Les Sœurs Brontë à 20 ans

Transcription

Les Sœurs Brontë à 20 ans
Les Sœurs Brontë
à 20 ans
Au nom du père, du frère et de l’esprit
Au diable vauvert
Stéphane Labbe
Les Sœurs Brontë
à 20 ans
Au nom du père, du frère et de l’esprit
Collection dirigée par Louis-Paul Astraud
Déjà parus
Honoré de Balzac à 20 ans, Anne-Marie Baron
Albert Camus à 20 ans, Macha Séry
Louis-Ferdinand Céline à 20 ans, Louis-Paul Astraud
Colette à 20 ans, Marie Céline Lachaud
Marguerite Duras à 20 ans, Marie-Christine Jeanniot
Gustave Flaubert à 20 ans, Louis-Paul Astraud
Jean Genet à 20 ans, Louis-Paul Astraud
Johnny Hallyday à 20 ans, Corinne François-Denève
Ernest Hemingway à 20 ans, Luce Michel
John F. Kennedy à 20 ans, Martine Willemin
Nelson Mandela à 20 ans, Solenn Honorine
Guy de Maupassant à 20 ans, Françoise Mobihan
Marilyn Monroe à 20 ans, Jannick Alimi
Marcel Proust à 20 ans, Jean-Pascal Mahieu
Jean-Jacques Rousseau à 20 ans, Claude Mazauric
Georges Sand à 20 ans, Joëlle Tiano
Boris Vian à 20 ans, Claudine Plas
ISBN : 979-10-307-0045-9
© Éditions Au diable vauvert, 2016
Au diable vauvert
www.audiable.com
La Laune 30600 Vauvert
Catalogue disponible sur demande
[email protected]
Pour Arthur, j’aimerais qu’il comprenne un jour cette
réplique de Malika Fedjoukhe faite à un élève de sixième
qui, s’insurgeant contre une lecture imposée, avait dit :
« C’est un livre de fille. » « C’est un livre, avait rétorqué
Malika, écrit pour les filles et les garçons intelligents ! »
Il en va de même de l’œuvre des Brontë.
Les traductions des poèmes d’Emily sont de Pierre
Leyris, celles des poèmes de Charlotte et d’Anne sont
de Dominique Jean. La traduction de toutes les lettres
citées dans cet ouvrage ainsi que celle du poème
« Reminiscence » (« Yes, thou art gone !… »)
sont de l’auteur.
La famille Brontë
Patrick Brontë (1777-1861) : Pasteur de l’Église
anglicane, lorsque sa femme, Maria, décède en 1821,
il se voit obligé d’élever seul une fratrie de six enfants.
Intellectuel de tendance conservatrice, il fait preuve
d’une certaine ouverture d’esprit envers les autres cultes
et prêche pour l’amélioration des conditions sociales
faites aux plus démunis. L’éducation qu’il prodigue à ses
enfants est plutôt libérale, il ne posera par exemple aucun
interdit en matière de lecture, et tient à ce que ses filles
reçoivent une instruction conséquente.
Elizabeth Branwell (1776-1842) : Sœur de Maria
Branwell, la femme de Patrick, elle vient assister cette
dernière quelques mois avant son agonie. Cette vieille
fille prendra en charge les destinées du foyer Brontë à
Haworth. D’une grande piété, elle ne brille pas par son
sens de l’humour et remplit sa fonction de maîtresse
de maison sans faire preuve de tendresse à l’égard des
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enfants. Son dévouement permettra toutefois au pasteur
de remplir les devoirs de sa charge.
Charlotte Brontë (1816-1855) : Elle devient l’aînée
des enfants Brontë en 1825, à la mort de ses deux sœurs
aînées, Maria et Elizabeth. Futur auteur de Jane Eyre,
elle est l’âme entreprenante de la fratrie. D’abord liée
à son frère, elle finit par se détourner de lui, méprisant
sa faiblesse de caractère et ses addictions. Elle engage
ses deux sœurs dans une publication collective (Poems)
qui sera l’acte fondateur de la carrière littéraire des trois
sœurs. Seule survivante de la fratrie, elle publiera après
Jane Eyre deux romans Shirley et Villette.
Patrick Branwell Brontë, dit « Branwell », (18171848) : L’unique garçon de la fratrie. Ses dons précoces le
prédestinaient aux yeux des siens à une carrière d’artiste.
Mais, exception faite de quelques poèmes publiés dans
les journaux et de quelques portraits vendus à des particuliers, la destinée artistique du jeune homme sera un
échec. Il sombre dans l’alcool et le laudanum et meurt
prématurément à 31 ans de la tuberculose.
