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Voix plurielles 9.1 (2012)
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Léveillé, J. R. Poème Pierre Prière. Saint-Boniface : Blé, 2011. (86 p.)
Tout juste récipiendaire du neuvième Prix de distinction en arts du Manitoba,
reconnaissant une carrière faisant preuve d’excellence artistique incomparable et
d’une envergure exceptionnelle, J. R. (Roger) Léveillé, auteur d’une trentaine
d’œuvres (romans, poésie et essais) publiées à Saint-Boniface, à Montréal et à Paris,
nous offre ici un recueil de dix segments poétiques dont le titre oriente d’emblée le
lecteur sur la voie d’une réflexion profonde sur le sens de la vie, où, comme le
suggère la publicité proposée par le site Web des Éditions du Blé, le passage de la
« pierre » à la « prière » constitue une anagramme programmatique indiquant une
transition « de la matérialité à la spiritualité ».
Cette tonalité spirituelle du recueil s’affirme dès l’épigraphe extraite de
l’Évangile selon Marc : « Aussitôt ses oreilles s’ouvrirent, / sa langue se délia / et il
parlait correctement ». C’est à cette parole que nous convie le poète né à Winnipeg en
1945, fort de quarante années de métier récompensées par une multitude de prix. En
« Ouverture » (11), le lecteur est d’emblée propulsé au cœur du big bang — « Dans la
forme du chaos / la lumière eut lieu » — et le poète, en état de grâce, se retrouve en
quelque sorte voyeur, à la place de la divinité : « concentré en ce point / je fus l’œil
qui voit / mais ne peut se voir / et se voyait ». Prêt à voyager « dans l’arc immuable
des siècles », en position privilégiée derrière « le chas sublime », il se prépare pour un
pèlerinage invitant le lecteur à visiter en sa compagnie, par-delà le temps et les
siècles, une sélection de grands mystiques, immense épopée au terme de laquelle,
après somme toute peu de mots, les voyageurs seront transfigurés à l’image de cette
scansion prophétique : « ce qui peut s’écrouler en cendres / rendit grâce ».
Première escale dans ce parcours mystique quelque peu éclectique — « Suite
dite de saint Jean de la Croix… » (12-16) —, éclairé par le compagnon spirituel de
Thérèse d’Avila, le poète plongé dans « l’épiphanie d’une grande illumination » (12)
rappelle le limites du monde matériel et de « toute science » aux prises avec les
questionnements existentiels : « la voie / n’a pas de traces devant / et se ferme
derrière ». Le deuxième texte de cette « Suite » insiste sur l’importance de l’absence
de lumière — le néologisme du titre est révélateur : « Révélation de la ténèbre [sic] »
(13) — et du silence pour atteindre le recueillement nécessaire pour que le poème
serve d’intermédiaire entre la pierre et la prière : « tout ce que j’entends / est une
suprême vertu / et un silence sublime / souligne ce que je tais ». Tout l’art du poète
réside alors dans « la communication son silence » (14), troisième texte de ce segment
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où le poète passe ses nuits « dans le secret le plus secret » à « observe[r] les
excellences », jusqu’à ce qu’il pénètre, le jour venu, « dans la splendeur savante / de
l’ouïe ». C’est encore une fois dans la posture du voyeur — « On ne me voit pas / et je
peux voir / qui ne me voit » — que le poète peut se nourrir « De l’obscure parole »
(15), ayant comme avantage collatéral, dans ce quatrième poème du segment, d’ouïr
également « qui ne l’entend ». La visite chez le saint mystique espagnol, fondateur de
l’ordre des Carmes déchaussés, se termine par « La bénédiction du sel » (16) où une
synesthésie résume admirablement le message de toute cette première étape du
voyage : « la ténèbre [sic] qui vient / est silence qui se voit ».
Après un séjour peut-être moins convaincant (tant sur le plan de la forme que
du fond) en compagnie d’une grande jouisseuse du début de la Renaissance —
« Offrandes pour Louise Labé » (17-20) — le lecteur est convié à monter au « paradis
d’Héraclite » (21-28), la troisième (et la plus longue) escale, au cœur de la
philosophie présocratique. Certes, le néophyte trouvera le séjour parfois un peu aride,
non sans boire à quelques oasis poétiques rafraîchissantes offrant comme mirages une
tonalité se rapprochant de l’aphorisme : « l’infini / qui apparaît / n’est pas moindre /
que l’éternité / qui disparaît » (22). En toile de fond, toujours la question existentielle
de l’origine et de la destination, l’incertitude ontologique dominant l’arrière-plan de
tout le recueil : « De l’origine / tout jaillit / mais il n’y a / de garantie » (24). On
assiste en conclusion de cette section au « Passage de Zénon » (28), le Palamède
d’Élée nous servant une mise en garde dont la morale transcende les siècles : « le
chemin qui monte / est le même qui descend » ; ce sentier, qui nous conduit à la
prochaine section du recueil, ramène le lecteur sur la terre ferme, pour assister
furtivement à des « Méditations de saint François » (29-31) malheureusement peu
inspirantes.
