Marie-Jeanne Riccoboni en avance sur son époque? Une lecture

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Marie-Jeanne Riccoboni en avance sur son époque? Une lecture
Marie-Jeanne Riccoboni en avance
sur son époque? Une lecture
par l'abbé de La Porte
Suzan van Dijk
D
ans les romans de Marie-Jeanne Riccoboni (1713-1792) des lectrices du xxe siècle retrouvent bon nombre de leurs propres
préoccupations. L'appréciation des éiéments reconnaissables de cette
œuvre-notamment ses prises de position en matibre de mariagea amené à qualifier son auteur de iiféministen,' meme si c'est d'un
féminisme considéré parfois ((paradoxal».Toujours est-il qu'elle est jugée
((moderne».Des Mitions récentes dans des collections à public féminin
indiquent, en meme temps qu'elles visent à l'augmenter, son intérêt pour
les lectrices actuelles.
Au xvriie siècle, le succbs de ces romans avait été considérable. Le
grand nombre de rééditions-officielles et piratesUn témoigne sans
pour autant nous renseigner sur le public concret. Des interprétations
actuelles des textes eux-mêmes tendraient B faire supposer des femmes
1 Et ce dès 1977: an^ Demay, Marie-Jeanne Riccoboni ou la pensée fiminisa chez une mmnnciln du X V I I I ~silele (Paris: La Pensée Universelle, 1977). Voir aussi l'article de Nancy
K. Miller. ((La&mire, l'oubli et I'aR du roman: textes litertins, textes sentimentaux)),dans
Femmes ci pouvoir sous I'Aneicn RCgimc. éà. Danielle Hanse Dubosc el Eliane Viennot (Paris:
Rivages. 1991), oh elle s'attache A suivre les Ucommntaires feministes internes sur les hommes
et le mariageX que wntient ce roman (p. 246).
2 Inventoriées dans l'article d'Angus Martin, ((Romans et romanciers A suc& de 1751 B la
R6volution d'ap& les déditionsi). dans Revur des Sciences Humaines 35 (1970). 383-89.
EIGHTEENTH-CENTURY FICTION. Volume 8, Number 4. luly 19%
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comme premier public visé, (ipréfiguré)) qu'il est par des narrataires
féminin^.^ Les lectrices réelles se sont cependant peu exprimées: des
réactions féminines arrivées jusqu'à nous sont rares. Il est donc difficile de se former une idée de l'impact qu'ont pu avoir ces romans, qui
nous semblent, à nous, témoigner de subversivité féministe, et par là être
en avance sur leur époque.
Une confirmation par la négative de l'impact ((féministe)) de Riccoboni me paraît être procurée dans certaines &actions fournies par
des hommes-réactions qui font comprendre les plaintes formulées par
Riccoboni. Son regret de ne pas se sentir comprise4 pourrait sembler
en contradiction avec l'enthousiasme considérable, manifesté par les
journalistes et autres commentateurs contemporains devant son œuvre
romanesque. Considérons, ici, qu'il n'y a pas lieu de se méfier du bienfondé des plaintes de la romancière, mais plutôt de l'enthousiasme de
la critique. Celui-ci serait en effet fort incongru s'il y avait un message féministe contenu dans ces romans. Regardons-le de plus près: sur
quoi est-il basé en réalité?
Comparaison
Rappelons tout d'abord que la critique de l'époque se faisait un devoir de résumer les romans discutés, tout en donnant d'assez larges
extraits du texte lui-même. Comme l'a dit Claude Labrosse, il s'agissait
de areproduire le roman en un syntagme narratif qui occupe la plus
grande partie de l'article)).' La rapidité, souvent, du jugement prononcé
à la suite du résumé, peut amener à considérer une livraison de journal littéraire (du moins la partie traitant des romans) comme un recueil
de brefs récits qui ont pu être lus pour leur propre intérêt. Plus explicitement encore se présente comme un recueil de nouvelles l'Histoire
liffdraire des femmes françaises par l'abbé Joseph de La Porte. Ce cri3 le m pmnets de Envoyer & mon article. ((A qui s'adressent+lles? Narrafaires et publies réels
des romans de Marie-Jeanne Riccoboni et d'Isabelle de Charrih-ei). dans Ferninisfischc Limaninvissmsçhofr undRomonisiik, éd. Margarete Zimmermann et Renate Kmll (StuagaR:Metzler,
1995). pp. 101-12.
