Les gens heureux n`ont pas d`histoire. Longtemps

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Les gens heureux n`ont pas d`histoire. Longtemps
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Les gens heureux n’ont pas d’histoire.
Longtemps, j’ai cru que ma famille était de celles
auxquelles rien de néfaste n’arrive jamais. J’ai vécu
une enfance surprotégée. Heureuse ne serait même
pas le mot juste, tant ce que j’identifierais plus tard
comme du bonheur semblait faire partie intégrante de
mon existence, de façon permanente. À l’école, il m’arrivait parfois de percevoir, dans l’œil de camarades à
qui la vie avait fait moins de cadeaux, une pointe de
jalousie, quelque chose d’imperceptible sans doute et
qu’on aurait pu mettre sur le compte de ma paranoïa,
mais que mon regard d’enfant avait la capacité surprenante de déceler. Je regardais les autres avec une
indifférence qui confinait au mépris, insensible à tous
les malheurs qui pouvaient se dérouler autour de moi.
Les enfants sont définitivement des êtres que l’innocence rend cruels.
Au sortir de mon adolescence, ma vie bascula. À
l’âge de 46 ans, on diagnostiqua un cancer à mon père
qui devait mourir quelques mois plus tard dans un stupide accident de voiture. Personne n’émit l’hypothèse
qu’il ait pu mettre fin à ses jours. Le moindre soupçon
de suicide fut étouffé dans l’œuf, sans doute parce qu’il
renvoie à trop de questions que l’on n’a pas envie de
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se poser. Plus tard, dans des conversations que j’ai pu
entendre à la dérobée, certains analysaient avec compassion les signes annonciateurs qui auraient permis de
prévenir le drame, sans que nul ne semblât se rendre
compte que reconnaître leur existence, c’était avaliser
de façon certaine la thèse du suicide.
Anna, ma sœur cadette, ne se remit jamais de sa disparition et entra dans de longues périodes de dépression. Par un étrange phénomène de vases communicants,
son mal-être me fit occulter ma propre tristesse et je
crois qu’à aucun moment je ne pris le temps de faire
le deuil de mon père. À cette époque, je me mis
à croire à la métempsychose : j’étais persuadé que
ceux qui avaient été trop heureux devraient un jour
le payer d’une façon ou d’une autre, et pas forcément
dans une autre vie. J’eus donc le sentiment d’un adieu
brutal à l’adolescent candide mais volontiers égoïste
que j’avais pu être ; tout aussi brutale fut la transmigration qui me fit prendre le corps et l’apparence
d’un adulte dans lequel je ne me reconnaissais pas.
Je ne sais plus qui a dit que la seule conscience que
nous pouvons avoir du temps qui passe réside dans
ce réveil douloureux qui nous fait découvrir un jour
un étranger dans le miroir.
Cette rupture dans mon existence ne fut sans doute
pas étrangère à la profonde inaptitude que je cultivais
pour les relations amoureuses et la vie à deux. J’ai
enchaîné les aventures sans lendemain, les liaisons
aussi vives que passagères… Jusqu’à ma rencontre
avec Laurence. Sur mon échelle de Richter des sentiments, elle fut dans ma vie un séisme dévastateur.
Mais toutes choses étant relatives, en amour en particulier, l’affection que je lui témoignais tout autant que
mon investissement dans notre couple ne durent pas
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lui paraître suffisants. C’est le grand drame des handicapés des sentiments : ils ont l’impression constante
de se faire violence et de dépasser leurs propres limites
dans l’indifférence la plus totale, sans que personne
ne leur sache gré de leurs efforts.
Notre relation dura quatre ans : quatre années faites
de bon et de moins bon, d’incompréhensions plus
que de disputes réelles, de séparations et de fragiles
réconciliations. Un petit Victor naquit de notre histoire. Un enfant paisible qui me ressemblait comme
deux gouttes d’eau. Cette ressemblance physique stupéfiante à mes yeux fut pour Laurence une raison
suffisante de conserver pour moi, même après notre
séparation, une indulgence bienveillante et une tendresse assez profonde.
– Tu sais, m’a dit un jour Laurence, tant que tu
n’auras pas fait la paix avec toi-même et que tu n’accepteras pas de lâcher prise de temps en temps, tu ne
seras pas capable d’aimer qui que ce soit.
Dans d’autres circonstances, une telle phrase qu’on
aurait pu croire sortie d’un manuel de vie écrit par un
philosophe du dimanche m’aurait fait éclater de rire,
mais appliquée à ma propre personne, elle ne me fit
pas rire du tout.
Je n’ai jamais eu le goût du romanesque. Cette histoire, sans doute, est la seule que j’écrirai. Parce que
ce n’est pas seulement une histoire. C’est ma vie.
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Paris, 1999.
Anna m’avait laissé deux messages.
Elle avait d’abord dû essayer de me joindre à mon
lycée, mais par une méprise regrettable, on lui avait
indiqué que je ne travaillais pas ce jour-là. Elle avait
alors tenté de me contacter chez moi sans plus de
succès.
– Aurélien, rappelle-moi de toute urgence. C’est
au sujet d’Abuelo, disait à peu près le premier appel.
Le suivant était plus précis. Anna m’apprenait que
notre grand-père paternel avait été victime d’une attaque
cérébrale et qu’il était dans le coma, dans un état
très grave. Elle m’indiquait aussi qu’elle s’apprêtait à
partir dans la Marne en voiture et que, si je voulais la
joindre, je devrais appeler directement à Arvillières.
C’était le jeudi 8 avril 1999, mon grand-père avait
eu 90 ans le mois précédent.
