Cahier Jean-Claude Milner
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Cahier Jean-Claude Milner
Cahier Jean-Claude Milner Sous la direction de Jean-Marie Marandin Contributions de Ann Banfield, Olivier Bonami, Bernard Bortolussi, Francis Corblin, Annie Delaveau, Carmen Dobrovie-Sorin, Danièle Godard, Françoise Kerleroux, Jean-Marie Marandin 320 pages, 125 F ISBN : 2-86432-333-8 Présentation On a rassemblé ici quelques textes qui relèvent de deux genres : l’analyse grammaticale et l’essai. Ce sont des textes qui s’inscrivent dans le champ de questions et de conjectures qui caractérisent la linguistique contemporaine. Ils sont organisés par les formes de raisonnement, de construction conceptuelle et d’exposition qui sont celles d’un paradigme dans la linguistique : le paradigme génératif. Ils constituent un moment dans l’incessant travail de reformulation des hypothèses et de réanalyse des faits qui caractérise la linguistique moderne. C’est dire que les propositions empiriques ou théoriques tirées des travaux de Milner, que ces textes reprennent, sont remises sur le chantier et investies dans les débats actuels. On pourra donc découvrir en les lisant quelques-unes des pistes suivies par la recherche en cours. Avant-propos par Jean-Marie Marandin (suivie de la table des matières) On a rassemblé ici quelques textes de chercheurs qui appartenaient à l’équipe « Syntaxe et sémantique formalisées » du laboratoire que J.-C. Milner a dirigé de 1991 à 1996 ou qui étaient intellectuellement liés aux membres de cette équipe. Ces textes relèvent de deux genres : l’analyse grammaticale et l’essai. Ce sont des textes qui s’inscrivent dans le champ de questions et de conjectures qui caractérisent la linguistique contemporaine. Ils sont organisés par les formes de raisonnement, de construction conceptuelle et d’exposition qui sont celles d’un paradigme dans la linguistique : le paradigme génératif. Ils représentent un moment dans l’incessant travail de reformulation des hypothèses et de réanalyse des faits qui caractérise la linguistique moderne. C’est dire que les propositions empiriques ou théoriques tirées des travaux de Milner que ces textes reprennent sont remises sur le chantier et investies dans les débats actuels. On pourra donc découvrir en les lisant quelquesunes des pistes suivies par la recherche en cours. La linguistique n’est pas unifiée ; le paradigme génératif, qui émerge dans les années soixante, n’est plus unifié. Aux modèles transformationnels hérités de Structures syntaxiques (Chomsky, 1969 [1957]) et d’Aspects de la Théorie Syntaxique (Chomsky, 1971 [1965]), que Milner rassemble sous le sigle d’école de Cambridge (EC dorénavant), s’opposent les grammaires syntagmatiques généralisées (GSG dorénavant), qui s’imposent comme une véritable alternative avec Generalized Phrase-Structure Grammar (GPSG, Gazdar et al., 1985). Les contributeurs à ce volume appartiennent à l’un ou l’autre de ces deux courants. Bien qu’ils inscrivent leurs recherches dans deux horizons distincts, ils partagent la même méthodologie empirique et les mêmes formes de raisonnement. Par exemple, ils partagent la même conception du fait linguistique : un fait est une différence de grammaticalité ou de signification entre deux expressions (phrase, syntagme ou énoncé). La différence est « mise en scène » sous forme d’un contraste entre deux (ou plusieurs) exemples. Un exemple est une expression détachée de ses conditions d’énonciation ; lorsque ces conditions sont pertinentes (pour l’analyse pragmatique par exemple), l’exemple est associé à la caractérisation d’un contexte local. Quant à la différence entre les deux grands courants qui développent le programme génératif contemporain, on peut, au risque de simplifier les oppositions, la caractériser de la manière suivante : le courant qui s’incarne dans les GSG refuse l’épistémologie du dispositif qui caractérise les modèles de l’école de Cambridge jusqu’au plus récent, le programme minimaliste (Chomsky, The Minimalist Program, 1995) 1. Les