : Seuil. 20 texte 229 19/03/07 15:17 Page 21 - la variabilité : selon les locuteurs (leur sexe, âge, origine…), les timbres de voix sont différents, la vitesse d’élocution et les intonations également, les effets de coarticulation sont variables selon l’environnement phonétique. La voix forme la trame acoustique (sonorités des voyelles) de la parole qui y ajoute l’articulation des consonnes (avec leurs différents traits phonétiques). La phonétique articulatoire de chaque phonème se double d’une phonétique combinatoire réglant les mécanismes des combinaisons articulatoires, des assemblages syllabiques et de l’ordonnancement des mots selon les règles phonologiques communautaires. Les éléments prosodiques propres à chaque locuteur (variations tonales, variations intonatives, accentuation, rythme, débit) viennent en complément. ♦ Ap p roc he psyc h o l i n g u i s t i q u e d u t r aitement phonolo gique P rocessus de traitement phonolo gique Le traitement phonologique comprend : - la reconnaissance des phonèmes et l’élaboration d’un code phonologique susceptible d’être mis en relation avec une ou des représentations sémantiques ; cette analyse prend en compte des traits acoustiques mais aussi des traits visuels en lien avec les informations fournies par la lecture labiale ; - la mémoire opérationnelle phonologique avec les représentations des informations liées aux structures sonores des stimuli (ces représentations sont abstraites puisqu’elles sont communes à la perception comme à la production, au mot entendu comme au mot vu) et des règles phonologiques de combinaison ; - le recodage phonologique comme capacité d’extraire de la mémoire à long terme les codes associés à des sections de mots ou des mots entiers et à traduire l’information en un système de sons. Modélisa t i o n Le modèle présenté ci-après considère la parole au niveau du mot. Les différentes unités possèdent une certaine autonomie, le fonctionnement de l’une ou l’autre peut être déficient indépendamment du reste du système mais a des répercussions sur les niveaux qui se situent en aval. 21 texte 229 19/03/07 15:17 Page 22 Modèle de perception et de production de la parole intégrant la mémoire de travail phonologique Bachoud-Lévi, A.C., Darcy, Jacquemot, C., Teichman Rapport d’activité 2001-2005 LSCP Pa ris ♦ P oints de rep è re de développement Sur le ve r s a n t r é c e ptif Après 20 semaines de g esta tion, le système auditif du fœtus est assez développé pour lui permettre de traiter certains sons qui filtrent à travers le liquide amniotique. Entre 36 et 40 semaines, le foetus distingue [biba] et [babi] et des phrases comme « le rat poursuit la souris » et « le chat poursuit la souris » (Lecanuet, in Pouthas et coll., 1993). Pendant les 3 derniers mois de la vie utérine, le fœtus se familiarise avec les caractéristiques de la voix de sa mère et avec la langue qu’elle parle, ce qui constitue en une première sensibilisation à la prosodie et à la structure de la parole. A la naissance on peut parler de « réflexe anthropologique » de l’être humain par rapport à la voix (Cabrejo-Pana et coll., 2004). Il montre une très 22 texte 229 19/03/07 15:17 Page 23 grande sensibilité aux variations prosodiques de la parole et s’appuie sur elles pour reconnaître la voix de la mère et les énoncés de la langue maternelle (Fernald et coll., 1987). Tout au long de la pr emièr e année, l’enfant va organiser des repères pour résoudre deux problèmes, la segmentation et la catégorisation des unités ; on dit de lui qu’il est un « génie phonéticien ». Il est capable de neutraliser les effets du débit de parole pour maintenir une constance perceptive propre à un traitement phonétique (Eimas et Miller, 1980). Il traite également les variabilités acoustiques de la voix de l’interlocuteur dans la discrimination de deux mots (Jusczyk et coll., 1992) dès 2 à 3 mois. L’enfant distingue des nuances prosodiques comme les tons ascendants et descendants, ce qui lui permet de distinguer les frontières des énoncés (à 8 mois), ou comme la longueur respective des syllabes, les accents et les pauses et leur distribution dans une langue donnée, ce qui lui permet de distinguer la frontière des mots (à 11 mois). Ces distinctions jouent le rôle de raccourci en guidant l’attention sur les unités des différents niveaux d’organisation de la langue. La phonotactique détermine quelles sont les combinaisons de phonèmes possibles et impossibles pour une langue donnée ainsi que la récurrence de ces combinaisons. Pour le bébé, plus les suites de sons sont utilisées fréquemment (régularités distributionnelles), plus elles ont de chance de constituer un mot. Certaines combinaisons sonores peuvent se trouver soit au sein d’un mot soit à ses limites, elles sont cependant réalisées acoustiquement d’une façon subtilement différente, c’est ce qui permet de discerner les frontières de mots. Très précocement sont différenciées les consonnes ne différant que par un trait (voisé / non voisé, oral / nasal) et les voyelles cardinales (a / i / u). Plus tardivement sont opposées les consonnes qui diffèrent par plusieurs traits oppositionnels. J usqu’à 8 mois, l’enfant discrimine des contrastes phonémiques qu’ils appartiennent ou pas à sa langue maternelle. Selon la langue à laquelle il est exposé, cette capacité va diminuer rapidement à p a r tir de 8 à 10 mois pour se spécifier et se réorganiser sur les phonèmes de la langue maternelle. A la f in de la pr emièr e année, une réorganisation fonctionnelle s’opère, les processus de perception vont jouer un autre rôle ; d’abord destinés à la perception des sons de parole, ils vont s’axer sur l’apprentissage des mots et leurs mises en relations avec ce qu’ils nomment (processus de référence). S u r l e v e r s a n t p ro d u c t i o n « A la naissance, la parole n’est qu’un potentiel » (Lacert, 2005). La parole utilise le tractus vocal. A la naissance celui-ci est quasi horizontal en courbe douce de la base de langue au pharynx, ce qui ne permet pas, 23 texte 229 19/03/07 15:17 Page 24 faute de résonateurs, l’émission de parole. D u r ant les 6 pr emier s mois le conduit aérien bucco-pharyngo-laryngé se remodèle par allongement progressif du pharynx ce qui a pour effet d’éloigner le voile du palais de l’épiglotte ; il se verticalise par rapport au larynx, ce qui va rendre possible l’émission de sons de parole. La maîtrise du flux expiratoire, la coordination ventilatoire, le contrôle moteur des articulateurs va prendre plusieurs années. Le contrôle fin des dernières réalisations consonantiques (les consonnes [ch] et [j]) n’est maîtrisé que vers 6 ans. « L’ontogenèse de la parole est caractérisée par une évolution anatomique, des analyses de l’entendu et des exercices de contrôle moteur » (Lacert, 2005). De 0 à 2 mois, les premières productions sont de nature réflexe et constituées de bruits végétatifs (toux, raclements, pleurs …) ou de l’ordre de cris qui se diversifient progressivement. L’enfant met en place e n t r e 3 et 6 mois la boucle audiophonatoire : il produit des gazouillis (jasis, lallations, roucoulements, bilabiales roulées, claquements de langue et de lèvres, premiers sons vocaliques), résultats d’une activité sensori-motrice d’exploration des capacités de l’appareil phonatoire ; il fait varier l’intensité sonore, la durée, la hauteur et la trame prosodique de ses productions vocales (Kail et Fayol, 2000). A par tir de 6 mois, l’enfant babille. Selon Oller (1986), « le babil se caractérise par la production de syllabes conformes aux langues naturelles » ; celui-ci s’enrichit, se précise et s’alimente des réponses et sollicitations de la mère. L’enfant produit des syllabes composées d’une voyelle neutre et d’une consonne antérieure occlusive (babillage canonique) ; les syllabes sont le plus souvent répétées : [mamamaa] [badada], (babillage redupliqué qui « refléterait la formation de cadres dans lesquels les différents segments phonétiques seraient insérés au fur et à mesure » (Boisson Bardies, 1996). Ve r s 9 ou 10 mois, l’enfant passe au babillage diversifié où les séquences de syllabes comprennent des changements de consonnes ou de voyelles dans une même séquence ([atita]), introduisent des sons constrictifs et d’autres voyelles. Les séquences de babillage sont plus longues avec des intonations mélodiques de phrases. Ce n’est qu’entre 11 et 13 mois que « la totalité des productions de l’enfant ne reflète que l’ensemble des phonèmes de la langue à laquelle [l’enfant] est exposé » (Rondal et Séron, 1999). « [L’enfant] choisit et privilégie certaines routines de production qui lui serviront quand il s’agira de programmer des mots » (Boisson Bardies, 1996) ; les patterns sonores de babillage prennent la forme de ceux de la langue apprise. A la fin de la première année, coexistent des productions de type babillage et les 24 texte 229 19/03/07 15:17 Page 25 premiers mots : les substitutions et omissions sont identiques dans le babillage et les premiers mots (Oller et coll., 1976) ; le lieu, le mode d’articulation des consonnes, le nombre de syllabes et les préférences sonores sont identiques (Blake et coll., 1992). Ve r s 13 mois, l’enfant produit en situation une suite de sons (souvent bi syllabique) avec des caractéristiques prosodiques (allongement de la dernière syllabe) et mélodique (intonation montante ou descendante) qui est interprétée par l’adulte comme un mot. Ve r s 18 mois, l’enfant a conquis un certain contrôle du système articulatoire (il commence à maîtriser le paradigme consonantique), et a mis en place des représentations phonologiques correspondant à des patterns de mots. « L’évolution dans la production des phonèmes semble suivre la logique de la complexité acoustique et articulatoire, allant des phonèmes les plus contrastés aux moins contrastés. Cependant le développement phonologique est aussi fortement influencé par l’environnement – fréquence de certains mots dans la langue parlée dans l’entourage de l’enfant – et par la structure phonologique de la langue en cours d’acquisition ». 2 J usqu’à l’âg e de 3 ou 4 ans, les enfants privilégient la communication à l’aspect formel de la réalisation phonologique et utilisent des processus de simplification pour contourner ou dépasser certaines difficultés articulatoires. Pour Boysson Bardies (1996), les enfants semblent être sélectifs dans leurs essais de production de mots en choisissant ceux qui contiennent les phonèmes les plus simples à prononcer. Les mots sont produits avec des processus de simplifications : substitutions de sons - [tini] pour [fini] -, assimilations de sons - [touto] ou [kouko] pour [couteau] -, élisions de sons ou ajouts - [ab] pour [arbre], [lavalbo] pour [lavabo] -, déplacements de sons [prot] pour [porte] ou de syllabes - [masaguin] pour [magasin]. Ve r s 4 / 5 ans, le système phonologique est stabilisé, la différenciation des phonèmes est achevée. REFERENCES BACHOUD-LÉVI, A.C., DARCY, JACQUEMOT, C., TEICHMAN , (2005). Rapport d’activité 20012005. Paris : Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique (LSCP). BLAKE, BOISSON-BARDIES, B. (1992). Patterns in babbling. Across linguistic Study. Journal of Child Language, 19. 51-74. BOYSSON BARDIES, B. (1999). Comment la parole vient aux enfants. Paris : Odile Jacob. 25 texte 229 19/03/07 15:17 Page 26 CABRÉJO-PARRA, E., SADEK-KALLIL, D., CHALUMEAU, P., DIATKINE, R. (2004). Du jasis à la parole : acquisition du langage. Actes du Colloque du 6 mars 2004, Centre Alfred Binet. Montreuil : Éditions du Papyrus. COLE, R.A., STERN, R.M., LASRY, M.J. (1986). Performing fine phonetic distinctions : Template versus Features. Inva riance and Va riability in Speech Processes. Hillsdale, NJ, Erbaum, DUBOIS, J., GIACOMO, M., GUESPIN, L., MARCELLESI, C., MARCELLESI, J.B., MÉVEL, J.P. 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Dans ce chapitre, nous examinons le rôle de la prosodie des phrases (l’intonation et la mélodie des phrases), et des mots grammaticaux (les articles, pronoms, auxiliaires, etc.) lors de l’acquisition précoce du lexique et de la syntaxe. Nous présentons brièvement des résultats expérimentaux qui montrent que les groupes phonologiques, des unités d’intonation de taille intermédiaire, sont utilisés par des adultes pour contraindre l’analyse syntaxique. De plus, des enfants de 2 ans peuvent exploiter les mots grammaticaux pour inférer la catégorie syntaxique (nom vs verbe) de mots nouveaux, et ainsi deviner leur sens probable (objet vs action). Nous terminons en spéculant sur la manière dont les enfants pourraient construire une structure syntaxique partielle en intégrant les informations d’intonation et de mots grammaticaux, et présentons une étude adulte qui teste la plausibilité de cette hypothèse. Mots clés : acquisition du langage, nourrissons, phonologie prosodique, mots grammaticaux. Rééducation Orthophonique - N° 229 - mars 2007 27 texte 229 19/03/07 15:17 Page 28 Initialization of the acquisition of lexical and syntactic skills Abstract In the area of language acquisition, problems of initialization refer to a situation where knowledge from one field (syntax for instance) is needed for the acquisition of knowledge in another field (for example the meaning of words). The hypothesis of phonological initialization is based on the notion that newborn babies may start acquiring language by taking advantage of information which may be obtained through the surface analysis of an acoustic signal (without having to presuppose an a priori knowledge of one’s maternal language, see Morgan, 1996). In this article, we examine the role of sentence prosody (the intonation and rhythm of sentences), and of grammatical words (articles, pronouns, auxiliaries, etc.) during the early acquisition of lexical and syntactic skills. We briefly present experimental results showing that phonological groups, units of intonation of intermediary size, are used by adults to force syntactic analysis. Moreover, 2 year-old children are able to use grammatical words to infer the syntactic category (noun vs verb) of new words, and therefore to guess their probable meaning (object vs action). We will finally hypothesize on how children may build a partial syntactic structure through the integration of information concerning intonation and grammatical words. We present an adult study which tests the plausibility of this hypothesis. Key Words : language acquisition, newborn babies, prosodical phonology, grammatical words. 28 texte 229 19/03/07 15:17 Page 29 Séverine MILLOTTE Savita BERNAL Anne CHRISTOPHE LSCP, ENS 46 rue d’Ulm 75005 Paris Courriel : [email protected] L es enfants qui apprennent leur langue maternelle font face à une tâche difficile : ils doivent acquérir la phonologie de cette langue, construire leur lexique, et découvrir les règles syntaxiques qui agencent les mots dans les phrases. L’apprentissage de chacune de ses composantes pourrait être facilité si l’on supposait des connaissances préalables au niveau des autres composantes : par exemple, puisque la syntaxe définit les relations entre les mots dans les phrases, il semble logique de supposer que les enfants devraient avoir accès aux mots et à leur signification pour pouvoir apprendre la syntaxe de leur langue maternelle. Réciproquement, découvrir le sens des mots pourrait être facilité si les enfants avaient accès à certains aspects de la structure syntaxique des phrases (Gillette, Gleitman, Gleitman, & Lederer, 1999 ; Gleitman, 1990). Ces circularités, ou problèmes d’initialisa tion, pourraient être en partie résolus si les enfants pouvaient apprendre certains aspects de la structure de leur langue maternelle grâce à une analyse de bas niveau du signal de parole auquel ils sont exposés (hypothèse d’initialisation phonologique, Morgan & Demuth, 1996). Dans ce chapitre, nous allons nous centrer sur le début de l’acquisition du langage, et plus spécifiquement sur l’acquisition de la syntaxe et du lexique {Christophe, sous presse #1600}. Nous examinerons plus particulièrement le rôle de deux sources d’information qui sont directement accessibles dans le signal de parole et auxquelles les enfants ont très rapidement accès : la prosodie des phrases et les mots grammaticaux. La prosodie peut être définie comme le rythme et la mélodie des phrases. L’hypothèse d’initialisation prosodique postule que les enfants pourraient utiliser les caractéristiques prosodiques des phrases pour apprendre certains aspects de leur langue maternelle, et en particulier sa syntaxe (Christophe, Guasti, Nespor, & van Ooyen, 2003 ; Gleitman & Wanner, 1982 ; Morgan, 1986). 29 texte 229 19/03/07 15:17 Page 30 Figure 1 : Modèle d’acquisition par le nourrisson et du traitement par le locuteur adulte (premières étapes de la compréhension du langage ; figure adaptée de Christophe, Millotte, Bernal & Lidz, sous presse). Nous nous sommes intéressés à des unités prosodiques de taille intermédiaire, les groupes phonologiques : ce sont des unités qui dépendent fortement de la structure syntaxique des phrases, et qui contiennent typiquement un ou deux mots de contenu, plus les mots grammaticaux qui leur sont associés (Nespor & Vogel, 1986). Les groupes phonologiques sont typiquement marqués par un allongement final et un renforcement du phonème initial ; on trouve généralement un seul contour intonatif par groupe phonologique, avec une discontinuité possible de la courbe de fréquence fondamentale à la frontière entre deux unités (voir Shattuck-Hufnagel & Turk, 1996, pour une revue détaillée). La seconde source d’informations concerne les mots grammaticaux, c’est-à-dire les articles, pronoms, auxiliaires… Les enfants pourraient les découvrir relativement aisément dans le signal de parole, car ce sont des syllabes extrêmement fréquentes qui apparaissent généralement en bordure d’unités prosodiques. Ces mots grammaticaux ont aussi des caractéristiques acoustiques, phonologiques et statistiques qui pourraient être utilisées par les enfants pour les extraire des phrases et les différencier des mots de contenu (Shi, Morgan, & Allopenna, 1998). 30 texte 229 19/03/07 15:17 Page 31 Ces deux sources d’informations peuvent être intégrées dans un modèle d’acquisition du langage : la première caractéristique importante de ce modèle est que les enfants pourraient construire, à partir du signal acoustique, une représentation prélexicale (sous forme de syllabes par exemple) segmentée en unités prosodiques {Christophe, 2004 #99 ; Gout, 2004 #1240}. Les frontières prosodiques pourraient être directement utilisées pour guider l’analyse syntaxique des phrases (nous aborderons cette question dans la première partie de ce chapitre). Dans cette représentation prélexicale, les syllabes les plus fréquentes situées aux bords des unités prosodiques pourraient être extraites du signal et intégrées dans un lexique des mots grammaticaux. Ce lexique spécial pourrait lui aussi informer le traitement syntaxique des phrases (ce que nous verrons dans la deuxième partie de ce chapitre). Notre h y p o t h è s e d e rec h e rch e sur l’acquisition de la syntaxe est que les enfants pourraient construire une première ébauche de la structure syntaxique des phrases qu’ils entendent en utilisant à la fois les indices prosodiques et les mots grammaticaux : les frontières prosodiques seraient utilisées pour placer les frontières des constituants syntaxiques, tandis que les mots grammaticaux permettraient d’identifier la nature de ces unités syntaxiques. Si l’on prend par exemple la phrase « le petit garçon a mangé une pomme », l’enfant pourrait élaborer une représentation syntaxique initiale de forme « [le xxx]GN [a xx]GV [une x]GN, dans laquelle les frontières syntaxiques seraient données par la prosodie et où la nature des unités syntaxiques (groupe nominal, groupe verbal) serait donnée par les mots grammaticaux situés au début des unités prosodiques. Cette structure syntaxique initiale pourrait être construite même sans connaître les mots de contenu qui composent la phrase (dans notre exemple, les mots sont simplement représentés sous forme de syllabes, représentées par des x). Cette hypothèse sera développée dans la troisième partie de ce chapitre. ♦ L a p r o s o d i e d e s p h r a s e s c o n t r a i n t l ’ a n a l y s e s y n t a x i q u e d e s p h r ases Les frontières de groupes phonologiques correspondent typiquement à des frontières de constituants syntaxiques ; il semble donc logique de supposer qu’elles pourraient être utilisées (par les enfants, mais aussi par les adultes) pour contraindre l’analyse syntaxique des phrases. Pour tester cette hypothèse, nous avons créé des phrases françaises temporairement ambiguës, en utilisant des homophones qui appartenaient à des catégories syntaxiques différentes, comme dans : Phrase Adjectif : « [le petit chien mor t] [sera enterré] [demain]… » Phrase Verbe : « [le petit chien] [mor d la laisse] [qui le retient]… » 31 texte 229 19/03/07 15:17 Page 32 Ces paires de phrases ont d’abord été enregistrées par une locutrice experte qui essayait de marquer clairement les frontières de groupes phonologiques, puis par des locuteurs naïfs qui n’étaient pas conscients du problème d’ambiguïté testé. Ces phrases ont ensuite été coupées à la fin du mot ambigu, et présentées à des adultes français dans une tâche de complétion de phrases (les sujets entendaient le début des phrases et devaient les compléter à l’écrit). Les résultats sont indiqués dans la figure suivante : Figure 2 : résultats d’une tâche de complétion dans laquelle les participants écoutaient le début de phrases ambiguës, coupées juste après la fin du mot ambigu. Les sujets ont donné plus d’interprétations adjectif lorsqu’ils écoutaient le début d’une phrase adjective, et plus de réponses verbes pour les phrases verbes. Les mêmes résultats sont obtenus lorsque les phrases ambiguës ont été produites par des locuteurs naïfs (barres de droite ; figure adaptée de Millotte et al., en révision). Nous avons observé que les participants arrivaient à distinguer le début de ces paires de phrases qui ne se différenciaient pourtant que par leurs structures prosodique et syntaxique : avant d’avoir accès à l’information lexicale désambiguïsante, ils ont donné significativement plus de réponses adjectif aux phrases adjectif qu’aux phrases verbe, et vice-versa pour les réponses verbe. Ce résultat a été mis en évidence que les locuteurs soient experts et conscients du 32 texte 229 19/03/07 15:17 Page 33 problème d’ambiguïté (partie gauche du graphique) ou complètement naïfs (partie droite du graphique). Ces résultats ont aussi été répliqués dans une tâche de détection de mot mesurant le traitement syntaxique fait en temps réel (Millotte, René, Wales, & Christophe, en révision). Ces expériences montrent donc que les frontières de groupes phonologiques sont produites spontanément, sont interprétées comme des frontières syntaxiques et utilisées pour guider l’analyse syntaxique des phrases. ♦ L e s m o t s g r a m m a t i c a u x i n fo r m e n t s u r l a c a t é g o r i e s y n t a x i q u e d e s mots suiva n t s Dans notre modèle d’acquisition syntaxique, la première étape consiste à identifier les frontières prosodiques et à les interpréter comme des frontières syntaxiques (hypothèse qui est parfaitement plausible au vu des résultats adultes obtenus dans les expériences précédentes). Les enfants doivent ensuite trouver la nature syntaxique de ces unités : pour ce faire, nous faisons l’hypothèse que les enfants peuvent utiliser la présence et la nature des mots grammaticaux, et inférer par exemple qu’une unité commençant par un article est un groupe nominal. Ceci suppose que les enfants doivent avoir identifié une liste des mots grammaticaux de leur langue (hypothèse soutenue par les résultats de différentes études, telles que Hallé, Durand, & de Boysson-Bardies, submitted ; Shady, 1996 ; Shafer, Shucard, Shucard, & Gerken, 1998 ; Shi, 2005) ; mais les enfants doivent aussi avoir appris la corrélation existant entre telle catégorie de mots grammaticaux et telle catégorie syntaxique (par exemple entre un article et un nom, et entre un pronom et un verbe). Pour tester cette hypothèse, nous avons exploité le fait que les noms tendent à représenter des objets, alors que les verbes tendent à représenter des actions. Nous avons utilisé une tâche d’apprentissage de nouveaux mots auprès d’enfants de 23 mois : on leur présentait des vidéos mettant en scène un objet (par exemple, une pomme) qui réalisait une action (par exemple, tourner sur soi). Face à cette vidéo, les enfants de la condition Verbe apprenaient un verbe nouveau en entendant des phrases telles que « Rega rde, elle dase ! ». Pour tester leur compréhension, on présentait ensuite aux enfants deux images de l’objet familier (la pomme), une avec l’action présentée en familiarisation (tourner sur soi), l’autre avec une action nouvelle (rebondir). Les enfants devaient pointer vers une image après avoir entendu la consigne « Montre-moi celle qui dase ! ». Les résultats indiqués dans la figure 3 montrent que les enfants de 23 mois qui ont appris un nouveau verbe dans la phase de familiarisation, pointent ensuite plus souvent vers l’image de l’action familière que vers l’image de l’action nouvelle. Pour être sûr que ce comportement reflétait bien une analyse syn- 33 texte 229 19/03/07 15:17 Page 34 taxique des phrases (c’est-à-dire l’utilisation d’un pronom pour inférer que le mot suivant est un verbe et se rapporte à une action) plutôt qu’une tendance à choisir l’image familière, nous avons familiarisé un autre groupe d’enfants avec un nom nouveau (face aux mêmes vidéos) en lui faisant entendre « Rega rde la dase ! ». Les enfants de la condition Nom entendaient ensuite la consigne « Montre-moi la dase ! », c’est-à-dire une question idiote puisque les deux objets présentés en test étaient identiques (même s’ils faisaient une action différente). Dans cette situation, contrairement aux enfants de la condition Verbe, les enfants ont pointé significativement plus souvent vers l’objet réalisant la nouvelle action (reflétant un effet classique de préférence pour la nouveauté). Figure 3 : résultats d’une expérience d’apprentissage de mot nouveau avec 32 nourrissons français de 23 mois. Les nourrissons qui ont appris un nouveau verbe pointent significativement plus souvent vers l’action familière, tandis que ceux qui ont appris un mot nouveau pointent significativement plus vers l’action nouvelle (préférence classique pour la nouveauté, en l’absence de contrainte linguistique ; figure adaptée de Bernal, Lidz, Millotte & Christophe, soumis). Ces résultats montrent que les enfants français de 23 mois sont donc capables d’utiliser les mots grammaticaux pour réaliser une analyse syntaxique de phrases courtes et pour inférer la catégorie syntaxique de mots de contenu inconnus, ainsi que leur possible signification (objet versus action). 34 texte 229 19/03/07 15:17 Page 35 ♦ C o n s t r u i re u n e p re m i è re é b a u c h e d e l a s t r u c t u re s y n t a x i q u e d e s p h rases avec les indices prosodiques et les mots g r a m m a ticaux Notre hypothèse de recherche est que les enfants pourraient utiliser conjointement les mots grammaticaux et les indices prosodiques pour élaborer une première représentation syntaxique des phrases qu’ils entendent. Pour tester la plausibilité de cette hypothèse, nous avons réalisé une expérience avec des adultes français devant analyser syntaxiquement des phrases présentées en « jabberwocky », dans lesquelles tous les mots de contenu sont remplacés par des non-mots alors que sont préservés les mots grammaticaux et les informations prosodiques. Les participants devaient identifier la catégorie syntaxique (nom ou verbe) de certains mots cibles. Nous avons utilisé deux conditions expérimentales : une dans laquelle le mot cible est immédiatement précédé par un mot grammatical (noms précédés par un article, verbes précédés par un pronom), et une autre dans laquelle les mots cibles n’étaient pas directement précédés par un mot grammatical, et où une analyse plus complexe mettant en jeu les informations prosodiques et les mots grammaticaux était nécessaire pour réaliser la tâche. Des exemples de phrases expérimentales sont indiqués ci-dessous (« bamoule » est le mot cible ; une traduction française possible pour chaque phrase en jabberwocky est indiquée) : Condition « mot grammatical adjacent » Cible Nom : « [une bamoule] [dri se froliter] [dagou] » (« une expo doit se dérouler demain ») Cible Verbe : « [tu bamoules] [saman ti] [à mon ada] » (« tu travailles souvent trop à mon avis ») Condition « mot grammatical et prosodie » Cible Nom : « [une cramona bamoule] [camiche dabou] (« une formidable expo commence demain ») Cible Verbe : « [une cramona] [bamoule muche] [le mirtou] » (« une étudiante travaille mieux le matin ») Des adultes français devaient réaliser une tâche de détection de mot abstrait (cible définie avec sa catégorie syntaxique, comme par exemple détecter « bamouler » pour le verbe et « une bamoule » pour le nom). A chaque fois que les participants devaient détecter une cible verbe, ils devaient alors répondre aux phrases contenant cette cible verbe, et se retenir de répondre pour les phrases contenant la cible nom (et vice-versa pour la détection d’un nom). Les résultats présentés dans la figure 4 indiquent que les participants ont été parfaitement capables d’utiliser la présence d’un mot grammatical pour inférer la catégorie syntaxique du non-mot suivant (condition « mot grammatical 35 texte 229 19/03/07 15:17 Page 36 adjacent ») : dans 90% des cas, un non-mot précédé d’un article a été interprété comme un nom, alors qu’il a été considéré comme un verbe quand il était précédé par un pronom. L’utilisation conjointe des mots grammaticaux et des indices prosodiques a également été informative (condition « mot grammatical + prosodie ») : quand une frontière de groupe phonologique était placée avant le non-mot cible (phrases verbe), les participants ont donné 90% de réponses verbe (ils ont répondu au hasard pour les phrases nom dans lesquelles le nonmot cible n’était pas précédé par une frontière prosodique). Figure 4 : Résultats d’une tâche de détection de mots abstraits avec des phrases en jabberwocky : les sujets ont correctement identifié la catégorie syntaxique d’un mot de contenu inconnu qui était immédiatement précédé par un mot grammatical ; au contraire, lorsqu’il y avait un autre mot de contenu entre le mot grammatical et le mot-cible, les sujets avaient d’excellentes performances pour les phrases verbes, lorsque le mot-cible était immédiatement précédé par une frontière de groupe phonologique, mais pas pour les phrases nom (figure adaptée de Millotte, Wales, Dupoux, & Christophe, 2006). Dans cette expérience, les mots grammaticaux et les frontières de groupe phonologique ont permis aux auditeurs de construire une ébauche de la structure syntaxique des phrases qu’ils entendaient, même en l’absence d’informations sur le sens des mots qu’elles contenaient. Pour interpréter correctement les phrases verbe comme « [une cramona] [bamoule…] », les participants ont uti- 36 texte 229 19/03/07 15:17 Page 37 lisé les frontières de groupes phonologiques pour délimiter les constituants syntaxiques ; ils ont ensuite utilisé la présence du mot grammatical « une » pour inférer que le premier constituant était un groupe nominal ; le plus logique était que ce groupe nominal soit suivi par un groupe verbal, d’où une interprétation massive du non-mot cible « bamoule » comme un verbe. ♦ C o n c lusion Pour résumer les données présentées dans ce chapitre, nous avons proposé que les enfants pouvaient commencer à acquérir la syntaxe de leur langue maternelle en centrant leur attention sur deux sources d’informations qui peuvent être disponibles très précocement, même sans avoir encore beaucoup de connaissances sur sa langue maternelle : la prosodie des phrases et les mots grammaticaux. Nous avons montré que les adultes pouvaient exploiter la présence des frontières de groupes phonologiques pour contraindre en temps réel leur analyse syntaxique des phrases (Millotte et al, en révision). Ces résultats supportent l’hypothèse que les auditeurs calculent une représentation prélexicale segmentée en unités prosodiques, et qu’ils utilisent cette représentation pour l’analyse syntaxique des phrases. Concernant les mots grammaticaux, plusieurs études ont montré que les jeunes enfants avaient des connaissances sur les mots grammaticaux de leur langue maternelle à la fin de leur première année de vie (Hallé et al., submitted ; Shady, 1996 ; Shafer et al., 1998 ; Shi, 2005), et nous avons montré qu’ils pouvaient les utiliser pour inférer la catégorie syntaxique des mots suivants dans leur deuxième année de vie (Bernal, Lidz, Millotte, & Christophe, submitted ; voir aussi Höhle, Weissenborn, Kiefer, Schulz, & Schmitz, 2004). Finalement, nous avons proposé que les auditeurs (adultes comme enfants) pouvaient construire une première ébauche de la structure syntaxique des phrases qu’ils entendent en considérant conjointement les informations apportées par ces deux indices : les frontières prosodiques donneraient l’emplacement des frontières syntaxiques, et les mots grammaticaux permettraient de trouver la nature de ces unités syntaxiques. Cette hypothèse est défendue par les résultats obtenus dans notre dernière expérience. Les enfants de 18 mois semblent être dans une situation similaire à celle qu’ont vécue les participants de notre expérience en jabberwocky : ils ont accès aux mots grammaticaux de leur langue maternelle, et sont sensibles aux indices prosodiques de groupes phonologiques. Ils devraient dont être capables de réaliser une analyse syntaxique des phrases similaire à celle qu’ont réalisée les adultes. Bien entendu, cette hypothèse doit maintenant être démontrée expérimentalement, directement auprès de jeunes enfants. 37 texte 229 19/03/07 15:17 Page 38 REFERENCES BERNAL, S., LIDZ, J., MILLOTTE, S., CHRISTOPHE, A. (submitted). Syntax constrains the acquisition of verb meaning. CHRISTOPHE, A., GUASTI, M. T., NESPOR, M., VAN OOYEN, B. (2003). Prosodic structure and syntactic acquisition : the case of the head-complement parameter. Developmental Science, 213-222. GILLETTE, J., GLEITMAN, H., GLEITMAN, L., LEDERER, A. (1999). Human simulations of vocabulary learning. Cognition, 73. 165-176. GLEITMAN, L. (1990). The structural sources of verb meanings. Language Acquisition, 1. 3-55. GLEITMAN, L., WANNER, E. (1982). The state of the state of the art. In E. WANNER, L. GLEITMAN (Eds.), Language acquisition : The state of the art (pp. 3-48). Cambridge UK : Cambridge University Press. HALLÉ, P., DURAND, C., DE BOYSSON-BARDIES, B. (submitted). Do 11-month-old French infants process articles ? 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En strict lien avec ces questions théoriques on peut se demander en pathologie acquise du langage quelles informations associées à la syllabe sont pertinentes dans la production d’erreurs phonologiques et phonétiques et dans quel type de tableau aphasique. Nous présenterons les diverses positions sur la représentation des syllabes dans la perspective psycholinguistique et illustrerons ces positions ainsi que des controverses à l'aide des études neurolinguistiques. Mots clés : production du langage, syllabe, fréquence, aphasie, anarthrie. Role of the syllable in speech production : psycholinguistic and neurolinguistic evidence Abstract Although the syllable has long bee recognized as a phonological unit, several aspects of its psychological representation are still subject to controversy. One issue is to determine whether one’s representations of, and access to, syllables are derived as units from a mental stock, or whether they are generated “online” through phonological processes. The second issue, which is linked to the first, deals with the level in the process of production (phonological or phonetic), during which syllabic information is accessed or generated. In close association with these theoretical issues, one can ask the question, in the field of language pathology, of which syllable-linked information is relevant in the production of phonological and phonetic errors and in which type of aphasic profile. We will present various points of view on syllable representation from a psycholinguistic perspective and will illustrate these positions and controversies with neurolinguistic studies. Key Words : language, production, syllable, frequency, aphasia, anarthria Remerciements : L’auteur tient à remercier Jocelyne Buttet Sovilla pour sa relecture minutieuse et ses commentaires Rééducation Orthophonique - N° 229 - mars 2007 39 texte 229 19/03/07 15:17 Page 40 Marina LAGANARO Service de Rééducation Hôpitaux Universitaires de Genève Av. Beau-Séjour 26 CH-1211 Genève 14 Courriel : [email protected] L a syllabe est une notion déjà connue très anciennement qui peut être appréhendée de manière très intuitive en raison de ses propriétés acoustico-physiologiques (ouverture / fermeture du tractus vocal ; augmentation / diminution de la sonorité) et fonctionnelles (elle représente le domaine d’application de règles phonologiques en poétique) (Labrune, 2005). La syllabe est également une unité fondamentale dans plusieurs théories phonologiques, néanmoins, elle reste une unité controversée dans les modèles de production du langage. Deux questions retiennent l’intérêt des psycholinguistes de la production du langage autour de la syllabe : la première concerne sa représentation (est-ce que la syllabe est une unité représentée dans le lexique mental ou est-elle assemblée en ligne à partir de règles phonologiques), la deuxième concerne le niveau d’encodage durant lequel les syllabes sont accédées ou assemblées. Nous allons illustrer ces questions et présenterons en premier les théories et les données psycholinguistiques, pour ensuite détailler les études neurolinguistiques et les questions qu’elles génèrent. ♦ La sylla be dans les modèles de production du lang a ge Dans les années 80, l’étude de la production du langage a reçu une impulsion importante à travers l’analyse détaillée des erreurs spontanées (lapsus) produites par le locuteur tout-venant (Garrett, 1975 ; Fromkin, 1980). Ces observations ont permis d’exclure le mot comme unité d’encodage phonologique et/ou phonétique et ont attribué un rôle fonctionnel à la syllabe, essentiellement en raison des contraintes syllabiques dans les lapsus phonologiques. En effet, si l’observation des erreurs phonologiques à l’intérieur des mots a amené à postuler que ceux-ci sont encodés à partir d’éléments plus petits, un argument essentiel pour attribuer un rôle fonctionnel à la syllabe a été le fait que la position syllabique est respectée dans les métathèses - erreurs d’interversion – comme dans « le déparage » (dérapage), ou dans les anticipations – comme dans « la polique (police) Turque » (exemples tirés du corpus de Rossi et 40 texte 229 19/03/07 15:17 Page 41 Defare, 1998). La syllabe a ainsi été incluse dans les premiers modèles psycholinguistiques de production du langage (Shattuck-Hufnagel, 1979 ; Levelt, 1989 ; Dell, 1986). Ce rôle a été ensuite remis en question par les données expérimentales qui ont suivi cette première phase d’étude des lapsus. Avant de rentrer dans les détails de ces résultats, il faut différencier deux manières de conceptualiser la représentation des syllabes : l’une sous la forme de syllabes phonologiques avec leur information de surface (cch u n k s), l’autre de structures syllabiques abstraites (sch é m a). Les syllabes /bal/ et /pil/ sont deux syllabes phonologiques différentes dans le sens de chunk, mais une seule représentation syllabique abstraite (CVC) dans le sens de schéma. Certains modèles de production du langage incluent des représentations syllabiques abstraites au niveau phonologique (Dell, 1988 ; Sevald, Dell, & Cole, 1995). Cette hypothèse est motivée par l’observation des contraintes syllabiques dans les lapsus (Shattuck-Hufnagel, 1979) et par des résultats expérimentaux montrant que la structure syllabique abstraite peut amorcer la production d’un mot (Sevald, et al. 1995 ; Meijer, 1996 ; Costa & Sebastian-Gallés, 1998 ; Ferrand & Segui, 1998 ; Schiller, 1998 ; Schiller, Costa & Colomé, 2002). Le seul modèle qui proposait également une représentation des syllabes de surface (chunks) récupérées pendant l’encodage phonologique est le premier modèle de Dell (1986), qui a par la suite été abandonné en raison du fait qu’on observe très rarement des transformations portant sur toute la syllabe dans les lapsus phonologiques. Dans d’autres modèles de production comme celui de Levelt, Roelofs et Meyer (1999) il n’y a aucune représentation syllabique au niveau phonologique, mais des syllabes de surface sont représentées au niveau phonétique. Dans ces modèles donc, la syllabe est représentée sous forme de gestes articulatoires, qui sont accédés à partir d’un plan phonologique abstrait et syllabifiée à partir de règles phonologiques. L’argument principal contre une représentation de syllabes phonologiques est le phénomène dit de la resyllabation, c’est-à-dire le fait que la structure syllabique peut être différente dans la forme de surface en fonction du contexte phonologique (par exemple, le fait que la structure de « cher ami » - CV.CV.CV - soit différente de celle des mots « cher » - CVC - et « ami » -V.CV-). ♦ L’effet de fréquence de la sylla be On admet généralement que toute information enregistrée dans le lexique est « organisée » selon un principe de fréquence, c’est-à-dire que la récupération est plus facile ou plus rapide pour les unités qui ont été utilisées plus fréquem- 41 texte 229 19/03/07 15:17 Page 42 ment, soit parce que leur seuil d’activation est plus haut, soit parce que les connexions sont plus fortes. L’effet de fréquence est très connu pour ce qui concerne les mots depuis les travaux d’Oldfield et Wingfield (1965), mais la généralisation de cet effet aux autres unités représentées est plus controversée. Une autre manière donc d’aborder la question de la représentation de la syllabe est de rechercher un effet de fréquence des unités syllabiques. Le raisonnement est le suivant : si les syllabes sont représentées dans un stock (appelé syllabaire mental dans le modèle de Levelt et al. 1999) et récupérées durant l’encodage, on devrait observer que les syllabes les plus fréquemment utilisées dans la langue sont récupérées plus vite (en fait, dans le modèle de Levelt et al. 1999, les syllabes très peu fréquentes ne sont pas représentées, mais elles sont assemblées pendant l’encodage). Cette hypothèse a été étudiée expérimentalement par Levelt et Wheeldon (1994), qui ont observé un effet de la fréquence des syllabes sur les latences de production. Les tentatives de réplications de cet effet ont ensuite échoué surtout lorsque la fréquence de toutes les autres composantes était aussi contrôlée. Ce n’est que ces dernières années que plusieurs équipes ont confirmé l’effet de la fréquence des syllabes dans les latences de production avec des paradigmes différents d’abord en espagnol (Perea et Carreiras, 1998 ; Carreiras et Perea, 2004), ensuite en hollandais (Cholin, Levelt, & Schiller, 2006) et en français (Laganaro et Alario, 2006). ♦ L e s é t u d e s n e u ro l i n g u i s t i q u e s s u r l a f r é q u e n c e d e s s y l l a bes Des études neurolinguistiques se sont aussi penchées sur la syllabe en recherchant un effet de fréquence des syllabes dans la production de patients aphasiques. Après un premier résultat négatif dans une analyse de 3 patients francophones (Whilshire et Nespoulous, 2002), des études ont rapporté un effet de fréquence des syllabes sur la production de patients aphasiques ou anarthriques dans plusieurs langues. Pour l’allemand, Aichert et Ziegler (2004) ont montré que des patients avec apraxie de la parole (ou anarthrie) produisaient davantage d’erreurs lorsqu’ils devaient répéter des mots composés de syllabes de basse fréquence. Toujours en allemand, Stenneken et al. (2005) ont analysé la distribution des syllabes dans la production d’un patient aphasique avec un jargon phonologique et ont observé que les syllabes produites étaient de fréquence plus élevée par rapport à la distribution normale de fréquence des syllabes. Nous avons également décrit un effet de fréquence des syllabes dans les erreurs de substitution de patients aphasiques italophones, hispanophones et francophones (Laganaro, 2005). Dans cette étude, l’effet de fréquence émergeait dans l’analyse des erreurs, où des syllabes plus fréquentes remplaçaient des syllabes 42 texte 229 19/03/07 15:17 Page 43 moins fréquentes. Si tous ces résultats sur un effet de fréquence corroborent l’idée d’un rôle fonctionnel de la syllabe dans la production du langage, elles font ressurgir la problématique du niveau de représentation des syllabes. En effet, si seules des syllabes phonétiques sont représentées dans le lexique mental, comme le suggèrent le modèle de Levelt et al. (1999) ainsi qu’une vérification empirique du niveau d’encodage affecté par la fréquence des syllabes (Laganaro et Alario, 2006), alors seuls des patients avec un déficit d’encodage phonétique devraient manifester un tel effet. Étant donné qu’on associe classiquement une atteinte de l’encodage phonétique avec l’anarthrie (Code, 1998 ; Darley, Aronson, and Brown, 1975 ; Varley & Whiteside, 2001), seuls les résultats de Aichert et Ziegler (2004) sont en accord avec une telle interprétation. Par contre, l’observation d’un effet de fréquence des syllabes peut difficilement s’expliquer par une atteinte au niveau de l’encodage phonétique dans la production de patients aphasiques sans troubles arthriques qui présentent une atteinte préphonétique (essentiellement des aphasiques de conduction dans Laganaro, 2005 et une aphasie de Wernicke dans Stenneken et al. 2005). Deux explications sont donc envisageables. La première consiste à reconsidérer la représentation de syllabes aussi au niveau phonologique, comme c’était le cas dans le premier modèle de Dell (1986) et à expliquer l’effet observé chez ces patients par une atteinte de ces représentations phonologiques. La deuxième explication fait l’hypothèse que l’effet émerge car des syllabes de haute fréquence sont activées par défaut à partir d’un input phonologique incomplet. Dans cette deuxième interprétation, le niveau d’atteinte est phonologique et les syllabes restent phonétiques. ♦ L e s é t u d e s n e u r o l i n g u i s t i q u e s s u r l a s t r u c t u r e sylla b i q u e Si l’étude de la représentation de la structure syllabique est dans une impasse dans les recherches psycholinguistiques en raison probablement de la difficulté de réplication des résultats d’amorçage par la structure syllabique (Schiller, 1998 ; Schiller, Costa & Colomé, 2002 ; Perret et al, 2006), une question débattue aussi en neurolinguistique est de savoir si et à quel niveau la structure syllabique joue un rôle dans les erreurs phonologiques et/ou phonétiques. Plusieurs études ont en particulier essayé de prédire les erreurs phonologiques par des règles phonologiques agissant sur la structure syllabique abstraite, tels que la complexité et le principe de sonorité. La complexité fait référence à la spécification marquée de la syllabe, c’est-à-dire que les structures syllabiques les plus répandues dans les différentes langues sont les moins marquées (et aussi les moins complexes). 43 texte 229 19/03/07 15:17 Page 44 La s o n o rité est le principe selon lequel on privilégie dans les différentes langues les syllabes avec un profil bien marqué de sonorité augmentant-diminuant, ce qui signifie que s’il y a plusieurs consonnes dans une attaque, celles-ci doivent se suivre selon un ordre de sonorité croissante et inversement pour le coda. Plusieurs études portant sur des patients aphasiques ont décrit davantage d’erreurs phonologiques sur des structures complexes et davantage d’erreurs dans lesquelles la transformation produite génère une syllabe avec un meilleur respect du principe de sonorité que la syllabe cible (Valdois, 1990 ; Béland et Paradis, 1997 ; Kohn, Melvold et Shipper, 1998 ; Romani et Calabrese, 1998). Le niveau d’atteinte de ces patients n’était pas forcément investigué dans ces études, il reste donc peu clair à quel niveau d’encodage (phonologique ou phonétique) la structure syllabique joue un rôle. Cette question a été récemment approfondie par Romani et Galluzzi (2005), qui ont étudié de manière systématique l’effet des structures syllabiques chez des patients aphasiques non-fluents et chez des patients aphasiques fluents. Un effet de la complexité de la structure syllabique et du principe de sonorité a été observé uniquement chez les patients anarthriques, alors que les erreurs des patients présentant des atteintes préphonétiques n’étaient pas affectées par la structure syllabique ni par le principe de sonorité. Ces caractéristiques de la structure syllabique affectent donc l’encodage phonétique et reflètent une complexité au niveau articulatoire de la syllabe alors que des patients avec des difficultés d’encodage phonologique ne présentent pas de sensibilité à la complexité de la syllabe. ♦ C o n c lusion Les études psycholinguistiques et neurolinguistiques montrant que la syllabe est accédée en fonction de la fréquence d’usage offrent des arguments en faveur de son rôle fonctionnel dans la production du langage, dans le sens que la syllabe représente une des unités d’encodage. Nous avons vu que, si la structure syllabique semble affecter les erreurs uniquement chez des patients anarthriques, un effet de la fréquence des syllabes (indépendamment de leur structure) a été observé chez tous les patients. Si cette observation apparemment contradictoire nécessite des éclaircissements théoriques à travers de nouvelles investigations, elle a néanmoins des conséquences pour la pratique clinique. Aichert et Ziegler (2005) ont vérifié la composition du matériel de la tâche de répétition d’une nouvelle batterie allemande d’évaluation de l’aphasie, et ont observé un déséquilibre dans la distribution des fréquences des syllabes entre les différents facteurs testés (mots et nonmots et classes de fréquence des mots). 44 texte 229 19/03/07 15:17 Page 45 Il en est de même si on analyse les items proposés pour la répétition dans une batterie d’évaluation standard de l’aphasie en français (Montréal-Toulouse 86, Nespoulous et al., 1992), dans laquelle les mots ne sont pas équilibrés par rapport à la structure syllabique dans les deux classes de fréquence (ni en longueur d’ailleurs) et la fréquence des syllabes est inférieure dans les non-mots par rapport à celle des mots associés en structure. Il semble donc important de manipuler et/ou contrôler les deux aspects mentionnés (fréquence et complexité) dans le matériel utilisé dans le futur en évaluation et en rééducation. 