lire

Transcription

lire
38
Bulletin N° 37
IDENTITES SOCIALES DES ADOLESCENTS
D’ORIGINE COMORIENNE, ALGERIENNE
ET FRANCAISE VIVANT A MARSEILLE
Alain Moreau
Laboratoire de Psychologie des Connaissances, du Langage
et des Emotions (PSYCLE), Université de Provence
[email protected]
INTRODUCTION
Notre étude s’inscrit dans le champ de la psychologie interculturelle, en ce sens
qu’elle vise à appréhender des phénomènes psychosociaux qui résultent de la mise en
contact rapproché, sur un même territoire, de groupes d’origine culturelle différente
(Krewer & Jahoda, 1993).
Dans le cas présent, cette mise en contact est la conséquence de migrations en
provenance d’Algérie et des Comores (îles qui se situent dans l’Océan indien occidental, à
proximité de Madagascar). Le territoire concerné est celui de la commune de Marseille,
qui, en tant que territoire local, s’inscrit dans le territoire plus vaste que constitue la France
métropolitaine.
PSYCHOLOGIE CONTEXTUALISEE
ET PROBLEMATIQUE GLOBALISANTE
Même s’il est logique de privilégier la perspective psychologique pour appréhender
les phénomènes psychosociaux concernant des groupes en contact du fait de
l’immigration, il est impératif de garder à l’esprit que le processus migratoire est un
phénomène « total », c’est-à-dire, d’une part, comme relevant d’un système qui met en jeu
(au moins) deux pôles, celui de l’émigration et celui de l’immigration, et, d’autre part,
comme intégrant différentes dimensions (psychologique, sociale, économique, politique,
juridique...) qui ne peuvent être saisies de manière totalement indépendante les unes par
rapport aux autres.
De cette considération, il découle la nécessité d’élaborer une problématique que nous
qualifions de « globalisante », en ce sens qu’elle tente de repérer, puis de rassembler en un
tout, les différents facteurs d’ordre varié, qui sont les plus susceptibles d’avoir de
l’influence sur la construction et la nature des phénomènes psychosociaux (en l’occurrence
identitaires) que l’on souhaite appréhender, à propos de groupes ou de collectivités en
contact du fait de l’immigration.
Association pour la recherche interculturelle
39
Suivre une telle démarche revient aussi à affirmer que la psychologie interculturelle
(au sens défini en introduction) ne peut se concevoir que comme une psychologie en
contexte(s), que comme une psychologie contextualisée. Et de ce postulat découle la
nécessité d’analyser les différents niveaux de contexte dans lesquels évoluent les différents
groupes étudiés.
Eléments propres au contexte sociétal français
A propos des enfants d’immigrés d’origine algérienne et comorienne nés et vivant à
Marseille, qui seront au centre de notre étude, on commencera par évoquer quelques
éléments relatifs au contexte sociétal français, dans la mesure où certains d’entre eux
peuvent jouer un rôle déterminant dans la construction des référents identitaires sociaux de
ces jeunes.
D’abord, nous rappellerons le fait bien connu qu’au cours du XXème siècle, la France
a généralement pratiqué à l’égard des immigrés une politique dite d’assimilation, politique
qui s’est traduite, sur le plan juridique, par l’absence de leur reconnaissance en tant que
communautés. D’autre part, à ces individus autres, venus d’ailleurs, la société française a
toujours demandé, plus ou moins explicitement, qu’ils renoncent à leur spécificité
culturelle (au moins dans l’espace public), et qu’au bout de quelques années de présence
sur le sol français, par le jeu de la naturalisation, ils disparaissent en tant qu’étrangers pour
se fondre dans la communauté nationale.
Autre point important, la France a longtemps possédé un Empire colonial.
Aujourd’hui, il en résulte qu’avec les immigrés issus de ses anciennes colonies, elle
entretient un rapport différent de celui qu’elle a pu établir, dans le passé, avec les
immigrés d’origine européenne (comme, par exemple, les Espagnols, les Italiens, les
Polonais ou les Portugais), rapport que l’on peut qualifier de « post-colonial ».
Comme nous l’avons déjà largement développé (Cesari, Moreau & SchleyerLindenmann, 2001), ce rapport perpétue, sous une forme transformée, le rapport
colonisateur-colonisé. Une des conséquences en est que, même lorsque les immigrés postcoloniaux ont acquis la nationalité française, ils ne sont pas, pour autant, véritablement
reconnus comme des citoyens à part entière par la société française, et sont l’objet de
nombreuses discriminations.
