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Une vie
si convenable
Ruth Rendell
Une vie
si convenable
Traduit de l’anglais
par Johan-Frederik Hel Guedj
A
vue
d’œil
Titre original : The Child’s Child
Éditeur original :
Viking, Penguin Books Ltd., Londres
© original : Kingsmarkham Enterprises Ltd., 2012
isbn original : 978-0-670-92220-8
© Éditions des Deux Terres, janvier 2015, pour la
traduction française.
© À vue d’œil, 2015, pour la présente édition.
ISBN : 978-2-84666-959-7
www.avuedoeil.fr
www.facebook.com/editionsavuedoeil
À vue d’œil
27 Avenue de la Constellation
C.S. 78264
95801 CERGY-PONTOISE CEDEX
2011
CHAPITRE 1
L
e livre était sur la table devant nous, ainsi que
la théière, les deux tasses et une assiette de tartelettes
de Noël aux fruits secs. C’était un livre et non pas le
manuscrit auquel je m’étais attendue et, pour être
sincère, que j’avais un peu redouté.
– Imprimé à compte d’auteur, comme vous voyez,
a précisé Toby Greenwell.
– Votre père s’en est chargé lui-même ?
– Eh bien, oui.
Il a pris le volume et me l’a tendu. Comme
beaucoup de livres de ce genre, il était nu, sans jaquette,
mais une couverture en papier glacé montrait la photo
d’une jeune fille avec des nattes et vêtue d’une tunique
d’écolière, debout au milieu d’un pré verdoyant. Le
titre du roman avait été inscrit en lettres noires par
quelqu’un qui n’était guère un expert de l’art du
lettrage dans une police comme le Times Roman. Du
travail d’amateur.
– Quand nous nous sommes parlé, ai-je fait, vous
m’aviez expliqué que votre père avait mentionné ce livre
mais qu’avant sa mort et celle de votre mère, vous ne
l’aviez jamais eu sous les yeux. C’était un romancier tout
à fait reconnu. Il avait… combien de titres a-t-il publiés ?
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– Douze. Ce n’étaient pas des best-sellers mais
ils ont été… enfin, « salués unanimement » serait la
formule appropriée, je crois, n’est-ce pas ?
Toby n’est pas écrivain lui-même et ne l’a jamais
été. Il est architecte, désormais à la retraite, et vit avec
son épouse et leur seul enfant encore au foyer, une
maison qu’il a dessinée de sa main, dans les collines
du Surrey. Nous nous sommes rencontrés dans celle
de Highgate qu’il a héritée de sa mère six mois plus
tôt, demeure de style gothique victorien et qu’il
n’admire guère, bien qu’il y ait grandi. Martin et Edith
Greenwell y ont vécu des années 1930, quelque temps
avant la naissance de Toby, jusqu’à la mort de Martin,
puis celle d’Edith. C’était là, en passant son contenu
en revue, dont la totalité lui appartenait maintenant,
qu’il avait trouvé ce roman dans une bibliothèque du
bureau de Martin, un ouvrage en effet édité à compte
d’auteur. Je lui ai demandé s’il se souvenait de ce que
son père lui avait dit de L’Enfant née d’une enfant et des
raisons pour lesquelles il n’avait jamais été publié.
– Mon père m’avait mentionné ce titre, m’a
répondu Toby, et c’est ainsi que j’ai su de quoi il
s’agissait. Il ne m’avait pas précisé qu’il l’avait fait
imprimer et relier et… enfin, tel que vous le voyez
aujourd’hui. J’en ai été surpris, c’est le moins qu’on
puisse dire. Mais en définitive plus si surpris que cela
lorsque je me suis souvenu de ce qu’il m’en avait
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raconté. Il faut que vous sachiez que ma mère s’est
violemment opposée à toute tentative de le faire
paraître. C’est de lui que je tiens cela, pas d’elle.
Apparemment, elle refusait toujours d’en discuter.
J’ai demandé à Toby s’il avait abordé le sujet avec
elle.
– Oh, oui. Après la mort de papa. J’ignorais
l’existence de ce volume relié, à l’époque. Je croyais
qu’il était resté quelque part au milieu de ses papiers,
sous forme manuscrite. Les réflexions de ma mère ont
été mémorables. Il ne faut pas oublier qu’elle était née
vers la fin de la Première Guerre mondiale et qu’elle
était déjà très âgée quand nous avons parlé de ce livre.