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Quality and efficacy of restored hearing through cochlear implants in deaf children with an implant for over 10 years Abstract This article presents the long-term impact of cochlear implantation on the quality of auditory perception and speech, on the degree of speech intelligibility, on the acquisition of vocabulary skills, and on the development of phonological awareness. The study was conducted in a population of 82 subjects suffering from profound congenital deafness and implanted for over 10 years. The impact of several factors was evaluated: age at the time of implantation, presence of associated impairments, mode of communication. Key Words : deafness, cochlear implant, quality of auditory skills, speech intelligibility, phonological awareness Rééducation Orthophonique - N° 229 - mars 2007 47 texte 229 19/03/07 15:17 Page 48 Martine SILLON Orthophoniste Alain UZIEL Adrienne VIEU Centre d’implantation cochléaire Institut St Pierre 34250 Palavas les flots Courriel : [email protected] D e nombreuses études se sont intéressées à la perception auditive des enfants porteurs d’un implant cochléaire mais peu ont porté sur une population aussi importante et avec autant de recul que celle que nous allons présenter dans cet article. Waltzman et coll. en 2002 ont suivi une population sur plus de 5 ans mais seulement quatre enfants avaient plus de 10 ans d’implantation cochléaire. Spencer et coll. en 2004 présentent des résultats à long terme sur la première génération d’enfants implantés. Les 27 enfants observés ont des performances équivalentes à celles de leurs pairs entendants au niveau de leurs résultats scolaires. L’équipe de Nottinghamen montre dans une étude récente sur une population de 30 enfants avec un recul de 10 à 15 ans que les performances auditives et l’intelligibilité de ces enfants évoluent encore après 5 ans d’implantation (Beadle et coll., 2005). Notre recherche va tenter de donner une image concrète de ce qu’il est possible d’entendre avec un implant quand les compétences auditives se sont stabilisées et que leur impact sur la vie de l’enfant peut être évalué. La population de notre étude est composée de 82 enfants atteints de surdité congénitale profonde, tous implantés et suivis à Montpellier entre janvier 1989 et décembre 1995. Tous ces enfants sont vus régulièrement, un seul est retourné dans son pays d’origine. Ils sont tous porteurs d’un implant Nucleus (CI 22M, Cochlear Corp., Englewood, CO, USA) en stratégie Speak, excepté 3 jeunes qui à la suite d’une réimplantation avec un Nucleus CI 24 ont bénéficié d’une stratégie ACE. La moyenne d’âge à l’implantation est de 4,8 ans (1,9 à 14 ans, médiane : 3,9). La durée d’implantation moyenne est de 11,7 (10 à 15,8 ans). Ces enfants ont actuellement de 12 à 20 ans. Leur scolarisation nous donne une représentation de leur intégration sociale : 32 sont au collège, 14 au lycée, 3 en primaire, 6 dans des écoles spécialisées pour enfants porteurs de handicaps autres que la surdité, 17 suivent une formation professionnelle, 6 sont à l’université et 3 travaillent. 48 texte 229 19/03/07 15:17 Page 49 Tous les jeunes qui sont scolarisés au lycée n’ont pas d’aide spécifique. Sur les 32 enfants scolarisés au collège, 81% le sont en milieu ordinaire et 8% sont dans un établissement spécialisé pour enfants sourds (sans handicap), la moitié bénéficie d’un soutien orthophonique ou scolaire. L’adéquation scolaire : pour la population du secondaire, 37% sont dans la classe de leur âge sans retard, 37% ont 1 an de retard, 24% 2 ans et 2% 3ans. Des résultats en soi très rassurants quant à l’adaptation de ces enfants aux contraintes sociales. Après 10 ans d’expérience avec un implant cochléaire, 79 enfants (96%) le portent toujours et en tirent profit. Trois enfants ne l’utilisent plus : deux d’entre eux sont devenus sourds à la suite d’une méningite et ont été implantés tardivement. Une cochlée ossifiée ne leur a pas permis d’avoir de bonnes possibilités auditives. Le troisième suit sa scolarité dans une structure spécialisée où il communique essentiellement en langue des signes. Il a fait le choix de privilégier la communication gestuelle et juge inutile l’implant qui pourtant lui était bénéfique. Le pourcentage d’utilisation de l’implant de 96% peut être considéré comme excellent et en rapport avec nos études précédentes. Sur les 82 enfants, 11 ont eu une panne ou des complications nécessitant une réimplantation : panne du système ou baisse des performances dans 10 cas et infection dans un cas. Tous ont été réimplantés avec succès. 49 texte 229 19/03/07 15:17 Page 50 ♦ L e s p e rceptions auditives a vec l’implant coc h l é a i re La perception auditive de la parole est évaluée à travers la répétition de mots en liste ouverte et sans lecture labiale. Les mots utilisés sont des monosyllabiques (50) phonétiquement équilibrés issus d’une adaptation française du test américain « Phonetically Balanced Kinderga rten » (PBK). Le test est proposé à l’enfant à 1 mètre de distance, à voix nue (voix féminine) d’une intensité de 65 décibels. Les performances sont comptabilisées en pourcentage de mots reconnus par l’enfant. La perception de la parole à travers la reconnaissance de mots montre après 10 ans d’implantation une moyenne de mots correctement identifiés de 72 % avec un écart de 0 à 100 et une médiane de 82%. 5 enfants dont les trois qui n’utilisent plus leur implant ont 10% ou moins de reconnaissance. Analyse phonétique des perce ptions auditives L’analyse phonétique des perceptions auditives met en évidence une excellente reconnaissance au niveau des voyelles en position finale (pa, pi..), la moyenne des scores d’identification est de 92,75% avec un écart type de 7,37. Les erreurs se situent essentiellement entre « é / è » et « in », « y » et « i », « u » et « o », « on » et « o », « oi » et « oin ». Au niveau des consonnes, en position médiane (« apa », « aba »…), la moyenne de performances est de 82, 65% d’identification avec un écart type de 15, 35. Malgré une reconnaissance facilitée par les transitions liées à leur position médiane dans le test, des confusions au niveau des consonnes perdurent et 50 texte 229 19/03/07 15:17 Page 51 principalement entre « l » et « n », « m » et « n », « p » et « t » et dans une moindre mesure entre « f » et « ch », « k » et « t », enfin entre « v » et « z ». Vitesse de percep t i o n d e l a p a role La vitesse de perception de la parole a été abordée par l’utilisation de l’épreuve de lecture indirecte minutée (LIM). Cette épreuve s’est inspirée du Connected Discourse Tracking (CDT) (Adaptation du test britannique le CDT : Connected Discourse Tracking créé en 1978 par De Filipo CL et Scott BL Répétition mot par mot). Il s’agit pour l’enfant de répéter une histoire par fragments (5 à 6 mots) pendant 5 minutes sans lecture labiale. Le texte lui est présenté à voix nue et à proximité (1 m). Les performances sont quantifiées en nombre de mots reproduits correctement par minute. Les textes sont adaptés au niveau de langue de l’enfant, à son âge et ne présentent pas de difficultés de compréhension. En ce qui concerne cette épreuve, le score moyen est de 55 mots/minute, allant de 0 à 105 avec une médiane de 58 mots par minute. Ce même test proposé à des entendants montre des performances pour des enfants du même âge autour de 120 mots/minute (Galas et Lecacheux, 2005). Cette approche met clairement en évidence la nécessité de ralentir le débit de parole quand on s’adresse à ces enfants. Cette même épreuve a été réalisée au téléphone par l’orthophoniste suivant l’enfant avec ou sans haut parleur, l’enfant choisissant la situation la plus confortable pour lui. L’audition au téléphone est nettement plus difficile puisque les performances chutent à 33 mots/ minute avec une médiane de 32. Cette situation, bien que tellement courante dans notre mode de vie, reste délicate pour les enfants implantés, elle nécessite une attention particulière de l’interlocuteur qui doit ralentir son débit et ne pas hésiter à reformuler ses phrases. Néanmoins 79% des sujets peuvent utiliser le téléphone. Ces résultats sont en accord avec ceux de l’équipe de Nottingham qui indique que 60% de sa population téléphone (Kait et coll., 2001). En tout état de cause le nombre de mots correctement compris au téléphone est très faible. Ceci atteste que la conversation téléphonique est une tache difficile pour les enfants implantés, aussi limitent-ils leurs échanges à des interlocuteurs familiers (famille, amis). P e rcep t i o n d a n s l e b ru i t La perception dans le bruit est une situation utile à analyser car elle conditionne la qualité des acquisitions auditives dans la vie ordinaire. Cette 51 texte 229 19/03/07 15:17 Page 52 observation a été réalisée en demandant à l’enfant de répéter des phrases courantes enregistrées avec un bruit de fond de « cocktail partie » (rapport signal sur bruit de 10 dB), les deux sources (voix et bruit) étant enregistrées séparément. Dans le bruit le pourcentage de mots correctement identifiés diminue de manière conséquente jusqu’à 44,5 % (allant de 0 à 94 avec une médiane de 50%). Malgré cela ce constat ne prétend pas refléter exactement la pénibilité d’un environnement bruyant qui est souvent beaucoup plus envahissant que la situation que nous avons créée. La gêne occasionnée par le bruit est donc considérable et doit être prise en compte dans le quotidien de l’enfant. ♦ Comment se f a i t l a p rogr ession des a p t i t u d e s a u d i t ives a vec l’implant coc h l é a i re ? L’ a n a l yse de la percep t i o n d e l a p a role à 5 ans d’intervalle prouve l’évolution de la reconnaissance auditive avec le temps. Entre 5 et 10 ans après l’implantation, nous notons une augmentation de 7% dans l’identification des mots et une hausse moyenne de 20 mots/minute pour la lecture indirecte minutée. La différence est hautement significative (p<001) Ceci confirme bien que la perception auditive continue de se développer après 5 ans d’implantation. La moyenne de reconnaissance des mots (65%) mesurée 5 ans après implantation est en accord avec les résultats d’une publication récente (65,4% dans l’étude de Waltzman et al. 2002.) 49 des 82 enfants (60%) poursuivent leur évolution après 5 ans d’implantation. De même il y a 61 des 82 enfants (74%) qui améliorent de façon plus prononcée leur score à la lecture indirecte minutée. Il est clair cependant que la majorité des acquisitions se fait dans les 5 premières années. Moyenne des scores pour la lecture indirecte minutée à 5 ans et à 10 ans de durée d’implantation. 52 texte 229 19/03/07 15:17 Page 53 ♦ C e t t e a u d i t i o n restaurée par l’implant est elle suf fisante p o u r p e rm e t t re le déve l o p p e m e n t d ’ u n e p a role intelligib le ? Cette parole a été évaluée à l’aide d’une échelle crée par l’équipe de Nottingham (Allen et coll., 1998, 2001). Celle-ci décrit la qualité de la parole à travers 5 degrés : de totalement inintelligible à intelligible par tous les auditeurs. La production orale estimée à l’aide de cette échelle (SIR : Speech Intelligibility Rating) montre que 66% des enfants, après 10 ans d’implantation, développent une parole intelligible par tous les interlocuteurs (catégorie 5 de l’échelle) ou intelligible par des personnes ayant une petite expérience de la surdité (catégorie 4). En ce qui concerne la production orale, nos résultats sont comparables à ceux de Nottingham (Beadle et coll., 2005). Ces derniers indiquent qu’après 10 ans d’implantation, 77% des sujets ont développé une parole intelligible par tous (catégorie 5) ou par des interlocuteurs ayant une petite expérience des personnes sourdes (catégorie 4). Il est intéressant de constater des résultats très voisins dans deux langues aussi différentes que le français et l’anglais. Le « feed back » procuré par l’implant apparaît suffisant pour construire une parole structurée et harmonieuse pour la majorité des enfants. Les enfants qui ont le plus de difficultés sont ceux qui ont été implantés tardivement ou qui ont d’autres problèmes associés. ♦ La conscience phonologique peut-elle se déve l o p p e r avec les possibilités auditives fo u rn i e s p a r l ’ i m p l a n t ? La conscience phonologique consiste à identifier, isoler et manipuler la rime, les syllabes, les phonèmes d’une langue. Elle nécessite des processus de mémorisation efficaces, de bonnes facultés auditives et visuelles. 53 texte 229 19/03/07 15:17 Page 54 Elle se construit avec l’apprentissage de la langue et permet la prise de conscience de l’organisation temporelle de la parole et de son analyse segmentale. Elle s’acquiert de façon intuitive entre 2 et 6 ans avec la compréhension du langage et de façon consciente quand l’enfant apprend à lire et donc à manipuler les phonèmes. Elle conditionne le développement du langage en permettant de stocker les mots dans le lexique mental. Elle est indispensable à l’apprentissage et à la compréhension de la lecture. Nous avons tenté d’étudier l’impact de l’audition, via l’implant, sur le développement de la conscience phonologique lors d’une étude antérieure (Guilmart et Wetzel-Mercier, 2002) dont voici les conclusions. Nous avons utilisé un test de D. Delpech, F. George et E. Nok étalonné sur 100 enfants entendants de 7 ans en cours préparatoire. Le test est composé d’épreuves de conscience phonologique (décomposition de mots, jugement et manipulation de rimes), d’épreuves de lecture (logatomes, mots et textes) et d’une évaluation de la mémoire. Nous avons proposé ce test à une population de 41 enfants atteints de surdités profondes bilatérales congénitales ou prélinguales et porteurs d’un implant cochléaire. Ils sont âgés de 7 ans à 17 ans (âge moyen : 11 ans 5) avec des durées d’implantation dont la moyenne est de 6 ans. L’âge moyen d’implantation est de 5 ans. Quelles sont les performances de ces enfants par rapport aux enfants entendants ? Le graphe suivant comporte en abscisse l’âge chronologique de ces enfants et en ordonnée les performances au test de conscience phonologique ; l’encadré montre les résultats des enfants entendants de 7 ans. Nous observons une grande hétérogénéité des résultats avec 56% des enfants implantés qui, quel que soit leur âge, ont des réalisations inférieures à celles des enfants entendants de 7 ans. 54 texte 229 19/03/07 15:17 Page 55 Nous constatons le décalage de compétence entre les enfants sourds et les enfants entendants. Le retard semble se combler avec le temps. Peut-on relier les performances auditives dues à l’implant et le développement de la conscience phonologique ? Le graphe qui suit décrit pour chaque enfant : en abscisse les pourcentages de mots reconnus en audition seule et en ordonnée les performances au niveau de la conscience phonologique. Il apparaît clairement que la reconnaissance de mots sans lecture labiale (PBK) est corrélée avec les représentations phonologiques (coefficient : 0,37) ce qui confirme le rapport étroit entre l’audition et l’acquisition de la représentation phonologique. Les enfants pour lesquels les performances sont décalées semblent avoir des difficultés spécifiques au niveau de la lecture ou sont suspectés de dysphasie. L’implant parait donc restituer une audition suffisante pour le développement de la conscience phonologique, il persiste cependant un décalage évident avec une population entendante. Pour ces enfants implantés, notre étude a mis en évidence les facteurs qui influent sur l’acquisition de la conscience phonologique : l’âge d’implantation et la durée d’implantation sont peu pertinents, d’autres paramètres comme l’utilisation du Langage Parlé Complété dans la famille et la qualité de la stimulation familiale sont signifiants. De plus nous avons mis en évidence une forte corrélation entre la conscience phonologique et l’intelligibilité de la parole de l’enfant implanté (coefficient de corrélation : 0,79). Bien sûr, ces premiers résultats méritent d'être confirmés par une recherche sur une population plus importante et plus homogène. 55 texte 229 19/03/07 15:17 Page 56 La conscience phonologique conditionne le développement du langage en permettant de stocker les mots dans le lexique mental. Alors qu’en est-il du lexique chez ces enfants implantés ? ♦ L’aspect le xical du lang a ge a été anal ysé pour la popula tion d’enf a n t s i m p l a n t é s d e puis plus de 10 ans : Il a été mesuré avec l’Echelle de vocabulaire en images Peabody (E.V.I.P.), une adaptation française du « Peabody picture vocabulary test revised » (Dunn et coll., 1993), test qui évalue le vocabulaire réceptif. Ce test est structuré de la façon suivante : Il s’agit de désigner un item cible parmi 4 images. Deux séries de 170 items sont disponibles, chacune des listes étant classée par ordre croissant de difficulté. Ce test est étalonné sur 2038 enfants de 2,5 à 18 ans. La cotation se fait en percentiles et situe le sujet par rapport à son âge chronologique : niveaux de 1 à 6 (de faible à excellent). Les résultats après 10 ans d’implantation montrent que 75% des sujets atteignent des résultats proches de la valeur médiane de leurs pairs entendants du même âge. Dans la littérature, Manrique et coll. (2004) montrent que les enfants qui sont implantés avant l’âge de 2 ans, et au bout de 3 ans d’utilisation de l’implant, ont 1 an de retard dans cette même épreuve par rapport à des enfants entendants. Les sujets implantés plus tardivement ont une progression plus lente dans l’acquisition du vocabulaire. ♦ Quels sont les f a c t e u rs p e r m e t t a n t d e p r é voir l’ef ficacité d e l ’ i m p l a n t c o c h l é a i re ? Une batterie de tests statistiques (ANOVA, Pearson, analyse de variance) a été utilisée pour étudier l’impact de différents facteurs (l’âge à l’implantation, 56 texte 229 19/03/07 15:17 Page 57 la présence de handicap associé, le mode de scolarisation, le mode de communication, le nombre d’électrodes actives) sur quatre mesures à plus de 10 ans d’intervalle (PBK, LIM, SIR et EVIP). Fa c t e u r « Age d ’ i m p l a n t a tion » Le jeune âge à l’implantation est associé à de meilleures performances tant au niveau perception et production de la parole qu’au niveau de l’aspect lexical du langage. 67,4 % des enfants implantés avant l’âge de 4 ans ont des performances proches de la médiane dans la reconnaissance de mots en liste ouverte (contre 18% pour les enfants implantés après l’âge de 4 ans). Au niveau de la lecture indirecte minutée, 72% (contre 23,7%), au niveau de l’intelligibilité de la parole 65% (contre 12%), sont voisins de la médiane. Enfin sur le versant réceptif du vocabulaire 62% (contre 36% implantés après 4 ans) approchent la médiane. L’analyse statistique multicritères nous a permis de constater que la variable la plus importante est l’âge d’implantation ; en effet si l’implantation est tardive, la probabilité que la reconnaissance de mots soit en dessous de la médiane est multipliée par 9,4. Il en est de même pour la lecture indirecte minutée : en cas d’implantation tardive, la possibilité que la vitesse de réception de la parole demeure en dessous de la médiane est multipliée par 15,1. D’autres auteurs vont dans le même sens et soulignent le lien étroit entre l’âge précoce d’implantation et les performances au niveau de la perception et de la production de la parole (Maurique et coll., 2004). Ainsi Nikolopoulos et coll (1999) démontrent que l’âge précoce d’implantation est corrélé positivement aux possibilités auditives et au parler de l’enfant et cela après 2 ans d’utilisation du système. A contrario d’autres études soulignent que ce facteur d’implantation précoce ne paraît pas jouer un rôle fondamental dans le niveau de perception et de production de la parole. Ainsi Geers (2004) explique que le fait d’avoir reçu un implant entre 2 et 4 ans n’est pas étroitement lié avec les compétences dans ces domaines et dans les aptitudes lexicales quand l’enfant atteint l’âge de 8 ou 9 ans. Le recul que nous avons dans notre étude nous oriente vers l’idée qu’effectivement une implantation précoce facilite toutes ces acquisitions même si nous devons rester attentifs au fait qu’une implantation plus tardive peut parfois être utile et donner de bons résultats. F a c t e u r « H a n d i c a ps associés » Les enfants ayant des handicaps associés ont des scores significativement plus bas au niveau de la vitesse de compréhension de la parole et du développement lexical. Il est évident que des handicaps associés interfèrent sur les perfor- 57 texte 229 19/03/07 15:17 Page 58 mances (Waltzman et coll., 2002, Fukuda et coll., 2003). De nombreux auteurs retrouvent des possibilités auditives intéressantes chez ces enfants mais avec une progression beaucoup plus lente (Waltzman et coll, 2000). Fa c t e u r « N o m b re d’électrodes actives » Le nombre d’électrodes actives ne semble pas en relation avec la qualité des performances auditives dans les données que nous avons recueillies. F a c t e u r « Mode de comm u n i c a tion » Le mode de communication paraît influer sur les résultats, mais il est important de rester prudent (Uziel et coll., 1996). En effet il est difficile de déterminer comment les aides sont employées et à quel rythme. Bien souvent le mode de communication évolue dans le temps, ce qui est utilisé lorsque l’enfant est petit ne l’est parfois plus quand l’enfant grandit. Les enfants utilisant la communication orale dans notre étude paraissent avoir de meilleurs scores au niveau de la reconnaissance et de la production de la parole que les enfants utilisant une communication signée (français signé ou L.S.F.) à 10 ans d’implantation cochléaire. En ce qui nous concerne, beaucoup de nos sujets qui ont été exposés au L.P.C. (30%) semblent avoir de meilleures aptitudes au niveau lexical que les individus éduqués dans l’oral seul ou avec la L.S.F. Il convient cependant de rester mesuré car il est difficile d’isoler des paramètres qui sont souvent inter-dépendants. Cette étude montre clairement que la majeure partie des enfants sourds congénitaux implantés bénéficie de l’implantation à long terme. De nombreux facteurs prédictifs ont été analysés d’où il ressort que l’âge d’implantation est la variable principale parmi d’autres : le handicap associé, le mode de communication, et le mode de scolarisation (pas explicité dans cet article). D’autres facteurs possibles comme l’âge d’appareillage, la durée d’utilisation de la prothèse et son efficacité n’ont pas été analysés dans cette recherche. Une analyse préliminaire a montré que l’audition avant l’implantation n’avait pas d’influence sur les résultats en ce qui concerne cette population d’autant que les sujets sélectionnés avant 1995 ne tiraient aucun bénéfice des prothèses conventionnelles. ♦ C o n c lusion : Cette étude à long terme sur 82 sujets, avec 10 ans de recul, montre que l’implantation cochléaire est une technique fiable et efficace. Elle permet aux enfants atteints de surdité profonde de développer un niveau fonctionnel d’audition de la parole, de production orale et d’accéder à un niveau de langage appro- 58 texte 229 19/03/07 15:17 Page 59 prié à leur âge. Ce dernier leur permet de suivre une scolarité en intégration pour la majorité d’entre eux avec des niveaux similaires à ceux des entendants. Toutes choses qui paraissaient un défi il y a 10 ans. Des résultats aussi satisfaisants ne vont pas sans un suivi régulier permettant de vérifier le bon fonctionnement de l’appareil, l’adéquation du réglage, du soutien familial et scolaire. Les résultats obtenus par la première génération d’enfants implantés sont très utiles pour effectuer de bonnes indications et pour expliquer aux familles ce qu’elles peuvent espérer de l’implantation cochléaire. Il est raisonnable de penser que les nouveaux systèmes plus sophistiqués au niveau des stratégies de traitement de la parole permettront des performances qui dépasseront celles présentées dans cette étude, de même le dépistage et l’implantation précoce sont des facteurs qui vont largement contribuer à majorer nos conclusions. REFERENCES ALLEN, M.C., NIKOLOPOULOS, T.P., O'DONOGHUE, G.M. (1998). Speech intelligibility in children after cochlear implantation. American Journal of Otology, 19. 742-746. ALLEN, C., NIKOLOPOULOS, T.P., DYAR, D., O'DONOGHUE, G.MM. (2001). 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Enfin, le problème de l'évaluation des habiletés phonologiques est abordé en terminant sur les aspects prévention et remédiation aux difficultés. Mots clés : sensibilité phonologique, apprentissage de la lecture, vocabulaire, diagnostic. Phonological sensitivity and the acquisition of reading skills Abstract This paper is made of three parts. Development of phonological sensitivity is described on a continuum from simple processing to complex processing. In another model, epilinguistic processing is distinguished from metalinguistic processing. The links between phonological sensitivity and learning to read are highly determined by a strong correlation between phonemic awareness and reading skills. However, these links should be studied more broadly by examining what contributes to the emergence of phonemic awareness. Finally, assessment of phonological skills is examined and some propositions are presented on preventive intervention with children experiencing difficulties in the acquisition of reading skills. Key Words : phonological sensitivity, acquisition of reading skills, vocabulary, diagnosis Rééducation Orthophonique - N° 229 - mars 2007 61 texte 229 19/03/07 15:17 Page 62 Jean ECALLE Annie MAGNAN Laboratoire Étude des Mécanismes Cognitifs / Dynamique du Langage UMR-CNRS 5596 Université Lyon2 5 avenue Mendes France 69676 Bron Cedex Courriel : [email protected] C et article se propose d'élargir le concept de « conscience phonologique » à celui de sensibilité phonologique pour mieux rendre compte de la variété comportementale sur cet aspect et déterminer plus précisément la nature des liens entre différentes capacités à traiter les unités phonologiques du langage et l'apprentissage de la lecture. Après avoir précisé comment se développe cette sensibilité puis présenté des travaux sur les liens classiquement étudiés entre celle-ci et l'apprentissage de la lecture, une troisième partie, plus applicative, se propose de poser le problème de l'évaluation de la sensibilité phonologique (fournissant un niveau d'habiletés phonologiques) et de la prévention / remédiation des difficultés d’apprentissage du langage écrit. ♦ Développement de la sensibilité phonolo gique Il y a, selon nous, nécessité de dépasser l'idée de conscience phonologique dans le cadre de l'apprentissage de l'écrit. En effet, en examinant de près les travaux sur ce domaine, on observe que sous ce vocable, un grand nombre de tâches s'y réfèrent. Dès lors, il est reconnu que ce qui relève des habiletés phonologiques ne constitue pas un bloc homogène (Alegria & Mousty, 1989). C'est d'ailleurs ce qu'avait bien montré Lecocq (1993) dans une étude très complète utilisant pas moins de 14 épreuves pour étudier les capacités « d'analyse segmentale de la parole » chez de jeunes enfants. En conséquence, certains auteurs (Anthony, Lonigan, Burgess, Driscoll, Philipps, & Cantor, 2002 ; Bowey, 2002) utilisent le terme de « sensibilité phonologique » préféré à celui de « conscience phonologique » insistant sur l'idée d'un continuum où on pourra distinguer un traitement simple vers des traitements de plus en plus complexes. Stanovich (1992) évoque ce continuum allant d'une sensibilité réduite (narrow) sur des unités larges vers un traitement plus profond (deep) réalisé sur des unités petites. Des travaux plus récents auprès d’enfants prélecteurs et apprentis lecteurs montrent que l'ordre d'acquisition des habiletés phonologiques dépend 62 texte 229 19/03/07 15:17 Page 63 de deux facteurs (Anthony, Lonigan, Driscoll, Philipps, & Burgess, 20003), la taille de l’unité traitée et le type de tâche. Dans leur étude, les auteurs ont examiné le niveau de sensibilité phonologique de 947 enfants de 2 à 6 ans à l'aide de tâches d'association et de suppression. Par exemple, on demandait à l'enfant de former un mot avec deux mots courts (cow ... boy : ➝ cowboy), avec deux syllabes (/mã/ ... /to/ ➝ /mãto/ - manteau). Il était également demandé de supprimer une syllabe d'un mot pour retrouver un autre mot (/poto/ ➝ /po/ peau) ou de supprimer un phonème dans un mot pour former un pseudo mot ou un mot. Le premier facteur rendant compte du développement relève de la complexité linguistique où on distingue 4 niveaux : l'enfant maîtrise mieux d'abord le mot, puis la syllabe, puis les unités infra-syllabiques (rime et attaque) et enfin le phonème. Ces résultats confirment ceux de Goswami et Bryant (1990) qui suggéraient une progression suivant la structure hiérarchique du mot. Le second facteur concerne la complexité de la tâche où les auteurs relèvent à nouveau 4 niveaux de difficulté, la détection de l'association, la détection de la suppression, l'association elle-même et la suppression elle-même. Ils concluent que la progression répond aux contraintes qui pèsent sur la mémoire de travail, autrement dit qui tiennent compte du coût cognitif engagé dans l'opération sollicitée. Finalement, il faut saisir la sensibilité phonologique comme un « construit unifié » c’est-à-dire une habileté cognitive unique qui se manifeste sur le plan comportemental dans une grande variété d’exercices (Anthony & Francis, 2005 ; Anthony & Lonigan, 2004). Cette habileté générale peut s’exercer dans des tâches de reconnaissance, de discrimination et de manipulation plus ou moins complexes d’unités. Une autre conception (compatible avec la précédente) se propose de saisir les différents niveaux de représentation phonologique engagés dans des tâches phonologiques. Pour cela, Gombert (1992) distingue des processus au statut cognitif différent selon que les unités traitées sont accessibles ou non à la conscience. Un traitement de type épiphonologique renvoie au fait que les unités ne sont pas directement disponibles et manipulables. Martinot et Gombert (1996) parlent d’un « simple contrôle exercé par l’organisation des connaissances phonologiques en mémoire à long terme sans intentionnalité » (p. 268). L'activité cognitive est opérée sans contrôle intentionnel des unités. Un traitement métaphonologique renvoie à une prise de conscience explicite des unités traitées (Gombert & Colé, 2000). Ces unités phonologiques identifiées et extraites sont l'objet d'un traitement réfléchi, intentionnel. L'apparition des capacités métaphonologiques serait stimulée par l'enseignement formel de la langue écrite ou par un entraînement spécifique. Ainsi, il a été montré que des enfants de 5-6 ans, 63 texte 229 19/03/07 15:17 Page 64 après une tâche avec feed-back correctif, arrivent à un véritable contrôle métaphonologique (sur des phonèmes) ce qui n'est pas le cas des enfants de 4-5 ans (Content, Kolinsky, Morais & Bertelson, 1986 ; Martinot & Gombert, 1996). Il semble donc que le passage d'un niveau épiphonologique à un niveau métaphonologique 1/ peut s'opérer avant l'enseignement de la lecture, sous l'effet d'un entraînement, 2/ nécessite une organisation relativement structurée de la base de connaissances phonologiques. Pour résumer, le traitement épiphonologique ne serait que la traduction comportementale de l'état du système de connaissances phonologiques alors que le traitement métaphonologique est réalisé sous le contrôle d'un opérateur qui déclenche une procédure dont l'objet est d'extraire des unités linguistiques de la base de connaissances phonologiques pour les manipuler intentionnellement à partir d'une instruction (Ecalle & Magnan, 2002b). Dans le cadre de ce modèle, nous avons entrepris deux études longitudinales (Ecalle & Magnan, 2002 a ; in press) où nous montrons que les deux types de traitement n'offrent pas le même pattern de réponses en fonction des unités traitées. Dans la tâche de type épiphonologique (trouver deux mots parmi 4 partageant la même unité), les unités larges sont mieux traitées comparativement aux phonèmes1 avec une progression pour toutes les unités entre la GS et le CP. Dans la tâche métaphonologique, (extraction d'unités communes), les unités phonémiques et syllabiques donnent lieu à des performances très proches et supérieures par rapport aux unités infra-syllabiques, les premières progressant sous l'effet de l'enseignement ce qui n'était pas le cas pour les secondes. Toujours dans le cadre du modèle proposé par Gombert (1992), Savage, Blair et Rvachew (2006) examinent également la question des différents niveaux engagés dans deux types de tâches, épi- et métaphonologique : ils mettent à nouveau en évidence des patterns de réponses différents selon les tâches en fonction des unités. Chez les apprentis lecteurs, ils retrouvent un avantage pour les unités larges dans la tâche épiphonologique alors que les unités réduites sont mieux réussies dans la tâche métaphonologique. Le modèle de « redescription représentationnelle » (RR) présenté par Karmiloff-Smith (1992) offre un cadre théorique intéressant pour expliquer le développement de la sensibilité phonologique dans la mesure où il propose de rendre compte de la façon dont les représentations enfantines deviennent progressivement manipulables, plus flexibles pour émerger à la conscience (Ecalle & Magnan, 2003). Le modèle RR postule 4 niveaux auxquels les connaissances sont représentées et re-représentées. 1. On pourra observer que compte tenu de la nature très abstraite du phonème, cette unité ne pourrait faire l'objet d'un traitement implicite de type épiphonologique. 64 texte 229 19/03/07 15:17 Page 65 1. Niveau implicite (I) : les représentations sont sous formes de procédures pour analyser et répondre aux stimuli extérieurs. 2. Niveau explicite (E1) : les représentations sont le résultat d'une redescription mais ne sont pas accessibles à la conscience ni au rapport verbalisé. 3. Niveau explicite (E2) : les représentations sont accessibles à la conscience mais ne peuvent pas encore faire l'objet d'une explicitation verbalisée. 4. Niveau explicite (E3) : ici la verbalisation est possible, ce qui renvoie au savoir métacognitif et au processus de prise de conscience. La perspective développementale proposée par Karmiloff-Smith offre donc une tentative d'explication du décalage observé sur un plan développemental entre capacités épiphonologique et métaphonologique2. Ce point de vue est compatible avec le modèle de restructuration lexicale de Metsala et Walley (1998) qui décrit le rôle du développement du vocabulaire sur celui de la sensibilité phonologique. En effet, les représentations lexicales chez le jeune enfant sont d'abord holistiques puis deviennent de plus en plus précises (Walley, Metsala, & Garlock, 2003). Ce phénomène de restructuration est prolongé sous l'effet de l'accroissement du vocabulaire. Le stockage des mots ainsi que la spécification de leurs représentations phonologiques dépend de leur familiarité et de leur voisinage phonologique (Metsala, 1999). Cette restructuration est un précurseur d'une capacité segmentale explicite (conscience phonémique) et c'est l'apprentissage du langage écrit qui renforce cette conscience phonémique. En conclusion, la restructuration lexicale dépend d'un facteur global, l'accroissement du vocabulaire (plus la taille du lexique est élevée plus les mots sont stockés de façon précise) et de facteurs locaux comme la familiarité déterminée par la fréquence, par l'âge d'acquisition des mots et par le voisinage phonologique défini par la densité de mots ne différant que par un phonème substitué, supprimé ou ajouté (bague, barre, balle, bol, sol, etc.). Enfin, signalons que les caractéristiques phonologiques d'une langue rendent compte en partie du développement de la sensibilité phonologique (Anthony & Lonigan, 2005). Par exemple, la présence de frontières syllabiques claires (grec, italien, français) contribue à l'émergence d'une conscience syllabique plus précoce. Sur cet aspect, dans une étude inter-langues transversale auprès d'enfants pré- et apprentis lecteurs français et anglais, il a été montré que ces derniers avant l'enseignement formel de la lecture ont des performances 2. On peut, par ailleurs, s'interroger sur la pertinence de distinguer des niveaux intermédiaires E1 et E2. En particulier, pour les connaissances phonologiques, comment détecter ces deux niveaux et quelle est leur réalité psychologique ? 65 texte 229 19/03/07 15:17 Page 66 dans des tâches de manipulation de syllabes bien inférieures à celles de leurs homologues français (Duncan, Seymour, Colé, & Magnan, 2006). ♦ L i e n s e n t re sensibilité phonolo gique et a p p rentissa ge de la lecture Cette question omniprésente dans la littérature a donné lieu à un grand nombre de travaux et nous en ferons ici une synthèse rapide. Dans une récente et très documentée revue de questions, Castles et Coltheart (2004) rappellent que la conscience phonologique (ils utilisent le terme de phonological awa reness) est une habileté spécifique du langage oral qui précède et influence les processus d’apprentissage de l’écrit. Plus précisément, les études longitudinales montrent que seule la conscience phonémique par rapport à la conscience des unités plus larges telles la rime et la syllabe explique le mieux les performances en lecture-écriture. Ce lien toutefois ne peut être de nature causale, selon les auteurs. En effet, il pourrait y avoir un troisième facteur, non mesuré, qui rende compte de la liaison observée. Par ailleurs, si les études « entraînement » qui consistent à stimuler la sensibilité phonologique avant l'enseignement de la lecture ont pour objectif d'étudier la nature causale du lien, on peut également supposer que cet entraînement n'est pas spécifiquement lié aux performances ultérieures en lecture mais produit un effet sur des capacités plus générales relevant des capacités attentionnelles ou mnésiques (voir à ce sujet la remarquable étude de Lecocq, 1993, en français). Bref, ce type d'entraînement pourrait aussi stimuler d'autres apprentissages scolaires comme les mathématiques. Quoiqu'il en soit, l’idée qui prédomine est qu’il existe un lien bidirectionnel entre sensibilité phonologique et apprentissage de l’écrit (Morais, 2003). Dès que l'enfant développe des habiletés en lecture-écriture, il modifie sa façon de manipuler les unités phonologiques de la langue orale en utilisant ses compétences orthographiques (Castles, Holmes, Neath, & Kinoshita, 2003). Autrement dit, le degré de sensibilité phonologique pourrait être un indice d'une habileté orthographique. La conscience phonémique ne pourrait exister en dehors d'une connaissance des graphèmes. Cette idée renvoie à l'hypothèse du lien phonologique (phonological linkage hypothesis de Hatcher, Hulme, & Ellis, 1994) ou à celle d'une conscience graphophonémique (graphophonemic awa reness de Ehri and Soffer, 1999). Finalement, les connaissances des lettres (relations lettres-sons ou nom des lettres) pourraient également constituer un bon prédicteur de la réussite en lecture (Ecalle, Magnan, & Biot-Chevrier, in press ; Foulin, 2005). Il a été défendu l'idée selon laquelle la connaissance du nom d'une lettre faciliterait l'accès à sa valeur phonémique (B /bε/ ➝ /b/) (Treiman, Weatherston, & Berch, 1994 ; 66 texte 229 19/03/07 15:17 Page 67 Ecalle, 2004 ; Share, 2004). Finalement, quelle est l'importance de la sensibilité phonologique comme prédicteur dans l'apprentissage de la lecture en comparaison avec d'autres composantes ? Une étude longitudinale concernant des enfants suivis de la GS au CE2 répond à cette question en révélant qu'outre la sensibilité phonologique évaluée à travers diverses épreuves (association d'unités de différentes tailles, suppression d'unités, segmentation phonémique, etc.), deux autres prédicteurs importants ressortaient, les connaissances des lettres (nom et valeur phonémique) et la dénomination rapide (Schatschneider, Fletcher, Francis, Carlson, & Foorman, 2004). Reste à trouver des prédicteurs au développement de la conscience phonémique, elle-même étroitement liée à la réussite en lecture. Dans le continuum d'une sensibilité phonologique où deux types de processus peuvent être distingués, nous avons pu mettre en évidence que les performances à une tâche de type métaphonologique en CP (isoler des phonèmes) était prédite par des performances à une tâche de type épiphonologique en GS (catégorisation phonologique : trouver 2 mots parmi 4 qui ont la même unité) (Ecalle & Magnan, 2002a). Globalement, si la sensibilité phonologique constitue un ensemble, sur le continuum décrit précédemment, certaines tâches proposées précocement pourraient expliquer en partie l'émergence de la conscience phonémique. Un traitement plus complexe sur les phonèmes (de type métaphonologique) s'appuie sur des capacités de traitement d'unités plus larges (de type épiphonologique), ce dernier étant dépendant de la qualité des représentations phonologiques, c'est-àdire qualitativement et quantitativement du niveau du vocabulaire. ♦ Éva l u a tion des habiletés phonolo giques et remédia tion Si on considère que la relation forte existant entre habiletés phonologiques et lecture repose essentiellement sur le traitement des phonèmes, alors à l'évidence la conscience phonémique doit faire l'objet d'une attention particulière. Morais (2003) rappelle qu'elle n'émerge que dans le cadre de l'apprentissage de la lectureécriture et qu'il convient d'opérer trois distinctions. La première concerne l'habileté à discriminer des paires de syllabes différant sur un segment phonémique (les illettrés sont capables de traiter cette discrimination) et la conscience des phonèmes (ce que ne possèdent pas les illettrés). La seconde distinction se situe entre conscience phonémique et habileté à manipuler des phonèmes. La reconnaissance consciente des phonèmes peut s'évaluer dans une tâche telle « est-ce que sable commence comme soupe ? » alors que la manipulation de phonèmes implique un plus haut degré de traitement telle l'association « quel mot peut-on faire avec les sons /m/ + /ε/ + /r/ ? ». Ici, en filigrane apparaît la distinction épi- vs métalinguistique. Enfin il faut distinguer la conscience phonémique rapidement disponible 67 texte 229 19/03/07 15:17 Page 68 d'une conscience phonémique négligée et difficilement mise en œuvre. En effet, Morais (2003, citant les travaux de Scliar-Cabral, et al, 1997) mentionne que des adultes avec un faible niveau de lecture étaient incapables de supprimer un phonème en position initiale dans un mot monosyllabique après un seul essai mais qu'ils auraient pu après entraînement réaliser cette tâche. Cette distinction n'est pas dichotomique mais plutôt continue. Une deuxième approche plus large consiste à examiner les liens entre sensibilité phonologique et lecture. Et dès lors, un ensemble de tâches impliquant différentes opérations et unités pourrait être proposé tout en sachant que la conscience des phonèmes n'est stimulée qu'avec l'enseignement formel de la langue écrite. C'est dans cette perspective que nous développons nos recherches (Ecalle, Magnan, & Bouchafa, 2002). Plus récemment (Ecalle & Magnan, 2006), dans le cadre d'une étude longitudinale3, un ensemble d'épreuves a été administré à une centaine d'enfants suivie de la GS maternelle (avril) au CP (début et milieu). Trois tâches (subdivisées en 7 sub-tests) ont été élaborées pour évaluer différents aspects de la sensibilité phonologique. Une tâche de catégorisation phonologique où les enfants doivent indiquer parmi 4 mots (prononcés et présentés sous forme de dessins) ceux qui « sonnent pareil ». Une tâche de détection où les enfants doivent indiquer l’unité commune à 2 mots. Dans ces tâches, deux unités sont manipulées, la syllabe (T1 catégorisation : toupie-bateau-requin-balai ; T6 extraction : bateau-balai) et le phonème (T2 catégorisation : coq-manchepelle-mur ; T7 extraction : manche-mur). Une autre tâche à choix forcé de suppression phonologique a été également administrée où les enfants doivent choisir l’item-correct parmi 4 items-tests : pour le mot-cible bœuf, un distracteur phonologique (neuf), un distracteur sémantique (viande) un intrus (stylo) et l’item correct (œuf) sont proposés. Pour la suppression phonémique, le matériel est composé de mots monosyllabiques, de structure attaque + rime vocalique avec ou sans coda où la suppression de l’attaque engendre un mot (bœuf ➝ œuf). Deux types de suppression phonémique sont présentés, la consonne initiale d’une attaque simple (/b/ : bœuf ; T4) ou d’un cluster consonantique (/f/ : flûte ; T5). Pour la suppression syllabique (T3), le matériel est composé de mots polysyllabiques pour lesquels la suppression de la syllabe engendre un mot (chapeau ➝ pot). Un test d’identification de mots écrits (Timé2 ; Ecalle, 2003) est proposé lors de la 3ème session. L’objectif est de déterminer des groupes d’enfants aux profils d’habiletés phonologiques différents dès la GS. Pour cela, on utilise une technique 3. Cette étude a été réalisée par Marion Bouteille et Marie-Hélène Eudes, étudiantes à l'Ecole d'Orthophonie (Lyon1). 68 texte 229 19/03/07 15:17 Page 69 de classification automatique faisant apparaître cinq groupes qui se distinguent selon leur niveau de connaissances phonologiques (Graphique 1), les scores globaux déclinant progressivement, groupe A (taux de réussite 69%), B (48%), C (41%), D (21%) et E (20%). Les groupes A et B présentent des niveaux phonémiques et syllabiques très bons et bons, le groupe C témoigne d’un bon niveau syllabique. Le groupe D a des scores faibles mais les enfants sont engagés dans le traitement phonologique. Le groupe E qui globalement a un taux de réussite proche du groupe D, se distingue dans les tâches de suppression par le choix du distracteur sémantique et des réponses au hasard. Ces enfants centrés sur la fonction de communication du langage ne peuvent effectuer une tâche métalinguistique (Sanchez, Magnan, & Ecalle, in press). Cette analyse souligne la forte variabilité inter-individuelle présente dès la GS. L’hétérogénéité du niveau d’habiletés phonologiques en GS conduit à s’interroger sur l’évolution de chaque groupe par tâche et sur leurs performances en lecture. Globalement, les résultats montrent une évolution en parallèle des 5 groupes et une hiérarchie des performances en lecture : A > B > C > D > E (respectivement, 85%, 77%, 71%, 54%, 49%, sur un score composite mots corrects + homophones au Timé2). Graphique 1 : Profils d'apprentis lecteurs déterminés en GS aux tâches de catégorisation phonologique (syllabe T1; phonème T2), suppression d'unités (syllabe T3, attaque seule T4, cluster consonantique T5) et extraction d'unités (syllabe T6, phonème T7) en fonction de leur réponses correctes (Rc) et du type d'erreurs (distracteur phonologique DP, distracteur sémantique DS, intrus, Int) avec niveau de réponses au hasard (has). 69 texte 229 19/03/07 15:17 Page 70 Enfin, l’analyse de la variabilité intra-individuelle montre certaines trajectoires développementales « cahotiques ». En effet, nous avons relevé la présence de « faux positifs », 3 enfants qui en début de CP faisaient preuve d'un niveau moyen ou bon d'habiletés phonologiques et dont le score en lecture était très faible. Un « faux négatif » qui avec un excellent niveau de lecture (note maximale) avait quasiment échoué au même moment aux épreuves phonologiques. Toutefois, les scores antérieurs sur le même test étaient également très bons. Ces résultats suggèrent que l'évaluation des habiletés phonologiques ne permet pas à coup sûr de détecter les enfants à risque d'échec en lecture. D'une part, il convient de multiplier les épreuves phonologiques, tel est notre objectif avec le développement d'un test sur ce registre (Ecalle, en préparation). D'autre part, comme il a été signalé précédemment, d'autres prédicteurs semblent également puissants, notamment la connaissance du nom des lettres. A l'évidence, une intervention précoce (avant le CP pour les enfants à risque d'échec en lecture) ou contemporaine à l'apprentissage de la langue écrite pendant le CP-CE1 pour les enfants qui éprouvent des difficultés est très fortement recommandée. En effet, l'apprentissage des correspondances graphèmesphonèmes nécessite la mise en lien entre des signes visuels (les lettres) et des unités abstraites de la langue orale. Cet apprentissage étant coûteux cognitivement pour un certain nombre d'enfants, les aider préventivement à réfléchir sur la langue, à manipuler différentes unités phonologiques contribue à alléger les ressources attentionnelles mobilisées au moment de l'enseignement du code (Gombert, 1992). En revanche, l'aide aux enfants en grandes difficultés de lecture et aux dyslexiques (voir pour cette distinction, Ecalle & Magnan, in press, b) devrait plutôt se focaliser sur la construction d'unités ortho-phonologiques et leur récupération automatisée pour faciliter le décodage phonologique et la lecture des mots (Magnan & Ecalle, 2006 ; Magnan, Ecalle, Veuillet, & Collet, 2004). 70 texte 229 19/03/07 15:17 Page 71 Schéma 1 : Liens entre apprentissage de la lecture-écriture, développement épimétalinguistique et vocabulaire. Pour résumer (Schéma1), des connaissances antérieures propres au langage oral 4 sont nécessaires pour apprendre à lire-écrire. Elles relèvent du vocabulaire notamment et c'est sur des représentations phonologiques précises que des capacités de traitement épilinguistique pourront d'autant mieux se développer. Ces dernières pourraient être un précurseur à un niveau de traitement plus élaboré de type métalinguistique. Enfin, comme il a été rappelé, l'apprentissage de la langue écrite stimule les capacités de traitement métalinguistique et contribue au développement du vocabulaire. Dès lors des activités de prévention et de remédiation pourraient être proposées pour 1/ développer le lexique phonologique puisque la quantité de vocabulaire et la qualité des représentations phonologiques jouent un rôle dans l'émergence de la sensibilité phonologique, 2/ mettre en œuvre des activités diversifiées relevant du traitement épilinguistique et 3/ du traitement métalinguistique, ce dernier en appui des séquences normales d'enseignement scolaire. Bien sûr, d'autres séquences ne relevant pas du sujet traité ici peuvent également être proposées (morphologiques, syntaxiques, etc.). 4. D'autres types de connaissances antérieures sont également nécessaires (voir Ecalle & Magnan, 2002). 71 texte 229 19/03/07 15:17 Page 72 REFERENCES ALEGRIA, J., MORAIS, J. (1989). Analyse segmentale et acquisition de la lecture. In L. RIEBEN, C. PERFETTI (Eds.). L'apprenti lecteur (pp. 173-196). Neuchâtel et Paris : Delachaux-Niestlé. ANTHONY, J.L., FRANCIS, D.J. (2005). Development of phonological awareness. Current Directions in Psychological Science, 14(5). 255-259. ANTHONY, J.L., LONIGAN, C.J. (2004). The nature of phonological awareness : Converging evidence from four studies of preschool and early grade school children. Journal of Educational Psychology, 96. 43-55. ANTHONY, J.L., LONIGAN, C.J., BURGESS, S.R., DRISCOLL, K, PHILLIPS, B.M., CANTOR, B.G. (2002). 