oral history of europe in space

Transcription

oral history of europe in space
ORAL HISTORY OF EUROPE IN SPACE
ESA History Project
INTERVIEW DE CHARLES BIGOT
Par Pierre François Mouriaux et Philippe Varnoteaux
Versailles, 6 février 2010
Transcription révisée
Page 1/53
Pierre-François Mouriaux : Charles Bigot, votre carrière, dès le début, s’est très vite
orientée vers l’espace, à une époque où personne n’en parlait vraiment. Comment vous
êtes-vous intéressé aux affaires spatiales ?
Charles Bigot : Vous me faites remonter aux années 50, quand j’étais à l’Ecole
Polytechnique. L’Ecole nous permettait de choisir notre orientation et j’ai visé
l’aéronautique. Il me semblait qu’après la guerre l’aéronautique française offrait
d’extraordinaires opportunités. En 1954, je suis donc entré dans le corps des Ingénieurs de
l’Air (plus tard le corps des Ingénieurs de l’Armement). Je suis naturellement sorti
Ingénieur de l’Air. A Supaero, je me suis surtout intéressé à la robotique qu’on appelait à
l’époque les « asservissements ». J’ai même été professeur de pilotage et des
asservissements à Supaero pendant une dizaine d’années. A la fin de mes études, j’ai
regardé ce qui se faisait et j’ai découvert qu’il existait une section « Engins Spéciaux » au
Service technique. J’ai rencontré le responsable de cette section et je lui ai demandé ce qui
était intéressant à faire. Il m’a répondu : « C’est très simple : venez avec moi à Hammaguir
et vous verrez… ». J’y suis allé et j’ai vu des engins partout, des engins tirés dans tous les
sens ! Quand je suis revenu, je me suis dit que c’était là où je voulais aller.
Aux Engins Spéciaux, j’ai été affecté au groupe « Engins balistiques » et j’ai eu la chance de
connaître l’époque qui a vu naître le projet de la « Force de frappe ». Puis j’ai rencontré des
personnes comme Béteille 1 qui a notamment étudié le Casseur. 2 Cet homme était alors
pour moi un véritable modèle ! Je l’ai vu pour la première fois en septembre ou octobre
1957, lorsque l’on m’a envoyé faire un stage de six mois dans l’établissement de SudAviation à Cannes. J’ai à ce propos une petite anecdote amusante : pour me rendre dans cet
établissement, j’ai pris le train de nuit en couchette et, lorsque je suis arrivé à la gare de
Cannes, j’ai appelé un taxi et j’ai demandé au chauffeur de m’amener à Sud-Aviation. Le
chauffeur ne savait pas ce qu’était Sud-Aviation. J’étais surpris. Je lui ai expliqué que
c’était tout de même une grande société nationale. Il ne voyait toujours pas. On est alors
entré dans le café de la gare pour demander où se trouvait cette société. Personne ne savait.
Tout d’un coup, une personne a déclaré : « Votre établissement ne se trouverait-il pas chez
Romano ? » « Pourquoi ? » ai-je répondu. « Parce que si c’est chez Romano, en effet, ils
font plein de choses là-bas ». Ainsi, Sud-Aviation Cannes était alors connu comme la
société Romano parce que cet établissement s’était installé dans une usine anciennement
appelée « Romano » et qui faisait déjà de la sous-traitance aéronautique. Lorsque j’ai pris
connaissance de ce qu’ils faisaient à Sud-Aviation, j’ai tout de suite été enthousiaste. C’était
Roger Béteille : Polytechnicien, ENSAE, il entre en 1943 à la Société nationale des constructions
aéronautiques du Sud-Est à Marignane, puis à Toulouse où il devient Directeur des essais en vol
(programmes Armagnac et Caravelle). Le 1er mars 1957, la SNCASE devient Sud-Aviation. Il est nommé
Directeur de la division des missiles et satellites et Ingénieur-en-chef du Groupe technique de Cannes. Les
Etats français, allemand et anglais se mettent d'accord en septembre 1967 pour renforcer leur coopération et
créer un nouvel avion. Béteille est alors nommé Directeur technique du programme. Roger Béteille repart
pour Toulouse (SNIAS/Aérospatiale, 1970-1985) en tant que directeur technique adjoint, puis directeur du
programme, d’où son surnom de « Monsieur Airbus ». On lui doit la répartition internationale du travail qui
a fonctionné au sein du consortium pour l'A300, l'A310 et l'A320 avant d’être modifiée.
2 Le Casseur devait être un missile sol-sol nucléaire tactique à propulsion à poudre d’une portée d’environ
100 km.
1
Page 2/53
l’époque où ils avaient pris pour le Casseur la licence de Librascope 3 pour le calculateur –
on ne savait pas faire des calculateurs en France – et la licence Kearfot pour les gyros
flottants, c’est-à-dire des plateformes de gyroscopes destinées au guidage des engins.
Je me souviens d’une réunion au cours de laquelle il y avait des représentants de ces
entreprises américaines en présence de Béteille qui leur faisait pratiquement la morale en
exigeant d’eux du matériel de bonne qualité. Il n’hésitait pas à les menacer et à leur dire
qu’il irait voir ailleurs s’il n’était pas satisfait ! J’ai trouvé Béteille formidable !
Il faut connaître cette époque : j’ai eu une chance inouïe que de la connaître, une époque où
l’aviation a connu un essor spectaculaire et, d’ailleurs, il faut reconnaître qu’il y a eu des
excès jusqu’en 1957, jusqu’au 4 août 1957 date à laquelle le président du Conseil de
l’époque a pris la décision d’arrêter tous les programmes aéronautiques et spatiaux ! Il y a
eu une impressionnante réduction des effectifs dans ces domaines.
Philippe Varnoteaux : Je crois en effet que même Véronique a été suspendue…
CB : Tous les programmes ! Félix Gaillard, président du Conseil (à 38 ans), prend cette
décision qui est alors un véritable coup de tonnerre ! Cela a été difficile mais il a eu raison
car on avait trop de programmes et on était victime de notre folie des grandeurs. Je me
souviens quand j’étais en stage deux mois à la base d’Istres, on commençait à voler à partir
de 5 heures du matin et on terminait à 22 heures. A 23 heures, cela recommençait pour les
vols de nuit ! C’était ahurissant. On faisait tout voler : les Durandal, le Griffon, le
Baroudeur qui décollait sur un chariot, le Leduc et bien d’autres ; c’était incroyable ! Et la
France allait à la faillite… Il fallait bien faire quelque chose !
PFM : Après, vous avez été en Angleterre. Qu’est-ce que vous y avez été faire exactement ?
CB : Je suis en effet allé au College of Aeronautics de Cranfield, dans la section des engins
guidés, pour un an, parce qu’on ne savait justement pas où me mettre après la réduction
des effectifs d’août 1957.
PFM : Vous étiez donc en Angleterre lorsqu’il y a eu l’événement Spoutnik ?
CB : Oui en effet et cela me rappelle une drôle d’histoire : lorsque je suis arrivé en
Angleterre, je me suis présenté à l’attaché militaire de l’ambassade car, en tant que
militaire, vous deviez dans un pays étranger vous adresser d’abord à votre ambassade qui
doit vérifier votre ordre de mission. Après avoir voyagé de nuit en 2CV, je me présente
donc à l’ambassade le 4 octobre au matin. On me dit alors que le colonel veut me voir
absolument. Il me reçoit et, manifestement, il savait que j’étais aux Engins Spéciaux. Il me
demande : « Vous qui êtes aux Engins Spéciaux, qu’est-ce que vous pensez des satellites
artificiels de la Terre ? ». Surpris, je lui réponds bêtement : « Ecoutez, mon colonel, je n’en
pense pas grand-chose mais la seule chose que je peux vous dire, c’est que ce n’est pas pour
demain ». Il me regarde ahuri et ajoute : « Très drôle, mais encore ? ». Comme un imbécile
qu’on est à 25 ans, je lui explique qu’au Service Technique on connaissait bien la question
et que la mise sur orbite d’un satellite ne serait pas facile à faire et que, ni les Américains, ni
les Soviétiques n’étaient encore prêts. Je lui explique alors qu’il faudra une précision
3 Société fondée par Lewis W. Imm en 1937 (Glendale, Californie) pour fabriquer les premiers ordinateurs
Librascope (aircraft weight and balance Computer), destinés, entre autre, à calculer le centre de gravité d’un
avion par rapport à son poids. Dans le cas du Casseur, c’était un calculateur pour le guidage du missile.
Page 3/53
extraordinaire avec un pilotage et des vitesses spécifiques, etc. Je le vois abasourdi et me
dire : « Ecoutez, je n’aime pas beaucoup qu’on se fiche de moi, vous pouvez partir ! ».
J’étais consterné ! Je ne savais alors pas que dans la nuit les Soviétiques venaient de placer
sur orbite leur Spoutnik ! [Rires]
Lorsque je suis rentré d’Angleterre à la mi-1958, j’ai retrouvé une place à la section
« Engins Spéciaux » du Service Technique Aéronautique de la DTI [Direction Technique et
Industrielle], mais, comme les affaires n’avaient pas encore repris (le général de Gaulle
venait d’arriver), je suis parti en Allemagne à la Technische Hochschule de Darmstadt
suivre les cours du professeur Oppelt, afin de me perfectionner sur les systèmes
aéronautiques et asservis. De retour, à la mi-1959, la Force de frappe était en pleine
ébullition et notre équipe en a été chargée sous le nom de « Groupe des Engins
Balistiques » (GEB), précurseur du « Département Engins » (DEN) qui est ensuite devenu
la DTEN de la DTI. J’ai alors beaucoup fréquenté l’industrie qui travaillait sur ces missiles
balistiques, en particulier Sud-Aviation (à Cannes), Nord-Aviation (aux Mureaux à
Chatillon) et le LRBA (Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques, à
Vernon), puis ensuite la SEREB créée en 1959 comme « mandataire de l’Etat » pour ces
affaires. 4 J’ai passé deux années passionnantes (1959-60) où j’ai beaucoup appris sur les
futurs lanceurs dont j’ai été plus tard responsable au CNES. Lorsque nous avons conçu
Diamant-B, j’ai retrouvé en particulier les équipes de Nord-Aviation et du LRBA qui
s’étaient associées pour les affaires de lanceurs dans une structure commune qui faisait rire
tout le monde sauf nous, parce que nous croyions que cela était utile : le BPNV, le Bureau
Permanent Nord Vernon. Ce n’était pas une entité juridique mais elle permettait de
coordonner Vernon – qui s’occupait de toute la propulsion – et Nord-Aviation dont le
patron s’appelait Jacques Dupin. L’équipe des missiles était dirigée par Gérard Payelle et P.
Ruget. Ils ont travaillé pour la Force de frappe, sur le fameux « roulé/soudé ».
PV : En quoi consistait cette technique ?
CB : Il faut savoir qu’à cette époque, c’est-à-dire en 1957, 1958, 1959, il y avait trois
techniques pour faire les gros réservoirs en métal, pour ensuite mettre la poudre dedans
car, comme vous le savez, la Force de Frappe était à poudre. Après avoir hésité
longuement, ils ont choisi la poudre. C’était du bon sens. A ce moment-là, les blocs de
poudre qu’on envisageait faisaient 10 tonnes ; c’était déjà une masse importante ! Il fallait
donc faire des enveloppes pour ces 10 tonnes de poudre. Il y avait donc trois techniques.
La première technique, le « roulé/soudé », consistait à prendre une tôle, à la rouler puis à
la souder. Ensuite, la poudre était coulée dedans, en ayant mis évidemment avant un liner
pour isoler le métal de la poudre. C’était la technique de Nord-Aviation. Cette technologie a
permis d’avancer, puisque tous les premiers SSBS ont été faits en « roulé/soudé ». Cette
technique a même ensuite été appliquée aux réservoirs du lanceur Diamant – qui était
pourtant un missile utilisant les liquides – mais bien sûr en utilisant une autre matière, du
maraging (pour martensitic aging) au lieu du Vasco Jet 1000. Mais tout cela est de la
technologie et ce n’est pas très intéressant en soi…
La Société pour l’étude et la réalisation d’engins balistiques (SEREB) est créée le 17 juillet 1959 pour la
réalisation des systèmes de missiles stratégiques nucléaires français. Les travaux du programme d’études
balistiques de base nécessaire pour l’acquisition des compétences dans les domaines de la propulsion, le
guidage-pilotage et la rentrée lui sont confiés peu après.
4
Page 4/53
Vous aviez donc Decker, Dupin et puis vous aviez les personnes qui concevaient – les gens
de programme et de réalisation – et qui commandaient auprès des usines. Decker était un
homme de technologie et de fabrication. C’est comme cela que je l’ai connu à l’usine des
Mureaux ; on lui a donc commandé les premiers Diamant. Je me souviens qu’il nous faisait
visiter tous les hangars dans lesquels vous aviez un grand de nombre de « 10 tonnes ».
C’était aussi je pense pour nous impressionner, pour nous montrer ce qu’il savait faire.
Vous avez donc Dupin, Ruget, Payelle, Decker et puis, en « dessous », vous aviez les
ingénieurs de projet. On sentait alors émerger la technologie des missiles et des futurs
lanceurs.
La deuxième technique était « l’enroulé/collé », une technique défendue par Sud-Aviation
et qui a donné lieu après aux techniques filamentaires. « L’enroulé/collé » était ce que l’on
appelait du clinquant acier avec une certaine largeur, en bandes, et on enroulait cela sur un
mandrin avec un recouvrement de 30 % à peu près et c’était collé. Cela vous donnait une
enveloppe légère, extrêmement résistante ; le clinquant est très résistant. Ils ont ainsi fait
pas mal de blocs avec cette technique, surtout des petits blocs.
PV : Des blocs utilisés pour les fusées-sondes Bélier et Centaure par exemple ?
CB : Non car ces engins sont venus après. Là, je vous parle de la période 1956-57-58.
PV : Ces blocs étaient donc utilisés pour quoi ?
CB : Cette technique n’a pas abouti. Le Service Technique avait lancé trois concours : le
« roulé/soudé », « l’enroulé/collé » et le « fluo/tourné ». Cette troisième technique
consistait à amincir une épaisse couronne de métal initiale par fluage du métal sous l’action
d’une roulette très puissante en acier spécial pour transformer cette couronne en une
surface cylindrique mince de 3 mètres de hauteur.
PV : Cette technique du « fluo/tourné » n’a pas non plus abouti ?
CB : Si. Elle a été utilisée par la SNECMA pour des propulseurs qui ont été lancés. Pour la
série, ils ont choisi le « roulé/soudé » parce que c’était le plus simple finalement, bien que
les caractéristiques étaient moins bonnes sur le plan de la résistance, du rapport
résistance/poids, un rapport essentiel pour un missile… Après, j’ai perdu de vue cette
question-là car je me suis intéressé à Diamant. Il faut dire qu’à cette époque, lorsque j’étais
jeune Ingénieur de l’Air au Service Technique de l’Aéronautique, je ne m’occupais pas de
ces questions mais plutôt du pilotage des engins.
PV : Vous dites que vous travailliez sur le pilotage. Or, à l’ONERA [Office national d'études
et de recherches aérospatiales], il y avait également des personnes qui développaient des
systèmes de pilotage entre justement 1956 et 1958. Aviez-vous des contacts avec les gens de
l’ONERA ?
CB : Du tout, parce que j’étais dans la partie Engins du STAé, un tout petit groupe
d’ailleurs : on était quatre personnes. Il y avait l’Ingénieur général Carpentier 5, l’Ingénieur
Jean Carpentier : Polytechnicien, ENSAE, STAé (1950-1960), il lance les premières réalisations françaises
de navigation par inertie. Directeur des recherches et des moyens d’essais (DRME) à l’ONERA entre 1961 et
1977, il contribue au Plan Calcul et à la création du Bureau national de métrologie. Il prend ensuite la
Direction des recherches et des études techniques (DRET), entre 1977 et 1984, puis la présidence de l’ONERA
(1984-1991).
5
Page 5/53
principal Jean-Claude Renaut, l’ingénieur en chef Bataille et moi. On se partageait le
travail. On m’a assigné au pilotage mais c’était pour des réalisations presque immédiates,
alors qu’à l’ONERA, c’étaient plutôt des gens qui pensaient l’avenir…
PV : Oui, mais pas seulement car je crois qu’il y a eu aussi des équipes qui justement
testaient des systèmes de pilotage à l’aide de fusées technologiques, notamment dans le
cadre de l’étude 2012.
CB : Oui, bien sûr, mais pour leurs engins. Nous, à partir du moment où c’était des engins à
poudre – puisque la poudre venait d’être choisie (vers la fin 1959 si je me souviens bien) –
mais le deuxième étage que nous étudions avant était déjà à poudre. J’avais donc été chargé
du pilotage de cet engin-là.
PV : Quel engin ?
CB : C’était le fameux deux tonnes qui a servi de second étage à Diamant après et qui devait
être utilisé pour le Casseur, et ensuite l’engin israélien qui a été réalisé par Dassault…
PV : Le fameux Jéricho ?
CB : Oui c’est ça.
PV : Saviez-vous que l’ONERA développait un « contre-projet » : le missile BAR ?
CB : C’est possible mais au final c’est le projet Dassault qui a été retenu. 6 J’ai un peu connu
cette époque, même si j’étais très jeune car j’avais 26 ou 27 ans – et je n’étais pas au
courant de la politique mais on me l’a expliquée après : pour faire l’engin israélien, il fallait
que cela soit une société privée. Il était impossible de mettre une société d’Etat pour faire
un missile pour les Israéliens, d’autant plus que, officiellement, personne ne savait que cet
engin était fait en France !
PV : Le projet était en effet classifié car c’est très tardivement que Dassault a révélé cette
affaire.
CB : C’est la raison pour laquelle cela a été confié à Dassault qui n’en voulait d’ailleurs pas
au départ ! Dassault ne savait pas ce qu’était la poudre, ni ce qu’était un missile de ce type.
Dassault ne faisait que des avions. Le groupe a donc créé une usine de toute pièce dans le
sud-ouest et il se trouve que je connaissais bien le patron de cette usine qui était un de mes
camarades de promo : Michel Herchin.
De toute cette période d’ailleurs, j’ai des anecdotes sur notre façon de travailler, pas
toujours faciles à raconter. Par exemple, celle d’un appel d’offres entre Air Equipement et
Dassault : Dassault avait une équipe sur le pilotage qui était dirigée par un garçon
remarquable qui s’appelait Joseph Ritzenthaler. Il était patron d’un laboratoire de pilotage
– et ce n’était pas mauvais que Dassault ait bien sûr son laboratoire de pilotage – mais il
l’avait développé rapidement. Etant responsable du développement de Jéricho – c’est moi
qui interprète – il devait nécessairement avoir rapidement les compétences.
Israël signe un contrat avec Dassault le 26 avril 1963. Le programme MD 620 était réalisé sous la maîtrise
d’œuvre de Dassault en coopération avec Nord-Aviation, la SEPR, le Service des Poudres, la SAGEM. Le
missile à deux étages (à poudre) de 6,7 t avait une longueur de 13,4 m pour un diamètre de 800 mm. Le
premier étage était identique à celui de Topaze. Israël récupère le missile, malgré l’embargo de décembre
1968, et en poursuit le développement sous le nom de Jéricho-1.
6
Page 6/53
PV : Pourquoi Dassault ?
CB : Parce que c’était la seule société privée qui était capable de faire un programme de ce
genre-là.
PV : Pourtant l’ONERA était également engagé dans cette affaire et avait de sérieuses
compétences ?
CB : Oui mais l’ONERA est un Office. Il s’est engagé dans cette affaire pour étudier le projet
mais certainement pas pour le réaliser. Il fallait faire de la série et avoir une capacité
industrielle, ce qui n’était pas le cas de l’ONERA. En plus, quand vous regardez ce qu’est
l’aéronautique française à la fin des années 50, ce n’étaient que des établissements d’Etat :
Nord-Aviation, Sud-Aviation, etc. Donc il n’y avait guère que Dassault… Dassault avait
également fait des propositions pour réaliser la Force de frappe mais il n’avait pas été
retenu. C’est dans ce cadre-là qu’il avait très certainement déjà développé un centre de
recherche, un laboratoire de pilotage notamment et de guidage probablement aussi.
L’appel d’offres en question concernait le « système de puissance » du pilote automatique
du missile Casseur, c’est-à-dire des dispositifs qui permettent de faire tourner les quatre
tuyères rotatives du propulseur à poudre de ce missile. En agissant de façon combinée sur
ces quatre tuyères, on pouvait créer des déviations de jet qui permettaient le pilotage sur
les trois axes : en roulis, en lacet et en tangage.
La proposition d’Air Equipement était originale et beaucoup plus élégante que celle de
Dassault, qui avait proposé tout simplement quatre vérins à liquides hydrauliques de haute
pression, un vérin par tuyère, solution classique. Air Equipement présentait un ensemble
monobloc au milieu des quatre tuyères, fixé sur le fond arrière du propulseur. Dans ce bloc
étaient usinés dans la masse quatre cylindres munis de pistons qui fonctionnaient par
distribution directe du liquide hydraulique dans les quatre cylindres, par des
électrovannes. Chaque piston actionnait directement une tuyère.
J’étais chargé, pour la décision à prendre par le STAé, de faire un rapport sur le choix
proposé par la SEREB entre ces deux offres. A ma grande surprise, la SEREB proposait la
solution Dassault après avoir fait la louange de la solution d’Air Equipement, plus élégante,
plus fiable, plus légère et pas plus chère ! Après réflexion, je rédige mon rapport en faveur
d’Air Equipement, bien évidemment, ce qui a provoqué une situation dramatique pour le
jeune ingénieur que j’étais. Convoqué chez le directeur de la SEREB, j’entends leurs
arguments : « Mon cher Bigot, bien sûr que nous comprenons votre choix mais vous n’avez
pris en compte que l’aspect technique. En tant que responsable étatique, vous devez être
sensible aux aspects politiques… », etc. Dassault était actionnaire de la SEREB ! Le
directeur du STAé, lui, m’avait clairement indiqué que c’était à nous de choisir, donc à
moi !
L’affaire a duré des semaines. Finalement, Air Equipement a été choisi. Mais je garde de cet
événement le souvenir d’une confusion des genres : la SEREB était « mandataire » de l’Etat
pour la Force de frappe. Mais ses décisions étaient soumises au STAé ! Comment tenir
compte d’arguments qui vous dépassaient ? En fait, dans cet exemple, je pense que nous
avons eu raison !
PV : Ce que vous venez de dire est justement intéressant pour comprendre certaines
« pratiques » qui, dans un certain nombre de cas, ont fini par « payer ».
Page 7/53
CB : Ce ne sont que des anecdotes.
PV : C’est vous qui le dites… Revenons à votre carrière : après le STAé, vous êtes entré en
1960 au Service d’aéronomie en tant que responsable des activités fusées. Quelle a été votre
démarche ?
CB : Cela, je peux vous le dire car ça ne concerne que moi ! C’est une démarche qui a été
faite sans aucune réflexion préalable, c’est-à-dire une démarche de jeune… J’avais alors 28
ans et, un jour, je rencontre un camarade de promotion qui me dit avoir failli accepter une
proposition étrange d’un professeur intéressé du CNRS, c’est-à-dire Jacques Blamont. 7 Il
me raconte l’affaire en détail. Je lui dis alors que cela m’aurait bien amusé ! D’abord parce
que je travaillais sur l’espace depuis trois ans et parce qu’ensuite j’aimais tout ce qui était
engin. A ce moment-là, j’avais une bonne formation : trois ans après Supaero, j’avais fait le
College of Aeronautics de Cranfield en Angleterre où j’ai beaucoup appris, puis un an en
Allemagne au laboratoire du professeur Oppelt, puis deux ans donc au Service technique.
Je commençais à m’impatienter car je ne voyais plus rien venir d’intéressant au Service
technique. Ce camarade en question me rappelle quelques jours plus tard et me dit que
Marie-Lise Chanin 8 qui travaillait dans ce laboratoire en question voulait me voir : elle
m’explique alors que le professeur Blamont veut des fusées pour ses expériences et que
donc il a besoin d’ingénieurs. Elle me fait comprendre qu’il ne sait pas vraiment ce qu’est
une fusée et que de toute façon ce n’était pas ça qui l’intéressait. En fait, personne ne savait
vraiment ce qu’était une fusée ! Tout ce qui a été tiré jusqu’à présent fonctionnait assez
mal. Il n’y avait alors personne qui était vraiment capable de dire ce que l’on pouvait faire
avec une fusée… Je rencontre Blamont qui me demande si cela m’intéresse. « A priori,
oui », lui ai-je répondu. Le lendemain, il y avait un mot du général Aubinière 9 – qui venait
d’être nommé à la tête de la DTI (1960-62) – disant qu’il recherchait un Ingénieur de l’Air
acceptant d’être mis en position hors cadre pour rejoindre le laboratoire d’Aéronomie.