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Emily Brontë (1818-1848) : Viscéralement attachée
à son village et aux collines du Yorkshire, le futur auteur
des Hauts de Hurle-Vent est une jeune femme parti­
culièrement réservée qui se satisfait d’une vie retirée. Très
liée à la plus jeune de ses sœurs, Anne, elle aura toujours
des difficultés à quitter Haworth. Sa poésie d’essence
mystique annonce le romantisme noir de son roman. Elle
meurt quelques mois après son frère qu’elle avait soutenu
jusqu’au bout.
Anne Brontë (1820-1849) : La benjamine des Brontë
est la moins connue des trois sœurs. Effacée, la jeune
femme a le sens du sacrifice et se révélera tourmentée par
des inquiétudes religieuses entretenues par le rigorisme de
sa tante. Elle aura le temps d’écrire deux romans, Agnes
Grey et La Dame de Wildfell Hall, dont le style est plus
proche du réalisme de Jane Austen que du romantisme
de ses sœurs. Elle meurt à l’âge de 29 ans, atteinte à son
tour de tuberculose.
Ellen Nussey (1817-1897) : La meilleure amie de
Charlotte Brontë. Les deux jeunes femmes se sont
rencontrées à Roe Head, le pensionnat de Mlle Wooler
en janvier 1831. Les quelques cinq cents lettres envoyées
par Charlotte à son amie, tout au long de son existence,
constituent un précieux témoignage sur la vie des Brontë.
Tabitha Aykroyd (1771-1855) : Engagée en 1824,
à l’âge de 53 ans, au service de la famille Brontë,
Tabitha Aykroyd, dite « Tabby », arrive au presbytère à
un moment difficile : les deux sœurs aînées viennent de
mourir. Sa verve et sa bonne humeur aideront les enfants
à surmonter l’épreuve. Les histoires et contes qu’elle
rapporte aux enfants Brontë contribueront grandement
à alimenter leur imaginaire.
Départ
À l’été 1835, l’aînée des filles Brontë, Charlotte, a
19 ans et il va lui falloir quitter le presbytère de Haworth
où elle a passé la majeure partie de son enfance pour
affronter un avenir qu’elle appréhende. Mlle Wooler, la
directrice de Roe Head, l’école pour jeunes filles qu’elle
a fréquentée trois ans plus tôt, vient de lui adresser une
lettre pour lui proposer un poste d’enseignante. Charlotte
a accepté et le 5 juin, elle écrit à Ellen Nussey, sa meilleure
amie :
« Oui, je vais enseigner à l’endroit même où j’ai été
élève. Mademoiselle Wooler me l’a proposé et j’ai préféré
cela à deux autres postes de gouvernante qu’on m’avait
offerts auparavant. Je suis triste, très triste à l’idée de
quitter la maison, mais le devoir et la nécessité sont des
maîtres sévères, auxquels on ne saurait se dérober. »
Le ton de la lettre n’est pas précisément enthousiaste
et Charlotte y exprime ouvertement son chagrin à l’idée
de quitter les siens. Elle y met aussi en avant ce sens du
devoir dont, en tant qu’aînée, elle se doit de faire preuve.
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Aînée, elle l’est devenue. Dix ans plus tôt, ses sœurs,
Maria et Elizabeth, ont quitté ce monde prématurément,
rejoignant ainsi leur mère, dans des circonstances que la
future romancière ne devait jamais oublier.
Un pensionnat au règlement draconien, des enseignants impitoyables, une religiosité qui confine au
fanatisme, une hygiène douteuse, la maladie. Se trouvent
ainsi réunis les ingrédients qui vont inspirer l’amertume
des premiers chapitres de Jane Eyre. Lorsqu’elle entreprendra la rédaction de ce roman, une dizaine d’années
plus tard, Charlotte se souviendra de cette terrible année
1825 et de ses chères sœurs. Ce sont elles – Maria en particulier – qui lui inspireront le personnage d’Helen Burns,
l’amie de Jane Eyre, figure christique résignée, victime du
sadisme des adultes, du sort et de la maladie, et dont la
mort contribue si fortement à la tonalité pathétique du
récit. Partir c’est mourir un peu, Charlotte le ressent dans
sa chair : longtemps, elle a entendu dans ses cauchemars
ses deux sœurs tousser jusqu’à l’épuisement, elle les a vues
peu à peu dépérir sous le regard indifférent des adultes
qui auraient dû les protéger et qui les ont laissées mourir.
Il est probable que, en ce jour du 29 juillet 1838,
Charlotte ait arpenté une dernière fois toutes les pièces si
familières du vieux presbytère. De sa chambre qui donne
sur le cimetière, elle peut apercevoir, derrière l’enchevêtrement moussu des tombes, la silhouette familière du
clocher gothique derrière lequel se dissimule la nef de
l’église où son père officie chaque dimanche avec autorité.