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Mots clés : dysarthrie, troubles moteurs de la parole, évaluation, analyse perceptive, intelligibilité, altérations phonétiques, prosodie, motricité verbale Definition, classification and evaluation of dysarthrias Abstract Dysarthria has been defined as “a collective name for a group of speech disorders resulting from disturbances in muscular control over the speech mechanism due to damage of the central or peripheral nervous system.” This movement disorder is due to abnormal neuromuscular performance and may affect the strength, speed, range, timing and accuracy of speech movement. It can affect respiration, phonation, articulation and prosody, either singly or in combination. The speech examination can be divided into different parts: (1) assessment of intelligibility, (2) auditory-perceptual characteristics, (3) phonetic disturbances, (4) examination of the oral mechanism during speech and non speech activities. Key Words : dysarthria, motor speech disorders, assessment; auditory-perceptual characteristics, intelligibility, phonetic disturbances, prosody, oral motricity Rééducation Orthophonique - N° 229 - mars 2007 75 texte 229 19/03/07 15:17 Page 76 Pascal AUZOU Médecin neurologue Service d’Explorations Fonctionnelles Neurologiques Fondation Hopale. 47 rue du Dr Calot. 62600 Berck sur mer ♦ Définition L a dysarthrie est définie comme un trouble de la réalisation motrice de la parole, secondaire à des lésions du système nerveux central ou périphérique (Darley et al., 1975). Elle se rencontre dans de nombreuses pathologies neurologiques. Les perturbations qui en résultent retentissent sur la respiration, la phonation, l’articulation, la résonance et la prosodie. Cette définition comprend les atteintes limitées des organes, telles qu’une atteinte articulatoire isolée par atteinte du nerf hypoglosse ou une dysphonie par atteinte récurrentielle. Par contre, elle ne concerne que les troubles d’origine neurogène et ne prend pas en compte les troubles mécaniques (fracture mandibulaire, fente palatine…) retentissant sur la parole. D’autre part, elle considère habituellement les troubles neurologiques acquis et non les troubles développementaux. ♦ Classifica tion des d y s a rt h r ies H i s t o r i q u e d e s c lassifi c a t i o n s Les classifications peuvent a priori reposer sur des considérations neurologiques (étiologiques ou topographiques), sur des considérations physiopathologiques ou sur des considérations cliniques, voire combiner ces différents points de vue. Il n’existe pas de classification qui repose sur une approche purement sémiologique, opposant par exemple les dysarthries à débit normal et à débit lent ou les dysarthries à voix rauque et à voix normale. Les principales classifications proposées reposent essentiellement sur une approche neurologique. Ainsi les dysarthries ont été classées selon l’âge de début (congénitales, acquises), selon l’étiologie (vasculaires, néoplasiques, traumatiques, inflammatoires, toxiques, métaboliques, dégénératives), selon les structures neuro-anatomiques atteintes (cérébrale, cérébelleuse, tronc cérébral, moelle ; ou centrale versus périphérique), selon les nerfs crâniens impliqués (V, VII, IX-XI, XII), ou la pathologie en cause (parkinsonisme, myasthénie, sclérose latérale amyotrophique…). 76 texte 229 19/03/07 15:17 Page 77 La classification la plus répandue actuellement provient des travaux de Darley et al. (1969a, b ; 1975). Elle est dite physiopathologique. A partir d’une analyse perceptive, elle propose une description des anomalies selon les différents niveaux physiologiques perturbés (respiration, phonation, résonance, articulation, prosodie). Classificat i o n d e D a rley, Brown et Aronson Les travaux sur la classification ont été publiés dans deux articles par Darley, Aronson et Brown en 1969 (Darley et al., 1969a, b) et repris dans l’ouvrage « Motor Speech Disorders » en 1975. Les auteurs ont étudié 7 groupes de patients (Tableau 1). Chaque groupe était constitué de 30 patients à l’exception du groupe parkinsonisme qui en comportait 32. G roupes pathologiques Types de d y s a r t h rie Bulbaire Flasque Pseudobulbaire Spastique Lésions cérébelleuses Ataxique Parkinsonisme Hypokinétique Dystonie Hyperkinétique Choréo-athétose Hyperkinétique Sclérose latérale amyotrophique Mixte Tableau 1. Groupes de patients étudiés (à gauche) et terminologie de la dysarthrie selon Darley et al. (1975). Six types de dysarthrie ont été définis : • la dysarthrie spastique par atteinte bilatérale du motoneurone central. Elle était représentée par le groupe des atteintes pseudobulbaires. Elle s’observe par exemple dans les accidents vasculaires cérébraux, • la dysarthrie flasque par atteinte de la voie finale commune qui comprend les nerfs périphériques, la jonction neuromusculaire et les muscles effecteurs de la parole (exemple : myasthénie, myopathies), • la dysarthrie ataxique par atteinte du cervelet ou des voies cérébelleuses, • la dysarthrie hypokinétique par atteinte des noyaux gris centraux avec la prédominance d’une akinésie, comme dans la maladie de Parkinson, • la dysarthrie hyperkinétique résultant d’un dysfonctionnement des noyaux gris centraux avec la prédominance de mouvements anormaux comme dans les dystonies ou la maladie de Huntington, 77 texte 229 19/03/07 15:17 Page 78 • la dysarthrie mixte comprenant les troubles de la parole par atteinte de plusieurs systèmes neurologiques. Elle était représentée par le groupe de patients atteints de sclérose latérale amyotrophique. Elle s’observe aussi dans des pathologies telles que la sclérose en plaques ou les traumatismes crâniens. Ultérieurement l’équipe de la Mayo Clinic ajoutera deux catégories supplémentaires (Duffy, 2005) : • Les dysarthries par atteinte unilatérale du premier neurone moteur, • Les dysarthries d’étiologie indéterminée. L e s p rincipales anomalies perce p t ives Les auteurs ont réalisé pour chacun des patients, l’écoute d’un texte « Grand father passage » et ont coté 38 paramètres regroupés en 7 catégories : hauteur, intensité, qualité vocale, respiration, prosodie, articulation et une catégorie globale comprenant les critères intelligibilité et bizarrerie de la parole. La cotation était effectuée selon une échelle allant de 1 (normal) à 7 (perturbation maximale). Pour chaque groupe pathologique, les paramètres les plus déviants étaient rapportés avec les scores moyens obtenus. A titre d’illustration le tableau 2 présente les paramètres ayant obtenu une note moyenne supérieure à 1.5 dans le groupe hypokinétique. Dysarthrie hypokinétique Monotonie Diminution accentuation Mono intensité Imprécision consonnes Silences inappropriés Accélérations paroxystiques Voix rauque Voix soufflée (continue) Hauteur Débit variable 4.64 4.46 4.26 3.59 2.40 2.22 2.08 2.04 1.76 1.74 Tableau 2. Principaux paramètres perturbés dans la dysarthrie hypokinétique. Les notes moyennes sont indiquées à droites (0 : normale ; 7 : perturbation maximale). Seuls les paramètres dont le score moyen est supérieur à 1.5 sont rapportés. La répartition des ces anomalies dans chacun des groupes est à la base de la description classique des dysarthries. Ainsi la dysarthrie parkinsonienne com- 78 texte 229 19/03/07 15:17 Page 79 porte des troubles prosodiques (monotonie, mono-intensité, diminution de l’accentuation…), des troubles de la voix (rauque, soufflée) et des troubles articulatoires (imprécision des consonnes). De nombreux critères déviants sont communs aux différents groupes. L’a p p roc h e p hysiopathologique Une des originalités du travail de Darley et al. (1969b) est d’avoir étudié les relations entre les critères les plus déviants pour dégager des hypothèses physiopathologiques. Au sein de chacun des groupes, les auteurs ont étudié les corrélations entre les critères les plus déviants. Lorsque les scores de deux critères étaient significativement corrélés et que cette liaison paraissait physiologiquement pertinente, les auteurs regroupaient ces critères dans un même ensemble, nommé « cluster ». Ainsi chaque groupe pathologique se définissait non seulement par un ensemble de critères mais par un nombre plus restreint de clusters. Au total 8 clusters différents ont pu être identifiés pour l’ensemble des groupes (Fig. 1 Annexe p. 80 b). L’exemple du regroupement des critères en clusters pour la dysarthrie hypokinétique est décrit dans la Fig. 2 (Annexe p. 80 b). ♦ Éva l u a tion de la dy s a rt h r ie L’acte de parole permet le transfert du message d’un locuteur (ici le patient dysarthrique) vers l’auditeur. Après l’élaboration linguistique et la programmation motrice, les différents effecteurs vont conduire à la mise en vibration de l’air ambiant. Cette vibration sera perçue et analysée par l’auditeur à plusieurs niveaux (sémantique, syntaxique, phonétique, prosodique, émotionnel…). L’évaluation clinique de la dysarthrie comprend six approches distinctes mais dépendantes les unes des autres : • L’auditeur perçoit globalement les anomalies de parole du locuteur dysarthrique. La parole peut apparaître trop lente ou trop faible. Repérer de telles anomalies constitue l’analyse percep t ive de la parole. • La parole peut être plus ou moins sévèrement perturbée, déviante, comprise par l’auditeur. Cette sévérité du trouble de la parole recouvre plusieurs aspects, dont l’intelligibilité n’est que l’un d’entre eux. • La plupart des dysarthries entraînent des altérations dans la production des consonnes (articulation) ou des voyelles (résonance) ; leur description constitue l’anal yse phonétique. • La production de la parole nécessite la mise en jeu de différents effecteurs (étage respiratoire, larynx, langue, lèvres, voile du palais, pharynx, mandibule). L’examen sensori - m o t e u r des effecteurs s’effectue par des outils cliniques ou instrumentaux. 79 texte 229 19/03/07 15:17 Page 80 • La perception que le patient a de son trouble définit le domaine de l’autoé va l u ation. • La mise en vibration de l’air situé entre le locuteur et l’auditeur peut faire l’objet d’une a n a l yse acoustique instrumentale. Longtemps limité au domaine de la recherche, ce type d’analyse est de plus en plus accessible à la pratique clinique Avant la description analytique de la parole dysarthrique, il faut déterminer si le trouble de la communication verbale du patient correspond effectivement à une dysarthrie. Lors de l’analyse du trouble, la multiplication des approches et des outils ne doit pas faire perdre de vue les 4 questions essentielles auxquelles il faut répondre : 1. Quelle est la sévérité de la dysarthrie ? 2. Quelles sont les principales anomalies perceptives qui permettent de la décrire (et donc de communiquer entre les différents thérapeutes) ? 3. Quelle est l’altération motrice sous-jacente au trouble observé ? 4. Quelle perception le patient a-t-il de sa parole et quelle est sa plainte ? A l’issue du bilan une synthèse doit être effectuée qui intègre le contexte pathologique du patient et détermine la prise en charge. L’objectif du bilan est de décrire les anomalies et de formuler des hypothèses pour établir le projet thérapeutique. Il doit également fournir des données quantitatives pour le suivi évolutif du malade. L’ a n a lyse perce p t ive L’évaluation perceptive représente la méthode de référence (« Gold Standard ») de l’analyse de la dysarthrie, c’est-à-dire l’élément prépondérant du diagnostic positif. Un patient est dysarthrique parce qu’il est perceptivement reconnu comme tel. L’évaluation perceptive peut être effectuée de façon globale ou analytique. L’analyse globale permet de recueillir des informations perceptives dès le premier contact avec le patient. Certaines caractéristiques de la parole paraissent prédominantes. Nous pouvons par exemple être frappés par la raucité d’une voix, la lenteur d’un débit, ou encore un nasonnement important. Ces impressions, analysées par rapport à une consultation antérieure, peuvent ainsi donner la sensation que la parole du patient s’est améliorée ou détériorée. L’approche perceptive globale constitue donc une première démarche dans l’analyse clinique de la dysarthrie et permet d’isoler de façon rapide les caractéristiques essentielles de la parole. L’évaluation perceptive peut aussi reposer sur des études plus systématiques, grâce à des grilles d’évaluation standardisées. Ces grilles comportent un nombre défini de critères et quantifient le degré de perturbation. La plupart des 80 AnnexeAuzou 19/03/07 15:34 Page 1 F i g u re 1 F i g u re 2 Annexe Page Blanch 19/03/07 16:18 Page 2 texte 229 19/03/07 15:17 Page 81 grilles reprennent l’ensemble des caractéristiques de la parole : hauteur, intensité, respiration, articulation, résonance et prosodie. Elles sont généralement inspirées des travaux de Darley et al. (1969a, b ; 1975). L’analyse perceptive permet de décrire les anomalies par un choix de termes précis, elle permet également de quantifier la sévérité de la déviance. La tâche servant de support à l’analyse perceptive varie selon les outils. Il peut s’agir de phonation soutenue, de répétition rapide de syllabes, d’épreuves conversationnelles, de discours narratif. Beaucoup d’études utilisent de préférence la lecture ou la parole spontanée (Özsancak et al, 2002). Les échelles de cotations sont également variables selon les outils. Elles comportent le plus souvent des échelles en 4, 5 ou 7 points. La sévérité de la dy s a rt h rie La dysarthrie perturbe la transmission du message oral. Cette perturbation peut altérer le contenu. On distingue alors l’altération de l’intelligibilité, de la compréhensibilité et de l’efficacité de la parole. La perturbation peut respecter les notions précédentes tout en étant responsable d’une parole anormale. Nous définirons alors la notion de sévérité perceptive. – L’intelligibilité et la compréhensibilité L’intelligibilité est définie comme « le degré de précision avec lequel le message est compris par l’auditeur » (Yorkston et Beukelman, 1980). Elle se définit en comptant le nombre d’unités de parole reconnu par l’auditeur. La réduction de l’intelligibilité est un des critères principaux de l’évaluation clinique des dysarthries. Elle représente souvent la plainte essentielle des patients et de leurs proches. C’est une cause de handicap et elle constitue, à ce titre, un indice de sévérité qu’il faut quantifier avant toute prise en charge thérapeutique. L’intelligibilité est un phénomène complexe dont l’altération peut être observée de façon variable sur différents éléments du discours. De nombreuses variables interviennent dans sa mesure : choix du matériel (mots, phrases, textes), familiarité de l’auditeur avec le matériel, avec le patient, sévérité de la dysarthrie ... Pour rendre compte de ces difficultés de mesure, Yorkston et al. (1999) proposent de distinguer les notions d’intelligibilité et de compréhensibilité. L’estimation de l’intelligibilité reflète à la fois la réalisation acoustique produite par un système altéré et les stratégies utilisées par le locuteur pour améliorer sa production de parole. La compréhensibilité désigne le degré avec lequel un auditeur comprend la parole à partir du signal acoustique (intelligibilité) et des autres informations qui contribuent à la compréhension de ce qui vient d’être produit. Elle intègre donc des données supplémentaires par rapport au signal acoustique telles que des connaissances sur le sujet traité, le contexte séman- 81 texte 229 19/03/07 15:17 Page 82 tique ou syntaxique, les gestes et d’autres indices. En situation de communication, c’est donc le plus souvent la compréhensibilité qui est appréciée. Le terme le plus utilisé reste cependant celui d’intelligibilité. – L’efficacité L’efficacité désigne la quantité de message intelligible ou compréhensible transmise par unité de temps. Elle peut donc être dégradée, par exemple, par une altération de l’intelligibilité ou du débit. – La sévér i t é p e rcep t ive Les trois notions précédentes décrivent surtout l’altération du contenu du message véhiculé. Cependant, il est fréquent qu’une parole soit intelligible, compréhensible et efficace pour transmettre des informations, mais apparaisse très déviante pour l’auditeur. Ceci est par exemple le cas lorsque l’atteinte vocale est prédominante ou qu’il existe un trouble prosodique isolé. La production s’éloigne alors d’une parole normale, naturelle pour paraître bizarre voire désagréable. Cette déviance peut être source de handicap et mérite d’être décrite dans le bilan. Bunton et al. (2000) considèrent que la sévérité doit être décrite selon deux axes : une mesure d’intelligibilité et une mesure du trouble prosodique. Auzou et Rolland-Monnoury (2006) ont proposé un score perceptif qui intègre 5 critères perceptifs (qualité vocale, réalisation phonétique, prosodie, intelligibilité, caractère naturel) pour rendre compte de l’ensemble des perturbations de la parole. L’ a n a lyse phonétique L’analyse phonétique étudie les conséquences de la dysarthrie sur la production des phonèmes. Elle s’intéresse donc aux troubles portant sur les voyelles (résonance) et sur les consonnes (articulation). Les perturbations phonétiques sont fréquentes dans tous les types de dysarthries et interviennent pour une part importante dans la réduction de l’intelligibilité. Habituellement, les troubles articulatoires se distinguent en deux types : des distorsions, dans lesquelles le phonème cible est reconnaissable mais déformé ; des substitutions dans lesquelles un phonème est remplacé par un autre. Chez les patients dysarthriques, les anomalies sont essentiellement des distorsions. Dans certains cas le phonème produit peut être identifié. Dans d’autres, la distorsion peut conduire à une confusion avec un autre phonème. La transcription des productions peut être phonémique ou phonétique. Dans le cas d’une transcription phonémique, seuls les symboles de l’alphabet phonétique international (API) sont utilisés. Cette transcription est alors qualifiée de « large » (« broad transcription »). Son but est d’identifier les phonèmes produits, qu’ils soient distordus ou non. Cette forme de transcription entraîne une perte de l’information phonétique (Zeplin et Kent, 1996). 82 texte 229 19/03/07 15:17 Page 83 La transcription phonétique utilise non seulement l’API mais aussi son extension. Elle donne lieu à une transcription dite « étroite » (« narrow transcription ») qui représente « la transformation d’un message acoustique en unités discrètes de parole que sont les caractères phonétiques » (Cucchiarini, 1996). Beaucoup plus précise que la précédente, elle cherche à donner toutes les caractéristiques articulatoires du phonème produit. Dans le cas de la dysarthrie, où la majorité des anomalies correspondent à des distorsions, la transcription phonémique est insuffisante ; il faudrait donc lui préférer une transcription phonétique. Cependant, son apprentissage ainsi que son utilisation nécessitent un investissement en temps considérable. Comme il n’est pas possible de saisir « en direct » toutes les perturbations, la notation doit se faire à partir d’enregistrements. Elle est, d’autre part, très subjective et sa fiabilité peut ainsi être contestée (Kent, 1996). La familiarité avec le patient (Yorkston et al., 1988) ou l’anticipation de la perception (Kent, 1996) peuvent fausser la transcription du corpus. Une analyse phonétique partielle des erreurs des patients peut se faire à partir de tests en choix multiple de mots (Kent et al., 1989 ; Auzou et RollandMonnoury, 2006). L’éva l u ation de la motricité des effe c t e u rs L’évaluation de la motricité des effecteurs de la parole fournit une première analyse physiopathologique des dysfonctionnements en cause dans la dysarthrie. Elle peut se faire avec des outils cliniques ou de façon instrumentale. Si la conversation avec le patient permet déjà de suspecter des niveaux de dysfonctionnements (raucité de la voix en rapport avec une atteinte laryngée, trouble de la résonance nasale traduisant un dysfonctionnement vélaire), il est nécessaire d’évaluer de façon systématique les différents effecteurs impliqués dans la parole et, si possible, de hiérarchiser les perturbations (par exemple : atteinte à prédominance respiratoire et phonatoire avec respect des articulateurs). Cette analyse est d’autant plus importante que les effecteurs seront une des cibles de la rééducation. Les grilles d’évaluation motrice permettent donc de mettre en évidence les dysfonctionnements des effecteurs mais peuvent également servir à visée comparative après rééducation (Enderby et Crow, 1990 ; Murdoch et Hudson-Tennent, 1994 ; Ridel et al, 1995 ; Sheard et al., 1991). Plusieurs grilles d’évaluation sensori-motrice ont été proposées (Enderby, 1983 ; Robertson, 1982 ; Hartelius et al, 1993 ; Bianco-Blache et Robert, 2002 ; Auzou et Rolland-Monnoury, 2006). Elles comportent plusieurs catégories comme les activités réflexes, la respiration, la phonation et l’articulation. Il s’agit d’une approche analytique quantifiée où chaque épreuve fait l’objet d’un score. Ces grilles analytiques sont intéressantes à plusieurs titres. Elles permet- 83 texte 229 19/03/07 15:17 Page 84 tent de décrire précisément les dysfonctionnements des effecteurs. Elles permettent également de rechercher des relations entre les anomalies cliniques, par exemple respiratoires, et des études para-cliniques, acoustiques ou aérodynamiques. Cette approche doit permettre, pour un patient donné, d’aboutir à une meilleure compréhension physiopathologique de la maladie neurologique sousjacente. Ces grilles analytiques peuvent guider les orthophonistes dans l’établissement de leur projet de rééducation. Elles sont simples mais néanmoins sensibles aux changements, ce qui permet leur usage lors d’un suivi évolutif. Enfin, elles pourraient mettre en évidence des profils particuliers permettant de différencier les types de dysarthrie entre eux (Auzou et al, 2000). Les données neurophysiologiques actuelles plaident pour une distinction entre la motricité oro-faciale selon qu’elle implique le domaine verbal (geste dans son contexte fonctionnel) et un autre type de motricité (geste analytique hors fonction de parole) (Ziegler, 2002). Ce point probablement déterminant pour le choix des exercices à utiliser au cours de la rééducation, justifie la nécessité de distinguer à l’étape du bilan ces deux types de gestes. L’autoéva l u ation L’autoévaluation consiste à recueillir le ressenti du patient par rapport à son trouble de la communication. Complémentaire des évaluations précédentes, elle vise donc à évaluer au plus près le handicap et le retentissement sur la qualité de vie. A trouble de sévérité égale, selon les paramètres de mesure objectifs, le handicap ressenti ne sera pas le même chez une personne ayant une activité professionnelle au contact des autres (enseignant, guide, vendeur) que chez une personne retraitée ayant peu d’activité sociale. Elle se fait le plus souvent de façon informelle pour juger le degré de handicap ressenti par le sujet avant de débuter une prise en charge ou pour quantifier l’amélioration obtenue au terme de cette dernière. L’autoévaluation peut se concevoir comme un outil de prise en charge afin de permettre, par le biais des questions posées, la prise de conscience par le patient de ses difficultés et amorcer la relation thérapeutique entre l’orthophoniste et son patient. La longueur de l’échelle variera en fonction de l’objectif recherché. L’efficacité d’une prise en charge évaluée par l’amélioration d’un paramètre objectif ne prend toute sa valeur que si cette efficacité est également ressentie par le patient. L’autoévaluation est donc complémentaire des bilans combinant les éléments cliniques et instrumentaux. L’autoévaluation de la dysarthrie est un domaine négligé. Les seules données de la littérature concernent la dysarthrie parkinsonienne (Hartelius et Svensson, 1994 ; Fox et Ramig, 1997 ; Jimenez-Jimenez et al, 1997). 84 texte 229 19/03/07 15:17 Page 85 L’ a n a lyse acoustique Le transfert de l’information entre le locuteur et l’auditeur passant par le milieu aérien, l’enregistrement de l’onde transmise fournit un outil privilégié d’étude de la parole. L’analyse acoustique de la parole normale ou pathologique a bénéficié de l’apport de la micro-informatique qui la rend techniquement disponible en pratique clinique. Les paramètres recueillis peuvent concerner la voix (fréquence fondamentale, stabilité), le timbre (formants), les données temporelles (durée de phonèmes, de segments de parole) ou la prosodie (contour mélodique). Les paramètres disponibles sont donc nombreux. Kent et al. (1989) proposent des relations entre anomalies phonétiques et acoustiques qui doivent encore être validées paramètre par paramètre. La validité des mesures acoustiques en pratique clinique est probable mais rarement établie de façon définitive. REFERENCES AUZOU, P., ÖZSANCAK, C., JAN, M., MÉNARD, J.F., EUSTACHE, F., HANNEQUIN, D. (2000). Intérêt de l’évaluation motrice des organes de la parole dans le diagnostic des dysarthries. Revue Neurologique, 156. 47-52. AUZOU, P., ROLLAND-MONNOURY, V. (2006). Batterie D’évaluation Clinique de la Dysarthrie. Isbergues : Ortho Édition. BUNTON, K., KEN, R.D., KENT, J.F., ROSENBEK, J.C. (2000). Perceptuo-acoustic assessment of prosodic impairment in dysarthria. 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La rééducation de la parole s’appuiera sur les principes d’apprentissage moteur et sera intensive, ciblée, progressive. Le projet thérapeutique sera déterminé selon les troubles, la pathologie concernée et les données individuelles liées au patient. Mots clés : dysarthries, troubles moteurs de la parole, rééducation de la parole, communication, apprentissage moteur. Treating dysarthrias Abstract The dysarthrias represent a large group of diverse speech problems. This heterogeneity can be explained by variations in the underlying pathology, the diverse combinations of speech impairments and variations in severity. There exists no single treatment approach that is applicable to all types of dysarthria; however, over the last decades, research studies have provided details on the presentation and underlying causes of the disorder, from which general treatment principles and guidelines have emerged. Intervention in dysarthria concentrates not only on speech, but on all aspects concerned with communication. Hence, the global objective of treatment is the improvement of communicative effectiveness. In planning treatment, principles of motor learning need to be considered, and intervention should be intensive, targeted and progressive. Any treatment plan should be specifically tailored to the clients’ needs according to their symptom complex and underlying pathology. Key Words : dysarthria, motor speech disorders, speech management, communication, motor learning. Rééducation Orthophonique - N° 229 - mars 2007 87 texte 229 19/03/07 15:17 Page 88 Véronique ROLLAND-MONNOURY Orthophoniste Passage du Boulouard 29140 Rosporden Courriel : [email protected] D arley et al. (1975) ont permis une description et une classification des dysarthries en rapport avec les différents niveaux d’atteinte physiologique. Ils ont été les premiers à énoncer des principes de prise en charge des dysarthries et leurs travaux ont été à l’origine d’une évolution notable dans ce domaine. Depuis, de nombreuses études se sont attachées à décrire les différentes dysarthries et à comprendre la physiopathologie sous-jacente. Décrire et comprendre les troubles ont permis de faire émerger des modes de prises en charge adaptés. Depuis une dizaine d’années, de nombreuses données existent sur les différentes approches disponibles. Par la variété des pathologies auxquelles elles sont associées, les dysarthries constituent un ensemble de troubles moteurs de la parole très hétérogènes dans leur forme, leur degré de sévérité, leur évolution. Chaque prise en charge doit être personnalisée et déterminée à l’issue d’un bilan précis. Les objectifs et le projet thérapeutique seront déterminés selon les troubles, la pathologie dans laquelle ils s’inscrivent, et les données individuelles liées à chaque patient. ♦ Évo l u t i o n d e s p r a t i q u e s Les études traitant de la prise en charge des dysarthries sont encore peu nombreuses en comparaison des études descriptives. La dysarthrie parkinsonienne fait exception : sa prise en charge a fait l’objet de plusieurs études. Elle est celle qui a été la mieux évaluée en terme d’efficacité (Auzou et Özsancak, 2003). La dysarthrie hypokinétique de la maladie de Parkinson est la seule pour laquelle il existe une méthode de prise en charge dont l’effectivité et l’efficience ont été reconnues par des études répondant à des critères méthodologiques satisfaisants (LSVT : Lee Silverman Voice Treatment). Actuellement, l’expérience des cliniciens, l’analyse des données, les rapports des études bien contrôlées montrent qu’il existe suffisamment de preuves pour affirmer que les difficultés de communication de nombreux patients dysar- 88 texte 229 19/03/07 15:17 Page 89 thriques peuvent bénéficier d’une prise en charge et qu’il existe plusieurs approches disponibles selon le type de dysarthrie (Duffy, 2005). Des lignes directrices et des principes peuvent être énoncés pour la prise en charge des dysarthries. Le défi dans l’avenir, sera de déterminer l’efficacité des différentes techniques, de comparer les modes d’approche, d’évaluer ceux qui sont le mieux adaptés, de déterminer des protocoles pour chaque pathologie par des études répondant à des critères méthodologiques rigoureux (Yorkston, 1999). ♦ Les lignes dire c t r ices L’a p p roc h e p hysiopathologique La connaissance la plus détaillée possible des déficits physiologiques sous-jacents permet de comprendre l’altération de la parole et conduit donc à une prise en charge adaptée. Il existe dans la littérature des données de plus en plus nombreuses pour confirmer que l’approche physiopathologique dans la réhabilitation des dysarthries est plus efficace que l’approche perceptive (Theodoros et Thompson-Ward, 1998). En effet, un trouble identifié lors d’une analyse perceptive peut être relié à des déficits physiopathologiques sous-jacents différents. Par exemple une altération de l’occlusive bi-labiale /p/ peut être due à un déficit du tonus labial, à un déficit de la pression intra-orale, elle-même dépendante de la respiration et/ou du fonctionnement vélaire. Il faut donc déterminer l’origine de cette altération pour pouvoir entreprendre sa rééducation de façon adaptée et efficace. Disposer d’un bilan complet L’approche physiologique ne pourra être privilégiée qu’après un bilan complet. Celui-ci, à travers ses différentes étapes (voir article précédent de P. Auzou), permet de recenser les troubles, de les identifier, de les hiérarchiser, de trouver des liens les explicitant. L’analyse perceptive, l’examen sensori-moteur, l’épreuve de réalisation phonétique permettent au clinicien de comprendre l’origine des déficits et donc de mettre en place un projet thérapeutique adapté (Auzou et Rolland-Monnoury, 2006). L’analyse du bilan fournira la trame de la rééducation. Les données recueillies serviront de base pour évaluer ultérieurement l’efficacité et l’adéquation de la rééducation. Quand commencer la rééducation et pour quelle durée ? La précocité de la rééducation est le plus souvent à privilégier. Néanmoins, il faut parfois la différer, notamment lors de la phase aiguë d’installation 89 texte 229 19/03/07 15:17 Page 90 d’une pathologie. Il conviendra aussi de retarder la mise en place d’une prise en charge lorsque des troubles associés existeront : aphasie, troubles attentionnels, troubles comportementaux ou de l’humeur, absence de motivation, déni du trouble. Dans certaines pathologies (accidents vasculaires cérébraux, traumatismes crâniens…), la rééducation de la dysarthrie ne constitue pas l’objectif prioritaire de la prise en charge globale du patient. Néanmoins, dans la plupart des pathologies, une prise en charge précoce permet d’éviter l’installation de compensations délétères qu’il sera difficile de faire disparaître. Dans les pathologies neuro-dégénératives, elle permet l’instauration de procédures avant l’apparition d’éventuelles difficultés cognitives, assure le maintien le plus longtemps possible des potentialités préservées et ralentit l’évolution péjorative des troubles. La prise en charge doit commencer avant que les troubles dysarthriques induisent une perte de l’intelligibilité. Il est impossible de déterminer la d u r é e de la rééducation qui sera dépendante de nombreux éléments : pathologie concernée, sévérité des troubles, besoins de communication individuels, axe thérapeutique choisi, mode d’approche. Néanmoins, Duffy (2005) estime qu’aucune prise en charge ne devrait commencer sans avoir déterminé le moment où elle prendra fin. L’orthophoniste et le patient doivent s’accorder sur un programme de rééducation pour définir en commun les objectifs et la durée de la rééducation, en se laissant toutefois la possibilité de revoir ces éléments. Il est maintenant reconnu que l’efficacité des prises en charge est plus liée à la précocité et à l’intensivité de la prise en charge qu’à la durée dans le temps. Dans les pathologies où une récupération de la parole normale n’est pas envisageable, il convient de savoir arrêter une prise en charge lorsqu’on arrive à un plateau dans l’évolution, lorsque le patient en exprime légitimement la demande. L’arrêt ne sera pas obligatoirement définitif et une évaluation ultérieure et une reprise seront proposées. Dans les pathologies chroniques, comme la maladie de Parkinson ou la sclérose en plaques, qui nécessitent un suivi à long terme, la prise en charge pourra être organisée par périodes de rééducation sur un rythme intensif en alternance avec des périodes d’interruption. Des évaluations seront effectuées régulièrement et seront indispensables pour adapter la prise en charge à l’évolution des troubles. 90 texte 229 19/03/07 15:17 Page 91 ♦ L e d o m a i n e d ’ i n t e rvention et les gr a n d s a x e s t h é r a peutiques de la rééducation Dans la prise en charge des dysarthries, il convient de ne pas restreindre le domaine d’intervention à la prise en charge de la parole, mais de l’élargir à la communication. L’objectif primordial d’une prise en charge étant l’optimisation de la communication (Yorkston, 1999), il faut inclure tous les canaux de communication disponibles, verbaux et non verbaux. En se situant dans le domaine de la communication, le but ultime de la prise en charge - qui est de donner les moyens d’exprimer aux autres ses pensées, ses besoins, ses sentiments - prend tout son sens. L’évaluation de la dysarthrie, son degré de sévérité, la connaissance de la pathologie concernée, permettront de déterminer pour chaque patient les axes thérapeutiques. Ces grands axes thérapeutiques peuvent être résumés par les trois motsclé de Duffy (2005) : restaurer, compenser, adapter. R e s t a u re r L’effort vise à réduire, voire à supprimer le trouble. Cet objectif est possible dans certaines pathologies (par exemple dans les cas de dysarthries légères par atteinte unilatérale du premier motoneurone), envisageable dans d’autres (par exemple dans le cadre d’une paralysie faciale, d’une atteinte récurrentielle). Mais dans la plupart des pathologies neurologiques, l’objectif d’une restauration totale de tous les paramètres de la parole n’est pas un objectif réaliste. Il est donc essentiel que les cliniciens et les patients prennent conscience des limites de la prise en charge. Compenser Quand la restauration d’une parole normale a peu de chances de survenir, il faut alors envisager de compenser en utilisant les possibilités restantes. La compensation pourra prendre plusieurs aspects : apprentissage de nouvelles habiletés (augmenter l’intensité, ralentir le rythme…), utilisation de prothèses (amplificateurs vocaux, pacing-board…), utilisation de moyens de communication alternative (tableau alphabétique, tableau d’indiçage sémantique, ordinateurs…) A d ap t e r Dans certains cas de dysarthries très sévères, il s’agira d’adapter les conditions de communication du patient aux possibilités existantes. La pathologie sous-jacente (chronique ou évolutive), les troubles éventuellement associés (cognitifs, sensoriels, aphasiques), le pronostic d’évolution feront que ces adaptations seront temporaires ou définitives. La prise en charge sera alors globale et concernera le patient et son entourage. 91 texte 229 19/03/07 15:17 Page 92 Le tableau 1 résume les domaines d’intervention, les axes thérapeutiques, les objectifs et les modes d’approche selon la sévérité et l’étiologie des troubles. ♦ Les diff é rentes a p p roc hes de la pr ise en c h a rge de la d y s a r t h r ie Les approches qui nous intéressent ici concernent plus spécifiquement le domaine de la rééducation orthophonique. Celle-ci peut prendre plusieurs aspects : rééducation axée sur la parole, prise en charge de la communication, mise en place d’une communication augmentée et alternative, approche écologique. Le traitement des dysarthries comporte également d’autres approches que nous rappellerons. Ap p roc h e r é é d u c a tive axée sur la parole Axée sur la parole, la rééducation vise à restaurer une parole normale, à améliorer l’intelligibilité, l’efficacité et le caractère naturel de la parole. Ces buts sont atteints en réduisant les troubles par l’amélioration du support physiologique ou en mettant en place des compensations qui utilisent de façon optimale le support physiologique existant (Rosenbek et Lapointe, 1991). Réduction des troubles et mise en place de compensations demandent effort et apprentissage de nouvelles habiletés ; elles nécessitent un entraînement. Selon le recensement et l’identification des troubles effectués par le bilan, la rééducation concernera un ou plusieurs des systèmes concourant à la production de la parole. – Système respiratoire : adaptation et contrôle du souffle pour la parole. – L’étage laryngé : qualité vocale. – Articulateurs : résonance, articulation. – La prosodie (modulations de hauteur, d’intensité, débit et rythme) qui peut être reliée à tous les systèmes, devra toujours être travaillée de façon pré- 92 texte 229 19/03/07 15:17 Page 93 coce. Plusieurs études ont montré son impact sur l’intelligibilité de la parole. Une altération de la prosodie est présente dans la quasi-totalité des dysarthries. Elle peut être le seul trouble dans les dysarthries légères. L’approche rééducative axée sur la parole comprend également l’élimination de compensations mal adaptées -voire délétères- ou devenues inutiles. Les principes de cette rééducation seront abordés plus loin dans ce chapitre. Ap p roc h e r é é d u c a tive axée sur la comm u n i c a tion L’approche rééducative axée sur la communication est mise en place quand l’approche rééducative axée sur la parole seule n’est pas ou n’est plus efficace. Elle propose une prise en charge globale du patient en prenant en considération tous les canaux disponibles pour communiquer. Dans cette approche, les interlocuteurs ont un rôle important. Elle englobe des moyens les plus variés et les plus adaptables. Elle comprend des stratégies facilitatrices, des moyens et outils pour augmenter la communication ; les outils de communication alternative et l’approche écologique. L e s s t r a tég ies f acilita t rices Elles comprennent l’identification des moyens adaptés pour faire face aux moments de rupture de la communication ou pour les prévenir. Il pourra s’agir d’inciter le patient à utiliser des énoncés courts, à épeler le mot qui n’est pas compris, à ne pas changer de sujet abruptement, à savoir attirer l’attention de son interlocuteur, etc. De son côté, l’interlocuteur pourra par exemple reformuler ou répéter les énoncés pour s’assurer que ce qu’il a compris correspond à ce que le patient souhaitait dire ; poser des questions fermées ; convenir avec le patient des aides qu’il souhaite recevoir. Deux règles d’or existent pour un interlocuteur : ne jamais faire croire qu’il a compris un message si ce n’est pas le cas, signaler le plus rapidement possible qu’il n’a pas compris. La communication augmentée Cette approche permet d’augmenter la compréhensibilité du message et l’efficacité de la parole. Les outils de la communication augmentée sont utilisés conjointement à la production orale. Ils comprennent : l’utilisation de mimiques, de gestes, de codes définis avec l’entourage, etc. Ils incluent également l’utilisation de tableaux alphabétiques, de listes pour un indiçage sémantique et/ou contextuel afin de guider l’interlocuteur sur le sujet évoqué. L a c o m m u n i c a t i o n a l t e rn ative Lorsque les troubles de la parole ne permettent pas une communication efficace, il convient de mettre en place des moyens alternatifs de communica- 93 texte 229 19/03/07 15:17 Page 94 tion. Ceux-ci peuvent être installés en complément de la parole ou pour se substituer à elle, et cela de façon temporaire ou définitive. La mise en place d’une communication alternative relève à la fois de l’utilisation d’outils et de la prise en charge rééducative. Plusieurs moyens et outils sont disponibles, allant du plus simple au plus sophistiqué. Ils comprennent : le langage écrit ; l’utilisation du clignement des yeux, l’expression du visage, les gestes de la tête et des mains, la posture ; l’utilisation de symboles, de pictogrammes, de photos, d’images ; l’utilisation de tableaux alphabétiques, de cahiers de communication personnalisés, de listes permettant un indiçage sémantique ; l’utilisation d’appareils produisant une parole synthétique ou d’ordinateurs. Le développement des moyens de la communication alternative a été spectaculaire ces dernières années notamment grâce au développement de la micro-informatique. Dans les pathologies dégénératives qui induisent des dysarthries majeures, comme la sclérose latérale amyotrophique ou la paralysie supranucléaire progressive par exemple, il conviendra d’aborder avec le patient la mise en place d’un mode de communication alternative bien avant la perte totale de l’intelligibilité. L’a p p roc he écologique Dans l’approche écologique, tous les moyens disponibles pour aider le patient à optimiser les échanges dans sa vie quotidienne doivent être recensés. Cette approche nécessite de la part du thérapeute un travail proche du patient et de son entourage pour évaluer les conditions environnementales qui sont des obstacles à la communication et trouver des solutions dans une démarche pragmatique. Le patient dysarthrique est considéré en fonction de ses besoins de communication au sein de son environnement et non plus en fonction de ses troubles de parole. Elle comprend l’adaptation de nombreux paramètres : réduire la distance entre le locuteur et l’auditeur ; éviter les échanges dans un endroit sombre ; réduire les bruits de fond ; fournir au patient un outil lui permettant d’appeler… L’utilisa t i o n d e p rothèses De nombreuses prothèses sont disponibles pour améliorer, modifier ou se substituer à une fonction déficitaire. L’approche prothétique a été largement définie comme tout moyen qui modifie les propriétés de la production de la parole (Kearns et Simmons, 1990). Par exemple, un releveur du voile peut faciliter la fermeture vélo-pharyngée, réduire l’hypernasalité et améliorer la pression intra-orale nécessaire pour 94 texte 229 19/03/07 15:17 Page 95 la production de certains phonèmes consonantiques. Les amplificateurs de voix vont modifier le signal produit pour en augmenter l’intensité. D’autres moyens seront utilisés pour faciliter la parole comme le pacing-board, le métronome qui permettent de réduire les troubles du débit. Certains appareils destinés à apporter un feed-back peuvent également être utilisés comme prothèse. Il existe ainsi de nombreux outils qui ont fait l’objet de travaux portant sur un nombre de cas plus ou moins importants. Dans la pratique courante, seuls les plus simples sont fréquemment utilisés. L’a p p roc he médicale Des techniques chirurgicales sont utilisées pour améliorer les troubles dysarthriques dans certaines pathologies : injections de toxine botulique, injection de téflon, pharyngoplastie, thyroplastie… Elles apportent des bénéfices importants. Les approches chirurgicales et les approches utilisant des prothèses sont habituellement envisagées quand les troubles ne sont pas améliorés par les seules approches rééducatives (Murdoch, 1998). Certains traitements médicamenteux peuvent avoir un effet bénéfique sur la parole en agissant sur la pathologie sous-jacente (comme la dopamine dans la maladie de Parkinson, la pyridostigmine dans les myasthénies) mais il n’existe pas de médicaments pour soigner un trouble dysarthrique en soi. Ces différentes approches ne sont pas exclusives les unes des autres. Elles sont parfois imbriquées, souvent successives. Le soutien et l’accompa g n e m e n t Parallèlement aux différentes approches et outils disponibles, l’orthophoniste doit aussi apporter au patient et à son entourage informations et soutien. Dans certaines pathologies, la prise en charge ira jusqu’au travail d’accompagnement et le thérapeute ne pourra se cantonner à un rôle de rééducateur-technicien. Ces responsabilités requièrent de la part du thérapeute connaissances, confiance, expérience et empathie. L’instauration d’une relation de qualité sera indispensable pour favoriser le travail rééducatif et/ou pour soutenir le patient et son entourage. La relation qui s’établit entre le patient et le thérapeute est souvent très privilégiée, ce qui ne doit pas faire oublier qu’elle se situe dans le cadre d’une relation thérapeutique. ♦ L e s p r i n c i p e s d e l a r é é d u c a t i o n d e l a p a r ole d y s a r t h r i q u e Les changements dans les mécanismes de la parole sont importants chez les patients dysarthriques et ceux-ci vont devoir établir un nouveau schéma moteur. Cette tâche est particulièrement complexe en ce qui concerne la parole 95 texte 229 19/03/07 15:17 Page 96 qui requiert une succession de mouvements précis dans un ordre précis pour une réponse adaptée (Yorkston, 1999). Plusieurs principes d’apprentissage - et notamment de l’apprentissage moteur - vont être utilisés dans la rééducation de la parole. La rééducation peut s’articuler en trois étapes : apprentissage, entraînement et amélioration des performances, automatisation. Ap p rentissa ge La première étape de la rééducation se situe au niveau cognitif : le patient doit comprendre la nature du problème et ce qu’il faut faire pour le résoudre. L’orthophoniste doit donc lui fournir des explications précises sur le fonctionnement normal de la parole, la nature de ses troubles, le but des exercices à effectuer et comment les réaliser. Cette étape est celle de l’apprentissage de nouvelles habiletés motrices. Elle demande le recours aux principes de production volontaire de la parole, d’autocontrôle et d’autocritique. Le patient doit réaliser de façon volontaire ce qu’il faisait auparavant de façon automatique (Chevrié-Muller et Roubeau, 2001). Ces principes ne concernent que l’étape initiale. E n t raînement La deuxième étape est celle de l’entraînement, c’est-à-dire celle de la pratique systématique. Pour réussir, le patient doit s’entraîner de façon intensive avec des exercices choisis, ciblés, pertinents, progressifs et répétitifs. Lors de cette étape, le patient améliore ses performances, acquiert des procédures par essais/erreurs. Il doit bénéficier de nombreux retours sur ses productions pour avoir accès à la connaissance des résultats et à la connaissance des performances qui favoriseront l’acquisition de nouvelles habiletés et maintiendront sa motivation. L a r é é d u c a tion se f e r a s u r u n r y t h m e i n t e n s i f Deux, trois ou quatre séances hebdomadaires pendant quelques mois permettront à la prise en charge d’être efficace. Dans ce domaine de la rééducation, le rythme d’une séance par semaine ne permet pas d’atteindre les objectifs. En dehors des séances, l’entraînement devra être réalisé une ou deux fois par jour pendant 10 minutes. Le patient disposera pour cela de fiches de suivi qui lui indiqueront très précisément les exercices à pratiquer. L’expérience montre que la seule consigne « N’oubliez pas de faire quelques exercices » n’est jamais suivie d’effet. L’ e n t r a î n e m e n t d o i t ê t re ciblé Hiérarchiser les troubles permet d’améliorer l’efficacité de la rééducation (Duffy, 2005). Parmi les déficits observés, il convient de commencer par le tra- 96 texte 229 19/03/07 15:17 Page 97 vail concernant le sous-système le plus bas dans la production de la parole (1respiration, 2- fonction laryngée, 3- articulateurs et fonction vélo-pharyngée) pour les répercussions qu’il peut y avoir à tous les niveaux sus-jacents. Par exemple, l’amélioration du contrôle du souffle peut avoir des incidences sur l’articulation et sur les éléments prosodiques. Il convient également de définir la priorité de la rééducation. L’aspect qui doit être traité en priorité est celui qui apportera le plus grand bénéfice fonctionnel (le plus souvent en améliorant l’intelligibilité), le plus rapidement possible, ou celui qui sera le meilleur support pour l’amélioration des autres aspects (Yorkston, 1999). Enfin, les différentes altérations de la parole devront être abordées séparément par des exercices analytiques. L’ e n t r a î n e m e n t d o i t ê t re p rogr essif Le travail analytique suivra une progression dans l’utilisation des différents supports et pourra concerner les phonèmes, les syllabes, les mots mono puis plurisyllabiques, les locutions, les phrases, les textes et la conversation. Dans le même esprit, les séances pourront débuter par un travail analytique pour s’orienter ensuite vers un travail plus global. L’orthophoniste veillera à toujours réserver un temps à la conversation pour assurer le transfert des habiletés acquises dans l’expression spontanée. La conversation est alors un outil thérapeutique et doit être assortie de commentaires et d’appréciations. Des tâches de transfert dans la communication quotidienne devront être programmées pour améliorer la parole fonctionnelle (appels téléphoniques, aller faire des courses, être attentif à sa parole lors d’une rencontre avec des amis…). Il faudra inciter le patient à « prendre la parole » le plus souvent possible pour lutter contre le déficit d’utilisation des échanges verbaux souvent consécutifs aux dysarthries. L’ e n t r a î n e m e n t d o i t ê t re p e r t i n e n t Les tâches demandées doivent être adaptées à la parole. Le but du traitement est l’amélioration de la parole et non pas l’amélioration de la capacité respiratoire ou celle des mouvements oraux-faciaux sans parole. Des études (Ziegler, 2002) ont montré une dissociation entre la motricité oro-faciale sans parole et la motricité de la parole. Cet élément est déterminant dans le choix des exercices. Si quelques exercices uniquement moteurs sont parfois nécessaires pour améliorer le support physiologique, ils ne doivent en aucun cas être utilisés de façon exclusive et il convient de les relier à la parole dès la première séance de la prise en charge. 