4 lames C. Nichoils. 6d.. Mme Riccoboni's Letfers fo David H a . David Garrick nnd Sir Robert
Lüfon: 176Cl783, Snidics on Voltain and the Eighteenth Century. no 149 (Oxford: Voltain
Poundation, 1976). lem du [15/16] décembre 1771 & Robe* Liston.
5 Claude Labrosse, ((Fonctions culturelles du periodique litteraire)),dans Claude Labmsse et
Piem Rem. L'lnstninunf piriodique. La fonction de la presse au mute siècle (Lyon: Resîcs
univenitairrs de Lyon. 1985). p. 90.
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tique littéraire, rédacteur de plusieurs journaux influent^,^ a publié en
1769 ces cinq volumes, dont les trois derniers sont consacrés à la production littéraire du x v i r f sibcle.7 Au moins en partie les cclettresi) que
forment les chapitres de cet ouvrage sont des reprises d'articles publiés
d'abord dans la presse, que ce soit dans les journaux rédigés par La Porte
ou dans d'autres périodiques.
C'est parce qu'ils contiennent une réécriture, généralement d'une
plume masculine, que ces articles sont révélateurs pour nous. L'enthousiasme que manifestent des critiques, ne serait4 pas basé sur leurs pmpres réécritures, dans lesquelles forcément certains éléments de l'original
auront disparu? Prenons comme exemple la version que donne La Porte
dans son Histoire lindruire des femmes françaises8 d'un des premiers mmans de Riccoboni, les Lettres de Juliette Catesby (1759). et comparonsla l'original.
Le roman
Dans mon optique, ce roman fournit une analyse subtile du piège dans
lequel il arrive à des femmes de tomber, et où les sentiments et la lucidité
se combattent sans autre (rvainqueur))que les conventions sociales.
C'est un roman épistolaire contenant des lettres envoyées presque
quotidiennement, durant cinq semains, par Juliette, une jeune veuve, à
Henriette Campley, son amie qui n'est pas encore mariée. Cette correspondance a le caractère d'un journal intime, surtout que nous ne lisons
pas les réponses de l'amie.9 Son r81e est important pour Juliette et pour
sa réflexion, car c'est une fille apparemment très perspicace, malgr6 son
jeune $ge. Elle est «la seule amieu à laquelle Juliette ose confier ses
problèmes.1°
6 Après avoir dirigé ses Obscrvotionr sur lo litlCramre modem (1749-52). il collabore b L'AnnCe
finimire de Fréron entre 1754 et 1758, puis puble son Observateur litlCmire (1758-61).
7 Histoire linPraire des f i m s f r o n p i s c s , ou Lcnns historiques el criliqucl. contenont un PrCcis
& In vie et W L analyse misonnée des ouvrages des femmes qui se sont distinguek d m In
liniramre francaisr. par une Soc* de Gens de L
e
m (Paris, 1769). 5 vols.
8 Dans le tome 5. pp. 23-33; œ texte ne conespond pas au compte rendu doMe par ce &me
critique dans son Obscrvoaur linirain. comme cela etlit le cas pour le compte rendu des
Lcrtrrs d'une PCruviennc. Celui-ci est b ramener dinctement aux deux comptes rendus publies
dans son journal (voir ma contribution au 9' Congrès International des Lumih-es, B paraiwe dans
les Smdk-3 on Volfoireond the Eightrenrh Century: ((L'hW de La P m e et la canonisation des
romancières n).
9 Par contre, Juliette insère dans ses propres Lems des missives qu'elle-&me a rewes. dont aussi
certaines provenant de d'Ossery.
10 Madame Riccoboni, Lettres de Milady Juliette Cotesby d Milody Henrictte Complq, son amie,
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Juliette s'entretient avec elle à propos surtout de son amour malheureux
pour Milord d'Osseiy: malheureux puisque, deux ans plus t6t, celui-ci
l'a trahie. Ils allaient se marier, lorsque tout d'un coup il était parti pour
en épouser une autre. Juliette a difficilement supporté cette trahison, à
partir de laquelle elle gbnbralise: «celui qui n'a pas senti la douleur d'être
trahi de ce qu'il aime, de ce qu'il aime avec passion, n'a qu'une faible
idée des peines qu'on peut éprouver dans la vie» (p. 73). On constate
que dans cette formule elle dépasse la diffkrence sexuelle. C'est en tant
qu'être humain qu'elle se sent trahie par un autre être humain.
