L`entreprise impertinente est celle capable d`évoluer

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L`entreprise impertinente est celle capable d`évoluer
L’entreprise impertinente
est celle capable d’évoluer
Pascal Picq
« Les espèces qui survivent ne sont pas les plus intelligentes
ni les plus fortes, mais celles capables de s’adapter. »
Charles Darwin
« La seule véritable entreprise de l’Homme
est de s’inventer lui-même. »
Francesco Savater
Résumé
L’évolution est le plus formidable laboratoire de l’innovation
et de ses transformations. Cette théorie est née dans le
creuset historique et culturel de la Révolution industrielle
et au sein de la même famille, les Darwin. Encore mal
comprise, elle explique comment émergent les variations,
condition nécessaire à la fois de l’innovation et de la
sélection, et donc l’évolution. Car il existe deux types
d’innovations : celle de type lamarckien ou ingénieur,
propice au développement de filières déjà existantes et
qui engage des processus d’optimisation, et celle de type
darwinien qui fait émerger de nouvelles filières. L’évolution
se faisant dans la confrontation entre la variabilité d’une
population et l’environnement, il apparaît pertinent
Pascal Picq est paléoanthropologue
au Collège de France.
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d’exposer comment les acteurs d’une entreprise peuvent
se trouver dans les conditions de faire émerger ou pas
de la variation et, en second lieu, comment celle-ci peut
devenir une innovation, et donc un avantage dans la
compétition. Même si dans notre société très lamarckienne
et normalisée, ces propositions risquent d’apparaître très
impertinentes.
L’entreprise et l’évolution
Un des grands défauts de notre temps est que les mots s’échangent sans pertinence,
au gré des modes, des incompréhensions et des divagations de nos spécialistes
en communication. On est consterné par les incohérences et les dérives polysémiques – quand on ose demander un peu d’explicite – ayant cours à propos
d’expressions et de concepts fondamentaux comme ceux de développement
durable et d’évolution. Ces deux concepts sont très proches et concernent les
problématiques du changement en relation avec l’environnement. Ici, le terme
« écologie » est pris dans une acception plus large et proche de son étymologie
– eco signifiant maison et habitat –, celle de l’économie de la maison et de la
nature, et aussi de l’entreprise.
Le terme évolution est certainement le plus mal choisi pour désigner l’une des
théories les plus fondamentales et des plus complexes jamais inventées par le génie
humain. Darwin ne consent à utiliser ce terme que dans la sixième et dernière
édition de L’Origines des espèces. Car, hélas, la messe était dite, en quelque
sorte : l’idéologie de progrès a plié l’idée d’évolution à celle d’un grand projet
dirigé et dirigiste, orientant l’évolution de la vie vers l’avènement de l’Homme.
Les sociétés humaines dominantes, celle de l’Occident, forgent un concept de
progrès qui donne celui de développement après la Seconde Guerre mondiale. (De
là plus d’une ambiguïté autour du concept de développement durable qui, selon
certaines approches, devient un oxymore). L’évolution de la vie et de l’Homme
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se conçoivent comme un seul processus de plus en plus dominé par l’Homme
qui maîtrise la nature grâce à ses techniques, avec la promesse d’une fin de
l’Histoire dans le bonheur pour tous. De Karl Marx, inspirateur des économies
collectivistes, à Francis Fukuyama qui annonce la fin de l’Histoire et le triomphe
du libéralisme après la chute du bloc communiste, on ne peut que constater la
faillite des promesses de ces conceptions évolutionnistes. Car le terme évolution
est perçu ici comme un seul schème linéaire qui soumet les hommes, la société
et les entreprises à sa finalité. Cela ne fait pas longtemps qu’on a renoncé au
« Commissariat au Plan » devant ce qu’est la vraie évolution : un processus non
finalisé qui s’appuie sur la dynamique du couple variation/sélection et soumis à
toutes sortes de contingences.
L’ambition de cet article a, quant à elle, une finalité : comment favoriser l’innovation de type darwinien. D’emblée, il s’agit d’une approche impertinente dans notre
pays encore dominé par la pensée de Lamarck, entretenue par un enseignement
général – littérature, philosophie et sciences humaines – qui normalise plutôt
qu’il ne favorise l’émergence des différences, source d’innovation et d’évolution.