J’eus les messages vers dix-huit heures, après les
cours. À l’époque, ni Anna ni moi n’avions de portable. Je composai aussitôt son numéro à Paris et tombai
sur Ophélia, sa colocataire, une camarade de l’École
du Louvre qui n’en savait pas beaucoup plus que moi.
Elle m’expliqua qu’elle venait tout juste de rentrer
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et de trouver un mot que ma sœur avait laissé dans
la précipitation. J’appelai ensuite la maison de mon
grand-père dans la Marne, mais personne ne décrocha.
J’imaginai qu’Anna devait être encore sur la route et
Alice à l’hôpital.
Je n’avais que trois heures de cours le vendredi.
J’informai le lycée de mon absence probable le lendemain et priai la secrétaire de faire parvenir aux
khâgneux un sujet de dissertation à traiter durant ces
heures libres.
Gare Montparnasse, j’achetai un billet pour Châlonsen-Champagne. Je traînai ensuite dans les rues de Paris,
dans un état un peu étrange, conscient déjà, malgré
le peu d’informations dont je disposais, que quelque
chose s’était cassé dans nos vies.
J’attendis le coup de fil d’Anna assis dans ma cuisine, en compagnie d’un chat du quartier auquel je
laissais des restes de nourriture sur mon étroit balcon
et que j’avais fini par adopter. Je l’avais surnommé le
« visiteur du soir » car je le voyais souvent, au crépuscule, filer d’un pas assuré sur la rambarde, évitant avec dextérité les jardinières laissées à l’abandon.
Anna me rappela vers vingt-et-une heures. Dans sa
voix, plus que de la tristesse, je décelai une sorte de
désarroi :
– Aurélien, je suis tellement soulagée de t’entendre.
Elle n’avait pas dit « heureuse » ou « contente »
mais soulagée. Sur le coup, je ne pris pas vraiment
garde à ce petit décalage lexical dont je ne devais me
souvenir que beaucoup plus tard.
– Comment ça va, sœurette ? Tu es à Arvillières ?
– Je suis arrivée cet après-midi vers quatre heures,
on revient tout juste de l’hôpital.
– Alice est avec toi ?
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– Elle est à côté, dans le salon. Je suis dans le
bureau d’Abuelo.
Abuelo… c’est le diminutif espagnol par lequel nous
appelions toujours notre grand-père, héritage le plus
vivant que nous avait laissé notre grand-mère, une
Barcelonaise disparue vingt-cinq ans plus tôt.
– Raconte-moi ce qui s’est passé.
J’entendis Anna soupirer dans le combiné.
– C’est arrivé en fin de matinée. Abuelo est allé
nourrir ses oiseaux dans la volière, dehors, comme tous
les jours à la même heure. Au bout de vingt minutes,
comme il ne revenait pas, Alice est allée le chercher
et elle l’a trouvé étendu dans la cage, au milieu des
oiseaux. Elle a pensé d’abord à une crise cardiaque, à
cause de tous les problèmes qu’il a eus bien sûr. Elle
a de suite appelé les secours, mais elle a cru qu’ils
n’arriveraient pas à le réanimer.
– Ils l’ont transporté à Châlons, je présume ?
– Oui.
– Que disent les médecins ?
Anna hésita, comme si chaque mot du diagnostic
qu’elle s’apprêtait à répéter pouvait changer quoi que
ce soit à la situation.
– Ils ont parlé… d’infarctus cérébral. Ils pensent
qu’un caillot sanguin s’est formé dans le cœur avant
de monter jusqu’au cerveau où il a bouché une artère.
C’est ce qu’ils appellent une « embolie cérébrale d’origine cardiaque ».
– Est-ce qu’il va s’en sortir ?
– Il est stabilisé, mais une partie du cerveau a été
privée très longtemps d’oxygène à cause du caillot…
Même s’il s’en sort, il aura des séquelles très graves.
Il y eut un moment de silence.
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– J’ai pris un billet pour Châlons tout à l’heure. Je
pensais venir demain matin.
– Demain matin, répéta-t-elle, ce serait bien, oui.
Je lui donnai les horaires du train. Nous convînmes
qu’elle viendrait me chercher en voiture à la gare.
– Qu’est-ce qui s’est passé, Aurélien ?
– Tu parles d’Abuelo ?
– Non, de nous deux. Qu’est-ce qui a foiré ? Pourquoi les choses ne sont-elles plus comme avant ?
J’ai très peu pleuré dans mon existence, j’en fus
même incapable à la mort de mon père. Toujours cette
difficulté à exprimer le moindre sentiment. Pourtant, à
ce moment précis, l’attaque de mon grand-père conjuguée aux paroles désarmantes de ma sœur faillit me
faire fondre en larmes. Je pris sur moi pour considérer les questions d’Anna comme une sorte de problème mathématique que j’aurais eu le plus grand
mal à résoudre.
– Je ne sais pas sœurette… Je ne sais pas.
J’aurais pu répéter cette formule à l’infini pour
éviter d’avoir à répondre.
– On pourrait peut-être parler de tout ça demain ?
finis-je par proposer.
– Tu as raison, on verra ça plus tard.
Le temps aidant, j’avais développé une certaine aptitude à éviter les conversations gênantes ou à remettre au
lendemain affrontements et explications. C’est aussi ce
que Laurence avait fini par ne plus supporter chez moi.
J’aurais pourtant aimé m’ouvrir à Anna, lui raconter
le tranquille naufrage qu’était devenue ma vie, lui
avouer qu’avec elle non plus, je n’avais pas été à la
hauteur, étant donné les problèmes qu’elle avait rencontrés ces dernières années.
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Mais rien ne sortit de ma bouche ce soir-là. Anna
m’échappait, je la fuyais.
Nous n’étions même pas capables de faire l’expérience de cette banalité selon laquelle le malheur rapproche les êtres.
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