Position de thèse - Université Paris

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Position de thèse - Université Paris
UNIVERSITÀ DEGLI STUDI DI
PISA
UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
DIPARTIMENTO DI CIVILTÀ E FORME
DEL SAPERE
ÉCOLE DOCTORALE IV
Laboratoire de recherche EA 1496
TESI
per il conseguimento del titolo di
DOTTORE DI RICERCA IN STORIA DELLE
ARTI VISIVE E DELLO SPETTACOLO
SSD: L-ART/05 DISCIPLINE DELLO
SPETTACOLO
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ
PARIS-SORBONNE
DOCTORAT EN ÉTUDES ITALIENNES
Presentata da:
Présentée par :
Emanuele DE LUCA
FRANÇOIS ANTOINE VALENTIN RICCOBONI (1707-1772): VITA,
ATTIVITÀ TEATRALE, POETICA DI UN ATTORE-AUTORE
NELL’EUROPA DEI LUMI
Sous la direction de:
M. le Professeur Andrea FABIANO
Université Paris-Sorbonne
Sotto la direzione di:
Professoressa Maria Ines ALIVERTI
Università degli Studi di Pisa
Giuria / Jury
Università degli Studi di Pisa
Professeur, Université Paris VIII
Université Paris-Sorbonne
Professore, Università degli Studi di
Firenze
Mme Maria Ines ALIVERTI
Mme Françoise DECROISETTE
M. Andrea FABIANO
M. Renzo GUARDENTI
7 Settembre 2013
1
François Antoine Valentin Riccoboni (1707-1772): Vita, attività teatrale, poetica di un attoreautore nell’Europa dei Lumi
François-Antoine-Valentin Riccoboni, fils de Luigi Andrea Riccoboni (Lelio) et Elena
Virginia Balletti (Flaminia), né à Mantoue en 1707, débute à Paris en 1726. Son activité artistique
se développe jusqu’en 1764 au sein du théâtre de la Comédie-Italienne de Paris. Il se positionne au
centre de deux cultures, italienne et française, aussi bien qu’au milieu de deux époques, puisque la
période la plus fertile de son activité (1731-1750) coïncide avec la phase des grandes mutations
dans la pratique théâtrale européenne et de son horizon de réception. Sa production dramatique
compte plus de cinquante pièces, dont nous distinguons un nombre important de comédies, de
parodies, de ballets-pantomimes et d’opéras-comiques. Son travail dramatique s’insère dans le
sillon du spectacle et de la dramaturgie des Italiens à Paris, tout en poursuivant sur le chemin
poétique et esthétique tracé par ses prédécesseurs dans la capitale française. Il témoigne ainsi des
échanges culturels continus entre les deux pays et les deux univers théâtraux, péninsulaire et
ultramontain. Son traité sur l’Art du Théâtre, paru les premiers jours du mois de janvier 1750, est
enfin reconnu par la critique contemporaine comme l’origine du pôle opposé aux théories
jusqu’alors acceptées qui prévoient la suprématie du sentiment et du sentir de l’acteur pour
l’interprétation d’un personnage (emozionalismo) : à l’origine d’une dichotomie et d’un débat qui se
perpétueront tout le long du XVIIIe siècle et jusqu’à nos jours.
La récente historiographie et les études critiques et littéraires offrent désormais un panorama
très articulé de travaux qui éclairent les processus de circulations des acteurs entre l’Italie et la
France ; la migrations de textes, de thèmes et de sujets dramatiques ; l’hybridation de la dramaturgie
des comédiens-auteurs de la Comédie-Italienne et du théâtre français entre le XVIIe et le XVIIIe
siècle ; la définition, enfin, d’un répertoire fruit de la rencontre des acteurs italiens avec les auteurs
français1. De même, un nombre important d’études critiques porte sur l’émergence de la théorie sur
le jeu d’acteur. Celle-ci vise la définition d’un art à part entière finalement affranchi de la théorie
poétique du texte dramatique, ainsi que du domaine des arts figuratifs et musicaux dans lesquels le
jeu d’acteur, et chaque spéculation le concernant, se tenait jusqu’au début du XVIIIe siècle. Dans ce
contexte les deux traités de Luigi Riccoboni (Dell’Arte rappresentativa, 1728, et Pensées sur la
Déclamation, 1738) et l’Art du Théâtre de François représentent de surcroit les premiers résultats
d’une spéculation théorique faite par des comédiens-auteurs, libre des cordons de l’art oratoire, où
se situait nécessairement toute théorie sur l’art de l’acteur, jusque dans la première partie du XVIIIe
siècle.