Un travail relativement récent, menée au sein de notre équipe (Allard et al., 1997), est
riche d’enseignement à cet égard. Au travers de cinq coupes effectuées de 1938 à nos
jours, il étudie l’image de « l’immigré / étranger » dans trois quotidiens marseillais de
sensibilité politique différente. Très clairement, il apparaît que l’image de l’étranger
bascule au travers de ces évènements importants que furent, après la seconde guerre
mondiale, la guerre d’Algérie, l’accès à l’indépendance de cette très ancienne colonie
française, et l’arrivée massive des pieds-noirs dans la cité phocéenne.
40
Bulletin N° 37
Après 1962 (année de l’indépendance de l’Algérie), « l’étranger » qui jusque-là, à
Marseille, ne pouvait être qu’un Italien, devient désormais un Algérien. Mais alors que
jusqu’ici, un Italien perdait aussitôt sa représentation négative d’étranger, dès lors qu’il
devenait français et entrait dans la communauté nationale, il n’en est pas de même pour
l’Algérien.
Comme le soulignent Allard (1997), il n’est pas rare, avant-guerre, qu’un procureur
au nom italien ou grec, fasse condamner, à Marseille, des Italiens ou des Grecs. Pour les
journaux, il n’existe aucune confusion, la citoyenneté acquise prime sur l’origine. Ce n’est
plus le cas dans une grande partie de la presse, à partir des années 60. Le terme d’immigré
se substitue à celui d’étranger ; or on peut cesser d’être étranger en devenant français, mais
on ne cesse pas d’être un immigré. Le changement de terminologie indique un changement
de regard et une transformation de la représentation : symboliquement, dans les mentalités,
les Français d’origine algérienne ne sont pas de « vrais » Français mais plutôt des Français
de second ordre.
Pour eux en particulier, et bientôt, par extension, pour tous les immigrés postcoloniaux, on observe que l’origine tend à l’emporter ad infinitum sur la nationalité, sur la
citoyenneté. On mesure alors toute l’ambiguïté dont est porteuse l’expression d’ « immigré
de la première, de la deuxième, de la nième génération » qui leur est réservée (ainsi qu’à
leurs descendants), expression désormais banalisée dans l’ensemble de la société française.
Le contexte local marseillais
Au dernier recensement (INSEE, 1999), Marseille comptait environ 800.000
habitants. Les immigrés, c’est-à-dire les personnes nées à l’étranger et de nationalité
étrangère, venues à Marseille, étaient au nombre de 91.000 environ, soit un peu plus de
11% de la population totale. Pour l’essentiel, il s’agit surtout de Maghrébins (Algériens,
Marocains, Tunisiens), les Algériens étant les plus nombreux. Aujourd’hui, on est donc
bien loin de la situation qui prévalait, il y a près d’un demi-siècle, lorsque la population
immigrée était essentiellement d’origine européenne, c’est-à-dire surtout italienne.
Comment peut-on caractériser Marseille du point de vue du rapport qu’elle entretient
avec les étrangers qui ont immigré en son sein ? A cet égard, il faut commencer par
rappeler que la ville a été fondée, il y a 2.600 ans, par un couple composé d’un marin
étranger, Protis, et d’une autochtone, Gyptis, fille du roi des Ségobriges. Celle–ci, selon le
mythe fondateur bien connu des marseillais, l’a choisi pour être son futur époux, en lui
offrant, selon la coutume locale, une coupe remplie d’eau. Dès l’origine, on observe donc
que l’immigration a été constitutive du peuple marseillais. La suite le confirmera :
Marseille a toujours été une ville cosmopolite, dont la population a été formée par
différentes vagues migratoires qui sont issues du bassin méditerranéen (Temime, 1990,
1991) et, dans aucune autre grande ville française, la conscience collective de l’apport
historique des immigrés n’est plus forte (Manfrass, 1991).