Blamont m’a aussitôt confié que c’était lui qui avait été voir Aubinière qui avait trouvé
Jacques Blamont : Normalien, Agrégé de Sciences physiques, Docteur ès Sciences. CNRS : Directeur du
Service d’Aéronomie (1962-85). CNES : Directeur scientifique et technique (1962-72), Haut-Conseiller
scientifique (1972-82) puis Conseiller du Président. De 1962 à 1996, il a également été professeur titulaire à la
Faculté des Sciences de Paris. Ses travaux ont notamment porté sur l’atmosphère terrestre, le Soleil et les
planètes.
8 Marie-Lise Chanin (née Lory) : Docteur ès sciences, CNRS, elle a consacré son travail de thèse, sous la
direction de Jacques Blamont, à la mesure de la température de la haute atmosphère. En utilisant la
résonance optique d’atomes alcalins émis dans l’atmosphère par fusées, ses mesures effectuées à différentes
latitudes ont fourni une description thermique de l’atmosphère jusqu’à 500 km, qui a permis d’améliorer les
modèles empiriques utilisés jusqu’alors et de mettre en évidence l’influence de l’activité solaire et des
précipitations de particules.
9 Général Robert Aubinière (1912-2001) : Polytechnicien, il est affecté à sa sortie de l’Ecole de l’Air à la 61eme
Escadre. Il quitte l'Algérie en septembre 1943 pour rallier Londres. Résistant, déporté, interné, il travaille
notamment dans une usine de V8 à Neubrandenburg. De retour de captivité, et après différentes affectations,
il est nommé en 1957 Directeur du Centre interarmées d'essais d'engins spéciaux (CIEES) à Colomb-Béchar.
En 1960, il devient Directeur de l'École de l'Air (Commandant de la base 701) à Salon-de-Provence puis
Directeur de la DTI. Promu Général de brigade aérienne en 1958, et Général de division en 1961. Premier
Directeur général du CNES (1962-71). Président du Conseil (1968-70) puis Secrétaire général (1972-73) du
CECLES/ELDO, le Centre Européen pour la Construction de Lanceurs d'Engins Spatiaux. Cf. Le Général
Robert Aubinière, Propos d’un des pères de la conquête spatiale française, recueillis par André Lebeau,
Paris, L’Harmattan, 2008, 206 pages.
7
Page 8/53
l’idée excellente. Trois jours plus tard, j’intégrais le laboratoire de Blamont. J’y ai passé
deux ans et demi à faire ce que j’ai appelé plus tard – c’est un peu dur mais c’est réaliste –
du « boy scoutisme spatial » !
PV : Qu’entendez-vous par « boy scoutisme spatial » ?
CB : C’est-à-dire que je faisais tout et rien. J’étais le factotum de tous ces Messieurs
chercheurs. J’essayais de concevoir leur expérience dans une pointe de fusée-sonde qu’on
mettait ensuite sur Véronique ou après sur Bélier, Centaure ou Dragon qui venaient de
sortir en 1961. J’ai commencé cette activité le 1er janvier 1961 et ce jusqu’en juillet 1963.
J’ai ainsi dû lancer une cinquantaine de fusées à différents endroits, principalement au
Sahara.
PV : A ce propos, quels souvenirs conservez-vous d’Hammaguir ?
CB : Ah, Hammaguir ! J’y étais déjà allé plusieurs fois avant, lorsque j’étais encore au
Service Technique. J’y étais allé dans le cadre d’une « mission » d’Ingénieur de l’Air. En
arrivant, j’ai eu une grosse impression ; on voyait beaucoup de choses…
PV : De nombreux engins y étaient en effet tirés…
CB : Oui et pas seulement. Il y avait d’abord une grande activité au sol parce que, pour tirer
des engins, il faut des installations au sol, et puis c’était une véritable ruche. Le personnel
travaillait d’arrache-pied. Les conditions de vie étaient néanmoins particulières : par
exemple, on avait le droit à seulement deux litres d’eau par jour, à la fois pour boire et pour
se laver ! On en buvait déjà un litre et demi, il n’en restait plus beaucoup pour se laver.
C’était une époque assez incroyable. Personnellement, j’y passais très peu de temps. J’y
allais pour voir.
PV : Quand vous y êtes-vous rendu pour la première fois ?
CB : La première fois ? C’était en 1957. J’y suis resté trois, quatre jours, pas plus. Puis, j’ai
dû y retourner en 1959 au moment où nous testions les premiers engins de ce que nous
supposions être les premiers éléments de la future Force de frappe. Il fallait installer toute
une série d’infrastructures. On nous avait amené plus pour voir qu’autre chose, surtout moi
car j’étais tout de même très jeune. Et puis j’y suis retourné avec Blamont cinq ou six fois
en 1961-62. J’y allais trois fois par an et à chaque fois pour trois semaines. A ce moment-là,
oui, j’ai vécu à Hammaguir.
PV : En quoi consistait votre rôle lors d’une campagne ?
CB : Mon rôle était la coordination de la campagne, c’est-à-dire de jouer le rôle d’interface
entre les expériences scientifiques et les fusées-sondes. Ces fusées étaient soient celles du
LRBA, c’est-à-dire Véronique, soient celles de Sud Aviation, c’est-à-dire Bélier et Centaure.
A l’intérieur de la petite équipe du professeur Blamont, j’étais celui qui organisait les
moyens de suivre les nuages de sodium, d’iode mais aussi des explosifs. Je me suis occupé
personnellement de ces pointes embarquant les explosifs, c’était déjà un peu plus complexe
à réaliser. D’ailleurs, avant que je ne m’en occupe, Blamont en avait déjà fait lancer deux ou
trois sans obtenir de grands résultats. Ce n’était pas facile : il fallait d’abord lancer un
magnétomètre qui prenait une certaine distance et, ensuite, il fallait déclencher l’explosion
pour que le magnétomètre étudie la perturbation magnétique provoquée donc par
l’explosion. Il fallait séparer une partie de la charge utile de l’autre, dans laquelle se
Page 9/53
trouvait le magnétomètre – avec des batteries pour le faire fonctionner et une télémesure
pour transmettre les informations enregistrées. Ce n’était pas simple. Je crois d’ailleurs que
ça n’a jamais vraiment bien fonctionné, si peut-être une ou deux fois ! Mieux encore :
Blamont avait même proposé qu’en lieu et place du magnétomètre situé devant, nous lui
mettions une deuxième charge ! Alors, au lieu d’éjecter 60 kg de TNT, on devait d’abord
éjecter 20 kg devant à la place du magnétomètre (et d’une partie de l’électronique), on
attendait qu’ils soient à une distance donnée, puis on faisait exploser les deux charges. Cela
permettait d’étudier le front de rencontre des deux ondes de choc par des observations
optiques, magnétiques, etc.
L’autre grande catégorie d’expérience était les fameux nuages, dont le sodium, qui
commençaient à être éjectés vers 50 km d’altitude si je me souviens bien, et qui suivaient
ensuite la trajectoire de la fusée. Avec cette technique, Blamont pouvait analyser la manière
dont le nuage s’épanouissait dans la haute atmosphère jusqu’à 150 km, c’est-à-dire
pratiquement dans le « vide » spatial. Cela permettait d’étudier la rapidité d’expansion, la
distorsion à cause des vents puis il en déduisait les températures, les pressions, etc. Des
caméras permettaient de suivre le nuage qui se développait et qui peu à peu se déformait.
On avait une équipe de quatre à cinq personnes, équipées de caméras qu’on envoyait de 30
à 50 km de la zone de tir : à Beni Abbès, à Abadla, à Hammaguir même, jusqu’à ColombBéchar. Cela permettait de faire ainsi de la triangulation. C’était assez intéressant mais
c’était tout de même du « boy scoutisme » car tout ça était du bricolage. On bricolait sur
place ! Ah, ah, ah ! Je me rappelle par exemple qu’une heure avant le lancement d’une
Véronique, on était encore en train de travailler sur la pointe ! On était de véritables
pionniers.
PV : La presse s’est fortement fait l’écho de ces expériences ; elles apparaissaient comme
spectaculaires.
CB : Oui ! Avec raison car de toute façon il n’y avait rien avant ! Effectivement, faire
exploser des charges à 80-100 km d’altitude pouvait sembler extraordinaire mais,
scientifiquement, personne à l’époque ne pouvait affirmer que ce genre d’expérience allait
apporter quelque chose, même si je pense que Blamont avait bien quelques idées là-dessus.
Il avait de bonnes idées, bien sûr. Le fait même d’être capable de lancer une fusée et de
faire une explosion, puis de procéder à des observations et à des calculs au sol, montrait
qu’il y avait là une certaine capacité d’innovation qui pouvait préfigurer ce que serait un
jour un lancement de satellite. C’est une époque où les choses ont vite évolué : j’ai ainsi vu
lancer – pas par nous mais par le médecin colonel Grandpierre – des animaux dans
l’espace ; il y a eu des rats, des singes aussi et peut-être bien un chat. 10
De 1961 à 1967, la France réalise plusieurs vols balistiques avec des rats, des chats et des singes. Cette
période est marquée par le pionnier de la physiologie spatiale en France, le médecin-général Robert
Grandpierre. Les 22 février 1961 intervient le premier lancement depuis Hammaguir d’une fusée-sonde
Véronique emportant dans sa pointe le rat Hector, pour un vol balistique de 150 km d’altitude. D’autres tirs
suivent. Robert Grandpierre (1903-84) a dès 1939 créé à Essey un laboratoire médico-physiologique pour
l’armée de l’Air. En 1946, il a contribué à créer avec le professeur Franck un diplôme de médecine
aéronautique. En 1956, il devient Médecin-général et continue à enseigner à la faculté de médecine de
Bordeaux (chaire de physiologie) jusqu’en 1973. Il a également été le premier président de la Société française
de physiologie et de médecine aéronautique et cosmonautique (SFPMAC), transformée en 1985 en Société
française de médecine aérospatiale (SOFRAMAS).
10
Page 10/53
PV : Oui en effet, plusieurs chats ont volé.
CB : Je les ai vus. On était présent juste avant ou juste après, et cela nous amusait.
PV : Avez-vous également connu le couple Vassy qui travaillait à la même époque en
parallèle de l’équipe Blamont ?
CB : Bien sûr.
PV : J’ai d’ailleurs eu la chance de rencontrer Madame Vassy…
CB: … Arlette je crois…
PV : Oui, et donc je l’ai rencontrée à l’époque où je terminais ma thèse de doctorat en 1999.
Je me suis alors rendu compte qu’Etienne et Arlette Vassy, qui ont pourtant été les
premiers à utiliser Véronique, n’étaient pas… comment dirais-je… bien « perçus ».
CB : Moi je ne peux vous dire que très peu de choses. J’ai vu Madame Vassy à Hammaguir,
avec son espèce d’instrument optique et je ne savais pas vraiment ce qu’elle faisait et,
d’ailleurs, je n’avais pas à comprendre, elle ne travaillait pas avec nous. C’était une
personne qui se donnait un mal fou pour réaliser ses expériences. Elle y croyait d’ailleurs,
c’est ce qui frappait. Quelles expériences faisait-elle ? Je ne le savais même pas !
PV : Elle effectuait des études dans la couche ionosphérique.
CB : L’ionosphère, oui, mais quoi exactement ?
PV : Elles et son mari ont fait toute sorte de sondages in situ dans la basse et la haute
atmosphère ; ils se sont notamment intéressés à la couche d’ozone.
CB : Oui mais c’était finalement toujours un peu la même chose.
PV : C’est très probablement pour cela que l’équipe de Monsieur Blamont a fini par
focaliser toutes les attentions. Aviez-vous rencontré le professeur Vassy ?
CB : Non, je ne l’ai jamais vu. J’ai toujours entendu dire par le personnel de l’équipe
Blamont que ses expériences étaient « moins intéressantes ». Je crois que c’est la bagarre
habituelle entre Blamont et Vassy… Il faut savoir que Jacques Blamont jouissait à l’époque
d’une très grande réputation, un petit peu partout. Sa thèse de doctorat chez le professeur
Kastler avait eu beaucoup de retentissement. 11 De plus, son père avait une position
importante et donc il pouvait se permettre un certain nombre de choses que ne pouvait pas
se permettre Vassy. 12 Blamont était aussi un jeune ambitieux, plein d’allant, plein d’idées et
il était fort sympathique ; tout le monde préférait donc venir travailler chez Blamont. Il
donnait l’impression d’être à la tête d’un laboratoire de fonceurs et de personnes valables
11 Alfred Kastler (1902-84) : Normalien, Professeur de physique générale de Bordeaux, il entre à l’Académie
des Sciences en 1964. En 1966, il reçoit le prix Nobel de Physique pour la découverte et le développement de
méthodes optiques utilisées pour étudier la résonnance hertzienne dans les atomes. Il est Directeur de
recherche au CNRS de 1968 à 1972.
12 Le père de Jacques Blamont, Emile Blamont (né Katz), Docteur en Droit, Diplômé de l’Ecole des Sciences
politiques, a été Secrétaire général de l'Assemblée consultative d'Alger puis Secrétaire général de la
Présidence de l’Assemblée nationale pendant la durée de la IVe République et les premières années de la Ve
(1945-71).
Page 11/53
qui allaient réussir, alors que Vassy donnait plutôt l’impression de quelqu’un qui se
donnait beaucoup de mal pour peu de résultats.
PV : En somme, l’équipe Vassy tournait en rond ?
CB : Je ne sais pas vraiment. Je ne peux pas en dire plus, car tout ce que je dis est
forcément incomplet parce que fondé sur rien d’autre que des histoires locales sur le champ
de tir !
PV : Les « histoires locales », comme vous dites, peuvent parfois avoir leur intérêt. Il y a
des « vérités » qui ne sont pas toujours faciles à dire…
CB : C’étaient tout de même des « histoires locales » car je ne pouvais pas juger de ce qu’il
faisait au niveau des expériences lancées dans les fusées.
PV : Le professeur Vassy a notamment travaillé avec l’Institut de Saint-Louis et il y a tout
de même eu des publications sur ses expériences. 13 Par exemple, lui et sa femme ont
travaillé avec le professeur Rawer. 14 Mais c’est vrai que leurs expériences ont rapidement
été moins emblématiques que celles du professeur Blamont. Et c’est vrai aussi qu’à un
moment donné Etienne Vassy a arrêté, faute de soutiens.
CB : Je pense que ce que vous dites est vrai. De plus, Blamont, lui, s’est toujours bien
débrouillé pour avoir de l’argent…
PV : C’est tout de même l’ironie du sort car c’est Etienne Vassy qui a voulu utiliser en
premier les fusées-sondes, dès le début des années 50. A ce moment-là, aucun autre
scientifique ne souhaitait s’engager dans les affaires de fusées. Jacques Blamont est arrivé
juste après, en 1957-58.
CB : Vous avez raison de le dire. Pour ma part à l’époque, comme je vous l’ai dit, je faisais
tout et rien à la fois, je faisais parfois un travail que je qualifiais de « boy scoutisme » ; on
n’avait aucun moyen moderne.
PV : Tout est relatif car à votre époque tout était à faire, non ?
CB : Absolument tout ! Et j’en garde un souvenir ému. D’ailleurs, dans le petit document
que le CNES a fait pour le cinquantième anniversaire du Service d'Aéronomie, Blamont
m’avait demandé d’écrire un petit quelque chose sur cette époque, sur ce que j’avais
ressenti de travailler avec lui pendant deux ans et demi. J’ai fait un article de deux pages,
dans lequel je m’exprime assez clairement. [Copie de l'article déposée aux Archives
historiques de l’Union européenne, Institut universitaire européen, Florence, fonds ESA].
L’ambiance, à cette époque, était celle des pionniers : on travaillait tous ensemble, la
hiérarchie n’existait pratiquement pas, la compétence de chacun, même modeste, était au
service de tous. Les relations étaient très directes entre nous, parfois un peu tendues mais
toujours loyales. Je me souviens d’une campagne particulièrement longue et dure, faite de
« tirs simultanés », au terme de laquelle au retour de Reggane vers Hammaguir, après une
Notamment : Etienne Vassy, « L’exploration de la haute atmosphère à l’aide d’engins autopropulsés »,
1956.
14 Karl Rawer : Physicien allemand, spécialiste de la propagation des ondes radios. En 1946, il est Directeur
scientifique du Service de prévision ionosphérique de la Marine française et ce jusqu’en 1956. En octobre
1954, il participe avec Etienne Vassy à la première expérience spatiale effectuée avec une Véronique.
13
Page 12/53
nuit blanche, il a fallu à nouveau se déployer dans la Hammada pour un lancement
supplémentaire décidé par Jacques Blamont (malgré mon avis très défavorable !), pour
tenter une émission d’iode en haute altitude. Ce fut un échec ! Mais Blamont, frais et
dispos, le soir de cet échec, nous a conviés pour, je cite : « arroser le grand succès de la
campagne ». Je ne vous dis pas le langage que je lui ai sorti pour « excuser mon absence » à
cette cérémonie. En fait, en plus des quinze ou seize lancements doubles qui avaient bien
marché je crois, Blamont était content d’avoir ravi à son homologue américain [Arnold]
Frutkin le record du nombre de fusées-sondes lancées en trois semaines. 15 [Rires]
PV : A propos de ces campagnes, les archives ne révèlent pas forcément d’explications
précises à leur sujet. J’aurais donc souhaité savoir à quoi ressemblait une campagne de tir
type ? Combien de fusées-sondes étaient tirées ? Combien de temps durait une campagne ?
CB : Une campagne de tir représentait en moyenne quatre à cinq tirs de fusées. Une
campagne commençait par l’arrivage du matériel. Il fallait d’abord déballer tout ; rien que
cela durait une bonne journée. Il y avait des caisses à n’en plus finir…
PV : Apportées par avion ?
CB : Bien sûr. On ne pouvait pas faire autrement. On prenait des avions militaires qui
partaient de Villacoublay.
PFM : Aviez-vous une escale ?
CB : Quelques fois à Oran, lorsqu’on utilisait des Dakotas, sinon non. A cette époque-là, en
1960, on utilisait surtout des Nord Atlas pour le matériel ou des SO 30P pour le personnel ;
c’était des avions du CEV [Centre d’Essais en Vol] de Brétigny.
PFM : Quand je dis escale, je voulais dire que vous vous posiez à Colomb Béchar, puis après
Hammaguir ?
CB : Colomb Béchar. Toujours ! Une fois à Colomb Béchar, il fallait sortir le matériel et le
mettre dans des Siebel qui atterrissaient près d’Hammaguir, puis on remettait tout cela sur
des Jeeps pour l’amener sur le champ de tir. Il y avait donc déjà au moins deux jours, rien
que pour s’installer ! Ensuite, il fallait que les scientifiques s’installent à leur tour, que leurs
instruments et les pointes soient préparés dans des locaux particuliers, dans la base que
l’on a appelé « Blandine », où il y avait le portique de Véronique.
Le personnel du LRBA arrivait avant nous avec ses fusées, et tout était installé dans un hall
à côté. Nous avions notre propre hall où nous mettions toutes nos affaires, sur la base
Blandine, j’entends. Enfin, vous aviez le blockhaus, comme on disait, dans lequel vous
aviez le centre de lancement. Pendant ce temps-là, une partie du personnel – qui avait les
caméras pour observer les nuages ou les explosions – devait partir en Jeep installer le
matériel d’observation à 40 ou 50 km de la base.
PV : Et votre rôle ?
15 En effet, 15 fusées-sondes ont été tirées entre le 24 mai et le 6 juin 1962, depuis Hammaguir, Reggane et
même l’île du Levant. Il s’agissait de 5 Véronique-AGI (3 charges explosives et 2 charges doubles – 1 échec),
8 Centaure (2 charges explosives et 6 nuages de sodium - 1 échec) et 2 Bélier (radioactivité atmosphérique 1 échec).
Page 13/53
CB : Je devais vérifier que tout était bien installé. Donc vous voyez, avant même
d’envisager de lancer, il fallait entre trois et cinq jours pour tout installer. Une fois que tout
était prêt, les gens du LRBA préparaient la fusée Véronique, ils la montaient sous le
portique et, ensuite, on allait sur la plateforme pour poser la pointe sur la fusée, puis on
bricolait encore souvent une heure avant le tir !
Les campagnes les plus courtes duraient environ 15 jours, parce que l’on en lançait une,
puis une autre, puis quelques jours plus tard, on remettait ça. Parfois, j’y suis resté quatre
semaines !
PV : Cela devait être éprouvant ?!
CB : Non, à part la fois où Blamont nous a fait tirer sa quinzaine de fusées ! Sinon non,
d’abord parce que nous étions jeunes, ensuite parce qu’Hammaguir a un climat particulier.
On est à 700 mètres d’altitude et il n’y a pas d’humidité, c’est incroyable ! 5 %, 10 %
maximum. Moi, je n’ai jamais vu de pluies, jamais. Il fait chaud, certes, mais on ne
transpire pas. On buvait beaucoup d’eau par jour, du moins à cette époque-là car les fois
précédentes, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, quelques années auparavant en 1957-58,
j’avais été effaré de la privation d’eau. On me racontait que les personnes qui allaient en
campagne à Hammaguir partaient avec une quantité d’eau limitée. Quant à la piscine, elle
est arrivée bien après, vers 1960. Il n’y avait même pas de forage d’eau ! Plus tard, on s’est
rendu compte qu’il y avait de l’eau : il suffisait de creuser des puits assez profonds pour
avoir de l’eau et, à partir de ce moment-là, les conditions ont complètement changé. Grâce
à cela, il y a même eu une piscine.
En tout cas, les campagnes que j’ai connues, c’est-à-dire en 1961-62 et jusqu’en juillet 1963,
duraient en moyenne trois semaines. Tout se passait bien. On était heureux entre nous, il
faisait un temps magnifique. Il faisait très chaud, très sec. C’était extraordinaire car on était
en permanence en chemisette, en plein soleil avec un chapeau. Mais il faut reconnaître que
le mois de juin était très dur et on buvait tout le temps ! On avait en permanence nos
bouteilles d’Evian que les gens appelaient la « source crachat », un jeu de mot avec la
source Cachat, la source de l’eau d’Evian de l’époque. On travaillait comme des fous, on
avait un rythme de travail soutenu. On se levait à 6 heures le matin et on se couchait à 10
ou 11 heures le soir.
PV : Vous ne gardez donc que des bons souvenirs !
CB : Oui et puis on n'avait pas 30 ans ! On avait une santé parfaite, il n’y avait donc pas de
problème.
PFM : Quels étaient exactement vos moyens de transport entre Colomb Béchar et
Hammaguir ?
CB : On utilisait surtout des Siebel. Au début, on a même utilisé des avions allemands, des
Junkers-52 qui faisaient régulièrement l’aller-retour.16 On pouvait être une bonne
quinzaine de personnes. Le vol durait environ une demi-heure. La distance était de 120 km
par la route mais de 80 km à vol d’oiseau. Assez vite ensuite, les Siebel ont été remplacés
par des Dakotas (DC-3).
16 Des Ju-52 ont été utilisés pendant la guerre d’Algérie pour effectuer de la reconnaissance dans les régions
sahariennes.
Page 14/53
PFM : Les conditions devaient être spartiates ?
CB : Ultra spartiates ! Pour aller à Hammaguir, c’était une expédition. Attention, les
conditions n’étaient pas du tout les mêmes pour Colomb Béchar : c’était le grand luxe. Il
faut dire que c’était une ville. Il y avait tout ce qu’il fallait. En revanche, Hammaguir en
1957 m’avait semblé lugubre !
PV : En effet, les témoignages que j’ai pu recueillir sur cette époque sont unanimes : les
conditions de vie à Hammaguir étaient très difficiles. Je crois que c’est le général Aubinière
qui a fait construire des infrastructures pour améliorer le cadre de vie.
CB : Oui, en effet, et cela a changé totalement. Par exemple, dans nos chambrées où nous
étions trois ou quatre, il y avait des humidificateurs et je trouve que c’est dix fois mieux que
les climatisations d’aujourd’hui. C’était un tambour qui tournait dans de l’eau qui donnait
un bruit particulier ; c’était même agréable de s’endormir avec ce bruit de fond, comme une
petite fontaine. L’eau était donc déplacée par ce tambour doté de petits godets qui
ramassaient l’eau puis la jetaient sur de la paille et il y avait de l’air qui passait avec un petit
ventilateur. Cela donnait trois ou quatre degrés de moins qu’à l’extérieur. Cela donnait un
sentiment de rafraîchissement et d’humification. On était tous surpris d’avoir subitement
une atmosphère qui devait faire 10 % d’humidité alors que dehors il faisait 5 ou 8 %. Je
trouvais le système génial !