1
Nous pensons au célèbre Recueil d’Evaristo Gherardi, ou bien à l’œuvre par exemple de Marivaux comme la plus
parfaite sublimation de la rencontre entre les acteurs italiens et les auteurs français au siècle des Lumières.
2
Nonobstant cet intérêt vivace de la critique, aucun travail n’était pas consacré à François
Riccoboni. Le peu d’informations que nous avons sur lui est confié surtout au petit nombre des
pages que Xavier de Courville lui consacre dans ses travaux sur Luigi Riccoboni2. Du point de vue
de la théorie du jeu, son Art du Théâtre a souffert jusqu’à aujourd’hui d’une sorte d’analyse à
posteriori, travail étudié plutôt comme un précédent significatif des thèses soutenues par Denis
Diderot dans son Paradoxe sur le comédien. Ce sont d’ailleurs exactement Luigi Riccoboni et
Denis Diderot qui, avec leur stature intellectuelle, ont contribué à ombrager le portrait et l’activité
de François. Cependant, à notre avis, ce comédien-auteur-théoricien peut être pris comme un
paradigme de toute l’évolution du théâtre des Italiens en France et en même temps comme un
prisme à travers lequel observer les résultats de cette expérience dans ses directrices esthétiques,
poétiques et théoriques, dans le théâtre français et européen du siècle des Lumières. Cette étude
porte donc sur la reconstruction de la figure de ce personnage extrêmement polyédrique, se
proposant de situer l’activité de François Riccoboni dans le contexte des échanges culturels entre
l’Italie et la France, dans le contexte de la Comédie-Italienne de Paris, dans celui du théâtre français
et européen du XVIIIe siècle, mais aussi dans le contexte d’émergence de la réflexion autour du jeu
d’acteur. Il ne s’agit de reconstruire purement le profil d’un comédien-auteur négligé par
l’historiographie, mais de donner une nouvelle visibilité à un artiste qui a su avoir une place
importante dans le contexte parisien du XVIIIe siècle. Ceci, aussi bien dans la perpétuation de
l’esthétique du jeu typiquement italien, de modèles poétiques et dramaturgiques du spectacle italien
en France, que pour la naissance de nouveaux genres tels que celui du ballet-pantomime, avant
l’œuvre de Jean-Georges Noverre, ou de l’opéra-comique. Enfin, pour la définition d’une théorie
qui influencera notamment le Diderot du Paradoxe, mais ouvrant surtout des perspectives
d’approche au jeu et à l’interprétation absolument inédites.
Il s’agit ainsi de rechercher des réponses à des questions d’importance. Tout d’abord quels
liens pouvons-nous reconnaitre dans la vie et l’activité de François Riccoboni avec l’Italie et ses
ancêtres acteurs-auteurs ? De quelle manière travaille-t-il dans le système théâtral français et
franco-italien ? Quels sont ses héritages par rapport à l’activité de son père et à la tradition du
théâtre professionnel italien aussi bien dans une perspective biographique que poétique et
théorique ? Quelles influences pouvons-nous reconnaitre à l’intérieur de sa production
dramaturgique ? Quelle est l’influence, par exemple, de l’activité parodique, satyrique et musicale
de Pierre-François Biancolelli, héritier des modèles dramaturgiques et spectaculaires de l’ancienne
Comédie-Italienne, sur l’écriture de François ? Et donc, quelle importance a l’expérience plus
2
Xavier de Courville, Un apôtre de l’art du théâtre au XVIIIe siècle, Luigi Riccoboni, dit Lelio : l’expérience italienne
(1676-1715), Paris, Droz, 1943 ; Id., Un apôtre de l’art du Théâtre au XVIIIe siècle: Luigi Riccoboni dit Lelio.
