Marie-Jeanne Riccoboni en avance sur son époque? Une lecture
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Marie-Jeanne Riccoboni en avance sur son époque? Une lecture
Marie-Jeanne Riccoboni en avance sur son époque? Une lecture par l'abbé de La Porte Suzan van Dijk D ans les romans de Marie-Jeanne Riccoboni (1713-1792) des lectrices du xxe siècle retrouvent bon nombre de leurs propres préoccupations. L'appréciation des éiéments reconnaissables de cette œuvre-notamment ses prises de position en matibre de mariagea amené à qualifier son auteur de iiféministen,' meme si c'est d'un féminisme considéré parfois ((paradoxal».Toujours est-il qu'elle est jugée ((moderne».Des Mitions récentes dans des collections à public féminin indiquent, en meme temps qu'elles visent à l'augmenter, son intérêt pour les lectrices actuelles. Au xvriie siècle, le succbs de ces romans avait été considérable. Le grand nombre de rééditions-officielles et piratesUn témoigne sans pour autant nous renseigner sur le public concret. Des interprétations actuelles des textes eux-mêmes tendraient B faire supposer des femmes 1 Et ce dès 1977: an^ Demay, Marie-Jeanne Riccoboni ou la pensée fiminisa chez une mmnnciln du X V I I I ~silele (Paris: La Pensée Universelle, 1977). Voir aussi l'article de Nancy K. Miller. ((La&mire, l'oubli et I'aR du roman: textes litertins, textes sentimentaux)),dans Femmes ci pouvoir sous I'Aneicn RCgimc. éà. Danielle Hanse Dubosc el Eliane Viennot (Paris: Rivages. 1991), oh elle s'attache A suivre les Ucommntaires feministes internes sur les hommes et le mariageX que wntient ce roman (p. 246). 2 Inventoriées dans l'article d'Angus Martin, ((Romans et romanciers A suc& de 1751 B la R6volution d'ap& les déditionsi). dans Revur des Sciences Humaines 35 (1970). 383-89. EIGHTEENTH-CENTURY FICTION. Volume 8, Number 4. luly 19% 454 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION comme premier public visé, (ipréfiguré)) qu'il est par des narrataires féminin^.^ Les lectrices réelles se sont cependant peu exprimées: des réactions féminines arrivées jusqu'à nous sont rares. Il est donc difficile de se former une idée de l'impact qu'ont pu avoir ces romans, qui nous semblent, à nous, témoigner de subversivité féministe, et par là être en avance sur leur époque. Une confirmation par la négative de l'impact ((féministe)) de Riccoboni me paraît être procurée dans certaines &actions fournies par des hommes-réactions qui font comprendre les plaintes formulées par Riccoboni. Son regret de ne pas se sentir comprise4 pourrait sembler en contradiction avec l'enthousiasme considérable, manifesté par les journalistes et autres commentateurs contemporains devant son œuvre romanesque. Considérons, ici, qu'il n'y a pas lieu de se méfier du bienfondé des plaintes de la romancière, mais plutôt de l'enthousiasme de la critique. Celui-ci serait en effet fort incongru s'il y avait un message féministe contenu dans ces romans. Regardons-le de plus près: sur quoi est-il basé en réalité? Comparaison Rappelons tout d'abord que la critique de l'époque se faisait un devoir de résumer les romans discutés, tout en donnant d'assez larges extraits du texte lui-même. Comme l'a dit Claude Labrosse, il s'agissait de areproduire le roman en un syntagme narratif qui occupe la plus grande partie de l'article)).' La rapidité, souvent, du jugement prononcé à la suite du résumé, peut amener à considérer une livraison de journal littéraire (du moins la partie traitant des romans) comme un recueil de brefs récits qui ont pu être lus pour leur propre intérêt. Plus explicitement encore se présente comme un recueil de nouvelles l'Histoire liffdraire des femmes françaises par l'abbé Joseph de La Porte. Ce cri3 le m pmnets de Envoyer & mon article. ((A qui s'adressent+lles? Narrafaires et publies réels des romans de Marie-Jeanne Riccoboni et d'Isabelle de Charrih-ei). dans Ferninisfischc Limaninvissmsçhofr undRomonisiik, éd. Margarete Zimmermann et Renate Kmll (StuagaR:Metzler, 1995). pp. 101-12. 