Peu avant le début de cette correspondance, d'Ossery s'était présent6
à nouveau chez Juliette, declenchant en fait chez elle le besoin d'écrire.
Car Juliette a refusé de le voir ou d'entendre ses explications et elle est
partie. Elle se sent trop trahie, même si elle se rend compte, grâce notamment aux interventions de l'amie, que son amour n'a pas vraiment
disparu. C'est cela qui mène à des combats intérieurs assez douloureux,
qu'elle tient à considérer comme une raison de plus pour ne pas le voir ....
jusqu'au moment où d'Ossery tombe malade. Elle revient alors vers lui,
tout en se demandant si ce qu'elle fait est bien raisonnable. Explicitement elle repère ici l'existence du piège-sans encore l'appeler par ce
nom; mais mon adresse ne m'échappe point)); elle se demande si par la
maladie mes torts sont [...] diminués?)) et se r6pond: ((Non, mais.... il a
été malade)) (pp. 125-26).It
Cela n'empêche que d'Ossery a alors moyen de tout expliquer: par
cierreurn il avait engrossé une jeune fille qu'il s'était senti ensuite obligé
d'épouser. Or, elle était morte quelque temps après l'accouchement, le
libérant et lui permettant d' épouser quand m&meJuliette-ce à quoi elle
finit par procéder avec un enthousiasme très relatif. Le terme même de
piège apparaîî ici pour désigner le mariage: «ils étaient tous unis contre
moi; on ne m'appelait ici que pour me conduire dans le piège p r é p d ) )
(p. 173).l2
Voilà l'intrigue, qui sert à Riccoboni de situation-type où une femme
peut se trouver et qui l'amène à formuler des maximes assez dures par
6d. Sylvain Menant (Paris: Desjonqdres. 1983). p. 52. Les réfkrences au texte renvoient B ce6dition.
II Les italiques sont de Riccoboni. qui a l'habitude de les utiliser quand elle fait faire des citations
prisas dans des lettres auxquelles réagissent, souvent avec ironie ou colhre, ses personnages.
12 11 v a donc lieu. c o r n le fait Joan Stewart de oarler d'un iidisconccrrin~lv
" , haaav outeorne)).
G>nogrophs French Nowlr b> Women of the l a i e Eaghremlh Cenrury. chap 6. üEwnomcs
Manc-Jmnc Riccobonn and I&lk de Chamhi1 (Lmwln et Londres Uniremty of Nebraska
Press. 1993). p 125 (c'es1 moi qut souligneJ
..,
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rapport aux hommes en général.I3 Notons, par exemple, son insistance
sur leur fausseté, par laquelle elle renvoie le reproche fait habituellement
aux femmes:
Esclaves de leurs sens, lorsqu'ils paraissent [c'est moi qui souligne] l'être de
nos charmes, c'est pour eux qu'ils nous cherchent, qu'ils nous servent; ils ne
considèrent en nous que les plaisirs qu'ils espbrent de goûter par nous [...] si
nous leur montrons de la force d'esprit, de la grandeur d'âme, nous sommes
d'inhumaines1' créatures. (p. 97)
En effet, c'est comme ((inhumaine))que Juliette sera considérée a cause
de sa manière de réagir à la trahison. Mots-clés du texte, les termes de
((pardon)) et de ((pardonner))précisent le problbme que soulève Riccoboni.
Ce pardon est réclamé pour d'Ossery par un des amis de Juliette: ((vous
devez pardonner)) (p. 44). Auparavant elle avait déjjà déclaré: «ou je me
connais mal ou il n'est pas en moi de pardonner)) (p. 22). Elle revient làdessus en se demandant pourquoi une femme devrait pardonner la où un
homme provoque un duel et tue (p. 45).