Est-elle entrée dans la nursery adjacente, devenue
momentanément la chambre d’Anne, la plus jeune de ses
sœurs ? Les quatre enfants Brontë y ont passé des heures à
jouer, à inventer des histoires, auréolant les petits soldats
de plomb de Branwell, son cadet, d’un passé glorieux et
leur imaginant des destins sublimes ou pathétiques, faits
de traîtrises, de vengeances et de conquêtes héroïques. Ces
jeux d’enfants sont à l’origine d’une quadruple vocation
d’écrivain, ils constituent la genèse de ces mondes imaginaires dont les frère et sœurs, pendant plus de douze ans
(de 1827 à 1839) se feront les historiens, noircissant les
pages de dizaines de carnets consacrés aux rebondissements de leurs chroniques.
Pour l’instant Emily dort au rez-de-chaussée, dans la
petite chambre qui donne au nord sur la lande, Charlotte
y aura certainement croisé le visage boudeur de sa cadette
qui, tout en bouclant rageusement sa malle, lui a lancé
un de ces regards chargés de colère dont elle a seule le
secret car elle aussi va devoir quitter le presbytère et le
moins que l’on puisse dire c’est que ce n’est pas de son
goût. Le salaire que Charlotte doit percevoir en échange
de ses services d’enseignement ne sera pas élevé mais elle
a obtenu, en contrepartie, que sa sœur puisse bénéficier
gracieusement de l’enseignement de Roe Head. Emily,
qui a aussi connu Cowan Bridge, le pensionnat où ses
aînées ont trouvé la mort, se satisfait de la routine de
Haworth, elle aime la simplicité des travaux ménagers, la
complicité qui l’unit à sa petite sœur, Anne, et, par-dessus
tout, les longues déambulations sur la lande au gré de ses
caprices. Or, voilà qu’il lui faut partir la veille même de
son anniversaire, elle va devoir fêter ses 17 ans loin des
siens, loin de son cher village !
Charlotte n’aura probablement pas osé frapper à la
porte du bureau de son père, situé au rez-de-chaussée.
Le révérend Brontë, comme tous les matins, y délivre
à son fils, Branwell, ses leçons de langues anciennes,
d’histoire et de littérature. Cette pièce exerce sur tous
les enfants Brontë une véritable fascination ; c’est là que
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leur père étudie, réfléchissant à la matière des homélies
qu’il dispense aux fidèles chaque dimanche, ou rédige les
articles qui paraissent de temps en temps dans la presse
locale et dans lesquels il défend une politique conservatrice tout en réclamant des avancées sociales pour
les plus démunis. Mais c’est surtout de sa bibliothèque
que le bureau tire son pouvoir d’attraction ; les enfants
ont l’autorisation d’y prélever les livres qu’ils désirent.
Les Fables d’Ésope, les drames de Shakespeare, l’épopée
dantesque du Paradis Perdu de Milton, et les pérégrinations allégoriques mais plaisamment fantastiques du
pèlerin de Bunyan ont très tôt alimenté leur imaginaire.
Auteurs classiques et romanciers côtoient les ouvrages de
théologie évidemment moins prisés des enfants.
Des livres, il y en a aussi dans la salle à manger où
les quatre frère et sœurs se retrouvent quotidiennement,
matin, midi et soir. Les adultes ont d’ailleurs peu à peu
déserté la compagnie de ces adolescents sans doute
trop bruyants. Le révérend qui souffre de dyspepsie, un
trouble de la digestion qui peut lui causer de terribles
douleurs d’estomac, préfère prendre ses repas dans le
calme de son bureau et la tante Branwell – la sœur de
la défunte Mme Brontë venue assister le pasteur – retire
son caractère ombrageux dans sa chambre où, entre les
plats, elle s’adonne à la lecture de ses magazines de piété
méthodistes. Le rez-de-chaussée, lorsque le révérend ne
travaille pas à son bureau, appartient donc aux enfants,
qui peuvent ainsi aller et venir d’une pièce à l’autre en
riant, partageant leurs enthousiasmes pour les nouvelles
qu’ils dévorent dans le Blackwood’s Magazine, ou pour les
romans de Walter Scott et les poèmes de Byron.
Et puis, le rez-de-chaussée est aussi le royaume de
« Tabby », Tabitha Aykroyd, la gouvernante. Engagée en
1824, c’est elle qui a su écouter et soulager la douleur des
enfants qui venaient de perdre leurs aînées. C’est elle qui
les a promenés sur la lande, au cours de cet étrange été
où la joie morne de se retrouver ne suffisait pas à combler
l’incroyable absence des deux sœurs si aimées.