Mais, vous voyez, tout cela n’est que des anecdotes. Cela ne vous amène rien ! Autour de
cela, on ne peut pas construire autre chose qu’une impression et qu’est-ce qu’il y a de fiable
dans une impression ? Enfin, à l’époque, j’avais l’impression de participer à un immense
jeu de camp de scout, comme je le disais tout à l’heure.
PV : Certains tirs n’ont pas fonctionné. Vous souvenez-vous d’un échec particulier ?
CB : J’en ai vécu au moins deux à Hammaguir, dont celle que l’on raconte partout mais
avec des erreurs : la Véronique qu’on a tirée au fusil MAS-36 ! 17
Imaginez la base Blandine. Véronique est dressée sur son pas de tir. Le portail est reculé. Il
y a un mât qui avait un contrepoids et quand on venait appuyer sur une pédale, celle-ci
libérait le frein qui permettait d’arracher la prise ombilicale. C’était très simple mais pas
idiot. Avant de faire cette opération, le gars qui était chargé de cette manipulation allait
sous la fusée pour brancher la mise à feu. C’était en plus très dangereux… Il sortait très peu
de temps avant la mise à feu : il sortait du blockhaus pour faire cette opération, cinq ou dix
minutes avant. C’était annoncé par haut-parleur. Il appuyait sur la pédale, le système
basculait et il rentrait vite dans le blockhaus ! A ce moment-là s’égrenait le compte à
rebours.
Exceptionnellement, ce jour-là, il y avait deux personnes qui étaient à 30 mètres de la
fusée. Les responsables n’auraient jamais dû accepter cela d’ailleurs et c’est pour cela que je
vous parlais tout à l’heure de « boy scoutisme ». Les deux personnes en question étaient
Blamont et moi ! Blamont avait absolument exigé que nous soyons près de la fusée.
PV : Pour quelle raison ?
17
Il s’agissait de la fusée Véronique-AGI 42 (avec une charge explosive double), le 4 juin 1962 à Hammaguir.
Page 15/53
CB : Blamont voulait toujours des choses extraordinaires ! Il voulait qu’on mette le BLU, un
appareil radio qui était en liaison avec les personnes qui étaient postées avec des caméras
et c’était moi qui était chargé de veiller au bon fonctionnement de l’ensemble ; il m’a dit
qu’il voulait être au BLU pour pouvoir donner des instructions, dire à quel moment l’engin
vient de partir, de l’observer à tel moment, etc. Evidemment, il n’y avait pas d’autres
moyens à cette époque. J’ai fini par accepter et puis finalement je trouvais assez amusant
de voir partir la fusée à 30 mètres. Tout d’un coup, on aperçoit le gars sortir et repartir en
hurlant : « Ca pisse, ça pisse ! », et il est rentré immédiatement dans le blockhaus. Il n’avait
donc ni branché, ni actionné quoi que ce soit. Silence général. Puis on entend la voix
sépulcrale du directeur de tir, le colonel Marchal, annoncer : « Nous avons un incident…
Apparemment une fuite. Que chacun reste à son poste ». Il fallait attendre et réfléchir à ce
qu’on allait faire. Blamont et moi, on s’est regardé. Qu’est-ce qui se passe ? Moi qui suis
très courageux mais jamais téméraire, je lui ai dit : « Ecoutez, il faut foutre le camp ! ».
Heureusement, ce n’était pas de l’UDMH et du N2O4 qui sont hypergoliques, c’est-à-dire
des ergols qui s’enflamment spontanément, sans cela la fusée nous aurait déjà sauté à la
figure ! Là, ce n’était que de l’acide qui coulait de la fusée et, même s’il y avait de l’essence
de térébenthine, les deux ergols n’étaient pas hypergoliques. Pour allumer Véronique, il
fallait d’abord allumer un petit mélange hypergolique et l’envoyer dans la chambre et,
quand les ergols (acide et essence) arrivent, ils entrent en contact avec du feu et à ce
moment-là ils brûlent. On était donc assez rassuré quand même. J’ai alors dit à Blamont :
« S’il y a une fuite, de toute façon, le tir ne pourra pas se faire… ». Il valait donc mieux ne
pas rester à 30 mètres d’un engin qui fuit et surtout qui a une charge de TNT de 60 kg au
sommet, avec une fusée remplie de 4 tonnes d’ergols ! Blamont refuse ! Il voulait voir
comment la suite allait se passer. J’ai essayé de le convaincre que de toute manière on ne
verrait pas grand-chose. Il a refusé. Il tenait absolument à voir ce que les techniciens
allaient faire ! Il espérait que la fuite ne serait pas importante et que l’opération de tir allait
pouvoir reprendre.
J’ai fini par accepter de rester. On a attendu. Au bout d’un quart d’heure, on a de nouveau
entendu la voix sépulcrale du colonel Marchal dire : « Nous avons décidé de vider la
fusée… » car évidemment le problème numéro un était de vider l’engin mais la question
était donc de savoir comment vider ? L’idée annoncée était de transpercer la fusée par
balles ! Une compagnie a été appelée pour qu’elle envoie d’urgence une auto mitrailleuse !
Je dis alors à Blamont : « Cette fois-ci, on a intérêt à déguerpir ! ». Blamont accepte
volontiers et, discipliné, il téléphone au blockhaus pour demander si on pouvait quitter
notre place. On a alors entendu une voix dire : « Pas de panique, que chacun reste à son
poste ! ». Pas de panique, d’accord, mais que nous restions à 30 mètres de la fusée, je ne
l’étais plus ! Blamont me dit qu’il faut rester, sinon « on va se faire fusiller, si on abandonne
notre poste ! ». Il y avait des militaires partout et on ne savait pas bien d’où ils allaient tirer
sur la fusée. J’ai répondu à Blamont que moi je ne resterai pas dehors, que j’allais me
mettre à l’abri dans un des hangars. J’ai choisi l’endroit qui était le mieux abrité car il y
avait des parties du hangar qui étaient en dur. Vous aviez des merlons d’un bon mètre de
large sur lesquels étaient fixées les tôles. On a ensuite vu arriver l’auto mitrailleuse qui s’est
postée à l’entrée du site de Blandine et, à chaque tir, la fusée était loupée ! Authentique !
Puis on a vu l’auto mitrailleuse repartir. Une chose invraisemblable a ensuite eu lieu : le
directeur de tir a annoncé que finalement c’était un tireur à pied qui allait se rapprocher de
la fusée pour tirer dessus ! Un soldat est arrivé, il s’est approché beaucoup plus près et dès
Page 16/53
qu’il a tiré plusieurs fois, au MAS-36, il a aussitôt détalé ! Au MAS-36 ! Aussitôt, on a vu les
ergols couler de la fusée. Pas d’explosion…
Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs mais la fusée a fini par tomber. Je ne me souviens pas des
raisons précises. Peut-être que comme elle s’est vidée davantage en bas, le haut étant
devenu instable, un petit coup de vent et l’engin a été déstabilisé. En tout cas, elle est
tombée. Je visualise encore bien aujourd’hui la manière dont elle est tombée… J’attendais
qu’il se passe quelque chose et il ne s’est rien passé. C’est une histoire incroyable, une fusée
Véronique abattue au MAS-36 !
Je me souviens qu’ensuite, une fois au sol, elle a brûlé mais sans exploser. Il a dû y avoir au
final un mélange hypergolique. Cela a duré pendant 5 à 10 minutes. Quand tout a été fini,
les pompiers ont dû arroser. A ce moment-là, on nous a dit que l’on pouvait quitter notre
poste. C’était fini. On a été boire un pot ! Il y avait alors au bar le type de la STRIM, une
société technique qui faisait les explosifs. Nous étions en train de boire quand
soudainement on a vu ce type pâlir qui a déclaré : « Nom de Dieu, demain il va falloir que
j’aille désamorcer la pointe ! ». En effet, il restait toujours les 60 kg de TNT avec les deux
amorçages ! Il fallait enlever ça. De plus en plus pâle, le type commençait à nous expliquer
la manière dont il allait désamorcer ! Il pensait que de la poudre avait peut-être pu fondre
et se mettre dans le pas de vis et qu’au moment où il faudra le démonter, ça explosera !
Pour ce type, c’était évident, il allait sauter ! On a essayé de le convaincre de ne pas faire
cette opération, surtout s’il était convaincu que tout pouvait exploser. Il n’en démordait pas
car il répétait qu’il était responsable de la charge explosive et qu’il allait devoir l’enlever…
Tant que la charge avait ses initiateurs, ses allumeurs, elle était en effet très dangereuse. Le
lendemain matin, lorsqu’on est retourné sur le pas de tir, on nous a dit qu’ils avaient choisi
de ne pas dévisser et enlever la charge explosive. Ils ont juste démonté la pointe puis ils
l’ont entourée d’une corde, attachée à une Jeep distante d’au moins 50 mètres qui l’a
ensuite traînée dans la Hammada ! La pointe a été portée à plusieurs kilomètres de là puis
ils l’ont fait sauter ! Du « boy scoutisme », je vous dis !
PFM : Avez-vous participé à des campagnes de tir ailleurs car la France a procédé au tir de
nombreux engins un peu partout dans le monde ?
CB : Je n’ai été qu’à Hammaguir et à Reggane (où on s’est bien amusé d’ailleurs), ainsi qu’à
l’île du Levant.
PFM : Quels types de fusée avez-vous lancé depuis l’île du Levant ?
CB : C’était des fusées de Sud-Aviation, principalement des Centaure. On lançait là aussi
des pots de sodium et, exceptionnellement, on a lancé des pots de baryum pour le compte
de scientifiques allemands. Il y avait notamment le professeur Reimar Lüst que j’ai
d’ailleurs retrouvé plus tard à l’ESA. 18 Là aussi, il nous est arrivé une chose incroyable.
Reimar Lüst : Astrophysicien allemand. Après un Doctorat à l’Université de Göttingen, il poursuit sa
carrière de chercheur à Chicago et Princeton notamment, puis occupe différentes positions universitaires en
Allemagne et aux Etats-Unis. Il est impliqué dès l’origine dans les activités de la Commission préparatoire
européenne de Recherches spatiales (COPERS), comme Secrétaire du Groupe de travail scientifique et
technique. Il contribue par la suite à la définition du programme scientifique de l’ESRO, avant de rejoindre
l’Institut Max Planck à Garching et l’Université de Munich. Après avoir joué un rôle de premier plan à
l’ESRO, il est nommé directeur général de l’ESA de 1984 à 1990. Cf. ESA INT070.
18
Page 17/53
Quelques semaines auparavant, on s’est aperçu que le professeur Lüst n’avait pas
l’autorisation d’être présent sur un champ de tir de la Marine ! Il avait l’autorisation de se
rendre à Hammaguir, mais pas à l’île du Levant. Blamont a eu beau jeu de faire jouer toutes
ses relations, il n’y avait rien à faire… Si la demande avait été faite 8 ou 15 jours avant, il
aurait pu venir. Alors, on a inventé une histoire pas possible : il a été à l’hôtel Héliopolis,
qui est la partie des nudistes, préparer ses pointes au milieu des nudistes ! J’ai été
rechercher la pointe avec une vieille Peugeot, pour la monter ensuite sur la fusée Centaure.
PV : A propos de Centaure, peut-être que vous pouvez me renseigner, mais j’ai récemment
découvert dans les archives de l’ONERA deux documents qui montrent que l’Office a
procédé à l’île du Levant au tir de deux Centaure classifiés, qui n’apparaissent pas dans les
listings officiels de Sud-Aviation.
CB : Pour ça, il faudrait demander à Hubert Palmiéri. Il n’y a guère que lui qui pourrait
savoir. Il était le directeur des tirs à l’île du Levant et c’est là que je l’ai connu et c’est
comme cela que je l’ai recruté plus tard dans notre équipe Diamant, comme directeur des
opérations. C’était une personne tout à fait remarquable. J’ai beaucoup parlé avec lui,
notamment à propos des Centaure, car j’avais alors un petit doute sur la fiabilité de ces
engins, doute bientôt disparu car la Centaure a été une très bonne fusée !
PV : L’ONERA a d’ailleurs contribué à aider Sud-Aviation à perfectionner ses engins.
CB : Cela ne m’étonne pas. Si on a lancé à l’île du Levant, c’est justement parce qu’on savait
qu’il y avait les gens de l’ONERA qui nous aideraient. D’ailleurs, ça me revient, oui, c’est
Palmiéri qui a procédé aux tirs de nos Centaure. Palmiéri n’était pas encore au CNES.
PV : Justement, chaque personne contribue à apporter des informations, des détails
intéressants qui se complètent, qui se renvoient et qui permettent aussi de faire « revivre »
une page d’histoire. La preuve ! Regardez ce que vous venez de dire sur Hammaguir : on ne
trouve pas ce genre d’informations dans les archives.
CB : C’est argumentaire.
PV : Ecoutez, vous savez bien qu’il y a la « grande » et la « petite » histoires ; il faut les
deux…
CB : Oui, bien sûr, mais souvent on s’intéresse trop à la petite histoire. Voyez-vous,
maintenant je regrette même d'avoir employé l'expression « boy scoutisme spatial » car
toutes les personnes engagées dans les débuts du spatial étaient d’un sérieux
extraordinaire !
PV : Personnellement, je ne trouve pas que l’expression « boy scoutisme spatial » diminue
en quoi que ce soit les acteurs de l’époque. Au contraire, elle renforce aussi l’idée d’une
époque incertaine où il fallait tout inventer sur place et tester dans la foulée.
CB : Oui, mais vous savez bien que certaines personnes vont le prendre comme un propos
émanant d’un plaisantin. Il faut faire attention à ce que l’on dit. C’est pour cela que je me
méfie beaucoup…
Je me rappelle par exemple qu’à Hammaguir, il y avait un Allemand qui était chargé au
CIEES de toutes les installations électriques au sol. C’était le foutoir ! Il y avait des câbles
partout et rien que cela on pourrait penser que ce n’était pas sérieux or ce n’est pas vrai !
Alors, cet électricien avait une façon de faire incroyable : pour savoir si c’était du 380, du
Page 18/53
220 ou encore du 110, il mettait son doigt ! Il ne se trompait jamais ! Je le vois encore mais
je ne me rappelle plus de son nom. Ce type était universellement connu à Colomb Béchar et
sur les champs de tir ! Vous êtes complètement ahuri quand vous assistez à ce genre de
démonstration… Vous avez envie de partir et de dire que ce n’est pas sérieux et pourtant
c’était sérieux ! De même pour le matériel, il fallait se débrouiller avec par exemple trois ou
quatre vieilles Jeeps. Les moteurs marchaient plus ou moins bien car ils étaient en
permanence plein de sable. C’était parfois effrayant.
PFM : Si vous le permettez, nous allons maintenant évoquer votre entrée au CNES.
CB : Mon entrée au CNES [Centre national d’études spatiales] s’est faite là encore à la suite
d’une drôle d’occasion. J’étais très content de ce que je faisais mais je me disais que cela ne
pourrait pas continuer pendant 20 ans. Le CNES a été créé en mars-avril 1962. Je suivais
cette affaire de très près, ne serait-ce que par mes nombreux contacts que j’avais à la
SEREB. J’avais beaucoup travaillé avec eux auparavant. D’ailleurs, j’hésitais à entrer à la
SEREB ou dans l’industrie. Lorsque le CNES s’est mis en place, Aubinière en est devenu le
premier Directeur général et Blamont m’a alors contacté en me disant qu’il allait y avoir
une agence française de l’espace. Il m’a demandé si cela m’intéresserait de les rejoindre au
CNES. Effectivement, cela m’intéressait. Un jour, Blamont vient me voir et me déclare :
« Bigot, vous avez devant vous le directeur scientifique et technique du CNES ! ». Je lui
alors répondu : « Oui et vous avez devant vous le Pape » ou une expression de ce genre-là !
Il m’a rétorqué : « Ah bon, parce que vous ne voulez pas le croire ? Vous avez tort et je vous
répète vous avez devant vous le directeur scientifique et technique du CNES ». En effet, je
ne le croyais pas. Je me souviens de lui avoir dit qu’il était un génie mais qu’il n’était pas un
manager et que par conséquent Aubinière ne pouvait pas l’avoir choisi ! Il m’a presque
menacé en me disant de faire attention car c’était lui qui embauchait…
PV : Les tensions étaient aussi fortes ?
CB : On se parlait librement ! Mais c’est vrai qu’il m’a dit de faire attention à ce que je
pouvais dire. En effet, après vérification, il était bien à la tête de la direction scientifique et
technique du CNES… Blamont était confronté à de vrais problèmes. J’aimais bien et j’aime
toujours bien Blamont et je ne pense pas qu’il m’en veuille encore aujourd’hui de ces
paroles, bien qu’il ait probablement son propre jugement sur moi. Sur le plan scientifique,
je l’admirais totalement mais je n’étais pas le seul à être étonné de sa nouvelle position.
PV : Finalement, vous êtes entré au CNES ?
CB : Oui, après avoir attendu un an et trois mois. Or, à l’époque, je voulais y entrer tout de
suite. Bignier 19, Chiquet 20 et d’autres que je connaissais très bien me disaient qu’il y avait
Michel Bignier (1926-2006) : Polytechnicien, Ecole nationale supérieure de l'aéronautique (1952), Ecole
nationale supérieure des télécommunications (1953), il débute sa carrière d’Ingénieur dans le domaine des
missiles et des fusées-sondes. En 1957, il rejoint le CEV d’Hammaguir, puis Brétigny et Colomb-Béchar, afin
de contribuer à la mise en route de ce qui va devenir le programme spatial français. 1961 : Secrétaire général
du Comité des recherches spatiales chargé de mettre en place le CNES. 1962 : Directeur des affaires
internationales au CNES, un poste élargi aux relations extérieures à partir de 1966 (Symphonie). Il représente
alors la France dans différents organes délibérants de l’ESRO et de l’ELDO. En 1966, il préside le Comité de
technologie spatiale de la CETS. 1972 : Directeur Général du CNES. 1976 : ESA, Spacelab. En 1980, à la veille
du premier vol de la Navette, il prend la tête de la direction des systèmes de transport spatiaux, où il retrouve
Ariane et préside à son évolution vers Ariane 4 puis vers Ariane 5, jusqu’en 1986. Cf. ESA INT054.
19
Page 19/53
beaucoup à faire. Il faut dire qu’il y avait encore des choses à réaliser au Service
d’Aéronomie… Donc, après un an et trois mois, il était urgent d’y entrer. Au moment où j’ai
eu les premiers contacts, ils n’étaient qu’une quinzaine de personnes à peine : Blamont,
Bignier, Chiquet, Bernard Golonka, etc. Je suis entré le 1er juillet et j’ai été affecté à la
division « Satellites ».
PV : Pourquoi la division « Satellites » ?
CB : Parce que là on y faisait des études spatiales. On était là pour créer cette fois-ci de
vrais objets spatiaux et non plus pour s’occuper des fusées existantes et des moyens au sol
comme je faisais avant. Quand j’ai rejoint l’équipe, ils étaient dix à douze personnes, dont
notamment le fameux [Xavier] Namy qui a d’ailleurs été un des génies du CNES. 21 Ils
étaient donc douze ingénieurs et ils sont entrés au CNES, en avril-mai-juin. En trois mois,
ils ont tous été recrutés, la plupart étaient de Supélec 58 (sept au total). Or, qui est de
Supélec 58 ? Monsieur Chiquet ! C’est donc lui qui a eu l’idée d’aller voir toutes ces
personnes pour les inciter à rejoindre le CNES. Ensuite, ils ont été envoyés au GSFC
[Goddard Space Flight Center] passer un an en 1962-63. Lorsque je suis entré au CNES,
Namy était au GSFC avec les autres en train d’apprendre à construire des satellites. Ils
étaient tous très jeunes ! C’était donc des gens nés en 1936, 37 ou 38. Aubinière leur a
donné un patron un peu extraordinaire en la personne de Jean-Pierre Causse. 22 Aubinière
était un homme d’un grand dynamisme. S’il avait agi seul, il aurait probablement créé un
centre « normal », un centre étatique classique… mais il n’a pas fait cela. Il a embauché
autant d’hommes, disons de sa trempe, des Ingénieurs de l’Air en particulier, comme
Chiquet, Bignier, Sillard, moi-même, etc., et autant de personnes venant de l’Ecole
Normale Supérieure. Et pour donner une définition de Chiquet, qui m’a toujours semblée
juste : « On est à l’opposé. Nous, on est éduqué pour agir ; eux, ils sont éduqués pour
critiquer, chercher et vérifier ». Ce sont des approches différentes qui peuvent conduire à
des relations conflictuelles, ce qui a d’ailleurs été parfois le cas.
Personnellement, j’ai donc été embauché par Causse, une personne que je ne connaissais
pas. J’ai rencontré Aubinière qui m’a encouragé à rejoindre l’équipe CNES : « Venez, on a
besoin de gens comme vous, m’a-t-il dit, je vous affecte chez Causse ». Celui-ci m’a
demandé, dans un premier temps, d’essayer de comprendre ce que faisait l’équipe Namy,
occupée à faire les spécifications du premier satellite du CNES, FR-1, et de tenter d’y mettre
de l’ordre car il redoutait un peu la fougue des jeunes ingénieurs et les ambitions de la
20
Directeur du développement (1962-69), Pierre Chiquet a dirigé la construction des établissements du
CNES : le Centre spatial guyanais et sa ville nouvelle, le Centre spatial de Toulouse, des stations de poursuite
de satellites.
21 Xavier Namy : ancien élève de l’Ecole supérieure d’électricité, Ingénieur de l’Armement, il a encadré
l’équipe de jeunes ingénieurs qui, au début du CNES, est allée se former au Goddard Space Flight Center de
la NASA ; il a dirigé le programme FR-1.
22 Jean-Pierre Causse : Normalien, chercheur à l’Observatoire de Paris, de retour des Etats-Unis il prend la
tête de la Division Satellites au CNES (FR-1, Diapason, Diadème-1 et 2). Il supervise le « Rapport Causse »
qui propose la mise en place d’une nouvelle structure et d’une politique spatiale européenne incluant la
recherche fondamentale et les applications, les satellites et les lanceurs. Directeur des programmes futurs à
l’ELDO et Secrétaire général-adjoint, responsable du développement d’Europa III, il rejoint ensuite l’ESRO
où il dirige le programme Spacelab, avant de démissionner en 1974. Il rejoint ensuite l’industrie (St-Gobain),
jusqu’en 1989. Cf. ESA INT055.
Page 20/53
mission de ce satellite. J’ai découvert un travail intense et plein d’initiatives (tout était à
« inventer »), ce qui pouvait effectivement faire craindre un excès d’optimisme, mais j’étais
quand même très rassuré et enthousiaste devant leurs compétences et j’estimais qu’ils
avaient les choses bien en main. Finalement, je me suis formé auprès d’eux pendant trois
ou quatre mois. Une des premières choses que j’ai faite par exemple a été d’essayer d’écrire
en français ce qu’ils avaient tendance à écrire en franglais.
PV : Un exemple ?
CB : En fait, ils utilisaient souvent les termes anglais lorsqu’ils voulaient assurer la
précision de leur spécification. Je me rappelle par exemple de l’éclat de rire que j’ai eu
lorsque j’ai lu cette phrase qui accompagnait un schéma qui avait des « portes » ouvertes
ou fermées avec un relais faisant office de fermeture. Je me souviens qu’il était écrit en
rouge : « Attention : la gate est On quand le switch est Off ». C’était écrit comme ça, en
1963, dans un appel d’offre officiel lancé auprès de l’industrie ! Je leur ai dit qu’ils
pouvaient plutôt mettre la « porte » au lieu de « gate » mais ils m’ont répondu que le terme
« porte », finalement, on ne savait pas vraiment ce que cela voulait dire… De même pour le
« switch », je leur ai dit mettez le mot « relais ». Là encore, ils m’ont dit : « Mais es-tu sûr
que cela correspond bien à ‘relais’ » ? Ils ont voulu maintenir leur traduction. J’ai insisté.
On m’a rétorqué que c’était impossible. On m’a même soutenu : « Mais qu’est-ce que ça
veut dire un circuit ouvert ? ». C’était incroyable ! Toutefois, je m’inclinais volontiers
devant leur superbe compétence apprise à la NASA.