Autrement dit, notre culture « normalisante » et son système scolaire tendent
à éliminer les variations plutôt que de susciter celles-ci et de les considérer
comme une source d’innovation. Cette tendance se retrouve évidemment dans
l’entreprise, puisque tout le monde – ou presque – se retrouve avec les mêmes
représentations du monde.
L’évolution repose sur une dialectique matérialiste entre les populations et leur
environnement. Plus précisément, entre les caractères variables d’une population
– les facteurs internes – et le contexte social et physique – les facteurs externes.
Les facteurs externes changent tout le temps et, pour notre propos, cela renvoie
à toutes les problématiques du développement durable. Celles-ci sont une source
d’innovation et d’évolution1. Il s’agit là des « facteurs externes ». Le présent
article s’intéresse aux « facteurs internes », ceux concernant les femmes et les
hommes de l’entreprise, leurs structures et, surtout, leurs organisations. Faire
émerger de la variation dépend évidemment du nombre d’individus, mais pas
seulement. Pour des espèces et des sociétés complexes comme les nôtres, elle
repose sur des individus aussi sources d’innovations et d’adaptations. Mais cela
ne peut se faire que si l’organisation sociale le permet ; plus que la structure
– favorisée dans une entreprise de type taylorienne où on demande aux individus
de remplir des fonctions sans leur demander d’innover –, une entreprise innovante
doit favoriser une organisation, c’est-à-dire un tissu de relations entre ses acteurs
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qui incite à exprimer la variation, source de l’innovation, et bien évidemment à
la capter et à la développer pour qu’elle soit un facteur d’évolution. Pour cela,
il faut être darwinien, ce qui résonne encore d’une impertinence démoniaque
chez tous les contempteurs du changement.
De l’impertinence pour évoluer
Dans un monde dominé par « le politiquement correct », le simple fait de revenir
au bon sens devient en effet de l’impertinence. En tant qu’anthropologue, je suis
consterné par l’incapacité de notre société à évoquer des questions auxquelles
les entreprises sont confrontées, et qu’elles doivent résoudre d’une manière
ou d’une autre.
Notre époque vit dans une sorte de superstition : on croit qu’il suffit de ne pas
nommer les gens, les choses ou les évènements pour qu’ils ne viennent pas
perturber l’illusion que « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes
possibles ». Dans le monde économique et social, il suffit de considérer l’évolution des noms de métier. Pour connaître en quoi consiste le travail d’une personne à la lecture de l’intitulé de sa profession, on plonge dans les subtilités de
l’exégèse. Comme dans les rites les plus primitifs, on se persuade que quelques
incantations suffisent pour changer les choses ; ou de ne pas les nommer pour
donner l’illusion de leur non-pertinence.
Dans de nombreux textes fondateurs, il est dit que l’Homme a le pourvoir de
nommer par la puissance créatrice du Verbe. Nommer la diversité des plantes, des
animaux et des peuples, c’est louer la diversité et ses promesses d’évolution. Au
lieu de cela, et grâce au « talent » de nos génies si créatifs de la communication,
le verbe ne signifie plus rien et, surtout, il opère de telle sorte qu’on est de plus
en plus éloigné de la réalité que les mots ou les termes sont censés désigner.
Les mots et les choses se distendent.
Ces dérives logomachiques évitent de se confronter aux vrais enjeux de nos
sociétés et la diversité de ses acteurs, surtout de ceux que l’on voudrait voir
rester dans les coulisses. Si on ne les nomme pas, alors pas de problème. Si on
ne parle pas des handicapés, il n’y a pas de problème pour les handicapés dans
la société ni dans les entreprises ; pareil pour les femmes et aussi pour celles
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et ceux issus de la diversité. Mais de quelle « diversité » parle-t-on ? Voilà un
terme bien commode qui mélange les sexes, les cultures, les ethnies, les lieux
d’habitation, etc. Mais au fait, qui est hors de la diversité pour parler d’une
diversité qui se distinguerait de ce qui, de fait, devient une norme non dite ?
Qui s’arroge le privilège de dire que les autres appartiennent à la diversité ?
Sur quels critères ?
La société française, pétrie de ses principes universalistes, éprouve les plus
grandes difficultés à appréhender et à assimiler sa diversité. Dire que les enfants d’émigrés de troisième génération ne sont pas intégrés, alors que leurs
parents sont nés en France, devrait renvoyer à notre « modèle d’intégration ».