4 lames C. Nichoils. 6d.. Mme Riccoboni's Letfers fo David H a . David Garrick nnd Sir Robert Lüfon: 176Cl783, Snidics on Voltain and the Eighteenth Century. no 149 (Oxford: Voltain Poundation, 1976). lem du [15/16] décembre 1771 & Robe* Liston. 5 Claude Labrosse, ((Fonctions culturelles du periodique litteraire)),dans Claude Labmsse et Piem Rem. L'lnstninunf piriodique. La fonction de la presse au mute siècle (Lyon: Resîcs univenitairrs de Lyon. 1985). p. 90. MARIE-JEANNE RICCOBONI 455 tique littéraire, rédacteur de plusieurs journaux influent^,^ a publié en 1769 ces cinq volumes, dont les trois derniers sont consacrés à la production littéraire du x v i r f sibcle.7 Au moins en partie les cclettresi) que forment les chapitres de cet ouvrage sont des reprises d'articles publiés d'abord dans la presse, que ce soit dans les journaux rédigés par La Porte ou dans d'autres périodiques. C'est parce qu'ils contiennent une réécriture, généralement d'une plume masculine, que ces articles sont révélateurs pour nous. L'enthousiasme que manifestent des critiques, ne serait4 pas basé sur leurs pmpres réécritures, dans lesquelles forcément certains éléments de l'original auront disparu? Prenons comme exemple la version que donne La Porte dans son Histoire lindruire des femmes françaises8 d'un des premiers mmans de Riccoboni, les Lettres de Juliette Catesby (1759). et comparonsla l'original. Le roman Dans mon optique, ce roman fournit une analyse subtile du piège dans lequel il arrive à des femmes de tomber, et où les sentiments et la lucidité se combattent sans autre (rvainqueur))que les conventions sociales. C'est un roman épistolaire contenant des lettres envoyées presque quotidiennement, durant cinq semains, par Juliette, une jeune veuve, à Henriette Campley, son amie qui n'est pas encore mariée. Cette correspondance a le caractère d'un journal intime, surtout que nous ne lisons pas les réponses de l'amie.9 Son r81e est important pour Juliette et pour sa réflexion, car c'est une fille apparemment très perspicace, malgr6 son jeune $ge. Elle est «la seule amieu à laquelle Juliette ose confier ses problèmes.1° 6 Après avoir dirigé ses Obscrvotionr sur lo litlCramre modem (1749-52). il collabore b L'AnnCe finimire de Fréron entre 1754 et 1758, puis puble son Observateur litlCmire (1758-61). 7 Histoire linPraire des f i m s f r o n p i s c s , ou Lcnns historiques el criliqucl. contenont un PrCcis & In vie et W L analyse misonnée des ouvrages des femmes qui se sont distinguek d m In liniramre francaisr. par une Soc* de Gens de L e m (Paris, 1769). 5 vols. 8 Dans le tome 5. pp. 23-33; œ texte ne conespond pas au compte rendu doMe par ce &me critique dans son Obscrvoaur linirain. comme cela etlit le cas pour le compte rendu des Lcrtrrs d'une PCruviennc. Celui-ci est b ramener dinctement aux deux comptes rendus publies dans son journal (voir ma contribution au 9' Congrès International des Lumih-es, B paraiwe dans les Smdk-3 on Volfoireond the Eightrenrh Century: ((L'hW de La P m e et la canonisation des romancières n). 9 Par contre, Juliette insère dans ses propres Lems des missives qu'elle-&me a rewes. dont aussi certaines provenant de d'Ossery. 10 Madame Riccoboni, Lettres de Milady Juliette Cotesby d Milody Henrictte Complq, son amie, 456 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION Juliette s'entretient avec elle à propos surtout de son amour malheureux pour Milord d'Osseiy: malheureux puisque, deux ans plus t6t, celui-ci l'a trahie. Ils allaient se marier, lorsque tout d'un coup il était parti pour en épouser une autre. Juliette a difficilement supporté cette trahison, à partir de laquelle elle gbnbralise: «celui qui n'a pas senti la douleur d'être trahi de ce qu'il aime, de ce qu'il aime avec passion, n'a qu'une faible idée des