Jean-Pierre Causse m’a ensuite envoyé aux Etats-Unis. Cela a été une bonne idée. J’ai
passé un mois et demi sur la base de Wallops Island, où étaient lancées des fusées Aerobee
qui ont été utilisées pour faire des expériences devant être embarquées dans FR-1, des
expériences faites par le CNET qui était le maître d’œuvre de la charge utile de FR-1. J’y ai
appris beaucoup de choses, si bien qu’au bout de 6 mois, le 1er janvier 1964, j’ai participé à
la réorganisation de la division « Satellites » du CNES : on l’a alors divisée en deux. Il y
avait un département « Systèmes et Intégration » dirigé par Namy – qui était la partie
noble – tandis que j’ai reçu la direction du département « Véhicules », c’est-à-dire tout ce
qui était structure, protection thermique, cellules solaires, batteries, orientation dans
l’espace, pilotage, etc.
On a ainsi fait le satellite FR-1, mais aussi les satellites D1 et D2. J’ai été d’ailleurs chef de
projet D2 pendant un an et demi, avant de partir à la division des lanceurs le 1e janvier
1966.
PFM : Vous étiez à Brétigny ?
CB : Oui bien sûr ; j’ai toujours travaillé à Brétigny. Enfin ce n’est pas tout à fait exact car,
au mois de juillet 1963, il y avait les bureaux à Paris mais enfin on était en train de terminer
Brétigny.
PFM : Quand vous êtes passé par Paris, c’était rue de l’Université ?
CB : Non, c’était avant ! C’était alors avenue Kleber. Pendant un an et demi, entre avril
1962 et 1964, le général Aubinière louait des bureaux au sixième ou septième étage d’un
ancien hôtel qui avait été occupé par la Gestapo, à côté du centre Kleber : l’hôtel Majestic,
rue Laperouse. C’est là où je me suis fait embaucher. Puis très vite, on a été à Brétigny.
Page 21/53
J’ai donc fait des satellites pendant deux ans et demi et cela m’a beaucoup plu. C’était fort
intéressant et j’ai alors beaucoup appris. J’ai été notamment chef de projet du satellite D2
qui était un satellite extraordinaire. 23 Il était pointé sur le Soleil à la minute d’arc et avec
des expériences du laboratoire de Blamont qui étaient axées sur le Soleil et aussi de
manière perpendiculaire. Tout cela était assez complexe. Le satellite avait des moyens de
propulsion pour se stabiliser. C’était de la micro propulsion à gaz froid, c’est-à-dire de
l’azote qui s’échappait par des petites valves de bouteilles à 200 bars. La difficulté était de
pointer en permanence le satellite en direction du Soleil. Il fallait le corriger en
permanence. On a fait des études à n’en plus finir : on a testé des systèmes sur ce que l’on
appelait des « tables à air » qui permettaient de ne plus avoir de frottement et d’obtenir des
situations un peu analogues à celles qui existent dans l’espace. Mais, évidemment, cela ne
restituait rien de réel. Tout ça nous permettait de nous habituer à travailler avec des
couples très faibles et on avait intérêt à bien calculer. Je me souviens que tous les soirs on
découvrait des choses !
PV : C’est-à-dire ?!
CB : Par exemple, en émettant l’hypothèse que la pression solaire puisse s’exercer sur telle
partie du satellite, celui-ci risquait donc de ne pas être parfaitement équilibré et on risquait
d’avoir un couple perturbateur. On essayait alors de le calculer et on tombait sur des
valeurs extrêmement faibles de l’ordre de 10 à 20 dyne x cm (1 dyne x cm c’est un
milligramme à 1 cm de distance, autrement dit rien du tout sur une masse qui faisait
environ 100 kg !) Tous les couples perturbateurs étaient de cet ordre-là !
PV : Il a donc fallu tout faire ? Il n’y a pas eu une « inspiration » américaine qui pouvait
faciliter le travail ?
CB : Si ! Mais il fallait bien calculer nous-mêmes ! On savait qu’il fallait tenir compte d’un
certain nombre de perturbations dans ce qui reste d’atmosphère, même à 400 ou 500 km,
là où évoluait D2. Même à cette altitude, il y a encore un frottement. Si vous ne faites rien le
satellite finit par redescendre petit à petit puis se désintègre dans les couches denses. Il
fallait donc calculer les couples perturbateurs dus au freinage de l’air mais aussi les couples
perturbateurs dus à la pression solaire (et ils sont les plus importants) ou encore les
couples perturbateurs dus à la configuration inertielle du satellite, en particulier ce que l’on
appelle le gradient de gravité et, tenez, voilà encore une chose à laquelle nous n’avions
jamais pensé, sauf ceux qui avaient été aux Etats-Unis.
PV : Comment corrigiez-vous ces couples perturbateurs ?
CB : On les corrigeait par des couples actifs qui redressent en sens inverse le couple
perturbateur. C’étaient les débuts, tout était donc à faire et à prévoir. Ainsi, un jour,
Blamont entre dans mon bureau et me dit : « Attention à la durée de vie de votre satellite
car j’en veux pour au moins six mois ! Vous en êtes où Bigot ? Qu’est-ce que vous pouvez
23
D’une masse de 96 kg, le satellite D2A (alias Tournesol) a été lancé le 15 avril 1970 par la troisième
Diamant-B. Il a été placé sur une orbite de 455 x 670 km pour étudier le rayonnement solaire ainsi que la
distribution de l’hydrogène atomique autour de la Terre. La série des satellites D2 était plus performante que
la série D1. Ces engins étaient notamment équipés d’un système de contrôle d’attitude doté de micro
propulseurs permettant d’assurer un pointage de l’axe du satellite en direction du Soleil, d’où son surnom de
« Tournesol ». D2A est retombé dans les couches denses de l’atmosphère en 1980.
Page 22/53
me dire ? ». Je lui ai répondu ceci : « Au point où j’en suis aujourd’hui, je crois que je peux
vous garantir trois jours ou bien 40 ans. On n’ira pas au-delà de 40 ans mais je pense qu’on
pourra le faire tenir au moins trois jours. Mais entre trois jours et 40 ans, je suis incapable
de vous répondre aujourd’hui ». On en était là. En fait, le satellite a fonctionné pendant
environ trois ans. C’était les débuts. Par la suite, on a affiné tout cela. On découvrait. C’était
passionnant !
PV : Comment êtes-vous passé à la tête de la division « Lanceurs » du CNES ?
CB : Deux ans plus tard, la perspective de créer une division des lanceurs au sein du CNES
m’a attiré. C’était cela que je voulais faire ; je me suis donc fait connaître. Le 1er janvier
1966, la division « Lanceurs » a donc été créée et on m’a chargé de la mettre en route, pour
reprendre toutes les affaires lanceurs qui étaient jusqu’alors gérées par le Ministère des
Armées au titre d’un accord que le CNES avait signé avec la DTI. Je me suis d’abord occupé
de créer toute une division. Au départ, on était deux ! Ceux de la division « Satellites » ne
voulaient pas s’occuper des lanceurs. Ça ne les intéressait pas.
PV : Qui était la deuxième personne ?
CB : Jean-Marc Bernard, un ingénieur de Nord-Aviation que j’avais embauché environ un
an, un an et demi auparavant, je le connaissais, on s’appréciait. Alors que Namy était
chargé de la conception d’ensemble, du système et de l’intégration, des essais, etc., j’étais
chargé de l’aspect véhicule, c’est-à-dire tout ce qui était structure, propulsion, pilotage,
batterie, énergie solaire, revêtement thermique, etc. Je devais m’occuper de toutes les
interfaces avec le lanceur, puisque tout ce qui est mécanique et structure correspond avec
le lanceur. J’étais donc continuellement en lien avec la SEREB qui faisait Diamant.
PV : Et qu’en était-il des satellites ?
Selon le contrat signé avec la DMA, on avait construit quatre satellites « D1 » pour les
quatre premiers Diamant-A – ou plutôt trois car les militaires n’ont pas voulu du premier
D1. En effet, la DMA a refusé de mettre sur Diamant-A le satellite du CNES. Le refus
s’explique d’abord par une sorte d’orgueil visant à lancer leur satellite. Enfin, ils ont appelé
cela « satellite » mais ce n’était qu’une simple case avec rien dedans qu’ils ont appelée
« Astérix ». Ce n’était pas un satellite car il n’avait aucune mission spatiale et, en plus,
comme vous le savez, il n’a pas fonctionné ! Une antenne a été arrachée lorsque la coiffe
s’est éjectée et il n’a pas donné la moindre information. Ce n’est pas tant l’échec que je mets
en cause mais plutôt le fait qu’ils n’ont pas fait un satellite – et cela n’était pas leur mission
– alors que nous nous leur avions proposé de construire un vrai satellite, le « D1 », D pour
le premier lanceur Diamant-A.
On avait ainsi prévu quatre « D1 » (D1A, D1B, D1C et D1D) pour les quatre premiers
Diamant. Alors que le D1A était prêt, les militaires ont cependant prétexté que ce satellite
n’était pas prêt… Evidemment, ils nous ont dit qu’ils voulaient tout de même mettre sur le
premier lanceur un satellite qualifié par leurs soins car ils étaient responsables de ce
premier lancement. D’un côté, ils avaient raison, ils étaient les responsables. Si par hasard
le satellite D1 avait mis en cause le fonctionnement du lanceur, je ne vous dis pas ce que
l’on aurait entendu dire ! Donc en aucun cas je dis qu’ils n’ont pas eu raison car ils étaient
les responsables mais ils ont eu tort car D1 aurait très bien fonctionné et il était bien
qualifié. Jean-Marc Bernard était donc chargé de jouer le rôle d’interface avec le lanceur.
On avait donc des rapports très étroits avec les gens de la SEREB.
Page 23/53
J’aimais bien la SEREB, bien que nous fussions un peu en compétition car chacun avait
bien compris que les lanceurs civils reviendraient un jour chez nous au CNES. La SEREB,
qui était une société privée, voulait finalement conserver deux clients : les militaires pour
les missiles de la Force de frappe et le CNES pour les lanceurs de satellites. Ils avaient
raison car c’était une société parfaitement capable de faire cela. En plus, ils savaient
qu’avec les armées, ils avaient l’argent à volonté mais, avec nous, ils savaient qu’ils
n’auraient pas l’argent à volonté. Et comme les budgets étaient de rapport de 1 à 100, on a
vite compris que les projets du CNES ne seraient pas prioritaires étant donné la faiblesse
des crédits.
De toute façon, le CNES se devait d’avoir le champ de tir, le lanceur et le satellite… C’était
évident. Je l’avais bien compris et c’est pourquoi je voulais faire des lanceurs. Mais entre
ingénieurs, la compétition s’arrête assez vite et on tombe rapidement d’accord. Donc, nos
rapports étaient au mieux avec les gens de la SEREB et quand on a créé la division des
lanceurs au CNES, la première chose que l’on a demandée à la SEREB était qu’elle accepte
de travailler pour nous. Ils n’ont pas été d’accord, au début.
PV : La SEREB a vraiment refusé de travailler pour le CNES !?
CB : Oui ! Je pense que c’était une tactique de leur part : la SEREB était persuadée que
nous allions nous casser la figure et qu’au final le CNES reviendrait vers eux pour faire les
lanceurs !
PV : Mais le fait que les lanceurs soient placés sous la responsabilité du CNES a été
j’imagine une décision politique ?
CB : C’était en effet une décision politique mais qui n’a été prise que plus tard : il y a eu une
belle bagarre entre le CNES et les Armées et la décision a été prise par le Premier ministre
en juillet 1967, alors que nous avions commencé à travailler en janvier 1966. Pendant un an
et demi, on a ainsi repris les contrats qui étaient bien sûr sous notre responsabilité mais
avec la contestation de la SEREB qui avait fait appel auprès des autorités supérieures et elle
était soutenue par la DMA, autrement dit un délégué ministériel qui considérait que notre
décision était mauvaise et la décision est donc remontée au Premier ministre. Celui-ci n’a
pas répondu tout de suite car il avait besoin d’éclairage. Le Ministre de l’espace de l’époque
était Alain Peyrefitte. 24 Enfin, pendant un an et demi, on a travaillé sur une décision du
CNES non entérinée par l’Etat. Il fallait oser ! Aubinière était donc en porte-à-faux. N’ayant
pas reçu d’interdiction, il a continué à mener son action en attendant de recevoir les
décisions ministérielles définitives. Donc il n’y avait pas d’argent ! L’argent n’arrive que
quand il y a une décision. On a donc été obligé de travailler à découvert et les industriels ne
savaient pas à qui ils avaient à faire ! Au début, ils ont été surpris car ils étaient habitués à
travailler avec la SEREB et, un jour, ils ont appris que désormais c’était avec le CNES qu’ils
allaient travailler. Ils se sont vite aperçus qu’ils allaient être beaucoup mieux traités… Au
CNES, nous avons monté une véritable organisation industrielle, tandis que la SEREB avait
plutôt une « maîtrise totale » des choses, une véritable « dictature industrielle » où les
industriels n’étaient en somme que des exécutants. Alors que nous nous faisions un
24
Alain Peyrefitte a été Ministre délégué, chargé de la recherche scientifique et des questions atomiques et
spatiales entre janvier 1966 et avril 1967, succédant à Gaston Palewski (1962-65) et Yvon Bourges (19651966) et précédant Maurice Schumann (1967-68).
Page 24/53
montage et nous demandions aux industriels de faire et de prendre leur responsabilité. La
SEREB restait cependant l’experte et dieu sait que son expertise était grande et crédible.
Mais le problème est que la SEREB attendait que nous nous cassions la figure… Je me
souviens que le chef de projet Diamant à la SEREB – qui était un homme que j’adorais
réellement qui s’appelait Charley Attali – m’a dit un jour : « Charles, fais comme nous
sinon tu es foutu : derrière chaque ingénieur de l’industrie, il faut mettre un ingénieur
SEREB ». C’est aussi que la SEREB est arrivée à avoir mille personnes, alors qu’elle avait
promis de ne pas dépasser 50 ! Enfin, cela est encore une autre histoire…
On a donc pris une attitude très volontariste dès le départ, on voulait des industriels
capables. La première chose que l’on a été obligé de faire était de construire un Diamant-B
où il y avait beaucoup de nouveautés, contrairement à ce qui a souvent été dit...
PV : Et en quoi Diamant-B était-il un lanceur « nouveau », plus « moderne » ?
CB : D’abord le premier étage Diamant-B n’avait plus rien à voir avec celui de Diamant-A et
c’était le principal pour que la fusée puisse bien fonctionner. Si le deuxième étage était le
même, le troisième étage était également nouveau. On a tout de suite mis les industriels
devant leurs responsabilités : on leur a expliqué comment on concevait le lanceur DiamantB et on leur a demandé s’ils étaient preneurs. Cela signifiait qu’il fallait faire comme on le
souhaitait, notamment le premier étage, le L17, c’est-à-dire 17 tonnes d’ergols liquides, en
suivant nos instructions de développement pour un prix donné dont on attendait d’ailleurs
l’argent. Ensuite, on leur a indiqué le nombre d’exemplaires à fabriquer, etc. On a adopté
une démarche différente et qui sera reprise plus tard par Arianespace. Ce travail m’a
beaucoup intéressé car j’ai ainsi pu voir comment l’industrie a commencé à travailler de
manière disons « moderne » sur les lanceurs (à partir de Diamant-B). Pour Diamant-A, ce
n’était pas du tout la même chose. C’est la SEREB qui a construit ce lanceur, alors que
Diamant-B a été réalisé par les industriels. Dans le cas Diamant-A, l’industrie prêtait à la
SEREB ses ateliers, ses troupes, ses moyens, son enthousiasme et sa capacité technique.
Elle était payée, certes, mais elle prêtait et elle n’avait pas les responsabilités. En revanche,
avec Diamant-B, elle devait désormais prendre ses responsabilités pour l’objet du contrat
qu’on lui passait. C’est difficile de se rendre compte de la nuance mais elle a été
fondamentale. Finalement, on a été soutenu par les industriels qui ont senti comment tout
cela allait se passer désormais. Avec la SEREB, les industriels avaient mille personnes
devant eux ; ils apportaient le matériel et ils repartaient. Les mille personnes de la SEREB
prenaient alors le matériel et ils faisaient tout le reste : ils assemblaient, ils testaient, ils
modifiaient, etc. Diamant-A a donc été un « objet SEREB ». Tout le monde s’accorde à
reconnaître que les ingénieurs de la SEREB ont fait des choses remarquables, avec des
réussites fantastiques, mais ils étaient obligés de réussir là où les industriels n’avaient
encore aucune expérience. Ils ont donc pris la décision de tout définir et de tout maîtriser
eux-mêmes. Pour nous, nous souhaitions mettre en place une organisation pérenne et
responsable de l’industrie des lanceurs car notre division n’était que d’une centaine de
personnes. Cela suffisait pour nos responsabilités propres qui sont la conception et les
études d’ensemble du lanceur puis de l’intégration des différents composants commandés à
l’industrie (étages, case à équipement, structures hautes) et les opérations du lancement.
PV : … et en quelques années !
CB : En quelques années en effet. En 1965, au moment où a été tiré le premier lanceur
Diamant-A, ils avaient lancé environ 60 engins plus ou moins complexes ; les premiers
Page 25/53
étaient très simples mais, tout de même, il fallait le faire ! Les premiers lancements ont dû
commencer en 1961. 25 Donc, en quatre ans, ils ont lancé environ 60 fusées (soit 15 par an)
et avec une réussite technique de l’ordre de 80 % ! Pour l’époque, c’était incroyable ! J’ai
donc toujours eu envers la SEREB une grande admiration et c’est pourquoi j’ai tout essayé
pour qu’elle travaille avec nous. Elle a fini par accepter mais après une période de
contestation réciproque sur le type de lanceur à développer et sur les rôles et
responsabilités de chacun.
D’abord, les gens de la SEREB voulaient construire un autre Diamant à propulsion à
poudre. C’était plus simple et, en plus, ils faisaient déjà toute la Force de frappe avec des
engins à propulsion à poudre ! Il suffisait qu’ils reprennent un de leurs engins et qu’ils y
mettent un nouvel étage dessus. Nous avons insisté pour faire un nouveau lanceur à
propulsion à liquides car nous pensions que le liquide convenait mieux au transport spatial
de l’avenir.
Ensuite, il fallait qu’ils acceptent que c’était nous qui décidions, avec notre budget, avec nos
objectifs. On leur a spécifié que nous ne voulions pas travailler comme eux… Cela n’a pas
été simple. Ainsi, je me rappelle avoir été avec Pierre Chiquet – qui était mon patron direct
– chez Chevalier, le directeur général de la SEREB. 26 L’entrevue a duré dix minutes. Alors
que nous étions tous les trois des Ingénieurs de l’Air, on se connaissait donc bien et on
s’appréciait, la conversation a néanmoins rapidement pris un ton assez dur et, tout d’un
coup, Chevalier – qui était une véritable force de la nature – s’est levé furieux et a dit :
« Chiquet, Bigot, prenez la porte ! Des lanceurs ? Vous n’en lancerez jamais ! ». [Rires]
C’est comme ça que ça se passait ! Il fallait voir ! En revanche, ce qui me navre, c’est qu’il
est resté l’idée complètement folle qu’il y aurait eu une bagarre entre la SEREB et le CNES,
une bagarre d’imbéciles à couteaux tirés. Ce n’est pas vrai ! Dès que l’équipe Diamant de la
SEREB a accepté de travailler avec nous pour notre projet Diamant-B, cela a très bien
marché et nous n’avons eu qu’à nous féliciter de cet apport indispensable à notre équipe.
Bien sûr, on peut le comprendre, ils n’avaient pas abandonné l’idée de reprendre la main si
nous n’arrivions pas à nos objectifs. Le jour du premier lancement de Diamant-B (10 mars
1970), certains sont venus à Brétigny avec le vague espoir qu’en cas d’échec ils
récupéreraient la maîtrise des lanceurs ! Après le succès, ils sont repartis en rasant les
murs, sans participer à la fête qui a suivi… Mais ces détails anecdotiques, compréhensibles
au demeurant, n’obscurcissent pas la bonne coopération de la SEREB avec le CNES sur
Diamant-B. Ils nous ont bien aidés, et nous en avions bien besoin car nous avions d’autres
projets à mener en parallèle avec Diamant-B.
25
En effet, le premier missile du programme « Pierres précieuses » a été le VE-110 « Agate » le 3 juin 1961.
Toutefois, le premier tir expérimental a été le VE-9 le 12 novembre 1960. Au total, ce sont 13 missiles
différents qui ont été expérimentés entre 1960 et juillet 1967, soit 64 engins.
26 Roger Chevalier (1922-2011) : Polytechnicien, ENSAE, Centre supérieur de mécanique des fluides, il débute
sa carrière à l'Arsenal de l'aéronautique qui devient en 1952 la Société française d'étude et de construction de
matériels aéronautiques spéciaux (SFECMAS). Elle est absorbée par la Société nationale de constructions
aéronautiques du Nord (SCAN) et devient Nord-Aviation en janvier 1958. Dès la création de la SEREB, en
1959, Chevalier est nommé directeur technique, puis Directeur, et se consacre aux fusées (Diamant) et aux
engins balistiques. Directeur technique central de la Société nationale industrielle aérospatiale (SNIAS) qui
résulte de la fusion, le 1er janvier 1970, de Nord-Aviation, Sud-Aviation et la SEREB, il est nommé Directeur
général et Vice-Président (1982-88) de la société qui prend en 1978 le nom d’Aérospatiale.
Page 26/53
PV : C’est-à-dire ?
CB : Outre Diamant-B, on était responsable du développement de Coralie, d’Europa-II et
même du début d’Europa-III. Nous étions les correspondants de l’ELDO [European
Launcher Development Organisation] pour la partie française. Notre investissement dans
Europa était important : le second étage Cora pour Europa-I, le quatrième étage d’EuropaIII – le fameux PAS (Périgée-Apogée-Système) – qu’on a ensuite repris pour le troisième
étage Diamant. On a ainsi travaillé à la fois pour la configuration Diamant-B et pour la
configuration Europa-II, sans parler du fait que nous étions très pris par l’étage
cryogénique d’Europa-III qu’on aurait sans doute construit avec les Allemands. Dès le
départ, j’étais donc obligé de mettre des équipes sur Diamant, sur Coralie et sur les futurs
projets.
Comme vous le savez, la proposition d’Ariane est venue de notre équipe, de la division
Lanceurs du CNES, et le programme Ariane a été réalisé et mis en œuvre par des
ingénieurs provenant en grande partie de notre équipe. Le meilleur exemple, c’est
d’Allest 27, formé sur Diamant-B de 1967 à 1971 ! Voilà pourquoi il faut bien afficher sans
hésitation qu’Ariane est fille de Diamant-B !
PV : Et s’il n’y avait pas eu Diamant-B ?
CB : S’il n’y avait pas eu Diamant-B ou s’il avait échoué, au mieux il y aurait eu un engin
européen. C’est très probable, même si l’ELDO était en situation d’échec et même s’il y
avait des tergiversations et peu de visions, il y avait quand même des personnes qui
voulaient voir émerger une Europe spatiale. Je pense qu’il y aurait quand même eu un
lanceur européen mais à quoi aurait-il ressemblé ? Personne ne peut le dire. En tout cas, il
y a de fortes chances qu’il aurait été construit à base du Blue Streak, ce qui n’est pas
forcément idiot, si ce n’est qu’il était déjà un peu dépassé… Quoique le Blue Streak n’était
peut-être pas plus dépassé qu’Ariane finalement mais il était peut-être plus « intelligent »
qu’Ariane sur le plan de la propulsion, puisqu’il utilisait le couple oxygène + kérosène qui
était à mon avis le couple le plus intéressant sur le plan de l’efficacité et de la souplesse.
PV : Pourquoi cela n’a-t-il donc pas été retenu pour Ariane ?
CB : La réponse est très claire : personne ne faisait de l’oxygène et du kérosène en France,
ni ailleurs en Europe, y compris en Angleterre ! Pour les Anglais, c’était un moteur qui
venait en fait directement des Etats-Unis. On ne pouvait pas vivre éternellement là-dessus.
N’oubliez pas qu’à un moment donné les Anglais ont décidé de tout arrêter. On aurait
probablement pu continuer à faire le Blue Streak mais sous licence américaine et avec des
moteurs provenant des Etats-Unis. Cela n’aurait pas été la meilleure méthode. Mais s’il n’y
avait pas eu Ariane, on aurait probablement continué avec le Blue Streak anglais… Le côté
positif est qu’on se serait probablement peu à peu accaparé la technologie oxygène +
kérosène et cette technologie est meilleure que celle que l’on a pris sur Ariane.