Pourquoi ne pas employer le terme « d’acclimatation » ? Cela signifie que des
femmes et des hommes sont incapables d’abandonner leurs différences culturelles pour adhérer à une culture dominante qui, de ce fait, s’arroge le privilège
d’imposer son idéal. Notre universalisme nous conduit à une impasse, puisque
notre société confond encore une adhésion à des valeurs universelles – non
négociables comme les droits des femmes, des hommes et des enfants dans le
cadre de la laïcité et la démocratie2 – et l’ensemble des valeurs d’une partie de
la société, qui mérite le nom de « classe », en l’occurrence des catégories dans
lesquels on enferme les autres. Pour ne pas trop dire les choses, on parle de
« diversité » pour mieux ignorer que notre pays vit, selon Emmanuel Todd (La
fin de la démocratie) dans un état constant de « guerre des classes ». Il suffit de
regarder les séries télévisées américaines et de comparer avec celles produites
en Europe, et notamment en France. Les entreprises sont confrontées à ces représentations et il va leur falloir une sacrée force d’impertinence pour briser de
tels archaïsmes antiévolutionnistes. Car plutôt que de ne pas voir la différence
– en ne la nommant pas – et d’en faire néanmoins un facteur d’exclusion, il est
urgent d’en faire une source d’innovation. Rappelons une fois de plus Charles
Darwin : ce ne sont pas les espèces les plus fortes ou les plus intelligentes
qui survivent, mais celles capables de s’adapter. Or, l’adaptation se fonde en
grande partie sur la variabilité, les caractères qui semblaient non avantageux
ou peu utiles dans une situation antérieure pouvant se révéler avantageux dans
de nouvelles circonstances.
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Contexte : l’entreprise est une impertinence en France
La France est le pays de Lamarck, pas de Darwin. La famille Darwin appartient
à la société des Whigs – nous dirions aujourd’hui des libéraux –, une bourgeoisie
riche et cultivée qui participe activement à l’édification de notre société moderne. Leur libéralisme philosophique fonde leurs attitudes envers la liberté de
conscience, de pensée et d’entreprendre ; ils sont les acteurs de notre modernité,
puisqu’ils militent contre l’esclavagisme, soutiennent les « féministes », prônent
la démocratie et l’éducation. Ce sont eux qui conçoivent et engagent la Révolution industrielle. Chez Adam Smith et ses amis évolutionnistes, dont Erasmus
Darwin, le grand-père de Charles, on constate une exigence éthique et une mise
en œuvre de cette éthique dans les champs de la philosophie, de la science, de
la politique et des industries.
Un des contemporains majeurs d’Erasmus Darwin est l’abbé Grégoire, un grand
laïque progressiste qui, à l’instar de Condorcet, milite pour la fin de l’esclavage,
ce qui est fait lors de la Constituante en 1792. Il est connu, entre autres choses,
pour avoir fondé le Conservatoire des Arts et Métiers. Il existe donc une communauté de pensée humaniste, progressiste, laïque et entrepreneuriale chez ces
bâtisseurs de notre modernité.
L’esclavage – fait inouï – fut rétabli par Napoléon Bonaparte en 1802 et la hiérarchie catholique a refusé les derniers sacrements à l’abbé Grégoire, tout comme
un siècle et demi plus tard elle refusera de se joindre à la cérémonie du dépôt de
ses cendres au Panthéon, avec celles de Condorcet, en 1989. Toujours au début
du xixe siècle, émerge la théorie de l’évolution avec Jean-Baptiste de Lamarck.
L’homme sera broyé par le conservatisme de l’Empire puis la Restauration. La
France, grâce aux Encyclopédistes et aux Physiocrates, était la nation la plus
en avance sur le chemin de la modernité en train de se faire, que ce soit pour
la culture entrepreneuriale comme pour les théories de l’évolution. Hélas, les
conservatismes face au changement, qu’ils soient dans la société ou dans les
sciences, brisèrent cet élan. L’Angleterre, d’abord très réticente quant à Lamarck
et à tout ce qui touche à la Révolution française, s’engage résolument dans la
Révolution industrielle, avec Erasmus Darwin, et dans l’une des plus grandes
révolutions scientifiques, celle de Charles Darwin.