Tabitha avait alors 53 ans, c’était une paysanne un peu
rude, aux larges épaules, aux joues rouges et au regard
pétillant. Mais cette façon qu’elle avait de s’adresser
aux enfants simplement, avec la brusquerie bonhomme
qu’ont les femmes du Yorkshire, de soigner les bobos ou
de vous prendre sur ses genoux avait tout de suite eu
quelque chose d’absolument réconfortant.
Tabby s’active éternellement dans la cuisine. Inlassa­
blement, elle y entretient le feu d’un poêle généreux,
pétrit la pâte à pain, confectionne des puddings et de
succulentes tartes aux pommes. Tabby connaît tout des
landes, des fermes, et même de ces familles qui peuplent
les « bas » de Haworth. Ces ouvriers pauvres qui travaillent
dans les fabriques. Elle a gardé la mémoire de ces conflits
durs qui ont embrasé le Yorkshire une dizaine d’années
plus tôt quand les artisans du textile se sont retrouvés
dépossédés de leur travail par les maîtres de fabriques
qui importaient les premières machines à carder. Dans
l’Europe entière, la révolution industrielle, qui finira par
s’étendre à tous les domaines de la production économique, a commencé par l’industrie du textile : les fileuses,
ces machines qui utilisaient l’énergie des cours d’eau
cèdent la place aux tisseuses automatiques à vapeur du
révérend Cartwright, leur introduction dans le Yorkshire
a privé les artisans de la laine de leurs revenus et suscité
des révoltes désespérées.
Tabitha Aykroyd qui a assisté à ces violences est un
personnage-clé de l’enfance des Brontë, son empathie
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chaleureuse, ses attitudes maternelles, sa volubilité
contrastent avec la froideur de la tante et la distance du
père. Les récits de Tabby, qu’il s’agisse des légendes du
Yorkshire, des conflits luddistes – les révoltés du textile
s’étaient réclamés d’un certain Ned Ludd dont l’identité
demeure contestée – ou de sombres histoires de rivalités
familiales, d’héritages meurtriers, d’amours incestueuses
vont alimenter l’imaginaire des enfants. Nelly Dean, la
gouvernante et narratrice avisée des Hauts de Hurle-Vent,
le futur chef-d’œuvre d’Emily, lui devra évidemment
beaucoup.
En quittant le presbytère de Haworth, Charlotte
laisse derrière elle l’affection de Tabby, la sécurité que lui
procurent les jugements tranchés de son père et l’autorité
de la tante Branwell. Elle abandonne aussi le monde
imaginaire d’Angria. Il y a de l’aigreur dans cette Angria.
Le nom par sa consonance renvoie à la colère (anger en
anglais). Prolongement naturel des jeux d’enfance, Angria
est un royaume qui a ses règles, ses dirigeants, ses intrigues
et dont Charlotte s’est faite la chroniqueuse depuis des
années, avec la complicité de son frère Branwell. Ce frère
que tout le monde admire dans la maisonnée est appelé du
nom de jeune fille de sa mère pour éviter une confusion,
car il se prénomme en réalité Patrick, comme son père.
Angria est une création coordonnée : chacun des deux
adolescents apporte sa contribution à cet univers qui n’est
pas sans rappeler aussi l’Angleterre (England) mais Angria
est, dès ses origines, une terre d’affrontement : le héros de
Branwell, Nothangerland, figure byronienne maléfique,
n’a de cesse de s’opposer au Zamorna de Charlotte, figure
chevaleresque et donjuanesque, qui permet à la jeune
femme d’introduire dans cette fresque épique la note
sentimentale qui convient à son inspiration.
De la difficulté de se faire
un nom et un prénom
Le presbytère de Haworth, au cours de l’été 1835, a été
le théâtre d’une discussion familiale consacrée à l’avenir
du fameux Branwell. Patrick Branwell Brontë, le frère
de Charlotte, porte en effet sur ses frêles épaules tous les
espoirs de la famille. Aux yeux de tous, de son père en
particulier, il est un génie, fragile certes, mais un génie
malgré tout.
Sujet à des crises d’épilepsie, de constitution délicate,
Branwell n’a jamais fréquenté l’école. Son père a préféré
prendre lui-même en charge son éducation, craignant
sans doute le regard des autres sur ce mal étrange qu’est
l’épilepsie dont on sait bien peu de choses en ce début
de xixe siècle et qui nourrit toutes sortes de craintes
infondées.