L’expérience française (1716-1731), Paris, Droz, 1945 ; Id., Lelio premier historien de la Comédie Italienne et premier
animateur du Théâtre de Marivaux, Paris, Librairie Théâtrale, 1958.
3
générale des comédiens-auteurs italiens en France entre le XVIIe et le XVIIIe siècle ? Ensuite, quel
est le rapport entre la théorie et les expérimentations autour du nouveau genre du ballet-pantomime,
provenant particulièrement de l’Angleterre, et la production et la pratique choreutique de François ?
Comment aboutit-il à l’écriture théorique ? Comment sa propre activité pratique, son jeu, sa
pratique choreutique et son travail d’auteur se reflètent dans son Art du Théâtre ? Quel est le
contexte dans lequel s’encadre sa spéculation ? Quels liens sont présents entre son travail théorique
et les traités contemporains ? Comment sa pensée influe-t-elle sur la théorie contemporaine et
postérieure ? De quelle manière sa production artistique et théorique agit sur le spectacle français et
la réflexion sur le jeu. Enfin, quelle est sa position de comédien-auteur-théoricien au siècle des
Lumières, époque marquée par de profonds changements dans l’univers théâtral ainsi que dans la
société, la culture, la philosophie et dans les modalités mêmes de la pensée des hommes et des
artistes ?
Répondre à ces questions nous amène à comprendre mieux l’apport réel de François
Riccoboni au développement du théâtre du XVIIIe siècle. Il signifie comprendre mieux le statut de
comédien-auteur qui caractérise d’une façon importante la tradition des comédiens italiens dans leur
pays ainsi que lors de leurs permanences à Paris et en Europe. Il signifie démontrer combien
François Riccoboni puisse être considéré comme paradigme de toute l’histoire et de toute l’activité
artistique de la nouvelle Comédie-Italienne (du moins jusqu’au 1764) ; paradigme de la rencontre
entre italiens et français : rencontre esthétique, dramaturgique et poétique de deux univers depuis
plus d’un siècle en échange culturel prolifique et heureux. Il signifie, en somme, analyser combien
la tradition italienne, dans toutes ses facettes, converge vers un seul comédien-auteur-théoricien et
combien celui-ci puisse représenter une clé de lecture pour éclairer les projections d’une telle
tradition dans le contexte de la France et de l’Europe du XVIIIe siècle : prisme, nous disions, à
travers lequel lire les différents niveaux d’un travail artistique et les résultats de ce travail sur le
plan de la culture d’appartenance, d’origine et d’adoption.
Pour mieux illuminer les différents aspects de ce personnage, nous avons divisé notre travail
en quatre grandes parties, dont la première porte sur la reconstruction de la biographie de François,
la deuxième essaie de saisir les pratiques scéniques de l’acteur, la troisième étudie toute son œuvre
dramatique et la quatrième porte sur l’analyse de l’Art du Théâtre. L’approche est interdisciplinaire,
historique, littéraire, critique et théorique, essayant de faire dialoguer les documents d’archive avec
les textes dramatiques, les correspondances avec les partitions musicales, les traités sur la poétique
et l’esthétique avec les contextes sociaux et religieux. Quoique chacune de ces quatre parties
approche François Riccoboni au travers d’un angle de vue précis, néanmoins nous essayons de les
faire dialoguer entre elles, convaincus que seulement les aspects biographiques peuvent éclaircir
certains choix artistiques de François ; que ses pratiques scéniques et son œuvre dramatique peuvent
4
seules nous permettre d’aller au fond de sa spéculation théorique ; que cette spéculation, enfin, peut
a contrario nous donner des éléments de réflexions sur sa pratique scénique et sa dramaturgie.
Pareillement, prises singulièrement, ou bien dans leur dialogue réciproque, nous essayons
d’éclaircir ces quatre parties confrontant toutes les données que nous déployons sur le plan
historique, littéraire et théorique, avec le(s) contexte(s) qui les engendre(nt) et, inversement, mais
tout à la fois, nous essayons à travers cette étude sur François de jeter une lumière nouvelle sur ces
contextes.