– Qu’en disait-elle ?
– Qu’elle l’avait lu mais que cette lecture la
dégoûtait trop pour qu’elle le termine. Je crois que
c’était en partie dû au fait qu’il s’agissait d’une
histoire vraie, ou écrite d’après une affaire bien réelle,
concernant une personne que mon père avait connue.
Si le texte était publié, aucune de leurs relations ne
leur adresserait plus la parole, mais elle était certaine
que personne ne le publierait. Et elle avait raison. Il
a bien essayé avec la maison d’édition pour laquelle
travaille votre frère… ils avaient publié tous ses
ouvrages précédents, il y en avait neuf à l’époque…
et son éditeur lui a suggéré certains changements.
Le personnage de Bertie pourrait être transformé en
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femme, par exemple. Maud aurait trois ans de plus
que dans le roman. Mais leurs objections touchaient
surtout à la dimension homosexuelle du récit. On était
en 1951, seize ans avant la loi légalisant une relation
homosexuelle privée entre adultes consentants.
– J’imagine que votre père n’a pas accepté
d’amender le texte ?
– Non, et quand vous le lisez, vous comprenez
la raison de son refus. Je ne suis pas critique littéraire,
mais je vois bien que si l’on veut comprendre pourquoi
il a souhaité l’écrire et pourquoi il refusait de rien y
changer, il faut essayer de se plonger dans le genre
de climat qui régnait à l’époque. D’où cette édition à
usage privé. Voyez-vous, il ne s’agissait pas seulement
pour lui d’inciter à davantage de compréhension envers
les homosexuels, mais aussi de transformer l’attitude
vis-à-vis des enfants illégitimes et de ce qu’il appelait
les « mères célibataires ». Comment les appelle-t-on
de nos jours ?
Cela m’a fait sourire. Toby avait de ces moments
de naïveté.
– Des parents isolés, je pense, lui ai-je répondu.
– Mais cette formule désigne aussi les pères.
– Je sais. Et cela s’appelle l’égalité des sexes. Ou
le politiquement correct.
– Quoi qu’il en soit, voilà, c’est l’autre thème du
roman. « Thème », est-ce le mot ?
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– Je suppose, ai-je fait. Oui, pourquoi pas ?
– Bien, alors, l’un des thèmes concerne l’injustice
du traitement réservé aux gays dans les années 1930
et 1940 et l’autre l’injustice avec laquelle les… euh, les
parents isolés et leur progéniture étaient traités. Il y a
un frère qui est gay… c’est l’homme que connaissait
mon père… et sa sœur, qui a un bébé illégitime…
Je l’ai interrompu.
– N’en dites pas plus. Laissez-moi le lire. (J’ai
jeté encore un coup d’œil au livre avant de le glisser
dans mon sac.) Je ne suis pas agent littéraire, vous le
savez. Je suis maître de conférences à l’université, et je
travaille sur une thèse qui se trouve être plus ou moins
liée à l’un des thèmes de ce texte.
– C’est votre frère, n’est-ce pas, qui a suggéré que
vous seriez peut-être la bonne personne pour le lire. Je
croyais qu’il le lirait, mais comme il me l’a rappelé, il a
beau travailler dans l’édition, il s’occupe du marketing,
pas de la partie éditoriale. (Toby s’exprimait là presque
avec humilité.) Je voudrais juste que vous me disiez si
vous estimez que ce livre trouvera un éditeur. Je crois
que j’ai trop écouté ma mère et que j’ai encore tous ses
commentaires en tête.
Je lui ai répondu que j’allais le lire, évidemment,
mais que cela risquait de me prendre un peu de temps.
– Je suis sûr que mon père aurait apprécié que
vous y jetiez un œil. Il avait envie de le voir publié tel
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quel, et non pas expurgé, aseptisé, à seule fin d’être
adapté à des lecteurs bornés.
– Je ne suis pas certaine que « bornés » soit le
terme approprié, ai-je rectifié. Ils étaient de leur
temps. Ils composaient la société de l’époque. Quel
que soit mon avis sur le livre de votre père, je peux
vous garantir que personne ne voudra l’expurger. Nous
vivons dans un climat moral et dans un contexte où
les comportements sexuels sont entièrement différents,
c’est un autre monde. (Je l’ai observé, devinant qu’il
songeait à la désapprobation de sa mère.) Vous savez,
parmi les jeunes gens d’aujourd’hui, bon nombre
d’entre eux ou même la plupart ne comprendraient
pas de quoi nous parlons, vous et moi.
