Raciste, misogyne, re:fractaire à la démocratie, Kipling

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Raciste, misogyne, re:fractaire à la démocratie, Kipling
Raciste, misogyne, re:fractaire à la démocratie, Kipling
fut dans la vie un personnage peu attirant Toute sa folie,
il l'a mise dans ses romans. Le second tome de ses Œuvres
complètes dans la Pléiade en est la plus belle preuve
es amateurs de paradoxes en seront
pour leurs frais. A lirp ou relire
Kipling, impossible de nier cette évidence mille fois ressassée : l'auteur du
« Livre de la jungle », peu démocrate
par conviction, paternaliste par goût et persuadé de la mission civilisatrice de l'homme
blanc, demeure bien le chantre„exernplaire et
glorieux de l'impérialisme britannique. Et l'on
peut même en rajouter encore pour ceux que
cela amuserait (ou indignerait) et qui croiraient
ainsi, les naïfs, en finir avec l'écrivain ! Oui,
Kipling—comme la plupart de ses concitoyens —
a été une sorte de raciste. Dans l'un de ses
poèmes les plus célèbres, « Recessional »,
composé à l'occasion du Jubilé de la reine
Victoria en 1897 (soixante ans de règne, s'il
vous plaît !), il n'hésita pas à évoquer «les races
inférieures qui ignorent la loi»...
Cela étant bien souligné pour dissiper toute
équivoque, que reste-t-il aujourd'hui de Rudyard Kipling ? La réponse tient en un mot :
tout. Il reste en effet tout à redécouvrir d'un
formidable conteur à l'énergie, à la vitalité
inépuisables, à l'imagination en délire, qui a été
non seulement un apôtre lyrique de l'aventure
considérée comme une morale mais aussi de la
nature saisie dans ses secrets les plus féeriques,
dans son intimité la plus méditative. Si bien
que, André Maurois le remarquait déjà avec
lucidité, coexistent chez Kipling « une philosophie occidentale de l'action et un sens du
merveilleux tout oriental». Ce qui peut encore
se dire autrement. Peu d'écrivains ont éprouvé
comme lui autant de profonde sympathie pour
le monde qu'ils tentaient de décrire. Et par
sympathie, il faut entendre littéralement une
capacité de « souffrir avec ».
De la souffrance à l'intimité et presque au
transfert d'identité, il n'y a qu'un pas, que
Kipling n'hésita pas à franchir, comme malgré
lui. Et il devint au coeur de son œuvre le
colonisé tout autant que le colonisateur, ou
même, saisi d'une sorte d'animisme phénoménal ou de métempsycose littéraire, le loup, la
panthère, le cheval, le bateau à vapeur...
Henry James en resta pantois. Lui qui avait
cru déceler en lui un Balzac d'outre-Manche
n'hésita pas à persifler ensuite la façon dont
Kipling passa « de sujets simples à d'autres
plus simples encore — des Anglo-Indiens aux
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indigènes, des indigènes aux troupiers, des
troupiers aux quadrupèdes, des quadrupèdes
aux poissons et des poissons aux machines et
aux vis et boulons ». Bien entendu, Henry
J ames, rarement surpris d'habitude en défaut
d'intelligence, avait tort. Qu'il suffise de citer
« la 007 » dans le recueil « la Tâche
quotidienne » ou encore le prodigieux « Chat
maltais », qui, comme son nom ne l'indique
pas tout à fait, est un cheval ! Aucun
anthropomorphisme bêta dans la manière de
Kipling de faire vivre et parler une loco
« américaine » à quatre essieux ou un cheval
de polo au bord de l'épuisement, qui parvient
toutefois à faire gagner son équipe. Mais
toujours une forme de simplicité rayonnante
servie par le genre où il excelle, le récit court,
et où la psychologie se limite à quelques
données simples : l'énergie, le mouvement, le
courage, le sens obstiné du devoir et de la
solidarité — le tout saisi dans un mouvement
dramatique, une intuition prodigieuse de la
vie qui balaie toutes les préventions du
lecteur.
Sans grande modestie, Kipling a su du reste
se définir lui-même en baptisant l'un de ses
recueils du titre de « Marly Inventions » (traduit
tant bien que mal en français par « Tours et
détours »). Aucun doute, Kipling est l'homme
des inventions infatigables. Il saute d'un
continent à l'autre, il décrit des marins, des
pêcheurs de morue, des chasseurs, des forestiers, des gardiens de phare. Avec « la Plus Belle
Histoire du monde », il compose précisément
l'une des plus vertigineuses nouvelles de toute
l'histoire de la littérature sur le thème de la
métempsycose. Qui n'a pas pleuré encore avec
lui aux exploits de Mowgli, de Kotick le phoque
blanc ou de Rikki-Tikki-Tavi la mangouste
dans « le Livre de la jungle »?
Kipling, l'homme des inventions infatigables répétons-le I La preuve : ce poète de
l'action n'a rien tiré de lui-même ni de sa
propre expérience. N'est pas Conrad qui veut.
Kipling a été au contraire dans sa vie personnelle l'homme de l'inaction par excellence.
Les Indes ? Il y a peu habité et les quitte
définitivement en 1889, à l'âge de 24 ans. Sa
jungle est entièrement imaginaire. Comme la
Provence de Giono, mettons. Il a prôné
encore l'isolement de l'aventurier intrépide
jamais distrait par de stupides histoires de
femmes. Son œuvre est résolument misogyne,
pour ne pas dire asexuée. Un seul vrai
personnage féminin dans « la Tâche quotidienne ». Mais elle s'appelle William (!) et a
tout du garçon manqué. Pourtant, Kipling fut
lui-même vigoureusement materné par son
épouse d'origine américaine. Dans leur maison du Vermont, on ne pouvait accéder à son
bureau sans passer par celui de son épouse...
Encore un mot. L'Amérique, Kipling ne
l'aima guère. Pour des raisons familiales et
philosophiques. Il s'offusqua de sa corruption,
de sa spéculation effrénée, de tous les débordements de son industrialisation galopante, de
la liberté de ses mœurs, du laisser-aller de son
sistème éducatif, etc. Et pourtant, avec sa
vitalité, son laconisme, son regard de reporter,
son génie de l'anecdote et sa « folie » romanesque aussi, le seul vrai successeur de Kipling fut
un Américain. Il s'appelait Ernest Hemingway. F. V.
« Œuvre », tome II (comprenant : « Tours et
détours », « le Livre de lajungle »,« le Second
Livre de lajungle », « Capitaines courageux»,
<, la Tâche quotidienne », « Stalky et Cie »
par Rudyard Kipling, édition dirigée par
Pierre Coustillas, la Pléiade, I 696 pages,
400 F prix de lancement).