97 texte 229 19/03/07 15:17 Page 98 Pour Duffy (2005), la nécessité et l’efficacité des exercices de renforcement musculaire purs, visant à améliorer la force, la puissance et l’endurance des muscles oro-faciaux, restent controversées dans la rééducation des dysarthries. Ils ne doivent être utilisés qu’en complément des tâches qui se focalisent sur la parole, lorsque la dysarthrie est due à une faiblesse musculaire et lorsqu’ils ne sont pas contre-indiqués comme dans la sclérose latérale amyotrophique. I m p o r tance des f eed-bac k A cette étape de la prise en charge, l’utilisation de feed-back est indispensable. Son intérêt dans la prise en charge des dysarthries a été démontré dans de nombreuses études. Les outils de feed-back sont nombreux et vont du plus simple au plus sophistiqué. Il peut s’agir de commentaires de l’orthophoniste qui doivent être précis. « Je n’ai pas compris parce que vous ne parlez pas assez fort » sera plus efficace que « je n’ai pas compris » ; de gestes (tendre l’oreille) ; d’outils simples (miroir). Les enregistrements audio ou vidéo sont des outils de feed-back performants ainsi que les logiciels permettant de visualiser différents paramètres (intensité, hauteur, voisement…) comme Speech Viewer III ou Vocalab. Les outils de feed-back doivent être supprimés au fil de l’évolution afin de ne pas générer un phénomène de dépendance. Il convient d’expliquer au patient qu’ils sont destinés à l’aider dans sa rééducation mais ne sont pas des béquilles permanentes. L’ a u t o m a tisation La troisième étape est celle de l’automatisation. Le patient peut reproduire ses performances avec un effort de moins en moins conscient. Il a acquis de nouveaux schémas moteurs. Contrairement à ce que l’on a longtemps cru, le cerveau n’est pas un organe statique. La plasticité cérébrale existe et les sollicitations répétées lors d’un apprentissage sont les moyens les plus puissants pour favoriser la réorganisation corticale. A cette étape, les bénéfices de la prise en charge sont transférés dans la communication fonctionnelle. Les remarques positives de l’entourage concernant les modifications de la parole sont les moyens les plus sûrs de vérifier l’évolution. ♦ Les objectifs de la rééduca tion Nous l’avons vu : il n’existe pas un seul mode de prise en charge valable pour toutes les dysarthries. Les objectifs de la rééducation et le projet thérapeutique qui permettra de les atteindre devront être déterminés de façon indivi- 98 texte 229 19/03/07 15:17 Page 99 duelle. Ils tiendront compte des troubles eux-mêmes, de la pathologie et du patient. Objectifs selon les tro u bles Les troubles détermineront le domaine d’intervention, les axes thérapeutiques et les modes d’approche. Ils permettront de déterminer un objectif global, de fixer l’objectif prioritaire et les objectifs spécifiques, et donc la trame de la rééducation. La réponse à des questions simples pourra guider la démarche thérapeutique. – Quelles sont les altérations de la parole ? – Comment l’examen sensori-moteur explique-t-il ces altérations ? – Quels sont les exercices analytiques appropriés pour améliorer le support physiologique et réduire les troubles ? – Quel trouble nuit le plus à l’intelligibilité ? Objectifs selon la patholo gie La connaissance de la pathologie à l’origine de la dysarthrie est indispensable pour prendre les décisions de la prise en charge. Elle donne des indications générales sur le type de dysarthrie. Elle permet de situer les troubles dans un axe prospectif : sont-ils stabilisés, évolutifs, susceptibles de récupération partielle ou totale ? La connaissance de la pathologie fournit aussi des renseignements sur les modes de prise en charge disponibles, indiqués ou contre-indiqués. (La prise en charge d’une dysarthrie dans le cadre d’une SLA n’aura rien en commun avec celle d’une dysarthrie liée à une paralysie faciale). Objectifs selon le pa t i e n t Plusieurs éléments individuels liés à chaque patient sont à considérer pour organiser une prise en charge. L’orthophoniste devra évaluer la conscience que le patient a de ses difficultés et sa motivation. L’anosognosie et l’absence de motivation seraient des freins à l’efficacité de la prise en charge et il convient dans certains cas de faire un travail préalable pour amener une prise de conscience, lever un déni de la situation et/ou susciter la motivation. L’évaluation des besoins communicationnels sera indispensable. Un trouble même léger pourra constituer dans certains cas un véritable handicap (par exemple un trouble de la résonance nasale chez un enseignant) alors qu’une dysarthrie sévère pourra être acceptée dans d’autres situations sans être invalidante (patient âgé vivant seul). Il est donc pertinent de considérer le degré d’incapacité ou de handicap induit par la dysarthrie. 99 texte 229 19/03/07 15:17 Page 100 Il sera opportun également de connaître l’entourage afin de savoir si les conditions environnementales pourront constituer un soutien à la rééducation. Enfin, il faudra bien évidemment recenser les troubles associés (linguistiques, cognitifs, sensoriels, comportementaux…) qui pourront influer sur le déroulement de la rééducation et empêcher la mise en place de certaines stratégies. ♦ C o n c lusion Les orthophonistes sont de plus en plus souvent sollicités pour la prise en charge des dysarthries. L’évolution des pratiques a été possible grâce aux études menées ces dernières années pour décrire les différents types de dysarthries et comprendre la physiopathologie sous-jacente. Actuellement, des lignes directrices et des principes peuvent être retenus. Ils guident les thérapeutes pour fixer les objectifs de la rééducation et établir le projet thérapeutique le mieux approprié. Les dysarthries constituent un vaste ensemble de troubles hétérogènes s’expliquant par la variété des pathologies sous-jacentes, la diversité des troubles et l’étendue des degrés de sévérité. Chaque prise en charge sera déterminée à l’issue d’un bilan complet et sera individualisée. REFERENCES AUZOU, P., ÖZSANCAK, C. (2003). La dysarthrie Parkinsonienne : une atteinte motrice spécifique. Neurologies. 6. 354-356. AUZOU, P., ROLLAND, V. (2004). Rééducation des dysarthries neurologiques. In T. Rousseau, (Ed). Les approches thérapeutiques en orthophonie. Tome IV (pp 9-33). Isbergues : Ortho Édition. 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Catherine Grosmaître Résumé La dysarthrie, trouble de réalisation motrice de la parole, peut être une des atteintes observées dans la Paralysie Cérébrale. La phonation et la réalisation articulatoire sont alors touchées, l’intelligibilité peut être altérée selon un gradient de sévérité variable. Une rééducation orthophonique peut permettre de réduire ce trouble. Dans certains cas, l’efficacité de la rééducation est insatisfaisante et les progrès observés insuffisants : des troubles massifs de la parole entravent la communication orale et vont nécessiter l’utilisation de moyens alternatifs de communication. Leur utilisation entraîne des interrogations notamment auprès des familles : l’enfant cessera-t-il de parler s’il les utilise ? Il semble, au contraire que l’impact des moyens alternatifs de communication sur la parole naturelle soit positif et que ceux-ci contribuent à son développement. Mots clés : dysarthrie, paralysie cérébrale, rééducation orthophonique, moyens alternatifs de communication. Rééducation Orthophonique - N° 229 - mars 2007 103 texte 229 19/03/07 15:17 Page 104 Dysarthria of the child with Cerebral Palsy Speech therapy – The impact of alternative means of communication on natural speech Abstract Dysarthria, a disorder related to speech motor performance, may be one of the direct consequences observed in the case of Cerebral Palsy. Phonation and articulatory performance are consequently affected. Intelligibility may be more or less altered depending on the level of severity. Speech therapy will help to reduce the severity of this disorder related to speech motor performance. In some cases, the effectiveness of the therapy may not be satisfactory and the observed improvements insufficient: important language disorders hinder communication through speech and use of other means of communication becomes necessary. The use of such methods gives rise to controversy, in particular from the families: If the child uses such means of communication, will he completely stop talking ? On the contrary, it would seem that alternative means of communication have a positive impact on natural speech and that they would contribute to its development. Key Words : dysarthria, cerebral palsy, speech therapy, augmentative and alternative communication. 104 texte 229 19/03/07 15:17 Page 105 Catherine GROSMAÎTRE Orthophoniste Hôpital National Saint Maurice Service de Pathologies Neurologiques Congénitales 14 rue du Val d’Osne 94415 Saint Maurice cedex Courriel : [email protected] L a Paralysie Cérébrale (PC) est un ensemble de déficiences neuromotrices et/ou neuropsychologiques dues à des lésions cérébrales précoces non évolutives qui surviennent pendant la période anté ou périnatale (avant la fin de la deuxième année de vie). Chaque enfant PC présente une association unique de symptômes réalisant un tableau clinique qui lui est propre. Une dysarthrie, trouble de la réalisation motrice de la parole, peut alors être observée. Dans les conditions normales de la parole, les organes articulateurs se mobilisent pour moduler finement les sons. Cette capacité peut être altérée chez les enfants PC : un trouble de la motilité des organes impliqués dans la parole peut entraîner une faiblesse, une lenteur ou une incoordination des mouvements. Ces troubles entravent l’intelligibilité. Si les enfants PC dysarthriques sont capables d’émettre des sons et parfois de produire quelques mots, leur communication par la parole est altérée. La conséquence la plus directe de la dysarthrie est la perturbation de la communication orale qui s’accompagne d’une pauvreté des échanges et d’un déficit d’interaction quand aucun moyen alternatif de communication n’est mis en place. L’objectif de cet article est de décrire les troubles et la rééducation de la dysarthrie, de présenter les limites de celle-ci et d’exposer les impacts potentiels de l’utilisation de moyens alternatifs de communication sur la parole naturelle. ♦ Tr o u b les de la réalisat i o n m o t r ice de la parole Rappelons que la mobilisation fine de nombreux organes est nécessaire à la production de la parole : ceux responsables de l’expiration (muscles respiratoires), de la sonorisation (larynx, cordes vocales), les cavités de résonances (pharynx, cavité buccale) et les organes articulateurs (lèvres, langue, voile du 105 texte 229 19/03/07 15:17 Page 106 palais, maxillaire inférieur). La coordination entre ces différentes structures est nécessaire pour aboutir à une parole normale et intelligible. Le système nerveux central intervient dans la réalisation motrice de la parole. Le cortex permet la programmation, l’initiation et l’exécution des gestes articulatoires ; les noyaux gris centraux et le système cérébelleux jouent un rôle dans l’initiation et le contrôle du mouvement. Une des conséquences directes possible de la paralysie cérébrale est la déficience motrice et notamment celle portant sur la phonation et/ou sur l’articulation. Selon Truscelli (1999), l’altération de la parole touche 20 à 30% des enfants PC. L’expression de la dysarthrie dépend du tableau clinique de la Paralysie Cérébrale. Le réseau SCPE (2002) propose une classification de la PC en cinq groupes : les formes spastiques (uni et bilatérales), les formes dyskinétiques (dystoniques et les choréoathétosiques), et enfin, les formes ataxiques. La spasticité correspond à un trouble du tonus musculaire qui se traduit cliniquement par une exagération du réflexe myotatique. La d yskinésie est une anomalie de l'activité musculaire se traduisant par la survenue de mouvements anormaux et par une gêne dans les mouvements volontaires. La ch o r é o athétose est caractérisée par des contractions musculaires irrépressibles présentes au repos et qui perturbent le mouvement volontaire. L’aa taxie est le trouble de la coordination des muscles synergiques dont une des conséquences fonctionnelles est la perte du freinage des muscles antagonistes. Le trouble de la réalisation motrice de la parole est quasi systématique lorsque l’atteinte motrice est bilatérale et touche les membres supérieurs. La spasticité, la dyskinésie et l’ataxie induisent des conséquences diverses sur la réalisation de la parole tant dans sa composante phonique qu’articulatoire. Tr o u bles port a n t s u r l a p h o n a tion : • La spasticité a pour effet une voix serrée. La parole est monotone. Le débit est haché, ralenti sans irrégularité. • Dans les formes dyskinétiques, les mouvements athétosiques peuvent entraîner un asynchronisme entre les mouvements respiratoires et laryngés et ainsi un trouble de la coordination pneumo-phonique. Les dystonies entraînent un souffle court, un débit ralenti, une hauteur de voix irrégulière. • Dans les formes hypotoniques, l’hypotonie axiale peut induire une faiblesse dans l’expiration et donc la production de rhèses courtes. L’intensité 106 texte 229 19/03/07 15:17 Page 107 de la voix est souvent faible ou chute rapidement après le début de la phrase. Tr o u bles port a n t s u r l a r é a l i s a t i o n a r ticula t o i re : • Dans les formes où prédomine la spasticité, les occlusives sont difficilement réalisées. On observe un remplacement des nasales par des orales, trouble dû à la raideur du voile. • Dans les formes athétosiques : les contractions musculaires irrépressibles atteignent la production articulatoire. On observe une exagération des explosives, un assourdissement des occlusives sonores et un remplacement des fricatives par les occlusives. La dyskinésie entrave l’alternance voyelles sonores, consonnes sourdes et entraîne une sonorisation des consonnes. La production des voyelles peut être gênée par une instabilité de la langue et des lèvres. • Dans les formes où la composante déficitaire est plus importante, l’articulation est molle et imprécise. On observe une différenciation insuffisante des consonnes. • L’hypermétrie dans le syndrome cérébelleux provoque un assourdissement des consonnes sonores. A l’inverse, une hypotonie entraîne une sonorisation des consonnes sourdes. Ces différentes formes peuvent être intriquées. L’intensité des troubles observés est variable. L’intelligibilité est diversement altérée selon la nature et l’intensité de l’atteinte. Les enfants PC présentant une dysarthrie massive parlent tard (Truscelli, 1999). Ils développent une parole caractérisée par des déformations. Certains enfants avec des dysarthries sévères ne peuvent émettre que des sons de faible intensité et mal différenciés. Les troubles dysarthriques s’accompagnent fréquemment d’une atteinte plus globale de la sphère oro-faciale touchant l’alimentation et pouvant entraîner un bavage. ♦ R é é d u c at i o n d e l a p a role Un examen de la sphère oro-faciale et de la parole, examen qui s’intègre dans un bilan complet du langage, permettra d’envisager un projet thérapeutique. Le p r é a l ab le à la rééducat i o n o rt h o p h o n i q u e est la recherche d’une posture optimale. Des installations ergonomiques (fauteuil, siège moulé, appuitête) sont indispensables pour compenser la faiblesse de maintien postural de la tête et du tronc et pour favoriser une meilleure phonation. On tente d’obtenir 107 texte 229 19/03/07 15:17 Page 108 une décontraction de la région haute du tronc, des épaules et du cou pour libérer la motricité bucco-faciale. Citons les p r incipaux ax es de rééducation : - Le souf fle : les exercices visent à amplifier les mouvements de la respiration et à y associer ensuite phonation et articulation. - Les mouvements bucco-faciaux à l’aide d’exercices volontaires et de mouvements réflexes (appelés classiquement exercices de praxies buccofaciales par les orthophonistes). La première étape est de faire prendre conscience à l’enfant des différentes régions de la sphère bucco-faciale, de leur position au repos et des mouvements attendus. L’enfant réalise ensuite le geste montré ou explicité. - L’ a rticulation : le but est de mettre en place des points d’articulation plus précis. L’enfant, dans un premier temps, doit comprendre les positions et mouvements à effectuer puis les reproduire. - L a p a role : le travail est axé sur l’enchaînement des phonèmes une fois qu’ils peuvent être réalisés isolément. La rééducation doit s’adapter à chaque enfant et à ses troubles. Elle s’accompagne de la rééducation de l’alimentation et du bavage, si elle est nécessaire. ♦ Limites de la rééducation ort h o p h o n i q u e La rééducation des troubles arthriques doit être systématique et a pour but d’obtenir une qualité de communication indispensable dans la vie sociale et dans l’équilibre affectif de l’enfant. Cette prise en charge a ses limites dans le cas de troubles majeurs. Sellars et coll. (2002) ont effectué une revue de la littérature pour connaître l’impact de la rééducation de la dysarthrie chez les sujets PC. Ils n’ont pas retrouvé d’argument mettant en évidence l’efficacité (ou l’inefficacité) de la rééducation de la dysarthrie dans la PC. Une étude de Hartley (2003) évalue l’impact de la rééducation de la parole sur l’intelligibilité d’enfants PC athétosiques dysarthriques. Une moitié de la population a bénéficié d’une rééducation axée sur la respiration et la phonation. L’autre moitié a eu une rééducation axée sur l’articulation. La qualité de la parole était évaluée au moyen du Dysarthria Profile (profil de dysarthrie), et de la méthode Children’s Speech Intelligibility Measure (mesure de l’intelligibilité de la parole des enfants). Des auditeurs familiarisés ou non avec le trouble devaient identifier les mots prononcés à l’aide d’un questionnaire à choix multiples. Les performances étaient mesurées avant, pendant et après le traitement. 108 texte 229 19/03/07 15:17 Page 109 Au terme de cette étude, aucun des sujets a montré d’amélioration notable de son intelligibilité de la parole après rééducation. Quelques améliorations dans les capacités ciblées de production de la parole sont relevées pendant les séances de rééducation, sans que celles-ci se généralisent dans la parole spontanée. Truscelli (1999) a observé dans sa pratique clinique que la rééducation avait un effet positif sur la phonation mais que le souffle court subsistait. L’articulation reste souvent approximative. La rééducation, dans le cas des dysarthries massives, permet à l’enfant de produire quelques sons significatifs à peu près stables lui permettant de communiquer ses besoins élémentaires, de répondre à des questions fermées ou semiouvertes, de se faire comprendre dans un contexte particulier. En revanche, traduire des pensées plus élaborées, parler avec un nouvel interlocuteur restent problématiques. La rééducation de la parole des enfants PC avec une dysarthrie massive est souvent lente, longue, contraignante pour les enfants et les progrès, même réels, ne suffisent pas pour avoir des échanges élaborés. L’instauration d’une communication symbolisée et la construction du langage sont primordiales. L’utilisation d’un moyen alternatif de communication, tel que les codes pictographiques ou les synthèses vocales est indispensable. Un moyen alternatif de communication entrave-t-il le développement de la parole comme le craignent les familles et parfois les équipes? ♦ Moye n s a l t e rn atifs de comm u n i c a tion : l e u r i m p a c t s u r l a p a role n a t u relle L’utilisation de codes pictographiques et de synthèses vocales avec les enfants PC leur permet de remplacer ou de soutenir leur parole déficiente pour communiquer. Ce sont des moyens alternatifs ou augmentatifs de communication. Quel est l’impact de leur utilisation sur la parole naturelle de l’enfant ? Certaines études se sont intéressées à cet impact potentiel. Millar et coll. (2000) et Schlosser (2003) ont notamment observé d’une manière globale, après l’introduction d’un système de communication, « une augmentation de la fréquence de vocalisations, de la fréquence de tentatives de mots, de la proportion de mots intelligibles, de la complexité de la structure syllabique et/ou phonémique des mots, du nombre de mots produits dans un même énoncé, de la proportion de message par mode oral et de la variété des intentions de communication transmises par le mode oral ». D’autres auteurs (Dyches, 1998 ; Romski et Sevcik, 1996) ont observé une amélioration de l’intelligibilité. 109 texte 229 19/03/07 15:17 Page 110 P l u s i e u rs explications ont été proposées : • Un moyen alternatif de communication permet d’améliorer l’interaction sociale par le fait de communiquer. Son utilisation permet à l’enfant d’entrer en relation avec son environnement et de développer des habilités en communiquant. Le fait d’avoir des possibilités plus nombreuses de communiquer pourrait favoriser l’amélioration de la parole (Zangari, 1994). Blishak (2003), pose l’hypothèse que l’utilisation d’une synthèse vocale augmente la quantité de tours de parole de l’enfant dans la conversation, ce qui mènerait à un accroissement d’occasions de communiquer et fournirait un contexte rendant plus intelligibles ses productions. L’augmentation de la participation de l’enfant à l’interaction lui permet d’acquérir des habilités pragmatiques et linguistiques et ainsi lui fournit un contexte propice au développement de la parole. Ainsi, ce ne serait pas tant la synthèse vocale qui permettrait l’amélioration de la parole mais l’utilisation d’un moyen alternatif de communication (Marchand, 1998). Le code pictographique papier ou l’utilisation de signes auraient le même impact. L’étude de Sigafoos (2003) corrobore cette idée. Il n’existerait pas de différence dans l’amélioration de l’intelligibilité dans le cas de l’utilisation d’un moyen alternatif de communication avec ou sans synthèse vocale. • L’autre explication serait, selon Blischak (2003), que la synthèse vocale fournit un modèle phonologique du mot associé à chaque symbole qui est constant et plus fréquent que les modèles présentés dans le langage parlé de l’environnement. Le feed-back sonore permet de rétablir la boucle du langage indispensable à l’évolution et à la structuration du langage. Parsons et La Sorte (1993) retrouvent dans leur étude que l’utilisation d’un moyen alternatif de communication augmente davantage la qualité de la parole qu’un moyen AAC sans synthèse vocale. L’utilisation de synthèse vocale faciliterait ainsi l’émergence de la parole. • Blischak (2003) présente un autre avantage de l’utilisation d’une synthèse vocale : elle peut contribuer au développement du système phonologique interne de l’enfant. Dans les études citées, les moyens alternatifs de communication permettent d’établir un contexte favorable à l’amélioration de la qualité de la parole. Aucun élément dans la littérature ne fait état d’une entrave au développement de la parole du fait de l’utilisation de ces outils. ♦ C o n c lusion La prise en charge de la dysarthrie dans la Paralysie Cérébrale est multiple et nécessite une approche pluridisciplinaire. Une installation ergonomique 110 texte 229 19/03/07 15:17 Page 111 permet l’obtention d’un état de décontraction. Une rééducation orthophonique adaptée à chaque enfant et à ses troubles arthriques s’accompagne d’une prise en charge des troubles de l’alimentation et du bavage. Un traitement médicamenteux per os antispastique peut y être associé ou une action focale par injection intramusculaire de toxine botulique. Malgré les conduites thérapeutiques et rééducatives entreprises, la dysarthrie peut rester massive et entraver alors la communication orale. Dans ce cas, l’utilisation de moyens alternatifs de communication est essentielle. Elle nécessite l’adhésion de l’entourage et de l’ensemble des thérapeutes. Néanmoins, ceux-ci ne permettent pas de pallier tous les déficits de la communication. REFERENCES AUZOU P. (2001). Physiologie de la parole. In P. AUZOU, C., OZSANCAK, V., BRUN, (Eds) Les dysarthries (1-6). Paris : Masson. BLISHAK D.M., LOMBARDINO L.J., DYSON A.T. (2003). Use of Speech-Generating Devices : In support of natural speech. Augmentative and Alternative Communication ; 19 (1) : 29-35. CANS C. (2005). Epidémiologie de la Paralysie Cérébrale (« Cerebral Palsy » ou CP). Motricité cérébrale ; 26(2) : 51-58. DYCHES, (1998). Effects of Switch Training on the Communication of Children with Autism and Severe Disabilities. Focus on Autism and Other Developmental Disabilities ; 13 : 141-162. HARTLEY C, GROVE N., LINDSEY J., PRING T. (2003). 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L’analyse des productions de surface recueillies permet de qualifier des processus d’altération dans la production des mots et de conclure éventuellement à un trouble phonologique du sujet testé. Différentes hypothèses interprétatives de ce type de trouble sont décrites dans la littérature. Un essai de modélisation d’un parcours diagnostique pour ce domaine est présenté à travers l’exemple de la Batterie Evalo 2-6. Mots clés : orthophonie, langage oral, parole, évaluation, enfant et adolescent, parcours diagnostique orthophonique, Batterie Evalo 2-6. The evaluation of the « Phonological » domain in the oral language examination Abstract The evaluation of phonological functioning generally includes tasks of « picture naming » and of « word and/or logatome repetition ». An analysis of recorded surface productions facilitates the identification of altered processes in word production, possibly leading to the confirmation of a phonological disorder in the tested subject. Various hypotheses attempting to interpret this type of disorder are described in the literature. An attempt at modelling a diagnostic process for this field is presented using the example of the Evalo 2-6 Battery. Key Words : speech and language therapy, oral language, speech, evaluation, child and adolescent, diagnostic process, Evalo 2-6 Battery. Rééducation Orthophonique - N° 229 - mars 2007 113 texte 229 19/03/07 15:17 Page 114 Françoise COQUET Orthophoniste 163 rue Saint Albin 59500 Douai Courriel : [email protected] L ’évaluation du domaine « Phonologie » est une des composantes du bilan du langage oral. Elle doit permettre de recueillir des productions lors de tâches de « Dénomination » ou de « Répétition de mots ou de logatomes » qui se prêteront à une analyse qualitative et quantitative permettant de connaître la performance du sujet testé dans ce domaine ou ses difficultés spécifiques. Ce diagnostic « phonologique » doit ensuite être repris à un niveau « transversal » afin de parvenir, si possible, à une interprétation synthétique du dysfonctionnement dont souffre l’enfant. Le présent article se propose d’exposer les modalités habituelles d’évaluation pour ce domaine, de décrire les manifestations de surface recueillies et leur possible interprétation soit pour parvenir à un diagnostic soit en recherche de facteurs explicatifs. Pour conclure, un essai de modélisation d’un parcours diagnostique orthophonique pour ce domaine est présenté à travers l’exemple de la Batterie Evalo 2-6. ♦ Modalités d’éva l u a t i o n L’évaluation repose essentiellement sur un recueil d’énoncés produits. On peut distinguer trois contextes de recueil : • un recueil de p r o d u c t i o n s s p o n t a n é e s lors de temps de jeu ou de conversation, • un recueil de productions induites lors d’une t â che de dénomination, • un recueil de productions contraintes lors de t â ches de répétition. Les énoncés recueillis sont analysés au niveau du matériel mots. L’évaluation peut être complétée par d’autres épreuves sur le versant « Réception ». T â che de dénomination La tâche de dénomination (d’objets, d’images) demande une activation explicite de la représentation lexicale. La composition des items proposés (longueur des mots : mots courts versus mots longs, leur fréquence, la complexité 114 texte 229 19/03/07 15:17 Page 115 de leur structure syllabique : mots simples à structure CV versus mots complexes à structure CCV), permet d’observer la sensibilité à ces différentes variables. La réussite de la dénomination est subordonnée aussi à l’activation de programmes moteurs de production ou à l’absence d’un trouble d’articulation périphérique. Cette tâche peut être comparée à une tâche de décision lexicale mot / non mot altéré phonologiquement ([saise])) pour déterminer la sensibilité par rapport à des paramètres comme la position dans le mot, la distance phonétique de la substitution, la nature de la substitution par rapport à la cible (Maillart et coll, 2004). T â ches de répétition La répétition de logatomes et la répétition de mots sont deux types de supports phonologiques différents impliquant pour la première une stratégie phonologique et pour la seconde une stratégie lexicale. La tâche de répétition de logatomes serait soumise à un processus développemental d’apprentissage du code écrit alors que la tâche de répétition de mots reflèterait un processus développemental d’apprentissage du code oral (Rey et coll, 2004). Répétition de mots La mémorisation de mots nécessite de les identifier. Cette identification suppose une activation passive de leur représentation phonologique lexicale qui fonctionne comme un tout [bateau] – [ba] et [teau] liés par l’item lexical « bateau ») et de rafraîchir les codes (la récapitulation phonologique porte sur des représentations phonologiques assemblées et maintenues en mémoire tampon). Elle est sous l’influence de la longueur de ce qui est à rappeler et de la nature de la représentation phonologique (effet de la rime). Répétition de loga tomes Un logatome est un mot sans signification construit sur le pattern syllabique des mots avec signification. La tâche de répétition de logatomes consiste à convertir un « mot » entendu en « mot » produit. Elle nécessite une perception correcte de l’item, implique que la récapitulation phonologique porte sur des représentations phonologiques assemblées et maintenues en mémoire tampon ([panbi] : deux unités phonologiques [pan] et [bi] stockées séparément et récapitulées séparément parce qu’aucun item préexistant ne les lie. Elle est soumise à l’influence de l’activation de représentations lexicales de mots voisins phonologiques et s’appuie sur la possibilité de s’appuyer sur des connaissances sous lexicales (comme la fréquence phonotactique – fréquence de transitions entre segments constitutifs). 115 texte 229 19/03/07 15:17 Page 116 Elle est sous la dépendance de l’empan de mémoire à court terme. Elle peut être gênée par une difficulté de production. Il est postulé que cette tâche teste une compétence linguistique phonologique (les fautes prévisibles sont des formes possibles dans la langue maternelle) plutôt qu’une compétence mnésique et ou attentionnelle (si c’était le cas, les fautes seraient imprévisibles dans la langue) (Rey et coll., 2004). T â c hes complémentaires sur la modalité perce p t ive On peut évaluer les capacités de traitement de l’imput phonologique après avoir vérifié l’audition (audiométrie tonale) et la capacité de discrimination de séquences de sons non linguistiques avec : - une tâche de « gating » (Dollagham, 1998) qui consiste en une identification perceptive par fragments de mots de plus en plus longs avec une recherche de seuil où le mot est reconnu et des capacités de détection d’altérations concernant le changement du nombre de syllabes ou modifications phonétiques en début ou en milieu de mots, - une tâche de désignation de mots phonétiquement proches sur des supports imagés, - une tâche de discrimination de paires de mots ou de pseudo mots par jugement pareil / pas pareil. ♦ D e s c r i p t i o n e t a n a l y s e d e s c o r p u s d e p r o d u c t i o n r ecueillis Suite à la passation des différentes épreuves, un corpus de production a été recueilli et se prête à une description en termes de manifestations de surface. Sont principalement mises en évidence en parole spontanée ou induite (dénomination) des altérations phonologiques des mots produits. L e s p rocessus d ’ a l t é r a tions phonolo giques n’ont pas de caractère systématique, ils dépendent souvent de l’environnement phonétique ou phonologique comme de la complexité et de la longueur du mot. Ils peuvent être regroupés en plusieurs catégories en fonction de la nature de l’altération : - erreurs de segmentation des mots par agglutination ([noiseau] ou déglutination ([la moire]), - processus qui affectent la structure de la syllabe et/ou du mot par addition de phonème (prosthèse : [ ciseau], épenthèse : [castrole]), suppression de syllabe (aphérèse : [ phant], coɑlescence : [dradaire]) ou suppression de phonème ([apin], [pati], apocope : [cana], syncope [mont-e]) - processus qui substituent une classe de phonèmes à une autre : substitution vocalique ([pupée]), substitution consonantique avec changement de 116 texte 229 19/03/07 15:17 Page 117 mode ([touris]), de voisement ([câteau]), de point d’articulation ([hispoire]), - processus d’assimilation d’un phonème à un autre : assimilation entre phonèmes contigus ([krain]), harmonisation consonantique par anticipation ([touteau]) ou par persévération ([coukeau], - processus de déplacement de syllabes ou de phonèmes (métathèse : [valabo], [chisp]). Les a l t é r a t i o n s p rosodiques sont à identifier (modifications de la durée syllabique, de l’accentuation, de la courbe intonative). ♦ A n a l yse des manif e s t a t i o n s d e s u r f ace Le nombre, la fréquence et la nature des processus jugés inadéquats pour un âge donné orientent le testeur vers une qualification de la performance du sujet testé en efficient / non efficient. Dif f é rentes modalités sont décrites (Rondal et Séron, 1999) : - persistance de processus de simplification normaux au delà de 4 ou 5 ans ; jusqu’à 5 ans, la simplification du discours est normale, au delà la simplification apparaît comme une absence d’évolution ; - maintien de processus de simplification en même temps que des patterns caractéristiques d’étapes ultérieures du développement phonologique apparaissent (signe d’une discordance chronologique) ; - présence de processus idiosynchratiques : utilisation de changements atypiques, productions de mots qui n’existent pas (signes d’un problème mental ou psychiatrique) ; - usage variable des processus : différents types de variations pour une même cible, erreurs nombreuses, instables, inhabituelles (marqueurs de déviance des troubles phonologiques des dysphasies), - préférence sonore : la simplification est telle qu’il n’y a plus que 2 ou 3 phonèmes pour tous les autres ; l’enfant utilise un phonème pour commencer chaque mot qu’il produit indépendamment du phonème cible en position initiale. Il faut tenir compte de la sensibilité ou non aux processus d’étayage proposés par l’adulte et à la présence éventuelle d’une dissociation automatico-volontaire. ♦ Éléments de dia gnostic or t h o p h o n i q u e L’hypothèse diagnostique orthophonique d’un trouble de la parole doit être envisagée. Elle ne saurait être posée uniquement sur la base de la descrip- 117 texte 229 19/03/07 15:17 Page 118 tion des processus d’altération phonologique et nécessite la prise en cause d’un faisceau d’indicateurs et des compléments d’investigation tant sur le versant « Réception » que sur le versant « Production ». « Le trouble de la parole se définit comme un trouble phonologique, classé parmi les troubles expressifs du langage, il affecte la mise en forme sonore des mots et leur intelligibilité par l'interlocuteur (...) L'éventail des troubles de la parole s'étend du handicap modéré au trouble sévère qui peut être invalidant, voire à l'absence de langage oral (apraxie de la parole) » (Coquet, 2004). Le retard de parole est à différencier du trouble d'articulation et des déficits ou déviances de la production phonologique mis en évidence dans un contexte de dysphasie phonologique ou de dysphasie de production phonologique syntaxique. 118 texte 229 19/03/07 15:17 Page 119 ♦ Rec h e rche d’hypothèses e xplica tives Ve rsant « Récep t i o n » Deux hypothèses sont mises en avant : Un déficit qualitat i f d u t ra i t e m e n t t e m p o rel de l’info rm ation et en particulier de l’information auditive (Tallal et coll., 1976). Un déficit de traitement des stimuli sonores brefs en succession rapide perturbe le traitement de la parole en gênant la discrimination et la catégorisation des phonèmes (discrimination sourde / sonore, occlusif / constrictif, reconnaissance que des réalisations acoustiques différentes correspondent au même phonème), ce qui influence la qualité de l’encodage des informations nécessaires à la constitution du système phonologique. Cette variable est à considérer comme « une variable modératrice, c’est à dire qu’elle n’est ni nécessaire, ni suffisante pour exercer un effet sur le développement du langage mais, chez des enfants à risque, elle pourrait contribuer à des difficultés langagières » (Maillart, 2004). U n e a l t é r a t i o n d e s r e p r é s e n t a t i o n s p h o n o l o g i q u e s a u n i ve a u d u le xique mental. Il existe des différences interindividuelles en fonction de la qualité des représentations, de leur accessibilité et de leur utilisation en fonction des tâches. La sous-spécification des représentations phonologiques résultant d’un problème perceptif limitant l’accès aux détails phonologiques des mots entrave le développement lexical (Chiat, 2001). Si la forme phonologique est sous-spécifiée, isoler un mot dans le flux de parole, associer le mot à son référent est plus facile dans le cas d’un mot concret, d’un nom plutôt que d’un verbe (Conti-Ramsem & Jones, 1997). La sous-spécification des représentations phonologiques a aussi des répercussions au niveau morphologique quand il y a mise en relation d’un phonème avec une information sémantique précise (grande, dorment) avec un risque que l’information morphologique ne soit pas traitée (Joanisse et Seidenberg, 1999). Ve rsant « P roduction » La production du signal de parole se fait en plusieurs étapes. A chacune de ces étapes, un dysfonctionnement peut être mis en évidence, nécessitant un diagnostic différentiel : • Difficultés d’accès à la rep r é s e n t a tion phonologique le xicale : chez des sujets porteurs d’une atteinte centrale, l’instabilité des productions se focalise d’avantage sur un groupe de phonèmes (occlusives par exemple) et présente des similarités avec un trouble en perception ; • Difficultés de récupéra tion en mémoire de la rep r é s e n t a tion phonologique : chez des sujets porteurs de trouble spécifique du développement de la 119 texte 229 19/03/07 15:17 Page 120 parole et du langage, les représentations phonologiques sont trop lentes et trop difficiles à activer, la boucle phonologique n’est pas utilisée, l’enregistrement de l’information résulte d’un seul processus passif ; • Difficultés de récupéra t i o n d u p rogr a m m e m o t e u r a rticulat o i re corr e s p o n d a n t et de son maintien en mémoire tampon articulatoire : chez les sujets présentant une dyspraxie verbale, les réalisations sont instables pour un même mot dans plusieurs tâches, avec une altération plus importante en tâche de répétition de pseudo mots parce que cela nécessite la création d’un nouveau programme articulatoire ; • Difficultés au niveau de l’exécution motr ice qui implique la mise en œuvre coordonnée d’un certain nombre de muscles : chez les sujets présentant une dysarthrie, l’altération de l’exécution motrice est en lien avec une pathologie neurologique ; chez les enfants présentant une dyslalie, ce peut être en lien avec une immaturité de la forme et de la position des différents organes impliqués chez l’enfant. (L’examen de la sphère oro-faciale est indispensable). ♦ I l l u s t r a t i o n d ’ u n p a rc o u r s d i a g n o s t i q u e o r t h o p h o n i q u e pour le domaine « Phonologie » : P r é s e n t a t i o n d e l a B a t t e r ie d’Év a l u a t i o n d u d é v e l o p p e m e n t d u L a n g a ge O ral (Evalo 2-6)1 La Batterie Evalo 2-6 est construite sur le principe d’une évaluation par épreuves regroupées par domaines qui couvrent les différentes composantes du langage oral (phonologie, lexique, morphosyntaxe, pragmatique, métalinguistique) comme les habiletés spécifiques (fonction visuo spatiale et graphique, fonction cognitive, attention, mémoire, gnosies, praxies). L’évaluation se complète d’une observation qualitative sur critères des comportements de jeu et de communication et d’un Compte Rendu Parental pour les enfants les plus jeunes. Elle cible la tranche d’âge de 2 ans 3 mois à 6 ans 3 mois. La Batterie propose dans le domaine « Phonologie » deux épreuves d’évaluation avec une tâche de « Dénomina tion » (prolongée par une « Répétition de mots » en cas de production erronée) et une tâche de « Répétition de loga tomes » ainsi qu’une épreuve complémentaire d’ « A rticulation ». Suite à la passation des différentes épreuves sont calculés des scores qui permettent de situer le sujet par rapport à ses pairs. L’intelligibilité de la parole spontanée est appréciée de façon transversale tout au long de l’évaluation à l’aide d’une échelle qualitative. Coquet, F., Ferrand, P., Roustit, J. (à paraître). Batterie d’Évaluation du développement du Langage Oral. Isbergues : Ortho Édition 120 texte 229 19/03/07 15:17 Page 121 Cette composante de la batterie a pour objectif spécifique d’identifier et de caractériser une atteinte des représentations phonologiques ou de leur traitement en la différenciant de dysfonctionnements plus périphériques affectant la planification et/ou la réalisation (phonétique) des gestes présidant à l’articulation proprement dite. La Batterie comporte d’autres épreuves évaluant d’autres domaines ou habiletés auxquelles il est possible d’avoir recours pour construire le diagnostic orthophonique. Suite à la passation des épreuves, un corpus de productions recueillies se prête à une description en termes de manifestations de surface. Le nombre, la fréquence et la nature des processus jugés inadéquats pour un âge donné comme les scores obtenus orientent le testeur vers une qualification de la performance du sujet testé en efficient / non efficient et obligent à s’interroger sur des hypothèses d’interprétation. E s s a i d e m o d é l i s a t i o n d ’ u n p a rc o u r s d i a g n o s t i q u e o r t h o p h o n i q u e pour le domaine « Phonologie » • S i t u a tion initiale L’évaluation dans le domaine « Phonologie » débute avec l’ « É p reuve de Dénomina tion ». Le sujet est amené à produire des mots à partir d’images. Ces mots peuvent être ceux attendus sémantiquement ou pas (aspect lexical – cette dimension n’est pas traitée dans le présent article -), être réalisés correctement ou pas (aspect phonologique versus phonétique). Plusieurs données sont à prendre en compte : - l’âge du sujet testé ; - les « normes » établies en matière de développement de l’habileté phonologique ; - le score obtenu par le sujet à cette épreuve et sa confrontation aux données de l’étalonnage ; - les erreurs de production qu’il convient de décrire et de qualifier. Exemple : Le sujet est âgé de plus de quatre ou cinq ans, âge auquel le développement phonologique doit être terminé. Parmi d’autres mots mal réalisés, le mot « couteau » est prononcé : [touteau]. Dans la première syllabe le [k] est remplacé par [t]. Cette substitution peut se retrouver dans tous les mots comportant ce phonème (dans ce cas elle résulterait d’un trouble d’articulation par substitution) ou être propre à l’environnement phonétique (dans ce cas elle correspondrait à un processus phonologique d’altération). 121 texte 229 19/03/07 15:17 Page 122 S’il s’agit d’un processus phonologique d’altération, comme le phonème initial a pris les caractéristiques du phonème de la deuxième syllabe, c’est une anticipation par harmonisation consonantique (dilation). Soit « couteau » est toujours prononcé [touteau] quel que soit le contexte de production (dans ce cas ce serait plutôt un processus de simplification semblable à ceux que l’on rencontre dans les productions du petit enfant) soit il peut être prononcé indifféremment [koukeau] ou [couteau] ou complexifié (dans ce cas ce serait plutôt un processus déviant dans un contexte de dysphasie). • L e s é t a p e s d u p a rc o u r s d i a g n o s t i q u e o r t h o p h o n i q u e É t ape 1 : qualification des processus d’altéra tion par analyse différentielle Pour écarter l’hypothèse d’un « Trouble phonétique », il est indispensable de proposer un « Te s t d ’ a rticula tion » avec des répétitions de syllabes où la consonne est proposée avec un voisinage vocalique neutre. Il convient également de vérifier l’état buccodentaire pour écarter toute particularité organique. É t ape 2 : si qualification comme Processus d’altéra tion phonologique 122 texte 229 19/03/07 15:17 Page 123 L’intelligibilité de la parole du sujet peut être appréciée sur une échelle qualitative tout au long de l’évaluation, de même que la qualité prosodique de la production des mots. Les processus d’altération des mots produits en situation induite de déno- mination doivent être comparés avec ceux des mots produits en situation de production spontanée ainsi qu’à ceux produits en situation de contrainte de répétition (« É p reuv e d e R é p é t i t i o n d e m o t s »). La comparaison du « score direct » (mots produits correctement en première intention) avec le « score aidé » (mots corrects suite à la répétition) permet d’apprécier une sensibilité du sujet à l’étayage et sa capacité de récupération de représentations phonologiques disponibles. L’évaluation peut être complétée par une épreuve de « Répétition de loga tomes » qui amène à un calcul de score comme à la qualification des processus d’altération (en plus d’un calcul d’empan). Les recherches théoriques soulignent la fréquence et l’importance des erreurs de type « omission » sur l’axe syntagmatique et celles de type « substitution » sur l’axe paradigmatique. 123 texte 229 19/03/07 15:17 Page 124 É t ape 3 : Rech e rche d’hypothèses interprétatives Suite aux trois épreuves proposées, plusieurs hypothèses peuvent être envisagées amenant à des compléments d’investigation à l’aide d’autres épreuves de la Batterie. Si l’on envisage un processus de traitement phonologique qui part de la réception du signal de parole à sa production, il est souhaitable de tenter de répondre aux questions suivantes : - Le sujet entend-il cor r ectement ? Pour écarter l’hypothèse d’une baisse de l’acuité auditive, on peut proposer un « Dépistage auditif » à l’aide d’une répétition en voix chuchotée sans et avec lecture labiale ou des activités exigeant une réaction / orientation aux bruits familiers ou musicaux. En cas de doute, un examen complémentaire est demandé. - L e s u j e t c a tég o r ise-t-il cor r e c t e m e n t l e s p h o n è m e s ? Pour vérifier la composante perceptive, on peut proposer une épreuve de « Gnosies auditivo-ve r b a l e s » à l’aide d’une désignation d’images de mots phonétiquement proches ou d’un jugement pareil versus pas pareil sur des paires de mots ne se différenciant que par un seul phonème. Il est intéressant de quantifier et qualifier les erreurs (contrastes phonologiques non discriminés : sonorité / nasalité / point d’articulation…). - L e s u j e t e s t - i l p é n a l i s é p a r u n e a t t e n t i o n d é fi c i t a i r e ? Pour vérifier la composante attentionnelle, il est possible d’observer le comportement attentionnel lors des activités (tendance à l’impulsivité, mobilisation ou non de l’attention, labilité ou dispersion) et de proposer une « É p reuve d’Attention auditive » au cours de laquelle le sujet doit repérer des bruits dans une suite sonore ou des mots cibles dans une liste. - L e s u j e t e s t - i l l i m i t é p a r l a t a i l l e d e c e q u ’ i l p e u t m e t t re e n M é m o i re à C o u rt Te r me ? Pour vérifier la composante mnésique, il est intéressant de déterminer la mesure de l’empan de Mémoire à Court Terme sur du matériel auditivo-verbal qui n’active pas de représentation sémantique avec une épreuve de « Répétition de chiff re s e n d roit et enve rs ». - Le sujet est-il perfo rm a n t a u n ive a u p raxique ? On peut proposer un « Te s t d e P r axies bucco f aciales et linguales » sur imitation. 124 texte 229 19/03/07 15:17 Page 125 • Éléments de dia gnostic or t h o p h o n i q u e p o u r l e d o m a i n e L’hypothèse diagnostique d’un « Tr o u b le phonolo gique », pour être envisagée, ne saurait être posée uniquement sur la base de la description des processus d’altération phonologique. Elle nécessite la prise en compte d’un faisceau d’indicateurs et des compléments d’investigation tant sur le versant « Réception » que sur le versant « Production » comme décrit précédemment. ♦ C o n c lusion L’évaluation menée dans le domaine « Phonologie » (comme dans les autres domaines) doit être la plus complète possible et ne pas se limiter à un simple recueil de productions en parole spontanée ou lors de tâches normalisées. Le parcours diagnostique orthophonique, sous forme d’arbre décisionnel, tel que le propose la Batterie Evalo 2-6, se construit au fur et à mesure du déroulement de l’investigation et en fonction des éléments recueillis ; il doit envisager un éventail de possibles. Il peut être nécessaire d’avoir recours à des examens complémentaires. En filigrane de cette démarche, les hypothèses formulées quant aux mécanismes sous-jacents bien ou mal mis en œuvre et aux niveaux éventuellement défectueux du traitement de l’information ou de la production 125 texte 229 19/03/07 15:17 Page 126 en réponse permettent de dégager des axes spécifiques du projet thérapeutique qu’il faut mettre en œuvre. REFERENCES CHIAT, S. (2001). Mapping theories of developmental language impairment : Premises, predictions and evidence. Language and Cognitive Processes, 16. 113-142. COQUET, F. (2004). Troubles de la parole. In C., Billard, M., Touzin, (Eds). L’état des connaissances. Paris : Signes éditions. 