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À cause du conservatisme de l’Université française, Napoléon Bonaparte crée
les Grandes Ecoles, instrument nécessaire à l’enseignement des sciences et des
techniques, disciplines tant méprisées par la Sorbonne. Nous héritons donc
depuis deux siècles d’une structure tout à fait unique avec des grandes écoles
dont la vocation consiste à former des élites au service de l’État et des grandes
entreprises. D’un point de vue darwinien, cela commence à poser quelques
problèmes puisque, devant les changements multipolaires du monde actuel, il
devient nécessaire d’avoir une diversité d’élites. Il y a quelques années, j’ai
organisé et animé une journée de débats devant les anciens élèves de Stanford.
Premier constat : des femmes et des hommes issus d’une très grande diversité
sociale, culturelle, éthique et nationale. Multiplié par toutes les grandes universités
américaines, cela donne une large palette de variations parmi les élites. Du coup,
à la question posée « la mondialisation : menace ou opportunité ? »; la réponse
immédiate a été « opportunités ». Le système éducatif américain se moque des
origines des étudiants, quelles que soient ces origines, les accès aux universités
étant plus conditionnés par le coût de études, tout en disposant d’une diversité
de moyens par les bourses, le sport et des petits jobs. L’enseignement insiste
sur les compétences et l’adaptabilité, sans les obliger à se conformer à un même
moule socioculturel. (La querelle en France autour de la Princesse de Clèves est
révélatrice du rôle de sélection et d’exclusion d’un certain usage de la culture,
alors que la culture devrait être une invitation pour les autres.) En France, comme
en Europe, nous avons encore des difficultés à comprendre la multipolarité d’un
monde qui, s’il a adopté une grande partie de nos valeurs, qui ont assuré notre
domination dans le passé, ne suffisent plus. D’où le malaise d’une partie de nos
élites, encore éduquées selon cette seule vision du monde. Soyons clair : il ne
s’agit aucunement ici d’une critique, mais d’une réflexion impertinente : comment
est-on capable de comprendre qu’un système ou un modèle qui a eu un succès
indéniable ne suffit plus face aux enjeux actuels ou d’avenir ? Ce qui ne veut pas
dire que ce système est obsolète, mais qu’il doit évoluer. Le temps est venu de
considérer que les différences socioculturelles sont des sources d’innovations,
et d’en faire des avantages plutôt que d’y voir des handicaps.
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Darwin et les entreprises impertinentes
La grande tradition de l’école républicaine et de l’excellence forme ses meilleurs
élèves à faire carrière dans de grandes structures de l’administration et des grandes entreprises. D’où ce paysage très particulier de notre écologie hexagonale
des entreprises, avec plein de gazelles – artisanat, micro et petites entreprises
–, pas mal d’antilopes – les PMI – et de très beaux éléphants – les très grandes
entreprises d’envergure internationale –, mais très peu de buffles. Se lancer dans
la création d’entreprises intéresse peu les meilleurs éléments de nos meilleures
écoles, celles-ci ne se préoccupant de ce problème que depuis peu de temps.
Alors que les administrations – sauf territoriales – ne renouvellent pas tous les
départs à la retraite et que les grands groupes perdent des emplois, d’où viendront
les emplois de demain ? La France, contrairement à d’autres pays européens, se
distingue par l’absence d’enseignement de la culture entrepreneuriale dans le
secondaire. Une forte dose d’impertinence sera nécessaire pour faire valoir la
nécessité d’un tel enseignement, et aussi pour montrer combien les enjeux de
demain passent par la reconnaissance de la pertinence des entreprises comme
enjeu d’avenir.
(Remarque très impertinente : il y a de quoi s’inquiéter pour l’avenir des grandes
entreprises privées et publiques. Les premières sont soumises à des taux de rentabilité de la part de leurs actionnaires qui finissent par nuire à l’investissement
en R&D ; les secondes sont entravées par les avantages sociaux. Ces grandes
entreprises risquent de devenir des « ressources non renouvelables ».)