II nous paraîî évident, à nous, qu'un homme pourrait se sentir gené,
en se voyant confronte à ces vérit6s. Le critique du Mercure de France a
contourné sa gêne en déclarant que n'est concerné ici que le personnage
imaginaire de Juliette, qui est fort bien décrit: ((cette réflexion est juste,
naturelle, et bien placée sous la plume d'une femme».lJil semble refuser
de se sentir attaqué par ses généralisations.
La réécriture
Dans la version que La Porte donne de ce roman, les divers éléments de
l'intrigue sont évidemment concentrés. Elle comporte onze pages (grand
in-octavo), qui contiennent aussi des citations.16 Mais il faut se demander si tous les changements qu'il apporte sont A ramener au peu de
longueur que devait avoir son texte. En effet, Labrosse note déjjà-à partir d'un échantillon assez considérable pour I'année 1761-qu'il y a tout
un «processus de découpage, de suppression, de raccourcissement et de
réécriture» qui revient un véritable remontage du roman». Pire, le
13 Voir au sujet de ces maximes I'inuoduction par Olga B. Cragg B son edition de L'Hisfoire du
Marquis & Cressy, Studies on Voltaire and ihe Eighteenlh Cenhry, no 266 (Oxford: Voltaire
Foundatian, 1989).
14 Italiques de Riccoboni; voir n. I l .
15 Mercure & Fronce, juin 1759. p. 86.
16 ((Pour produire en son sein le narré du roman. l'article recueille souvent, dans son 6noncé, des
passages entiers du texte romanesque)) Rabrosse. p. 91).
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journaliste ((peut même être conduit à le tronquer, soit qu'il y soit contraint par la relative brièveté de son article, soit qu'il traduise ainsi un
choix esthétique»;17soit (i'ajouterais) qu'il traduise une gene qui aurait
besoin d'être effacée.
C'est ce qui apparaît, me semble-t-il, dans certaines modifications qui
concernent la narration. Elles découlent toutes de la position de l'instance
narrative, changée elle aussi lors du passage de l'écriture féminine à la
réécriture masculine. Ces modifications sont de trois ordres, et concernent
les événements que contient l'intrigue, la perspective selon laquelle ils
sont considérés et présentés, et l'interprétation qu'il convient de leur
donner.
Les événements
Du fait de l'épistolarité du roman, l'événement premier est l'échange
des lettres, rendu nécessaire par i'éloignement de Juliette qui a besoin de
continuer la communication avec son amie. Cet échange est explicitement
mis en scène. L'écriture se trouve interrompue ou gênée par d'autres
personnages survenant tout à coup et désireux de lire ce qu'écrit Juliette,
la forçant ainsi à cacher ses papiers-clichés du roman épistolaire, mais
dont Riccoboni tire un large profit:
Mais on entre.... qui est-ce?... Eh qui pourrait-ce être que Sir Henry?... Mais
qui m'assujettit donc aux importunités de Sir Henry? Pourquoi faut-il que je le
reçoive? Quel droit a-t-il de m'ennuyer? [...] Voilà le maussade personnage18
établi dans mon cabinet; insensiblement il gagne du terrain; il est près, tout
près de moi .... il lit presque ce que j'écris ....je voudrais qu'il le lfit pour lui
apprendre....je continue exprhs... Milord, pardon, vouspermettez' 9 . . . [...] Puisque
mon mauvais sort le fixe là, il faut que je vous laisse. (pp. 25-26)
De la même façon, la réception des réponses est parfois thématisée: elle
est retardée ou rendue difficile par ses divers déplacements.
Ces lettres ont pour sujet les événements mêmes qui ont été à l'origine
du départ de Juliette et donc de la correspondance, ainsi que leurs suites.
Cette trame événementielle ne change pas d'une version à l'autre: chez
La Porte il y a toujours les projets de mariage, qui sont rompus, le
premier mariage, la mort de la première femme, son second mariage pour
terminer. Mais au lieu de se trouver à un second niveau (à l'intérieur de
17 Labmse, p. 98.
18 Comme personnage masculin sr sympathique, on ne rencontre guére que ((Sir Manly, gai.
agdable. simple, uni. [...] C'est un homme, ma chere, c'est le seul qui soit ici)) (pp. 27-28).
19 On voit qu'ici Riccoboni utilise les itzliques pour indiquer qu'elle change de destinataire.
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l'événement épistolaire), tout cela est projeté en avant: le fait qu'il s'agit
d'un roman par lettres est obscurci. Le titre a été réduit au nom propre
Juliette Catesby, et le récit est fait A la troisième personne."