Quand je cherche à me faire quelques petits reproches, je me dis que si on avait eu un peu
de temps sur Diamant-B et un peu plus d’intelligence, on n’aurait pas pris le couple UDMH
27 Frédéric d’Allest : Polytechnicien, il entre dès 1963 au CNES. 1973-76 : Chef de Projet Ariane. 1976-82 :
Directeur des Lanceurs. 1982-1989 : Directeur général. Président fondateur d’Arianespace jusqu’en 1990. Cf.
ESA INT053.
Page 27/53
+ N2O4 ; mais on ne pouvait pas faire autrement car il n’y avait rien d’autre et puis les
Américains et les Russes le faisaient, alors on s’est dit : « Pourquoi pas nous ? ». Mais c’est
un couple infernal. C’est un couple dangereux sur le plan sécurité et il n’a pas une efficacité
très grande. C’est un véritable casse-tête pour les mettre en œuvre. Parlez-en donc à Roger
Vignelles 28 avec son tir avorté sur le premier lancement !
PV : En effet, c’est ce qu’il nous a dit.
CB : Les tirs avortés sur le couple oxygène/kérosène n’existent pas. On ferme les vannes et
le lendemain on tire. Le kérosène n’a aucun effet de corrosion, ni d’explosion, et l’oxygène
liquide nous savions la maîtriser en France.
Imaginons que Diamant-B n’ait pas été fait, au mieux nous aurions donc réalisé un lanceur
européen à partir du Blue Streak, probablement réalisé par l’ELDO et d’ailleurs le général
Aubinière n’est-il pas parti pour l’ELDO ? Et puisqu’il faut mettre une touche personnelle
pour bien expliquer, je dois dire qu’à la fin de Diamant-B je ne visais qu’une chose : le
lanceur européen. On avait des contacts avec les Allemands et on faisait de nombreux
projets. Le LIIIS était déjà en dessin et en conception chez nous dans notre petite équipe,
en 1970 à l’époque du Diamant-B. Si je suis parti un an après, c’est parce qu’Aubinière m’a
dit droit dans les yeux : « Bigot ne faites pas de bêtises, allez à l’ELDO, je vous prends
immédiatement ; ne faites pas de lanceurs en dehors de l’ELDO. » Il était convaincu qu’il
n’y aurait jamais de lanceur européen en dehors de l’ELDO parce que « La France est
incapable de faire elle-même un lanceur de ce type car c’est trop cher ; quant aux autres
nations, elles en sont incapables et les Anglais, eux, ne le veulent pas. Il n’y a donc que
l’Europe qui peut réaliser un lanceur. » Voyant ma réticence, il m’a demandé pourquoi je
ne voulais pas venir travailler pour l’ELDO ; je lui ai répondu que je venais de passer quatre
ans à travailler avec l’ELDO et que j’avais compris que c’était mal dirigé. Aubinière, il est
vrai, n’avait encore pas eu le temps d’agir mais il comptait bien faire ce qu’il fallait...
PV : C’est-à-dire ?
CB : Il comptait sur des personnes qualifiées et sur une organisation de projet. Pour lui,
c’était évident, on pouvait faire quelque chose, pourvu qu’on recrute des gens compétents.
J’ai cependant maintenu mon refus. Aubinière avait une telle aura qu’il a recruté très vite
de nombreuses personnes compétentes comme d’Allest, Vignelles, Sillard, et d’autres.
En attendant, je maintiens que s’il n’y avait pas eu Diamant-B, il n’y aurait pas eu Ariane,
c’est sûr et d’abord parce que personne ne voulait d’Ariane, sauf nous, mais dans une
28
Roger Vignelles : Ecole Centrale de Paris (Génie civil), Ecole de pilotage de Marrakech puis pilote sur avion
d'appui aérien T6 puis T28 en Algérie. 1962-66 : Air Liquide. 1966-70 : Nord-Aviation : Responsable projet
du développement des protections thermiques internes des corps de propulseurs à poudre destinés à la force
de dissuasion. Simultanément, Responsable projet du développement de l'ensemble propulsif du premier
étage de la fusée Diamant-B et de l'industrialisation du moteur Valois en cours de développement au LRBA
de Vernon. Responsable de l'industrialisation du deuxième étage de la fusée européenne Europa-II et adjoint
au Chef de projet Europa-III. 1970-73 : CECLES/ELDO : Responsable structure, propulsion du premier étage
de la fusée Europa-III. 1973-91 : CNES : Responsable premier et deuxième étages Ariane dans l'équipe de
projet (1973-76), Chef du projet Ariane (1976-82), Sous-Directeur technique puis Directeur des Lanceurs
(1982-89), Directeur Général Adjoint en charge des Systèmes de Transport Spatiaux Ariane et Hermes (198991). 1991-97: Société Européenne de Propulsion : Directeur général adjoint Défense Espace (1991-93),
Président Directeur Général (1994-97).
Page 28/53
optique de continuation de Diamant-B. Si on n’avait pas fait ou arrêté Diamant-B, Ariane
n’aurait pas pu se faire car comment être crédible auprès de nos partenaires si nous
n’avions pas nos lanceurs Diamant ? On n’aurait pas réussi à convaincre l’Europe de
construire Ariane. Du moins, c’est ce que je crois.
Ce qui parfois me rend un peu dubitatif, c’est de voir comment cette affaire est abordée
dans l’histoire de l’espace. Je m’aperçois que, même à l’IFHE 29 – dont pourtant je suis
membre à vie – Diamant-B est considéré comme un épiphénomène. Diamant-B a été
marqué par l’effroyable crise du CNES des années 70 qui a entraîné le départ d’Aubinière et
de plusieurs centaines d’ingénieurs du CNES. Il y a eu une vraie rupture dans la vie et dans
l’histoire du CNES. On peut dire qu’il y a eu « l’avant 1970 » et « l’après 1973 ». Diamant-B
est plutôt dans la première période, Ariane, sa fille, dans la seconde ! J’ai rappelé ceci dans
le dernier numéro d’Espace et Temps, la revue de l’IFHE. 30
Comme vous le savez, le général Aubinière voulait aller à l’ELDO, il voulait faire l’Europe
spatiale, il y croyait. C’est pour cela qu’au fond il fallait qu’évidemment Diamant-B
fonctionne, sans cela il quittait le CNES et tout le reste. Pour lui, Diamant-B n’était qu’un
épisode qui permettrait de passer à autre chose.
PV : On peut donc considérer Diamant-B comme une sorte de « tremplin » ?
CB : Oui pour passer à l’étape suivante et Diamant-B ne faisait pas partie de l’étape
suivante. Il ne s’est pas rendu compte que tout cela n’était pas du sine qua non. Je
comprends qu’il l’ait pris comme cela, c’est-à-dire si ça marche tant mieux, si ça ne marche
pas, c’est foutu. Ce n’est jamais aussi clair : si ça marche, effectivement, cela donnera lieu à
quelque chose mais ce n’était pas l’ELDO ; ça il ne l’avait pas prévu. Il fallait donc que
Diamant-B fonctionne pour faire ensuite Ariane. Si Diamant-B n’avait donc pas réussi,
peut-être que l’ELDO n’aurait pas pu continuer et au mieux, comme je vous l’ai dit, on
aurait peut-être construit un lanceur européen autrement.
PV : Et au pire ?
CB : On n’aurait pas fait du tout de lanceurs ! Il faut voir et comprendre ce qu’il s’est
ensuite passé en 1973 : les responsables et tous ceux qui étaient impliqués se sont dits que
c’était le miracle, le miracle de la fin de juillet 1973. En effet, il y a eu ce ministre belge
[Charles Hanin 31] qui a réussi l’incroyable : faire adopter le premier package deal dans
lequel vous aviez Ariane. Alors qu’il n’y croyait même pas, cet homme a réussi à retourner
tout le monde en une nuit !
J’ai souvent dit qu’il fallait écrire un jour un livre sur cette affaire, un livre qui pourrait
avoir comme titre : « Ariane, le programme qui n’aurait jamais dû se faire », en tout cas un
succès non annoncé…
29
L’Institut Français d'Histoire de l’Espace a été créé le 22 mars 1999.
Espace et Temps n°6, juin 2010, pp. 16-18.
31 Charles Hanin : ancien ministre belge en charge de la recherche scientifique, il a présidé la fameuse
Conférence spatiale européenne qui a notamment adopté le programme LIIIS/Ariane. Cf. ESA INT050.
30
Page 29/53
PV : « Un succès non annoncé »… C’est justement le sous-titre d’un article que je viens
d’écrire à propos de l’anniversaire d’Ariane ! 32
CB : Vous êtes bien dans la même histoire sauf que moi, j’y mets d’abord la victoire d’avoir
persuadé le gouvernement en 1966 qu’il fallait utiliser les liquides et non les poudres pour
faire de la propulsion spatiale, alors que tous les experts de l’époque étaient pour la
poudre ! S’il les avait écoutés, on aurait fait un lanceur à poudre qui aurait certainement
fonctionné mais on n’aurait pas fait un lanceur suffisamment puissant et pas avec la même
souplesse d’emploi, pas la même évolution, etc. A ce sujet, j’ai même conservé un petit mot
daté du 11 mars 1970 de Pierre Soufflet– qui était à la Direction technique des engins – et
qui a été le seul à me féliciter d’avoir fait ce choix en me disant en substance : « Bigot, c’est
vous qui aviez raison, je vous félicite pour le succès du lancement Diamant-B… ». Ce n’était
pas que moi, évidemment, c’était toute l’équipe du CNES. Et pourtant, ça a continué…
Après avoir dû convaincre tous les experts de faire un lanceur spatial à propulsion à
liquides, il a fallu convaincre que l’on saurait faire à partir de ce qui existait mais, c’est vrai,
avec un nouveau concept de premier étage en particulier et puis aussi avec une équipe qui
n’existait pas. Il fallait démontrer qu’on était capable de faire cela. Enfin, il a fallu lutter
pour imposer le LIIIS à la place d’Europa-III. Cette histoire est maintenant écrite un peu
partout, notamment dans le livre de Morin… 33
PV : Roger Vignelles semble cependant scandalisé par certains propos de Jean-Pierre
Morin…
CB : Ecoutez, ça n’a jamais été au point ce que raconte Morin dans son livre récent. A cette
époque, j’étais à Air Inter mais, quand j’entends certains me raconter comment cela s’est
passé, comme Jean Gruau, Roland Deschamps, Albert Vienne, quand ils ont été voir leurs
homologues (qui étaient d’ailleurs auparavant dans leurs équipes, dans mon équipe avant,
passée à l’ELDO ensuite) pour défendre leur projet LIIIS : quand ils sont arrivés à l’étage, à
la sortie de l’ascenseur, ils ont été accueillis de façon plutôt sèche, voire agressive…
PFM : Donc ce qu’a écrit Morin est exact ?
CB : C’est ce que ces personnes disent. Quand j’en ai parlé à d’Allest, il m’a répondu qu’il
n’avait jamais entendu dire cela… A vrai dire, je pense que tout et son contraire ont été dits.
Il est évident que, de même qu’en 1966, tous les experts voulaient faire un lanceur à
poudre, début 1972, l’équipe qui avait la crédibilité voulait faire Europa-III : Aubinière,
d’Allest, Sillard, Vignelles et tous les autres. Ils voulaient faire Europa-III, un lanceur à
propulsion à liquides, et ils qualifiaient de tous les noms le LIIIS, également un lanceur à
liquides ! Que voulez-vous que je vous dise de plus ? Sur une période d’environ sept ans, il
y a au moins trois choses qu’il fallait avoir accomplies et qu’on a eu du mal à avoir : la
propulsion à liquides, une véritable équipe de direction des lanceurs et le choix du LIIIS.
Après, il y a eu les réactions de Valéry Giscard d’Estaing qui avait pratiquement annulé le
projet au début de son mandat de président !
PV : Quels souvenirs avez-vous de ce 24 décembre 1979 ?
32 Philippe Varnoteaux, « Ariane, chronique d’un succès non annoncé », in l’Astronomie n°25, mars 2010,
pp. 62-66.
33 Jean-Pierre Morin, La Naissance d’Ariane, Préface d’André Lebeau, Edite, 2009, 236 pages.
Page 30/53
CB : Je n’étais pas à Kourou et je me souviens avoir dit à tous ceux qui avaient réussi le tir
que c’était ahurissant, qu’ils avaient réussi malgré toutes les contraintes ! Je comprends ce
qu’a dû être l’état d’esprit de tous ces gens le 24 décembre. C’est d’autant plus incroyable
quand vous connaissez toutes les impasses techniques qui ont été faites. Mais ils n’avaient
rien à perdre. Ils ont eu raison car s’ils n’avaient pas tiré en raison des voyants rouges qui
ne cessaient d’apparaître ou parce qu’à un moment donné il n’y aurait plus eu assez
d’hydrogène liquide ou encore par ce que tous les matériels seraient arrivés au bout de leur
péremption, le lancement n’aurait pu se faire, Ariane partait littéralement à la poubelle. Ils
auraient donc lancé quelques mois plus tard le n°2 et on sait ce qui est arrivé au n°2 : la
catastrophe. Une catastrophe qu’ils n’ont jamais vraiment bien compris d’ailleurs.
D’Allest avec sa franchise habituelle m’a encore affirmé il y a quatre mois : « Je n’ai
toujours pas totalement compris l’échec du L02. Je n’ai toujours pas compris pourquoi il y
a eu de la haute fréquence ». Les moteurs utilisés ont toujours été très sensibles à la haute
fréquence, des moteurs utilisant le couple UDMH + N2O4 : le Vexin pour Diamant-A, le
Valois pour Diamant-B et les Viking pour Ariane-1, 2, 3 et 4. Les deux premiers sont à
pression des réservoirs, les autres à turbopompes. Je pense – mais je me trompe peut-être
car je ne suis pas spécialiste de cette affaire-là – qu’on n’a jamais parfaitement compris la
manifestation de la haute fréquence. Dix ans avant Ariane, je disais la même chose avec le
moteur Valois. Mais on a su trouver les conditions pratiques pour s’en affranchir, en
imposant des limites à la pression de combustion, et en maintenant des essais du moteur
avant de le monter sur le lanceur.
Je me souviens qu’à l’époque le LRBA nous avait proposé cinq injecteurs différents pour le
Valois : A, B, C, D, E. On s’est arrêté au « D ». Le « A » a eu de la haute fréquence ; le « B »
n’en a pas eu mais on ne l’a pas utilisé car il n’avait pas de bonnes performances ; le « C » a
eu de la haute fréquence ; le « D » n’a pas eu de la haute fréquence tout de suite, mais on a
été confronté à un autre problème (POGO). Cette propulsion à liquides n’a donc jamais
vraiment été totalement maîtrisée en France ! Finalement ce n’est pas grave car
maintenant on n’en fera plus, on utilisera plus que de l’oxygène + hydrogène ou de la
poudre. Je pense toujours que l’on aurait donc mieux fait d’utiliser le couple oxygène +
kérosène, cela aurait été moins cher et plus facile, moins performant certes mais ce n’est
pas très grave pour un premier étage.
Tout ça pour vous dire que le L02 a été une catastrophe. Imaginez s’il avait été le premier
lancement dans le cas où le premier tir ait été abandonné ? Pour les industriels, Ariane
était en train de se casser la figure. D’Allest n’est pas d’accord avec moi et il m’a un jour
affirmé que de toute manière : « On avait tous les moyens de démontrer qu’on maîtrisait la
situation… ». Je lui ai répondu : « Oui, sauf que le premier tir aurait pu ne pas décoller et
que le second avait eu de la haute fréquence ! » Il y avait tous les moyens de démontrer,
sauf les faits et ils sont parfois implacables. D’Allest est toujours convaincu que, même si le
premier tir avait échoué, il aurait fini par convaincre les autorités et qu’il aurait lancé le
troisième exemplaire. Pour lui, il ne fallait que deux échecs sur les quatre premiers
lancements.
PV : Par la suite, il y a eu d’autres échecs…
Page 31/53
CB : Oui et en particulier le L5. 34 Huit jours avant, j’étais entré à Arianespace comme
Directeur général et je me retrouvais face à un problème que je ne comprenais pas. Le
lendemain matin, j’ai eu deux coups de téléphone. Le premier était celui de mon ancien
patron à Aerospatiale, Usunier 35, qui m’a alors dit : « Bigot, je pense que tu as compris ? Ta
place est toute chaude, tu reviens ? ». Je lui ai alors répondu qu’il me connaissait mal et
que, même si j’étais tenté, je ne le ferais pas. J’ai ajouté que j’étais venu prendre en charge
cette affaire Ariane avec d’Allest et que je n’allais pas laisser tomber surtout à ce momentlà. Pour les industriels, l’idée était d’arrêter les frais. Il fallait stopper Ariane en 1982, vous
rendez-vous compte ?!
Le second coup de fil était pire. Il s’agissait de Sillard 36 qui m’a dit : « Je n’arrive pas à
joindre d’Allest, qu’est-ce qui se passe ? ». Je lui ai répondu que, vu les circonstances, il
était plutôt occupé. « Oui, je sais, m’a-t-il répondu, mais qu’est-ce que vous allez faire ? ».
Je lui ai gentiment répondu que ce n’était pas à moi qu’il fallait poser la question car je
venais à peine d’embarquer dans cette histoire ! Sillard me sort alors cette phrase qui m’a
glacé : « Tu comprends, on n’aurait jamais dû tirer ce lanceur... ». Il y avait un doute sur sa
fiabilité. J’ai eu l’explication de cette remarque dans la demi-heure qui a suivi : ce L5 devait
être lancé en avril et ils se sont aperçus que la turbopompe présentait quelques anomalies
quelques jours avant le lancement qui a finalement été reporté de quelques mois. Ils ont
fait plusieurs réunions au cours desquelles tout a été repris, épluché dans le moindre détail,
les essais, etc. Ils ont essayé de comprendre et la décision a été prise finalement de lancer
avec ce moteur. J’ai commencé à comprendre que la situation était plus compliquée que je
ne le pensais ! Puis il y a eu un sixième échec, celui du 12 septembre 1985. L’image d’Ariane
en a pris un coup sérieux et s’il n’y avait pas eu le drame de Challenger [STS-51-L, 28
janvier 1986, sept morts, 32 mois d’interruption du programme Shuttle], la société aurait
eu bien du mal à survivre.
PV : Pour Roger Vignelles, l’accident de Challenger n’a pas eu de réelle incidence. Il nous a
dit, je cite, qu’« Ariane avait déjà atteint une haute cadence de lancement avant l’accident.
L’accident a conforté Ariane. S’il n’y avait pas eu cet accident, cela n’aurait rien changé
pour le succès d’Ariane ». 37
CB : Vignelles n’était pas à Arianespace. Il était sur le développement d’Ariane-4 qui a
d’ailleurs été lancé trois ans après. 38 Cette fois-ci, ce n’était plus un échec technique.
Jusqu’alors nous devions faire face à des échecs ayant des incidences politiques et
financières, alors qu’en 1985 nous étions plutôt dans un échec avec des risques politiques et
commerciaux : nous étions honnis par les Américains et même par certains européens et
nous n’avions plus de contrats. La Navette, dans le dernier trimestre 1985, cherchait à
34
L’échec d’Ariane-L5 a eu lieu le 10 septembre 1982.
Pierre Usunier (1921-2010) : Polytechnicien, il a travaillé au LRBA puis a été directeur technique de la
SEREB (1959-1970), responsable des « Pierres Précieuses », directeur de la Division des systèmes balistiques
et spatiaux du groupe Aerospatiale (1970-1986) ; il a également participé au développement du programme
Symphonie en 1969-1975.
36 Yves Sillard est alors le directeur général du CNES (1976-1982). Cf. ESA INT059.
37 Cf. Entretien entre Roger Vignelles, Philippe Varnoteaux et Pierre-François Mouriaux, 25 novembre 2009.
38 La première Ariane-4 a été lancée le 15 juin 1988.
35
Page 32/53
prendre tous nos clients ! Les Américains les avaient appelés par téléphone et ils allaient
jusqu’à offrir des lancements dans des conditions de prix frisant la gratuité.
PV : Des lancements frisant la gratuité ?
CB : Avec des garanties en plus ! C’est-à-dire qu’en cas d’échec de mise sur orbite, ils
proposaient une autre opportunité. Ainsi, tous les Japonais étaient partis, alors qu’on avait
presque signé avec eux des contrats. Ils étaient néanmoins prudents, puisqu’ils nous
avaient demandé de maintenir nos offres, mais qu’on avait dû évidemment fortement
baisser. Alors, quand l’échec de Challenger s’est produit, ils nous ont téléphoné le
lendemain en disant qu’ils prenaient Ariane au dernier prix qui leur avait été proposé. Les
contrats sont alors revenus à Arianespace.
Ainsi, quand vous analysez tout cela, entre 1966 et 1986, vous avez six ou sept événements
qui ont mis Ariane en grand danger ! C’est tout de même incroyable ! Croyez-moi, il y a un
livre à écrire à ce sujet avec comme titre : « Ariane, le programme qui n’aurait jamais dû se
faire ». Pour le coup, je pense qu’il faudrait une personne comme d’Allest qui écrive ce
livre, mais il rétorque : « Ah non, je ne vais pas écrire un livre qui expliquerait qu’Ariane ne
pouvait pas naître alors que j’ai toujours dit à tout moment qu’il n’y avait pas de problèmes,
que le programme allait aboutir ! ». C’est vrai. Je me souviens encore il y a trois mois
quand je lui ai reparlé du tir L01 et que je lui ai exposé mon sentiment sur cette affaire, il
m’a dit qu’il n’était pas d’accord avec moi. Pour lui, les gens étaient convaincus, l’affaire
était faite. Pour lui, le couronnement n’était qu’une affaire de temps. Un ou deux ans.
PV : La création d’Arianespace n’a-t-elle pas « sauvé » le « soldat Ariane » ? Est-ce que cela
n’a pas été le « coup de génie » ? Même les Américains ne l’avaient pas fait ?
CB : Les Américains n’en avaient pas besoin. Par contre, jamais l’Europe n’aurait pu
devenir leader si on n’avait pas créé Arianespace. J’en suis sûr. Vous parlez d’un « coup de
génie », je suis à 100 % du même avis que vous, il fallait en effet le génie volontariste de
d’Allest pour oser cela et oser jusqu’au bout.
En 1982, alors âgé de 42 ans, d’Allest était à la fois directeur des Lanceurs au CNES, PDG
d’Arianespace et voilà qu’en plus il est nommé directeur général du CNES, moyennant
quoi, il a immédiatement nommé Roger Vignelles directeur des Lanceurs. S’il a ainsi été
libéré de cette tâche-là, il devait encore mener de front le poste de PDG d’Arianespace – à
qui avait deux ans d’existence et était encore une société très balbutiante – et celui de la
direction générale du CNES.
PV : La création de la société Arianespace a bien été faite par Frédéric d’Allest ?
CB : Oui, mais bien sûr pas tout seul. Yves Sillard, qui était Directeur Général du CNES
après avoir été Directeur des Lanceurs dès le début du programme Ariane, l'a toujours
beaucoup soutenu et aidé. Les deux hommes s'appréciaient, partageant les mêmes idées,
les mêmes méthodes et la même perception de ce qu'il fallait faire.
PV : C’est donc Frédéric d’Allest qui a fait le succès de cette société ?
CB : Bien sûr. Lui d'abord, avec son volontarisme et sa détermination, et son équipe avec
lui – en particulier Roland Deschamps, secrétaire général de la société mais qui
malheureusement ne veut plus parler. Voilà encore un homme étonnant. J’avais embauché
cet homme en 1966 et je l’avais fait venir de la SEREB ; j’en ai fait venir d’autres comme
Page 33/53
Albert Vienne (également de la SEREB) qui a lancé les quatre premiers Diamant. Vous
vous rendez compte, j’avais constitué une excellente équipe ! Ça n’a d’ailleurs pas été facile
de faire venir Albert Vienne. Avec l’aide de Jean-Marc Bernard, on a réussi notre coup ! J’ai
aussi fait venir d’Allest, euh… pas Vignelles, non, car il était dans l’industrie et il y est resté
mais tout en travaillant sur Diamant ; il était responsable de la production du moteur
Valois. On avait lancé la production en « série » et c’est encore une chose que beaucoup de
personnes ignorent !
PV : C’est-à-dire ?
