La longue histoire de la
Transcription
La longue histoire de la
DE MÉMOIRE DE MÉDECIN La longue histoire de la drépanocytose Si l’histoire médicale de la drépanocytose est récente (et plus encore celle de son traitement), elle ne peut faire oublier l’indifférence et la douleur liées à une maladie dont le destin accompagne celui des communautés noires à travers le monde. par Gilbert Tchernia T issée depuis des siècles à l’histoire de l’homme, marquée au fer de la douleur, ne suscitant le plus souvent que l’indifférence ou un imaginaire de malédiction, la drépanocytose doit quitter l’ombre et le silence. L A D R É PA N O CY TO S E E S T U N E L O N G U E H I S TO I R E À 4 PA R T E N A I R E S 1. L’homme. Il y a 5 000 à 9 000 ans est progressivement survenue une modification majeure dans la vie d’Homo sapiens: chasseur-cueilleur, sans domicile fixe ou de très courte durée, il devient sédentaire et commence à organiser agriculture, domestication animale et habitat. La densité alors évaluée de 1 à 5 habitants/km2 augmente dans des zones cibles proches des fleuves ou des points d’eau où la déforestation est mise en œuvre. 2. Le moustique. L’anophèle est amateur de lumière. Ses larves ont besoin d’eau stagnante pour se développer. Le chaume est une villégiature idéale pour les adultes dans la journée, avant la chasse du soir. Les nouveaux villages apportent clairière et lumière, eaux usées près des cases, et feuilles séchées sur les toits. 3. Le paludisme. La densité croissante de population a favorisé l’adaptation de nombreux agents pathogènes de l’animal à l’homme. La sédentarité est le point de départ du progrès et de la construction sociale, mais peu à peu la mortalité par les maladies infectieuses l’emporte sur celle des accidents de chasse. Beaucoup de pathogènes animaux vont par passages successifs s’adapter à l’organisme humain. Plasmodium falciparum, transmis par l’anophèle femelle est le parasite responsable des formes les plus graves du paludisme. Il est probablement issu d’un parasite du chimpanzé qui est devenu pathogène pour l’homme en Afrique noire. Le paludisme est une des maladies les plus graves de l’histoire de l’humanité. On retrouve la trace de la malaria sur les papyrus des Égyptiens, 16 siècles avant J.-C., et beaucoup de textes de l’Antiquité grécoromaine y font allusion. Ce parasite a décidé de l’issue de beaucoup de guerres et du déclin de beaucoup d’empires. Le paludisme s’est étendu de proche en proche par le biais des migrations de populations et des circuits commerciaux. Il est encore responsable de millions de morts chaque année. 4. Le globule rouge et la mutation drépanocytaire. Le globule rouge est la cellule cible du parasite de la malaria ; l’hémoglobine qu’il contient lui permet, grâce à son extrême souplesse, de transporter l’oxygène au plus loin des tissus, le long de vaisseaux capillaires dont le diamètre est très inférieur à celui de la cellule qui doit s’adapter et s’allonger. Au cours de l’évolution, le globule rouge va adopter plusieurs stratégies pour minimiser les effets du paludisme par des mutations variées. La mutation drépanocytaire, qui est la plus importante de ces stratégies, serait apparue entre 1100 et 200 ans avant J.-C., probablement en plusieurs endroits d’Afrique et d’Asie. Cette mutation qui ne modifie qu’un seul acide aminé de la chaîne β de la globine transforme les propriétés physiques de la molécule d’hémoglobine: en cas d’hypoxie, des structures rigides formées par la coalescence des chaînes β anormales diminuent ou abolissent la 1618 L A R E V U E D U P R AT I C I E N / 2 0 0 4 : 5 4 TOUS DROITS RESERVES - LA REVUE DU PRATICIEN DE MÉMOIRE DE MÉDECIN / AFRIQUE : Région « exportatrice » d’esclaves BRÉSIL : Région « importatrice » d’esclaves Régions concernées par les traites internes à l’Afrique noire souplesse de la cellule. Cet événement d’abord réversible, si le globule rouge est réoxygéné à temps, devient irréversible après plusieurs transformations, et les cellules devenues rigides provoquent une obstruction des petits vaisseaux, surtout dans les os ou les articulations, entraînant de très vives douleurs. Les globules rouges fragilisés sont détruits, ce qui entraîne une anémie avec pâleur et jaunisse. La drépanocytose est une maladie constitutionnelle dont l’hérédité est récessive. À l’état homozygote, c’est une maladie généralement très grave, souvent mortelle dès les premières années de la vie, en l’absence de recours sanitaire moderne et adapté. À l’état hétérozygote, l’anomalie est silencieuse, mais elle apporte une protection partielle vis-à-vis du paludisme, tout au moins de ses