L'effet sur le lecteur s'en trouve chan& ces événements sont explicitement présentés dans le résumé, alors qu'ils ne le sont pas dans le
roman. Au contraire, certains ne peuvent meme être devinés par celle
que Riccoboni a chargée de la narration-aussi bien à l'intention de
son amie qu'à la nBtre. Dans le roman ce sont les effets-inquiétantsde ce qui s'est passé ou même l'inquiétude sur ce qui a pu arriver,
qui forment le sujet des lettres. Les événements y sont subis par le
((moi))féminin qui ne les connaît pas jusqu'à peu avant la fin de la correspondance, et qui par conséquent est incapable de les comprendre.
L'inconnu où elle se débat oblige Juliette à se fixer sur ses propres sentiments, ou alors, pour se délasser et délasser son amie, à regarder les
petits événements du quotidien. C'est ce qui donne, au début, un veritable
((romansentimental)),comportant aussi des éléments spectatoriaux: grâce
à divers déplacements qu'elle fait, elle a la possibilité d'enregistrer des
particularités humaines.21Cependant, lorsque Juliette arrive à savoir ce
qui s'est passé, les sentiments qu'elle exprime sont ceux de l'amertume.
La perspective
De l'expérience de cette incompréhension devant les agissements masculins, Riccoboni tire des lqons qu'elle fait présenter par Juliette à sa
jeune amie, sous la forme de maximes. Celles-ci confirment l'existence
de deux mondes quasi-séparés: l'un masculin, l'autre féminin. La forme
épistolaire du roman entraîne le lecteur aussi bien que la lecirice dans
le monde des femmes. Avec les deux correspondantes, on s'inquiète de
ce comportement incompdhensible, et même si on était enclin à pardonner à d'ossery, on est obligé de ne pas s'étonner vraiment du refus du
pardon que prononce Juliette.
Dans le résumé, par contre, où I'épistolarité est effacke, on n'entre
pas en contact direct avec l'univers féminin. Par le passage au récit à la
20 Ceci b l'exception bien sût des citations: elles sont prises aussi bien dans les lettres de luliene
que dans ces quelques l e m s de d'Osscry recopiees Tintention d'tlenriene. C'est-&direque
les deux voix se font entendre d'aussi près. (Avec parfois un lapsus aggravant encore les tons de
luliene: ((fuir un malheureux [...] c'est le procede d'une f e m m ordinaire)).est devenu: ((faire
un malheureux)) [Cafcsby. p. 92; La Porte, p. 271).
21 Addiaon &ait un auteur a d m a de Riccoboni ellc-mhe commc de Juliene. qu8 dtclm que ((le
Sprrrorcur devrait eVe un modele paw ceux qui s'6tudnent B p4ntwr les secrca dc I'humanit6 ))
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troisième personne, forcément, une instance narrative s'était introduite,
qui semble être omnisciente. Du coup, le problème de l'incompréhension
et de l'angoisse n'a plus de droit à l'existence, n'ayant plus d'endroit où
se loger, et n'étant pas reconnu par ce nouveau narrateur.
Cette instance narrative représente bien sûr La Porte. Au cours de
sa lecture du roman il avait vu disparaître ses incertitudes initiales et
de ce fait il a acquis la même «omniscience» que Juliette à la fin de
sa correspondance. Il tient à montrer cette omniscience. Elle lui permet
de rétablir l'ordre chronologique de l'histoire. C'est ce qui change le
commencement de sa narration. Son début est même assez joyeux: deux
amoureux à qui la vie sourit. C'est une atmosphère bien contraire au
sentiment d'avoir été trahie, qui est le moteur dans le début du roman:
la raison pour laquelle Juliette part et se met dans la nécessité d'écrire
à l'amie dont elle s'éloigne. Ses sentiments noirs donnent le ton de
tout le roman: même dans les moments d'ctespoir~,lors de la maladie
de d'ossery, il me semble que le lecteur ne peut croire vraiment à la
possibilité du bonheur4tant découragé en cela par l'attitude de Juliette
elle-même.