Patrick Branwell manifeste des dons évidents pour
la musique et l’écriture ; il se passionne aussi pour la
sculpture et la peinture. Comme sa sœur, Emily, il joue
du piano. Par ailleurs, c’est lui qui tient l’orgue de l’église
Saint-Michel. C’est lui aussi qui est l’initiateur des jeux
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d’écriture qui occupent toute la fratrie depuis maintenant
près de six ans. C’est lui enfin qui a réclamé des cours de
dessin et de peinture.
Depuis près d’un an, le professeur Robinson, un jeune
peintre réputé plein d’avenir, vient de Leeds une fois
par semaine pour éduquer la main du futur artiste. Il
faut dire que, depuis l’été 1834, illuminé par les œuvres
qu’il a pu contempler à l’exposition estivale de Leeds,
Branwell se sent l’âme d’un peintre. Le buste de Satan de
John Leyland qui l’a particulièrement impressionné et les
portraits présentés par William Robinson ont constitué
pour lui une véritable révélation : il a enfin trouvé sa
vocation, il sera portraitiste.
Le révérend Brontë, qui avait lui aussi remarqué les
tableaux de Robinson au cours de la même exposition,
a donc accepté de dépenser la somme considérable de
deux guinées par séance pour des leçons qui, si prometteuses soient-elles, n’auront pas les effets escomptés. Le
professeur Robinson en effet n’était sans doute pas aussi
habile que sa réputation le laissait présager. Jamais il ne
parviendra à inculquer à son élève la technique qui lui
eût permis de mélanger correctement ses pigments et les
œuvres de Branwell auront une fâcheuse tendance à se
ternir et se défraîchir. Le jeune homme ne parviendra
jamais non plus à produire l’estompe de ces jeux d’ombres
délicats qu’exige la technique du portrait.
Qu’importe pour le moment ! Les leçons profitent
à toute la fratrie. Emily, Charlotte et Anne se perfectionnent dans la pratique du dessin et de l’aquarelle.
Quant à Branwell, son destin ne saurait cantonner son
existence à la misérable périphérie de Haworth ou de
Leeds, c’est Londres qu’il lui faudra conquérir. C’est d’ailleurs à cette conclusion qu’est parvenu le conseil familial
qui s’est tenu au cours de l’été. Branwell doit être admis
à la Royal Academy. Le révérend Brontë lui confiera, à
cette fin, une part substantielle de ses économies et le
jeune homme, désormais muni d’un bagage suffisant
– du moins tout le monde le croit-il – se fait fort d’être
accepté comme étudiant à la prestigieuse académie.
C’est pour apporter sa contribution à l’effort familial
qui vise à faire de Branwell une célébrité que Charlotte a
accepté ce poste d’enseignante. Elle aussi est éblouie par la
personnalité originale de ce frère enthousiaste et avenant
qui, non content d’être un artiste, sait capter l’attention
d’un auditoire avec quantité d’histoires amusantes et
de paradoxes drolatiques. Elle se l’est même accaparé,
ce jeune frère. Ensemble, ils ont créé Glasstown, la ville
monde dont dériveront les futures créations littéraires
de la fratrie.
Glasstown trouve son origine dans un jeu que pra­­­
tiquent les quatre enfants Brontë depuis 1826 : l’aventure
a débuté dans une sorte d’ivresse collective. Leur imagination s’appuyant sur une poignée de soldats de plomb
qui appartiennent à Branwell, les quatre enfants
s’amusent à inventer une géographie, des caractères et des
péripéties qui, au cours de l’année, prennent la forme de
véritables joutes verbales où chacun cherche à démontrer
la suprématie de son imaginaire. Charlotte rapporte
en 1829 l’origine de l’entreprise : « Papa avait acheté à
Leeds des soldats pour Branwell. Lorsque papa revint
à la maison, il faisait nuit et nous étions au lit, aussi, le
lendemain matin, Branwell accourut à notre porte avec
une boîte de soldats. Emily et moi sautâmes de nos lits
puis je m’emparai de l’un d’eux et m’exclamai : “Voici le
duc de Wellington, ce sera mon soldat !” Lorsque j’eus
dit cela, Emily saisit un autre soldat et dit qu’il serait
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le sien. Anne descendit à son tour et en prit également
un. Le mien était en tout le plus beau et le plus parfait. »
Ces quatre soldats explorateurs se lanceront à la conquête
de l’Afrique du Nord, y fondant une confédération de
royaumes qui possèdent chacun leur gouvernement,
ainsi que leurs systèmes juridique et administratif. La
capitale en sera Glasstown, la cité de verre, ville utopique
et futuriste aux proportions gigantesques dont les
bâtiments imposants sont sans doute inspirés de reproductions des Babylone et Ninive du peintre John Martin
qui décoraient la chambre du révérend Brontë. Glasstown
est la capitale politique de la confédération mais c’est
aussi un centre culturel éminent où résident écrivains,
artistes et comédiens. La ville est dotée par ailleurs d’un
organe de presse, le Young Men’s Magazine qui informe les
habitants de la confédération des débats politiques, des
actualités culturelles ou des récits d’explorations menées
par d’intrépides aventuriers. Il semble toutefois que, dès
1827, les deux cadettes (Emily et Anne) aient entamé
un processus de sécession. Elles ont inventé un royaume
bien à elles, Gondal, à l’écart de celui de Charlotte et
Branwell, l’Angria, qui allait devenir, après la confédération de Glasstown, le terrain d’investigation favori de
leurs imaginations enfiévrées.