formes les plus graves. Une sélection positive s’exerce dès lors en faveur des hétérozygotes dont le pourcentage peut atteindre 10 à 40 % de la population dans certaines régions d’Afrique subsaharienne.1 L A T R A I T E D E S E S C L AV E S À L’O R I G I N E D E L’ E X T E N S I O N G É O G R A P H I Q U E La traite des esclaves a exporté très tôt la mutation vers le Maghreb et le Moyen-Orient. En 1455, le pape Nicolas V a autorisé leur transfert vers le Portugal, en s’appuyant sur une exégèse discutable Traite orientale (monde musulman) LA LONGUE HISTOIRE DE LA DRÉPANOCYTOSE VII-XIXe siècle Traite occidentale (AtlantiqueOcéan Indien) XVI-XIXe siècle Ports et places impliquées dans la traite Transfert d’esclaves Les traites négrières, vIIe-XIXe siècle. L’Histoire 2003 ; 280 : 50 de l’Ancien Testament, dont tout le monde chrétien s’accommodera pendant des siècles : la malédiction de Cham, fils de Noé, qui a vu son père dénudé et ivre après le retour de l’arche, alors que les autres fils, plus respectueux, sont venus à reculons le vêtir avant de le regarder. À partir du XVIe siècle, après la découverte d’un nouveau continent, non prévu il est vrai par la Bible, le commerce de la traite triangulaire (Afrique, Europe, Nouveau Monde) s’intensifie avec le besoin de main d’œuvre que suscite le développement des cultures de canne à sucre et de coton dans les Caraïbes et les Amériques. Les architectes navals dressent des plans permettant des chargements humains considérables, grâce à l’extrême promiscuité des enchaînés. En France, ce commerce de traite à partir de grands ports négriers comme Bordeaux ou Nantes va être longtemps régi par le Code noir conçu par Colbert en 1685.2 Chaque détail concernant la vie des esclaves, de leurs enfants, et les droits de leurs propriétaires y figure. La mortalité considérable pendant les traversées et à leur décours (près de 50 %) a alerté les compagnies d’assurance qui ont pesé pour que les transports maritimes entraînent moins de pertes. Ce code précis et cruel qui n’a guère été remis en question par les penseurs des Lumières, plus enclins à étudier l’esclavage dans l’Antiquité, ne fut aboli que d’une manière transitoire et sans conséquence pratique par la République en 1794. Peu de 1619 L A R E V U E D U P R AT I C I E N / 2 0 0 4 : 5 4 TOUS DROITS RESERVES - LA REVUE DU PRATICIEN DE MÉMOIRE DE MÉDECIN voix en dehors de celle de Robespierre ou de Viefville des Essars se sont élevées contre l’esclavage. Le Code noir fut de nouveau officiellement instauré par Napoléon en 1802 sous la pression du lobby des planteurs. Il ne sera supprimé qu’en 1848, grâce à la volonté de quelques humanistes dont Schoelcher et Arago. Plus récemment, l’augmentation des migrations et des métissages a encore favorisé l’extension géographique des mutations de l’hémoglobine et aucune population n’est complètement indemne. L’ H I S TO I R E M É D I C A L E R É C E N T E D E L A D R É PA N O CY TO S E L’histoire médicale de la drépanocytose commence au XXe siècle avec les premières descriptions cliniques en Amérique du Nord en 1910, en Afrique en 1925.3-5 Il existe cependant dans plusieurs langues africaines des mots ou des expressions qui évoquent une connaissance très ancienne de la drépanocytose, ou tout au moins de certaines de ses manifestations, souvent sans qu’apparaissent les liens existant entre elles. Presque tous ces vocables renvoient à la douleur, au broiement des os, aux morsures. Certains stigmatisent les familles sur qui pèse une malédiction née d’une faute ancestrale. Les problèmes génétiques sont déjà indirectement évoqués : dans certaines régions, les enfants drépanocytaires sont considérés comme des réincarnations de frères ou sœurs décédés de la maladie, victimes du même sort et promis à une mort précoce.6, 7 La transmission est considérée comme uniquement maternelle dans beaucoup de familles (ce que peut expliquer partiellement la polygamie: si le chef de famille et une seule des femmes sont hétérozygotes, les enfants malades ne seront nés que de cette mère), ce qui peut aboutir à des répudiations. De 1950 à 1970, l’aspect clinique et épidémiologique de la maladie est progressivement précisé. L’ère moléculaire commence en 1940, et la molécule d’hémoglobine est l’objet de travaux pionniers, en particulier grâce à Linus Pauling qui obtient le prix Nobel de chimie en 1954.8 L’ère thérapeutique est encore plus récente: pendant des années, la prise en charge s’est limitée à la prévention ou au traitement des infections, à l’amélioration du traitement de la douleur ou des séquelles osseuses ou viscérales. La recherche thérapeutique