Dans le résumé, le rétablissement de la chronologie réduit le poids
de la trahison, qui n'est plus présentée comme ressentie pendant une
assez longue durée, avec toute l'inquiétude sur ce qui a pu se passer. Les
divers événements se suivent comme avec une nécessité naturelle: erreur
(regrettable), itmais enfin, c'est une affaire faite)) (p. 25), réparation de
l'erreur, récompense finale grgce notamment au pardon de la femme
aimée et aimante. La chronologie semble conférer à tout ce qui se passe
une certaine logique, qui est entièrement du c8té de l'homme. D'Ossery
est quasiment devenu le sujet d'une série d'actions ayant pour but son
mariage avec Juliette.
C'est vraiment négliger la perspective du roman, qui présente une
Juliette, certes se débattant dans ses sentiments, mais la recherche
d'une indépendance qui lui permette au moins de pardonner librement
et éventuellement de ne pas pardonner. Concrètement elle n'acquiert
pas vraiment cette indépendance, mais moralement si. Elle dénonce son
propre mariage à la suite du contentement que vient d'exprimer d'ossery:
((en vérité on m'a mariée si vite, si vite, que je crois de bonne foi que le
mariage ne vaut rien)) (pp. 173-74).22
22 Susan Lanser a bien raison d'insister sur le fait que dans œ mman ülhe last avowal of love
[...] is no1 for the new husband but for the female fnendi). que c'est donc Uthe husband who
gets (syrnbolically) abandoned, the fnend whose absence mars Juliette's happiness)). Susan S.
Lanser, Fictions of Authdry. Womn Writm ond Narrative ibicc (Ithnen et Londres: Corne11
Universiry Press, 1992). p. 39.
462 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION
L'interprétation par le narrateur
En effet, 2 la fin du roman, le mariage se fait, grâce a la mort de la
première épouse et l'entremise d'une autre femme, et par conséquent
la dénonciation du mariage comme piège ne se trouve qu'au niveau du
discours. Mais pour Riccoboni, c'est ce niveau-la qui importe; c'est la
que figurent les maximes adressées sa jeune amie, et que la solidarité
entre romancière, personnage et lectrices s'exprime.23
La Porte, tout en s'adressant au public féminin (son ouvrage a comme
sous-titre ((Lettresa Madame ***»),a éliminé ce niveau, qui dans son cas
n'aurait pu être signe de solidarité. Son narrateur tire ses propres leçons
et la réécriture finit par se présenter comme une correction. Après avoir
banalisé les événements par le changement de l'ordre de présentation et
de la perspective, ce narrateur en prescrit l'évaluation. Les «conclusionsr
qu'étaient finalement les maximes formulées pat Riccoboni ne peuvent
plus servir ici.
Dans le roman le mot-clé était ((pardonner)),l'idée centrale celle de la
possibilité+u meme, la nécessitéde ne pas pardonner s'il n'y a pas
lieu de le faire. Le terme central dans ce résumé est celui de «fierté»élément qui retarde le pardon: ((Juliette, toujours amoureuse, mais trop
fière encore pour pardonnera (p. 26), ((Catesbyadore toujours son amant,
mais la fierté l'empom toujours)) (p. 27), ((la fierté de Milady Catesby
n'était point encore satisfaite)) (pp. 29-30). Cependant, a la fin le pardon
est donné et meme wans peine» (p. 33).24Voila où résident les sentiments de solidarité. Ce narrateur comprend la position de l'homme, et il
l'innocente.
Évaluer, c'est évidemment un des rôles du critique. Mais il me semble
que dans ce cas précis il y a confusion entre le r61e du critique qui évalue
le roman et celui d'un narrateur qui a son opinion sur ((ses))personnages.
La Porte abuse ici de la marge de manœuvre que laisse l'absence de point
de vue unifiant dans le roman épistolaire. C'est ce qui lui permet d'ttre
élogieux: ((ces lettres [...] paraissent dictees par le sentiment; et l'esprit
en est puis6 dans la nature même)) (p. 33). Entre-temps, le pessimisme
foncier de Riccoboni sur les possibiliîés qu'ont les femmes de trouver
le bonheur dans le mariage est remplacé par un message optimiste qui
23 Voir aussi Cragg. p. 33n57
24 On m u v e une formule comparable dans le dsumt que prC<cnte Ir M I T C Ude~ France ((elle ne
put lui refuser son pardoon (p 84,.ce journalise avait lui a u w pns i c i diaanus à I'bgard de
I'expénence ftmininc. en disant que Julnene ürr i r m r trahie p a I'amant qu'elle adorri1 (p 74.
c'est moi qui souligne)
M A R I E - J E A N N E R I C C O B O N I 463
semblerait plutôt s'adresser aux hommes: i'espoir est permis, puisque
meme Juliette a fini par oublier «sa fureur)) et par pardonner.