D’un point de vue darwinien, dire que l’Homme descend du singe est doublement
non pertinent. D’abord parce que cette expression éculée n’a de pertinence que
pour faire peur ; ensuite parce que c’est faux. L’Homme est une espèce de singe, et
plus précisément de grand singe, parmi d’autres ; et quand on connaît la diversité
des singes d’hier et d’aujourd’hui, on appréhende en quoi ils nous ressemblent,
et surtout en quoi nous sommes différents. Mais pour apprécier cela, il faut faire
l’effort de connaître les singes et l’Homme. Bref, connaître la diversité. Même
si les entreprises ne sont pas près d’embaucher des singes – mais on y a pensé
–, on retrouve les mêmes a priori à propos des femmes et de la diversité. Il est
grand temps de bousculer tous ces archaïsmes.
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Pascal Picq
Suit un inventaire à la Prévert des impertinences anthropologiques pour les
entreprises.
n Les femmes. J’aimerais bien qu’on me cite une étude qui dit que les femmes
font, comme par hasard, des enfants au moment où elles auraient dû avoir leur
promotion à des postes de hautes responsabilités ; ou alors que les réunions
fixées exprès après 16 heures sont plus efficaces. Un petit machisme ridicule et
arrogant sévit encore trop dans nos sociétés et nos entreprises. Sur l’ensemble
d’une carrière de cadre, les femmes, même ayant eu plusieurs enfants, cumulent
moins d’absentéisme que les hommes, selon des enquêtes européennes. Une
population qui, par ses comportements aberrants, nuit à son propre succès
reproducteur, est irrémédiablement sur le chemin de l’extinction. D’ici moins
de cinquante ans, l’Allemagne sera moribonde parce que la société fustige les
mères qui travaillent. Entre faire un enfant et rester à la maison, ou avoir une
vie professionnelle épanouie, elles font leur choix. Un peu d’impertinence : ce
sont les femmes qui donnent la vie aux jeunes des entreprises de demain. De
plus en plus d’entreprises ont compris toute la valeur des femmes, souvent
plus efficaces et organisées que les hommes, car elles n’ont pas le choix. Avec
intelligence et bon sens, elles trouvent des solutions, dont certaines d’ailleurs
s’avèrent bénéfiques, au sens le plus prosaïque du terme. Dans l’évolution, les
contraintes sont sources d’innovation, et pas des moindres, comme la bipédie
et le langage3.
n Le temps de travail. Les innovations n’arrivent pas à taux horaires fixes.
Pour revenir à la question précédente, pourquoi trouve-t-on des solutions et des
aménagements pour les fumeurs –forts coûteux à plus d’un égard –, mais pas
pour les femmes et leurs enfants ? Du point de vue de l’impact sociétal, est-ce
que les entreprises préfèrent une société avec moins d’enfants et plus de fumeurs
ou l’inverse ? Impertinence ! Impertinence ! L’organisation du travail en jours
consécutifs pleins est un héritage des grandes industries de la fin du xixe et du
début du xxe siècle : pour que cela fonctionne, on a mis les hommes à l’usine
et dans les mines et les femmes à la maison. Il n’en était pas ainsi auparavant ;
pourquoi cela devrait être toujours ainsi ? Beaucoup de métiers ne peuvent pas
se dégager de ces contraintes. Mais avec les moyens modernes des NTIC, il
reste de nombreuses sources d’innovations insoupçonnées. Autre suggestion
impertinente : inciter à faire une petite sieste après le repas ; c’est bon, et on est
tellement plus efficace après.
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n La diversité. Qu’on le veuille ou non, il y aura de plus en plus de cols blancs,
et de moins en moins de blancs. Ce qui semblait dérangeant hier devient souvent
un atout le lendemain. Et qu’on ne dise pas que cela prend du temps ! Que les
mentalités ne sont pas prêtes ! C’est le discours de tous les conservatismes et
autres archaïsmes. Allez, un exemple impertinent : l’élection de Barack Obama.
D’un seul coup, plus personne ne se dit que s’il réussit ou échoue, c’est à cause
de sa couleur de peau. Anthropologie impertinente : des millions d’Obama potentiels attendent que la société leur donne leur chance, pas par les quotas, mais
en cessant de les exclure a priori. Décoloniser nos représentations des autres
– alors que, comme le dit Rimbaud, le poète, « Je est un autre » –, telle est ma
petite entreprise d’anthropologue évolutionniste4.
n Le handicap. Pour qui a l’habitude de voyager dans les pays du nord de
l’Europe et aux États-Unis, on est consterné par le refus des handicapés dans la
vie publique et économique qui règne en France. Un peu d’impertinence : faire
comprendre qu’une entreprise qui embauche des handicapés n’est pas handicapée.