et physiopathologique sur la drépanocytose a connu un grand bond en avant à partir des années 1970, essentiellement dans des pays où la drépanocytose est relativement peu représentée, surtout en Amérique du Nord. Actuellement, un certain nombre de traitements permettent déjà de diminuer la fréquence et la gravité des crises; des approches thérapeutiques concernant soit la cause génétique de la maladie elle-même (thérapie génique), soit les facteurs modificateurs, encore mal connus, qui en modulent la gravité, et font que pour une mutation toujours identique, la maladie s’exprime avec plus ou moins de gravité, seront bientôt à notre portée. Traitement et lutte des Noirs aux États-Unis Le contexte politique du début de la prise de conscience de la maladie doit être mis en exergue. La recherche sur la drépanocytose et son traitement commence aux États-Unis, pendant la guerre du Vietnam cependant que se développe la lutte pour l’intégration de la population afro-américaine. Les premiers pas de la prise en charge médicale des enfants drépanocytaires et de l’information des familles sont quasi clandestins et le fait de sociétés de bienfaisance ou de mouvements politiques noirs.9 Les Black Muslims, sous la direction de Malcolm X sont particulièrement actifs dans ce domaine. À l’opposé de ce mouvement musulman, lié à la tricontinentale, Martin Luther King développe un mouvement chrétien et pacifiste. Ces efforts simultanés (parallèlement à ceux des Black Panthers) permettent, malgré l’assassinat des deux dirigeants (en 1965 et 1968), les dernières étapes de l’intégration qui, initiée avec l’abolition de l’esclavage en 1875, et la suppression, longtemps théorique, de la ségrégation scolaire en 1954 conduisent au droit de vote pour les Afro-Américains dans tous les États, sans restriction (Voting rights act, 1965). Bien entendu des dissonances se produisent de part et d’autre. Des extrémistes noirs écrivent que la drépanocytose est une invention des Blancs pour promouvoir un génocide. De son côté, Pauling propose de tatouer les porteurs sains pour s’opposer à leur union, en les identifiant. Ces porteurs sains se heurtent aussi à des problèmes de refus d’emploi, de prêt bancaire, ou d’assurance. Seul leur grand nombre dans l’armée les préserve de la réforme systématique. Ces événements ne sont pas, dans l’esprit, très différents de ceux qui surviendront des années plus tard lorsque le début de l’épidémie de sida se limitera encore à des populations cibles marginalisées. En 1971, les rapports de force et le progrès humanitaire conduisent le président Nixon à promettre des crédits pour la recherche sur la drépanocytose et la prise en charge des malades: « Notre indifférence quant à la recherche sur cette maladie est une histoire triste et honteuse que nous ne pouvons pas réécrire. Mais nous pouvons modifier notre politique : c’est pour cette raison que notre administration va augmenter le budget alloué pour la recherche et la prise en charge de la drépanocytose. » 10 Ces promesses sont tenues et permettent, les années qui suivent, d’observer une corrélation entre les crédits alloués par le NIH (National Institute of Health) en régulière augmentation et l’amélioration de l’espoir de vie des drépanocytaires afro-américains 1620 L A R E V U E D U P R AT I C I E N / 2 0 0 4 : 5 4 TOUS DROITS RESERVES - LA REVUE DU PRATICIEN LA LONGUE HISTOIRE DE LA DRÉPANOCYTOSE DR DE MÉMOIRE DE MÉDECIN / (figure), scandée par des progrès médicaux successifs concernant le dépistage précoce de la maladie et la prévention de certaines complications. Du côté de la communauté noire, peu à peu rassurée, commence à émerger un concept de solidarité sans révolte: « 10 % d’entre nous sont porteurs du trait drépanocytaire, 100 % d’entre nous doivent combattre la maladie ».11 UNE MALADIE DE LA DOULEUR On considère qu’il y a environ 50 millions de sujets hétérozygotes pour la drépanocytose dans le monde. Il s’agit encore, dans la plupart des pays, d’une maladie grave responsable d’un nombre important de décès dans l’enfance, probablement jusqu’à 50 % en Afrique noire où le nombre de naissances de sujets homozygotes est estimé à 150000 à 300000 par an. Cependant, aucun recensement précis n’est disponible et beaucoup d’enfants meurent sans que le diagnostic ait été porté. Il ne s’agit pas d’une maladie exotique : en France, la drépanocytose est une des maladies génétiques les plus fréquentes. On a enregistré, en 2003, 300 naissances d’homozygotes, dont la plupart en Île-de-France. Aux États-Unis, il y a 1 naissance d’homozygote pour 600 naissances dans les familles afro-américaines.12,13 La