Dans un premier temps, nous reconstruisons la biographie de l’acteur non seulement du
point de vue chronologique, mais essayant surtout d’identifier et d’étudier les réseaux de formation,
sociaux et artistiques de l’acteur qui puissent nous éclaircir sur son tempérament ainsi que sur
certains choix de son chemin artistique. Depuis Mantoue, où il naît le 14 février 1707, jusqu’à sa
mort à Paris le 14 mai 1772, cette partie se concentre tout d’abord sur la première enfance de
François, sa naissance, ses premiers voyages auprès de la troupe itinérante de son père et de sa mère
engagés dans leur tentatives de réforme du théâtre italien. Entre Mantoue, Venise, Parme, Vérone,
il voyage jusqu’à ce que Luigi Riccoboni ne soit appelé par le duc de Parme Antonio Farnese pour
former une troupe destinée à rouvrir à Paris la Comédie-Italienne (1716), à la requête du duc Régent
Philippe d’Orléans.
À Paris, François entre au prestigieux collège des jésuites Louis-le-Grand où il apprend le
latin et les éléments de la rhétorique, profitant d’un enseignement devenu à l’époque le modèle
scolaire le plus réputé en Europe. Au collège, il a également la possibilité de s’exhiber en tant que
danseur, marquant son attitude précoce pour l’art de Terpsichore qui trouvera ensuite ses résultats
les plus accomplis sur le plateau de l’Hôtel de Bourgogne, et une élaboration théorique dans son
traité autour du jeu. Nous recherchons donc les traces de son heureux début à la Comédie-Italienne
en 1726, théâtre où François est ensuite accueilli en acteur et en danseur et où il complète sa
formation professionnelle sous la direction de ses parents. Nous parcourons ses succès au théâtre,
mais aussi ses tentatives continues de fuite. En 1729 et en 1736, il essaye de débuter à la Comédie
Française, mais il est refusé les deux fois par interdiction des Gentilshommes de la Chambre du Roi,
ce qui nous permet de réfléchir autour des palissades culturelles existantes (et persistantes) en
France entre français et étrangers, Italiens notamment. Nous essayons donc de reconstruire les
réseaux de sociabilité de François comme la société du Caveau, où certainement l’acteur peut
cultiver son goût pour le vers et entrainer sa plume et sa veine critique parmi des personnages tels
que les Crébillon père et fils, Panard, Fuzelier et un nombre d’autres auteurs de la ComédieItalienne ainsi que des Foires parisiennes. Mais le Caveau est également le contexte où il peut
approfondir sa connaissance avec Marie Sallé, qui sera déterminante pour ses expérimentations
dans le domaine du ballet-pantomime. Encore, c’est le lieu où il peut s’approcher de la Franc5
maçonnerie, contexte qui émerge de plus en plus dans la récente historiographie sur le fond des
expériences des artistes du XVIIIe siècle. Tel contexte peut aussi justifier les rapports entre François
et le duc de Richmond, auquel l’acteur s’adresse en 1735 pour essayer de passer en Angleterre.
L’évidence d’une fascination très nette pour l’Angleterre, de sa part, se réverbère par ailleurs dans
la production des ballets-pantomimes, révélant des points en commun avec la spéculation théorique
et l’œuvre de John Weaver.
Nous analysons également le mariage de François avec Marie-Jeanne Laboras de Mézières
le 7 juillet 1734. Actrice provenant des circuits théâtraux de société, par son mariage avec François,
elle est admise à la Comédie-Italienne pour les rôles d’amoureuse. Mais elle se fera reconnaître plus
comme romancière en sublimant aussi sur un plan littéraire ses déceptions conjugales. Leur
mariage, en effet, ne sera pas proprement un mariage d’amour et ils se sépareront bientôt. Toutefois,
Marie ne se soustrait pas à soulager les derniers jours de François et à soigner la maladie qui le
conduira à sa mort. En 1749, François quitte définitivement la scène, à cause de problèmes de santé.