Au cours de l’année 1827, les aînés commencent à
consigner leurs aventures par écrit dans de petits carnets
d’une douzaine de centimètres carrés, dans lesquels
ils utilisent une écriture si resserrée qu’ils l’imaginent
inaccessible aux investigations de la tante ou du père.
Branwell se spécialise dans les intrigues géopolitiques et
les récits de batailles, quand Charlotte cultive les aventures
amoureuses et les machinations politiques, inclinant
même parfois vers le fantastique. Gondal, le royaume des
cadettes, étend ses rives brumeuses dans l’extrême nord,
c’est un royaume plus paisible où les sentiments et les
mœurs s’accordent au climat. Il est difficile cependant de
se faire une idée exacte des intrigues gondaliennes car il
ne reste de ces travaux à deux mains que quelques poèmes
d’Emily et d’Anne, lesquels dévoilent une vision intensément tragique de l’existence. La scission entre les deux
univers n’a, semble-t-il, cessé de s’accentuer puisqu’en
1833, Emily et Anne se voient reprocher, par un éditorial
indigné de Branwell, le principal rédacteur du Young
Men’s Magazine, d’abandonner Glasstown. C’est Branwell
qui, fasciné très jeune par le monde de la presse, avait pris
l’initiative de créer le journal dont la composition était
calquée sur le Blackwood’s Magazine auquel son père était
abonné.
L’aventure de Glasstown et ses suites, le développe­ment
de l’univers d’Angria par Charlotte et Branwell, les
rêveries brodées autour de Gondal par Emily et Anne
constituent pour la fratrie Brontë un véritable laboratoire
d’écriture. L’imagination fertile des enfants s’y exerce
dans tous les genres : nouvelle, journalisme, fantastique,
épopée, poésie lyrique… Leurs tempéraments respectifs
s’y affirment déjà. Branwell rêve de gloires militaires et
littéraires. Charlotte de son côté invente à son héros,
le duc de Wellington, une descendance, deux fils, le
marquis de Douro, nommé aussi Arthur Wellesley (qui
deviendra souverain d’Angria sous le nom de Zamorna),
et son frère, le sardonique Charles Wellesley (chroniqueur
des frasques de la noblesse angrienne). Elle s’investit avec
passion dans cet univers qui lui fournit des occasions de
s’exercer au récit d’aventures ou à l’analyse de passions
exaltées, tout en cultivant cet arrière-plan de sadisme
inhérent au roman gothique dont elle s’est probablement
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délectée dans ses années d’adolescence. Emily quant à
elle éprouve déjà le besoin de transposer les paysages
de collines et de combes tourbeuses qui l’enchantent
tellement dans un royaume de Gondal nébuleux qui
rappelle, comme le fera plus tard Les Hauts de Hurle-Vent,
la cruauté des vieilles légendes gaéliques. Les « juvenilias »,
ainsi qu’on nomme fréquemment ces récits d’enfance et
d’adolescence, forment une épopée considérable dont la
totalité n’a jamais été publiée : plus de deux milles pages,
aux dires des spécialistes, soit un ensemble plus vaste que
l’intégralité des œuvres éditées.
Si Charlotte a choisi de s’arrimer à son frère, c’est
peut-être parce que, plus que ses deux sœurs, elle souffre
de la distance paternelle, de ce qui pourrait apparaître
comme une préférence mais n’est au fond qu’une pratique
sociale inhérente aux habitudes familiales du xixe siècle :
on éduque avant tout les garçons. Les futurs romans de
Charlotte et d’Anne accuseront d’ailleurs des prises de
position nettement féministes en ce domaine, déplorant
les injustices faites aux femmes en matière d’éducation
et de considération : « On suppose généralement, fera
dire Charlotte à son héroïne Jane Eyre, que les femmes
sont très calmes, mais les femmes ont des sentiments
comme les hommes ; elles éprouvent le besoin d’exercer
leurs facultés, le besoin de disposer d’un champ d’action
où appliquer leurs efforts, comme leurs frères […] ; c’est
étroitesse d’esprit chez leurs semblables jouissant de plus
de privilèges de dire qu’elles devraient se limiter à confectionner des desserts ou tricoter des bas, à jouer du piano
et à broder des réticules. »
Pourquoi, ne peut s’empêcher de penser Charlotte, le
révérend Brontë a-t-il en effet particulièrement consacré
son temps précieux à l’éducation de Branwell, quand
Emily et elle devaient rejoindre le calamiteux pensionnat
de Cowan Bridge ? Pourquoi les filles doivent-elles
supporter les leçons de broderie et de couture de la tante
Branwell, rendre compte de leurs allées et venues quand
leur frère peut, en dehors des leçons paternelles, disposer
de tout son temps ?