peines qu'on peut éprouver dans la vie» (p. 73). On constate que dans cette formule elle dépasse la diffkrence sexuelle. C'est en tant qu'être humain qu'elle se sent trahie par un autre être humain. Peu avant le début de cette correspondance, d'Ossery s'était présent6 à nouveau chez Juliette, declenchant en fait chez elle le besoin d'écrire. Car Juliette a refusé de le voir ou d'entendre ses explications et elle est partie. Elle se sent trop trahie, même si elle se rend compte, grâce notamment aux interventions de l'amie, que son amour n'a pas vraiment disparu. C'est cela qui mène à des combats intérieurs assez douloureux, qu'elle tient à considérer comme une raison de plus pour ne pas le voir .... jusqu'au moment où d'Ossery tombe malade. Elle revient alors vers lui, tout en se demandant si ce qu'elle fait est bien raisonnable. Explicitement elle repère ici l'existence du piège-sans encore l'appeler par ce nom; mais mon adresse ne m'échappe point)); elle se demande si par la maladie mes torts sont [...] diminués?)) et se r6pond: ((Non, mais.... il a été malade)) (pp. 125-26).It Cela n'empêche que d'Ossery a alors moyen de tout expliquer: par cierreurn il avait engrossé une jeune fille qu'il s'était senti ensuite obligé d'épouser. Or, elle était morte quelque temps après l'accouchement, le libérant et lui permettant d' épouser quand m&meJuliette-ce à quoi elle finit par procéder avec un enthousiasme très relatif. Le terme même de piège apparaîî ici pour désigner le mariage: «ils étaient tous unis contre moi; on ne m'appelait ici que pour me conduire dans le piège p r é p d ) ) (p. 173).l2 Voilà l'intrigue, qui sert à Riccoboni de situation-type où une femme peut se trouver et qui l'amène à formuler des maximes assez dures par 6d. Sylvain Menant (Paris: Desjonqdres. 1983). p. 52. Les réfkrences au texte renvoient B ce6dition. II Les italiques sont de Riccoboni. qui a l'habitude de les utiliser quand elle fait faire des citations prisas dans des lettres auxquelles réagissent, souvent avec ironie ou colhre, ses personnages. 12 11 v a donc lieu. c o r n le fait Joan Stewart de oarler d'un iidisconccrrin~lv " , haaav outeorne)). G>nogrophs French Nowlr b> Women of the l a i e Eaghremlh Cenrury. chap 6. üEwnomcs Manc-Jmnc Riccobonn and I&lk de Chamhi1 (Lmwln et Londres Uniremty of Nebraska Press. 1993). p 125 (c'es1 moi qut souligneJ .., 458 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION rapport aux hommes en général.I3 Notons, par exemple, son insistance sur leur fausseté, par laquelle elle renvoie le reproche fait habituellement aux femmes: Esclaves de leurs sens, lorsqu'ils paraissent [c'est moi qui souligne] l'être de nos charmes, c'est pour eux qu'ils nous cherchent, qu'ils nous servent; ils ne considèrent en nous que les plaisirs qu'ils espbrent de goûter par nous [...] si nous leur montrons de la force d'esprit, de la grandeur d'âme, nous sommes d'inhumaines1' créatures. (p. 97) En effet, c'est comme ((inhumaine))que Juliette sera considérée a cause de sa manière de réagir à la trahison. Mots-clés du texte, les termes de ((pardon)) et de ((pardonner))précisent le problbme que soulève Riccoboni. Ce pardon est réclamé pour d'Ossery par un des amis de Juliette: ((vous devez pardonner)) (p. 44). Auparavant elle avait déjjà déclaré: «ou je me connais mal ou il n'est pas en moi de pardonner)) (p. 22). Elle revient làdessus en se demandant pourquoi une femme devrait pardonner la où un homme provoque un duel et tue (p. 45). II nous paraîî évident, à nous, qu'un homme pourrait se sentir gené, en se voyant confronte à ces vérit6s. Le critique du Mercure de France a contourné sa gêne en déclarant que n'est concerné ici que le personnage imaginaire de Juliette, qui est fort bien décrit: ((cette réflexion est juste, naturelle, et bien placée sous la plume d'une femme».lJil semble refuser de se sentir attaqué par ses généralisations. La réécriture