C’est à ce moment qu’il fait paraître l’Art du Théâtre. Il part donc pour l’Italie où il cultive
probablement ses passions pour la musique et l’alchimie. Il ne rentre en France qu’en 1755.
Endetté, pauvre et à l’«esprit gauche»3, il meurt le 14 mai 1772. La reconstruction de sa vie nous
donne le portrait d’un personnage très difficile, libertin, «vicié»4, souvent en contraste ouvert avec
ses proches, dont notamment son père qui le déshérite dans son propre testament : ce qui ne fait
François pas moins un homme de son temps : époque de Casanova, entre autres.
Dans la seconde partie de ce travail nous étudions les pratiques scéniques de François, son
jeu en italien à l’impromptu et en français, et ses habiletés dans le chant et dans la danse. Telle
reconstruction nous paraît indispensable non seulement pour saisir l’esthétique du jeu italien au
XVIIIe siècle, mais aussi parce que sur elle reposent toutes possibilités d’une compréhension plus
approfondie et de l’œuvre dramatique de François et de sa spéculation théorique. Ce sont les
habiletés du jeu qui seules peuvent éclairer la première partie de la locution binominale comédienauteur qui marque l’activité de François. Aussi, ce sont ces habiletés qui seules peuvent illuminer
l’origine du savoir déplié dans les pages de l’Art du Théâtre, ainsi que permettre une théorie-même
sur le jeu, selon l’avis du même François, déclaré plusieurs fois dans sa Lettre. En dépit d’un
portrait historique et critique sédimenté qui restreint François dans son rôle de premier amoureux et
parfois le définit mauvais acteur, l’analyse de plusieurs sources premières – comme les comptes
rendus du Mercure de France, les nouvelles des chroniqueurs de l’époque (Parfaict, Desboulmiers,
3
Claude Henri de Fusée de Voisenon, Anecdotes Littéraires, in Œuvres complettes, Paris, Moutard, 1781, 5 vol. : IV, p.
149.
4
«Sa tête étoit viciée» comme Marie-Jeanne Riccoboni le peint par une expression autant incisive que synthétique dans
une lettre à Robert Liston le 3 juin 1772 : cf. Madame Riccoboni’s letters to David Hume, David Garrick and sir Robert
Liston: 1764-1783, éd. James Nicholls, Oxford, Voltaire Foundation, 1976, pp. 247-251 : p. 247.
6
d’Origny, d’Argenson), les textes des ouvrages dramatiques écrits par les acteurs eux-mêmes ainsi
que par des auteurs français écrivant expressément pour les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, ou
encore les partitions musicales – démontre au contraire que François est un acteur capable de jouer
extraordinairement dans toute la gamme tonale du théâtre, du tragique au bas comique. Il joue en
italien à l’impromptu et en français. Il interprète les rôles tragiques dans les tragicomédies, mais
aussi les premiers amoureux, les pères et les valets dans la comédie, jusqu’à endosser le masque
d’Arlequin. Il joue également les rôles en travesti. Ses capacités dans l’imitation sont plusieurs fois
célébrés par les chroniqueurs, du point de vue mimétique ou bien dans ses capacités de contrefaire
le jeu des acteurs rivaux français, dans un métadiscours parodique, qui trouve aussi ses implications
sur le plan de l’écriture dramatique. Ces capacités d’imitation nous permettent par ailleurs de
comparer les modalités du jeu des Italiens et celui des Romains. Dans ce sens, le jeu de François se
révèle un jeu simple et naturel s’offrant comme alternative valable au jeu des français, ampoulé ou
emphatique, mais certainement bien stylisé, de la rue Fossés Saint-Germain.