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Phonological representations and dysphasia Abstract This paper underlines the importance of the study of phonological representations in language disorders. It specifically deals with the hypothesis of poorly specified phonological representations which is increasingly used to account for linguistic difficulties in children with specific language impairment. Key Words : phonology, phonological representations, specific language impairment, language disorders, dysphasia. Rééducation Orthophonique - N° 229 - mars 2007 127 texte 229 19/03/07 15:17 Page 128 Christelle MAILLART Université de Liège, Belgique. ULg - Département des Sciences Cognitives Troubles développementaux du langage Bât. B33, Logopédie Bd du Rectorat, 3, B- 4000 Liège (Sart-Tilman) Courriel : [email protected] E n présence de troubles de développement du langage, il est indispensable de procéder à une évaluation précise des difficultés linguistiques de l’enfant. Pour évaluer le langage oral, le bilan orthophonique proposé doit cibler différents niveaux : articulatoire, phonologique, lexical, morphosyntaxique et, idéalement, discursif et pragmatique. Dans cet article, nous nous intéresserons plus particulièrement au niveau phonologique en ciblant particulièrement la question des représentations phonologiques. Des études récentes en pathologie développementale du langage pointent, en effet, certaines faiblesses à ce niveau. Ces recherches concernent les enfants qui présentent des difficultés sévères et persistantes du langage oral en l’absence de cause apparente (par la suite, enfants dysphasiques). Elles ont, par exemple, montré que les enfants dysphasiques étaient moins efficaces et plus lents que les enfants de même niveau linguistique pour reconnaître des mots présentés auditivement et accéder à leur sens. Pour rendre compte de ces différences, les auteurs ont suggéré que les représentations phonologiques des enfants dysphasiques pourraient être de moins bonne qualité que celles des enfants contrôles (Criddle & Durkin, 2001 ; Dollaghan, 1998 ; Edwards & Lahey, 1998 ; Christelle Maillart, Schelstraete, & Hupet, 2004). Après avoir défini les représentations phonologiques et leur importance dans le développement du langage, nous nous attacherons à la façon dont elles se développent chez l’enfant tout-venant. Ensuite, nous verrons comment la qualité de ces représentations peut être évaluée et les résultats de ces évaluations en pathologie développementale. ♦ L e s rep r é s e n t ations phonologiques Au niveau phonologique, on peut distinguer trois niveaux d’analyse : 1) le versant perceptif qui correspond au traitement du signal de parole jusqu’à l’élaboration d’une forme phonologique susceptible d’activer la ou les représentations sémantiques correspondantes ; 128 texte 229 19/03/07 15:17 Page 129 2) les représentations phonologiques abstraites stockées en mémoire à long terme ; 3) le versant productif qui correspond aux différentes étapes permettant à une représentation phonologique d’être sélectionnée puis produite oralement. Deux de ces niveaux sont consacrés au traitement, le dernier est un niveau de stockage. Le terme « r ep r é s e n t a tions phonolo giques » fait ainsi référence au stockage d’informations phonologiques d’un mot en mémoire à long terme. Les représentations phonologiques sont abstraites. Elles sont communes à la perception et à la production de la parole mais aussi aux mots entendus et lus. En outre, elles sont insensibles aux variations du signal liées au locuteur et/ou aux circonstances d’énonciation. L’élaboration d’une représentation phonologique se fait à partir de l’analyse perceptive réalisée lorsque l’on entend un mot, ce qui comprend des traitements acoustiques mais aussi visuels puisque les informations fournies par la lecture labiale font partie intégrante, elles aussi, du traitement phonologique. Résumer les représentations phonologiques à la seule « forme sonore » d’une entrée lexicale ne permet donc pas de tenir compte de ces informations phonologiques mais aussi visuelles. Pour que la production et la compréhension de la parole soient efficaces, ces représentations doivent être aussi bien spécifiées et accessibles que possible. En effet, la compréhension d'un mot entendu de même que sa production volontaire sollicitent la représentation phonologique qui est connectée aux connaissances sémantiques correspondantes. L'activation de cette représentation phonologique peut être passive (on ne peut pas éviter de comprendre un mot que l'on entend) ou active (évocation volontaire d'un mot). Dans ce dernier cas, elle peut être explicite (le mot est effectivement prononcé) ou implicite (parole interne). L'activation volontaire de la phonologie peut être plus ou moins laborieuse comme le montre l’expérience désagréable de ne pas parvenir à trouver un mot. Les représentations phonologiques lexicales activées passivement ou activement jouent un rôle important dans de très nombreuses activités cognitives et linguistiques notamment par l’intermédiaire de leur implication dans la mémoire de travail. ♦ Rôles des rep r é s e n t ations phonolo giques La qualité des représentations phonologiques joue un rôle important dans l’apprentissage ultérieur du langage écrit. Snowling, van Wagtendonk et Stafford (1988) ont montré que les enfants dyslexiques obtenaient des performances similaires à celles des enfants sans difficulté de lecture quand ils devaient sélectionner une image parmi d’autres en fonction d’un nom d’objet présenté auditi- 129 texte 229 19/03/07 15:17 Page 130 vement mais qu’ils étaient significativement moins efficaces lorsqu’ils devaient prononcer le nom de cet objet. Les auteurs pensent que cette différence s’explique par une faiblesse au niveau du stockage et de l’accessibilité des représentations phonologiques. D’autres études (Elbro, Borstrom, & Petersen, 1998 ; Foy & Mann, 2001) se sont penchées sur le lien entre la qualité des représentations phonologiques et la capacité à réaliser des tâches métaphonologiques dont on connaît le caractère prédictif pour l’apprentissage du langage écrit. Les enfants ayant des représentations phonologiques moins distinctes éprouvent davantage de difficultés à réaliser des tâches qui requièrent des capacités de manipulation ou de réflexion sur les composantes segmentales de la parole (Elbro et al., 1998). Des représentations phonologiques précises facilitent également le développement du langage oral. Ainsi, certains auteurs n’hésitent pas à attribuer les troubles morphosyntaxiques des enfants dysphasiques à une sous-spécification de leurs représentations phonologiques (Joanisse, 2000). Pour appuyer cette hypothèse, Joanisse et Seidenberg (1998) soulignent que les modélisations connexionnistes ayant simulé, en langue anglaise, un déficit des représentations phonologiques entraînaient des erreurs morphologiques proches de celles qui sont observées chez les enfants dysphasiques et que le déficit morphologique des enfants dysphasiques est comparable à celui de patients présentant une aphasie de Broca. Or, chez ces derniers, les difficultés morphologiques sont clairement liées à la qualité de leurs représentations phonologiques. Un lien entre représentations phonologiques et vocabulaire existe également puisque les représentations phonologiques se préciseraient sous la pression de l’augmentation du stock réceptif (cf. section suivante). Il est fort probable que ce lien ne soit pas unidirectionnel : le fait de disposer de représentations phonologiques précises pourrait, par l’intermédiaire de bonnes capacités en mémoire phonologique, faciliter l’acquisition ultérieure du vocabulaire. De nombreuses études ont ainsi souligné le lien entre la connaissance du vocabulaire et la mémoire phonologique chez des enfants normaux (Gathercole, Willis, Emslie, & Baddeley, 1992) ou des adolescents (Gathercole, Service, Hicht, Adams, & Martin, 1999). ♦ Le développement des rep r é s e n t a tions phonolo giques Les principaux modèles développementaux consacrés à l’élaboration phonologique (ex. WRAPSA Word recognition and Phonetic Structure Acquisition - Jusczyk, 1993) ont accordé un rôle primordial à la croissance lexicale. Selon ces différents modèles, l’augmentation du stock lexical réceptif contraint l’enfant à affiner ses représentations phonologiques. En effet, en 130 texte 229 19/03/07 15:17 Page 131 apprenant de nouveaux mots, l’enfant va être confronté fréquemment à des formes phonologiquement similaires (ex. nain, bain, pin, rein, etc.), ce qui l’obligera à prendre en considération des distinctions phonétiques de plus en plus fines. Ce postulat est particulièrement développé dans le modèle de restructuration lexicale proposé par Metsala et Walley -Lexical Restructuing Model- (J L Metsala & Walley, 1998) ou dans l’hypothèse de « segmentation » de Fowler (1991). Fowler (1991) propose ainsi que les représentations phonologiques s’affinent au cours du temps, du début de la vie jusqu’à environ l’âge de 8 ans. Les premières représentations élaborées dans le courant de la première année seraient assez holistiques et seraient progressivement segmentées en unités sous lexicales (syllabes, coda - rimes, voire même phonèmes) sous la pression de l’acquisition lexicale. Ces hypothèses sont soutenues par certaines données expérimentales par exemple, le lien entre l’augmentation du vocabulaire et les performances réalisées dans des épreuves de conscience phonémique (J. L. Metsala, 1999) ou les corrélations trouvées entre des tâches ciblées sur les représentations phonologiques et le niveau de vocabulaire réceptif (Sutherland & Gillon, 2005). ♦ Éva l u a tion des rep r é s e n t a tions phonolo giques Les représentations phonologiques étant abstraites et sous-jacentes aux différents traitements, elles sont difficiles à évaluer directement, c-à-d. sans faire intervenir des capacités de production et de perception. L’évaluation devrait renseigner sur la précision de l’information abstraite que l’enfant s’est construite sur base des multiples perceptions et productions de mots. Lors d’un développement normal ou pathologique, un enfant qui a des représentations phonologiques sous-spécifiées n’aura en mémoire qu’une partie de l’information phonologique du mot, ou aura des informations erronées. Par exemple, pour un mot long (thermomètre), une information phonologique incomplète (/t/ - /è/ - /R/ /m/ - /è/ - /t/) peut être suffisante pour son identification. Utilisa t i o n d e t â c h e s i m p l i q u a n t l a p ro d u c t i o n La dénomination (images, chiffres ou formes) est une tâche fréquemment utilisée. Cette épreuve demande au sujet d'activer les représentations phonologiques lexicales de manière explicite puisque une production phonologique correcte doit être obtenue à partir de représentations phonologiques sous-jacentes bien spécifiées (Swan & Goswami, 1997). D’autres variantes aux tâches de dénomination existent : on peut, par exemple, demander une dénomination aussi rapide que possible ou identifier un objet d’après sa description verbale (cf. devinettes). 131 texte 229 19/03/07 15:17 Page 132 Une autre procédure utilisée pour l’évaluation de la qualité des représentations phonologiques est l’analyse qualitative des erreurs produites lors d’une tâche de répétition de pseudo-mots. Ainsi, Edwards et Lahey (1998) ont considéré que des erreurs pouvaient être révélatrices de la nature des difficultés. Selon que les erreurs se concentrent principalement sur des phonèmes difficiles à discriminer (ex. consonnes occlusives) ou à produire (ex. groupe consonantique), ils localisaient les difficultés au niveau de la perception auditive ou de la production de la parole. Avec le même raisonnement, ils situaient les difficultés au niveau de la précision des représentations phonologiques lorsque les erreurs produites ne respectaient pas la structure syllabique ou phonémique des pseudomots cibles. L’utilisation d’une tâche de répétition de pseudo-mots peut néanmoins être discutable : en effet cette procédure est classiquement considérée comme une des meilleures mesures de la mémoire phonologique. Or, si l’activité de récapitulation en mémoire fonctionne via l'activation de représentations phonologiques, quand il s'agit de mémoriser des pseudo-mots, il faut admettre que la récapitulation porte sur des représentations phonologiques assemblées à ce propos et maintenues dans la mémoire tampon qui constitue l'output phonologique. Il en est probablement de même quand il s'agit de récapituler des séries de mots bien que dans ce cas les représentations phonologiques lexicales constituent un support supplémentaire qui n'est pas disponible dans le cas de pseudomots. De la même manière, on peut supposer que les activités métaphonologiques ont lieu dans la mémoire phonologique tampon plutôt que directement dans les représentations phonologiques lexicales puisque ces opérations peuvent être réalisées aussi bien sur des mots que sur des pseudo-mots. Il est donc difficile de faire la part des choses entre représentations phonologiques sous-jacentes et output phonologique. Sur le plan théorique, il nous semble nécessaire de conserver la distinction entre représentations phonologiques lexicales qui ont un caractère abstrait et l'output phonologique proche de la production explicite de la parole. Utilisation de tâch e s i m p l i q u a n t l a p e rce p t i o n Une autre possibilité est d’utiliser des tâches qui impliquent, elles, la perception. Parmi les possibilités, on retrouve le paradigme de décision lexicale orale : un stimulus est présenté oralement et l’enfant doit juger s’il s’agit d’un mot ou non. Outre l’aspect perceptif (discrimination phonémique), cette tâche évalue l’accès aux représentations phonologiques car l’enfant doit s’y référencer pour pouvoir répondre. La modalité de réponse est binaire (oui – non) et peut être non verbale (pousser sur les boutons correspondants). La tâche comporte deux séries d’items appariés au niveau des caractéristiques phonémiques (longueur, structure): les mots et les pseudo mots construits habituellement à partir 132 texte 229 19/03/07 15:17 Page 133 de mots dont un ou plusieurs phonèmes ont été modifiés (ex : crotodile). Le type de modification peut être manipulé afin d’observer la sensibilité de l’enfant à différents paramètres tels que la position dans le mot (ex : zardinier, pyzama, coquillaze), la distance phonétique de la substitution (évaluée en nombre de traits distinctifs), la nature de la substitution par rapport à la cible (assourdissement, antériorisation, etc). Pour s'assurer que l’évaluation porte sur la qualité des représentations phonologiques lexicales, il serait nécessaire de réaliser parallèlement à la tâche de décision lexicale une tâche de perception de paires minimales. L’épreuve de jugement phonologique, parfois également appelée dans la littérature « détection de mauvaise prononciation », est une variante de ce type de procédure. Cette fois, le sujet voit une image et entend une forme auditive associée. Il doit alors décider si la forme phonologique entendue correspond bien à la représentation phonologique qu’il a activé pour ce mot cible (ex : devant l’image d’un toboggan, l’enfant entend « topogan » ou « toboggan »). A nouveau, c’est le type de modifications apportées au matériel cible qui permet de mieux évaluer la qualité des représentations phonologiques sous-jacentes. Enfin, il est important de vérifier préalablement la connaissance du vocabulaire utilisé. ♦ L e s rep r é s e n t ations phonologiques des enf a n t s d ysphasiques L’hypothèse d’une sous-spécification des représentations phonologiques est fréquemment invoquée pour rendre compte des difficultés linguistiques des enfants dysphasiques (répétition de pseudo-mots, troubles en morphologie verbale, etc.). Pourtant, peu de recherches se sont directement intéressées à la qualité des représentations phonologiques de ces enfants. Le plus souvent, c’est au niveau de l’interprétation des données que cette hypothèse apparaît. On rappellera ainsi l’étude d’Edwards et Lahey (1998) qui s’intéressait initialement à l’origine des difficultés de répétition de pseudo-mots observées chez les enfants dysphasiques. A cette fin, ils ont proposé à 54 enfants dysphasiques une tâche de répétition de pseudo-mots, puis ont effectué une analyse qualitative précise des erreurs récoltées. Comme leurs enfants dysphasiques faisaient autant d’erreurs impliquant des phonèmes difficiles à discriminer (ex. syllabes non accentuées) ou à produire (ex. groupes consonantiques) que les enfants contrôles de même âge chronologique, ils en déduisirent que les difficultés des enfants dysphasiques ne pouvaient être imputables à des difficultés spécifiques de discrimination ou de production articulatoire. En revanche, les enfants dysphasiques se distinguaient significativement de leurs contrôles par un grand nombre d’erreurs pour lesquelles les structures syllabiques ou phonémiques n’étaient pas mainte- 133 texte 229 19/03/07 15:17 Page 134 nues (substitution ou suppression de syllabe/phonème). Une des hypothèses proposées pour rendre compte de cette observation a été de postuler une sous-spécification des représentations phonologiques chez les enfants dysphasiques. Dollaghan (1998) aboutit à des conclusions assez similaires à l’aide d’un autre paradigme. Elle utilisa une tâche d’identification perceptive consistant à présenter des mots par fragments de plus en plus longs (tâche de gating). Par exemple, on présente dans un premier essai les 30 millisecondes initiales du mot, puis dans un second essai les 60 millisecondes initiales du mot et ainsi de suite jusqu’à ce que le sujet reconnaisse le mot cible. Cette procédure permet ainsi de mesurer la quantité d’information sensorielle nécessaire pour reconnaître un mot. Lorsque le mot cible était peu familier, les enfants dysphasiques requéraient davantage d’information acoustico-phonétique que les enfants contrôles pour le reconnaître. En revanche, les deux groupes ne différaient pas significativement pour les mots familiers. Ces observations ont amené Dollaghan à proposer que le processus de reconnaissance lexicale serait plus vulnérable chez l’enfant dysphasique quand la demande de traitement imposée par la tâche augmente. Selon l’auteur, cette plus grande sensibilité pourrait refléter le fait que les enfants dysphasiques représentent moins efficacement l’information phonologique en mémoire. Par ailleurs, l’information portée par le phonème initial paraissait moins bien traitée chez les enfants dysphasiques que leurs contrôles, ce qui suggère que le déficit des représentations phonologiques s’accompagne d’un déficit subtil de perception de la parole. Criddle et Durkin (2001) confirment les observations de Dollaghan en montrant que de jeunes enfants dysphasiques détectent plus difficilement des variations phonémiques portées sur un morphème en cours d’apprentissage que les enfants contrôles, et ce, particulièrement quand les modifications se situent en position initiale. A nouveau, l’hypothèse d’une sous-spécification des représentations phonologiques est invoquée. Dans une autre étude réalisée par Crosbie, Howard et Dodd (2004), une tâche de décision lexicale a été proposée à des enfants dysphasiques ou contrôles appariés sur le niveau linguistique. Les résultats montrent que les deux groupes ne se différencient pas par les temps de réaction pour réaliser ces tâches mais bien par leurs performances : les enfants dysphasiques étaient moins efficaces que les deux autres groupes. Selon les auteurs, ces résultats montrent que ces enfants disposent de capacités préservées pour le traitement de la parole mais que ces aptitudes sont utilisées sur des représentations sousjacentes peu précises. L’hypothèse d’une sous-spécification des représentations phonologiques chez les enfants dysphasiques est confortée par de nombreuses études. Toutefois, cette hypothèse doit être davantage précisée afin d’identifier plus claire- 134 texte 229 19/03/07 15:17 Page 135 ment la nature des difficultés observées. En particulier, il parait important de s’interroger sur le rôle de différents facteurs contribuant à la qualité des représentations phonologiques. Il serait intéressant par exemple de vérifier si les informations suivantes sont correctement représentées : structure syllabique, nombre de syllabes, nombre de phonèmes, ordre des phonèmes au sein du mot ainsi que la précision de ces phonèmes en termes de traits distinctifs ou articulatoires. Une façon de répondre à ces questions consiste à voir jusqu’à quel point des transformations de l’input auditif gêneraient les enfants dans des tâches de reconnaissance de mots. Des auteurs (Christelle Maillart et al., 2004) ont comparé les performances d’enfants dysphasiques francophones dans une tâche de décision lexicale à celles d’enfants contrôles appariés par niveau de vocabulaire réceptif. Dans cette étude, les enfants dysphasiques détectaient aussi efficacement que les enfants contrôles les modifications apportées à des mots familiers lorsque ces changements altéraient le nombre de syllabes du mot cible (ex : « toboggan » devient « boggan »). En revanche, les enfants dysphasiques obtenaient des performances significativement inférieures à celles des contrôles quand il s’agissait de détecter des modifications phonémiques en début ou en fin de mot (ex : « troboggan » ou « ciga rettre »). Ce travail montre que des modifications phonologiques massives (nombre de syllabes) sont détectées mais d’autres plus subtiles (modifications phonémiques au sein d’une syllabe) peuvent passer inaperçues. En d’autres termes, les enfants dysphasiques disposeraient de représentations phonologiques qui respectent le nombre de syllabes mais pas toujours le nombre de phonèmes. Au niveau structurel, les représentations semblent précises, à un phonème près. Une seconde étude (C Maillart, Schelstraete, & Hupet, in revision) complète la précédente en examinant cette fois la façon dont les enfants réagissent à des substitutions de phonèmes par un phonème phonétiquement distant (éloigné de plusieurs traits articulatoires ; ex : « toboggan » devient « tologgan ») ou proche (distant d’un seul trait articulatoire : ex. assourdissement d’un phonème voisé, ex. « toboggan » devient « topoggan » etc.). A nouveau, les résultats sont clairs : les enfants dysphasiques sont aussi bons que les enfants contrôles pour détecter les substitutions entre deux phonèmes éloignés mais sont moins bons que les autres enfants quand il s’agit de détecter les substitutions entre deux phonèmes proches. Ce pattern confirme et affine l’hypothèse d’une sous-spécification des représentations phonologiques chez les enfants dysphasiques. On peut ainsi proposer qu’au sein des représentations phonologiques les phonèmes sont correctement représentés, à un trait articulatoire près. 135 texte 229 19/03/07 15:17 Page 136 ♦ C o n c lusion L’étude de la qualité et la précision des représentations phonologiques semble être une piste intéressante à suivre pour mieux comprendre les troubles langagiers des enfants dysphasiques. En effet, dans cette population, de nombreuses études apportent des arguments en faveur d’une sous-spécification de leurs représentations phonologiques. La nature de cette sous-spécification doit encore être quantifiée et précisée : certaines informations paraissent être encodées correctement, d’autres plus difficilement. Notons que ce résultat ne signifie pas que l’origine de la sous-spécification se situe systématiquement au niveau du stockage ou de la récupération des représentations phonologiques en mémoire. En effet, un déficit perceptif peut également entraîner de telles observations. Pour faire la part des choses entre ces deux interprétations, il sera important de tester l’intégrité des capacités de discrimination. Pour conclure, on peut affirmer que l’étude des représentations phonologiques en pathologie développementale devrait contribuer à l’évaluation voire même à la rééducation des troubles langagiers en améliorant notre compréhension de la nature des difficultés langagières observables. REFERENCES CRIDDLE, M. J., DURKIN, K. (2001). Phonological representation of novel morphemes in children with SLI and typically developing children. Applied Psycholinguistics, 22, 363-382. CROSBIE, S. L., HOWARD, D., DODD, B. J. (2004). Auditory lexical decisions in children with specific language impairment. British Journal of Developmental Psychology, 22, 103-121. DOLLAGHAN, C. (1998). Spoken word recognition in children with and without specific language impairment. Applied Psycholinguistics, 19, 193-207. EDWARDS, J., LAHEY, M. (1998). 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Un cas clinique d’un enfant atteint du syndrome d’Asperger montre comment les habiletés prosodiques et pragmatiques peuvent être décrites, évaluées et traitées. Pour ces locuteurs, au préalable, une évaluation précise des capacités langagières et communicatives est nécessaire à l’élaboration des projets de soins. Mots clés : autisme, prosodie, syndrome d’Asperger, langage, communication, bilan, rééducation Disorders of prosody among persons with autism Abstract Language and communication disorders are characteristic of autism. Persons with autism show difficulties in suprasegmental aspects of speech production, or prosody, those aspects of speech that accompany words and sentences and create what is commonly called “tone of voice”. Prosody plays an important role in a range of communicative functions, affective, pragmatic, and syntactic. In this paper, some of the findings from a review of the literature on prosodic skills in individuals with autism are presented. Data from linguistics literature are compared with clinical observation. A case study of a child with Asperger Syndrome shows how his prosodic and pragmatic skills can be described, evaluated and treated. For these speakers, as a preliminary step, precise evaluation of language and communication abilities is necessary for the development of therapy programs. Key Words : autism, prosody, Asperger Syndrome, language, communication, evaluation, treatment Rééducation Orthophonique - N° 229 - mars 2007 139 texte 229 19/03/07 15:17 Page 140 Nathalie COURTOIS Orthophoniste CAMSP et Centre Ressources Autisme Service Universitaire de Pédopsychiatrie CHRU Bretonneau 2 boulevard Tonnelé 37044 Tours Cedex 9 Courriel : [email protected] D epuis la description princeps de Kanner (1943, 1946), l’autisme infantile est défini comme une maladie neuro-développementale, toujours diagnostiquée sur la base de troubles comportementaux. Les troubles du langage et de la communication et notamment les particularités prosodiques font partie du trépied diagnostique1. Même si dans les cas cliniques proposés par Kanner, la pathologie prosodique est peu décrite, certainement en raison du plus jeune âge de ces patients, Asperger2, lui, nous en a fourni, dès 1944, des descriptions détaillées. Les troubles prosodiques constituent encore à l’heure actuelle un des symptômes langagiers des personnes avec autisme qui retient l’attention des chercheurs comme des cliniciens. Ils participent grandement à l’impression de bizarreries communicatives, même chez des personnes avec autisme dit de haut 1. Dans les classifications de la nosographie internationale ou française des troubles du développement. CIM10 et DSMIV : critères diagnostiques de l’autisme infantile : -troubles des interactions sociales -troubles du langage et de la communication, -comportements ritualisés et compulsifs (la triade), et apparition des troubles avant l’âge de 3 ans. CFTMEA : critères diagnostiques de l’autisme infantile : -début dans le cours de la première année avec organisation d’un tableau complet avant l’âge de 3 ans. -présence de l’ensemble des troubles caractéristiques : retrait autistique majeur, recherche de l’immuabilité, stéréotypies, absence de langage ou troubles spécifiques du langage, dysharmonie du développement cognitif. 2. Une année seulement après Kanner, en 1944, Hans Asperger, psychiatre autrichien décrit 4 cas de garçons présentant en commun des troubles du contact et des particularités de comportement, désignés maintenant comme le Syndrome d’Asperger. Selon la classification américaine (DSM-IV), il existe 5 catégories de troubles envahissants du S y n d rome développement : -Trouble autistique, -Syndrome de Rett, -Trouble désintégratif de l’enfance, -S d ’ A s p e rge r, -Trouble envahissant du développement non spécifié. Les caractéristiques essentielles du Syndrome d’Asperger sont une altération sévère et prolongée de l’interaction sociale et le développement de modes de comportements, d’activités et d’intérêts restreints, répétitifs et stéréotypés. La perturbation doit entraîner une altération cliniquement significative dans le fonctionnement social, professionnel, ou d’autres domaines importants. A la différence du trouble autistique, il n’existe pas de retard significatif du langage. De plus, au cours de l’enfance, il n’y a pas eu de retard significatif sur le plan clinique dans le développement cognitif, ni dans le développement, en fonction de l’âge, des capacités d’autonomie, du comportement adaptatif (sauf dans le domaine de l’interaction sociale) et de la curiosité pour l’environnement. 140 texte 229 19/03/07 15:17 Page 141 niveau ou Asperger (qui présentent des habiletés langagières formelles quasiment préservées), contrastant nettement avec leurs troubles langagiers pragmatiques. On peut même se demander si les singularités prosodiques de ces personnes ne sont pas un des obstacles majeurs à leur intégration sociale. ♦ C a d r e d e r é f é r ence La prosodie est définie couramment comme l’enveloppe musicale de la parole. En effet, on désigne ce terme par l’ensemble des faits qui échappent à l’articulation segmentale : l’intonation, l’accentuation, le rythme, le débit, les pauses (Arrivé et coll., 1986). La prosodie est la branche de la phonologie qui décrit l’évolution temporelle de 3 paramètres, -l’intensité des sons (mesurée en décibel), -la fréquence fondamentale des sons voisés (notés F0 et mesurée en hertz), encore appelée mélodie de la voix, qui donne la sensation de hauteur de la voix (grave ou aiguë) -la durée des sons et des silences (mesurée en millisecondes). Il s’agit de variations des valeurs de ces différents indices au cours du temps et non de leurs valeurs absolues, qui vont permettre à l’auditeur d’effectuer des jugements comparatifs entre 2 segments au moins («« c’est plus r a pide », « c’est plus fort », « c’est plus aigu », …). Les variations de ces 3 paramètres constituent des indices dits « suprasegmentaux » qui définissent l’accentuation, l’intonation et le rythme. La prosodie consiste ainsi en la modulation de paramètres suprasegmentaux de la parole afin de transmettre une intention de communication linguistique ou émotionnelle (Joannette, 2004). L’ a c c e n t u ation est un phénomène provenant de l’augmentation de la durée syllabique, de l’intensité sonore et de la hauteur mélodique sur certaines syllabes de l’énoncé. En langue française, on distingue 2 types d’accentuation. • L’accent tonique ou démarcatif consiste en l’allongement de la dernière syllabe non-muette d’un mot ou d’un groupe de mots. Il sert d’indice au découpage de la phrase en rhèses. • L’accent de contraste ou d’emphase a pour fonction de souligner le contraste du mot accentué avec les autres mais aussi de marquer son importance dans la hiérarchie énonciative. L’ i n t o n ation est souvent assimilée à la prosodie. Elle caractérise les variations de hauteur de la voix à l’intérieur d’un groupe rythmique : on l’appelle aussi couramment la mélodie. Elle correspond à la combinaison de 2 paramètres physiques : la fréquence et le temps. Les variations d’intensité et de timbre sont parfois également prises en compte. Elle relève d’un niveau linguistique supérieur, parallèle à la syntaxe et à la pragmatique, dont elle reçoit l’information 141 texte 229 19/03/07 15:17 Page 142 pour se constituer (Rossi, 1999). Même s’il existe une réelle intrication entre intonation et syntaxe, il peut y avoir opposition entre le thème du message (tel qu’il est manifesté dans l’ordonnancement grammatical) et le contenu induit par la prosodie. La fonction de l’intonation est, selon les cas, syntaxique (forme de la courbe, différence de niveaux / types de phrases), démarcative (liée à l’accent, direction de la courbe) ou expressive. L e ry t h m e représente la vitesse à laquelle parle le sujet : il correspond à la répartition des accents, des accélérations ou ralentissements, et des pauses dans la chaîne parlée. Les faits de prosodie sont généralement classés à travers les fonctions qu’ils remplissent dans la langue. ♦ F o n c t i o n s d e l a p r osodie Dans une perspective de recherche clinique, on définit généralement la prosodie en ces 3 sous-domaines : L a p rosodie g r a m m aticale ou linguistique concerne l’accentuation lexicale (toujours sur la dernière syllabe d’un mot en français), et l’intonation qui permet l’expression des modalités de phrases ou du type de phrases. Par exemple, elle permet de distinguer une phrase assertive avec intonation descendante, d’une phrase interrogative avec intonation montante. L a p rosodie pr a g m atique véhicule l’information sociale au-delà de l’aspect syntaxique ainsi que les intentions des locuteurs (Paul et coll., 2005a). Il s’agit de l’accentuation emphatique ou contrastive. On accentue le mot que l’on considère comme nouveau, non familier ou inattendu avec une volonté d’attirer l’attention de son interlocuteur et de mettre en lumière le commentaire. L a p rosodie émotionnelle a trait pour sa part aux variations d’intonation qui permettent la transmission de sentiments (joie, tristesse, …). Elle permet également d’identifier différents registres de parole en lien avec des fonctions sociales variées. L’intonation prend des aspects très différents selon le registre : relativement monotone au registre soutenu, elle se caractérise, au registre familier par la fréquence des changements de ton (Arrivé et coll., 1986). Léon, (1993), lui, parle d’indices identificatoires dits linguistiques qui peuvent donner des informations sur l’identité du locuteur (sociale, régionale, sexe, âge) et d’indices dits sémiotiques traduisant l’état émotionnel du locuteur et ses intentions communicatives. 142 texte 229 19/03/07 15:17 Page 143 Rappelons brièvement que les habiletés prosodiques se développent précocement chez le jeune enfant (cf. Boysson-Bardies, 1999, Fail & Fayol, 2000) sans qu’il n’existe apparemment aucun enseignement consciemment appliqué par l’entourage. Il est suffisant de participer de l’intérieur à un certain nombre d’interactions sociales naturelles pour en comprendre et en posséder toutes les subtilités. Dès le début du développement, les enfants montrent une grande sensibilité aux variations prosodiques3 de la parole. Vraisemblablement avec leur expérience prénatale, les nouveau-nés s’appuient sur des indices prosodiques pour reconnaître la voix de leur mère, comme les énoncés de leur langue maternelle. Et plus généralement, ils peuvent distinguer des énoncés de langues différentes pour peu qu’elles aient des structures rythmiques différentes. ♦ C a ra c t é r istiques des tro u bles prosodiques c hez les per sonnes avec autisme Plusieurs études montrent la présence de troubles prosodiques chez les personnes atteintes d’autisme tant au niveau réceptif qu’expressif. Nous allons présenter ici une synthèse bibliographique des principales études utiles à connaître pour une démarche clinique d’évaluation ou de rééducation. Dans une conversation, le ton, le rythme et le volume de la voix changent pour souligner les mots importants ou traduire l’émotion qui s’y rattache. Les personnes autistes présentent des difficultés à traiter et à utiliser les caractéristiques prosodiques du langage. Elles peinent à saisir les changements de ton, d’inflexion ou d’accentuation de la voix mis par leur interlocuteur sur certains mots. Or, ces indices sont importants pour appréhender les différentes significations d’une même phrase (Matthews, 1990). Plusieurs études ont tenté de décrire leurs patterns d’intonation et la qualité de leur voix, manifestement atypiques, notamment avec des troubles de : 3. Pour rappel : En réception : A 6 mois : distinction entre mots de la langue maternelle et mots des langues étrangères Vers 7-8 mois : Les enfants extraient les patterns d’accentuation les plus typiques des mots de la langue et s’en servent pour la segmentation de la parole. Ils sont sensibles ensuite aux marques prosodiques qui signalent les frontières de propositions. En production : Dès 8-10 mois, des caractéristiques prosodiques telles que l’allongement des syllabes finales et le rythme syllabique apparaissent en même temps que des intonations spécifiques à la langue. Vers 10-12 mois, utilisation de l’intonation de façon grammaticale dans un but de communication. Son développement se poursuit après 4 ans avec la mise en place des diverses modalités discursives. 143 texte 229 19/03/07 15:17 Page 144 • L a h a u t e u r d e l a voix : variations subites d’une voix grave à une voix aiguë / tonalités atypiques et niveaux de fréquences fondamentales élevées (Pronovost, 1966) ; • L’intensité : un chuchotement se transforme en cri (excès ou défaut du volume de la voix) ; • La voix : comme enrouée ou hypernasale (Schriber et coll., 2001) ; • L e ry t h m e d u d é b i t : trop rapide ou trop lent ; • L’ i n t o n ation : une élocution terne, monotone (aplanissement de la courbe prosodique) pourrait relever de difficultés dans l’expression des émotions (Lord et Rutter, 1994) ou être discordante avec la situation d’interlocution. D’autres ont une façon de parler plus chantante et plus mélodieuse (Fay & Schuler, 1980) mais dépourvue d’émotion et d’intention communicative. Certains auteurs ont observé des variations fréquentielles moins riches que les sujets témoins. Ils utiliseraient essentiellement des courbes intonatives descendantes caractérisant des affirmations (Fosnot & June, 1999). Lemay (2004,) parle d’intonation particulière située entre le récitatif et l’informatif. Asperger décrit des fins de phrases comme une psalmodie. • L’ a c c e n t u a tion peut être absente, exagérée, inappropriée. C’est à dire, placée sur des mots non chargés sémantiquement. L’accent de contraste est par exemple posé sur des mots grammaticaux (Baltaxe, 1984, Fine, 1991). Attwood (2003) décrit une diction ultraprécise avec accentuation de chaque syllabe. De plus, ils présentent rarement l’accent régional de leur lieu d’habitation. Nous constatons à travers ce descriptif qu’il n’existe pas de pattern prosodique unique de la personne avec autisme mais des variabilités inter et intraindividuelles. Il est vrai que les enfants autistes avec langage conservent une grande rigidité dans l’emploi des formes prosodiques notamment dans les premières années de développement morphosyntaxique, rigidité souvent liée à leur 1ère perception de l’énoncé (cf. comportement écholalique, Courtois & Galloux, 2004). Mais, les personnes atteintes de TED 4 ne présentent pas toutes des troubles prosodiques. On en retrouve dans à peu près la moitié des populations étudiées, bien que quantitativement plus remarqués dans la pratique clinique, [57 % d’une petite population d’adolescents chez Simons & Baltaxe (1975), 47 % chez Schriber et coll. (2001), 47% chez Paul et coll. (2004)]. Ces troubles prosodiques tendent à persister même quand d’autres aspects du langage évoluent. 4. TED : troubles envahissants du développement 144 texte 229 19/03/07 15:17 Page 145 Schriberg et coll. (2001) ne retrouvent pas de différences significatives quant aux habiletés prosodiques entre des personnes avec autisme de haut niveau et des personnes atteintes du Syndrome d’Asperger, désormais appelé SDA. Une étude de Paul et coll. (2005a) proposée dans une population d’adolescents et de jeunes adultes présentant des TED [52% d’autisme de haut niveau et 37 % de SDA] et dans une population témoin, met l’accent sur les difficultés spécifiques des personnes avec TED pour percevoir ou produire les caractéristiques accentuelles appropriées, de manière grammaticale (pouvoir différencier 2 unités par l’accentuation to recall / a recall ), et de manière pragmatique (pouvoir juger ou produire l’accentuation d’une phrase par rapport à sa place dans le discours). Des effets plafond n’ont pas permis de montrer que les personnes avec autisme avaient plus de difficultés dans les tâches globales de prosodie pragmatique que dans les tâches de prosodie grammaticale. Dans cette étude, les personnes avec autisme n’ont pas toujours de faibles résultats : 5 tâches sur 12 montrent des performances dans les 2 groupes (TED / témoins) proches de 100 % (perception et production de l’intonation au niveau grammatical, perception et production de la pause au niveau pragmatique). Mais, parfois, les personnes avec autisme adoptent des stratégies différentes des sujets normaux. Par exemple, pour percevoir ou produire des pauses à un niveau pragmatique et émotionnel, elles se basent uniquement sur la vitesse du débit de parole (énervé / rapide, calme / lent). Dans une seconde étude, Paul et coll. (2005b), n’ont pas clairement mis en évidence que le niveau d’habiletés prosodiques était relatif aux niveaux d’habiletés sociales et communicatives : il n’y a pas de corrélations significatives entre les scores de l’échelle de comportement adaptatif Vineland et les scores au Prosody Voice Screening Profile de Schriber et coll. (1990). Les bonnes performances de cette population autistique en langage écrit surévalueraient les scores de l’échelle de Vineland. Ils n’ont pas retrouvé également de liens étroits entre quotient intellectuel verbal et niveau d’habiletés prosodiques. Quant à l’étude de la prosodie émotionnelle, Ricks (1975), Lord et coll. (1996) ont montré que les parents avaient plus de difficultés à percevoir le contenu émotionnel du pré-langage de leur enfant avec autisme que les parents d’enfants retardés ou normaux. Plusieurs études également ont établi que les enfants avec autisme avaient plus de difficultés à apparier des patterns prosodiques à des expressions faciales ou à des termes émotionnels (Boucher et coll. 1998, Hobson et coll., 1988, 1989, Van Lancker et coll., 1989). Selon certains auteurs, notamment Scherer (1993, 1996), il existe des indices vocaux caractéristiques à chaque émotion de base (joie, colère, tristesse, 145 texte 229 19/03/07 15:17 Page 146 surprise, peur, dégoût) dont les paramètres essentiels sont la variation de la structure du fondamental (élévation progressive de la fréquence) et la confrontation entre le contour final du fondamental (ascendant ou descendant) et le type d’énoncés linguistiques. C’est ainsi que Gérard & Clément (1998) montrent que dès 9 ans, tous les enfants reconnaissent la tristesse sur la base de patterns prosodiques alors que l’émotion de joie est moins bien reconnue. Johnson et coll. 1986 mettent en évidence que la colère et la tristesse sont quasi-systématiquement reconnues par des adultes. Pour Banziger (2002), les émotions négatives sont mieux reconnues que les émotions positives dans une population témoin. La population avec autisme étudiée par Hobson (1987), n’a pas plus de difficultés dans l’appariement d’une expression faciale en lien avec un texte lu avec prosodie émotionnelle que des adolescents retardés. Mais la différence est presque significative pour les autistes de haut niveau. Cependant, le classement des différentes émotions reconnues est assez semblable pour les sujets autistes et les sujets retardés mais ici les émotions négatives sont globalement moins bien reconnues. Pereira & Philipbert (2005) ont montré qu’une population de 14 enfants avec autisme âgés de 6 à 12 ans (niveau de langage supérieur à 4 ans) connaît plus de difficultés dans les tâches de discrimination émotionnelle (sauf pour la joie) et dans les tâches d’identification émotionnelle (sauf pour la surprise) que les enfants normaux. Elles mettent en évidence une hiérarchisation différente - en discrimination : Autistes : Joie > Tristesse > Surprise > Colère ; Témoins : Tristesse > Surprise > Colère > Joie ; - en identification : Autistes : Surprise > Tristesse > Colère > Joie ; Témoins : Tristesse > Colère > Joie > Surprise. En conc lusion, la prosodie reste un domaine significativement altéré chez l’enfant autiste (Tager-Flusberg, 1994). Les enfants autistes et les enfants à retard mental pourraient modérément percevoir les signaux prosodiques (accent et hauteur) alors qu’en expression, les enfants autistes présenteraient spécifiquement un défaut d’utilisation (Frankel et coll. 1987). Des auteurs pensent à un trouble précoce de l’attention induisant un défaut du traitement prosodique, lui-même sous-jacent à la réception et à l’expression de mots (Baltaxe & Simmons, 1985). On tente aussi d’expliquer ces troubles expressifs prosodiques par des troubles perceptifs (traitement primaire, discrimination moindre des variations prosodiques, effacement des contours prosodiques) ou par des troubles du langage oral (Frankel et coll. 1984). Enfin, on peut aussi relier ces troubles prosodiques aux troubles pragmatiques plutôt qu’à des troubles expressifs ou réceptifs (Frith, 1989 : Théorie de la perti- 146 texte 229 19/03/07 15:17 Page 147 nence). On peut également les mettre en lien avec un déficit d’habiletés cognitives, notamment des habiletés relatives au traitement de l’information en général, calcul d’inférences, capacités à intégrer plusieurs sources d’information, capacité à adopter la perspective d’autrui - Théorie de l’esprit, BaronCohen (1998). Pour illustrer ces études, nous vous proposons maintenant quelques descriptions des troubles prosodiques extraits de divers cas cliniques retrouvés dans la littérature. Nous en excuserons les termes parfois péjoratifs d’Asperger qui devront être replacés dans le contexte de l’époque. Asperger (1944) : Fritz, « Sa voix fluette et aiguë lui donne l’air de ne pas être là. On l’entend de loin mais la voix est sans mélodie et sans intonation. D’habitude, il parle très lentement, allonge certains mots, il les module de façon plus aiguë. Son langage est une mélopée ». Harro, « sa voix est basse et semble sortir de la profondeur de ses entrailles. Il parle lentement sans modulation ». Ernst, « sa voix est haute, nasale et traînante - telle qu’on se représente l’aristocrate dégénéré. L’impression de drôlerie, de caricature que donne déjà cette voix est renforcée par sa manière de parler. Ce garçon parle sans cesse, sans qu’on le sollicite, accompagne d’explications compliquées tout ce qu’il fait ». Helmut, « il parle avec dignité. Il parle lentement de manière aisée et supérieure, imperturbable même devant les enfants ». Donna Williams (1995) : « Souvent je changeais de ton ou d’accent, tantôt je parlais le langage de la rue, tantôt il était bienséant et raffiné. Le timbre de ma voix était parfois normal, parfois grave, comme si je faisais une imitation d’Elvis. Mais quand j’étais surexcitée, on aurait dit la voix plate et haut perchée de Mickey passant sous un rouleau compresseur ». ♦ P ro p o s i t i o n s p o u r u n e é v a l u a t i o n e n o r t h o p h o n i e Comme le rappelle Brisot-Dubois (2006), pour les personnes avec autisme de haut niveau ou Asperger, il est intéressant de proposer certains éléments du bilan vocal classique. On peut également s’inspirer du Protocole Montréal d’Evaluation de la Communication de Joanette et coll. (2004) conçu pour les adultes cérébro-lésés droits. Nous l’avons proposée dans le service5 à 5. Centre Ressources Autisme, Tours, dirigé par M. le Dr Lenoir 147 texte 229 19/03/07 15:17 Page 148 des locuteurs autistes d’âge primaire ou à de jeunes adultes autistes. La passation ne pose pas de difficultés car elle est brève et introduite par des consignes simples : P ro s o d i e l i n g u i s t i q u e / c o m p r é h e n s i o n Évalue la capacité à percevoir et à identifier des patrons d’intonation linguistique, plus précisément les intonations affirmative, interrogative, impérative. P ro s o d i e l i n g u i s t i q u e / r é p é t i t i o n Évalue la capacité à reproduire des patrons d’intonation linguistique, plus précisément les intonations affirmatives, interrogatives, impératives. P ro s o d i e é m o t i o n n e l l e / c o m p r é h e n s i o n Évalue la capacité à percevoir et à identifier des patrons d’intonation émotionnelle (joie, tristesse, colère). P rosodie émotionnelle / r é p é t i t i o n Évalue la capacité à reproduire des patrons d’intonation émotionnelle (joie, tristesse, colère) La difficulté est qu’il n’existe pas à notre connaissance de référence normative chez l’enfant. L’analyse qualitative est intéressante et peut donner des pistes de soins. De toute façon, on privilégiera toujours l’observation clinique des troubles prosodiques. Même si comme nous l’avons rappelé dans la définition, il s’agit de jugements qui pourront être perçus comme subjectifs, ils permettent une qualification plus riche et plus précise des troubles que les tests à items fermés. De plus, on s’aidera également des grilles d’analyse des comportements de communication 6 puisqu’en clinique, il serait artificiel de dissocier l’évaluation des habiletés prosodiques des habiletés pragmatiques et communicatives. ♦ P ro p o s i t i o n s p o u r u n e r é é d u c a t i o n Pour les soins, on pourra débuter un travail de discrimination des différents paramètres sonores de la parole (hauteur, intensité, rythme, ...). Comme les habiletés accentuelles semblent spécifiquement touchées, on proposera une approche explicite de l’usage de l’accentuation. Il s’agit de définir la valeur communicative de l’accentuation, notamment l’accent emphatique. Pour cela, 6. Profil d’habiletés communicatives et sociales, Wetherby & Prutting, 1984 Profil des Troubles Pragmatiques, Montfort et coll., 2005 148 texte 229 19/03/07 15:17 Page 149 on pourra parallèlement proposer des activités métalinguistiques pour aider ces personnes à identifier les mots importants à souligner dans les phrases. Le recours à l’écrit, quand cela est possible, peut être utile. On leur permettra d’expérimenter différentes façons de mettre l’accent sur ces mots (feed-back de l’orthophoniste, enregistrement pour un entraînement monogéré, voix parlée, dialogues lus). On travaillera en premier lieu la prosodie grammaticale en les aidant à identifier et à produire différents types de phrases. Dans le cadre de groupes d’habiletés sociales et communicatives 7, on pourra aborder l’identification des émotions en supprimant peu à peu les indices (contexte, contenu sémantique, expressions faciales) pour ne s’appuyer que sur la prosodie. Le travail en situation d’expression (théâtre, jeux de rôle, expression musicale) y est très favorable. Pour les personnes dont la voix est particulièrement monocorde ou hypernasale, on s’inspirera des méthodes classiques de rééducation vocale (exercices gestuo- et chronoverbaux, de modulation de voyelles, d’accentuation et de rythme, voix chantée). On peut penser pour les plus jeunes emprunter des techniques issues de la méthode verbo-tonale 8 qui proposent soit des comptines avec patrons prosodiques variés du français, soit des jeux psychomoteurs facilitant l’articulation et la prosodie grammaticale. Le graphisme phonétique peut y participer ainsi que des logiciels de type Speech Viewer. Il est important de ne pas diriger trop étroitement son travail sur une variable prosodique mais de proposer une approche métalinguistique définissant les fonctions prosodiques et de les intégrer au travail des habiletés sociales et communicatives. ♦ P r é s e n t a tion d’un cas c linique Romain est âgé de 9 ans lorsque nous le rencontrons suite au déménagement de sa famille. Jusqu’à l’âge de 1 an, c’est un bébé calme et souriant. Il tête difficilement le sein ou la tétine. Entre 1 et 2 ans, il fait de nombreuses otites qui conduisent à l’opérer des amygdales et des végétations. Il marche à un an avec une grande instabilité motrice par la suite. A 2 ans, il reste isolé, maladroit et s’ajuste peu aux différentes situations sociales. Après les interventions ORL, il développe plus facilement son langage mais commence à construire de petits 7. Cf. Socio-guide, Programme d’entraînement aux habiletés sociales adapté pour des personnes présentant un trouble envahissant du développement, Bernier et coll., 2003 L’esprit des autres, Fiches et dessins permettant d’entraîner les habiletés pragmatiques, Monfort et coll., 2001 8. Méthode verbo-tonale proposée par Le Pr Gubérina, utilisée notamment dans la prise en charge des enfants sourds. Philosophie d’éducation fondée sur l’analyse perceptive des paramètres de la parole qui permet de rendre compte à ces enfants de différences pour qu’ils puissent mieux différencier les sons et ainsi les produire. 