Dans la version que La Porte donne de ce roman, les divers éléments de l'intrigue sont évidemment concentrés. Elle comporte onze pages (grand in-octavo), qui contiennent aussi des citations.16 Mais il faut se demander si tous les changements qu'il apporte sont A ramener au peu de longueur que devait avoir son texte. En effet, Labrosse note déjjà-à partir d'un échantillon assez considérable pour I'année 1761-qu'il y a tout un «processus de découpage, de suppression, de raccourcissement et de réécriture» qui revient un véritable remontage du roman». Pire, le 13 Voir au sujet de ces maximes I'inuoduction par Olga B. Cragg B son edition de L'Hisfoire du Marquis & Cressy, Studies on Voltaire and ihe Eighteenlh Cenhry, no 266 (Oxford: Voltaire Foundatian, 1989). 14 Italiques de Riccoboni; voir n. I l . 15 Mercure & Fronce, juin 1759. p. 86. 16 ((Pour produire en son sein le narré du roman. l'article recueille souvent, dans son 6noncé, des passages entiers du texte romanesque)) Rabrosse. p. 91). MARIE-JEANNE RICCOBONI 459 journaliste ((peut même être conduit à le tronquer, soit qu'il y soit contraint par la relative brièveté de son article, soit qu'il traduise ainsi un choix esthétique»;17soit (i'ajouterais) qu'il traduise une gene qui aurait besoin d'être effacée. C'est ce qui apparaît, me semble-t-il, dans certaines modifications qui concernent la narration. Elles découlent toutes de la position de l'instance narrative, changée elle aussi lors du passage de l'écriture féminine à la réécriture masculine. Ces modifications sont de trois ordres, et concernent les événements que contient l'intrigue, la perspective selon laquelle ils sont considérés et présentés, et l'interprétation qu'il convient de leur donner. Les événements Du fait de l'épistolarité du roman, l'événement premier est l'échange des lettres, rendu nécessaire par i'éloignement de Juliette qui a besoin de continuer la communication avec son amie. Cet échange est explicitement mis en scène. L'écriture se trouve interrompue ou gênée par d'autres personnages survenant tout à coup et désireux de lire ce qu'écrit Juliette, la forçant ainsi à cacher ses papiers-clichés du roman épistolaire, mais dont Riccoboni tire un large profit: Mais on entre.... qui est-ce?... Eh qui pourrait-ce être que Sir Henry?... Mais qui m'assujettit donc aux importunités de Sir Henry? Pourquoi faut-il que je le reçoive? Quel droit a-t-il de m'ennuyer? [...] Voilà le maussade personnage18 établi dans mon cabinet; insensiblement il gagne du terrain; il est près, tout près de moi .... il lit presque ce que j'écris ....je voudrais qu'il le lfit pour lui apprendre....je continue exprhs... Milord, pardon, vouspermettez' 9 . . . [...] Puisque mon mauvais sort le fixe là, il faut que je vous laisse. (pp. 25-26) De la même façon, la réception des réponses est parfois thématisée: elle est retardée ou rendue difficile par ses divers déplacements. Ces lettres ont pour sujet les événements mêmes qui ont été à l'origine du départ de Juliette et donc de la correspondance, ainsi que leurs suites. Cette trame événementielle ne change pas d'une version à l'autre: chez La Porte il y a toujours les projets de mariage, qui sont rompus, le premier mariage, la mort de la première femme, son second mariage pour terminer. Mais au lieu de se trouver à un second niveau (à l'intérieur de 17 Labmse, p. 98. 18 Comme personnage masculin sr sympathique, on ne rencontre guére que ((Sir Manly, gai. agdable. simple, uni. [...] C'est un homme, ma chere, c'est le seul qui soit ici)) (pp. 27-28). 19 On voit qu'ici Riccoboni utilise les itzliques pour indiquer qu'elle change de destinataire. 