François est aussi musicien et il chante fort bien les airs français des comédies en
vaudevilles de l’Hôtel de Bourgogne, ainsi que les arie di bravura du style italien. Il connaît donc
bien le langage des arts musicaux, qui se parachève dans l’excellence du savoir choreutique. Celui
de Tersichore est son règne incontesté. François arrive à danser des ballets-pantomimes
jusqu’auprès de la Cour (1740), avec Barbara Campanini (Barbarina), démontrant à la fois la racine
toute italienne de la pénétration de la danse pantomime en France, et certainement d’une pratique
choreutique expérimentée bien avant l’arrivée de Jean-Georges Noverre. Pratique qui se complètera
aussi dans la réalisation de ballets-pantomimes pour la Comédie-Italienne, dont François sera le
premier créateur durant les années 1730 et 1740.
L’étude dévoile donc un portrait complètement différent de l’image monolithique dans
laquelle une historiographie parfois peu avisée l’a contraint jusqu’à aujourd’hui. En même temps,
elle démontre à la fois la perpétuation de pratiques scéniques typiquement italiennes et les capacités
de François de savoir les adapter au contexte français. Elle démontre enfin l’extraordinaire
versatilité de l’acteur dans les différents genres, mais aussi à l’intérieur d’une même pièce. Acteur
protéiforme, François se révèle bien plus qu’un simple premier amoureux, extrêmement doué dans
tous les genres, digne héritier de la grande tradition des comici dell’Arte.
Dans la troisième partie, nous analysons la production dramaturgique de François
Riccoboni. Le point de départ est la définition du corpus assez vaste de l’auteur. Nous avons fait
tout d’abord un travail d’attribution, nécessaire pour analyser ensuite les aspects de l’écriture de
François. Insérée dans un parcours tout aussi chronologique, l’étude nous permet de constater d’une
part la variété du répertoire riccobonien et surtout, de l’autre, ses capacités d’adaptation au sein des
importants changements esthétiques et poétiques du siècle. Si le manque de pièces italiennes à
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canevas démontre d’un éloignement de François du travail de réforme du théâtre italien de son père,
néanmoins la prolifération de pièces de costume et satiriques, de parodies, de comédies en
vaudevilles et de modernes opéras-comiques témoigne d’un modèle poétique et dramatique bien
défini suivi par François, celui qui remonte à l’expérience de l’ancienne Comédie-Italienne au
XVIIe siècle et qui n’est pas moins italien que le répertoire de Riccoboni père. Elle est la
dramaturgie des Italiens développée notamment à Paris à la rencontre des contextes productifs, des
auteurs et du public français. Dans son répertoire, les parodies constituent l’ensemble le plus riche
de la production de François, écrites par lui seul ou en collaboration. Elle représentent un spectacle
particulièrement lucratif, mais sont également un instrument efficace de critique des défauts des
hypotextes aussi d’un point de vue poétique que de celui de l’esthétique du jeu. Telles critiques
peuvent êtres appréciées notamment sur le plan de la représentation, aspects de mise en scène que
nous envisageons au cours de cette partie. En revanche, la création des ballets-pantomimes définit
François comme un vrai précurseur de Noverre et lui permet d’atteindre un niveau sémantique
ultérieur du binôme comédien-auteur, celui de maître de ballet-danseur. Enfin, la créations des
derniers opéras-comiques relève par ailleurs de la capacité de réécriture de l’acteur privée du
flambeau de la critique. Capacité qui est une des ressources les plus exploitées par les comédiensauteurs italiens, en deçà comme au-delà des Alpes.
De la pratique de l’écriture à la théorie poétique, cette troisième partie est parachevée par un
section entièrement consacrée à l’apologie du genre de la parodie dramatique. Avec son Discours
sur la Parodie (1746), François s’inscrit dans un débat pluriannuel qui avait commencé par la
querelle de Louis Fuzelier et Antoine Houdard de la Motte, dans les années 1730, continuée par
l’abbé Sallier et Luigi Riccoboni, et qui visait la définition d’un genre digne de rentrer dans
l’Olympe des genres dramatiques.