149 texte 229 19/03/07 15:17 Page 150 énoncés uniquement vers 3 ans. Entre 2 et 3 ans, il refuse d’exécuter les consignes par de petits comportements hétéroagressifs. Il ne réalise pas de jeux symboliques à 3 ans, mais manifeste de l’intérêt pour les puzzles. A l’école, il reste très opposant aux consignes et aux apprentissages et s’adapte mal au groupe. Il sait lire à 5 ans mais conserve une grande maladresse motrice. Le CP est difficile car il a tendance à subir les moqueries de la part des autres élèves. A cette période, il bénéficie de psychomotricité. C’est à 7 ans que le diagnostic de syndrome d’Asperger est porté par une équipe spécialisée de pédopsychiatrie. Il est alors préconisé un double suivi, psychothérapique et orthophonique (habiletés sociales et de la communication). Plus récemment, le suivi psychomoteur est repris tant pour la motricité globale que fine. Actuellement, Romain conserve des difficultés pour nouer des relations d’amitié. Il reste maladroit pour entretenir une conversation avec les adultes, encore plus avec ses pairs. Le contact œil à œil est variable. Il parle tout en dodelinant de la tête et regarde en hauteur lorsqu’il prend la parole. Le contact visuel et l’interprétation des signaux non-verbaux de communication sont meilleurs à l’intérieur de la famille. Avec des personnes non familières, les salutations sont toujours accompagnées d’une fuite du regard. Il reconnaît difficilement les personnes quand elles sont habillées différemment, rencontrées dans une autre situation ou sur des photos. Romain est particulièrement bavard et monopolise le tour de parole. Il s’énerve, tape des pieds lorsque son interlocuteur s’exprime à son tour ou initie un autre thème de discussion. Sa prosodie est variablement adaptée, parfois très « vivante » voire théâtrale, parfois monocorde et hachée. Dans ses récits d’expérience personnelle, on note fréquemment des patrons prosodiques très amples comme s’il narrait systématiquement un conte. La moindre anecdote est transmise avec un pattern prosodique situé entre l’informatif ou le récitatif. Romain abuse de l’accent d’insistance emphatique, notamment sur les mots dont la charge sémantique est déjà forte (mer’veilleux, for’midable...). Cependant, il peut accompagner son récit de toute une mimogestualité qui revêt parfois un caractère maladroit et clownesque. Quand il est passionné par un sujet, son débit de parole est alors très rapide sans qu’il puisse s’adapter aux marques d’incompréhension de son interlocuteur. On retrouve un vocabulaire technique et des tournures syntaxiques plus livresques qu’orales et de petites expressions en surnombre qui ne sont pas adaptées au contexte sémantique (« tu devines quoi ? »). Le contact visuel est d’autant moins bon qu’il parle de ses sujets favoris (Bandes dessinées, inventions scientifiques ou fictives, écologie,…) et ne se préoccupe plus par des demandes d’acquiescement de la compréhension ou de l’intérêt de son interlocuteur. 150 texte 229 19/03/07 15:17 Page 151 A la maison, il parle beaucoup de ce qu’il a lu ou vu (les événements pouvant être très anciens) mais a des difficultés pour hiérarchiser les informations pertinentes. De plus, il peine à exprimer ses sentiments et son ressenti. Sa maman l’aide en nommant les émotions avec une indexation d’intensité. Il comprend au premier degré les plaisanteries de son petit frère, dort avec son portemonnaie de peur qu’il lui vole son argent. Il présente de petites difficultés dans l’utilisation de la morphosyntaxe (accords verbaux, déterminants définis vs indéfinis, marques de temps, pronoms compléments objets, adverbes inutiles ou inadéquats) qui peuvent passer inaperçues auprès d’interlocuteurs non spécialisés. Son niveau de compréhension est bon relativement aux tests mais les relatives incluses, les implicites via l’ambiguïté coréférentielle du pronom, les pronoms compléments objets ne sont pas toujours bien saisis. Les expressions idiomatiques ou métaphoriques étaient comprises au pied de la lettre, mais désormais sont sur-représentées dans son discours. Par contre, en examen, dans les histoires de F. Happé 8, le « faire-semblant », le mensonge et la persuasion sont identifiés et bien interprétés. En revanche, l’ironie n’est pas perçue mais comprise comme un manque de politesse. Dans des épreuves de devinettes, il fait preuve de bonnes capacités de définition verbale mais ne fournit pas toujours l’élément le plus pertinent (pour téléphone : « c’est un polluant qui sert à parler ») et demeure incapable de faire deviner uniquement par la mimogestualité. Récemment, un groupe développant les habiletés sociales et conversationnelles lui est proposé où sont intégrées notamment des séquences axées sur la perception et la production de patrons prosodiques émotionnels, secteur où Romain est le plus en difficulté. ♦ C o n c lusion Même si les études présentées proposent des résultats parfois divergents dus en partie à la variété possible des tâches prosodiques et à l’hétérogénéité des populations étudiées, il existe un déficit chez les personnes avec autisme dans la perception et la production des patterns prosodiques, ainsi que dans leur interprétation en terme d’indicateurs de l’émotion du locuteur, d’autant plus que le contenu sémantique du message est neutre. La modalité de traitement des phénomènes prosodiques est complexe : sous quelle forme doit-on les intégrer au travail de l’orthophoniste ? Doit-on les 8 Test de théorie de l’esprit : compréhension d’histoires de type langage de référence mentale, Happé, 1994 151 texte 229 19/03/07 15:17 Page 152 intégrer précocement ? Plutôt lors du travail de la grammaire ou de la pragmatique ? Il n’y a pas de réponse univoque. Ces questions confirment la difficulté qu’il y a à abstraire un objet langue de l’ensemble des processus d’énonciation soumis d’autant plus à la singularité des individus. Les faits de prosodie paraissent aussi nombreux que les caractères humains. Il est alors difficile de décrire et donc d’enseigner tout ce qui peut apparaître de la personnalité du locuteur dans la mélodie, l’intensité et le ton de la parole. C’est une tâche difficile à comprendre intellectuellement mais que l’on semble saisir instinctivement. Il est important de modéliser et standardiser nos grilles d’évaluation et nos « scénarii » d’intervention. Mais il est également indispensable de laisser place à la conversation naturelle et spontanée, non-qualibrée, source de recueil de singularités, soumise il est vrai à notre subjectivité, mais fondamentale pour accompagner la personne avec autisme dans cette quête de communication intentionnelle et authentique. REFERENCES ARRIVÉ, M., GADET, F., GALMICHE, M. (1986). La grammaire d’aujourd’hui. Paris : Flammarion. ATTWOOD, T. (2003). Le Syndrome d’Asperger et l’autisme de haut niveau. Paris : Dunod. ASPERGER, H. (1998). Les psychopathes autistiques pendant l’enfance : traduit de l’allemand par WAGNER E, RIVOLLIER N., L’HÔPITAL D. Le Plessis-Robinson : Institut Synthélabo. BALTAXE, C. (1984). Use of contrastive stress in normal, aphasic and autistic children. Journal of Speech and Hearing Research, 24, 97-105. BALTAXE, C., SIMMONS, J.Q. (1985). 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Paris : Robert Laffon. 154 texte 229 19/03/07 15:17 Page 155 Présentation de la Dynamique Naturelle de la Parole et de son application dans la rééducation des difficultés de parole Christine Ferté Résumé La Dynamique Naturelle de la Parole est une approche polysensorielle qui cherche à développer le langage et la communication sous toutes ses formes dans un souci de respect et de plaisir en offrant une parole enrichie par le ressenti, la visualisation et l’utilisation du jeu et de l’art. Adaptée à la prise en charge des retards de parole, elle vise à remédier aux aspects déficitaires de la parole dans ses composantes métalinguistiques (phonologie par la prise de conscience des processus sensori-moteurs et du rythme) et dans ses liens avec le lexique et la morphosyntaxe. Mots clés : communication, langage oral, parole, rééducation, enfant, polysensorialité, parole enrichie, compétences métalinguistiques Presentation of the Natural Dynamics of the Speech Approach and its application to speech therapy Abstract The Natural Dynamics of Speech is a multi-sensory approach which seeks to develop all forms of language and communication, in a respectful and pleasurable manner, by providing speech enriched with emotional experiences, visualization and the use of play and art. This approach is well-adapted to the treatment of speech delays and remedies speech deficits with regard to their metalinguistic components (phonology through the awareness of sensori-motor processes and of rhythm), and their links with lexical and morphosyntactic skills. Key Words : communication, oral language, speech, remediation, child, multi-sensoriality, enriched speech, metalinguistic skills Rééducation Orthophonique - N° 229 - mars 2007 155 texte 229 19/03/07 15:17 Page 156 Christine FERTÉ Orthophoniste Formatrice en DNP 39 rue E. Hautecoeur 80800 Corbie Courriel : [email protected] E n orthophonie, 3 courants ont jeté les bases de la rééducation orthophonique dans le domaine du langage oral avec les travaux de Suzanne Borel-Maisonny, qui préconise une approche plurimodale et multi sensorielle du trouble, René Diatkine qui prend en compte la vie psychique du sujet et Denise Sadek qui articule discours, système de la langue et développement de la pensée. Si l'on se réfère aux données actuelles de la science et aux différents modèles sur le développement de la parole et du langage chez l'enfant, 3 niveaux d'organisation sont décrits : - Entrées : perception (visuelle, auditive, kinesthésique) - Traitements : fonctions supérieures (sémantique, mémoire, attention, cognitif) - Sorties : module de sortie (productions orales, écrites, motrices). La Dynamique Naturelle de la Parole (DNP), approche développée par Madeleine Dunoyer de Segonzac, permet un travail sur ces trois niveaux de fonctionnement des différentes composantes du langage, phonologie, lexique, morphosyntaxe. Elle propose des médiations pour développer les habiletés pragmatiques nécessaires à une bonne communication. Elle cherche également à développer les fonctions cognitives transversales et les compétences nécessaires à l'apprentissage du langage oral et écrit. C'est son utilisation dans le domaine de la Phonologie qui est développée dans le présent article. ♦ P r é s e n t a t i o n g é n é r ale de la Dynamique Na t u relle de la Pa role (DNP). En quelques mots, il s'agit d'une approche polysensorielle qui se pratique en groupe (pour l'aspect socialisation du langage) ou en individuel (pour un travail plus spécifique et technique), qui cherche à développer le langage et la communication sous toutes ses formes dans un souci de respect et de plaisir en 156 texte 229 19/03/07 15:17 Page 157 offrant une parole enrichie par le ressenti, la visualisation et l'utilisation du jeu et de l'art. Elle s'appuie sur : • la méthode ve r b o - t o n a l e des professeurs Guberina et Gladic qui propose d'agrandir au corps entier les micromouvements réalisés dans la bouche pour faciliter les mouvements et le placement des organes phonateurs. Un travail spécifique du rythme sur des comptines rythmées (avec ou sans sens) permet d'appréhender les caractéristiques des éléments prosodiques de la parole et de faciliter sa fluidité. • les tr a va u x d e M a rcel Jousse (anthropologue) pour lequel « le langage est l'expression de l'être tout entier ». Il définit 3 lois pour le style oral : - le (triple) bilatéralisme (structure bilatérale de l'équilibre humain) : haut/bas, gauche/droite, avant/arrière ; - le rythmomimisme : tout est rythme (pas, cœur, respiration) et l'homme rejoue tout ce qu'il a reçu à son propre rythme ; - le globalisme : l'individu est un être global et sa parole est l'expression de son être tout entier. • les tec h n i q u e s d ' a rt de la fa m i l l e M a rt e n o t : cours d'art visant à l'épanouissement de l'Etre par l'extériorisation et la libération de l'expression artistique après un temps de relaxation, d'imprégnation, de ressenti et d'expression corporelle. La DNP peut donc répondre à la prise en charge d'un enfant présentant un retard ou trouble de la parole ou du langage, ou encore une pathologie du langage écrit. Après le bilan orthophonique explorant les processus d'entrées, de traitements et de sorties du langage oral, l'orthophoniste peut établir un diagnostic de retard ou trouble de parole. Celui-ci est défini comme « un trouble de la deuxième articulation (choix et agencement dans la syllabe et le mot) » (Ajuriagerra, Borel-Maisonny, Diatkine, 1958) ou encore dans le dictionnaire d'orthophonie (Brin et coll., 1997) comme « Toute altération de la chaîne parlée constatée dans les productions verbales de l'enfant à partir de 4 ans. Peut se manifester par des simplifications de mots semblables à celles qui se rencontrent dans les productions orales du petit enfant qui commence à parler ». Outre la stimulation praxique pour renforcer la coordination des différents organes phonatoires, l'orthophoniste va alors mettre en place différents axes de rééducation pour remédier aux aspects déficitaires de la parole, dans un souci de prise en charge pragmatique visant à améliorer la communication de l'enfant, ainsi que ses capacités métalinguistiques. 157 texte 229 19/03/07 15:17 Page 158 ♦ Remédiation des aspects déficitaires de la parole au plan phonémique A n a l y s e e t t r a i t e m e n t d e s p rocessus sensor i - m o t e u r s p a r l e c a n a l d u r essenti corp o rel Selon Madeleine DUNOYER (1991), il est attaché la plus grande importance aux mouvements générateurs réels de la parole qui, étant amplifiés au corps entier, aident la perception, entraînent l'émission et favorisent considérablement la mémorisation. • Dans un premier temps, le ressenti corporel se fera par I m p r é g n ation passive - des voyelles : Elles sont tracées dans le dos par un trajet de la main comme les rayons d'un soleil, de la plus grave [ou] en bas, à la plus aiguë [i], qui s'étire vers le haut, en passant par le [a ], voyelle médiane située de chaque côté du corps, avec un accompagnement parlé ou chanté. - des consonnes : En fonction de leurs caractéristiques phonétiques, elles sont imprimées sur le corps de l'enfant comme des massages : le [t] qui tape, le [r ] qui gratte, le [s] qui exerce une pression ondulante... • Puis lorsque l'enfant se sera imprégné de ce ressenti corporel, il va pouvoir lui-même le rejouer dans l'espace par imitation de l'adulte par I m p r ég n a tion active - des voyelles : Un soleil des voyelles est réalisé avec des mouvements corporels bilatéraux qui marquent une ouverture plus ou moins grande des bras (correspondant à celle de la bouche), placés plus ou moins haut dans l'espace en fonction de la hauteur de la voyelle (vo i r a n n e xe 1 : soleil des voyelles dans l'espace) - des consonnes : De grands mouvements dans l'espace sont réalisés en tenant compte du « mode articulatoire (occlusif : mouvement rapide et bref de fermeture/ouverture, constrictif : mouvement fluide sur le souffle), de la sonorisation (sourde : mouvement plus tendu, sonore : mouvement plus relâché) » (Coquet, 2004). Ces grands mouvements générateurs de la parole sont accompagnés par l'émission des syllabes et sont accentués au niveau de la mimique faciale. Ils peuvent aussi être reproduits sur des ballons, des cerceaux, voire dans la terre, le sable, la semoule, etc. « En imitant, en refaisant le mouvement, l'enfant s'en imprègne, le corporalise et cela contribue à la mémorisation du son et de la suite des sons. Plus tard, un mouvement réduit exécuté avec les mains en favorisera l'évocation » (Ferté et Tiberghien, 1995). 158 texte 229 19/03/07 15:17 Page 159 A n a l y s e e t t r a i t e m e n t d e s p rocessus sensor i - m o t e u r s p a r l e c a n a l visuel Des traces de peinture aux doigts (traces du grand mouvement réalisé dans l'espace) permettent de visualiser la parole, en favorisent l'émission et la mémorisation. • Visualisation des voyelles Avec « le soleil des voyelles » (voir annexe 2 : soleil des voyelles en couleurs) : [i] vert foncé [é] vert moyen [è] vert clair [a ] rouge [o ouvert] ocre [o fermé] marron [u] bleu [ou] jaune A chaque voyelle est attribuée une couleur et son ouverture/fermeture est symbolisée par un tracé qui s'inscrit dans le soleil des voyelles de la plus grave en bas, à la plus aiguë en haut. Nous pouvons fabriquer des petits coussins aux couleurs des voyelles (éventuellement de textures différentes) avec lesquels l'enfant joue en émettant diverses voyelles, signifiantes en fonction de l'intonation qu'on leur donne et des mimiques du visage qu'on y associe. Celles-ci peuvent être ensuite réintroduites dans des sketches ou mimes. L'enfant prend ainsi conscience que le moindre son peut être chargé de sens. • v i s u a l i s a t i o n d e s s y l l a bes Les grands mouvements des consonnes sont projetés sur une feuille avec les 2 mains, pour laisser une trace teintée de la couleur de la voyelle. Le sujet, les doigts enduits de la couleur de la voyelle, produit la trace en même temps qu'il énonce la syllabe. Il peut relire la trace en repassant avec les doigts sur les traces sèches. Cette reviviscence des traces se fait du centre vers l'extérieur et de haut en bas. Utilisat i o n p a r l ' e n fa n t d a n s l a c o n s t r uction des ses rep r é s e n t a tions phonolo giques Ce ressenti corporel par les massages et les grands mouvements dans l'espace, ainsi que la visualisation par les traces de peinture permettent à l'enfant de : ➝ dif f é re nc ier d es p hon èmes pho né tiq ue men t proches qu'il pourra apprendre à reconnaître en fonction du mouvement propre à chaque phonème ou à sa représentation par les traces de peinture : Vo i r a n n e xe 3 : « pa » qui explose avec tous les doigts enduits de peinture / « ta » qui tape avec la pulpe du pouce - « bou » qui tombe sur la feuille avec les index relâchés / « dou » qui rebondit avec la tranche des mains) ; ➝ c o m p re n d re l e m é c a n i s m e d e f u s i o n p h o n é m i q u e 159 texte 229 19/03/07 15:17 Page 160 Vo i r a n n e xe 4 : « mi » ➝ caresse des index en vert foncé pour le [i] « mé » ➝ caresse des index en vert moyen pour le [é] - « mu » ➝ caresse des index en bleu pour le [u] ; ➝ diff é rencier des sylla b e s p roches Vo i r a n n e xe 5 : « sou » ➝ pression ondulante du [s] avec les index colorés en jaune pour le [ou] / « chou » ➝ air filtré avec la pulpe des index et des majeurs colorée en jaune) ; ➝ diff é rencier des mots de str u c t u re s p roches ou inve rsées Vo i r a n n e xe 6 : « bijou / bougie » : visualisation du mouvement des consonnes qui est le même mais coloré différemment puisque la voyelle change de place ; ➝ p re n d re c o n s c i e n c e d e l a s u c c e s s i o n t e m p o re l l e d e s p h o n è m e s p o u r a b o r der les sylla bes complexes en « r/l » et pallier aux prob lèmes d'inve rsions Voir annexe 7 : « bour » qui s'étale dans l'espace avec le [r ] qui se vide de sa substance / « brou » qui se groupe avec le [r ] prégnant au centre de la syllabe - « cal » qui s'étale dans l'espace avec le [l] qui se vide de sa substance / « cla » qui se groupe avec le [l] prégnant au centre de la syllabe ; ➝ p re n d re conscience de la sylla b e m u e t t e Vo i r a n n e xe 8 : « mousse » qui représente une seule syllabe avec le [s] en finale qui se vide de sa substance / « mousseux » qui représente 2 syllabes avec un [eu] fermé coloré en gris foncé. Cette médiation peut ensuite s'adapter à tous les autres exercices pratiqués en rééducation orthophonique comme les jeux d'assonances et de rimes, de paires minimales etc., en renforçant l'entrée auditive, souvent défaillante, par le canal kinesthésique et visuel. ♦ R e m é d i ation des aspects défi c i t a i res de la parole par le tr a vail r ythmique Dans les retards de parole, la seule prise de conscience du point d'articulation des différents phonèmes n'est pas suffisante pour aider à une émission correcte. La composante rythmique de la phrase revêt toute son importance. En effet, « toute parole est musique, la mise en comptine d'une syllabe, d'un mot, d'une phrase et la symbolisation du rythme permet de faciliter leur production et leur mémorisation. Elle développe la boucle audiophonatoire » (Coquet 2004). « ...De plus, elle plaît et est la motivation à une écoute attentive » (Besche, 1971). Il conviendra donc de travailler les différents paramètres du rythme (timbres, durées, hauteurs et intensités) et d'exercer les rythmes structuraux de 160 texte 229 19/03/07 15:17 Page 161 la parole qui peuvent servir de « moules » autour desquels l'enfant va organiser sa parole. Comme pour les voyelles et les consonnes, nous favoriserons cette prise de conscience du rythme, par les canaux auditif, kinesthésique et visuel. P ar le biais de l'écoute Cette écoute est favorisée par un temps de relaxation, suivie de l'écoute du rythme (frappé ou joué avec des instruments, ou encore chanté sur le soleil des voyelles, associées chacune à une consonne). P a r l e b i a i s d u ressenti corp o rel En imprégnation, les différentes notions de durée sont rendues par des massages corporels (sons brefs : tapés sur l'épaule - durée moyenne : glissé des 2 mains dans le dos de chaque côté de la colonne vertébrale jusqu'à l'omoplate durée plus longue : glissé des 2 mains dans le dos de chaque côté de la colonne vertébrale jusqu'au bas du dos). Puis, quand l'enfant est familiarisé au rythme par l'approche du massage, on peut lui proposer de se l'approprier en le marchant (pas plus ou moins longs en fonction de la durée), en le tapant dans les mains (tape dans la paume pour les sons brefs - glissé le long de l'avant-bras pour les durées moyennes - glissé jusqu'à l'épaule pour les sons plus longs, dans les formes d'insistance par exemple) ou en le tapotant au bout des doigts en opposition au pouce avec une tenue de cette « pince » plus ou moins longue en fonction de la durée. Ces 3 rythmes de base se combinent à l'infini et peuvent illustrer toutes m e nu s d u j o u r) rencontrées en français ; ils se les séquences rythmiques (m caractérisent par autant de frappes que de syllabes, avec une durée brève pour les 1ères syllabes et une durée plus longue pour la finale (soit semi-brève, soit longue en fonction du sens que l'on cherche à donner à la phrase, notamment l'emphase). Sur ces menus du jour, on peut chanter sur la gamme, le soleil des voyelles, associé à la consonne [l] (ex : lou lou lou__, lu lu lu__, lo lo lo__ , etc..) ou réaliser dans l'espace les grands mouvements des consonnes en les vocalisant selon le rythme travaillé (chorégraphies phonétiques rythmées), ou encore marcher et frapper ce rythme sur les mains ou les doigts en disant « vite vite marche__ ». Exemple : séquences de 3 syllabes amenant la prise de conscience de la structure rythmique d'un nom de 2 syllabes précédé d'un article : la la lo__ cha cha cho__ pa pa po__ le chapeau__ la la lo__ cha cha cho__ ma ma mo__ le chameau__ la la lo__ cha cha cho__ ta ta to__ le château__ 161 texte 229 19/03/07 15:17 Page 162 P ar le biais de la symbolisa t i o n d e s r y t h m e s Avec les pièces de bois du jeu de rythme Zic et Zac, chaque paramètre du rythme est visualisé : t i m b re par une forme et une couleur (en rapport avec le soleil des voyelles) [i] triangle vert foncé [a ] carré rouge [o] rond ocre [ou] demi-lune jaune ; [u] rectangle bleu d u r é e par la taille des jetons brève = petite surface semi-brève = moyenne surface longue = grande surface ; intensité par la présence ou non d'un point noir sur la pièce de bois qui indique l'accentuation ; h a u t e u r par la disposition des pièces plus ou moins haute sur une ligne de base. Ces rythmes ainsi visualisés peuvent être relus en les soulignant de l'index et en les associant à des comptines informelles qui vont amener l'émission d'un mot signifiant. Cette visualisation pourra être le prétexte à la recherche d'autres mots de même structure rythmique, d'autres petites phrases ou dialogues. Exemple : soit pour la structure de base : « vite vite marche__ », on peut par exemple, énoncer des mots de 2 syllabes précédés de leur déterminant Vo i r a n n e xe 9 : visualisation du rythme. Sur ce rythme, nous pouvons aussi verbaliser des phrases ou dialogues, comme « Tu vas bien ? Oui ça va ! Il fait chaud ! Moi j'ai soif ! Qu'est-ce qu'on boit ? » Toutes ces façons d'aborder le rythme permettent : ➝ l a c o o r d i n a tion de la g e s t u e l l e e t d e l a p h o n a t i o n ; ➝ d e s ' a p p ro p rier la séquence ry t h m i q u e t r availlée ; ➝ d e m a î t r i s e r l e d é n o m b re m e n t s y l l a b i q u e ; ➝ d e t ra va i l l e r l a m o t ricité fine des doigts en vue du gr a phisme ; ➝ de réaliser des tâches d'écoute passive et active. ♦ R e m é d i a tion des aspects défi c i t a i res de la paro l e p a r u n t r a vail à p a r t i r d u l e xique Habituellement, l'étude du lexique à proprement parler est réservée à la prise en charge des retards de langage. Mais étant donné la spécificité de son approche par le biais de la DNP, il apporte des éléments pertinents quant au travail de la phonologie, du rythme et de la morphosyntaxe. 162 texte 229 19/03/07 15:17 Page 163 Mise en rela tion signifiant / signifié Nous cherchons à favoriser « la rencontre de la pensée, de la parole et des actes dans un même lieu et un même temps. Nous faisons prendre conscience de la structure sonore du mot et de son appartenance au lexique de la langue en associant la reconnaissance et la mémorisation du schéma phonétique et la représentation du référent signifié par ce schéma phonétique. Nous développons le lexique expressif et donnons vie à un lexique réceptif ou interne » (Prado, 1999). Ainsi que pour le travail de la phonologie, nous aborderons ce lexique par les 3 canaux : auditif, kinesthésique et visuel. S u r l e p l a n c o r p o re l e t a u d i t i f L'articulation des mots est préparée par des chorégraphies phonétiques qui prennent en compte toutes les difficultés articulatoires des mots, en enchaînant les syllabes composant le mot avec chaque mouvement. Puis sur un tempo normal et sur son intonation juste, il faut le dire à nouveau en le représentant par un geste ou corporellement, ou encore en le mimant. Sur le plan visuel Des albums à thèmes lexicaux sont constitués avec les traces d'articulation, illustrés de photos représentant le mot signifié, dans ses différents sens ou ses diverses acceptations, ou des albums phonémiques. Vo i r a n n e xe 10 : « chapeau / château / chameau » pour lesquels l'enfant prend conscience des similitudes phonologiques des 3 mots sur le plan auditif, kinesthésique et visuel mais où l'on distingue l'explosion labiale pour le [p] de « chapeau », l'appui apico-dental avec les pouces qui tapent [ to ] pour « château », et la fermeture labiale avec le glissé des index pour le [m] de « chameau »). Des jeux de loto construits avec l'enfant lui sont proposés où il doit, après reviviscence d'une trace, retrouver l'image correspondante. Pour introduire le rythme du mot étudié, il faut tracer une suite de syllabes représentant les différentes combinaisons syllabiques avec la consonne de la 1ère syllabe, puis de la 2e, etc. Voir annexe 11 : pour le mot « bateau », on trace « ba bo__ » avec un mouvement relâché des index teintés de la couleur des voyelles [a / o] rouge et marron, suivi de « tato__ » avec un mouvement des pouces qui tapent, teintés aux couleurs des voyelles, puis le mot « bateau » en traces ; celui-ci peut aussi être illustré en image pulsée : un mouvement relâché des 2 index qui tombent en disant « ba », pour la coque, suivi de la tranche d'une main qui tape en « to » pour le mât, illustré de photos représentant les diverses acceptations de « bateau »). 163 texte 229 19/03/07 15:17 Page 164 Ceci donne lieu à des jeux de fusion syllabique où l'enfant doit retrouver le signifiant correspondant au signifié. Ensuite on peut passer de ces traces d'articulation à la représentation de l'objet par ce que nous appelons « les images pulsées ». Sont réalisées « des images imbibées des pulsions phonétiques en utilisant les couleurs les plus courantes des objets ou personnes représentés, dans leur vraie forme, en reprenant les pulsions phonétiques guidées par les mouvement des consonnes » (Dunoyer, 1991) ; Vo i r a n n e xe 12 : l'image « chaussure » est réalisée avec les pulsions phonétiques des consonnes composant ce mot, c'est-à-dire l'air filtré du [ch] qui illustre le corps et la tige de la chaussure - la pression ondulante du [s] qui dessine la semelle - la vibration laryngée du [r ] pour le lacet ; plusieurs représentations du mot chaussure sont illustrées pour que l'enfant généralise le concept de « chaussure »). A partir de toute cette démarche autour du lexique, l'enfant a la possibilité de ➝ fa i re le lien entre la fo rme sonore du mot et son conten u s é m a n t i q u e en prenant conscience qu'à une émission sonore correspond une image, ce qui développe ses facultés de représentation mentale et donc son abstraction ; ➝ t ra vailler sur la fusion syllabique et la mémorisation de celle-ci ; ➝ t ra vailler la fl u e n c e p a r l ' extension du lexique au travers d'imagiers à « revivre » et à dire selon un classement sémantique ou phonémique, (voir a n n e xe 13 : jeu d'intrus phonémique : « pantalon / chemise / chaussette / chaussure / chapeau » réalisés en images pulsées. A la reviviscence de ces dessins (relecture avec les doigts), l'enfant va prendre conscience, du bout des doigts que le mot « pantalon », qui appartient au même champ lexical que les autres, ne contient pas le phonème [ch]) ; ➝ t ra vailler sur la mise en réseaux du lexique. ♦ Ap p roch e t r ansve rs a l e à p a r t i r d e l a remédia tion dans le domaine phonolo gique La rééducation par la médiation de la Dynamique Naturelle de la Parole dépasse le cadre de la simple remédiation des déficits dans un domaine pour développer les fonctions cognitives transversales et les compétences nécessaires à l'apprentissage du langage oral et écrit. Ce que l'on nomme aussi parfois pré requis aux apprentissages de l'oral et de l'écrit peuvent être définis comme suit : - maîtrise du schéma corporel, - repères spatio-temporels, 164 texte 229 19/03/07 15:17 Page 165 - capacité d'analyse et de mémoire auditive, - capacité d'analyse et de mémoire visuelle, - développement de la motricité fine de la main et des doigts pour l'acquisition du geste graphique, - maturité psychoaffective, - désir d'apprendre. M a î t rise du sc h é m a c o rp o rel La DNP favorise le développement et la maîtrise du schéma corporel par les massages phonétiques ou rythmiques, le soleil des voyelles réalisé dans l'espace, les chorégraphies phonétiques, les jeux de marche, les comptines gestuées, les jeux de mimiques, mimes et sketches. Cette approche du schéma corporel est à la fois : - ressentie (par les massages réalisés sur le corps de l'enfant), ce qui favorise l'imprégnation - vécue dans l'espace par l'enfant comme un rejeu, ce qui permet son intégration. Une étude longitudinale, réalisée de 1989 à 1992 par une psychologue scolaire S. Bataille, sur un groupe d'enfants âgés de 2 ans (au début de l'expérimentation) à 6 ans, scolarisés de la petite section de maternelle à la grande section, a montré que les enfants du groupe ayant travaillé avec la DNP au cours de ces 4 années, avaient amélioré leurs performances par rapport au schéma corporel (S. Bataille, 1992). Re p è res spa t i o - t e m p o rels Ces 2 notions très abstraites sont très intriquées, elles se superposent l'une à l'autre sans pouvoir être dissociées. On peut cependant dire que l'espace est lié au sens visuel et le temps au sens auditif. La perception de l'espace est aussi intimement liée au mouvement, lequel se déroule aussi dans le temps. Par les trois portes d'entrée utilisées en DNP (kinesthésique, visuelle et auditive), nous renforçons cette intrication, nous ne pouvons isoler un sens par rapport à l'autre, l'un vient toujours soutenir, compléter, accentuer ou renforcer l'autre. Par exemple, la reviviscence (= relecture avec les mouvements des doigts ou des mains) des traces d'articulation est comme une photo, un arrêt sur image de ce lien. C ap a c i t é d ' a n a lyse et de mémor isa t i o n a u d i t ivo-visuelles L'approche plurisensorielle (visuelle, auditive et kinesthésique - mouvements ressentis ou exécutés) de la phonologie de la parole (dans ses composantes sensori-motrices et rythmiques), du lexique et de la morphosyntaxe, par 165 texte 229 19/03/07 15:17 Page 166 la médiation des jeux de société, d'imitation, du mime et du sketch, des comptines, du conte ou des histoires, rend toutes ces notions plus accessibles à l'enfant. Elles se différencient ou se superposent les unes aux autres, s'enrichissent mutuellement, ce qui favorise la mise en place de liens entre les différentes acquisitions de l'enfant et leur mémorisation. Développement de la motricité fine de la main et des doigts pour l'a p p rentissa ge du g r a phisme Par l'utilisation de la DNP, l'enfant a moult occasions de travailler sa motricité fine de la main et des doigts : - par les traces d'articulation et les images pulsées, toujours réalisées en bilatéralisme, où l'index, le pouce, le bout des doigts, la tranche de la main, la pulpe des doigts sont mis à contribution (Vo i r a n n e xe 14) ; - dans le travail du rythme où le pouce est opposé à chaque doigt pour le dénombrement des syllabes, ainsi que dans les tapotis de mimogrammes où tous les doigts sont sollicités, (même le passage du pouce sous le majeur pour les rhèses de plus de 5 syllabes). Pour qu'un graphisme soit harmonieux, il ne suffit pas de travailler le délié des doigts et de la main ; les différents segments du bras ainsi que l'ensemble du corps doivent avoir un tonus adéquat. C'est au travers des exercices de relaxation et lors des chorégraphies phonétiques que l'enfant peut explorer ces variations de tonus et trouver ensuite le juste milieu qui convient à son écriture. Ceci a été confirmé par l'étude de S. Bataille où « les enfants stimulés par la DNP ne rencontraient pas d'échec et obtenaient un niveau moyen bon, supérieur à celui du groupe témoin en fin d'expérimentation ». D é s i r d ' a p p re n d re Par toutes les médiations qu'elle propose, la DNP offre une variété tellement importante dans son approche de la langue orale qu'il est extrêmement rare de ne pas pouvoir capter l'attention de l'enfant et son intérêt. Ainsi « accroché », l'enfant va pouvoir développer son désir d'apprendre. De plus, au-delà de l'outil, c'est une manière d'Etre face à l'enfant en offrant une parole enrichie (par le ressenti, la visualisation et l'utilisation du jeu et de l'art) dans un souci de respect, de plaisir et de gratuité (sans recherche de résultats immédiats) en favorisant une imprégnation des différentes composantes de la parole. 166 texte 229 19/03/07 15:17 Page 167 ♦ C o n c lusion La Dynamique Naturelle de la Parole constitue une médiation intéressante dans la prise en charge du retard de parole car elle offre une parole enrichie sur le plan visuel, kinesthésique et auditif dans tous les aspects déficitaires de la parole. De plus, elle permet de développer les habiletés pragmatiques nécessaires à la communication de l'enfant par l'utilisation : - de jeux psychomoteurs, - de jeux de société, - de jeux de mimiques et de prosodie, - de mimes et de sketches, - de comptines et de contes, - du jeu et de l'art. Elle favorise le développement des fonctions cognitives transversales (schéma corporel, repères spatio-temporels, capacités d'analyse et de mémorisation auditivo-visuelles, développement de la motricité fine de la main et du désir d'apprendre) et des compétences métalinguistiques comme la conscience phonologique, métalexicale et métasyntaxique. Elle est construite de façon à ce que toutes les notions abordées se superposent les unes aux autres, s'imbriquent entre elles, s'enrichissent les unes les autres. Elles permettent ainsi l'établissement de liens entre les différentes acquisitions de l'enfant et facilitent leur mémorisation. Au-delà de l'approche technique qu'elle représente, la DNP est une démarche originale car elle est aussi chargée d'un esprit, d'une manière d'être face à l'enfant, dans un souci d'imprégnation gratuite sans recherche de résultats immédiats ; elle va plutôt dans le sens d'une maturation des habiletés cognitives et d'un enrichissement de la personnalité de l'enfant, qui devient alors Sujet de sa parole. REFERENCES BATAILLE, S. (1991). Projet pour l'observation longitudinale d'un groupe d'enfants de milieu défavorisé et de son groupe témoin milieu tout venant. In M. DUNOYER de SEGONZAC. Pour que vibre la Dynamique Naturelle de la Pa role. Lyon : Éditions Robert. COQUET, F. (2004). La Dynamique Naturelle de la Parole (DNP) de Madeleine Dunoyer de Segonzac. In F. COQUET. Troubles du langage oral chez l'enfant et l'adolescent (pp108-114, 168-170, 207212, 235-237, 254-255). Isbergues : Ortho Édition. 167 texte 229 19/03/07 15:17 Page 168 COQUET, F. (2004). 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PRADO, D. (1999). Pratique de la DNP et développement de la conscience phonologique. Rééducation Orthophonique : la conscience phonologique, n°197, 125-138. 168 AnnexeFerte 19/03/07 15:36 Page 1 Annexe 1 : Soleil des voyelles dans l’espace Anne xe 2 : soleil des voyelles en couleur s AnnexeFerte 19/03/07 15:36 Page 2 Anne xe 3 : phonèmes phonétiquement proches bou / dou – pa / ta Anne xe 4 : mécanisme de fusion phonémique mi / mé / m u Anne xe 5 : sylla b e s p roc hes sou / c h o u AnnexeFerte 19/03/07 15:36 Page 3 Anne xe 6 : mots de str u c t u re s p roc hes ou inve r sées Anne xe 7 : syllabes comple xes bour / brou – cal / c la AnnexeFerte 19/03/07 15:36 Page 4 Anne xe 8 : pr ise de conscience de la sylla be m uette mousse / mousseux Anne xe 9 : visualisa t i o n d u r y t h m e la cha pa le la cha pa cha lo__ cho__ po__ peau__ AnnexeFerte 19/03/07 15:36 Page 5 Anne xe 10 : album phonémique c h a peau / c h â t e a u / c h a m e a u Anne xe 11 : visualisa tion des dif f é rentes combinaisons sylla b i q u e s e t r y t h m i q u e s d ’ u n m o t AnnexeFerte 19/03/07 15:36 Page 6 Anne xe 12 : c h a u s s u re en ima ge pulsée AnnexeFerte 19/03/07 15:36 Page 7 Anne xe 13 : jeu d’intr us p h on ém i q ue Anne xe 14 : paysa ge réalisé en tr a c e s d ’ a r ticula tion AnnexeFerte 19/03/07 15:36 Page 8 texte 229 19/03/07 15:17 Page 169 La rééducation de la conscience phonologique Guillemette Bertin-Stremsdoerfer Résumé Cet article a pour but de définir la conscience phonologique et les capacités connexes qu’elle implique, cerner quelle population bénéficie en rééducation d’un travail de conscience phonologique et dans quel but ce type de rééducation peut être bénéfique pour cette population. Il se propose également de présenter un travail en rééducation suivant la genèse dans le développement normal, avec des tâches de difficultés croissantes et de détailler quels canaux perceptifs peuvent être utilisés en complément du canal auditif. Mots clés : langage oral, conscience phonologique, développement, rééducation, supports. Remediation of phonological awareness Abstract The purpose of this paper is to give a definition of phonological awareness, and describe the related abilities that this awareness requires, and to target the population that can take advantage of remediation concerning phonological awareness. Guidelines are suggested for remediation, following the unfolding of normal development with tasks of growing difficulty, and for the description of perceptive channels that can be used to complement the auditory channel. Key Words : oral language, phonological awareness, development, remediation, tools. Rééducation Orthophonique - N° 229 - mars 2007 169 texte 229 19/03/07 15:17 Page 170 Guillemette BERTIN-STREMSDOERFER Orthophoniste 36 rue du Petit Pont 59500 Douai Courriel : [email protected] D évelopper la conscience phonologique en rééducation est un travail très formel, aussi ludique que soit le jeu employé, puisque cette conscience n’aide en rien à la communication verbale. L’enfant n’a donc pas d’intérêt a priori à développer ces capacités si ce n’est la curiosité autour de la langue, ou en l’occurrence l’attrait pour le jeu. La motiva tion sera donc à faire naître ou à entretenir pour obtenir la participation active du sujet, condition sine qua non à ce type de rééducation. Après quelques définitions et considérations autour de l’évaluation de la conscience phonologique et de capacités connexes, cet article tentera de préciser dans quels cas la rééducation de la conscience phonologique paraît utile et en quoi elle consiste. ♦ Définitions et éva l u ations La conscience phonolo gique se définit comme « la capacité à identifier les composants phonologiques des unités linguistiques et de les manipuler de façon délibérée » (Gombert, 1990). Elle recouvre les capacités à repérer et manipuler les unités sonores du langage, que ce soit la rime, la syllabe ou le phonème, on parle alors pour ce dernier de conscience phonémique. Il s’agit donc bien pour le sujet d’effectuer un traitement sur du matériel entendu. Les consignes doivent donc être suffisamment claires et précises et ne pas inciter à une représentation mentale écrite (par exemple, dans un exercice de fusion, la consigne doit être : « tu mets [p] devant [apa] » et non : « tu mets [pe] devant [apa] »). La définition ci-dessus sous-entend qu’un travail de conscience phonologique implique obligatoirement : - des capacités de discrimination auditive suffisantes. Il s’agit bien de discriminer des sons sans avoir forcément conscience de leur différence phonologique. Nous ne disposons malheureusement que de peu d’outils d’évaluation standardisée de cette capacité (on peut citer l’EDP 4/8 de Deltour qui n’est plus édité…). 170 texte 229 19/03/07 15:17 Page 171 - des capacités en mémoire de travail. On dispose ici de davantage d’outils d’évaluation standardisée, qui ne font pas forcément partie des batteries d’orthophonie mais plutôt des examens psychologiques. Pour les orthophonistes des outils existent pour les enfants à partir de 7 ans essentiellement (BELEC, L2MA, Exalang). L’évaluation de la conscience phonologique reste encore assez difficile, en raison du manque d’outils, ce qui est paradoxal face au développement important des matériels de rééducation. Quelques outils existent cependant (La conscience phonologique, BELEC, N-EEL, Exalang 5-8). Au cours de la passation des tests, et suivant l’âge de l’enfant on tentera d’observer si le sujet se sert d’une représentation mentale écrite. Par exemple dans une tâche d’acronyme : « cachot ourson » : le sujet répond [ko] au lieu de [kou]. Cette représentation est normale et attendue, chez l’enfant à partir du CE2 / CM1, si l’écrit se développe bien. Mais elle doit céder grâce à l’entraînement du test, ou de nouvelles explications. Si ce n’est pas le cas, et chez l’enfant de début primaire, ce comportement signe des difficultés de conscience phonologique, la représentation orthographique venant aider à la réalisation de la tâche. ♦ A q u i s ’ a d resse un tra vail de conscience phonolo gique et quel est s o n bu t ? L’utilité du travail de conscience phonologique est reconnue pour la prévention et le traitement des difficultés d’apprentissage du langage écrit. On peut étendre ce travail aux enfants présentant un retard de parole, dans une visée préventive par rapport à l’apprentissage du langage écrit, mais également pour approfondir le travail sur la parole. ♦ C o n t e nu d u t ra vail en rééduca tion Q u e l q u e s é l é m e n t s c o n c e rn a n t l e d é veloppement de la conscience phonolo gique Il est intéressant de suivre une certaine progression dans le travail, en débutant là où en est l’enfant. Les données issues de l’observation du développement normal donnent quelques étapes clefs. Les comportements épiphonologiques (vers 3 ans) Apparaissant avant trois ans, ces comportements recouvrent tous les jeux vocaux, les productions de rimes, les capacités à distinguer les sons de la langue maternelle des autres sons linguistiques, les premières conduites de segmenta- 171 texte 229 19/03/07 15:17 Page 172 tion. On peut citer l’exemple d’un enfant de trois ans qui ajoute des [k] en fin de mots pour créer des mots nouveaux : [gatok] pour gâteau, [batok] pour bateau. « L’habileté épiphonologique serait le prérequis de la mise en place d’une capacité métaphonologique. Ces conduites précoces ne semblent exiger de l’enfant ni une attitude réflexive sur la composante phonologique du langage ni la conscience de manipuler les éléments constitutifs de segments signifiants de la chaîne parlée. Nous considérons que ce sont là des manifestations d’ordre épiphonologique plus fondées sur des intuitions que sur une quelconque réflexion » (Gombert, 1990). Il ne s’agit donc pas à proprement parler de conscience phonologique, mais d’une étape permettant son développement. En rééducation, nous pouvons donc solliciter l’enfant si besoin, pour assurer la sensibilité à ces jeux fondamentaux, en utilisant des comptines comportant des rimes, des allitérations, jeux de segmentation …(on compte alors les syllabes oralisées et non les syllabes écrites ! par exemple : « crocodile » comporte 3 syllabes). Les manipula tions de r imes (habituellement considérées comme possibles vers 4 ans) On peut proposer des tâches de jugement, d’élimination d’intrus. Par exemple dans la liste suivante, « quel est l’intrus ? : lapin / sapin / poupée / copain ». Dans ce domaine, il existe de nombreux outils pour la rééducation. A ce niveau il s’agit de travailler sur des rimes syllabiques, et non sur les assonances plus tardivement maîtrisées comme dans « poupée / bouée ». La conscience syllabique qui permet la manipulation de syllabes (vers 5 ans), mais l’âge d’acquisition varie beaucoup en fonction du degré de difficultés de la tâche à effectuer. De nombreux outils sont disponibles. La conscience de l’intra-sylla be (vers 5 / 6 ans) L’enfant est alors capable d’identifier plusieurs morceaux au sein de la syllabe, mais sans pouvoir tout identifier pour autant. Il pourra identifier des phonèmes essentiellement vocaliques, et peut être plus facilement après un groupe consonantique qu’après une consonne seule, mais il ne sera pas encore capable de scinder tous les phonèmes dans des syllabes de type CV et encore moins CCV. Par exemple, il pourra scinder le mot « gros » en [gr ]/[o], mais pas encore en [g]/[r ]/[o]. Cette étape très intéressante permet souvent l’accès à l’étape suivante de conscience des phonèmes. En proposant à l’enfant de scinder les syllabes CCV en CC/V pour identifier les phonèmes finaux, il accède à une conscience phoné- 172 texte 229 19/03/07 15:17 Page 173 mique des voyelles. Une fois l’identification réalisée, on peut alors réaliser la transcription avec les graphèmes les plus courants et les repérer dans les mots. Il n’existe pas de matériel spécifique pour cette étape, mais il est possible de proposer la plupart des tâches employées pour les niveaux syllabiques ou phonémiques. Par exemple : - segmentation : « quels morceaux de mots, ou sons tu entends dans le mot ‘gros’ » ? - inversion : « qu’entends-tu à la fin du mot ‘gros’ ? Mets ce son en premier, qu’obtiens-tu ? » (tâche davantage réalisable à l’aide d’un support visuel) - comparaison : « qu’entends-tu de pareil entre ces deux mots : ‘gros’ et ‘gras’ » ? La conscience phonémique qui permet la manipulation des phonèmes (qui se développe avec l’apprentissage du langage écrit). Pour aider au passage de l’étape précédente à celle-ci, on peut proposer des mots monosyllabiques à l’enfant pour l’obliger à préciser encore son analyse. Par exemple : « qu’entend-on dans chat ? : [ch]/[a] ». De nombreux outils sont utilisables. Pour les enfants présentant un retard de parole, les premières étapes jusqu’à la manipulation syllabique suffisent. En revanche pour les enfants présentant des difficultés d’acquisition du langage écrit, il convient d’aller jusqu’aux manipulations phonémiques dans la mesure du possible. On se centrera alors sur les tâches de segmentation, d’élision et de fusion phonémique qui seraient les principaux entraînements permettant d’améliorer les performances en lecture (Varin, 2005). É t a b l i r l e l i e n e n t re l ’ o r a l e t l ’ é c r i t Pour un travail visant l’amélioration de l’écrit, il faudra établir dès que possible le lien entre les unités sonores identifiées et les graphèmes correspondants, qu’il s’agisse de syllabes ou de phonèmes. Ce lien peut être établi en voyant les graphies correspondant aux sons identifiés (c'est-à-dire en « lecture » de syllabes ou sons) et en écrivant également dès que possible par le biais du geste graphique. En effet, les modèles génétiques de la lecture/écriture comme celui développé par Uta Frith nous ont bien démontré les rythmes différents du développement de la lecture et de l’écriture, l’un nourrissant l’autre et chacun à tour de rôle. Pour la rééducation, nous pouvons donc passer par la lecture et aussi l’écriture. Pour ce qui est d’établir les premiers liens entre le langage oral et écrit, Monique Touzin propose un exercice intéressant, qui permet à l’enfant de comprendre que le langage écrit consiste en partie à écrire ce que l’on entend. Il s’agit de mots écrits de longueurs variées que l’enfant ne sait pas lire et qu’il doit associer au dessin. 