460 E I O H T E E N T H - C E N T U R Y PICTION l'événement épistolaire), tout cela est projeté en avant: le fait qu'il s'agit d'un roman par lettres est obscurci. Le titre a été réduit au nom propre Juliette Catesby, et le récit est fait A la troisième personne." L'effet sur le lecteur s'en trouve chan& ces événements sont explicitement présentés dans le résumé, alors qu'ils ne le sont pas dans le roman. Au contraire, certains ne peuvent meme être devinés par celle que Riccoboni a chargée de la narration-aussi bien à l'intention de son amie qu'à la nBtre. Dans le roman ce sont les effets-inquiétantsde ce qui s'est passé ou même l'inquiétude sur ce qui a pu arriver, qui forment le sujet des lettres. Les événements y sont subis par le ((moi))féminin qui ne les connaît pas jusqu'à peu avant la fin de la correspondance, et qui par conséquent est incapable de les comprendre. L'inconnu où elle se débat oblige Juliette à se fixer sur ses propres sentiments, ou alors, pour se délasser et délasser son amie, à regarder les petits événements du quotidien. C'est ce qui donne, au début, un veritable ((romansentimental)),comportant aussi des éléments spectatoriaux: grâce à divers déplacements qu'elle fait, elle a la possibilité d'enregistrer des particularités humaines.21Cependant, lorsque Juliette arrive à savoir ce qui s'est passé, les sentiments qu'elle exprime sont ceux de l'amertume. La perspective De l'expérience de cette incompréhension devant les agissements masculins, Riccoboni tire des lqons qu'elle fait présenter par Juliette à sa jeune amie, sous la forme de maximes. Celles-ci confirment l'existence de deux mondes quasi-séparés: l'un masculin, l'autre féminin. La forme épistolaire du roman entraîne le lecteur aussi bien que la lecirice dans le monde des femmes. Avec les deux correspondantes, on s'inquiète de ce comportement incompdhensible, et même si on était enclin à pardonner à d'ossery, on est obligé de ne pas s'étonner vraiment du refus du pardon que prononce Juliette. Dans le résumé, par contre, où I'épistolarité est effacke, on n'entre pas en contact direct avec l'univers féminin. Par le passage au récit à la 20 Ceci b l'exception bien sût des citations: elles sont prises aussi bien dans les lettres de luliene que dans ces quelques l e m s de d'Osscry recopiees Tintention d'tlenriene. C'est-&direque les deux voix se font entendre d'aussi près. (Avec parfois un lapsus aggravant encore les tons de luliene: ((fuir un malheureux [...] c'est le procede d'une f e m m ordinaire)).est devenu: ((faire un malheureux)) [Cafcsby. p. 92; La Porte, p. 271). 21 Addiaon &ait un auteur a d m a de Riccoboni ellc-mhe commc de Juliene. qu8 dtclm que ((le Sprrrorcur devrait eVe un modele paw ceux qui s'6tudnent B p4ntwr les secrca dc I'humanit6 )) M A R I E - J E A N N E RICCOBONI 461 troisième personne, forcément, une instance narrative s'était introduite, qui semble être omnisciente. Du coup, le problème de l'incompréhension et de l'angoisse n'a plus de droit à l'existence, n'ayant plus d'endroit où se loger, et n'étant pas reconnu par ce nouveau narrateur. Cette instance narrative représente bien sûr La Porte. Au cours de sa lecture du roman il avait vu disparaître ses incertitudes initiales et de ce fait il a acquis la même «omniscience» que Juliette à la fin de sa correspondance. Il tient à montrer cette omniscience. Elle lui permet de rétablir l'ordre chronologique de l'histoire. C'est ce qui change le commencement de sa narration. Son début est même assez joyeux: deux amoureux à qui la vie sourit. C'est une atmosphère bien contraire au sentiment d'avoir été trahie, qui est le moteur dans le début du roman: la raison pour laquelle Juliette part et se met dans la nécessité d'écrire à l'amie dont elle s'éloigne. Ses sentiments noirs donnent le ton de tout le roman: même dans les moments d'ctespoir~,lors de la maladie de d'ossery, il me semble que le lecteur ne peut croire vraiment à la possibilité du bonheur4tant découragé en cela par l'attitude de Juliette elle-même. Dans le résumé, le rétablissement de la chronologie réduit le poids de la trahison, qui n'est plus présentée comme ressentie pendant une