Association pour la recherche interculturelle
41
Si Marseille a pris naissance à l’extrémité nord-ouest de l’actuel Vieux-Port, au cours
des siècles récents, elle s’est fortement étendue et a progressivement absorbé les villages à
l’entour, qui sont devenus autant de quartiers conservant leur mémoire et, pour partie, leur
identité. A l’inverse de l’agglomération parisienne ou lyonnaise, par exemple, elle ne
possède donc pas de banlieues, et chaque marseillais se sent ainsi partie prenante de la
ville, quel que puisse être le quartier où il habite.
Du point de vue de la division sociale de l’espace urbain, le phénomène le plus
notable consiste en une forte division entre ce que l’on désigne, d’un côté, comme
« les quartiers Nord », quartiers plutôt pauvres et populaires, et de l’autre, « les quartiers
Sud », plutôt riches et résidentiels. Les étrangers et les immigrés les plus récents sont
surtout localisés dans le centre-ville et les quartiers Nord. Là, ils sont mélangés à d’autres
populations à faible revenu, ce qui contribue à diffuser le sentiment collectif qu’avant
d’être différent par l’origine, on partage surtout les mêmes conditions de vie, les mêmes
difficultés, la même « galère ». Au total, la ségrégation Sud/Nord paraît plus sociale et
économique qu’ethnique et culturelle. A ce propos, soulignons que la ville ne connaît pas
de ghettos, c’est-à-dire de regroupements ethniques homogènes, clos et refermés sur euxmêmes, et tendant à s’auto-administrer.
Par ailleurs, dans la vie politique marseillaise, il existe une reconnaissance des
communautés, des collectivités, sans que les frontières et les critères (religieux, culturels,
ethniques…) de celles-ci soient précisément définis. En témoigne, par exemple,
l’existence de « Marseille-Espérance », comité « interconfessionnel » sans statut juridique
clairement établi, qui est réuni sous l’égide de la municipalité. Cette instance, qui regroupe
tout un ensemble de représentants communautaires de la ville, a une activité symbolique
très importante, activité qui est intensément mobilisée chaque fois que des tensions
nationales ou internationales constituent une menace pour le maintien de la paix sociale
entre marseillais de toutes origines.
Finalement, si l’on rassemble les caractéristiques de son histoire, de ses formes de
sociabilité, de sa vie politique 1, on se rend compte que si la collectivité marseillaise a
souvent été traversée par de fortes tensions sociales, elle a toujours su mettre en place des
instruments capables de les réguler.
Quant à son rapport aux immigrés, pour reprendre la terminologie de J. Berry (1999),
il est plus de l’ordre de l’intégration que de l’assimilation, en ce sens que la spécificité de
l’Autre est admise et a droit d’expression dans la cité. L’efficacité du cadre culturel et
institutionnel local en matière d’intégration des immigrés repose sur cette propriété
décisive. Et dans la mesure où ce cadre local s’inscrit dans un cadre national plus large, il
est en mesure d’utiliser en douceur, à son profit, les instruments d’assimilation fournis par
1
Concernant l’ensemble détaillé de ces caractéristiques, voir Cesari, Moreau & Schleyer-Lindenmann
(2001).
42
Bulletin N° 37
ce dernier. Autrement dit, la force de Marseille, est de proposer un cadre local de nature
plutôt intégratrice au sein d’un cadre national de nature plutôt assimilatrice.
La communauté comorienne à Marseille
On ne s’attardera guère ici à décrire la situation des immigrés d’origine algérienne à
Marseille qui a fait l’objet de nombreux travaux depuis plusieurs décennies (Sayad, Jordi
& Temime, 1991 ; Tarrius & Peraldi, 1995 ; Moreau, 1997…) et qui, dans l’ensemble, est
assez bien connue. Nous insisterons davantage sur celle des immigrés d’origine
comorienne, encore peu étudiée à ce jour.
Rappelons, pour commencer, que les îles des Comores n’ont pas toutes le même
statut au regard de la France. Seule Mayotte a souhaité rester dans le giron de la
République, ce qui explique que les Mahorais possèdent la nationalité française. Le fait
que certains Comoriens possèdent la nationalité française et d’autres non, constitue l’un
des facteurs qui rend difficile leur dénombrement. A Marseille, les auteurs spécialisés les
estiment à 30.000, sans plus de précision. Vraisemblablement, les données du dernier
recensement de l’INSEE (1999) permettront bientôt d’y voir plus clair sur ce point.