Beaucoup plus réussie, la sixième section du recueil replonge le lecteur dans
une densité poétique qui semblait s’être un tantinet affadie. Les « Visions de Lady
Mori » (32-35) permettent au poète de rappeler que, « dans l’inconnu / […] on mesure
/ ce que l’on sait », et qu’il faut aller rechercher dans la nature, dans le quotidien,
l’aspect symbolique des choses : « sable et cendres / ne sont pas / si différents / ni l’un
ni l’autre / n’ont jamais dit / assez » (32). S’ensuit une véritable méthode poétique qui
résume l’immense travail de celui qui doit transmuer la pierre en prière : « Entre le
cœur pur / et l’encre pure / aucune manœuvre » (33), mais seulement un geste dont la
sincérité procède de leur qualité intrinsèque qui peut se résumer ainsi : « Pas un ne se
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commet / à la poussière » (33). Le poète doit également être toujours aux aguets, car
« Quand le souffle / veut se faire sentir / il se retire » (35). Toutefois le souffle
poétique perd de son intensité lors d’une incursion dans le monde des moines zen
iconoclastes — « Paroles d’Ikkyû » (36-39) —, puis de l’énigmatique huitième
section du recueil — « La rose sans pourquoi » (40-43) : « la vie vit / de vivre en moi
/ et moi je suis / de vivre ma vie » (41).
Enfin, nous terminons ce périple mystique bien au chaud, « Dans la demeure
de sainte Thérèse » (44-47) — d’Avila —, neuvième et ultime escale, où le poète livre
une des clés interprétatives du recueil : « parfois prier / est la seule parole » qui
« délivre le vœu / à l’origine / du dire » (44). Le lien qui unit le poème à la prière se
révèle sans hermétisme — « pour prier / je prends la plume » (45) —, et le poète est
alors, à l’image des mystiques qu’il a visités, transfiguré : « tout ce que je dis / est la
parole sublime / qui transporte / et envahit » (45). Il reste toutefois qu’au final, la
question ontologique est loin d’être épuisée : « si je médite / sur ce que je note / qui
est là / qui prie ? » (47). Question insoluble qui ne trouvera comme réponse que le
diminutif quatrain qui clôt le recueil — « Bouddha song » (48) — dont il ne manque
au lecteur que la musique : « Quand je suis / que je suis / rien / autre n’existe ».
On l’aura compris, la poésie de J. R. Léveillé, sans contredit une des icônes de
la scène littéraire franco-manitobaine, n’est peut-être pas ici des plus accessibles,
même pour l’amateur de poésie, qui se sent parfois exclu d’un monde qu’il ne peut
que subodorer, tout en se sentant un peu désemparé, pour ainsi dire comme le
commun des mortels jadis devant une transe de sainte Thérèse d’Avila. Non que le
récipiendaire de nombreuses distinctions (dont le Prix du Consulat général de France
à Toronto en 1997 pour l’ensemble de son œuvre, et le Manitoba Writing and
Publishing Lifetime Achievement Award en 2007), intronisé au Temple de la
renommée de la Culture au Manitoba en 1999 pour sa contribution à la littérature, ne
maîtrise pas le verbe poétique, bien au contraire ; mais cette langue sobre, qui
témoigne d’une réflexion issue de quelque quarante ans d’écriture sur le sens
fondamental de la vie, si elle contient toute la densité et la profondeur d’un je
poétique auctorial en plein contrôle de la forme comme du fond, si elle traduit sans
peine un je universel mystique qui transcende les époques et les cultures, peine parfois
à rejoindre le je lecteur qui aurait pourtant bien apprécié terminé aussi sa lecture dans
quelque Castillo interior ou autre Llama de amor viva… Pour initiés seulement.
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Cela dit, le néophyte préférera sans doute le segment suivant ce Poème Pierre
Prière : Dess(e)in (49-86), qui regroupe un ensemble reconfiguré des textes que
Léveillé a écrits autour de l’œuvre de l’artiste feu Tony Tascona. Exemplaire
modulation de l’Ut pictura poesis, qui s’ouvre sur une épigraphe de Picasso — « J’ai
mis toute ma vie à savoir dessiner comme un enfant » (50) — le poète se sert de la
plume pour rejoindre le trait du crayon de l’artiste : « Dans l’écrit, le temps trouve son
espace. / Dans le dessin, l’espace a tout son temps » (64). Si le message est limpide —
l’intention du dessin serait semblable au dessein de la poésie — ses différentes
formulations font jaillir une poésie plus accessible : « Quand la plume ou le pinceau
coule, / le dess(e)in entre dans son secret. / En entrant dans son secret, il trouve son
plaisir, / il l’explore sans fin » (57). Ici la spiritualité ne procède pas d’un quelconque
mysticisme, mais émane de l’activité artistique même : « Le dessin a pour tombeau /
la feuille / c’est une grande résurrection » (63). Ici et là, quelques aphorismes viennent
adroitement agrémenter le poème sans désamorcer la profondeur de la réflexion :
« Dans la phrase, tout arrive à point » (63). Et même si le papier est « sans porte […] /
Lorsque l’encre y entre, la fête commence » (66). Si, souvent, « […] la main / est
aveugle » (65), il reste que, pour le poète comme pour l’artiste, une seule conclusion
s’impose : « L’encre sur papier : l’âme dissoute » (86). Par les traces de la plume et
par celles du pinceau, le lecteur parvient nous semble-t-il à atteindre plus facilement
que par la prière cette euphorie à laquelle le convie la poésie. À mettre entre toutes les
mains, de poètes ou d’artistes. Enfin, il convient de suivre le sage conseil d’Angelus
Silesius, dont l’épigraphe clôt ce remarquable Dess(e)in : « Ami, j’arrête là. Si tu
veux lire encore, / Va, toi-même et deviens l’écriture et l’essence ».
Swann Paradis, Collège universitaire Glendon / Université York