Charlotte, loin de se rebeller contre cet état de fait
a choisi de faire tandem avec Branwell. Elle est l’aînée,
il est l’aimé. Par ce biais, elle espère enfin atteindre la
reconnaissance paternelle. Si tout ce que fait Branwell est
digne d’attention, le prestige de ce qu’ils réaliseront en
commun ne peut manquer de rejaillir sur elle. Mais très
vite, l’aînée va se mettre à nourrir des ambitions personnelles, se sentant de taille à rivaliser avec son frère : au
cours des années 1826-1827, alors qu’elle doit s’éloigner
du presbytère pour enseigner, le jeu va tourner à la
joute.
Quoi qu’il en soit, c’est bien l’attention de son père que
Charlotte cherche à attirer. À défaut de pouvoir l’obtenir
tout de suite, elle guette au moins son approbation et
elle sait qu’une carrière d’institutrice dans un établissement comme Roe Head n’aura aux yeux du pasteur
rien de déshonorant. L’initiative qui consiste à entraîner
Emily dans l’aventure est aussi bienvenue, puisque les
revenus du révérend ne sont pas extensibles. Soulagé
de deux bouches à nourrir, il devrait être à même de
mieux subvenir aux besoins du futur étudiant londonien
– chacun sait que les études dans la capitale sont des plus
onéreuses.
Si la famille Brontë ne connaît pas la pauvreté, le
père de famille se doit néanmoins de compter au plus
juste. En 1825, quand il avait choisi de placer ses filles au
pensionnat de Cowan Bridge, il lui avait fallu débourser
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quatre-vingts livres pour une année quand lui-même n’en
gagnait que deux cent dix. Tout effort guidé par le souci
de rapporter un peu d’argent à la maison est encouragé,
à condition bien sûr qu’il ne remette pas en cause la
réputation de la famille.
La respectabilité, c’est par les mérites d’un travail
acharné et d’une intelligence exceptionnelle que Patrick
Brontë l’a conquise. Son parcours est d’ailleurs des plus
étonnants car son origine paysanne et irlandaise ne le
prédestinait certainement pas à devenir vicaire dans
l’Église anglicane. Né le 17 mars 1777 à Drumbally­roney
en Ulster, Patrick Prunty ou Brunty est l’aîné d’une
famille de dix enfants. Son origine sociale aurait dû le
conduire à devenir paysan ou, au mieux, à apprendre
un métier manuel – ce qu’il a d’ailleurs fait, puisqu’il est
devenu forgeron avant d’adopter le métier de tisserand.
Mais sa curiosité intellectuelle était telle qu’il a fini par
s’attirer la sympathie du révérend Harshaw, recteur de la
paroisse, lequel l’a dirigé dans ses études lui permettant
de devenir instituteur à Glascar Hill.
Remarqué ensuite par le révérend Tighe qui lui avait
confié l’éducation de ses enfants, Patrick Brunty a
économisé suffisamment d’argent en 1802 pour partir à
l’assaut du prestigieux St John’s College de Cambridge.
L’appui de M. Tighe, vicaire, juge de paix, et frère de
deux membres du parlement irlandais a sûrement été
décisif dans le processus d’admission, mais le parcours de
Patrick à Cambridge devait s’avérer tout aussi exemplaire
que ses débuts. Il obtient le diplôme de Bachelor of Arts
en 1806 et se voit ordonné prêtre de l’Église anglicane en
décembre 1807.