La plupart des Comoriens demeurent fortement attachés à leur pays d’origine et,
selon Blanchy (1998), l’argent gagné ici sert essentiellement à la réalisation de buts
réalisés là-bas, du moins jusqu’à ces dernières années. D’une manière générale, à l’inverse
des immigrés d’origine algérienne, on peut considérer que les Comoriens immigrés à
Marseille constituent encore, à ce jour, une communauté stricto sensu.
Plusieurs éléments plaident en ce sens. En premier lieu, la nature du mouvement
associatif qui est très important. Il est principalement organisé autour du quartier
d’habitation, de l’origine villageoise, ou motivé encore par des préoccupations culturelles
(Delafontaine, 1998). Il existe toutefois quelques associations qui souhaitent se démarquer
de cet ancrage jugé trop local et trop originel pour s’inscrire dans une perspective plus
transnationale, mais elles restent minoritaires.
Dans leurs rapports avec les pouvoirs publics, les Comoriens ont des porte-parole
reconnus par la majorité d’entre eux et qui possèdent la légitimité de s’exprimer au nom de
la communauté tout entière. Lors des récentes manifestations qui ont eu lieu pour fêter les
2600 ans de Marseille, manifestations fortement investies par une grande partie de la
population marseillaise, les Comoriens n’ont pas été de reste. Et il était particulièrement
frappant, au cours des différents entretiens sollicités localement par les chaînes de
télévision, qu’ils étaient les seuls à répondre en utilisant systématiquement le « nous »
pour évoquer et justifier leur participation à cet élan joyeux et populaire et, chaque fois, en
tant que se mettant en scène, non à titre personnel, mais toujours comme « représentants »
de leur communauté.
Globalement, on a donc affaire à un groupe aux liens sociaux fortement structurés,
relevant d’une société de type collectiviste, et qui, dans le contexte de l’immigration, tente
Association pour la recherche interculturelle
43
de maintenir vivantes ses traditions, l’islam constituant, sur ce point, une solide valeur de
référence. Une étude comparative récente (Lorcerie, 1999) montre également que les
Comoriens de Marseille tendent à régler leurs conflits de manière interne, en faisant appel
à leurs propres notables, et qu’ils évitent, dans la majorité des cas, de passer devant les
tribunaux français. Notons sur ce point qu’ils sont à l’opposé des immigrés d’origine
algérienne qui font la joie de certains cabinets d’avocats de la ville. Au total, on
comprendra qu’être enfant, adolescent ou adulte comorien, c’est être, le plus souvent,
l’objet d’un fort contrôle social de la part des autres membres de sa communauté.
QUELQUES HYPOTHESES A PROPOS
DE REFERENTS IDENTITAIRES SOCIAUX D’ADOLESCENTS MARSEILLAIS
En nous inspirant des perspectives ouvertes initialement par certains chercheurs en
psychologie sociale expérimentale comme, par exemple, Tajfel (1981), Tajfel et Turner
(1986), ou Codol (1984), qui ont étudié certains aspects du versant social de l’identité de
la personne, nous avons demandé à des adolescents marseillais relevant d’origine
différente (en l’occurrence comorienne, algérienne, et française), d’une part, d’estimer
leurs ressemblances à différents groupes, dont certains de ceux auxquels ils peuvent être
confrontés dans leur vie quotidienne à Marseille ; d’autre part, de s’auto-estimer par
rapport à quelques référents identitaires sociaux renvoyant à leur origine, leur nationalité,
leur religion, etc. Dans ce dernier cas, c’étaient, en quelque sorte, des référents identitaires
« ressentis » que nous avons tenté d’appréhender.
En partant des caractéristiques déjà rapidement évoquées à propos des cadres
sociétaux français et marseillais, puis de la communauté comorienne et de la collectivité
algérienne établies à Marseille, quelles hypothèses peut-on avancer en matière de référents
identitaires sociaux ressentis par des adolescents nés de parents venus des Comores ou
d’Algérie ?
Compte tenu des traits de la culture locale marseillaise, les uns et les autres, devraient
se sentir fortement « marseillais » et fortement semblables aux jeunes marseillais de leur
âge.
Par contre, le fait qu’au niveau de la société française, ils soient inclus dans un
rapport de nature post-coloniale, devrait les conduire à se sentir significativement moins
« français » que « marseillais ».