173 texte 229 19/03/07 15:17 Page 174 Par exemple : « c rocodile » : le mot et l’animal sont longs ; « escargot », « loup » : les mots ne sont plus en relation avec la taille de l’animal mais avec la longueur phonétique du mot entendu. Ce type d’exercice permet à l’enfant de prendre du recul sur la langue et d’amener à un travail de conscience phonologique concernant la longueur du mot. Illustration 1 : longueur de mots H i é r a rchiser les difficultés des opér a tions demandées La nature des opérations de manipulation syllabique ou phonémique suit également un gradient de difficultés qui serait dans l’ordre du plus simple au complexe : - reconnaissance d’un son cible : « est-ce que l’on entend [o] dans bateau / joue ?... » ; - catégorisation (rassembler selon un critère) : « mets ensemble tous les mots qui commencent pareil : bateau / ballon / poupée » ; - segmentation (découper en unités plus petite un matériel verbal) : « chat » = [ch] / [a ] ; - soustraction (identifier la place de l’élément à extraire, le supprimer pour ne répéter que le reste de l’énoncé). Suivant la place de l’élément à ôter, la difficulté de la tâche est différente. Il sera beaucoup plus facile de soustraire un élément final, qu’un élément débutant, le plus difficile étant de manipuler l’élément central : « crocodile » : [kroko], [kodil], [krodil]. 174 texte 229 19/03/07 15:17 Page 175 Selon Lecocq (1992) la suppression d’une syllabe initiale ou finale serait réalisable par des enfants de 6 ans, alors que la suppression de la syllabe médiane reste encore problématique jusqu’à 12 ans… La suppression phonémique en position finale et initiale serait possible vers 7 ans, mais plus tardivement en position médiane (un quart des enfants de 9 ans y parviendrait). - fusion (unir des éléments distincts en une seule production) : [ch] / [a ] = « chat » S u p p o rts, aides à la rep r é s e n t a t i o n a u d i t ive Les enfants qui n’ont pu développer par le seul canal auditif leur compétence en conscience phonologique profiteront des différents supports que l’on pourra proposer, sous forme visuelle ou kinesthésique à chaque étape du développement de la conscience phonologique. On peut utiliser facilement le canal visuel que ce soit pour représenter les mots par des images, ou pour représenter les unités sonores à travailler. • P our les syllabes on peut envisager de travailler avec des jetons d’une taille et d’une forme bien précise et toujours identique, mais de couleurs différentes. - Par exemple, « moto » peut être « écrit » avec un jeton rectangulaire bleu et un autre rouge. Illustration 2 : dénombrement syllabique - Pour aider l’enfant à comparer les mots entendus, on peut garder dans certains exercices les mêmes couleurs pour les syllabes identiques. Par exemple, « entends-tu des morceaux de mots pareil : « taureau » / « moto » ? ». On aide l’enfant à segmenter et à coder en même couleur les syllabes qu’il aura peut être pu reconnaître. Illustration 3 : syllabes identiques 175 texte 229 19/03/07 15:17 Page 176 - Les couleurs différentes permettent aussi de se repérer plus facilement dans les tâches d’inversion. Par exemple : « je mets un jeton rouge et un jeton vert pour le mot [pocha], si je mets vert / rouge quel mot j’obtiens ? ». • P our le niveau de l’intra-syllabe, le groupe consonantique sera représenté par un jeton différent de la syllabe et du phonème. Par exemple : « gros » peut être écrit avec un jeton carré vert pour [gr ] et un jeton rond rouge pour [o]. Illustration 4 : mise en évidence du groupe consonantique • Au nive a u p h o n é m i q u e, les gestes de Borel sont d’une aide précieuse. Ils aident l’enfant notamment dans la saisie de l’ordre des sons. Le réel travail de conversion graphème / phonème commencera à ce niveau là. Par exemple le mot [churo] pourra être « écrit » avec quatre jetons ronds de couleurs différentes, l’enfant pourra écrire en dessous de chaque rond tous les graphèmes possibles correspondants au son identifié (« ch », « u », « r », « o » / « au » / « eau »). ch u r o au eau Illustration 5 : conversion phonèmes / graphèmes A l’oral, les tâches de fusion de sons et de segmentation seront importantes à entraîner puisqu’à l’écrit la tâche est plus ardue, l’évocation des graphies en orthographe se surajoutant. 176 texte 229 19/03/07 15:17 Page 177 ♦ I m p o rtance de la média tion phonolo gique De nombreux sujets présentant des difficultés d’acquisition du langage écrit ont du mal à développer des mécanismes précis et fiables d’identification de mots écrits. La médiation phonologique qui implique des capacités métaphonologiques, est une procédure souvent déficitaire chez ces sujets. L’impact de ces difficultés est double puisqu’elles pénalisent le sujet tant dans son « déchiffrage » que dans la constitution de son lexique orthographique. En effet, la médiation phonologique permet une autonomie puisque le sujet qui l’utilise avec efficacité peut lire seul. Les confrontations avec l’écrit peuvent alors être nombreuses, les erreurs de lecture pour des mots peu consistants sont corrigées par la compréhension du texte pour les sujets qui le peuvent, ce qui nourrit le lexique orthographique. Son importance est donc conséquente dans l’apprentissage. Le développement de cette procédure constitue souvent un objectif de rééducation. Mais celui-ci ne peut être atteint sans un travail de conscience phonologique. ♦ Exemple d’une séance de rééduca t i o n p o u r u n e n f a n t a yant des dif ficultés d’accès à la conscience phonémique , et à la conve r sion g r a p h è m e / phonème. • Se g m e n t ation syllab i q u e : Combien de morceaux de mots entends-tu dans [picruta] ? trois. Est-ce que tu entends des morceaux de mots pareils ? non Alors place trois jetons rectangulaires de couleurs différentes. • Élisions sylla b i q u e s J’enlève le dernier jeton, quel mot reste-t-il ? [picru] J’enlève le premier jeton, quel mot reste-t-il ? [cruta] J’enlève le jeton du milieu, quel mot reste-t-il ? [pita] Le travail avec les jetons de couleurs aide l’enfant à se repérer et à effectuer ces manipulations de syllabes. On pourra également entraîner l’enfant ensuite, sans ce support de jetons. • I nve r sions sylla biq ue s Pour des enfants jeunes ou en difficultés, on effectuera plutôt ces inversions avec des mots bisyllabiques. Il sera beaucoup plus motivant et amusant pour l’enfant de trouver un vrai mot après avoir effectué son inversion. Je ga rde le mot [pita]. Tu l’as écrit avec un jeton rouge et un jeton vert. Comment s’appelle le jeton rouge ? [pi] Comment s’appelle le jeton vert ? [ta] Si je les mets dans cet ordre le jeton vert d’abord, puis le jeton rouge, quel mot obtient on ? [tapi]. 177 texte 229 19/03/07 15:17 Page 178 • A n a l yse en semi-sylla b e s o u e n p h o n è m e s Suivant les difficultés de l’enfant à analyser les groupes consonantiques on peut passer par cette phase intermédiaire qui consiste à séparer le groupe consonantique et la voyelle suivante. Reprenons le mot de départ, tu t’en souviens ? [picruta]. Tu as mis un jeton rouge d’abord, comment s’appelle t’il ? [pi] Dans ce morceau de mot quels sons entends-tu ? [p], [i] Mets des jetons ronds en dessous du rectangle rouge, un pour [p] et un pour [i] Comment peut on écrire le son [p] ? et le son [i] ? Existe-t-il plusieurs lettres qui fassent ce bruit ? Comment s’appelle le morceau de mot suivant ? [cru] Qu’est ce que tu entends dans cru ? [cr], [u] D’accord, place un carré et un rond sous le rectangle p i y c k q r u t a Illustration 6 : analyse en composants phonémiques C’est à cette étape que l’on abordera la conversion graphème / phonème, en proposant à l’enfant d’écrire en dessous de chaque jeton rond, tous les graphèmes possibles correspondants aux sons. Si l’enfant ne peut arriver à ce degré d’analyse, on pourra tout de même lui proposer la correspondance avec les syllabes ou semi-syllabes écrites. Ce travail permet également de parler de la fréquence d’emploi des graphies (le « q » ne s’emploie pas en français avant un « r », on écrira plus souvent [kr] « cr ». 178 texte 229 19/03/07 15:17 Page 179 On peut également envisager de commencer tout de suite la segmentation en phonèmes pour les enfants qui le peuvent, mais il est souvent intéressant de repasser par l’étape de la syllabe souvent assez accessible. Elle aide à la mémorisation du mot, et à circonscrire la difficulté notamment pour les mots comportant des groupes consonantiques Par exemple quand le mot « carton » est transcrit « catron ». Combien de morceaux de mots entends-tu dans le mot carton ? deux Mets deux jetons. Comment s’appelle le premier ? [car] Quels sons entends-tu dans « car » ? ♦ C o n c lusion Pour plus d’efficacité dans la rééducation de la conscience phonologique, il est souhaitable de bien cerner le niveau de l’enfant, en acceptant de ne pas travailler d’emblée au niveau phonémique. Le simple travail de manipulation syllabique aide déjà les enfants à mieux se repérer et à établir des liens avec l’écrit. Rien ne sert de proposer un travail sur la conversion graphème / phonème si l’enfant ne peut analyser en sons les mots qu’il entend. Les nombreux matériels ludiques qui existent serviront souvent après une phase d’analyse et de manipulation avec un support comme celui des jetons. La durée et la fréquence de ce type de travail dépendent bien sûr de l’enfant, mais souvent il dure une dizaine de minutes, et doit être répété fréquemment (une fois par séance hebdomadaire étant sans doute le minimum). REFERENCES BERTIN, G., RETAILLEAU, I. (1997). Lien dyslexie-dysphasie. Approche rééducative de la conscience phonologique auprès d’une enfant dysphasique. Mémoire d’orthophonie. Lyon. Collectif d’auteurs sous la direction de M. TOUZIN. (1999). La conscience phonologique. Rééducation orthophonique, 197. GOMBERT, J.E. (1990). Le développement métalinguistique. Paris : PUF. 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ECPA Gerip : 3 rue Emile 42100 Saint Etienne Librairie Mot à Mot : 5 rue Dugommier 75012 Paris Ortho Édition : 76-78 rue Jean Jaurès 62330 Isbergues 180 texte 229 19/03/07 15:17 Page 181 L'étude comparative de la perception de la parole : nouveaux développements 1 Franck Ramus Résumé Le langage est le propre de l'homme. Cela implique-t-il que l'ensemble des capacités langagières ont évolué spécifiquement pour le langage et uniquement chez l'être humain ? Ou se pourrait-il qu'une partie de ces capacités soient plus générales et communes à d'autres espèces ? Nous présentons des travaux abordant ces questions à propos des premières étapes de la perception de la parole. Des expériences ont été menées en parallèle sur des nouveau-nés humains et sur des singes tamarins pour évaluer et comparer leur aptitude à distinguer des langues. À l'aide d'une procédure d'habituation, nous montrons que les deux populations sont capables de distinguer le néerlandais du japonais, sans exposition préalable. De plus, cette capacité est affectée lorsque la parole est jouée à l'envers, aussi bien chez le tamarin que chez le nouveau-né. Ces résultats suggèrent qu'au moins certains aspects de la perception de la parole ne sont pas nécessairement spécifiques à la parole et à l'humain, mais découlent de propriétés plus générales du système auditif des primates. Mots clés : parole, langage, prosodie, perception auditive, évolution, nouveau-nés, primates. A comparative study of speech perception: recent developments Abstract Language is unique to man. Does it mean that language skills specifically evolved for language and exclusively in human beings? Or is it possible that some of these skills are more general and shared by other species? This article presents work dealing with these issues, as applied to the first stages of speech perception. Experiments were conducted on human newborn babies and on tamarind monkeys, in order to assess and compare their ability to distinguish languages. Using a procedure of habituation, we demonstrate that both populations are able to distinguish Dutch and Japanese languages, with no prior exposure. Moreover, this ability is altered when speech is played backwards, in both tamarind monkeys and newborn babies. These results suggest that at least some aspects of speech perception are not necessarily specific to speech and to human beings, but derive from more general properties of the primate auditory system. Key Words : speech, language, prosody, auditory perception, evolution, newborn babies, primates 1. Cet article est une version adaptée et mise à jour de Ramus, F. (2000). L'étude comparative de la perception de la parole : développements récents. P rimatologie, 3, 421-444. Rééducation Orthophonique - N° 229 - mars 2007 181 texte 229 19/03/07 15:17 Page 182 Franck RAMUS Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique (EHESS/CNRS/DEC-ENS) LSCP, ENS 46 rue d’Ulm 75005 Paris Courriel : [email protected] L 'étude de l'apprentissage du langage par l'enfant nécessite, entre autres, de spécifier comment se forment les représentations linguistiques. Sur la base d'un nombre croissant de résultats, il est généralement admis qu'à la naissance l'enfant dispose de représentations linguistiques universelles, qui se spécialisent progressivement pour les sons de sa langue maternelle (Werker & Tees, 2005). L'étude de la perception de la parole chez le nouveau-né montre que les représentations linguistiques initiales, si elles ne sont pas spécifiques à une langue particulière, sont néanmoins remarquablement bien adaptées aux propriétés de la parole (2). Leur extrême précocité rend de plus très probable qu'elles soient innées. Une question subsidiaire à celle de l'innéité est celle de la spécificité au langage : les capacités perceptives du nouveau-né sont-elles dues à l'évolution particulière de l'espèce humaine, qui les auraient sélectionnées spécialement pour analyser la parole, ou s'agit-il de capacités générales du cerveau, et notamment du système auditif, exploitées entre autres dans la perception de la parole ? Pour répondre à cette question, Patricia Kuhl a proposé une démarche originale, consistant à tester ces mêmes capacités de perception de la parole sur des animaux : « Lorsque les humains perçoivent la parole, nous pensons qu'ils utilisent les niveaux de traitement à la fois auditif et phonétique. Cependant, il est difficile de distinguer les deux niveaux, à la fois sur le plan théorique et sur le plan expérimental. Nous ne savons pas quels effets attribuer au niveau auditif et lesquels attribuer au niveau phonétique. Un modèle animal est utile parce qu'il résout ce problème. Si l'espèce animale est choisie convenablement (Kuhl, 1979a), elle peut fournir un bon modèle du niveau de traitement auditif de l'homme, en l'absence de tout traitement de haut niveau (phonétique). L'avan2. Par exemple, les nouveau-nés semblent percevoir les syllabes comme des unités pertinentes, par rapport à d'autres séquences de phonèmes (Bertoncini, Floccia, Nazzi, & Mehler, 1995; Bertoncini & Mehler, 1981; Bijeljac-Babic, Bertoncini, & Mehler, 1993 182 texte 229 19/03/07 15:17 Page 183 tage est assez évident : l'animal reflète ce qui est naturel pour le système de traitement auditif, lorsque les influences du niveau phonétique sont éliminées et que seules restent les influences du niveau auditif » (Kuhl, 1979a, p. 360, traduction libre). Cette démarche a engendré un vaste champ de recherches qui a permis d'éclairer la perception phonétique sous un jour nouveau. Nous allons tout d'abord en rappeler les principaux résultats, puis nous présenterons de nouvelles expériences élargissant cette approche à de nouveaux aspects de la perception de la parole. ♦ É t u d e s c o m p a ra tives de la perce p t i o n p h o n é t i q u e Dans les tous débuts de la recherche sur la perception de la parole, a été mis en évidence un phénomène remarquable : la perception catégorielle (Liberman, 1957). On observe typiquement ce phénomène dans le protocole suivant. Deux syllabes sont choisies, ne différant que par un trait phonétique (par exemple [da] et [ta], qui ne diffèrent que par leur VOT 3), et une série de syllabes intermédiaires sont synthétisées en faisant varier régulièrement les paramètres physiques responsables de la différence (ici, le VOT). À l'écoute des syllabes intermédiaires entre [da] et [ta], les sujets ont tendance à les assimiler à l'une ou à l'autre, comme s'il existait une frontière phonétique au passage de laquelle la perception change de manière radicale et non linéaire. De plus, dans les tâches de discrimination, les sujets discriminent beaucoup moins bien les syllabes situées du même côté de la frontière que celles situées de part et d'autre, à distance acoustique égale. Ainsi, contrairement à d'autres domaines de la perception auditive, la perception phonétique n'est pas linéaire et continue, mais « catégorielle ». Cette découverte a conduit à supposer que la parole était « spéciale » (Liberman, 1982), et par conséquent nécessitait des mécanismes de traitement spécifiques. Cette supposition a été renforcée par la découverte de la perception catégorielle chez des nourrissons d'un mois, ce qui a de plus suggéré que cette capacité spécifique à la parole était innée (Eimas, Siqueland, Jusczyk, & Vigorito, 1971). Pour tester si la perception catégorielle requiert réellement des mécanismes de traitement spécifiques à la parole, Kuhl & Miller (1975) ont testé des chinchillas 4. Ils ont entraîné les chinchillas à reconnaître deux exemplaires extrêmes de [da] et [ta] (de VOT respectivement 0 et 80 ms), en utilisant une procédure de conditionnement : lorsque les animaux entendaient l'une des deux syllabes, ils devaient changer de côté dans la cage, sinon ils recevaient un léger 3. Voice-Ouest Time : le temps entre l’explosion de la consonne et le début du voisement. 4. Le chinchilla est un rongeur vivant en Amérique du Sud. 183 texte 229 19/03/07 15:17 Page 184 choc électrique. Lorsqu'ils entendaient l'autre syllabe, ils devaient rester sur place, et étaient alors récompensés par un peu d'eau à boire. Après plusieurs mois d'entraînement, ils sont arrivés à des performances de discrimination supérieures à 96%. Ils ont alors été testés sur les syllabes de VOT intermédiaires entre [da] et [ta]. Il est apparu que leurs scores d'identification de ces syllabes intermédiaires étaient les mêmes que ceux de sujets humains. Ainsi, non seulement les chinchillas ont exhibé de la perception catégorielle sur le continuum [da]-[ta], mais celle-ci est organisée autour de la même frontière phonétique que les humains (un VOT d'environ 35 ms). 5 D'autres expériences ont généralisé ces résultats à d'autres contrastes phonétiques, et ont pris en compte d'autres phénomènes. Notamment, la frontière phonétique correspondant au voisement n'est pas toujours au même endroit selon le lieu d'articulation : ainsi, la frontière entre [ba] et [pa] correspond à un VOT de 25 ms, alors que celle entre [ga ] et [ka] correspond plutôt à 45 ms. En employant la même méthode que ci-dessus, Kuhl & Miller (1978) ont montré que les chinchillas percevaient les continuums [ba]-[pa] et [ga ]-[ka] de la même manière que les humains, avec la frontière phonétique au même endroit. Ainsi, la frontière phonétique correspondant au voisement se déplace selon le contexte, de la même manière que chez l'humain. Kuhl (1981) s'est également intéressée à la discrimination par les chinchillas de paires de syllabes sur le continuum [da]-[ta]. Elle a trouvé que comme chez l'humain, la discrimination était maximale de part et d'autre de la frontière phonétique, et beaucoup plus difficile au sein des catégories phonétiques. De tels résultats ont été répliqués chez le macaque, à la fois pour des contrastes de voisement (Kuhl & Padden, 1982) et pour des contrastes de lieu d'articulation (Kuhl & Padden, 1983). Ces expériences ont engendré un domaine de recherches devenu trop vaste pour être traité ici exhaustivement. Notons simplement que des résultats tout aussi intéressants ont également été obtenus sur des animaux plus éloignés sur le plan phylogénétique, comme la caille (Kluender, Diehl, & Killeen, 1987) ou la perruche (Dent, Brittan-Powell, Dooling, & Pierce, 1997). De manière générale, ces expériences ont montré qu'il n'est pas nécessaire de postuler des mécanismes qui auraient évolué spécifiquement pour le langage pour expliquer les principaux aspects de la perception phonétique. Il s'agit bien sûr de la toute première étape du traitement de la parole, et il reste probable qu'à un certain niveau de traitement plus élaboré, des mécanismes spécifiques sont bel et bien nécessaires (cf. par exemple l'effet d'« aimant perceptif », Kuhl, 5. Voir également Morse & Snowdon (Morse & Snowdon, 1975) pour un résultat comparable sur des macaques. 184 texte 229 19/03/07 15:17 Page 185 1991). Le tout est de savoir à quel niveau précisément les mécanismes spécifiques entrent en jeu. C'est dans ce but qu'a été réalisée la série d'expériences que nous présentons maintenant. ♦ P e rce p t i o n p rosodique par le nouve a u - n é h u m a i n Si la perception phonétique est naturellement considérée comme la première étape de traitement de la parole, dans la mesure où elle concerne les unités élémentaires de parole, une autre étape de traitement tout aussi primitive et fondamentale est la perception prosodique. Le terme prosodie englobe l'ensemble des aspects suprasegmentaux de la parole, c'est-à-dire la syllabe, l'accent tonique, les tons, le rythme et l'intonation. Tout comme la phonétique, la prosodie fournit de l'information utile aux étapes ultérieures de traitement, notamment la reconnaissance des mots et l'analyse syntaxique de la phrase. Les différents modèles de l'acquisition du langage reposent de plus sur la prosodie pour initialiser l'apprentissage des mots et de la syntaxe. Cette hypothèse est compatible avec de nombreuses expériences qui ont montré une grande sensibilité des nourrissons à la prosodie. Cette sensibilité se manifeste notamment dans des tâches de discrimination de langues. Il a en effet été montré que le nouveau-né, dès les premiers jours de vie, est capable de distinguer par exemple le français du russe, l'anglais de l'italien (Mehler et al., 1988), l'anglais de l'espagnol (Moon, Cooper, & Fifer, 1993), l'anglais du japonais (Nazzi, Bertoncini, & Mehler, 1998) ou encore le néerlandais du japonais (Ramus, Hauser, Miller, Morris, & Mehler, 2000), sans être nécessairement familier avec aucune de ces langues. Néanmoins, certaines langues sont trop proches pour être discriminées, comme l'anglais et le néerlandais (Nazzi et al., 1998). Dans quel sens sont-elles plus proches que les paires de langues précédemment citées ? Il semble qu'il s'agisse de leurs propriétés rythmiques. Les linguistes ont en effet classifié les langues en trois classes selon leur propriétés rythmiques : les langues accentuelles, parmi lesquelles le russe, l'anglais et le néerlandais, les langues syllabiques, parmi lesquelles le français, l'italien et l'espagnol, et les langues moraïques, parmi lesquelles le japonais. Ainsi, les expériences menées sur le nouveau-né peuvent être interprétées comme montrant que celui-ci discrimine les langues si elles appartiennent à des classes rythmiques différentes, mais pas si elles appartiennent à la même classe (comme l'anglais et le néerlandais) 6. Si l'hypothèse de la discrimination par le rythme est compatible avec les résultats obtenus, elle n'est cependant pas la seule possible. En effet, de nom6. Nous disposons également de résultats non publiés montrant que les nouveau-nés ne discriminent pas l'espagnol du catalan, ces langues étant toutes deux syllabiques. 185 texte 229 19/03/07 15:17 Page 186 breux indices acoustiques et linguistiques sont présents dans la parole, et d'autres indices que le rythme pourraient également rendre compte des données empiriques connues. Ce problème a été abordé par le passé en filtrant la parole (passebas, seuil à 400 Hz). Supprimer les fréquences élevées du signal de parole a pour effet d'éliminer l'information phonétique et par conséquent de bloquer l'accès au lexique et à la syntaxe. La prosodie, cependant, est largement préservée par le filtrage. Certaines des expériences rapportées ci-dessus ont en fait été réalisées avec des phrases filtrées (Mehler et al., 1988 ; Nazzi et al., 1998), réduisant ainsi l'éventail des interprétations possibles : l'information prosodique est suffisante pour que le nouveau-né discrimine les langues. Récemment, nous avons essayé de déterminer le rôle respectif des deux composantes principales de la prosodie, le rythme et l'intonation. Nous avons notamment montré que lorsque des phrases néerlandaises et japonaises sont resynthétisées de manière à préserver leurs propriétés rythmiques, mais pas leur intonation, les nouveau-nés sont encore capables de distinguer les deux langues (Ramus, 2002). L'hypothèse de la discrimination par le rythme s'en trouve donc renforcée. Tout comme la perception catégorielle des phonèmes, la perception de la prosodie, et notamment du rythme, fait donc probablement partie des capacités innées de base de l'être humain qui se manifestent dès la naissance. Il est dès lors légitime de se poser à propos de la perception prosodique une question identique à celle que Patricia Kuhl s'est posée à propos de la perception phonétique. S'agit-il d'une capacité qui a évolué spécifiquement pour les besoins de la perception de la parole et de l'acquisition du langage, ou s'agit-il d'une capacité plus générale du système auditif ? Une manière d'aborder la question consiste à se demander si la perception prosodique est généralisable à des sons différents de la parole. C'est ce qu'ont fait Mehler et coll. (1988), en retestant la discrimination français / russe sur le nouveau-né en jouant les phrases à l'envers : ils ont trouvé que la discrimination n'était plus possible dans ces conditions. La parole jouée à l'envers a bien entendu des propriétés spectrales et temporelles très proches de la parole normale, mais certains sons de la parole ont un profil énergétique asymétrique par rapport au temps. Il semble donc que la perception prosodique soit sensible à ces aspects particuliers de la parole 8. Nous avons répliqué ce résultat sur deux nouvelles langues, le néerlandais et le japonais. Les phrases ont été resynthétisées en subissant une transformation particulière appelée saltanaj (Ramus & Mehler, 1999) : le répertoire de pho8. D'autres expériences ont par ailleurs montré que la parole à l'envers n'active pas les mêmes zones du cerveau que la parole à l'endroit, même si cette dernière est dans une langue inconnue (Neville & Mills, 1997; Perani et al., 1996). 186 texte 229 19/03/07 15:17 Page 187 nèmes est appauvri, les fricatives étant remplacées par /s/, les voyelles par /a/, les liquides par /l/, les occlusives par /t/, les nasales par /n/ et les semi-voyelles par /j/. Cependant, les durées des phonèmes, ainsi que l'intonation de chaque phrase sont fidèlement reproduites, préservant ainsi leurs propriétés prosodiques 9. Ces phrases ont été présentées à des nouveau-nés français suivant la procédure d'habituation : pendant une première phase les bébés entendent les phrases prononcées par 2 locutrices de l'une des langues puis, lorsque leur intérêt pour les stimuli commence à faiblir, ils passent à des phrases prononcées par 2 nouvelles locutrices, soit dans la même langue (groupe contrôle), soit dans l'autre langue (groupe expérimental). La réaction des bébés face aux stimuli est mesurée par leur nombre de succions par minute sur une tétine fermée, chaque succion de grande amplitude déclenchant une phrase. Consécutivement au changement, une augmentation significative des succions pour les bébés du groupe expérimental par rapport à ceux du groupe contrôle indique que les premiers ont discriminé les deux langues, indépendamment des différences entre locutrices 10. Trente-deux nouveau-nés âgés de deux à cinq jours ont été exposés aux phrases jouées à l'endroit, et ont effectivement discriminé les deux langues. Trente-deux autres nouveau-nés ont été testés sur les mêmes phrases jouées à l'envers, et n'ont montré aucune réaction au changement de langue (Ramus et al., 2000). Les raisons pour lesquelles le nouveau-né humain ne traite pas la parole à l'envers de la même manière que la parole à l'endroit ne sont pas encore élucidées. Plusieurs hypothèses sont envisageables. Une première hypothèse est que l'être humain possède, dès la naissance, un filtre dans les entrées auditives qui aiguille les sons de parole vers les étapes supérieures du traitement linguistique, ce qui éviterait d'inonder les processus linguistiques d'une multitude de bruits non pertinents. Ce filtre devrait opérer sur la base de propriétés spectrales et/ou temporelles caractéristiques de la parole. Une autre hypothèse fait l'économie d'un filtre, mais suppose que c'est l'extraction du rythme de la parole qui repose sur certaines propriétés spécifiques. Par exemple, un modèle de l'extraction du rythme repose sur la segmentation de la parole en consonnes et voyelles (Ramus, Nespor, & Mehler, 1999) ; cette segmentation pourrait être altérée si certaines consonnes ne sont pas reconnues comme telles lorsque la parole est jouée à l'envers. Un autre modèle de la perception du rythme repose explicitement sur les profils d'énergie acoustique des syllabes (Howell, 1988 ; Morton, Marcus, & Frankish, 1976), et ceux-ci sont susceptibles d'être altérés lorsque la 9. Des exemples de stimuli sont disponibles à l'adresse Internet suivante : http://www.lscp.net/persons/ramus/resynth/ecoute.htm 10. L'utilisation de plusieurs locutrices par langue et la comparaison avec le groupe contrôle permet donc de montrer que la discrimination de langues ne se réduit pas à une discrimination de voix. 187 texte 229 19/03/07 15:17 Page 188 parole est jouée à l'envers. Le point commun de ces deux hypothèses est qu'elles supposent que le nouveau-né exploite des propriétés du signal spécifiques à la parole humaine, et que ces propriétés sont altérées lorsque la parole est jouée à l'envers. Le traitement différentiel par le nouveau-né de la parole normale et de la parole à l'envers constitue donc un argument en faveur de la spécificité, suggérant que l'appareil perceptif du nourrisson est finement adapté aux propriétés de la parole, du moins en ce qui concerne la perception prosodique. Les autres espèces animales n'ont, bien sûr, aucune raison d'avoir des capacités perceptives spécifiques aux propriétés de la parole humaine. Elles ont, en revanche, des capacités auditives qui peuvent être remarquables, et qui sont éventuellement adaptées à leurs propres vocalisations (Ghazanfar & Hauser, 1999). En l'absence de données sur la perception prosodique par d'autres espèces, les prédictions restent ouvertes. On pourrait prédire que d'autres espèces seraient incapables de discriminer le néerlandais du japonais, mais on pourrait tout aussi bien prédire le contraire : certaines espèces pourraient tout à fait être sensibles aux aspects rythmiques et/ou mélodiques des signaux sonores. Dans ce cas, on pourrait de plus prédire que, pour des organismes qui ne sont pas spécifiquement adaptés à la parole, la discrimination devrait être aussi facile à l'envers qu'à l'endroit. Les expériences qui suivent visent à tester ces prédictions. ♦ D i s c r i m i n a t i o n d e l a n g u e s p a r d e s t a m a r ins Nos expériences sur les singes ont été planifiées simultanément avec les expériences correspondantes chez le nouveau-né, l'idée étant de comparer directement le comportement des nouveau-nés et des singes dans des expériences similaires et sur des stimuli identiques. Les expériences décrites ci-dessous ont été réalisées avec la collaboration de Marc Hauser, Cory Miller et Dylan Morris, au Primate Cognitive Neuroscience Laboratory, Harvard University (Ramus et al., 2000). Discr i m i n a t i o n n é e rlandais / ja p o n a i s , à l ' e n d roit et à l'enve r s Avant d'utiliser la parole resynthétisée, nous avons préféré faire une première série d'expériences avec de la parole naturelle, préservant ainsi le maximum d'indices pour la discrimination. Nous avons donc utilisé les mêmes phrases que celles utilisées avec les nouveau-nés, dans leur version originale, puis jouées à l'envers. Les sujets étaient 13 tamarins « cotton-top » (saguinus oedipus oedipus), adultes, nés en captivité, et résidant au Primate Cognitive Neuroscience Laboratory. • Stim uli Les phrases ont été extraites du corpus multilingue du LSCP (Nazzi, 1997 ; Nazzi et al., 1998). Elles ont été lues par quatre locutrices natives du 188 texte 229 19/03/07 15:17 Page 189 néerlandais, et quatre du japonais. Cinq phrases par locutrices ont été choisies, constituant un total de vingt phrases par langues. Les phrases choisies étaient appariées en nombre de syllabes et en durée. • Méthode Nous avons utilisé une procédure d'habituation / déshabituation similaire dans son principe à celle utilisée sur les nouveau-nés, mais en prenant comme mesure expérimentale l'orientation du regard plutôt que la succion. Huit conditions ont été obtenues par le croisement des facteurs groupe (contrôle / expérimental), stimuli (endroit / envers) et langue d'habituation (néerlandais / japonais). Dû au faible nombre de sujets, chacun a participé à 4 conditions différentes (groupe x stimuli), et ils ont été répartis en deux groupes pour contrebalancer la langue d'habituation. L'ordre de passage des conditions a été contrebalancé à travers les sujets. Le test se déroule dans une cabine isolée du reste de la colonie. Le tamarin est installé dans une cage au-dessus de laquelle, dans un coin, se trouve un haut-parleur dissimulé. Le test est filmé par une caméra vidéo qui englobe toute la cage dans son champ. Deux expérimentateurs suivent le déroulement du test sur un moniteur situé à l'extérieur de la cabine. Le principe est qu'à la diffusion d'une phrase par le haut-parleur, le tamarin se retourne et regarde dans cette direction. Puis, rien de nouveau ne se passant, il reprend son activité (qui consiste à explorer la cage). À force de diffuser des phrases, le tamarin s'habitue, et ne se retourne plus vers le hautparleur. Si on diffuse alors une phrase dans une nouvelle langue, va-t-il se déshabituer et se retourner à nouveau ? Si c'est le cas, on aura une bonne indication que le tamarin a décelé une différence entre cette langue et celle à laquelle il s'était habitué. Un essai est lancé par l'expérimentateur à un moment où le tamarin regarde vers le bas et n'est pas face au haut-parleur. L'essai consiste en la diffusion d'une phrase. Une réponse positive de la part du singe consiste à s'orienter vers le haut-parleur avant la fin de la diffusion de la phrase (environ 3 secondes). Le début et la fin de l'orientation vers le haut-parleur sont codés en temps réel par l'expérimentateur. Si le tamarin ne s'oriente pas vers le haut-parleur, ou s'oriente après la fin de la phrase, la réponse est codée comme négative. Lorsqu'une orientation est ambiguë, il n'est pas tenu compte de l'essai pour le critère d'habituation. Pendant la phase d'habituation, les phrases correspondant à la condition sont diffusées dans un ordre aléatoire, comme pour les bébés. Le critère d'habituation est atteint lorsque le singe ne s'oriente pas vers le haut-parleur lors de deux essais consécutifs. Il est alors « habitué » aux stimuli. Deux phrases d'ha- 189 texte 229 19/03/07 15:17 Page 190 bituation au minimum doivent également avoir été entendues (et suivies d'une orientation vers le haut-parleur) pour que le critère soit atteint. La phase de test consiste en deux essais, diffusant chacun une phrase de test. Seul le premier essai de test est pris en compte pour déterminer si le singe s'est déshabitué ou pas. Dans l'éventualité où le singe ne réagit pas au cours du premier essai de test, un essai de post-test est lancé : il consiste en la diffusion d'un cri long de tamarin 11. Le post-test sert à vérifier si le tamarin ne s'est pas habitué, non seulement aux stimuli d'habituation, mais à toute la session expérimentale. S'il ne réagit pas au post-test, on considère donc qu'il n'était pas en état de réagir aux stimuli de test, et les résultats de cette session sont rejetés. Lorsque l'orientation vers le haut-parleur est ambiguë pour l'une des deux phrases de test ou pour le post-test, les résultats sont également rejetés. Après la session, les essais de test sont recodés par deux observateurs d'après la bande vidéo, sans connaître la condition expérimentale. • Résulta ts La Figure 1 donne le nombre de sujets ayant répondu positivement et négativement au premier essai de test, en fonction du type de stimuli (à l'endroit ou à l'envers), et du type de changement (de langue ou de locutrices). Figure 1 : Discrimination néerlandais / japonais par les tamarins, en parole naturelle à l'endroit et à l'envers. Adapté de Ramus et al. (2000). 11. Il s'agit d'un cri servant à établir le contact entre les individus. 190 texte 229 19/03/07 15:17 Page 191 Dans la condition changement de langue à l'endroit, 10 tamarins sur 13 se sont déshabitués, ce qui est significativement différent du hasard (p<0.05 par un test binomial). Mais comme pour les nouveau-nés, cela ne signifie rien si l'on ne prend pas en compte le groupe contrôle, qui ne changeait que de locutrices. Dans ce groupe, une majorité de tamarins ne s'est pas déshabituée. La différence entre les deux groupes est significative (χ2=3.94, p < 0.05), montrant que les tamarins se sont plus déshabitués au changement de langues qu'au changement de locutrices. On peut donc en conclure que les tamarins ont discriminé le néerlandais du japonais. En revanche, dans les conditions où les phrases étaient jouées à l'envers, la situation est tout à fait différente : une majorité de tamarins ne s'est pas déshabituée au changement de langue, mais s'est déshabituée au changement de voix, sans que la tendance soit significative. De plus il n'y a pas de différence entre le changement de langue et le changement de voix (χ2=1.38, p > 0.25). Les tamarins n'ont donc pas discriminé les deux langues lorsque les phrases étaient jouées à l'envers. • Discussion L'expérience ci-dessus nous apporté deux résultats remarquables. Le premier, c'est que des animaux ayant un système auditif comparable au nôtre, les tamarins, peuvent discriminer deux langues comme le néerlandais et le japonais. Ceci suggère que l'aptitude du nouveau-né à distinguer les langues pourrait reposer sur des capacités auditives générales, non spécifiques au langage. Le deuxième résultat remarquable, c'est que cette capacité des tamarins à discriminer les langues ne se maintient pas lorsque les phrases sont jouées à l'envers. Ceci suggère que nous devons expliquer le même comportement chez le nouveau-né sans postuler un traitement spécifique à la parole. Bien entendu, on aimerait pouvoir préciser comment le tamarin est parvenu à distinguer le japonais du néerlandais. Peut-être y parvient-il par des moyens très différents de ceux du nouveau-né, auquel cas il y aurait peu de conclusions à en tirer en ce qui concerne la capacité du nouveau-né. Une expérience supplémentaire a été conduite avec de la parole resynthétisée comme pour le nouveau-né, mais n’a pas abouti à des résultats concluants. Nous avons donc été conduits à revenir à la parole naturelle et à élargir plutôt l’éventail des langues considérées. Discrimination polonais / japonais et anglais / néerlandais, à l ’ e n d roit et à l’enve rs Compte tenu de petit nombre de sujets testés dans les expériences ci-dessus, il était légitime de s’interroger sur la fiabilité des résultats, et donc de tenter de les répliquer. C’est ce qui a été fait lors d’une nouvelle étude sur 17 tamarins 191 texte 229 19/03/07 15:17 Page 192 (Tincoff et al., 2005). Cette fois deux nouvelles paires de langues ont été testées : deux langues de classes rythmiques différentes (Polonais/Japonais), et deux langues de même classe rythmique (Anglais/Néerlandais). Lors de différentes sessions, elles ont été jouées à nouveau soit à l’endroit, soit à l’envers. Les phrases étaient sous leur forme naturelle, prononcées par 4 locutrices par langue. Les résultats sont présentés Figure 2. On peut voir que les tamarins ont distingué le polonais du japonais, lorsque ces langues étaient jouées à l’endroit, mais pas à l’envers. Ceci confirme les résultats précédemment obtenus, avec une nouvelle langue, le polonais. De plus, les tamarins n’ont pas distingué l’anglais du néerlandais, bien qu’ils soient très familiers avec l’anglais (ils sont exposés quotidiennement). Ainsi, l’ensemble de ces données suggère que les tamarins sont bien capables de distinguer des langues humaines, au moins lorsque celles-ci appartiennent à des classes rythmiques différentes. De plus, leur absence de réaction aux différences entre anglais et néerlandais (qui possèdent des différences phonétiques, mais pas rythmiques), renforce l’hypothèse selon laquelle les tamarins, comme les nouveau-nés humains, seraient sensibles au rythme de la parole. Figure 2 : Discrimination polonais / japonais et anglais / néerlandais par les tamarins, à l’endroit ou à l’envers. Adapté de Tincoff et coll. (2005). 192 texte 229 19/03/07 15:17 Page 193 ♦ Discussion génér ale Ces expériences apportent selon nous un certain nombre d'avancées significatives par rapport aux précédentes études comparatives de la perception de la parole : D'un point de vue méthodologique, l'utilisation de la procédure d'habituation / déshabituation présente plusieurs avantages. Rappelons en effet que la procédure de conditionnement utilisée par Kuhl demandait aux chinchillas et aux macaques plusieurs mois d'entraînement à la tâche sur les exemplaires extrêmes du continuum phonétique. Sans parler du coût et de la lourdeur de telles expériences, on peut se demander à quel point cette exposition permanente et prolongée aux phonèmes n'a pas sensibilisé le système auditif de ces animaux. La procédure d'habituation / déshabituation, elle, ne requiert aucune exposition préalable, et teste directement les réactions spontanées des singes face aux stimuli. Les conclusions que l'on peut en tirer ont donc d'autant plus de portée. Le fait que cette procédure soit la même (sur le principe) que celle utilisée sur les nouveau-nés facilite également la comparaison directe entre les deux populations. En revanche, elle limite le nombre de mesures que l'on peut obtenir par sujets, ce qui explique sans doute qu'elle ait été moins utilisée par le passé (mais voir Morse & Snowdon, 1975). Les études comparatives de la perception de la parole se sont jusqu'à présent limitées à la perception de sons et de syllabes isolées. En étudiant la perception de phrases entières, nos expériences s'adressent à une classe plus étendue et plus générale de processus perceptifs. Enfin, Kuhl (1987) a suggéré que l'une des caractéristiques du traitement de la parole par l'humain qui était susceptible de ne pas être retrouvée chez le singe était la « perception de classes d'équivalence auditives ». Elle faisait référence à la capacité du nourrisson (et de l'adulte) à considérer comme équivalentes des formes acoustiques différentes du même phonème, à savoir le même phonème prononcé par plusieurs locuteurs (Kuhl, 1979b, 1983). Ici, nous avons montré que les singes discriminaient le néerlandais du japonais à travers les voix de plusieurs locutrices, et réagissaient plus au changement de langue qu'au changement de voix. Il s'agit donc d'une toute première indication de la perception de classes d'équivalence auditives par le singe. Partant de l'observation que l'être humain possède, dès la naissance, une sensibilité innée pour le rythme de la parole, nous nous sommes posé la question de savoir si cette sensibilité était une fonction cognitive ayant évolué spécifiquement pour le langage, ou si elle découlait des propriétés générales de notre système auditif. L'incapacité du nouveau-né à discriminer les langues lorsque les phrases sont jouées à l'envers semblait être un bon argument en faveur de la 193 texte 229 19/03/07 15:17 Page 194 spécificité. Ayant découvert qu'il en est de même chez le tamarin, nous sommes amenés à reconsidérer cet argument. Les deux types d'hypothèses que nous avons retenues à la Section 2 pour expliquer le comportement du nouveau-né faisaient appel à des processus spécifiques à la parole. Il est néanmoins possible de reformuler ces hypothèses d'une manière plus générale et plus pertinente dans le cas du tamarin. On peut en effet imaginer que tout organisme doué d'un système auditif doit faire le tri entre les sons qui sont pertinents pour lui et tous les bruits qui ne le sont pas ; ou plus généralement, que les procédures de traitement auditif doivent être particulièrement adaptées aux propriétés spécifiques de ces « sons pertinents » pour l'organisme. Ces sons étant principalement ceux émis par ses congénères, ses proies et ses prédateurs, il est probable que les sons pertinents pour un grand nombre d'espèces aient en commun un certain nombre de propriétés acoustiques caractéristiques (périodicité, harmonicité, répartition de l'énergie spectrale en formants...). On pourrait ainsi postuler que tous les primates (et peut-être tous les mammifères) ont une capacité innée à reconnaître les sons émis par les autres animaux (ou au moins leurs vocalisations), et une capacité de traitement accrue pour ceux-ci (Seyfarth & Cheney, 1997). La parole à l'envers pourrait ne pas respecter certaines propriétés typiques de ces sons, et être ainsi rejetée par le système auditif d'animaux non humains. Cette hypothèse, qui mériterait d'être testée plus en détail, et sur un large éventail d'espèces, ouvre la porte à des considérations nouvelles sur l'évolution du langage. L'apparition du langage au sein de l'espèce humaine est un sujet hautement épineux et controversé. La raison principale en est certainement l'absence quasi-totale de données empiriques. Contrairement aux organes biologiques, les capacités cognitives ne laissent pas de traces dans les fossiles 12; et contrairement à d'autres capacités cognitives, le langage humain n'a pas d'équivalent ni de proche précurseur parmi les autres espèces 13. Aussi peu contraints par les données, les spéculations et scénarios hypothétiques de l'évolution du langage vont bon train. Un certain nombre de ces scénarios se concentrent sur un sous-problème de l'évolution du langage, celui de l'émergence de la parole 14 (MacNeilage, 1998 ; Rizzolatti & Arbib, 1998). Il s'agit de comprendre comment le tract 12. Mis à part la taille et la configuration de la boîte crânienne. 13. Par exemple, l'assemblage productif de mots en phrases selon des règles syntaxiques abstraites est absent de tous les autres systèmes de communication animale. 14. Il s'agit d'un sous-problème dans la mesure où une explication de l'évolution de la parole ne suffirait pas à expliquer celle par exemple de la syntaxe. 194 texte 229 19/03/07 15:17 Page 195 vocal de nos ancêtres a évolué de manière à produire la grande variété de sons qui caractérise la parole humaine. Néanmoins, il est tout aussi important de comprendre comment notre appareil perceptif peut sembler aussi finement spécialisé pour traiter et catégoriser les sons de parole. Dans les scénarios sus-cités, cet aspect est souvent implicitement considéré comme secondaire à l'émergence des capacités de production. Nos travaux, comme ceux de Kuhl, tendent à montrer que certaines de ces capacités perceptives existaient préalablement à l'évolution du tract vocal humain. Ceci suggère que, au moins pour un certain nombre d'aspects de la parole, c'est l'appareil de production qui a du s'adapter aux domaines de sensibilité de notre appareil perceptif, plutôt que le contraire (voir également Kluender, 1994 ; Kuhl, 1988 ; Stevens, 1989). De nombreux aspects de la perception de la parole n'ayant pas encore été explorés de manière comparative, il va de soi que cette conclusion n'est pas immédiatement généralisable. Jusqu'où peut-on aller dans l'homologie entre perception de la parole et perception auditive chez les primates non humains ? De ce point de vue, les études purement comportementales sont intrinsèquement limitées : la similarité de comportements entre deux espèces n'implique pas nécessairement que ces comportements sont engendrés par des fonctions cognitives identiques. Nous avons déjà mentionné qu'il n'est pas certain que les tamarins discriminent les langues sur la base des mêmes indices que les nouveau-nés humains. En ce qui concerne les difficultés similaires qu'ont les deux populations avec la parole à l'envers, on pourrait également imaginer que les tamarins rejettent celle-ci pour d'autres raisons que les nouveau-nés. Cette hypothèse est parfaitement testable : il est en effet possible de resynthétiser les phrases néerlandaises et japonaises en isolant ou en supprimant les propriétés acoustiques de la parole à l'envers dont on pense qu'elles posent problème, et d'observer dans quelles conditions la discrimination est ou non possible pour chacune des deux espèces. Dans l'hypothèse ou les deux espèces manifestent le même comportement dans les différentes conditions, l'homologie sera probable. Même dans ce cas, des études neurophysiologiques seraient bienvenues pour confirmer que des structures neuronales similaires sont à la base des comportements homologues. C’est en fait l’objet d’une nouvelle collaboration internationale récemment financée par la Commission Européenne, le projet Neurocom (http://neurocomm.free.fr/). Il s’agit notamment de conduire un certain nombre d’études d’imageries cérébrales à la fois sur des adultes, des nourrissons et des singes (des macaques). Au cours de ces expériences, les sujets sont exposés à du langage humain (des phrases de leur langue maternelle ou d’une langue étrangère), à des cris humains émotionnels sans langage, à des vocalisations de macaques, à des chants d’oiseaux et à des stimuli contrôles. La principale question qui est 195 texte 229 19/03/07 15:17 Page 196 posée dans ce projet est celle des origines évolutives des aires cérébrales spécialisées pour le langage chez l’humain. Une hypothèse est qu’elles sont construites principalement sur la base des aires spécialisées pour la perception des vocalisations chez le singe. Evidemment, au niveau des aires auditives les plus primaires des recouvrements sont attendus. Mais au-delà, une hypothèse alternative serait que les vocalisations des singes ne constitueraient pas un véritable précurseur du langage, mais seraient plutôt les ancêtres des vocalisations émotionnelles (non linguistiques) humaines. Une autre hypothèse est celle selon laquelle le langage humain tirerait ses principales propriétés du système moteur plutôt qu’auditif, et notamment de « neurones miroirs » spécialisés dans l’imitation vocale (Rizzolatti & Arbib, 1998). Une exploration électrophysiologique des neurones miroirs potentiellement reliés à la perception et à la production des vocalisations chez le macaque est justement incluse dans le projet Neurocom. Enfin, il reste bien sûr la possibilité selon laquelle les principales caractéristiques du système cérébral pour le langage ne sont directement héritées ni du système auditif, ni du système moteur des primates, et résulteraient de spécialisations cérébrales encore distinctes. Quelle que soit l’hypothèse, il reste clair qu’il existe des niveaux de traitement linguistique spécifiquement humains, que l'on ne retrouvera pas chez le singe. Même s'il apparaît que la totalité des aspects universels de la perception de la parole sont partagés avec les singes, il n'en restera pas moins que l'usage que font les deux espèces de ce traitement auditif sera fondamentalement différent. Les tamarins et les nouveau-nés humains peuvent bien avoir les mêmes capacités perceptives, seuls ces derniers s'en serviront pour apprendre la phonologie, la syntaxe et le lexique de leur langue maternelle. REFERENCES BERTONCINI, J., FLOCCIA, C., NAZZI, T., & MEHLER, J. (1995). 