CB : Quand on a décidé Diamant, on a donc été trouver les industriels et on leur a dit que le
CNES allait faire désormais les lanceurs, y compris les lanceurs de l’Europe. Il fallait
organiser tout cela. On avait évidemment demandé au LRBA de développer et définir les
moteurs mais, pour la production, on voulait un industriel car le LRBA était un laboratoire,
pas une industrie ; il faut reconnaître qu’il n’y avait que le LRBA qui savait faire. On a donc
fait un appel d’offres et ce n’est d’ailleurs pas une industrie qui l’a remporté mais l’Atelier
de Tarbes, une entreprise d’Etat fonctionnant comme une industrie. Elle nous a fait la
meilleure offre et s’est engagée à fabriquer les premiers vingt-quatre moteurs dont nous
avions besoin. Elle a même construit les cinquante suivants, etc. On a eu la même attitude
avec MATRA, Sud-Aviation et Nord-Aviation. On avait donc quatre industriels en face de
nous, un peu comme aujourd’hui Ariane. On avait au sommet un architecte industriel
qu’on appelait « Responsable des études d’ensemble » et qui, naturellement, était la
SEREB. Plus tard, cette terminologie laissera la place à celle « d’Architecte industriel » (à
l’époque d’Aerospatiale). Ce sont d’ailleurs les mêmes équipes qui étaient à Aerospatiale et
à la SEREB car, comme vous le savez, la SEREB a rejoint Aerospatiale, donc vous aviez les
mêmes équipes qui ont travaillé sur Diamant-B et sur Ariane. Bien entendu, tout cela a
évolué. 39
J’ai embauché mon ami [Jean] Gruau qui venait, lui, de l’extérieur mais de toute façon tout
était à faire et il fallait bien trouver et prendre les compétences là où elles se trouvaient. Je
l’ai nommé premier responsable Qualité des lanceurs au CNES. Il a été surpris et m’a
demandé en quoi cette fonction consistait. Cette démarche-là ne s’était en effet jamais vue
auparavant. Cela surprenait donc. Ainsi, pour Diamant-B, on avait mis en place les racines
qui feraient la Direction des Lanceurs plus tard. Lorsque Sillard a repris cette direction, j’ai
été ravi de voir qu’il a continué à faire ce que j’avais fait ; il avait gardé les mêmes
personnes (Deschamps, d’Allest, Vienne, etc.). J’ai clairement parlé de cette époque dans
un ouvrage de l’IFHE consacré à La France et l’Europe spatiale (1957-1972), lors des
troisièmes rencontres de l’IFHE (30-31 octobre 2003). 40
PV : Il faut également souligner qu’au moment où vous prenez la suite de Frédéric d’Allest,
le contexte a changé. Peut-être aussi que l’on commençait à entrer dans quelque chose de
différent ?
CB : Oui et non. Pour moi le contexte a vraiment changé en 1986, époque où Arianespace
était enfin prête à partir, à en vouloir et je vais vous dire pourquoi.
39
En 1970, les sociétés Nord-Aviation, Sud-Aviation et la SEREB (organisme d’Etat) fusionnent pour donner
la SNIAS (Société Nationale Industrielle Aérospatiale) qui, en mars 1978, réduit son nom à Aerospatiale.
40 Il s’agit de l’article « Diamant-B. Etape décisive vers un libre accès à l’espace pour l’Europe », pp. 113-126.
Page 34/53
Quand je suis arrivé en 1982, j’ai découvert une période bizarre et je prenais la mesure de
ce que d’Allest venait de faire. Quand je suis arrivé donc, il fallait faire vivre ce qu’il avait
mis en place, c’est-à-dire beaucoup de choses ; ensuite, il déléguait et il fallait suivre ! Par
ailleurs, au sein d’Arianespace, il n’y avait de la place que pour un patron. Il n’était pas
question d’avoir un PDG et un Directeur général, cela n’aurait pas été raisonnable dans une
petite entreprise où il faut un seul élément de décision continuelle car la vie professionnelle
est profondément riche et les décisions politiques sont mêlées aux décisions de
management, parce que vous managez votre équipe et les industriels. Or ceux-ci sont aussi
au Conseil, donc la meilleure façon de faire évoluer la maison, c’est de persuader les
industriels d’aller dans un sens. Par exemple, lorsqu’il a fallu demander aux industriels de
produire 50 lanceurs d’un coup, cela a été un sacré challenge, il fallait changer en
profondeur la méthode, notamment celle des investissements ! Donc avoir un PDG et un
directeur général n’aurait pas eu de sens. En plus, dès le départ, d’Allest n’a jamais voulu
avoir à ses côtés un directeur général.
PV : Que s’est-il passé exactement en 1986 ?
CB : C’est, pour moi, l’époque où j’ai été capable de dire ce qu’il fallait faire. Je le dis
franchement, avant je ne savais pas. Ce n’était pas étonnant car, premièrement, ce n’était
pas évident et, deuxièmement, à la fin de 1985 la situation était dramatique et, dans ce cas,
que vouliez-vous que je prenne comme décision ? Je le répète, l’accident de Challenger a
été une aubaine pour nous. Ensuite, l’année 1986 correspond également au réel
développement d’Ariane. Quand je suis arrivé, ce lanceur n’était pas encore au point avec
toujours les échecs qui étaient liés à ce roulement noyé de l’hydrogène à la turbopompe.
Les spécialistes n’arrivaient pas à le mettre au point. Toutefois, une fois que cela a été au
point, il y a 74 succès d’affilée ! Il aura fallu cinq ans pour résoudre ce problème. A partir
du moment où le problème a été compris, que l’on a été décidé à le résoudre et qu’on l’a
résolu, alors l’affaire était gagnée. A partir de là, je savais ce que l’on pouvait faire et donc
construire. Pour moi, il a fallu que je comprenne pour poursuivre.
PV : Votre méthode d’action a donc été différente de celle de votre prédécesseur Frédéric
d’Allest ?
CB : Sans aucun doute. D’Allest ne se posait pas les mêmes questions que moi. Il était un
défricheur, un entraîneur d'hommes. Il était toujours persuadé qu’il saura faire ce qu’il faut
pour pouvoir continuer car il avait un énorme potentiel de décision. Il savait où il allait et il
trouvait les solutions pour avancer, étape par étape. En 1977, il avait décidé l’exploitation
du service de lancement Ariane et il était convaincu qu’il y arriverait en convainquant
l’Europe des enjeux commerciaux. Il savait où il allait mais il avait l’approche de quelqu’un
qui construit au fur et à mesure. Alors que, de mon côté, j’étais beaucoup plus terre à terre
et il me semblait qu’il fallait d’abord « mesurer » l’avenir avant de s’y lancer !
PV : A quel moment avez-vous compris que la situation devenait favorable à Ariane ?
CB : Premièrement, comme je vous l’ai dit, c’est le drame de Challenger qui a entraîné le
retour de tous nos clients et qui a décidé la NASA à réutiliser les lanceurs traditionnels.
Toutefois, les lanceurs américains ont connu de réels problèmes car ils avaient été arrêtés
pour la Navette et donc les Américains ont eu beaucoup de mal à faire relancer leurs fusées.
Quand j’ai vu cela, j’ai été convaincu qu’il y avait un avenir qui s’ouvrait à Ariane.
Deuxièmement, je voyais désormais ce qu’il fallait faire, c’est-à-dire engager sans tarder
Page 35/53
une fabrication industrielle de grande ampleur. Par la suite, j’ai même regretté d’avoir
limité notre ambition à la commande de 50 Ariane.
PV : Oui, mais pour l’époque c’était déjà important ?!
CB : Oui, mais finalement cela importe peu car je veux dire que c’est bien en 1986 que les
choses ont vraiment changé. 1986 a été le vrai virage industriel d’Ariane. C’est l’époque où
l’on a mis en place un groupe de travail avec, comme consultant principal, le fameux
Directeur général d’Airbus, Béteille, un homme extraordinaire. J’ai été voir cet homme
alors en retraite et je lui ai demandé son aide. Il a accepté et il a travaillé deux ans avec
nous. Il nous a aidés à opérer ce virage industriel.
PV : En quoi ce « virage de 1986 » a-t-il été important ?
CB : Ce virage industriel a été plus important que ce que beaucoup de personnes pensent
encore aujourd’hui. Il fallait le vivre. Je me souviens que les deux personnes que j’ai mises
sur la question, Paul Gauge pour les aspects industriels et Louis-Dominique Jeannot pour
les aspects juridiques et contractuels, revenaient me voir assez souvent en me disant que
l’affaire ne passerait pas. Je leur demandais pourquoi et ils me répondaient : « parce que
les industriels n’y croient pas ». Il a fallu aller très loin et tout faire pour convaincre.
PV : Par exemple ?
CB : J’ai par exemple dû écrire deux pages de clauses techniques générales et quand elles
ont été présentées aux industriels, on m’a rapporté que cela ne passerait jamais ! J’ai
insisté en disant que ce n’était que du bon sens. Je me souviens qu’une des premières
clauses disait : « L’industriel prend la responsabilité de son matériel… » ! Deuxièmement,
« si ça ne marche pas, il doit en porter les responsabilités, payer toutes les conséquences,
etc. » ! Les principes généraux tenaient en deux pages, après il y avait bien sûr tout un texte
développé. C’était l’époque où les industriels venaient nous voir au moindre incident, y
compris lors d’essais. Alors je ne vous parle pas des échecs !
PV : Vous avez un exemple en particulier ?
CB : Je me souviens bien de l’échec du vol 36, c’était le 22 février 1990. En raison de mon
anniversaire de mariage, je n’étais pas présent. J’étais en Israël. A l’annonce de l’échec, j’ai
dû rentrer en catastrophe et j’ai alors pris connaissance de la conclusion de notre
personnel, deux heures après l’échec au lancement.
Je me souviens que la première phrase du rapport écrit à la main commençait à peu près de
la manière suivante : « Un objet non identifié a obstrué l’entrée de la pompe à eau du
moteur D à H + 4 (ou 5) secondes et a limité le flux d’eau qui sortait de cette pompe à
environ 5 % de son débit normal ». Il s’en est suivi toute une série de conséquences qu’ils
ont analysée, concluant que « le moteur s’est mis en régime de fonctionnement stable mais
très en dessous de la puissance nécessaire ». La moteur a donc fonctionné mais avec une
perte de régime et il a globalement bien fonctionné. De ce fait, le moteur s’est mis dans une
autre configuration et a fonctionné, jusqu’au moment où le lanceur s’est brisé, à 30 % de
son fonctionnement. Quand j’ai lu ce rapport, je me suis dit comment une équipe, qui a peu
d’éléments en sa possession, a pu dire des choses aussi précises ? En regardant la cascade
des événements, tout s’expliquait très bien à la condition d’admettre cet « objet non
identifié » ! Quelques mois plus tard, tous les moteurs ont été retrouvés sauf celui qui était
incriminé. Au moment où les recherches allaient s’arrêter, le moteur D a été retrouvé. On
Page 36/53
se trouvait alors au-dessus de la mer avec un magnétomètre et on a repéré de nombreuses
masses métalliques, comme des restes de bateaux, etc. Lorsque nous avons enfin retrouvé
ce moteur dans six ou sept mètres de vase liquide sous huit mètres d’eau, on a demandé
l’aide des Pompiers de Paris car on n’avait pas réussi à retirer le moteur de la vase avec la
grue. On a alors formé une équipe de plongeurs dans un hangar noir pour que celle-ci
arrive à repérer les différents éléments d’une pompe à eau – qui est tenue par une douzaine
de boulons – et pour qu’elle puisse la démonter sur place dans la vase. Les Pompiers de
Paris ont reçu un certain nombre de recommandations, notamment celle de mettre les
différents éléments dans un caisson scellé. Ils ont réussi ! Tout a été démonté et ramené à
Paris où l’on a ensuite enlevé les scellés devant deux ou trois huissiers, nos assureurs, nos
clients, etc. Les éléments ont ensuite été sortis, puis une personne a démonté la pompe
devant tout le monde et le fameux « objet non identifié » a été trouvé : il s’agissait d’un
chiffon qui, en effet, bouchait l’entrée de la pompe ! Cette anecdote vous montre la maîtrise
que l’on avait à ce moment-là.
En 1986, face aux réticences industrielles, notamment de MBB [Messerschmitt-BölkowBlohm GmbH], j’ai été jusqu’à dire que s’il ne voulait pas faire la production industrielle
attendue, nous irions le faire en Inde ! Croyez-moi, j’ai eu des propositions excellentes et
pour moitié moins chères. Or vous savez que le second étage du GSLV indien est
exactement le second étage d’Ariane. Evidemment, d’un point de vue politique, il n’était
pas question de faire cela. De toute manière, je ne l’aurais pas fait… On a mis du temps
mais on a finalement signé le contrat de 50 lanceurs en 1989, trois ans après. Il fallait bien
trois ans : la première année on a réfléchi, la seconde on a travaillé avec Béteille et la
troisième on a convaincu. Le plus difficile c’était de convaincre, notamment la SEP [Société
Européenne de Propulsion], … d’engager des réformes dans l’organisation industrielle de la
production. Vous comprenez maintenant ce que j’appelle le « virage de 1986 » ? C’était
aussi un virage économique car on a obtenu 20 % de baisse de prix, ce n’était pas
forcément beaucoup car on a obtenu mieux la fois suivante. Ainsi, le succès d’Arianespace
– quand je suis parti – est que, non seulement on avait 74 lancements réussis d’affilée
derrière nous mais on avait aussi 10 milliards de francs de réserves disponibles. On avait
des clients à n’en plus finir et, en plus, il y avait une perspective d’avenir avec Ariane 5.
PV : Comment êtes-vous passé au programme Ariane 5 ?
CB : L’idée de passer rapidement au lanceur Ariane 5 a d’abord été une décision de
l’Europe. Ariane 5 est un lanceur totalement différent de la famille des Ariane 1, 2, 3 et 4. Il
fallait donc des équipes nouvellement formées pour le prendre en charge, alors que notre
personnel était, en 1990-91, totalement occupé sur Ariane 4 que nous venions de décider de
lancer à grande cadence (10 à 12 par an). Il a donc fallu commencer à le former sur Ariane 5
en même temps qu’on augmentait le rythme de lancement d’Ariane 4.
On a ensuite pris en main ce programme à partir de 1992. A ce moment-là, la moitié de
notre équipe opérationnelle [d’Arianespace] a été basculée sur Ariane-5 et, si on ne l’avait
pas fait, le CNES n’aurait pas pu le faire. Il faut savoir que les années 1990 à 2000 ont été
des années difficiles pour le CNES.
Après le départ de Frédéric d’Allest en 1990 et de Roger Vignelles quelques années plus
tard, la Direction des Lanceurs du CNES a été perturbée d’autant plus que la direction
générale elle-même a subi de très nombreux changements dans ces années-là, tant au
niveau du Président que du Directeur Général et du Directeur des Programmes. La
Page 37/53
continuité de la politique du CNES en matière de transport spatial n’était plus suffisante et
le seul objectif d’achever correctement le développement d’Ariane 5 était déjà bien difficile
à atteindre, d’autant que la situation à l’ESA n’était guère plus brillante !
Le jour du premier lancement (AR-501), il a eu une personne du CNES que je ne
connaissais pas, qui était dans les premiers rangs et qui, au moment où la fusée a décollé,
s’est levée et a crié, triomphante : « Comme à la parade ! ». Vingt secondes après, c’était
l’échec… J’étais tétanisé par un tel comportement. Mais je dois reconnaître que c’était bien
comme à la parade. Toutefois, ce qui m’a rassuré c’était le fait que ce lancement était réalisé
certes par Arianespace mais sous la responsabilité du CNES. C’est pourquoi il y avait des
équipes communes CNES-Arianespace pour effectuer les opérations de lancement. Pour le
premier lancement donc, le responsable était le CNES, pour le second lancement ça devait
être en partie Arianespace puis, à partir du troisième, Arianespace seule. Tout devait aller
très vite. Le vol 501 se faisant en juin, le vol 502 était prévu pour la fin de l’année ou début
de l’autre, puis le 503 en juillet 1997. A partir du moment où l’on prenait en charge Ariane
5 on prenait tout en charge et cela coûtait très cher car nous avions également encore les
Ariane 4 pendant quelques temps. Nos réserves financières nous permettaient
heureusement ce recouvrement entre Ariane 4 et Ariane 5.
Dès 1991-92, on avait fait des études très complètes pour voir quelles étaient les meilleures
façons de passer d’Ariane 4 à Ariane 5. On avait bien entendu compris qu’il fallait faire vite,
tout en souhaitant une certaine sécurité. C’est pourquoi on a maintenu encore quelque
temps le lanceur Ariane 4. Ainsi, pendant un an ou deux, on prenait de l’avance sur Ariane
5 puis on prévoyait d’intercaler et d’espacer progressivement les tirs d’Ariane 4 jusqu’à leur
retrait au profit d’Ariane 5. On prévoyait de maintenir les deux lanceurs Ariane-4 et Ariane
5 pendant environ deux à trois ans. Après on arrêtait définitivement Ariane 4.
Malheureusement, il y a eu l’échec d’Ariane 501… Cela était inconcevable, surtout pour un
programme de cette ampleur-là. Alain Bensoussan 41 a tellement été choqué qu’il a ensuite
mis le Centre de Toulouse sur cette affaire pour aider et contrôler la Direction des
Lanceurs, sous la conduite de Michel Courtois. 42 Celui-ci était un homme remarquable
mais il n’avait jamais fait de lanceurs ! Certes, il n’a pas été nommé Directeur des Lanceurs
mais il a tout de même chapeauté l’équipe qui devait tout revoir et cela a duré trois ans !
PV : Qu’avez-vous fait ?
CB : Nos équipes étaient prêtes à prendre en main Ariane 5 à 100 % dès le début de 1997
pour le lancement du 503 prévu mi-1997. Nous avons vite compris que les responsables du
développement d’Ariane 5 voulaient une révision complète du programme et que le retard
41
Alain Bensoussan : Polytechnicien, ENSAE, Docteur ès Sciences mathématiques. 1970-86 : Maître de
conférences à l'École polytechnique. 1980-85 : Professeur à l'École normale supérieure. 1984-96 : Président
de l'INRIA. 1996-2003 : Président du CNES. 1999-2002 : Président du Conseil de l'Agence spatiale
européenne.
42 Michel Courtois, Polytechnicien, ENSAE, il a rejoint le CNES en 1971. Chef du projet SPOT, responsable
des satellites d’applications puis directeur du projet d’avion spatial Hermes dans le cadre de l’équipe intégrée
ESA-CNES, il prend la direction du Centre spatial de Toulouse en 1993. Directeur-général adjoint du CNES
(1996-1999), il rejoint ensuite l’industrie (directeur technique d’Alcatel Space). Il intègre l’ESA en 2004 au
poste de Directeur technique en charge de l’ESTEC et de la gestion de la Qualité, jusqu’en 2010. Cf. Interview
de Michel Courtois par Philippe Varnoteaux et Pierre-François Mouriaux, 23 novembre 2011.
Page 38/53
risquait d’être important. Mais il fallait aussi garder l’espoir que ce retard puisse être
finalement raisonnable car l’échec du 501 paraissait comme une erreur, certes
inadmissible, mais sans doute possible à corriger assez rapidement ! Nous avons donc pris
deux décisions :
1) commander un lot supplémentaire de 10 lanceurs Ariane 4 pour rassurer nos clients et
leur garantir leurs lancements en cas de retard d’Ariane 5 de l’ordre d’un an,
2) maintenir notre programme de prise en charge d’Ariane 5 sur le plan technique et
opérationnel de façon à redémarrer la phase de transition Ariane 4/Ariane 5 sans hiatus,
dès que cela serait possible.
PFM : Aujourd’hui, que pensez-vous du projet Ariane 6 ? Quel est votre avis ?
CB : Je n’ai pas d’avis parce que je pense que ce projet, tel qu’on en parle, n’est encore
qu’au niveau de l’idée, et ce n’est pas encore un « projet ». 43
PFM : Alors que pensez-vous de l’idée ?!
CB : Sur l’idée, je suis un peu surpris. Un lanceur Ariane 6 moins performant qu’Ariane 5
m’apparaît difficile à justifier… Je note que deux commentaires ont été exprimés, venant de
personnes compétentes et expérimentées (membres de l’Académie de l’Air et de l’Espace et
anciens dirigeants du CNES et de l’industrie spatiale) qui contestent cette idée. Cela
montre que le sujet n’est pas mûr ! Mon avis personnel est d’ailleurs que la question n’est
pas bonne. Je ne crois pas qu’il faille faire un lanceur Ariane 6, comme on a fait un lanceur
Ariane 5 après la famille Ariane-1, 2, 3 et 4. Les vraies questions pour moi sont :
1) Quel sera le transport spatial au 21e siècle ?
2) L’Europe veut-elle prendre une place parmi les grands du transport spatial ?
3) Et, si oui, comment l’Europe peut-elle concevoir son rôle et son projet ?
PV : Pouvez-vous apporter à ces questions des éléments de réponse ?
CB : C’était le travail qu’Arianespace avait entrepris dans les années 1996-97, avant le
changement de PDG – dans les conditions lamentables que l’on sait 44 – un travail très
approfondi (qui n’a pas été retenu par mon successeur) qui avait permis de définir la
politique d’Arianespace pour l’avenir : utiliser les deux atouts européens (Ariane 5 et le
CSG) pour proposer à un ou plusieurs partenaires, hors Europe, de concevoir, développer
et exploiter ensemble un Système (complet) international de transport spatial (SITS) au
service du monde entier.
PV : Pouvez-vous préciser en quoi pourrait consister ce « projet SITS » ?
CB : Il faut d’abord d’envisager ce que sera le transport spatial du XXIe siècle. Pour cela, il
me semble que trois objectifs apparaissent :
Cf. Rapport remis au Premier ministre François Fillon en mai 2009 et préconisant la mise en œuvre d'un
projet de lanceur européen capable de voler en 2020/2025 et de succéder ainsi à Ariane 5. Commandé par le
gouvernement, il est signé par l'Administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) Bernard
Bigot, le Délégué général pour l'armement Laurent Collet-Billon et le président du CNES Yannick d'Escatha.
44 Charles Bigot fait ici référence à son remplacement en juillet 1997 par Jean-Marie Luton, nommé Président
Directeur général d’Arianespace, après avoir été Directeur général de l’ESA (1990-97).
43
Page 39/53
1) continuer les programmes liés à « l’espace utile », les applications spatiales au service de
la société (télécommunications, observation de la Terre, météorologie, télémédecine,
surveillance, prévention des catastrophes, sauvetage, etc.) ;
2) assouvir les besoins étatiques (scientifiques et militaires) ;
3) poursuivre l’exploration de l’Univers et, pour commencer, l’exploration du système
solaire (qui durera probablement après le XXIe siècle !)
De ces trois objectifs, le plus important, appelé à croître, est certainement le troisième. Les
deux premiers seront facilement atteints par les moyens actuels, à adapter, à développer,
mais sans problèmes majeurs.
Quant à la seconde question, à savoir « L’Europe veut-elle prendre une place parmi les
grands du transport spatial ? », je répondrai qu’elle pose le problème de la dispersion des
puissances spatiales qui sont actuellement au nombre de six ou sept (Etats-Unis, Europe,
Russie, Chine, Inde, Japon et d’une certaine manière le Canada). Pour les trois grands
projets d’exploration du système solaire, c’est trop ! Il faudra incontestablement coopérer
ou disparaître ! Que veut donc l’Europe ? Quelle est sa stratégie ? Il faut donc coopérer.
Dans le domaine du transport spatial, l’Europe conçoit et fabrique 100 % de ses
réalisations. Ses besoins étatiques sont très faibles, au contraire des « grands » (Etats-Unis,
Chine, Russie). L’issue stratégique est la coopération à long terme dans un grand Système
International de Transport Spatial au service de l’exploration du système solaire.
Pour le moment, dans le domaine du transport spatial, l’Europe envisage un Ariane 6 et un
petit Vega entièrement européens pour répondre aux deux premiers objectifs. (« Espace
utile » et « besoins étatiques »). La coopération internationale se limite à une très modeste
utilisation d’un très ancien lanceur russe (Soyouz), lancé depuis le Centre spatial guyanais
et destiné lui aussi à remplir le premier objectif. Mais rien sur l’exploration de l’Univers !
Pendant ce temps, les Etats-Unis, la Chine et l’Inde, au moins affichent résolument des
projets pour commencer l’exploration du système solaire : la Lune, Mars, les astéroïdes, les
comètes, etc. L’Europe est très active et très bien placée dans les missions de ces projets et
elle peut se féliciter de très beaux succès déjà acquis, ce qui me remplit d’admiration et de
satisfaction. Mais sa participation dans le transport spatial n’apparaît pas pour ces
missions. Ce n’est pas Ariane 6 qui est manifestement prévu pour cela ! Alors, vous
comprenez ma réponse quand vous me demandez mon avis sur Ariane 6. La vraie question
n’est pas là !