Pour les adolescents d’origine algérienne, l’identité marseillaise devrait finalement
constituer le référent social majeur, dans la mesure où le lien avec le pays d’origine est
désormais assez distendu, et que les immigrés d’origine algérienne à Marseille n’ont
généralement pas le sentiment de former et de vivre comme une communauté. Cette
absence de sentiment communautaire doublée d’un rapport à l’islam individualisé, voire
sécularisé (Cesari et al., 1999), devrait conforter la dominance de l’identité marseillaise
sur l’identité originelle/ethnique et l’identité religieuse.
44
Bulletin N° 37
Pour les adolescents d’origine comorienne, l’identité marseillaise ne devrait pas
constituer le référent social majeur, dans la mesure où le lien avec le pays d’origine reste
encore fort et le sentiment d’appartenir à une communauté demeure important. Par
ailleurs, dans le contexte de l’immigration, l’islam constitue une valeur de référence de la
vie communautaire. Au total, ces adolescents, s’ils se sentent marseillais, devraient aussi
se sentir fortement comoriens et musulmans.
Enfin, qu’il s’agisse des adolescents d’origine comorienne ou algérienne, le fait qu’ils
se sentent fortement marseillais et généralement bien intégrés à la collectivité marseillaise,
devrait les entraîner à s’estimer plutôt peu ressemblants aux adolescents de leur âge vivant,
pour les uns, aux Comores, et pour les autres, en Algérie. Pour les mêmes raisons, ils
devraient aussi se sentir peu « immigrés ».
METHODOLOGIE ET ECHANTILLON
Méthodologie
Au cours de deux enquêtes successives, le recueil des données a été obtenu à l’aide
de questionnaires, et en présence des enquêteurs, auprès d’adolescents scolarisés en
classes de quatrième et de troisième de plusieurs collèges de Marseille. La première
enquête a concerné, pour l’essentiel, des élèves d’origine algérienne et française ; la
seconde, ultérieure, des élèves d’origine comorienne. Grâce à la première partie du
questionnaire, qui recueillait de nombreuses informations sur les lieux de vie successifs de
l’adolescent, sa nationalité et celle de ses parents, le pays de naissance de ses grandsparents…, on a pu circonscrire les trois groupes d’origine sur la base de critères assez
rigoureux.
Pour être considéré d’origine française, il fallait descendre de parents nés en France
et possédant la nationalité française, les grands-parents pouvant être éventuellement
d’origine étrangère. Dans ce dernier cas, il s’agit essentiellement de grands-parents
italiens, parfois espagnols, et plus rarement arméniens, ces derniers étant venus s’établir à
Marseille, au début du XXème siècle, suite au génocide de 1915.
Pour être classé d’origine algérienne, il fallait descendre de parents nés en Algérie et
d’origine non européenne, les pieds-noirs étant exclus ; on admettait qu’un des grandsparents soit d’origine marocaine ou tunisienne. Enfin, pour l’origine comorienne, il fallait
descendre de parents nés aux Comores et d’origine non européenne ; on admettait qu’un
des grands parents soit originaire de Madagascar.
Une deuxième partie du questionnaire portait sur le versant social de l’identité.
Plusieurs référents identitaires étaient proposés (par exemple : algérien, comorien,
français, musulman, marseillais, arabe, immigré...), auxquels il fallait répondre à l’aide
d’échelles hiérarchiques d’auto-estimation classiquement utilisées en psychologie sociale
expérimentale.
Association pour la recherche interculturelle
45
Exemple
Pas du tout
1
2
3
Je me sens comorien :
4
5
Tout à fait
7
8
9
6
On demandait également à l’adolescent, toujours à l’aide d’échelles hiérarchiques
d’auto-estimation, de se comparer (en termes de ressemblance globale) aux jeunes de
différents groupes :
-les jeunes français de son âge
-les jeunes marseillais de son âge
-les jeunes allemands de son âge
-les jeunes de son âge vivant à Marseille dont les parents sont des immigrés
algériens/comoriens
-les jeunes de son âge vivant en Algérie/aux Comores
.
Exemple
Très peu semblable
Tout à fait semblable
Te sens-tu globalement semblable : 1
2
3
4
5
6
7
8
9
aux jeunes français
Echantillon
On trouvera dans le tableau 1 les effectifs des trois groupes d’origine. Les adolescents
concernés sont tous nés à Marseille et y ont vécu la majeure partie de leur vie. Ils sont
généralement âgés de 14 à 16 ans et majoritairement issus de milieux populaires.