Au contraire, elle est sûre de ses valeurs et les autres feraient mieux de se dire :
si cette entreprise emploie des handicapés, c’est qu’elle s’engage aussi à fond
envers ses clients et ses prestataires.
n Les clients. On entend cette litanie : si j’ai un ou une commercial(e) à la peau
sombre, cela risque de ne pas plaire à mes clients. Un peu d’impertinence : si un
client s’effraie de votre collaboratrice qui porte un nom qui sent bon la banlieue
des beurettes, alors qu’elle a en plus un handicap physique, ce client n’est pas
digne de votre entreprise. L’éthique ne se solde pas.
n Éthologie. Un des gros défauts de la société française et de ses structures
administratives et entrepreneuriales est le présentéisme. Si l’absentéisme est un
vrai problème, son inverse aussi. Celle ou celui qui travaille le plus, qui semble
le plus efficace, le plus zélé, le plus dévoué... bref « le plus tout », est celle ou
celui qui sait se faire toujours présent(e). On appelle cela de l’épouillage chez les
singes, ou de la courtisanerie à la cour de Louis XIV (au passage, un éthologue
de génie qui a maté la noblesse par l’étiquette). Les collaboratrices et les collaborateurs les plus efficaces ne sont pas forcément les plus assidus de l’épouillage.
Ce qui compte, c’est que le travail soit fait ; et cela veut dire qu’ils savent être
indépendants et prendre des décisions. Peut-on espérer de l’innovation de la part
de celles et ceux qui épouillent ? (Cela a été longtemps le problème des postdoc en recherche : ceux allant apprendre de nouvelles techniques ou approches
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dans de grandes universités revenaient pour constater que ceux qui étaient resté
pour épouiller avaient les postes. Résultat, nos meilleurs chercheurs restent aux
États-Unis.) Qui ose en France prendre des années sabbatiques ? Pourtant, celles
et ceux qui partent un temps reviennent forcément avec des expériences et des
idées innovantes.
n Éthologie-bis. Notre éducation et nos scolarités nous portent à être des champions dans la recherche d’un meilleur statut, d’où la tentation des carrières dans
les grandes structures. C’est un vrai problème pour l’entreprise innovante, car
ne sont valorisées que les attitudes visant à la promotion, et non pas forcément
à l’innovation. Pourquoi vouloir faire évoluer un système dans lequel on a calé
ses ambitions ? Cela conduit à des attitudes de management de groupe peu
propices à l’émergence de la variabilité. Premier problème, une faible tolérance
envers des remarques des collaborateurs qui font valoir des objections ou des
difficultés, voire des suggestions. On confond discussion critique ou critique
constructive avec de l’insolence, alors qu’il s’agit d’une impertinence nécessaire. Une fois de plus, mieux vaut épouiller que de risquer de passer pour le
poil à gratter. L’autorité, ce n’est pas de demander aux autres de trouver génial
toutes vos propositions ce qui relève de l’autoritarisme, où les propositions sont
de fait des décisions –, mais d’accepter la discussion et ensuite de prendre les
bonnes décisions. Deuxième problème : notre culture normalisée considère que
la variation est du bruit et, surtout, confond l’erreur avec la faute. Je rappelle
que toute l’évolution se fait sur les erreurs de duplication de l’ADN, comme
sur les variations cognitives et comportementales. Il faut installer les conditions
de la production de variabilité. Toutes les idées ne seront pas bonnes à prendre ;
et ce n’est pas pour cela qu’elles ne seront pas bonnes dans un autre contexte.
(Chez Pixar, les « créatifs » passent du temps à faire les propositions les plus
délirantes, et ils notent tout ; et le studio a toujours une longueur d’avance dans
tous les domaines de l’innovation cinématographique. Bref, ils savent perdre du
temps et s’amuser pour être en avance sur leurs concurrents : le temps qualitatif
ne se chronomètre pas, mais se mesure par les innovations qu’il produit.) Selon
la façon dont sont organisées les relations de travail, on peut faire émerger de la
variation et de l’innovation, ou jamais. C’est la différence entre les macaques et
les chimpanzés : chez les premiers, il faut cinq générations pour qu’une petite
innovation se diffuse dans le groupe, tout cela à cause de relations hiérarchiques
rigides, avec ses « petits chefs » ; chez les chimpanzés, cela se fait en une génération, car ils ne confondent pas la hiérarchie de statut avec celle de compétences.