PFM : Est-ce que Mars vous semble être une destination obligée ?
CB : C’est évident que si l’on fait de l’exploration, on va commencer par le système solaire –
et on a déjà commencé depuis 40 ans – et cela prendra trois ou quatre siècles ! Arrêtonsnous sur le XXIe siècle : dans le système solaire, il y a des planètes gazeuses et des planètes
solides. On ne va pas aller sur des planètes gazeuses, sauf y aller autour et les visiter. Donc
on va aller sur des planètes solides : or il y en a trois en dehors de la Terre : Mercure, Vénus
et Mars. La planète la plus « facile » est sans aucun doute Mars.
PFM : Les futurs voyages vers Mars vous font-ils rêver ?
CB : Cela me fait rêver et en plus je trouve cela naturel. Il faut visiter l’ensemble du système
solaire y compris bien sûr avec des sondes qui aujourd’hui peuvent embarquer des
technologies remarquables. Il faut aussi explorer le « passé » du système solaire, c’est-àdire comprendre comment tout cela s’est mis en place et donc aller sur les astéroïdes et sur
Page 40/53
les comètes. Il faut essayer de comprendre. Je trouve admirable que l’Europe se soit
engagée dans cette affaire avec notamment la sonde Rosetta qui va se poser sur une comète
après avoir survolé un ou deux astéroïdes. C’est assez extraordinaire car cette sonde doit se
mettre en orbite autour d’une comète et y déposer un petit robot. 45
Voilà pour le coup quelque chose qui fait rêver et encore plus que Mars. Mars fait rêver
bien sûr mais Mars fait rêver comme autrefois le pôle sud il y a plus de cent ans…
PFM: Quand, à propos des lanceurs, vous disiez que les personnes n’ont pas forcément le
souvenir des années 70, l’impulsion européenne ne la doit-on peut-être pas aussi à des
personnes comme Roger-Maurice Bonnet ? 46
CB : Oui mais l’on se doit d’être conscient que l’on n’est pas seul… Aujourd’hui par
exemple, je pense que l’impulsion indienne est plus forte que celle de l’Europe. Il faut
arrêter de dire que l’Europe mène… L’Europe n’est pas crédible. Voici un exemple que je
raconte depuis des années : je me rappelle avoir reçu une gifle mémorable au Japon qui
m’a à tout jamais marqué et convaincu que l’Europe est « à côté de ses pompes ». Cela se
passait donc au Japon lors d’un dîner qui n’en finissait pas ; j’étais en face du ministre
japonais des télécommunications et, à un moment donné, je lui évoque une idée un peu
originale et je lui dis que le ministre français viendra le mois prochain pour en discuter et
lui soumettre une proposition intéressante. De marbre, le ministre japonais me répond
poliment qu’il est content de sa venue mais que, quinze jours auparavant, il avait rencontré
le ministre allemand, puis il se souvenait que dans trois semaines il recevrait le ministre
italien des télécommunications, et ainsi de suite ; il avait rendez-vous avec les quinze
ministres des Télécommunications de l’Europe ! Il me les a tous évoqués ! Vous voyez :
comment l’Europe spatiale peut-elle être crédible ?! C’est une Europe stupide qui veut
continuer à être comme si elle formait une puissance ambitieuse et cohérente – et Dieu sait
qu’elle a les moyens d’être ambitieuse. L’Europe peut aider à la construction du monde par
ce qu’elle sait faire mais elle perd son énergie à Bruxelles pour savoir si on va manger du
camembert ou du gouda ! C’est ahurissant ! C’est plus facile de discuter avec les Indiens :
ils sont un milliard mais vous discutez avec une seule personne, tandis que les Européens
s’ils ne sont que 500 millions vous devez discuter avec une foule de représentants qui, en
plus, se contredisent.
PFM : Quand je parlais d’impulsion, je pensais à ce que vous disiez c’est-à-dire que vous
étiez content de voir une Europe jouer un rôle important dans l’exploration interplanétaire
et je vous disais que cette impulsion, au sein de l’Agence, on la doit certainement à
Monsieur Bonnet.
45
Lancée le 2 mars 2004, la sonde Rosetta a survolé l’astéroïde Steins en 2008 puis Lutetia en 2010, en
attendant d’atteindre la comète Churyumov-Gerasimenko (d’un diamètre de 2 km) et d’y poser le petit
atterrisseur Philae en novembre 2014.
46 Les premières recherches de Roger-Maurice Bonnet concernaient l’étude du Soleil dans l’ultraviolet.
Astrophysicien, il dirige le Laboratoire de Physique Stellaire et Planétaire à Verrières-le-Buisson (1969-1983)
qui est aujourd'hui devenu l'Institut d'Astrophysique Spatiale situé sur le campus de l'Université d'Orsay.
1983-2001 : Directeur du programme scientifique à l’ESA. Sous sa direction ont été lancés les satellites
Giotto, Hipparcos, Hubble Space Telescope, Ulysses, Huygens, ISO, SOHO, XMM-Newton et Cluster.
Président du COSPAR (Committee on Space Research, 2002-), directeur exécutif de l’ISSI (International
Space Science Institut, 2003-). Cf. ESA INT790.
Page 41/53
CB : Sûrement dans le domaine de l’exploration de l’Univers, Bonnet est un véritable
moteur. Mais cela n’est pas suffisant. Si l’impulsion vient des hommes, elle doit aussi venir
des institutions. On doit ainsi être très fier de l’impulsion que le CNES a pu donner à une
époque… De plus, attention, se poser sur une comète, l’Europe n’est pas la seule à le tenter
puisque les Japonais ou les Américains l’ont aussi fait, du moins sur des astéroïdes. En tout
cas, on sent bien qu’il faut une gouvernance mondiale pour fédérer toutes ces activités,
sinon on finira tous par faire la même chose. Que ce soient les Japonais qui aillent sur une
comète ou nous, qu’est-ce que cela peut faire ?
Il ne faut pas nous croire irremplaçables. Que l’on soit fier de sa technologie, je suis
d’accord, mais nous ne sommes plus à l’époque où il fallait prouver que nous étions une
« puissance spatiale ». Maintenant, beaucoup d’Etats ont accès à l’espace et ont des
programmes importants. Il faut éviter la dispersion des efforts nationaux, surtout en
Europe.
Nous avons un temps « snobé » la Chine ou du moins mal évalué la capacité des Chinois.
Enfin, il faut nuancer car, quand les Chinois ont entraîné la mort d’au moins un millier de
personnes lors d’un échec de lancement d’un satellite Intelsat – ce qu’ils n’ont jamais voulu
avouer d’ailleurs –, ce n’était pas sérieux et on ne pouvait pas coopérer dans de telles
conditions. Mais c’était il y a 20 ans. Aujourd’hui, ils sont sérieux. Ils savent faire. Ils sont
aussi forts que nous, voire plus dans certains domaines.
PV : Et le Japon ?
CB : C’est autre chose. A mon avis, les Japonais n’ont pas l’attitude d’une grande puissance
spatiale et, semble-t-il, ils ne sont pas décidés à faire de la coopération. Le Japon se met
souvent en marge. Pour moi, il devient évident qu’au XXIe siècle, il va y avoir de grands
coopérateurs dans le monde : la Chine, l’Inde, les Etats-Unis, peut-être la Russie – que je
préférerais voir s’allier avec l’Europe car nous avons une histoire commune. Je préfère
parler de « coopérateurs » plutôt que « compétiteurs ». Chose curieuse, le Japon est plutôt
à part. C’est comme cela que je ressens les choses.
PFM : Je voudrais revenir sur l’Europe : comment analysez-vous l’échec de l’ELDO ?
CB : ELDO a été mal conçue au départ. Je pense qu’Aubinière avait bien cerné le
problème ; il avait l’expérience, la volonté et le dynamisme et je pense qu’il avait la capacité
de transformer l’ELDO. Le problème est qu’il aurait fallu lui donner la mission, le temps et
les moyens. En cinq ans, il en aurait fait une sorte d’ESA, voire plus efficace que l’ESA
actuelle. J’ai beaucoup travaillé avec l’ELDO, jusqu’au moment où j’ai compris que c’était
vain et, à ce moment-là, j’ai préféré dire que la France devait chercher une autre voie pour
le lanceur européen (peut-être en bilatéral avec les Allemands). Je me suis donc heurté à
Aubinière. Autrement dit, l’ELDO a été un épiphénomène d’une mauvaise conception de
départ.
PFM : Et l’ESA ?
CB : L’ESA me déçoit aussi, tout en reconnaissant qu’elle fait parfois des choses
admirables. Elle me déçoit dans le sens où tout est fréquemment remué dans une véritable
« fange administrative » à l’image de cette Europe avec toutes ses « commissions ». Je sais
que la voie actuelle n’est pas bonne, même celle qui vient d’être triomphalement remise en
Page 42/53
place [Commission Barroso]. Qu’est-ce qu’ l’Europe fait depuis des mois ? Que fait-on tous
les six mois ? Que voulez faire ? L’Europe me semble malheureusement en mauvaise passe.
PFM : Oui mais faites-vous une différence entre l’Europe politique et l’Europe spatiale ?
CB : Non car l’ESA est à l’image de cette Europe politique ! Je suis même naïf car j’ai
toujours pensé que l’espace était justement un domaine où l’on peut contribuer à
construire l’Europe. De même, c’est un domaine qui pourrait également contribuer à
élaborer une « gouvernance mondiale », ce que le monde sera forcément un jour amené à
faire pour traiter les grandes questions de l’humanité. Si on rate cette occasion, ce sera le
chaos. Regardez ce qu’il vient justement de se passer avec le sommet de Copenhague. 47 Si
rien n’est fait, on va probablement vers une catastrophe écologique. C’est pareil pour le
problème de l’immigration...
PV : Donc, pour vous, l’aventure spatiale ne peut désormais qu’être une « aventure
internationale » ?
CB : Bien sûr ! L’espace ne peut pas être autre chose que mondial ! Croyez-vous que « faire
du nationalisme » pour aller sur Mercure ou sur Mars a un sens ? C’est absurde ! Je me
souviens, lorsque j’étais à la Direction des Lanceurs au CNES, nous ne parlions que de
l’Europe. D’ailleurs, lorsque nous avons lancé le projet Diamant-BC, nous avons été les
premiers à avoir fait une brochure de mise en œuvre (ou d’utilisation) de Diamant-B pour
inciter à la coopération ! Là aussi, c’est une histoire que peu de personnes connaissent.
PV : En quoi consistait ce Diamant-BC ? Etait-ce un Diamant commercial ?
CB : Non, Diamant-BC devait être un successeur de Diamant-B. Il s’agissait d’un lanceur
précurseur du LIIIS. Nous voulions assurer un avenir au programme Diamant-B. Avec
notre équipe qui s’occupait des projets futurs, nous visions alors un créneau en dessous de
celui des satellites commerciaux. Nous nous étions rendu compte qu’il allait y avoir une
forte demande pour lancer des petits satellites scientifiques. Je me souviens par exemple
que des responsables chiliens étaient venus nous voir. Les Argentins aussi… Ils
souhaitaient faire des satellites scientifiques avec la France ou avec l’Europe. De ce fait,
nous nous étions mis dans l’idée de présenter un programme de lanceur en orbite basse
mais qui pourrait aussi placer des charges utiles sur des orbites un peu plus hautes. Au lieu
de l’avoir appelé Diamant-C, on a préféré l’appeler Diamant-BC car ce devait être un
lanceur dérivé du Diamant-B et le « C » signifiait « Coopération ».
La première brochure que nous avons faite remonte à 1969, elle prévoyait l’utilisation d’un
Diamant-BC ; je tenais personnellement à ce qu’elle soit écrite en Anglais. J’ai également
fait la brochure suivante qui devait mettre en valeur Ariane 4 pour Intelsat-6. On devait
frapper les esprits. Donc, Diamant-BC devait lancer les premiers petits satellites
d’application jusqu’à environ 200 ou 300 kg. On avait prévu de développer ce lanceur avec
six pays ! Je me souviens que l’on indiquait le nombre d’exemplaires à prévoir, le prix en
fonction du nombre à construire, le budget global à prévoir, etc., et à la fin il y avait un
paragraphe « Coopération » : il y avait donc au total les Allemands, les Anglais, les
47 Du 7 au 18 décembre 2009, 192 nations se sont réunies à Copenhague lors de la 15e conférence de la
Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. Un accord devait remplacer le
protocole de Kyoto (1997) ; ce fut un échec.
Page 43/53
Argentins, les Belges, les Français et les Indiens… Un de ces pays nous avait même affirmé
que si ce Diamant se faisait, il nous achetait immédiatement quatre Diamant-BC. Pour
notre part, on estimait que la France en aurait besoin d’environ six ou huit exemplaires –
on ne manquait pas d’air ! – quatre également par les Allemands, etc. Je crois que les
Argentins étaient prêts aussi à nous en commander trois ou quatre. Je me rappelle avoir
ensuite rédigé un projet sur une page dans lequel j’avais défini qui ferait quoi dans ces six
pays en question. Vous voyez l’idée de faire de la coopération pour les lanceurs n’est pas
nouvelle. En 1969-70, on l’estimait déjà inévitable. Voilà pourquoi je trouve aberrant que
l’Europe fasse encore Ariane 100 % en Europe...
Plus tard, en 1992-93, j’avais envisagé avec les Japonais de construire une partie de leur
lanceur H2 avec Mitsubishi-Heavy. On leur proposait une coopération de lancer tous leurs
satellites chez eux avec, au départ, en construisant des éléments de structures hautes du
lanceur, puis on a proposé de leur construire l’étage cryogénique réallumable et ce n’était
pas rien tout de même ! On aurait dû le faire et c’est un des points d’achoppement que j’ai
eus avec d’Allest. Je lui avais même proposé que l’on prenne le moteur réallumable du
Centaur. Il m’a aussitôt répondu : « Tu quittes la pièce tout de suite ! ».
PFM & PV : L’aventure spatiale a, comme on l’a déjà souligné, été aussi une affaire
d’hommes… On a déjà eu l’occasion d’évoquer le général Aubinière qui a eu son rôle à jouer
dans le début de l’aventure spatiale française et même européenne. Comment s’est passée
votre première rencontre avec le général Aubinière ?
CB : La première rencontre s’est faite lorsque je suis parti au Service d’Aéronomie. Comme
il s’entendait bien avec Blamont, Aubinière avait souhaité avoir en détachement un jeune
Ingénieur de l’Air. Aubinière a demandé à me voir. Il m’a souhaité de bonnes choses... Il
m’a certifié qu’il y avait de l’avenir dans les activités de l’espace.
PFM : N’aviez-vous pas déjà croisé Aubinière à l’X ? Ne venait-il pas y faire de la
« propagande spatiale » ?
CB : C’est plus tard ! Quand Aubinière a mis en place le CNES, il a voulu recruter
systématiquement trois ou quatre jeunes Polytechniciens. Il a commencé en 1965 et il a été
à l’X avec Chiquet. Aubinière était un ancien de l’Ecole polytechnique. Donc, Aubinière et
Chiquet ont été à l’X et ils ont exposé ce qu’était le CNES. De mon côté, j’étais en train de
constituer la Division des Lanceurs et j’en ai profité pour demander à Aubinière s’il ne
pouvait pas m’aider à recruter de jeunes Polytechniciens. N’oubliez pas qu’on a commencé
à deux ! Puis on est passé à une quarantaine de personnes à la fin de l’année et à plus d’une
centaine un an plus tard ! Cela n’a pas été évident de recruter une centaine de personnes
valables… Par ailleurs, on savait qu’on ne pouvait recruter que dans des organismes
spécifiques comme la SEREB, Nord-Aviation, Sud-Aviation, voire chez des équipementiers
comme la SNECMA puis, après, c’étaient des jeunes sortant d’écoles. Cette année-là, j’en ai
recruté deux : Frédéric d’Allest et Jean-Jacques Sussel. 48 Le premier a joué un rôle
marquant, comme vous le savez. Quant à Aubinière, il a eu une vocation spatiale tout à fait
par hasard. C’est le jour où il a rencontré Blamont : il était à la direction du CIEES et, un
48
Jean-Jacques Sussel a occupé divers postes, dont celui de directeur du Centre Spatial de Toulouse (198689), haut fonctionnaire de Défense, chargé des questions spatiales auprès du ministre de l’Education
nationale, de la Recherche et de la Technologie.
Page 44/53
jour, on lui annonce la venue d’un professeur qui a l’intention d’utiliser des fusées
Véronique pour faire des recherches dans la haute atmosphère. Et comme l’a toujours
raconté Aubinière, il s’attendait à voir un vieux monsieur avec une barbe blanche.
Surprise ! C’était un jeune homme un peu dégingandé qui s’est approché de lui et s’est
présenté comme étant le professeur Blamont. Aubinière lui a ensuite fait la visite du site et,
à la fin, Aubinière a été persuadé par Blamont qu’il fallait s’engager dans le spatial. Les
deux hommes se sont suivis continuellement après.
PFM : Une question plus anecdotique maintenant : quel serait votre meilleur souvenir en
rapport avec le spatial ?
CB : Il n’y en a pas qu’un, c’est certain ! Mais je mettrais en bonne place le lancement
d’Astérix, le premier « satellite » français lancé par Diamant. J’en garde une grande fierté
mais j’ai également un faible pour notre premier vrai satellite, le FR-1, lancé dix jours après
par un lanceur américain car, pour Astérix, on ne peut pas appeler cela un satellite : c’était
une charge « neutre » presque inerte, tandis que FR-1 était un satellite scientifique très
complexe pour l’époque. 49
PFM : Est-il exact que ce seraient les Américains qui nous auraient dit que notre premier
satellite était bien placé sur son orbite ?
CB : Il y a en effet une polémique à ce sujet. Je ne m’engagerai pas. Toutefois, j’ai tendance
à croire [Jean-Paul] Guinard, le chef de Projet D-1 qui devait voler sur le premier Diamant,
un homme clair et honnête qui a maintes fois répété que la première satellisation a bien été
effectuée le 25 novembre 1965 par la SEREB mais que le satellite a échoué à retransmettre
les phases du vol. C’est alors que le CNES a, le premier, fourni le diagnostic de satellisation
suivi par les Américains.
PV : La légende raconte en effet souvent que les Américains auraient annoncé aux Français
que leur satellite était bien placé sur orbite.
CB : Je crois qu’on ne sait toujours pas bien à quel moment les Américains nous l’ont dit
mais, nous, nous savons à quel moment le CNES a annoncé le diagnostic en question. De
toute façon, cela n’a pas beaucoup d’importance. En revanche, ce qui est certain, c’est que
la SEREB, le CIEES et les Armées ont lancé un satellite muet. Ils l’ont tout de même repéré
au radar après. In fine, c’est quand même un énorme succès pour la France et on peut en
être fier. Mais pour nous, le CNES, le lancement du premier satellite français sera toujours
le FR1.
Le jour du lancement du FR1, le 6 décembre 1965, je n’étais pas au centre américain de
Vandenberg situé sur la côte ouest ; j’étais au centre de contrôle de Brétigny et on attendait
la première orbite. Le satellite n’était pas tout à fait polaire (mais en latitude élevée) et
donc on ne pouvait pas « voir » la première orbite. La première descente ne se faisait pas
au-dessus de l’Europe, peut-être de l’Asie si je me souviens bien. En tout cas, l’attente
49
D’un poids de 62 kg, le satellite France-1 a été lancé par une fusée américaine Scout sur une orbite de 696 x
707 km. FR-1 a étudié la propagation des ondes Très Basse Fréquence dans l’ionosphère et la magnétosphère
et, de ce fait, étudier la structure du plasma et les irrégularités de sa densité. Le satellite était équipé de
3 antennes magnétiques et 2 antennes électriques pour déterminer les paramètres (direction propagation des
ondes, impédance d’onde…).
Page 45/53
devenait pénible et, tout d’un coup, on a entendu les « bip, bip, bip » ; je peux vous dire que
cela fait une sacré impression, une immense émotion.
Vous me demandez donc si j’ai des souvenirs liés à l’espace ? Je crois bien que celui-ci a été
peut-être un des plus forts mais, évidemment, j’ai d’autres souvenirs intenses de ce genrelà et c’est forcément le premier qui vous marque le plus. Il faut reconnaître que nous avions
tous autour de 30 ans et, pour la plupart d’entre nous, c’était une première spectaculaire.
PFM : De même, quel serait l’objet spatial qui vous a le plus marqué ?
CB : En réfléchissant et en écoutant votre seconde question, je dirais finalement que l’objet
le plus marquant a donc été le FR-1 mais l’événement qui m’a certainement le plus marqué
a été les premiers pas sur la Lune. Quelques jours après l’événement, je me souviens d’être
sorti, d’avoir regardé la Lune et de me dire que ce n’était pas possible que des hommes
étaient en train d’y marcher ! Cette histoire est restée d’autant plus ancrée que, quelques
années auparavant en 1963, j’ai eu la chance de me rendre à Houston. A cette époque, mon
patron Causse m’avait conseillé d’aller passer un petit moment aux Etats-Unis, notamment
à Wallops Island : j’ai donc fait tout un tour, de la NASA aux entreprises investies dans
l’aventure spatiale ; j’ai vu énormément de choses. En compagnie de Causse, qui entre
temps m’avait rejoint, nous avons été à Houston et on a été reçus, non pas par von Braun –
hélas – mais par un de ses adjoints. Comme c’était peu de temps après que Kennedy a lancé
sa fameuse course à la Lune, ils nous ont montré leur projet. Ils nous ont parlé de tout. J’ai
été complètement ahuri lorsqu’ils ont décrit dans le menu toutes les différentes phases : le
lancement, le rendez-vous en orbite terrestre, le voyage, la mise sur orbite lunaire,
l’atterrissage, puis le décollage lunaire, le rendez-vous lunaire et le retour sur Terre...
Lorsque nous sommes sortis, j’ai dit à Causse : « Ce n’est pas possible, ils se sont moqués
de nous ! ». Causse m’a regardé et a ajouté : « C’est en effet une possibilité ». Sa réponse
m’a surpris car lui en principe il devait avoir une formation en la matière un peu plus
approfondie que la mienne ! En tout cas, nous étions tous les deux complètement ahuris.
On se demandait comment ils avaient pu concevoir un système aussi compliqué et aussi
sophistiqué. Six mois plus tard, on avait compris qu’il n’était pas possible de faire
autrement car, de notre côté, on avait analysé le problème. Comme tout le monde, j’ai alors
suivi tous les premiers lancements. J’observais avec émerveillement que tout se déroulait
de manière remarquable. Je dois reconnaître que le jour où ils ont posé le pied sur la Lune,
cela m’a vraiment impressionné. Je n’ai pas pu le voir en direct car j’étais à ce moment-là
dans le train dans lequel les gens suivaient l’événement avec leur poste de radio. J’étais
presque en extase d’entendre cela.
PFM : Vous écoutiez les commentaires d’Albert Ducrocq ? 50
50 Albert Ducrocq (1921-2001) : scientifique à qui l’on doit, entre autres, le Renard électronique. Professeur
de physique électronique (1946-55), Ingénieur-Conseil (1949-2001), Directeur de la Société française
d'électronique et cybernétique (1952-58), Président de la Fédération nationale de l'automation (1957-63), il
enseigne à l'Ecole des hautes études commerciales (1962-65) puis devient en 1966, Professeur à la Fondation
nationale des sciences politiques. Il est toutefois beaucoup plus connu en tant que journaliste et écrivain
scientifique. Vulgarisateur hors pair, témoin privilégié des grands évènements de la conquête spatiale, il s'est
notamment rendu en URSS à la fin des années 1950 et a commenté en direct les premiers pas de l'homme sur
la Lune pour les auditeurs de la radio Europe 1 en 1969. Outre une quarantaine d’ouvrages, il publia de
Page 46/53
CB : Je ne me souviens plus qui commentait.
PFM : Je vous demande cela car les commentaires de Ducrocq étaient exceptionnels !
CB : Alors oui mais il fallait se méfier de lui ! C’est également lui qui a annoncé un
lancement Diamant qui n’a pas eu lieu !
PFM : C’est-à-dire ?