Tableau 1 : échantillon
ORIGINE
FRANCAISE
ORIGINE
ALGERIENNE
ORIGINE
COMORIENNE
Sexe
N
%
N
%
N
%
MASCULIN
FEMININ
51
46
52,6%
47,4%
21
48
30,4%
69,6%
36
33
52,2%
47,8%
Total
97
100%
69
100%
69
100%
Le niveau socio-économique des familles d’origine française est sensiblement plus
élevé que celui des familles d’origine algérienne ou comorienne. Pour le groupe d’origine
algérienne, la sous-représentation des garçons par rapport aux filles en classes de
quatrième et de troisième, s’explique surtout par le fait que beaucoup d’entre eux ont déjà
quitté le collège, la plupart pour un centre de formation d’apprentis (CFA).
46
Bulletin N° 37
QUELQUES RESULTATS
L’appréciation des référents identitaires
Qu’enseignent les données rapportées dans le tableau 2, et traitées statistiquement
dans le tableau 2bis? D’abord que l’origine n’a pas d’effet différencié sur l’identité
marseillaise. Dans les trois groupes, celle-ci obtient un score très élevé, toujours supérieur
ou égal à 8. La faiblesse de l’écart-type, en particulier pour les groupes d’origine française
et algérienne, traduit l’unanimité de ce sentiment.
Il en va différemment pour l’identité française (F2,232 = 33,82 ; p<.0001). Les jeunes
d’origine algérienne et comorienne se sentent significativement moins français que les
jeunes d’origine française. D’ailleurs, 42,03% seulement des adolescents d’origine
algérienne se sentent fortement français (valeurs 8 et 9 sur l’échelle d’auto-estimation) et
23,19% de ceux d’origine comorienne. Au final, il apparaît que si les jeunes d’origine
algérienne et comorienne se sentent fortement marseillais, par contre ils se sentent moins
français que marseillais (t=6,72 ; p<.0001 pour les premiers, et t=7,56 ; p<.0001 pour les
seconds).
Chez les adolescents d’origine algérienne, on constate que c’est bien l’identité
marseillaise qui s’impose comme référent social majeur, et très significativement devant
les autres référents, y compris ceux qui renvoient aux caractéristiques ethnico-religieuses
du groupe d’origine, comme « algérien », « musulman », ou encore « arabe » (m=6.59),
qui n’est pas porté dans le tableau.
Chez les adolescents d’origine comorienne, trois référents arrivent en tête. Ils se
sentent, à la fois, fortement marseillais, comoriens, et musulmans.
Pour ce dernier référent, on notera qu’il atteint un score significativement plus élevé
que tous les autres 2, et que la faible valeur de l’écart-type traduit ici un consensus sans
faille
Enfin, il faut noter que ces adolescents nés et vivant à Marseille, quelle que soit leur
origine, ne se sentent généralement pas immigrés. Seulement 7,25% pour l’origine
algérienne, et 19,35% pour l’origine comorienne, donnent des valeurs supérieures à 5 sur
l’échelle d’auto-estimation.
2
Ainsi, la différence entre les moyennes obtenues pour « musulman » et « comorien » est significative :
t=2,52 ; p=.014.
Association pour la recherche interculturelle
47
48
Bulletin N° 37
La comparaison globale en termes de similitude
Les ressemblances estimées sont portées dans le tableau 3. D’emblée, on est frappé
par le fait que les adolescents des trois groupes s’estiment particulièrement ressemblants
aux jeunes marseillais de leur âge. Que ce soient les jeunes d’origine française (t=2,34 ;
p=.021), les jeunes d’origine algérienne (t=5,85 ; p<.0001), ou encore ceux d’origine
comorienne (t=6,24 ; p<.0001), tous s’estiment plus semblables aux jeunes marseillais
qu’aux jeunes français de leur âge.
Cette différence significative en faveur des similitudes avec les jeunes marseillais se
confirme, quand les jeunes d’origine immigrée sont invités à se comparer aux jeunes leur
propre groupe. Ainsi, les adolescents d’origine algérienne se sentent significativement plus
semblables aux jeunes marseillais qu’aux jeunes de leur âge vivant à Marseille, dont les
parents sont des immigrés algériens (t=2,62 ; p<.01). De leur côté, les adolescents
d’origine comorienne tendent aussi à se s’estimer plus semblables aux jeunes marseillais
qu’aux jeunes de leur propre groupe vivant à Marseille (t=2,05 ; p=.045).