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La petite musique de l’innovation se joue à trois temps, comme la valse : un
temps pour faire émerger la variation ; un temps pour la sélectionner et un temps
pour sa mise en œuvre. Autrement dit, il ne s’agit pas de remettre en cause la
hiérarchie, mais la façon dont elle s’exprime. C’est de l’éthologie, qui vient du
grec ethos, qui veut dire les mœurs, et se trouve aussi à l’origine d’« éthique »,
laquelle suppose aussi une reconnaissance de celles et ceux qui innovent ; sinon,
on revient à l’épouillage.
n L’homogamie et la génétique de l’innovation. Le népotisme est un vice tribal
que tout le monde dénonce. Les embauches des amis des amis ou des gens de la
famille finissent par créer des tribus difficiles à gérer. Là, tout le monde est d’accord. Mais au sommet des entreprises règne l’homogamie : la tendance à recruter
des personnes qui ont la même formation, qui sortent de la même école, voire de
la même promotion. Pour manager ou gérer, cela peut aller. Mais pour innover,
c’est une autre affaire car si tous les cadres sortent du même moule, comment
faire émerger de l’innovation ? C’est concevable dans un monde lamarckien
avec ses grandes filières et leurs grands corps, dont personne ne conteste l’excellence. Mais pour promouvoir la diversité et l’innovation, c’est moins évident.
Chez toutes les sociétés de singes, un des deux sexes s’en va à l’adolescence
pour se reproduire. Chez la majorité des singes (macaques, babouins, entelles,
cercocèbes, etc.), ce sont les mâles ; chez les chimpanzés et les hommes, ce sont
les femelles ou les femmes. Suggestion impertinente : cela peut être un excellent
moyen pour la promotion des femmes au plus haut niveau – là-haut, au-dessus
du plafond de verre. Autant utiliser les comportements qui ont fait le succès de
la lignée humaine depuis des centaines de milliers d’années.
De la belle impertinence de l’évolution
Après tout, tout cela n’est que fable d’anthropologue. Moralité pertinente : et
si on employait les personnes en fonction de leurs compétences, sans se préoccuper de tous ces clichés sur leurs origines ethniques, sociales, sexuelles,
géographiques ...
Les plus grandes avancées en sciences – Copernic, Galilée, Darwin, Einstein – ont
été les plus grandes impertinences de leur temps. En cette année du 400e anni­
versaire de l’œuvre de Copernic et du 200 e anniversaire de la naissance de
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Darwin, on ne peut pas dire que le monde occidental s’en soit porté plus mal :
au contraire, c’est ce qui a assuré sa domination sur le monde pendant un demimillénaire. Tous les âges des lumières ont été animés par des impertinents. Les
impertinences d’aujourd’hui seront la source des innovations les plus pertinentes
de demain. Que seront-elles ? Je n’en sais rien. (J’aime à rappeler que le métier de
futurologue des années 1970 n’a pas eu beaucoup d’avenir ; quant à la prospective,
elle est prospectiviste tant qu’elle épouse, parfois sans le savoir, les mécanismes
de l’évolution.) Comment ? Ça, je le sais : c’est en favorisant la diversité et en
étant ouvert à ses potentialités. Vive l’évolution !
Notes
1. Pascal Picq, « L’homme face à son évolution et au développement durable » dans : « Le
développement durable, gisement de compétitivité pour l’entreprise », Cahier Médicis.
Comité Médicis/Descartes et Cie, 2007, p. 88-99 et « La construction d’un nouveau paradigme » dans : « Changement climatique et développement durable », Constructible 23,
juillet 2009, p. 41-43.
2. Picq Pascal, Lucy et l’Obscurantisme, Odile Jacob, 2007.
3.Pascal Picq, Au commencement était l’homme, Odile Jacob, 2003.
4. Pascal Picq, Nouvelle histoire de l’Homme, Perrin, 2005 (Grand Prix Moron de philosophie et d’éthique de l’Académie Française, 2006).
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