Inscrit à Cambridge sous le nom de « Brante », le jeune
Irlandais ne devait que tardivement rectifier l’erreur
d’orthographe. Il choisit d’ailleurs assez vite de tenir à
distance ce patronyme d’origine en adoptant d’abord
l’orthographe de « Bronte ». Plus tard, lors de ses premières nominations en paroisse, il y ajoutera le tréma
qui donnera à son nom sa configuration définitive. Il
aurait ainsi voulu, d’après certains biographes, rendre
hommage à Lord Nelson qui, parmi ses nombreux titres,
comptait celui de Duc de Brontë – Charlotte fera une
allusion significative à ce titre dans Shirley, son deuxième roman publié : l’héroïne y évoque, au cours d’une
conversation, « L’Amiral Horatio, vicomte de Nelson,
duc de Bronte ; un cœur de Titan ; vaillant et héroïque
comme un preux chevalier… » ; Charlotte devait, sa
vie durant, garder une admiration naïve pour les héros
conservateurs de son père. Quoi qu’il en soit, dès 1802,
le futur vicaire s’affranchissait de ses origines irlandaises
plutôt mal vues dans la bonne société anglaise. Législativement indépendante de 1782 à 1800, l’Irlande est plus
que jamais sous le joug des Anglais qui ont renforcé les
mesures discriminatoires à l’encontre des catholiques.
Toute velléité d’indépendance y est sévèrement réprimée.
Si l’avocat David O’Connell parvient progressivement à
rétablir les catholiques dans leurs droits, les mouvements
indépendantistes sont loin de pouvoir imposer leurs
vues. Le peuple irlandais est généralement considéré
par les Britanniques avec un certain mépris. L’Irlande
est une terre rurale et pauvre dont les épreuves sont loin
d’être achevées : la Grande Famine qui conduira une
grande partie de la population à s’exiler est encore à venir
(1845). Elle manifestera le retard pris par le pays dans
le tournant de la révolution industrielle. Il faut croire
que Patrick Brontë n’éprouvait pas une affection débordante pour son pays natal puisque, hormis un bref séjour
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effectué­en 1806, juste après l’obtention de son diplôme,
il ne devait jamais y retourner.
Nommé vicaire à la paroisse de Wethersfield dans
l’Essex puis à Wellington dans le Shropshire, Patrick
Brontë nourrissait l’ambition d’obtenir une paroisse dans
le Yorkshire, centre du renouveau religieux initié par
les frères Wesley – John et Charles – dans la deuxième
moitié du xviiie siècle. John Wesley, qui s’était d’abord
posé, dans les années 1730, en réformateur de l’Église
anglicane dont il jugeait les rites et observances un peu
trop tièdes, avait fini par fonder sa propre Église obtenant, par ses prêches charismatiques délivrés en plein air
(comme ceux des premiers chrétiens), un succès certain.
La première assemblée méthodiste (le nom « méthodiste »
renvoie à la « méthode » érigée sur la base d’une stricte
discipline intellectuelle et morale) date de 1739. La rupture avec l’Église officielle a lieu en 1784 : Wesley­structure alors son mouvement en Église indépendante : textes
doctrinaux, dirigeants formés et désignés pour exercer
un ministère. Pour un vicaire qui débutait dans l’Église
anglicane, la perspective de combattre le zèle wesleyen
était une perspective stimulante. Le vœu du révérend
Brontë s’était vu exaucé en 1809, puisqu’il devenait
vicaire à Dewsbury près de Leeds en 1809. Les premières
années de son ministère dans le Yorkshire sont marquées
par une série de publications qui montrent que le nouveau pasteur aurait aimé se faire reconnaître des milieux
littéraires : il signe deux recueils de poèmes (Cottage
Poems en 1811 et The Rural Minstrel en 1813) ainsi que
deux romans The Cottage in the Wood et The Maid of Killarney. Mais l’indifférence des critiques et surtout la mort
de sa femme le font renoncer à toute velléité de carrière
littéraire pour se consacrer à sa paroisse et à l’éducation
de ses enfants.
Si le père est parvenu à se faire un nom, le fils aura,
semble-t-il, toutes les peines du monde à se faire un
prénom. Dénommé Branwell par les siens, rattaché
explicitement par ses prénoms à ses deux parents, Patrick
Branwell Brontë ressentira toute sa vie le besoin de se
faire reconnaître, s’adressant aux journaux pour leur
offrir ses services, ou, de façon maladroite, aux personnalités du monde intellectuel et artistique pour obtenir
leur appui. Il ne devait rester, aux yeux de la postérité,
que « Branwell », le fils d’une mère trop tôt disparue, le
fils trop choyé d’un père aveuglé par ses propres désirs
de gloire, l’auxiliaire involontaire de trois sœurs de génie.
Il n’empêche qu’à l’été 1835, père et frère représentent
pour Charlotte des modèles. Le premier, recteur respecté
d’une paroisse rude mais prospère, fait entendre une voix
écoutée en chaire et dans la presse locale, le second, drôle,
inventif, débordant d’imagination et de fantaisie apparaît
comme une promesse d’avenir glorieux.