Il apparaît aussi que les adolescents issus de l’immigration s’estiment peu semblables
aux jeunes vivant au pays d’origine. C’est particulièrement vrai pour les jeunes d’origine
algérienne (m=4,15) et un peu moins pour ceux d’origine comorienne (m=5,57). Dans les
deux cas, ils s’estiment significativement plus ressemblants à leurs congénères de
Marseille qu’à ceux vivant dans le pays d’origine (t=8,46 ; p<.0001 pour l’origine
algérienne, et t=3,52 ; p<.001 pour l’origine comorienne).
Pour clore, notons que pour tous ces adolescents marseillais, origine française
comprise, ce sont avec les adolescents allemands que les ressemblances obtiennent les
scores les plus faibles.
DISCUSSION ET CONCLUSION
Depuis plusieurs années, nous tentons d’étudier la nature et la variabilité que peut
prendre le processus d’intégration des immigrés et de leurs enfants dans la collectivité et
l’espace urbain marseillais. Dès le début de cette quête, comme d’autres chercheurs en
sciences humaines et sociales, nous avions l’intime conviction qu’il existe une spécificité
marseillaise en la matière, qu’il y aurait, en quelque sorte, une façon d’intégrer « à la
marseillaise ». Tout récemment encore, une journée d’étude organisée à la Georgetown
University de Washington DC, n’allait-elle pas, d’ailleurs, jusqu’à proposer, avec un brin
humour, d’étudier les ingrédients propres à « la bouillabaisse interculturelle » de la planète
Marseille !
Pour notre part, nous estimons avoir déjà mis en évidence et décrit beaucoup des
ingrédients en question (Cesari, Moreau & Schleyer-Lindenmann, 2001), mais, pour
l’essentiel, en nous appuyant sur des données tirées d’études surtout focalisées sur des
jeunes issus de l’immigration algérienne. Or, entre beaucoup d’algériens et beaucoup de
Association pour la recherche interculturelle
49
marseillais, il existe incontestablement un fonds commun de culture méditerranéenne qui
peut constituer un facteur décisif pour expliquer la relative facilité d’intégration des
premiers à la cité phocéenne. Et de fait, dans le passé, comme l’a souligné Temime
(1990,1991), l’essentiel des vagues migratoires à Marseille est venu du bassin
méditerranéen.
D’où l’intérêt, on le comprend, d’étudier aujourd’hui une autre immigration,
l’immigration comorienne, qui est en rupture sur ce point avec les précédentes. Les
comoriens viennent, en effet, de l’Océan indien occidental et leur culture très particulière,
est faite d’un mélange original de coutumes ancestrales, d’influences africaines, et de
religion islamique. De ce point de vue, on peut dire que les comoriens immigrés à
Marseille mettent à l’épreuve, en quelque sorte, la capacité intégrative de la ville, et ce,
d’autant plus, que leur immigration est relativement récente et qu’ils tendent à fonctionner
encore comme une véritable communauté, communauté, rappelons-le, soucieuse de
maintenir ses traditions et de rester tournée vers le pays d’origine.
Or, qu’avons-nous pu constater à propos des jeunes d’origine comorienne nés et
vivant à Marseille, par comparaison à ceux d’origine algérienne ?
Comme ces derniers, ils nous apprennent unanimement qu’ils se sentent fortement
marseillais, témoignant en cela de l’importance qu’a pris pour eux l’identité locale,
l’identité marseillaise. Lorsqu’on les invite à se comparer en termes de similitudes avec
d’autres groupes de jeunes, c’est aussi avec les jeunes marseillais de leur âge, plus
qu’avec d’autres, qu’ils s’estiment particulièrement ressemblants. Et, une fois de plus,
apparaît ce résultat, qui, avouons-le, en tant que chercheurs, nous étonne et nous ravit tout
à la fois, ils se sentent significativement plus ressemblants aux jeunes marseillais de leur
âge, qu’à ceux de leur propre groupe d’origine.