assez longue durée, avec toute l'inquiétude sur ce qui a pu se passer. Les divers événements se suivent comme avec une nécessité naturelle: erreur (regrettable), itmais enfin, c'est une affaire faite)) (p. 25), réparation de l'erreur, récompense finale grgce notamment au pardon de la femme aimée et aimante. La chronologie semble conférer à tout ce qui se passe une certaine logique, qui est entièrement du c8té de l'homme. D'Ossery est quasiment devenu le sujet d'une série d'actions ayant pour but son mariage avec Juliette. C'est vraiment négliger la perspective du roman, qui présente une Juliette, certes se débattant dans ses sentiments, mais la recherche d'une indépendance qui lui permette au moins de pardonner librement et éventuellement de ne pas pardonner. Concrètement elle n'acquiert pas vraiment cette indépendance, mais moralement si. Elle dénonce son propre mariage à la suite du contentement que vient d'exprimer d'ossery: ((en vérité on m'a mariée si vite, si vite, que je crois de bonne foi que le mariage ne vaut rien)) (pp. 173-74).22 22 Susan Lanser a bien raison d'insister sur le fait que dans œ mman ülhe last avowal of love [...] is no1 for the new husband but for the female fnendi). que c'est donc Uthe husband who gets (syrnbolically) abandoned, the fnend whose absence mars Juliette's happiness)). Susan S. Lanser, Fictions of Authdry. Womn Writm ond Narrative ibicc (Ithnen et Londres: Corne11 Universiry Press, 1992). p. 39. 462 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION L'interprétation par le narrateur En effet, 2 la fin du roman, le mariage se fait, grâce a la mort de la première épouse et l'entremise d'une autre femme, et par conséquent la dénonciation du mariage comme piège ne se trouve qu'au niveau du discours. Mais pour Riccoboni, c'est ce niveau-la qui importe; c'est la que figurent les maximes adressées sa jeune amie, et que la solidarité entre romancière, personnage et lectrices s'exprime.23 La Porte, tout en s'adressant au public féminin (son ouvrage a comme sous-titre ((Lettresa Madame ***»),a éliminé ce niveau, qui dans son cas n'aurait pu être signe de solidarité. Son narrateur tire ses propres leçons et la réécriture finit par se présenter comme une correction. Après avoir banalisé les événements par le changement de l'ordre de présentation et de la perspective, ce narrateur en prescrit l'évaluation. Les «conclusionsr qu'étaient finalement les maximes formulées pat Riccoboni ne peuvent plus servir ici. Dans le roman le mot-clé était ((pardonner)),l'idée centrale celle de la possibilité+u meme, la nécessitéde ne pas pardonner s'il n'y a pas lieu de le faire. Le terme central dans ce résumé est celui de «fierté»élément qui retarde le pardon: ((Juliette, toujours amoureuse, mais trop fière encore pour pardonnera (p. 26), ((Catesbyadore toujours son amant, mais la fierté l'empom toujours)) (p. 27), ((la fierté de Milady Catesby n'était point encore satisfaite)) (pp. 29-30). Cependant, a la fin le pardon est donné et meme wans peine» (p. 33).24Voila où résident les sentiments de solidarité. Ce narrateur comprend la position de l'homme, et il l'innocente. Évaluer, c'est évidemment un des rôles du critique. Mais il me semble que dans ce cas précis il y a confusion entre le r61e du critique qui évalue le roman et celui d'un narrateur qui a son opinion sur ((ses))personnages. La Porte abuse ici de la marge de manœuvre que laisse l'absence de point de vue unifiant dans le roman épistolaire. C'est ce qui lui permet d'ttre élogieux: ((ces lettres [...] paraissent dictees par le sentiment; et l'esprit en est puis6 dans la nature même)) (p. 33). Entre-temps, le pessimisme foncier de Riccoboni sur les possibiliîés qu'ont les femmes de trouver le bonheur dans le mariage est remplacé par un message optimiste qui 23 Voir aussi Cragg. p. 33n57 24 On m u v e une formule comparable dans le dsumt que prC<cnte Ir M I T C Ude~ France ((elle ne put lui refuser son pardoon (p 84,.ce journalise avait lui a u w pns i c i diaanus à I'bgard de I'expénence ftmininc. en disant que Julnene ürr i r m r trahie p a I'amant qu'elle adorri1 (p 74. c'est moi qui souligne) M A R I E - J E A N N E R I C C O B O N I 463 semblerait plutôt s'adresser aux hommes: i'espoir est permis, puisque meme Juliette a fini par oublier «sa fureur)) et par pardonner. Décalage Il serait intéressant d'étudier plus en détail cette impression de décalage entre un public visé qui aurait été féminin et un lecteur réel et précis, qui est masculin4écalage qui a pu se manifester dans des rapports de lecture d'autres romans étiquetés (plus tard, certes) féministes. J'ai récemment traité la même question à propos d'un autre roman de RicDans ce cas il était plus aisé coboni, les Lettres de Madame de d'opposer le message de Riccoboni à son retravail par la critique, puisque nous disposons d'une première version du roman. Celle-ci, publiée dans un cadre non-romanesque, est plus explicite sur ses intentions féministes. 11 y a moyen de la considérer comme un métadiscours par rapport au roman tel que nous le connaissons sous sa forme définitive. Pour Catesby, ne disposant pas de premier état du texte, nous nous basons, pour interpréter son message, d'une part sur la continuité de la problématique riccobonienne, d'autre part sur la récurrence de ces maximes. Ces deux élBments servent d'appui à la vision de ce texte comme tout aussi subversif que Sancerre. Dans les deux cas on peut considérer le roman et sa réécriture comme deux prises de position par rapport à une situation imaginée par une femme-la position féminine étant livrée par l'auteur elle-m&me dans les maximes, la position masculine se montrant dans les distorsions auxquelles procède le critique. Il s'agit d'un débat indirect, mais comparable à celui (en sens inverse) entre Laclos et Riccoboni au sujet du personnage de la Marquise de Merteuil." Riccoboni, qui «en qualité de femme)) a son ctcceur blessé du caractère de Madame de Merteuil))," ne va pas jusqu'à i<reconstitue[r]le sens)) des Liaisons dnngereuses; La Porte par rapport aux Lettres de Juliene Catesby le fait, grâce a ce ((pesant dispositif d'appropriation)P qu'il a mis en place. 25 üTransfonnations op5rées sur un roman de Muie-Jeanne Riccoboni: la communication entravbe)), dans (Enbeirr de la communication mmnnesquc. H o m g e d Frm$oi.% von RossurnGuyon,éd. Suran van Dijk et Christa Stevens (Amsterdam et AUanta: Rodopi, 1994). pp. 30718. 26 Voir la üCorrespondance entre Madame Riccoboni et M. de Laclos. Avril 1782)),dans Chodedos de Laclos. @ivres complètes, Cd. Laurent Venini (Puis: Gallimard. 1979). pp. 757-68. 27 Laclos, CEuvres. p. 759. 28 Labrosse. p. 127. 464 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION Le problème que nous fournissent ces réécritures partiales, c'est qu'elles se trouvent malgré tout i la base de l'historiographie sur cette catégorie de romans. Les textes de Riccoboni ont beau avoir été lussous leur forme originale-jusque dans le x i x e siMe; l'histoire littéraire a souvent pris pour point de depart les opinions formulées par des critiques contemporains tels La Porte. Si on considére en effet que le public prévu et premier de ces romans est un public féminin, il est evident quepour nous, par exemple, lectrices du xxe siècle-La Porte a coupé la communication. ((Celui qui écrit et celui qui lit [et à plus forte raison s'il s'agit de femmes] se trouvent isolés de part et d'autre du dispositif médiateur))." Nous aurons à les laisser de c6té, lui et ses émules, pour arriver à distinguer les ((réseaux féminins)) visés par des romancières comme Riccoboni. Des réactions féminines contemporaines sont certes absentes, mais en creux se dessine quand meme, dans les tentatives de l'annuler, l'impact que ces romans ont pu avoir. Université d'Amsterdam 29 Labrosse. P. 127