– C’est vrai. Mes propres enfants ne comprendraient
pas.
Dans un élan de confidence, il a ajouté :
– Ma mère est morte. Cette histoire n’aurait pu
être publiée de son vivant, mais maintenant, si. C’est
ce que je ne cesse de me répéter, et pourtant je me sens
de plus en plus coupable de ce que je suis en train de
faire.
– Il sera amplement temps de vous sentir coupable
s’il est publié, et quand il le sera. Laissez-moi d’abord
le lire.
J’ai emporté L’Enfant née d’une enfant chez moi,
où ma grand-mère avait possédé la totalité des douze
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romans de Martin Greenwell en édition reliée.
C’étaient des éditions princeps, toutes avec leur jaquette
d’origine, chacune ornée d’une véritable petite œuvre
d’art, tout l’opposé de l’esthétique de la maquette à
l’enfant avec ses nattes dans un pré verdoyant. J’ai
vérifié à l’intérieur, mais L’Enfant née d’une enfant n’était
évidemment pas mentionné dans la liste des œuvres
précédentes de Greenwell. Il m’est alors revenu en
tête qu’une amie de ma mère m’avait confié un jour
avoir passé clandestinement un exemplaire du Sexus
d’Henry Miller à la douane en rentrant de France par
bateau, dans les années 1950. À des années-lumière
de la contrebande d’aujourd’hui, où il se serait agi de
drogues, et non d’un livre.
CHAPITRE 2
T
out en enseignant dans une université de l’ouest
de Londres, je travaillais à une thèse de doctorat sur
un sujet apparemment sans lien avec des membres de
ma famille ou mes amis : les parents isolés ou, selon
la formule qu’avait employée Toby Greenwell, les
mères célibataires. Comme me l’a fait remarquer ma
directrice de mémoire après avoir appris quel sujet
j’avais choisi (et l’avoir accepté, certes à contrecœur),
dans un contexte où près de la moitié des femmes
ne se marient pas, la formule aurait pu paraître un
peu absurde. Ainsi donc, les « parents isolés ». L’idée
était de s’intéresser à ces femmes-là dans la littérature
anglaise, mais je me demandais quand même –
tout comme Carla, ma directrice de thèse – s’il ne
fallait pas élargir le sujet à la vraie vie. À la réalité.
Cela rapprocherait-il trop mon propos d’un traité de
sciences sociales ?
À la mort de ma grand-mère, je m’étais déjà
lancée dans la lecture de tous les romans anglais
sur lesquels je réussissais à mettre la main et qui
traitaient soit de l’illégitimité, soit des mères d’enfants
illégitimes. J’habitais dans un appartement de l’Ouest
londonien que je partageais avec deux autres femmes
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et un homme, une configuration qui n’avait rien
d’inhabituel dans le Londres surpeuplé des années
2000. La veille de sa mort, je lui avais rendu visite à
l’hôpital, où elle avait été admise depuis une semaine
à peine. Une attaque l’avait laissée invalide, sans la
défigurer, mais elle n’était plus capable de prononcer
un mot. Je lui avais tenu la main et je lui avais parlé.
C’était une grande lectrice et elle connaissait toutes
les œuvres de Thomas Hardy et d’Elizabeth Gaskell,
comme quantité d’autres auteurs que je lisais pour ma
thèse. Mais quand je les mentionnais devant elle, elle
ne donnait aucun signe d’avoir entendu et pourtant,
juste avant de m’en aller, j’ai senti une légère pression
de sa main sur la mienne. Le lendemain matin, j’ai
reçu un coup de téléphone de ma mère. Ma grandmère, sa mère, était morte dans la nuit.
Elle avait quatre-vingt-cinq ans. Un bel âge,
comme on dit. Personne ne parle jamais de « vilain
âge », mais je suppose qu’en l’occurrence le mien,
vingt-huit ans, ou celui de mon frère, trente, pourraient
correspondre à cette définition. Nous avions pile celui
auquel les gens se lassent de partager un appartement
avec des colocataires sans pour autant avoir envie de
se coincer avec un énorme emprunt pour un deux ou
trois pièces, mais à l’époque du décès de notre grandmère nous ne voyions pas d’issue à cette situation.
Nous pleurions sa disparition.
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