Décalage
Il serait intéressant d'étudier plus en détail cette impression de décalage
entre un public visé qui aurait été féminin et un lecteur réel et précis,
qui est masculin4écalage qui a pu se manifester dans des rapports
de lecture d'autres romans étiquetés (plus tard, certes) féministes. J'ai
récemment traité la même question à propos d'un autre roman de RicDans ce cas il était plus aisé
coboni, les Lettres de Madame de
d'opposer le message de Riccoboni à son retravail par la critique, puisque
nous disposons d'une première version du roman. Celle-ci, publiée dans
un cadre non-romanesque, est plus explicite sur ses intentions féministes.
11 y a moyen de la considérer comme un métadiscours par rapport au
roman tel que nous le connaissons sous sa forme définitive.
Pour Catesby, ne disposant pas de premier état du texte, nous nous
basons, pour interpréter son message, d'une part sur la continuité de
la problématique riccobonienne, d'autre part sur la récurrence de ces
maximes. Ces deux élBments servent d'appui à la vision de ce texte
comme tout aussi subversif que Sancerre. Dans les deux cas on peut
considérer le roman et sa réécriture comme deux prises de position par
rapport à une situation imaginée par une femme-la position féminine
étant livrée par l'auteur elle-m&me dans les maximes, la position masculine se montrant dans les distorsions auxquelles procède le critique.
Il s'agit d'un débat indirect, mais comparable à celui (en sens inverse)
entre Laclos et Riccoboni au sujet du personnage de la Marquise de
Merteuil." Riccoboni, qui «en qualité de femme)) a son ctcceur blessé du
caractère de Madame de Merteuil))," ne va pas jusqu'à i<reconstitue[r]le
sens)) des Liaisons dnngereuses; La Porte par rapport aux Lettres de Juliene Catesby le fait, grâce a ce ((pesant dispositif d'appropriation)P qu'il
a mis en place.
25 üTransfonnations op5rées sur un roman de Muie-Jeanne Riccoboni: la communication entravbe)), dans (Enbeirr de la communication mmnnesquc. H o m g e d Frm$oi.% von RossurnGuyon,éd. Suran van Dijk et Christa Stevens (Amsterdam et AUanta: Rodopi, 1994). pp. 30718.
26 Voir la üCorrespondance entre Madame Riccoboni et M. de Laclos. Avril 1782)),dans Chodedos
de Laclos. @ivres complètes, Cd. Laurent Venini (Puis: Gallimard. 1979). pp. 757-68.
27 Laclos, CEuvres. p. 759.
28 Labrosse. p. 127.
464 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
Le problème que nous fournissent ces réécritures partiales, c'est
qu'elles se trouvent malgré tout i la base de l'historiographie sur cette
catégorie de romans. Les textes de Riccoboni ont beau avoir été lussous leur forme originale-jusque dans le x i x e siMe; l'histoire littéraire
a souvent pris pour point de depart les opinions formulées par des critiques contemporains tels La Porte. Si on considére en effet que le public
prévu et premier de ces romans est un public féminin, il est evident quepour nous, par exemple, lectrices du xxe siècle-La Porte a coupé la
communication. ((Celui qui écrit et celui qui lit [et à plus forte raison
s'il s'agit de femmes] se trouvent isolés de part et d'autre du dispositif
médiateur))." Nous aurons à les laisser de c6té, lui et ses émules, pour
arriver à distinguer les ((réseaux féminins)) visés par des romancières
comme Riccoboni. Des réactions féminines contemporaines sont certes
absentes, mais en creux se dessine quand meme, dans les tentatives de
l'annuler, l'impact que ces romans ont pu avoir.
Université d'Amsterdam
29 Labrosse. P. 127