drépanocytose est une maladie de la douleur. Les épisodes vaso-occlusifs entraînent une douleur intense et prolongée. Des entretiens avec les malades émerge, d’une façon récurrente, la permanente terreur de la survenue des crises douloureuses. Ces crises douloureuses, au stade où le malade arrive à l’hôpital, après avoir utilisé chez lui les antalgiques courants, relèvent des traitements antalgiques majeurs, y compris des morphiniques. En Afrique, l’espoir de vie d’un drépanocytaire dépend étroitement de son niveau social. La qualité de vie est très souvent médiocre. La situation est totalement différente dans des pays industrialisés. Toutes les étapes de la prise en charge nécessitent idéalement une collaboration entre les différents acteurs médico-sociaux de la naissance (le diagnostic postnatal, permettant une prise en charge précoce et l’éducation, est essentiel) à l’âge adulte. La drépanocytose pose un problème majeur de prévention des crises douloureuses et des complications, comme d’intégration sociale. C’est une maladie qui touche souvent une population d’immigrés particulièrement fragile. Cette prise en charge ne devrait pas être purement médicale, mais reposer sur un tissu d’aide sociale très actif concernant le logement, la scolarisation et l’enseignement professionnel: l’amélioration des conditions de logement et de vie est aussi importante que la prise en charge hospitalière. Il faut aussi insister sur la nécessité absolue, en dépit de la maladie et des crises douloureuses, d’assurer une scolarité la plus Espérance de vie Témoins américains 80 70 60 50 Après le vote du National Sickle Cell Anemia Control Act par le Congrès, l’espérance de vie des patients drépanocytaires a doublé. Drépanocytaires américains 40 30 20 10 0 1900 1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000 Année Identification de la drépanocytose Vote par le Congrès du NSCACA Premier programme de dépistage des nouveau-nés Figure Évolution de l’espoir de vie des drépanocytaires en fonction des années et des étapes de la prise en charge aux États-Unis. D’après NIH (Sickle cell research for treatment and cure. NIH 2002 ; 02-5214 : 15). normale possible; les métiers nécessitant des efforts physiques importants ne seront pas accessibles aux drépanocytaires lorsqu’ils seront adultes. La drépanocytose est l’exemple type de la maladie de l’inégalité sanitaire et sociale. C’est dans les pays où elle est la plus fréquente qu’elle est le moins bien prise en charge pour des raisons surtout économiques, mais aussi par manque d’information, et parce qu’elle est parfois vécue comme une tare familiale qui doit être dissimulée. Cette maladie n’a jamais fait partie des priorités sanitaires des gouvernements, non plus que des institutions internationales. Gilbert Tchernia Service hématologie-immunologie biologiques, cytogénétique, traitement hémophilie, thérapie transfusionnelle, hôpital de Bicêtre, 94275 Le Kremlin-Bicêtre Cedex. Courriel : [email protected] R É F É R E N RC ÉE FSÉ R E N C E S 1. Livingstone FB. Malaria and human polymorphisms. Ann Rev Genet 1971; 5: 33-64. 2. Sala-Molins L. Le Code noir ou le calvaire de Canaan. Paris: Quadrige/PUF, 1987 (ISBN 2 13 050947 9). 3. Horton JAB. The diseases of tropical climates and their treatment. London: Churchill, 1874. 4. Herrick JB. Peculiar elongated and sickle shaped red blood corpuscules in a case of severe anemia. Arch Intern Med 1910; 6: 517-21. 5. Archibald RG. A case of sickle cell anemia in the Sudan. Trans R Soc Trop Med Hyg 1925; 19: 389-93. 6. Nzewi E. Malevolent ogbanje: recurrent reincarnation or sickle cell disease? Soc Sci Med 2001; 1403-16. 7. Onwubalili JK. Sickle-cell anemia, an explanation for the ancient myth of reincarnation. Lancet 1983; 2: 503-5. 8. Pauling L, Itano HA, Singer SJ, Wells IC. Sickle cell anemia, a molecular disease. Science 1949; 110: 543-8. 9. Wailoo K. Dying in the city of the blues: sickle cell anemia and the politics of race and health. Chapel Hill (NC), USA: The University of North Carolina Press, 2001. 10. Richard Nixon. Special message to the Congress proposing a health strategy (18 février 1971). Congressional Quaterly Almanac 27.37A-38B. 11. Journal Ebony, octobre 1971. 12. Lainé A. L’hémoglobine S, l’Afrique et l’Europe. Science et idéologies dans les représentations de la drépanocytose. In: Lainé A (ed.). La drépanocytose. Regards croisés sur une maladie orpheline. Paris: Karthala, 2004; 19-44. 13. Diallo D, Tchernia G. Sickle cell disease in Africa. Curr Opin Hematol 2002; 9: 111-6. 1621 L A R E V U E D U P R AT I C I E N / 2 0 0 4 : 5 4 TOUS DROITS RESERVES - LA REVUE DU PRATICIEN