L’Art du Théâtre à Madame*** constitue l’objet de la dernière partie de ce travail. Nous
analysons tout d’abord le contexte de naissance de l’œuvre dans le cadre social, religieux et de la
critique contemporaine. Nous l’encadrons ensuite dans les horizons théoriques européens sur l’art
du jeu et, suivants les déclarations du même François, envisageons donc le traité comme translation
théorique d’un savoir pratique accumulé pendant presque vingt-cinq ans d’activité à la ComédieItalienne. Cela nous permet de mieux comprendre la distance que François interpose entre les
praticiens du théâtre (seuls, de son point de vue, qui puissent parler d’une théorie sur le jeu fondée
sur leur pratique scénique) et les savants comme Pierre Rémond de Sainte-Albine, ou bien JeanBaptiste du Bos ou Grimarest. Si, en revanche, François crée un lien direct entre sa propre réflexion
et celle de son père, comme un dialogue entre pairs, entre praticiens de la scène, néanmoins la
confrontation des traités de Luigi Riccoboni (Dell’Arte rappresentativa, 1728, et Pensées sur la
Déclamation, 1738) et celui de François, révèle un rapport controversé, qui nous fait aussi réfléchir
8
sur les différentes périodes de gestation de l’Art du Théâtre et donc de la maturation de la pensée de
François. Nous démontrons donc l’existence du savoir pratique dans les pages du traité, tout en
recourant à la notion de pré-expressivité, pour illuminer les territoires inexplorés où s’enfonce
l’auteur. Ces territoires, pour la première fois dans la théorie sur le jeu, sont réglé par les arts
musicaux, les mêmes arts pratiqués par François sur le plateau de l’Hôtel de Bourgogne : la danse,
le chant, la musique instrumentale. Toute persistance oratoire est ainsi définitivement dépassée. par
ailleurs, en ce qui concerne le passage crucial qui porte sur l’interprétation de l’acteur, nous
remarquons une nette opposition au néoplatonisme de Luigi Riccoboni des Pensées ainsi que de
toute orientation classiciste de faire dériver le jeu d’une priorité de l’expression de passions ou
même de leur classification. Au contraire, le processus interprétatif n’est plus le produit du sentir de
l’acteur, mais la construction d’un personnage qui repose sur les qualités rationnelles de l’acteur et
ses capacités d’observation et d’imitation (exactement les mêmes capacités dans lesquelles excellait
François à l’Hôtel de Bourgogne), le tout étant réglé par une gestion pré-expressive et expressive du
corps de l’acteur. Cela situe François dans une position nettement expérimentale et
antimétaphysique, au milieu de la nouvelle culture empiriste, scientifique et illuministe du XVIIIe
siècle français et européen. Si le modèle interprétatif proposé par François est donc diamétralement
opposé à celui de son père, et notamment par rapport à sa théorie soutenue dans les Pensées, cela ne
veut pas dire pour autant que François ne partage avec Luigi Riccoboni tout résultat esthétique du
jeu d’acteur et du jeu de théâtre. Ce ne sont finalement que les moyens pour y arriver qui changent.
Le travail de l’acteur doit être pour les deux celui de construire une illusion théâtrale à travers un
jeu simple et naturel, géré dans le cadre des codes sociaux et de bienséance. Cela nous témoigne de
l’appartenance de François à une école esthétique bien définie, celle du jeu italien qui remonte
arrière dans le temps aux pratiques et aux théories des comédiens et théoriciens de la péninsule et
qui s’oppose, tout compte fait, à celle du jeu des français.
Le travail est parachevé par deux volumes d’annexes, rassemblant des documents d’archives
inédits (vol. II), le répertoire raisonné et l’édition des œuvres inédites de François (vol. III). Compte
tenu du nombre des documents, nous nous limitons à une transcription diplomatique, en
harmonisant d’une façon essentielle la ponctuation et nous proposant un travail de modernisation
(pour les pièces d’archives comme pour les pièces dramatiques) lors d’une prochaine publication.
De plus, en ce qui concerne les œuvres dramatiques contenues dans le troisième volume de ce
travail, nous ne présentons non plus le travail de collation entre les témoins du Département de la
Musique (d’où nous transcrivons) et ceux du Département des Manuscrits, travail encore en cours et
que nous proposerons dans l’édition critique des œuvres de François Riccoboni.
Emanuele DE LUCA
Università degli Studi di Pisa – Université Paris-Sorbonne ED IV
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