CB : Ça vaut son pesant d’or ! A la radio, il était en effet en train de commenter avec une
maestria extraordinaire le moment où le lanceur allait décoller : il a alors fait en direct le
décompte : « …5, 4, 3, 2, 1, 0, feu » et, dans son élan, il a enchaîné en décrivant l’ascension
de la fusée. Puis tout d’un coup : silence. Il a alors ajouté : « Voilà ce que j’aurais pu dire si
l’engin avait décollé ! ».
PFM : En fait, c’est parce qu’il refusait de prendre l’avion…
CB : … et donc il devait nécessairement être à Brétigny. Il devait regarder les écrans de
contrôle. Mais, c’est vrai, il s’est rattrapé de manière extraordinaire. En fait, il n’y a pas eu
de catastrophe, il n’y a tout simplement pas eu de mise à feu. Mais je ne me souviens plus
quel Diamant était concerné. En tout cas, ce n’était pas un de nos lancements, c’était un
Diamant-A dont le tir était effectué depuis Hammaguir.
PFM : J’ai donc bien compris que vous avez des sentiments particuliers envers le FR-1
mais, s’il faut retenir un « objet spatial » exceptionnel qui vous semble emblématique, quel
serait-il ?
CB : Pour moi, c’est forcément un lanceur ! C’est forcément Diamant-B mais aussi Ariane
car j’ai été particulièrement content de revenir en 1982 et de contribuer à son
développement. Mais j’ai tout de même un faible pour Diamant-B car, à l’époque, il m’a
pris toute mon énergie. Pour le premier lancement Diamant-B, le mardi 10 mars 1970,
j’étais à Brétigny. Pendant la préparation, je m’étais rendu à plusieurs reprises à Kourou
car cela avait pris au moins 3 mois. Au moment du lancement, mon rôle n’était à ce
moment-là pas à Kourou. Je m’en souviens bien. J’étais alors à côté du général Aubinière
dans la petite salle de contrôle de Brétigny. Aubinière était d’un nerveux ahurissant ! Ce
n’était pas étonnant car il jouait gros sur ce lancement, surtout sa réputation. Tout d’un
coup, il me regarde et me pousse le bras en disant : « Bigot, vous m’énervez ! ». J’étais
surpris, je ne disais rien ! Je lui ai répondu quelque chose du genre : « Si vous voulez mon
général, je peux sortir ? ». Il a aussitôt ajouté : « Mais non ! Mais enfin qu’est-ce qui se
passe, vous avez l’air d’être complètement éteint, impassible… ». Que pouvait-on faire là où
nous étions ? J’ai essayé de lui expliquer qu’il fallait attendre. Cela l’énervait et il a ajouté :
« Cela semble vous désintéresser ! ». J’ai protesté : « Comment pouvez-vous dire cela mon
général ? Vous savez l’importance de ce tir ? ». J’ai essayé de lui expliquer qu’on avait fait
tout ce qu’il fallait mais que nous ne pouvions pas savoir si cela fonctionnerait car c’était
notre premier lancement. Nous avions fait tout ce qu’il était possible d’imaginer ; notre
équipe avait donné tout ce qu’elle pouvait. Il fallait donc attendre. Je lui expliquais que
l’opération de lancement semblait plutôt bien se dérouler et que, de ce fait, je n’avais pas
grand-chose à dire. C’était intense malgré les apparences. Il faut souligner que c’était la
nombreux articles dans les magazines Espace & Civilisation, Atomes, Sciences et Avenir et Air et Cosmos,
ainsi que dans les pages scientifiques du quotidien Le Figaro.
Page 47/53
première fois de toute l’histoire de la mise au point des engins fusées en France – et peutêtre bien ailleurs aussi – que l’on effectuait un lancement d’une fusée à trois étages tout de
suite. Cela avait été une décision de la Division des Lanceurs du CNES. Cela avait été
mûrement réfléchi car, avant, la SEREB testait d’abord le premier étage, puis le deuxième,
etc. avant de les tester ensemble. C’est aussi vrai que sur les trois étages de notre DiamantB, il y avait le deuxième étage qui était inchangé, même si ce n’est pas tout à fait vrai étant
donné que nous y avions fait des modifications (notamment des équipements électriques
différents). Mais le premier et le troisième étage étaient extrêmement nouveaux,
contrairement à ce que certaines personnes disent. Ils avaient certes été testés au banc
mais ils n’avaient jamais été testés en vol.
Le premier étage [Améthyste] faisait tout de même 20 tonnes – alors que celui de
Diamant-A [Emeraude] faisait 14,7 tonnes –, ses réservoirs avaient été allongés et on
utilisait des ergols plus énergétiques : de l’UDMH et du N204. 51 Quant au troisième étage
[P-800], son diamètre avait été porté à 800 mm, contre 650 mm pour celui de Diamant-A
[P-065]. Cela avait été une prouesse technique à l’époque car l’enveloppe de ce troisième
étage était obtenue par bobinage sur un mandrin particulier [en fil de verre imprégné de
résine phénolique]. Or il a fallu fabriquer de nouveaux mandrins. De même, la poudre
utilisée était nouvelle, comme la tuyère d’ailleurs. Ainsi, à partir du moment où vous
modifiez la masse et le diamètre d’un engin à poudre, cela devient un nouvel engin. Nous
avons utilisé du Butalane, tandis que sur Diamant-A c’était de l’isolane. Si nous avions
utilisé la méthode SEREB, Diamant-B aurait coûté x fois plus cher et je ne sais pas si nous
aurions pu le réaliser. Notre avantage était, qu’à ce moment-là, nous partions avec des
personnes qui savaient ce qu’était un lanceur. Notre méthode a ainsi été beaucoup
critiquée. La SEREB ne s’est pas gênée de dire à qui voulait l’entendre que nous étions
inconscients car nous faisions des impasses un peu partout, disait-elle.
Le coût de notre programme était de l’ordre de 65 millions de francs. Pierre Soufflet, le
patron de la DTE, nous a d’ailleurs soutenus en affirmant toutefois que notre programme
était financièrement « faible » ; il l’a doublé en indiquant que celui-ci pouvait aller jusqu’à
120 à 130 millions ; il l’a écrit dans son rapport au ministre ! De son côté, la SEREB faisait
une proposition à 500 millions ! En plus, le lanceur de la SEREB devait être un engin
entièrement à poudre ; c’est autre chose. Le coût s’expliquait donc par leur philosophie qui
consistait à tout tester, étage après étage, puis deux étages ensemble et enfin les trois
étages ! Certains disent même aujourd’hui que c’est avec Ariane que les méthodes ont
changé or, c’est faux, c’est avec Diamant-B ! Je ne veux certes pas comparer les deux
lanceurs car, avec Ariane, il y a une plus grande différence de risques avec notamment le
fait que les trois étages étaient éminemment nouveaux, bien que le second étage était assez
proche du premier, mais les responsables d’Ariane ont fait exactement le même
raisonnement que nous avec Diamant-B. C’est pourquoi je dis souvent que c’est pourquoi il
y a eu une certaine continuité entre Diamant-B et Ariane, tant sur la conception (le LIIIS)
que dans l’organisation industrielle et la philosophie des essais.
Ainsi, il vaut mieux lancer un lanceur complet, même si le deuxième ou troisième étage ne
fonctionne pas, au moins on a testé en vol l’ensemble du lanceur. Lors du premier
51
Le premier étage Diamant-A utilisait de l’essence de térébenthine et de l’acide nitrique, comme pour la
fusée-sonde Véronique.
Page 48/53
lancement Diamant-B, vous comprenez maintenant pourquoi je restais impassible – mais
pas insensible. J’ai donc expliqué à Aubinière que l’affaire serait gagnée dès que le premier
étage aurait terminé correctement son vol. Pour moi, le plus important était donc le
comportement de ce premier étage. Le deuxième étage devait fonctionner car il était
qualifié et nous avions pleine confiance dans le troisième étage, excellemment développé
par Sud Aviation, ainsi que dans la case Equipement et la partie haute (séparation, coiffe)
nouvelle.
Si, pour le premier lancement, on n’en menait pas large, pour le second lancement, on était
plus que confiant : on a même fait une opération médiatique extraordinaire en convoquant
des journalistes. Aubinière n’a pas aimé !
PV : Le général Aubinière n’aimait en effet pas les journalistes. Il m’avait rapporté une
anecdote lorsqu’il était le directeur du CIEES à Colomb-Béchar : un jour, un journaliste a
été surpris à « mettre son nez » un peu partout sur la base. Enervé, Aubinière l’a fait mettre
temporairement aux arrêts !
CB : Il n’avait peut-être pas tort ! Mais on ne peut pas faire autrement que de faire parfois
appel aux journalistes : on voulait faire du retentissement ; on voulait que des coopérants
viennent ; on voulait que des politiques viennent également. On voulait capitaliser sur le
succès du second lancement du 12 décembre 1970. J’avais même fait faire des cartes de
vœux d’avance. Il y avait d’un côté le lanceur Diamant-B et de l’autre Péole, c’est-à-dire le
satellite lancé par ce deuxième Diamant-B, un satellite français cette fois et qui a donné de
très bons résultats scientifiques. A la fin de novembre, pour des raisons d’économie,
Aubinière annonce dans une note de service que cette année le CNES ne ferait pas de cartes
de vœux. Quelque temps auparavant, il avait déjà donné le ton en interdisant de téléphoner
l’après-midi ! [Rires] J’ai passé outre. Si le lancement rate, tant pis ; si le lancement réussi,
on me pardonnera. Après le succès de Diamant-B n°2, j’ai eu un blâme avec inscription
dans mon dossier ! Il est vrai que, dès le succès, on avait envoyé les fameuses cartes !
Finalement, j’ai trouvé cela très drôle. Pendant une bonne dizaine d’années, j’ai envoyé une
de ces cartes à Aubinière pour lui souhaiter la bonne année !
PV : En avez-vous conservé ?
CB : Il doit m’en rester quelques-unes.
PFM : Après la réussite de Diamant-B, qu’avez-vous décidé de faire ?
CB : Après Diamant, Aubinière m’a suggéré de le rejoindre à l’ELDO. Dans les réunions
ELDO, nous étions souvent d’accord avec les Allemands. Ils faisaient le troisième étage du
lanceur Europa et donc on était assez proche d’eux, on avait de nombreux contacts. On leur
avait beaucoup parlé de Diamant-B et vous savez peut-être qu’on a eu du mal à trouver un
satellite à lancer sur le premier Diamant-B. Evidemment, j’ai proposé de lancer D2 mais il
n’était pas prêt et les responsables préféraient modifier éventuellement le D1-4. De toute
manière, je crois que le CNES n’était en fait pas prêt à lancer. C’était quand même
malheureux car on avait le programme Diamant-B prêt à lancer dans un an à un an et demi
et on ne savait toujours pas ce que nous allions lancer ! Voyant qu’il ne sortait rien des
réunions, j’ai proposé aux Allemands d’exploiter Diamant-B. La proposition les a
intéressés. Grâce à eux, nous sommes entrés en contact avec MBB qui nous a fait notre
capsule technique – car on avait lancé un appel d’offre en France et en Allemagne pour
construire cette capsule qui devait prendre toute une série de mesures du lanceur pendant
Page 49/53
son vol. Cependant, la capsule étant modeste, il restait encore de la place pour mettre un
petit satellite sur la capsule en question. Les Allemands nous ont alors fait une
proposition : construire toute la charge utile, à la fois le satellite et la capsule, ainsi que le
système de séparation. Le premier lancement Diamant-B devenait ainsi une mission
franco-allemande que nous avons appelée DIAL (Diamant Allemagne). Diamant-B n°1 a
ainsi lancé le 10 mars 1970 un satellite allemand. 52 Je me souviens qu’à cette occasion
notre humoriste – car nous avions un humoriste du nom d’Olivier Carel – a sorti un dessin
extraordinaire qui représentait Aubinière dressant les bras en l’air en disant : « Si j’avais su
que ce lanceur marcherait, j’aurais mis un satellite [français] dessus ! ». Nous avons été
très fiers de ce lancement. Ainsi, je me souviens avoir écrit un papier sur lequel j’ai affirmé
que ce lancement faisait de l’Europe la « quatrième puissance spatiale mondiale ». Le
lancement du 10 mars 1970 était en effet très européen : un lanceur français pour un
satellite allemand, tiré à partir du Centre spatial guyanais qu’on a appelé le « Port spatial
de l’Europe ». Mais par la suite, à ma grande surprise et désolation, j’ai constaté que
personne n’a alors retenu cette date et cet événement historiques. Même le CSG n’a jamais
pensé à fêter l’anniversaire de son premier lancement orbital ! C’est proprement
incroyable ! 53 Et pour l’ESA (qui n’existait pas encore), tout le passé, avant 1975, est
totalement inintéressant !
Pour revenir à ma carrière, j’ai donc préféré, début 1971, quitter le CNES puisqu’il ne
voulait pas continuer les lanceurs (j’ai failli revenir à la demande de Michel Bignier en 1973
pour reprendre la Direction des Lanceurs afin de commencer Ariane).
PFM : Puis vous êtes entré à Air Inter ?
CB : J’ai d’abord été formé, puis j’ai passé un an comme Adjoint auprès du Directeur
général puis auprès du Directeur du matériel à Orly, pour finir auprès du Directeur des
opérations ou du transport. Ensuite, j’ai été nommé Directeur du développement, c’est-àdire pour faire le plan, pour s’occuper des programmes d’avenir, de la réservation
automatique, du choix des avions nouveaux et, d’une manière générale, du plan de
développement. Cela m’a beaucoup intéressé et occupé mais je suis parti au bout de cinq
ans car, entre-temps, Chiquet m’a recontacté pour savoir si j’acceptais de devenir Directeur
général de la filière de la Régie Renault, la SERI-Renault. Je me suis essentiellement
occupé de reconversions de la société SERI qui avait été créée pour faire des usines Renault
après la guerre. Il y a eu 25 usines en France, dont les fameuses usines de la Seine et, quand
toutes ces usines ont été terminées, c’est-à-dire dans les années 70, la Régie s’est demandée
ce qu’elle allait faire de ses 500 personnes. Elle a décidé d’en faire une société d’ingénierie
qui va faire des projets pour d’autres entreprises. Elle a ainsi créé la Société d’Etudes et de
Réalisation Industrielle (SERI) : l’objectif était de créer des usines « clefs en main » de
transformation ou de choses de ce genre-là. On a ainsi fait des usines en Russie, au
52 D’un poids de 60,4 kg, le satellite allemand Wika devait étudier la répartition de l’hydrogène dans la haute
atmosphère. Il a cependant subi des dommages lors du lancement, dus aux vibrations de la fusée, et les
données ont été difficiles à interpréter. Le satellite est rentré dans l’atmosphère le 5 octobre 1978. Quant à la
capsule française Mika, d’un poids de 52 kg, elle a testé la capacité de Diamant à fournir une rotation du
satellite au moment du déploiement (rentrée le 9 septembre 1974).
53 A ce sujet, on peut se référer à un article que Charles Bigot a écrit dans la revue de l’IFHE, Espace & Temps
n°6 de juin 2010 sous le titre « Deux anniversaires fondateurs pour l’Europe spatiale en mars 2010 ».
Page 50/53
Vietnam, des usines de vélos, de moteurs, de chemises centrifugées, etc. Chiquet, qui était à
la BNP, a fait faire toute une étude sur la SERI-Renault qui a fini par l’embaucher. Mon
ami Chiquet était chargé de développer « Renault Entreprise ». La SERI était son organe
ingénierie, l’autre s’occupait de la finance et Chiquet ne pouvant plus s’occuper des deux il
m’a ainsi demandé de prendre la direction de la SERI-Renault. Je suis resté quatre ans et
demi chez Renault puis j’en suis parti parce que Chiquet a été amené à partir du groupe
Renault. A ce moment-là, ils ont fermé la SERI et tout le reste.
PFM : Vous êtes alors allé à Aerospatiale ?
CB : J’avais gardé des contacts avec le milieu de l’aérospatial en général. Usunier, le patron
de la division des engins balistiques d’Aérospatiale, me connaissait bien et il m’a dit qu’il
recherchait une personne pour faire du commercial, capable de vendre des satellites. Au
départ, je ne l’ai pas pris au sérieux puis cela m’a intrigué. J’ai accepté. J’ai même gagné le
premier contrat de satellite signé en dehors des Etats-Unis ! C’était Arabsat. Quant à
l’affaire Arabsat, elle vaudrait un livre !
PV : Expliquez-nous un peu…
CB : Il faudrait un livre à la fois pour expliquer l’impertinence que nous avons eu de nous
présenter pour répondre à l’appel d’offre d’Arabsat pour nos patrons. J’avais un directeur,
Usunier, qui me laissait faire et qui était d’ailleurs très satisfait de cette situation. Il ne
voyait pas comment vendre un projet de type Arabsat. Par contre, il y avait un Directeur
général délégué d’Aérospatiale, [Yves] Barbé, un ancien énarque, et puis vous aviez le
général [Jacques] Mitterrand, le PDG d’Aerospatiale. Lorsque j’ai vu l’appel d’offre
d’Arabsat, je suis allé voir Barbé et Mitterrand pour leur dire qu’il fallait que nous fassions
quelque chose car le projet correspondait plutôt bien à ce que nous savions faire. Je leur ai
donc dit qu’il ne fallait pas hésiter mais ils ne voulaient pas le faire ! Ils m’ont même
affirmé que nous n’avions pas « le droit ». J’étais surpris ! Pour eux, il y avait eu une
décision du Ministère en faveur de la MATRA qui était chargée de répondre à l’appel d’offre
en question. En échange, nous avions à réaliser le satellite TDF et ses éventuels suites. De
plus, ils m’expliquent que, comme on est associé avec Ford depuis longtemps pour faire des
satellites Intelsat-V, VI et bientôt VII, donc des petits satellites comme Arabsat, c’est Ford
qui les présente et, pour des raisons que nous ne maîtrisons pas, qui ne veut pas s’investir
dans Arabsat. Le général Mitterrand m’explique que, de toute manière, il n’y a rien à faire
car c’est le Ministère qui a pris la décision et que, de toute façon, ce n’est pas une mauvaise
idée de laisser seule MATRA, cela évitait une concurrence franco-française. Je leur ai
expliqué que, s’ils en avaient la possibilité, il ne fallait pas hésiter car il n’y avait à ce
moment-là pas beaucoup d’offres de ce genre-là. J’ai ajouté qu’en plus ils m’avaient
embauché pour faire du commercial et que donc j’estimais qu’il fallait faire au moins une
offre ! Non, pour eux, on n’avait pas le droit. Pour eux, c’était le Ministère qui avait décidé.
Alors je suis parti au Ministère. Je suis tombé sur une personne qui m’a dit clairement que
je les embêtais. Elle m’a expliqué qu’ils avaient eu du mal à mettre sur pied ce projet et à le
confier à la MATRA ; il fallait en accepter la décision. Elle m’expliquait que de toute façon
l’ambassade du pays commanditaire était d’accord et que l’on ne pouvait plus changer. Il ne
fallait donc surtout pas qu’il y ait deux offres françaises sur un même appel d’offre. Je lui ai
répondu qu’il ne fallait peut-être pas faire deux offres françaises mais qu’il fallait au moins
faire l’offre gagnante et l’offre gagnante n’est pas MATRA mais Aerospatiale-Ford… Elle
m’a certifié que ce n’était pas possible. Je lui ai demandé pourquoi le Ministère avait
Page 51/53
tranché de manière aussi nette. On pouvait voir au cas par cas ? La personne m’a répondu
que c’était comme ça ; les petits satellites de télécommunications sont pour MATRA, tandis
que les gros satellites de télédiffusion directe sont pour Aerospatiale… Alors je lui ai
demandé : « Et s’il s’agit d’un petit satellite de télévision directe ? Qui le fait ? ». Mon
interlocuteur commençait à ne plus vraiment comprendre ! [Rires] On lui avait expliqué
que les satellites de télécommunications avaient des puissances faibles, car évidemment il y
a moins de bandes passantes, donc ils sont petits, tandis que les satellites de télévision ont
de plus grandes puissances et de ce fait ils sont plus gros. Je lui ai donc dit qu’il était mal
informé car Arabsat est un petit satellite de télévision directe. La personne en question ne
savait plus quoi penser. Je lui ai dit que de toute manière Aerospatiale allait faire son offre,
tout en mettant Ford pour que le projet ne soit pas perçu uniquement comme français.
Ensuite, j’ai dû persuader les responsables d’Aerospatiale, Barbé et Mitterrand et à la fin ils
m’ont dit : « Vous nous avez convaincu, on y va ! », tout en me donnant des instructions
très claires : je pouvais répondre à cet appel d’offres international mais alors je devais tout
faire pour arriver en seconde place ! Je ne comprenais pas pourquoi l’objectif donné à notre
équipe était d’être second ?! Pour moi, il fallait être premier et gagner le contrat : le
gagnant ne pouvait être qu’américain, la société Hughes, qui remportait la quasi-totalité
des contrats ! L’objectif était donc de battre MATRA et donc d’arriver second derrière
Hughes ! Finalement, le Ministère nous a laissés faire… Lorsque je suis arrivé à Ryad,
l’ambassade n’a pas voulu me voir : elle soutenait MATRA, pas Aerospatiale ! Au bout de
six mois, Hughes et Aerospatiale étaient retenues pour la finale. Du jour au lendemain, tout
le monde était prêt à nous soutenir… Six mois après, l’offre d’Aerospatiale était acceptée !
Nous avions gagné, contre toute attente, contre tout le monde…
Finalement, c’était une époque assez incroyable et je n’en tire pas de gloire personnelle car,
pour être franc, si j’avais vraiment à analyser la situation, je dirais que c’est Gérard
Chauvallon, le patron de Cannes, qui a joué le rôle le plus important en construisant avec
succès le satellite Arabsat. C’était un homme remarquable, moi je n’étais qu’un simple
catalyseur qui a essayé de motiver, rien de plus. Mais il faut reconnaître qu’Arabsat a tout
de même été une affaire énorme, exceptionnelle, car, pour la première fois, la France a
gagné un contrat de satellite qui n’avait pas pu être pris par les Etats-Unis. Jusqu’à
Arabsat, tous les satellites dans le monde avaient été confiés uniquement à l’industrie
américaine. Jamais la France n’avait jusqu’alors remporté un contrat export. On a gagné
Arabsat à la surprise générale mais cela n’a pas été simple, croyez-moi ! Par exemple, le 10
mai 1981, alors que je négociais les points du contrat, un responsable d’Arabsat vient me
voir en me disant que les négociations s’arrêtaient maintenant. Je ne comprenais pas ! Il
m’expliquait que François Mitterrand venait d’être élu président de la République française
et tout le monde s’attendait à un virage dans la politique arabe de la France. Dès lors,
Arabsat décidait de revoir sa position ! Nous avons pu téléphoner immédiatement au
général Mitterrand qui a obtenu de son frère un message immédiat au roi Khaled. Onze
jours plus tard, le contrat était signé ! Et pourtant, il y a encore eu des embuches ! Par
exemple, le jour même de la signature, quelques heures avant la cérémonie, j’ai été
convoqué par le patron d’Arabsat (Ali Al Mashat) qui m’a montré un fax provenant d’un
bureau de poste du Caire, signé du représentant d’Hughes au Moyen Orient, mettant en
garde Arabsat de ne pas signer le contrat car, écrivait-il, « La France est sur le point de
conclure un important accord technologique dans le domaine nucléaire avec Israël » ! Il a
donc fallu encore convaincre Ali Al Mashat de jeter ce fax au panier !
Page 52/53
Je pense ainsi que toutes les personnes qui ont travaillé à cette époque ont eu la chance de
vivre des choses assez incroyables mais c’est aussi une époque difficile à reconstituer car,
non seulement il n’y a pas eu le souci de conserver des archives, mais en plus au début il n’y
en avait même pas !
PV : Je suis hélas confronté à ce problème car, dans mes recherches sur les activités des
fusées à l’ONERA, sur les 400 engins qui ont été expérimentés entre 1945 et 1972, je n’ai
retrouvé qu’environ 110 fiches techniques…
CB : Ecoutez, ce n’est pas si mal car je vais vous avouer que, de toutes les expériences que
j’ai pu faire avec Blamont à Hammaguir, il ne reste quasiment aucun écrit ! Il n’y en a
même jamais eu parce que tout simplement nous n’écrivions pas ! On emportait nos pots
de sodium sous le bras puis on allait les tirer et nous ne faisions pas de comptes rendus.
PV : Vous comprenez maintenant l’importance de ce genre d’entretien lorsque nous ne
disposons pas assez de sources écrites…
CB : C’est vrai, je dois le reconnaître.
PFM & PV : Nous vous remercions d’avoir bien voulu répondre à nos questions !
Page 53/53