Ces résultats témoignent de la grande capacité d’intégration qu’offre Marseille, et ce,
d’autant plus que dans le cas des comoriens, chaque individu, nous le savons, est rarement
isolé ou exclu socialement. Comme les données le soulignent, la majorité des adolescents
se sentent fortement comoriens et fortement musulmans ; c’est dire que l’identité
marseillaise n’a pas été investie ici pour combler un vide en matière de lien social, ou pour
pallier un déficit identitaire, ou pour les deux à la fois.
Reste toutefois que les adolescents d’origine comorienne, tout comme ceux d’origine
algérienne, se sentent significativement moins français que marseillais. La capacité
intégrative de Marseille atteint ici ses limites et ne peut s’affranchir des effets produits par
le rapport post-colonial dans lequel la société française tient encore, à ce jour, les
immigrés post-coloniaux et leurs enfants. A cet égard, le temps et le travail de mémoire
qui doit l’accompagner, sont encore nécessaires, ainsi que la volonté de lutter contre les
discriminations liées à l’origine ethnique. Sur ce dernier point, en particulier, l’ensemble
de la classe politique marseillaise, malgré qu’elle ait toujours su dialoguer avec l’Etranger,
50
Bulletin N° 37
et toujours su, aussi, prendre en compte chez l’Autre sa différence, tarde encore à pousser
plus loin une logique intégrative qui a pourtant fait ses preuves dans le passé.
REFERENCES
Allard, P., Dottori, M., Jordi, J.-J., et Pailhès, S. (1997). L’image de l’immigré / étranger
dans la presse marseillaise de 1938 à nos jours. In A. Moreau (sous la direction),
Migrants et Sociétés Urbaines en Europe : l’exemple de Marseille et de Francfort-surle-Main (pp. 19-103). Rapport remis au FAS et au Pir-ville. Marseille : Université de
la Méditerranée.
Berry, J. (1999). Acculturation et adaptation. In M.-A. Hily et M.-L. Lefebvre (Eds),
Identité collective et altérité. Diversité des espaces /spécificités des pratiques (pp. 177196). Paris : L’Harmattan.
Blanchy, S. (1998). Les Comoriens, une immigration méconnue. Hommes et Migrations,
n° 1215, pp. 5-19.
Cesari, J., Moreau, A. & Schleyer-Lindenmann, A. (2001). Plus marseillais que moi, tu
meurs ! Migrations, identités et territoires à Marseille. Paris : L’Harmattan.
Codol, J.P. (1984). Semblables et différents, recherche sur la quête de la similitude et de la
différenciation sociale. Thèse de Doctorat d’Etat de Psychologie, Université de
Provence. Lille : Atelier de reproduction des thèses.
Delafontaine, R. (1998). Les femmes et la famille au coeur de la communauté comorienne
de Marseille. Hommes et Migrations, n° 1215, pp. 21-31.
Krewer, B. & Jahoda, G. (1993). Psychologie et culture : vers une solution du « Babel » ?
International Journal of Psychology, 28, pp. 367-375.
Lorcerie, F. (dir.), Bariki, S., & Bruschi, F. (1999). Les étrangers face au droit : les
populations d’origine maghrébine et comorienne de Marseille. Rapport remis au
Ministère de la Justice. Aix-en-Provence : CNRS – IREMAM.
Manfrass, K. (1991). Türken in der Bundesrepublik, Nordafrikaner in Frankreich. Bonn :
Bouvier Verlag.
Moreau, A ; (1997), (sous la direction). Migrants et sociétés urbaines en Europe,
l’exemple de Marseille et de Francfort-sur-le-Main. Rapport FAS et PIR-ville
(CNRS), 3 volumes. Université de La Méditerranée : GAPRETS.
Sayad, A., Jordi, J.-J., Temime (1991). Migrance, Tome 4, Le Choc de la Décolonisation.
Aix-en-Provence : Edisud.
Tajfel, H., (1981). Human groups and social categories. Cambridge . Cambridge
University Press.
Tajfel, H. ,& Turner, J.C. (1986). The social identity theory of intergroup behavior. In S.
Worchel & W. G. Austin (Eds). Psychology of intergroup relations. Chicago, MI :
Nelson-Hall.
Tarrius, A. & Peraldi, M. (1995). (Sous la direction). Marseille et ses étrangers. Revue
Européenne des Migrations Internationales, 11, n°1.
Temime, E. (1990, 1991), (sous la direction). Migrance, Histoire des migrations à
Marseille, Tomes 3 et 4. Aix-en-Provence : Edisud.