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Tous milieux confondus, nous notons également que les progrès en production se manifestent avant ceux observés en jugement. Enfin, les profils des différents groupes sont comparés avec celui d’apprenants adultes non francophones. La comparaison montre que les enfants atteints de troubles, comme les adultes étrangers, construisent leur connaissance linguistique sur la base d’informations explicites. Mots clés : production, jugement, décalage développemental, liaison, environnement langagier Rééducation Orthophonique - N° 229 - mars 2007 199 texte 229 19/03/07 15:17 Page 200 Production and judgment of obligatory liaisons among normal children and among children with language disorders: developmental and individual differences Abstract From a developmental model of obligatory liaison acquisition employing usage-based theory, we will present results from an experiment which shows that at 56 months, the age of language development, SLI children produce fewer correct obligatory liaisons than normal children, whereas the two groups of children have the same scores in judgment. In another experiment concerning two groups of normal children born from different backgrounds, we observe that differences between social groups in production and judgment become less marked at 5-6 years of age. We also see that progress in production appears before that observed in judgment. Finally, profiles of the different groups are compared with those of adult learners who are non native French speakers. The comparison shows that SLI children, like foreign adults, build their linguistic knowledge on the basis of explicit information. Key Words : production, judgment, developmental discrepancy, liaison, linguistic environment. 200 texte 229 19/03/07 15:17 Page 201 Jean-Pierre CHEVROT Laboratoire de Linguistique et Didactique des Langues Etrangères et Maternelles Université Grenoble 3 - BP 25 38040 Grenoble Cedex Courriel : [email protected] Aurélie NARDY LIDILEM, Université Grenoble 3 Stéphanie BARBU EVE, Université Rennes 1 & CNRS Michel FAYOL LAPSCO, Université Blaise Pascal & CNRS Clermont-Ferrand D ans certains types de dysphasie, notamment les troubles phonologiquessyntaxiques, les capacités perceptives semblent moins altérées que les capacités productives (Van Hout, 2000), même si ce décalage est affaire de degré et varie selon l'âge (Bishop, 1997) et même si la préservation relative des capacités perceptives dépend de la longueur, de la complexité, du degré de décontextualisation et de la rapidité d'émission des énoncés entendus (Piérart, 2004). Par exemple, dans le domaine francophone, Comblain (2004) utilise le test ISADYLE pour évaluer la capacité à produire et comprendre des structures morphosyntaxiques chez 13 enfants, présentant une dysphasie phonologiquesyntaxique, appariés à 13 enfants tout-venant sur la base de l'âge chronologique et du sexe. Ses résultats confirment les tendances observées dans la littérature : les performances des dysphasiques sont inférieures à celles des tout-venant et inférieures en production par rapport à la compréhension. Ce décalage peut atteindre des valeurs extrêmes. Par exemple, les dysphasiques réussissent 96.15 % des items concernant les pronoms personnels en réception, contre seulement 16.67 % en production. En bref, la distance qui sépare enfants tout-venant et enfants dysphasiques est plus grande dans les tâches productives que dans les tâches qui impliquent une composante réceptive. Le but de cet article est de mieux comprendre ce phénomène en le comparant à des décalages analogues survenant au cours du développement normal. Dans cette optique, nous observerons la capacité à produire et à juger les liaisons obligatoires chez des enfants atteints de troubles du langage et chez des enfants tout-venant issus de milieux sociaux contrastés. Le 201 texte 229 19/03/07 15:17 Page 202 recours à de jeunes locuteurs grandissant dans des environnements sociaux diversifiés permettra de montrer que les différences qui les distinguent précocement en production ou en réception se comblent vers l'âge de 5-6 ans. A partir de ce constat, nous formulerons des hypothèses sur les raisons pour lesquelles les écarts entre enfants dysphasiques et enfants tout-venant persistent au cours du développement à des degrés divers selon qu'il s'agit de production ou de jugement. Les tâches de production et de jugement proposées aux différents groupes de jeunes locuteurs concernent un objet linguistique particulier : la liaison obligatoire. Cette alternance phonologique du français possède plusieurs traits qui rendent son utilisation pertinente dans le cadre de cette étude. Premièrement, Chevrot, Fayol & Laks (2005) soulignent que la liaison est un point d'émergence où interagissent les différents niveaux de la structure linguistique - phonologie, lexique, morphologie, syntaxe et orthographe. A ce titre, elle est particulièrement propice à mettre en évidence les interactions entre différents aspects de l'acquisition du langage (Dugua, 2006). Deuxièmement, la complexité linguistique de la liaison rend sa maîtrise difficile, comme l'attestent les nombreuses erreurs qui ponctuent tardivement la parole enfantine (le petit nescargot, des noeufs) et dont certaines persistent à l'âge adulte (Desrochers, 1994). Troisièmement, le processus d'acquisition des liaisons et ses interactions avec la segmentation des mots et la morphosyntaxe précoce ont fait l'objet d'études empiriques récentes qui ont abouti à la formulation de scénarios développementaux cohérents (Chabanal, 2003 ; Chevrot & Fayol, 2001 ; Chevrot, Dugua & Fayol, 2005 ; Chevrot, Chabanal & Dugua, à paraître ; Côté, 2005 ; Dugua, 2002, 2005, 2006 ; Dugua, Chevrot & Fayol, 2006 ; Morin, 2003 [1998] ; Nardy, 2003 ; Nardy & Barbu, 2006 ; Wauquier-Gravelines, 2005 ; WauquierGravelines & Braud, 2005). C'est à partir d'un modèle développemental formulé dans le cadre des théories dites basées sur l'usage que seront interprétés les résultats présentés ici. Les sections suivantes sont consacrées à préciser le fonctionnement linguistique de la liaison, à tracer rapidement le cadre théorique et à expliciter ce scénario développemental. ♦ F o n c t i o n n e m e n t l i n g u i s t i q u e d e l a l i a i s o n e t c o n s é q u e n c e s d é v elop pementales Dans la parole adulte, la liaison se manifeste par l'apparition d'une consonne entre deux mots (dorénavant : mot1 et mot2). Une condition nécessaire à son apparition est que le mot2 commence par une voyelle lorsqu'il est prononcé isolément. En revanche, cette consonne n'est jamais présente à la finale du mot1 lorsqu'il est situé à la fin d'un énoncé, ni à l'initiale du mot2 lors- 202 texte 229 19/03/07 15:17 Page 203 qu'il occupe la première position d'un énoncé. Lorsque cette consonne de liaison est produite, elle forme généralement une syllabe avec la voyelle qui suit. Par exemple, un /z/ est prononcé entre les mots les et écureuil dans la séquence les écureuils, avec une syllabisation [le.ze.ky.rj]. Mais, chez l'adulte, ce /z/ n'est prononcé ni dans les veaux ([levo]), ni dans Rega rde les ! ([rəardəle]), ni à l'initiale de l'apostrophe Ecureuil ! ([ekyrj]). Toutes les consonnes ne peuvent pas jouer le rôle de liaison. Une étude de Boë & Tubach (1992) sur 20 heures de parole adulte montre que /n/, /z/ et /t/ représentent 99.7 % des liaisons réalisées. La possibilité de produire une liaison ainsi que sa nature phonétique dépendent du mot1. Par exemple, les mots1 un ou aucun requièrent une liaison en /n/, les mots1 petit ou grand une liaison en /t/, les mots1 gros ou deux une liaison en /z/, alors que les mots1 joli ou beau au singulier n'en requièrent aucune. Enfin, les auteurs classent généralement les contextes de liaison en deux catégories, définies à partir de critères morphosyntaxiques ou lexicaux : les contextes où la liaison est obligatoire et ceux où elle est facultative. Selon la répartition de Booij & De Jong (1987), fondée sur l'observation des usages réels des locuteurs, il n'existe que quatre contextes dans lesquels les adultes réalisent la liaison dans 100 % des cas : après un déterminant (un enfant, les arbres), après un pronom préverbal (ils arrivent, on aime), entre un verbe et le pronom qu'il régit (prenez-en !) ainsi que dans certaines expressions figées (tout à coup). Dans les autres contextes (c'est ici, hommes heureux, etc.), la liaison est facultative et sa réalisation dépend de facteurs verbaux - longueur, catégorie et fréquence lexicale du mot1, débit - et de facteurs sociolinguistiques. Notamment, les locuteurs adultes de milieu dit favorisé réalisent davantage de liaisons facultatives (Ashby, 1981 ; Booij & De Jong, 1987 ; De Jong, 1994 ; Delattre, 1966 ; Malécot, 1975). Les enfants issus de milieux sociaux différents sont donc exposés à des taux distincts de liaisons facultatives, mais à des taux identiques (100 %) de liaisons obligatoires. Ce portrait de la liaison fait apparaître deux particularités qui compliquent singulièrement la tâche du jeune enfant qui, pour construire son lexique et sa morphosyntaxe, doit récupérer la forme, le sens et la fonction des unités linguistiques (mots, morphèmes) dans la parole environnante. Premièrement, la consonne de liaison formant une syllabe Consonne-Voyelle (CV) avec l'initiale du mot suivant (les arbres est syllabé [le.zarbr]), la frontière syllabique (située avant le /z/ dans [lezarbr]) se trouve disjointe de la frontière lexicale (située après le /z/). Puisque les processus précoces de traitement du lexique exploitent la correspondance probable entre frontière de syllabes et frontière de mots (Mattys & Jusczyk, 2001), l'enfant placera la frontière lexicale avant la consonne de 203 texte 229 19/03/07 15:17 Page 204 liaison. De ce fait, cette consonne sera rattachée à l'initiale de la représentation lexicale du mot qui suit. Il est donc attendu que l'enfant récupère la forme lexicale /zarbr/ à partir de l'audition d'une séquence comme les arbres. Deuxièmement, la nature phonétique de la consonne de liaison étant déterminée par le mot1 « comme si elle lui appartenait » (Tranel, 2000: 49), l'enfant rencontre nécessairement chaque mot1 suivi d'une consonne de liaison spécifique. Ainsi, dans l'environnement langagier enfantin, un ne sera suivi que de la liaison /n/, des ne sera suivi que de /z/, etc. Cette seconde caractéristique inclinera l'enfant à établir un lien entre la nature phonétique de la liaison et le mot1. Deux contraintes tirent donc l'attachement lexical de la consonne de liaison dans des directions opposées : les contingences entre le mot1 et la nature phonétique de la liaison l'attirent vers la gauche tandis que la syllabisation la pousse vers la droite. A partir de ces ingrédients initiaux, Dugua (2006) et Chevrot, Dugua & Fayol (2005) ont proposé un scénario développemental qui rend compte des relations entre acquisition des liaisons obligatoires, segmentation des mots et émergence des schémas syntaxiques. Ce scénario est élaboré dans le cadre des théories du langage dites basées sur l'usage. ♦ L e s t h é o r ies basées sur l'usa ge Conçu comme une alternative générale à l'innéisme, ces théories postulent que l'usage du langage est la clé pour comprendre son organisation, son développement, son évolution et ses origines dans l'espèce humaine (pour une synthèse, voir Kemmer & Barlow, 2000). Un postulat de base est que les évènements d'usage (c'est-à-dire les énoncés particuliers que le locuteur produit et reçoit) constituent l'expérience à partir de laquelle le système linguistique se forme et évolue durant toute la vie. Ces évènements d'usage sont concrets et spécifiques par nature, au sens où ils sont constitués d'unités lexicales dotées d'un contenu phonologique. Sur le plan développemental, les généralisations formulées par l'enfant proviennent donc de l'accumulation et de la réorganisation progressive d'un matériel linguistique concret mémorisé précocement (mots et séquences de mots reliés à un sens et à des conditions d'usage). La mise en relation de ces séquences concrètes sur la base de leurs ressemblances phonologiques, sémantiques, pragmatiques et distributionnelles aboutit à la formation progressive de schémas productifs, permettant à l'enfant de créer des énoncés qu'il n'a jamais entendus. De ce postulat de base découlent deux autres propositions. La formation et le fonctionnement du système linguistique étant pilotés par l'expérience, la fréquence des évènements d'usage devient un facteur déterminant. Plus une unité, une séquence ou un patron est fréquent dans l'environnement langagier, plus son 204 texte 229 19/03/07 15:17 Page 205 fonctionnement cognitif est routinisé. De ce fait, une unité ou une séquence fréquente sera plus disponible pour la production et la réception. En outre, l'importance accordée à l'expérience souligne le rôle, dans l'acquisition du langage, de modes d'apprentissage non spécifiques au langage, tel l'alignement analogique de structures partageant un élément ou une configuration d'éléments (Tomasello, 2003 : 163-169). L'hypothèse est que le processus qui consiste à abstraire les parties similaires dans des expériences récurrentes n'est pas différent pour le langage et pour d'autres types d'activités (perception, motricité, etc.). Puisque la connaissance linguistique résulte de l'organisation des traces mnésiques laissées par les opérations de production et de réception, les phonèmes, les morphèmes et les structures morphosyntaxiques sont conçus comme des propriétés émergeant des patrons de connectivité établis entre ces traces. Ainsi, les schémas qui manifestent ces patrons de connectivité n'ont pas d'existence indépendante des traces mnésiques qui les sous-tendent. Les unités de base de la connaissance linguistique ne sont donc plus les phonèmes, les morphèmes ou les structures morphosyntaxiques mais des constructions, c'est-à-dire des appariements conventionnalisés entre forme et sens qui peuvent inclure des éléments lexicaux concrets ou des emplacements ouverts correspondant à des catégories abstraites (OBJET, AGENT, etc.). Les constructions peuvent être de simples séquences d'éléments lexicaux souvent entendus ensemble et mémorisées telles quelles (Petit Ours Brun), des structures formées de catégories abstraites (SUJET-VERBE-OBJET) ou des configurations composites formées d'éléments lexicaux et de catégories abstraites (il y a + GN). Dans cette approche, l'acquisition du langage n'est pas conçue comme la résultante de deux processus séparés consistant d'une part, à découvrir des unités lexicales et d'autre part, à les agencer pour former des énoncés. On suppose que l'enfant réorganise progressivement des séquences mémorisées en y aménageant des emplacements susceptibles d'accueillir des unités nouvelles (Lieven, Behrens, Speares & Tomasello, 2003). Par exemple, à partir de la mise en relation des séquences c'est ici, c'est à moi, c'est papa, etc., l'enfant élaborerait une construction présentative illustrée par le schéma c'est + X, où X figure une place libre pouvant accueillir un élément. De ce fait, l'acquisition lexicale et l'acquisition morphosyntaxique sont considérées comme deux faces d'un même processus développemental (Bates & Goodman, 1997). ♦ Acquisition de la liaison, se g m e n t a tion des mots et sc h é m a s s y n t a x i q u e s : u n s c é n a r io dév e l o p p e m e n t a l Le cadre général que nous venons d'exposer est particulièrement apte à rendre compte des interactions entre phonologie, lexique et morphosyntaxe 205 texte 229 19/03/07 15:17 Page 206 mises en évidence par l'acquisition de la liaison. Le scénario développemental forgé dans ce cadre 1 est soutenu par des données issues d'expérimentations ou de recueils en situation naturelle, dont on trouvera les détails dans Dugua (2006) et Chevrot, Chabanal & Dugua (à paraître). Le très jeune enfant confronté à la langue française est susceptible de mémoriser des séquences mot1-mot2 telles un-arbre ou un-garçon dont certaines contiennent une consonne de liaison. A partir de ces séquences, il devra extraire un déterminant et un nom réutilisables dans d'autres énoncés (Wauquier-Gravelines & Braud, 2005). Lors d'une première étape, la disjonction entre frontière lexicale et frontière syllabique induite par la liaison le conduirait à segmenter et à mémoriser précocement plusieurs variantes lexicales de chaque mot2. En effet, l'enfant rencontre chaque mot2 précédé de différentes consonnes de liaison. Par exemple, il rencontre arbre précédé de /n/ dans un arbre, de /z/ dans les arbres, de /t/ dans petit arbre. S'il maintient une segmentation syllabique de ces différentes occurrences ( ˜. narbr, le zarbr, pti. tarbr), il finira par mémoriser plusieurs variantes de chaque unité lexicale (/harbr/, /zarbr/, /tarbr/ dans le cas du mot arbre). Cette segmentation des mots2 est corrélative de la formation de schémas basés sur les mots1. En mettant en relation les séquences mémorisées un-arbre, un-œuf, un-garçon, etc., les enfants seraient amenés à abstraire des schémas généraux de type un + X (ou les + X, deux + X, etc.). Puisqu'ils offrent un emplacement où insérer les variantes segmentées des mots2, ces schémas manifestent la capacité nouvelle à créer des suites déterminant-nom jamais entendues. Ils préfigurent ainsi la structure interne du groupe nominal et appartiennent à la classe générale des constructions basées sur des éléments lexicaux, caractéristique du développement précoce (Tomasello, 2000). A ce stade, les schémas disponibles ne contiennent aucune information sur la liaison. L'enfant apprendrait ensuite les relations entre un mot1 particulier et la variante adéquate d'un mot2. Il apprendrait par exemple que /narbr/ doit être inséré au schéma un + X, que /zarbr/ doit s'insérer au schéma les + X, etc. La source de cet apprentissage serait la perception des séquences mot1-mot2 bien formées dans l'environnement langagier. Nous avons déjà fait l'hypothèse que de telles séquences étaient mémorisées très précocement. Nous supposons maintenant que cette mémorisation continue lorsque l'environnement de l'enfant évolue, alors même que le processus de segmentation a déjà commencé. A travers 1 Ce scénario est inspiré par les positions prises par Morin (2003 [1998]) à l'occasion d'une réflexion sur la liaison prénominale. Par ailleurs, on trouvera une critique des conceptions basées sur l'usage et des propositions alternatives plus abstraites dans Wauquier-Gravelines & Braud (2005) et dans Wauquier-Gravelines (2005). 206 texte 229 19/03/07 15:17 Page 207 l'usage du langage en réception, l'enfant structurerait donc progressivement un réseau d'associations décrivant les relations standard entre des mots1 particuliers et des variantes de mots2. L'étape suivante serait caractérisée par l'émergence d'une structure plus abstraite généralisant le lien entre les mots1 et les variantes adéquates du mot2. En mettant en relation les séquences des-ours, des-ânes, des-amis, l'enfant élaborerait un schéma de type des + /zX/, qui lie le déterminant indéfini pluriel à la classe des variantes commençant par /z/. Ce schéma lui permettrait de produire des liaisons correctes après des sans devoir mémoriser toutes les combinaisons possibles entre ce déterminant et l'ensemble des variantes en /z/ des mots2. Si on admet que ces constructions, porteuses de liaisons, restent en compétition avec les schémas précoces plus généraux de type des + /X/ ou les + /X/, ce modèle rend compte de l'ensemble des erreurs produites par les enfants. L'insertion de l'exemplaire /arbr/ dans le schéma des + /X/ aboutit à la classique erreur de substitution [denabr] (des arbres avec /n/ au lieu du /z/ attendu). L'insertion de l'exemplaire /arbr/, à voyelle initiale, dans le schéma des + /X/ produit une erreur d'omission de liaison : [dearbr] (des arbres prononcé sans liaison). Enfin, les erreurs de remplacement d'un /n/ ou d'un /z/ à l'initiale par une consonne compatible avec le mot1 - des nombrils prononcé [dezɔ̃bril] avec /z/ au lieu de /n/ - résultent de l'insertion de nombril au schéma des + /zX/. Il a été montré que ce dernier type d'erreurs présentait un profil développemental typique des surgénéralisations : leur fréquence augmente entre 4 et 5 ans puis diminue entre 5 et 6 ans (Dugua, 2006). Ce résultat conforte l'existence de schémas porteurs de liaison et atteste de leur productivité. Grâce à ces schémas, un enfant qui n'aurait pas mémorisé l'exemplaire /zarbr/ à défaut d'avoir rencontré assez souvent le mot arbre précédé de la liaison /z/, pourra produire correctement la séquence des arbres. A partir des variantes dont il dispose - /narbr/, /zami/, /zan/, etc. - il créerait une variante /zarbr/ compatible avec le schéma des + /zX/. Lorsqu'il applique à tort ce processus de création analogique à la séquence des nombrils, il aboutit à l'erreur [dezɔ̃bril]. C'est dans le cadre de ce scénario développemental que nous interpréterons les décalages entre production et jugement des liaisons, observés d'abord chez des enfants dysphasiques appariés à des enfants tout-venant, puis chez des enfants tout-venant de milieux sociaux contrastés. E x p é rience 1 : production et jugement des liaisons ob lig a t o i res c hez 15 enfa n t s at t e i n t s d e t ro u b les du lang a ge et 15 enf a n t s t o u t - ve n a n t Nous détaillerons d'abord la méthodologie utilisée pour solliciter la production et le jugement des liaisons. Nous présenterons ensuite les résultats des deux tâches en parallèle. 207 texte 229 19/03/07 15:17 Page 208 P a r ticipants Trente sujets ont participé à deux tâches expérimentales : une tâche de production et une tâche de jugement. Parmi eux, 15 enfants tout-venant, âgés de 36 à 86 mois (M = 58.5 mois), et 15 enfants atteints de troubles du langage, âgés de 89 à 142 mois (M = 116 mois). Pour onze de ces derniers, un diagnostic de dysphasie phonologique-syntaxique était noté dans le dossier médical à la suite d'une série d'examens. Pour les quatre autres, un doute subsistait quant à la typicité du trouble. On sait toutefois que la présence de profils non typiques est une constante de la population de dysphasiques, dans laquelle les « cas purs » ne sont pas représentatifs (Bishop, 1997). Soulignons que la conception du protocole, l'ensemble des passations et un premier traitement des données ont été réalisés par Isabelle Blanc et Laureline Vuillaume dans le cadre de leur mémoire de fin d'études en orthophonie (Blanc & Vuillaume, 2002). Les deux groupes d'enfants étaient appariés sur la base du sexe et de l'âge de développement linguistique établi par le Test de Closure Grammaticale (Deltour, 1991). Le choix d'un test morphosyntaxique découle du scénario développemental, dont le mécanisme de base impliqué concerne moins le traitement des unités phonologiques que celui des séquences d'unités lexicales. L'âge de développement langagier était le même pour les enfants atteints de troubles (M = 56.2 mois) et pour les tout-venant (M = 56 mois). T â c h e d e p r o d u c t i o n : m a t é r iel et pr o c é d u r e La tâche consistait à produire 32 séquences mot1-mot2, où le mot2 était un nom et le mot1 le déterminant un (qui induit la liaison /n/) ou le déterminant deux (qui induit la liaison /z/). La production était sollicitée par la dénomination de 16 images, dont 8 représentaient les huit mots2 dessinés en un seul exemplaire et les 8 autres les mêmes mots2 dessinés en deux exemplaires. Parmi ces mots2, quatre commençaient par une voyelle et activaient donc les liaisons (ours, arbre, écureuil, éléphant) et les quatre autres débutaient par une consonne et inhibaient donc les liaisons (singe, cochon, balai, ballon). Chaque enfant produisait deux fois chaque combinaison des deux mots1 avec chacun des huit mots2 (un ours, deux ballons, deux arbres, etc.). Au total, tous les sujets produisaient 32 séquences déterminant-nom : 16 contenant un nom commençant par une consonne (un cochon, deux balais) et 16 contenant un nom commençant par une voyelle (un ours, deux arbres). Seules ces seize dernières séquences, qui requièrent une consonne de liaison, ont donné lieu à un traitement statistique. Puisque les mots2 à initiale consonantique alternaient avec les mots2 à initiale vocalique, les enfants ne produisaient jamais successivement deux contextes de liaison. Toutefois, l'ordre de présentation de chacune de ces catégories d'items était aléatoire pour chaque enfant. 208 texte 229 19/03/07 15:17 Page 209 Les passations se sont déroulées individuellement sur le lieu de scolarisation : des écoles ordinaires ou des écoles spécialisées pour les troubles du langage. T â c h e d e j u g e m e n t : m a t é r iel et pr o c é d u r e Le matériel verbal à juger comportait 6 séquences mot1-mot2, où le mot1 était un ou deux et le mot2 avion, arrosoir ou ordinateur. Chaque séquence mot1-mot2 entendue par les enfants apparaissait sous deux conditions. La première opposait une liaison juste à une erreur par substitution de /z/ à /n/ ou de /n/ à /z/ ([ ˜navjɔ̃] avec liaison correcte /n/ opposé à [ ˜zavjɔ̃] avec /z/ au lieu du /n/ attendu). La seconde opposait une liaison juste à une omission de liaison ([ ˜navjɔ̃] avec /n/ opposé à [ ˜avjɔ̃] sans liaison). Dans chaque condition, chaque séquence était entendue deux fois par l'enfant, une fois dans l'ordre juste-erreur et une fois dans l'ordre inverse. Les séquences juste et fausse étaient prononcées successivement par deux marionnettes animées par l'expérimentateur. Après avoir entendu les deux séquences, l'enfant désignait celle qui selon lui avait « parlé correctement ». Au total, chaque enfant jugeait 24 séquences, la moitié opposant une liaison juste à une erreur par substitution et l'autre moitié une liaison juste à une erreur par omission. Soulignons que ces deux types d'erreurs sont largement attestés chez l'enfant entre 2 et 6 ans (Dugua, 2006). R é s u l t a t s e t d i s c u s s i o n p o u r l e s t â c h e s d e p r oduction et de jug ement Nous avons mené deux analyses distinctes pour les tâches de production et de jugement. Pour faciliter la comparaison des résultats, nous avons réuni les moyennes et les écarts-types dans le tableau 1. P ro d u c t i o n (max = 16) Enfants atteints de troubles du langage Enfants tout-venant 9.8 (4.8) 14.3 (2.8) Modalités de juge m e n t (max = 12) juste vs substitution juste vs omission [ ˜navjɔ̃] / [ ˜zavjɔ̃] [ ˜navjɔ̃]/ [˜avjɔ̃] 9.9 6.5 (2.4) (3.2) 9.5 6.5 (3.1) (2.5) Tableau 1 - Production et jugement : moyenne (écart-type) des scores de réponses conformes à la cible adulte S'agissant des scores de production, l'analyse de variance opposait simplement les deux groupes d'enfants. Il s'avère que la moyenne des productions justes des enfants tout-venant (14.3) est significativement supérieure à celles des enfants atteints de troubles du langage (9.8) (F1,28 = 9.624, p = 0.0044). 209 texte 229 19/03/07 15:17 Page 210 S'agissant des jugements, l'analyse de variance concerne les réponses conformes à la cible adulte (désigner la marionnette qui a prononcé la liaison correcte) et implique un premier facteur opposant les deux groupes d'enfants et un second contrastant les deux modalités de jugement (juste vs substitution / juste vs omission). Les moyennes des enfants tout-venant et des enfants atteints de troubles ne sont pas significativement différentes (p = 0.80). L'effet de la modalité de jugement est cependant significatif (F1,28 = 31.528, p < 0.0001), les jugements étant mieux réussis si on oppose une liaison juste à une liaison fausse et moins réussis si on oppose une liaison juste à une absence de liaison. L'interaction n'est pas significative (F < 1, p = 0.77). Comme il est classiquement observé dans les comparaisons entre enfants tout-venant et enfants atteints de troubles du langage, les différences sont plus marquées dans une tâche de production de liaisons obligatoires que dans une tâche impliquant une composante perceptive, tel le jugement. Plus précisément, les performances en jugement des enfants avec troubles ne diffèrent pas de celles d'enfants du même âge développemental, alors que leurs performances en production sont inférieures. Ainsi, à l'aune de l'âge développemental, les jugements des enfants atteints de troubles du langage sont en avance sur leurs productions 2. E x p é rience 2 : production et jugement des liaisons ob lig a t o i res c hez des enf a n t s t o u t - v e n a n t i s s u s d e m i l i e u x s o c i a u x c o n t r a s t é s La seconde démarche empirique concerne la production et le jugement des liaisons obligatoires chez 188 enfants tout-venant âgés de 2 à 6 ans, issus de milieux sociaux contrastés. Deux questions sous-tendent cette étude : 1/ Est-ce que des décalages entre jugement et production apparaissent dans le cours du développement normal et dans quel sens se manifestent-ils ? 2/ Des différences développementales, opposant des enfants participant à des environnements langagiers différents, apparaissent-elles dans le cours du développement et quelle est leur évolution ? P a r ticipants L'échantillon est composé de 188 enfants âgés de 2 à 6 ans scolarisés en classe de maternelle. Ils ont été choisis a priori en fonction de la profession de leurs parents (obtenue grâce aux fiches de rentrée scolaire remplies par les parents). Pour établir deux groupes sociaux contrastés, nous nous sommes basés 2 Il est important de souligner qu'aucune comparaison directe de la production et du jugement n'est possible, même si on ramène les scores à la même métrique (par exemple, par des pourcentages). Sauter un mètre en hauteur à un âge donné n'équivaut pas à sauter un mètre en longueur. 210 texte 229 19/03/07 15:17 Page 211 sur la nomenclature INSEE (Desrosières & Thévenot, 1988). Les parents dont la profession appartenait au groupe 3 de la nomenclature (cadres de la fonction publique, professeurs et professions scientifiques, cadres administratifs et techniques, ingénieurs, etc.) ont été considérés comme représentatifs du groupe « parents cadres ». Les parents dont la profession appartenait au groupe 6 (tous les types d'ouvriers et les chauffeurs) ont été classés dans la catégorie « parents ouvriers ». Afin d'augmenter le contraste entre les environnements sociaux, nous avons choisi seulement les enfants dont les deux parents exerçaient une profession typique du même groupe ainsi que les enfants dont l'un des deux parents exerçait une profession typique et l'autre était sans profession. Nous avons également réparti les enfants en 4 groupes d'âges. Le tableau 2 montre la répartition des sujets en fonction de l'âge et du milieu social. Groupe d'âge 2-3 ans 3-4 ans 4-5 ans 5-6 ans Milieu social N parents cadres parents ouvriers parents cadres parents ouvriers parents cadres parents ouvriers parents cadres parents ouvriers 22 19 25 20 27 27 25 23 Moyenne (en mois) 35.1 33.9 43.1 43.6 54.4 54 66.7 65.9 Écart-type 2.7 3 2.6 2.8 3.5 3.1 3.5 3.2 Tableau 2 - Répartition des enfants en fonction du groupe d'âge et du milieu social T â c h e d e p r o d u c t i o n : m a t é r iel et pr o c é d u r e Comme dans l'expérience précédente (cf. expérience 1), la tâche de production était basée sur la dénomination d'images représentant des objets ou des animaux dessinés en un ou deux exemplaires. Les enfants produisaient donc des contextes de liaison obligatoire composés d'un déterminant (un ou deux) et d'un nom à initiale vocalique (ours, arbre, avion, éléphant, escargot et ordinateur). Entre les images-cibles était présentée une image-distracteur induisant la production de séquences sans liaison ; ces dernières étaient constituées des mêmes déterminants et d'un nom à initiale consonantique (ballon, lit, cochon, singe, camion, balai). Les images-cibles d'une part, et les distracteurs d'autre part, étaient présentés dans un ordre aléatoire. Finalement, cette tâche permettait de recueillir 12 occurrences de séquences mot1 + mot2 en contexte de liaison obligatoire. 211 texte 229 19/03/07 15:17 Page 212 T â c h e d e j u g e m e n t d ' a c c e p t a b i l i t é : m a t é r iel et pr o c é d u r e Comme dans l'expérience précédente (cf. expérience 1), les enfants étaient amenés à déterminer laquelle des deux séquences entendues contenait une liaison correcte. A l'aide de deux peluches qu'il faisait parler, l'expérimentateur produisait les séquences qu'il soumettait au jugement de l'enfant. L'une d'elles comportait la consonne de liaison correcte et l'autre une erreur de substitution (un suivi de la liaison /z/ ou deux suivi de la liaison /n/, exemple : [dønurs]). Les noms et les déterminants étaient les mêmes que ceux utilisés dans la tâche de production. Ainsi, 12 paires de séquences "liaison juste" versus "liaison fausse" ont été évaluées par chacun des enfants. R é s u l t a t s e t d i s c u s s i o n p o u r l e s t â c h e s d e p r oduction et de jug ement Nous rapportons et discutons d'abord les pourcentages évaluant la production de liaisons obligatoires réalisées justes (cf. figure 1). Puisque leur fonction est d'estimer la capacité enfantine à produire des liaisons conformes à la cible adulte, seules les réalisations avec la consonne adéquate ont été considérées dans le calcul. Une analyse de variance à deux facteurs (groupe d'âge et milieu social) fait apparaître un effet significatif de l'âge (F3,179 = 6.098, p < 0.001), un effet significatif du milieu social (F1,179 = 35.364, p < 0.001) ainsi qu'une interaction significative entre ces deux facteurs (F3,179 = 3.848, p = 0.011). L'effet du milieu social est significatif à 2-3 ans (Bonferroni 3, p < 0.001), tendanciel à 3-4 ans (p = 0.056) et significatif à 4-5 ans (p = 0.008). Dans ces trois tranches d'âge, les enfants de parents cadres réalisent davantage de liaisons justes que les enfants de parents ouvriers. A 5-6 ans, la différence entre les deux groupes sociaux n'est plus significative. Figure 1 - Pourcentages de productions de liaisons obligatoires justes 3. Le test post-hoc de Bonferroni a été utilisé pour chacune des comparaisons inter-groupes. 212 texte 229 19/03/07 15:17 Page 213 Une seconde analyse a été consacrée aux pourcentages de jugements conformes à la cible adulte (estimer que la marionnette qui a parlé correctement est celle qui dit [ ˜ narbr] et pas celle qui a dit [ ˜ zarbr]). Les moyennes par groupe social et tranche d'âge sont représentées dans la figure 2. L'analyse de variance fait apparaître un effet significatif de l'âge (F3,179 = 30.819, p < 0.001) et du milieu social (F1,179 = 6.397, p = 0.012). Si on compare deux à deux les moyennes des groupes sociaux dans chaque tranche d'âge, on constate qu'ils se distinguent significativement à 4-5 ans seulement (Bonferroni, p < 0.001). De façon transitoire, les enfants de parents cadres émettent des jugements plus conformes à la cible adulte que les enfants de parents ouvriers. Figure 2 - Pourcentages de jugements en faveur des liaisons obligatoires justes Il existe donc des différences entre enfants issus de groupes sociaux contrastés quand on les compare sur des tâches de production et de jugement des liaisons obligatoires alors que ce type de liaison est réalisé à 100 % par tous les adultes qui participent à leur environnement langagier. Lorsque ces différences apparaissent, les réponses conformes à la cible adulte sont toujours plus nombreuses chez les enfants de cadres que chez les enfants d'ouvriers. Toutefois, ces différences sont toujours transitoires, dans le sens où elles se résorbent à 5-6 ans. Cette convergence tardive préfigure d'ailleurs l'unicité du traitement de la liaison obligatoire chez l'adulte. Pour observer les décalages développementaux entre production et jugement dans la fourchette d'âges considérée, nous avons décrit plus précisément l'avancée des progrès dans les deux tâches séparément, en regroupant les milieux sociaux (cf. tableau 3). 213 texte 229 19/03/07 15:17 Groupe d'âge Production Jugement Page 214 2-3 ans 3-4 ans 4-5 ans 5-6 ans 46.3 % (33.7) 53.1 % (16.0) 67.1 % (28.0) 55.3 % (18.0) 74.1 % (27.4) 71.8 % (22.8) 91.1 % (13.9) 87.1 % (20.4) Tableau 3 - Progression entre les tranches d'âges en production et en jugement (moyenne et écart-type) En ce qui concerne la production, on enregistre un progrès significatif entre 2-3 et 3-4 ans (Bonferroni, p < 0.001), une absence de différence significative entre 3-4 et 4-5 ans (p = 0.897) et à nouveau un saut significatif entre 4-5 et 5-6 ans (p = 0.003). Pour les jugements, aucun progrès significatif n'est constaté entre 2-3 et 3-4 ans (p ≈ 1). Les progrès débutent entre 3-4 et 4-5 ans (p < 0.001) et se poursuivent entre 4-5 et 5-6 ans (p < 0.001). Ainsi, les progrès en production commencent dès la transition entre la première tranche d'âge et la seconde, alors que les jugements stagnent pendant les deux premières tranches et progressent plus tardivement. Nous en concluons qu'il existe, entre 2 et 4 ans chez les enfants tout-venant, une dynamique plus marquée dans le développement de la production que celui du jugement. Discussion et conc l u s i o n Les deux expériences présentées établissent trois résultats. Premièrement, comme pour d'autres aspects du langage, 15 enfants atteints de troubles (âgés de 89 à 142 mois, niveaux TCG de 39 à 75 mois) ont une meilleure performance dans la tâche de jugement des liaisons entre déterminant et nom que dans celle de production. Alors que les jugements des enfants atteints de troubles sont équivalents à ceux d'enfants tout-venant appariés selon l'âge développemental et le sexe, leur performance en production est moindre. Deuxièmement, entre 2 et 6 ans, des différences transitoires concernant la production et le jugement de ces mêmes liaisons distinguent 99 enfants de parents cadres et 89 enfants de parents ouvriers. Dès 2-3 ans, les enfants de cadres produisent mieux les liaisons obligatoires que les enfants d'ouvriers. Cette différence disparaît cependant à 5-6 ans. Les jugements des deux milieux sont identiques entre 2 et 4 ans, puis ceux des cadres sont plus conformes à la cible adulte à 4-5 ans et cette différence s'annule à 5-6 ans. Troisièmement, la comparaison des courbes d'acquisition en production et en jugement chez les 188 enfants tout-venant suggère que la production s'améliore avant le jugement. L'amélioration la plus précoce en 214 texte 229 19/03/07 15:17 Page 215 matière de production se situe en effet entre 2-3 ans et 3-4 ans, alors qu'elle intervient entre 3-4 ans et 4-5 ans en jugement. En utilisant le scénario basé sur l'usage présenté en introduction, nous proposerons une interprétation des résultats des enfants tout-venant. Nous verrons ensuite quelles sont les limites de son extension à des enfants atteints de troubles du langage. Les liaisons obligatoires, contrairement aux facultatives, sont invariablement réalisées par les adultes francophones, quel que soit leur statut social. L'apparition de différences transitoires entre des enfants tout-venant de milieux sociaux distincts demande à être éclaircie. Dans le modèle développemental proposé, la mémorisation de séquences mot1-mot2 constitue la base de données à partir de laquelle l'enfant produit les groupes nominaux et généralise leur construction. Plus un enfant entend de séquences mot1-mot2 contenant une liaison, plus il accumule le matériel verbal nécessaire à la généralisation de schémas productifs de type un + /nX/ ou des + /zX/. Or, on sait que les enfants de parents à statut social élevé entendent davantage de discours adulte (Hoff-Ginsberg, 1994 ; Hoff, Laursen & Tardif, 2002 ; Hoff, 2003). Davantage de discours adulte, c'est davantage d'occasions de rencontrer des séquences mot1-mot2 bien formées. Le modèle basé sur l'usage prédit donc un apprentissage de la production des liaisons obligatoires plus rapide chez les enfants de familles à statut social élevé, alors même qu'aucune différence sociolinguistique n'oppose les adultes quant à la réalisation de ce type de liaisons. Une interprétation analogue rend compte des différences entre milieux sociaux en jugement. La capacité à distinguer les séquences liaisonnées correctes ([ ˜navjɔ̃]) des séquences erronées ([ ˜zavjɔ̃]) est fondée sur la référence à des groupes nominaux mémorisés ou sur la mobilisation de schémas de type un + /nX/ ou des + /zX/. Puisque la généralisation aboutissant aux schémas nécessite la mémorisation d'une quantité suffisante de séquences mot1-mot2, il est attendu que les jugements soient sensibles à la quantité de discours entendu. En outre, la tâche de jugement peut également impliquer la capacité métaphonologique, dont le développement chez des enfants tout-venant de grande section de maternelle dépend du niveau d'étude de la mère (Zorman, 1999). Ce facteur pourrait converger avec l'influence fréquentielle pour aboutir aux différences sociales constatées vers 4-5 ans. Le même processus de généralisation de schémas à partir de séquences mémorisées rend compte de la disparition des différences sociales en production et en jugement à 5-6 ans. En effet, la mémorisation étant cumulative, les enfants des deux milieux enregistrent finalement, mais à des âges différents, un nombre de séquences mot1-mot2 suffisant à la généralisation des schémas. Une fois ces schémas disponibles, ils sont mobilisés lors du jugement et de la production dont les performances deviennent alors indépendantes du nombre de séquences 215 texte 229 19/03/07 15:17 Page 216 bien formées mémorisées. Tous les enfants tout-venant finissent donc par construire de tels schémas et par se dégager des différences fréquentielles liées à leur milieu d'origine. Finalement, le décalage entre production et jugement chez les enfants tout-venant découlerait du retard des capacités métaphonologiques sur l'habileté à produire le langage (Gombert, 1990), si on admet toutefois qu'une tâche de jugement implique une composante métaphonologique. Dans ce cas, les connaissances linguistiques - c'est-à-dire les schémas et les séquences mémorisées qui les sous-tendent - seraient d'abord opérationnelles pour une tâche de production et leur mise en œuvre dans une tâche de jugement d'acceptabilité serait plus tardive. Chez les 15 enfants atteints de troubles du langage impliqués dans la première expérience, ce décalage est inversé : leur capacité de jugement des liaisons obligatoires devance leur capacité de production. Ils ont donc une difficulté à utiliser en production la totalité des connaissances linguistiques qu'ils manifestent à travers le jugement. De façon inattendue, on observe le même décalage chez des adultes non-francophones apprenant le français en milieu scolaire. Delpiano-Harnois (2006) a suivi, pendant 18 mois, 16 étudiants coréens âgés de 19 à 25 ans au début de l'étude. Tous les 6 mois, ils produisaient et jugeaient des liaisons obligatoires et facultatives puis prononçaient en isolation et écrivaient les mots1 impliqués dans ces tâches. La comparaison avec des enfants natifs participant aux mêmes tâches (Dugua, 2006 ; Nardy, 2003) montre que la performance en jugement de liaisons obligatoires des adultes coréens équivaut à une performance native de 5-6 ans alors que leur production ne dépasse pas la performance des 3-4 ans. Comparés à de jeunes natifs, les apprenants coréens du français sont donc meilleurs en jugement qu'en production, comme les enfants souffrant de troubles du langage. Outre ce décalage, une autre ressemblance rapproche les deux populations. Chez les apprenants coréens, les erreurs en production de liaisons obliga˜ avjɔ̃] sans liaitoires sont majoritairement des omissions (un avion prononcé [ son). Les substitutions ([ ˜ zavjɔ̃] avec [z] au lieu de [n]) sont quasiment inexistantes (moins de 2 %) alors qu'elles sont les erreurs les plus représentées chez les enfants natifs entre 2-3 ans (43.7 %) et 4-5 ans (17.3 %) (Dugua, 2006). On retrouve la même tendance chez les enfants de l'expérience 1. Les 15 sujets atteints de troubles du langage font davantage d'omissions (en moyenne 29 %) que de substitutions (12 %) (t14 = 2.19, p = 0.046). Chez les 15 tout-venant appariés selon le sexe et le niveau de développement, les occurrences des deux types d'erreurs sont très basses (< 7 %) et la différence entre elles non significative (t14 < 1, p = 0.70). 216 texte 229 19/03/07 15:17 Page 217 La proximité entre le profil des adultes non francophones et celui des enfants atteints de troubles suggère qu'ils partagent certains modes d'acquisition des liaisons fondamentalement différents de ceux des enfants natifs tout-venant. Contrairement aux jeunes natifs indemnes de troubles, les adultes qui apprennent le français en milieu scolaire n'acquièrent pas la totalité des liaisons en généralisant des schémas à partir de séquences mémorisés composées d'un déterminant et d'un nom. Selon Delpiano-Harnois (2006), ils fondent aussi leur connaissance de ce phénomène sur l'explicitation qui en est donnée en cours de français et sur une référence aux graphies des mots1, dont la lettre muette finale correspond à la consonne de liaison (n à la fin de un, x ou s à la fin de deux et des, etc.). Cette référence délibérée à la graphie ou à des connaissances explicites conduirait à des progrès rapides en jugement, mais elle serait plus difficile à mettre en œuvre en temps réel lors de la production. Elle se manifesterait par une prononciation orthographique du mot1 (petit est prononcé avec un [t] final même en isolation) ou par l'insertion optionnelle d'une consonne de liaison entre le déterminant et le nom activés et produits séquentiellement. Cette production basée sur l'écrit et le découpage graphique des mots n'aboutit évidemment ni à la segmentation de variantes à consonnes initiales (/narbr/, /zarbr/ pour arbre) ni aux erreurs de substitution qui découlent de ces variantes chez les enfants natifs. Une raison de ces différences entre enfants natifs tout-venant et apprenants adultes non natifs pourrait résider dans la rareté de l'input inhérente à l'apprentissage scolaire d'une langue. Il est impensable que les cours de français et les rencontres occasionnelles avec cette langue permettent aux non natifs d'entendre les 7000 énoncés perçus quotidiennement par un enfant dans son environnement familial (Cameron-Faulkner, Lieven & Tomasello, 2003). Les enfants atteints de troubles du langage, impliqués dans l'expérience 1, reçoivent sans doute un input oral quantitativement comparable à celui d'enfants toutvenant, mais leurs difficultés limitent leur capacité à extraire de cet input des connaissances linguistiques implicites exploitables par les processus de production du langage. Il est donc attendu qu'ils cherchent à pallier ce manque par un recours à leurs connaissances explicites sur la liaison plus faciles à mobiliser lors d'une tâche de jugement que dans le temps réel de la production orale. Ces enfants, âgés de 7 à 11 ans, bénéficient d'un enseignement de l'écrit et d'une rééducation sur le long cours qui peut inclure une information sur la liaison. Les sources d'informations exploitables dont ils disposent sont donc potentiellement similaires à celles d'adultes apprenant le français en milieu scolaire. Comme l'a montré Hirschman (2000), en enseignant explicitement des phrases complexes à des enfants dysphasiques, il existerait un « pont métalin- 217 texte 229 19/03/07 15:17 Page 218 guistique » qui permet aux enfants atteints de troubles de réinvestir au moins partiellement leurs connaissances linguistiques explicites dans les processus en temps réel de la production orale. S'agissant de la liaison obligatoire, ce pont serait également exploité par les adultes non francophones apprenant le français en contexte scolaire. REFERENCES ASHBY, W. (1981). French Liaison as a Sociolinguistic Phenomenon. In W.W., CRESSEY, D. J., NAPOLI, D. (Eds.), Linguistics Symposium on Romance Languages (9th) (pp.46-57). Washington, DC : Georgetown University Press. BATES, E. GOODMAN, J. C. (1997). On the inseparability of grammar and the lexicon : evidence from acquisition. Language and Cognitive Processes, 12, 507-584. BISHOP, D. V. M. (1997). 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Parmi ceux-ci on peut citer : • LSCP : Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique EHESS-ENS-CNRS 46 Rue d’Ulm 75005 Paris • Laboratoire Étude des Mécanismes Cognitifs / Laboratoire Dynamique du Langage UMR – CNRS Université de Lyon 2 5 avenue Mendes France 69676 Bron Cedex • Laboratoire Jacques Lordat Université Toulouse Le Mirail Pavillon Recherche 5 allée Machado 31058 Toulouse Cedex • Laboratoire d’Audiophonologie Expérimentale et Clinique Faculté de Médecine Aix Marseille Fédération ORL CHU La Timone 13385 Marseille Laboratoire Parole et Langage CNRS Université Aix Marseille • Laboratoire de Phonétique et de Phonologie UFR - Institut de Linguistique et Phonétique générale et appliquée Université Sorbonne Nouvelle 19 Rue des Bernardins 75000 Paris Cedex 221 texte 229 19/03/07 15:17 Page 222 • Laboratoire Phonétique et Phonologie CNRS Université Paris 3 Hôpital Européen Georges Pompidou 20 rue Leblanc 75015 Paris • Laboratoire Lidilem Université de Grenoble BP25 38040 Grenoble cedex • Mo Dy Co : Laboratoire Modèle Dynamique Corpus Université Paris 10 200 avenue de la République 92001 Nanterre Cedex • Laboratoire de Phonétique et Phonologie Département langues, linguistique et traduction Faculté de Lettres Université de Laval Sainte Foy - Québec - GIK 7P4 Canada • Laboratoire de Phonologie Université Libre de Bruxelles 50 avenue F D Roosevelt Bruxelles - Belgique • Laboratoire des Sciences de la Parole Académie de Wallonie Bruxelles - Belgique • Département des Sciences Cognitives Troubles développementaux du langage Bât. B33, Logopédie 3 Boulevard du Rectorat Liège (Sart-Tilman) - Belgique 222 texte 229 19/03/07 15:17 Page 223 ♦ ART I C L E S D E R E V U E S Pour une revue de littérature, consulter entre autres : • Fonds de Phonologie : Articles et revues CNRS Bibliothèque ILPGA ou Laboratoire de Phonétique Université Paris 3 Hôpital Européen Georges Pompidou 20 rue Leblanc 75015 Paris • Édition électronique scientifique [email protected] • Revue électronique Marges Linguistiques www.marges-linguistiques.com • Revue Parole Université de Mons Hainaut 20 Place du Parc 7000 Mons - Belgique 223 texte 229 19/03/07 15:17 Page 224 Aucun article ou résumé publié dans cette revue ne peut être reproduit sous forme d’imprimé, photocopie, microfilm ou par tout autre procédé sans l’autorisation expresse des auteurs et de l’éditeur. 224