trois points de clivage emblématiques sont les suivants : (a) la définition de la notion de langage (langage désigne ce qui rassemble en une seule classe naturelle toutes les langues humaines), (b) l’admission d’entités vides dans les classes d’entités linguistiques et (c) le recours à un schéma causal dans l’explication des faits linguistiques. L’EC définit le langage par la faculté de langage alors que les GSG le définissent de façon endogène par l’ensemble des principes organisateurs des langues. À ce choix de base sont associés deux types de dispositif informatique distincts qui fonctionnent comme modèle ou métaphore pour la grammaire : le dispositif de traitement de l’information pour l’EC et la base de connaissances pour les GSG. L’EC fait un usage extensif des entités vides (catégorie vide, cas abstraits, nœ ud INFL, etc. 2) alors que les GSG tendent à les éliminer de l’analyse et de la représentation grammaticale. La postulation d’entités vides constituant un outil puissant de régularisation, on observe que les paradigmes construits par l’EC sont nettement plus réguliers que ceux des GSG qui épousent davantage le « minutieux » des langues 3. L’EC fait un usage extensif du schéma causal alors que les GSG l’ignorent 4. Il en résulte une hiérarchisation différente des trois idéaux d’adéquation des théories linguistiques : l’EC donne la première place à l’adéquation explicative alors que l’adéquation empirique et descriptive sont des impératifs catégoriques pour les GSG. La première partie de cet ouvrage rassemble trois analyses grammaticales. Deux reviennent sur l’analyse qu’a proposée Milner du complément adnominal en de (la photo de Marie, le tableau de Cézanne) (Milner, 1982, 1995). La troisième, qui s’inscrit dans le cadre argumental-positionnel de Milner (1989), rend compte des indéfinis du latin. Francis Corblin, dans « Défini et génitif : le cas des définis défectifs », s’intéresse à une particularité sémantique du groupe nominal (GN) avec génitif indéfini (cf. le fils d’un voisin) : ce GN a le comportement distributionnel et le comportement sémantique d’un GN indéfini. La caractéristique sémantique de ce type de GN est la suivante : « le référent des groupes de type la fille d’un fermier, le cheval d’un voisin ne suppose pas que le fermier considéré (fût-il par ailleurs non identifié) n’ait qu’une seule fille » (Milner, 1982, p. 359). Corblin requalifie le fait : (i) la suspension de « la supposition d’unicité » est bien caractéristique du complément en de (on ne l’observe pas avec les groupes prépositionnels (GP) indéfinis présentant une autre préposition, par exemple la fille avec une casquette rouge) ; mais (ii) elle n’est pas caractéristique des compléments en de indéfini puisqu’on l’observe avec des compléments en de défini (cf. il a entrevu l’épaule de Marie ; il a embouti l’aile de sa voiture). Par ailleurs, Corblin observe qu’elle n’est pas nécessaire dans l’interprétation anaphorique du GN défini (cf. Un ami de Pierre vendait sa voiture à un autre de ses amis. L’ami de Pierre partait au Canada… ). Du coup, la suspension de la supposition d’unicité n’est pas caractéristique du GN à complément en de génitif indéfini : elle doit donc pouvoir être dérivée d’une théorie générale du défini. Corblin reprend et développe une conception du défini comme contrainte d’identifiabilité du référent introduit par le GN. Cette théorie, qui retrouve la notion d'« identification des particuliers » (Strawson, 1973), est développée dans les approches dynamiques de la sémantique. Dans ce cadre, la familiarité et l’unicité sont des moyens pour atteindre l’identification du référent. On comprend dès lors qu’elles puissent être « superflues » dans certains cas. Selon Corblin, pour « les individus dont l’existence est typique et le nombre est fixe et/ou très réduit » (Corblin, 5). La « suspension de l’unicité », que Milner attribue à un type de GN (le GN à complément en de indéfini), est en fait liée à une conjoncture tout à fait particulière tenant au choix lexical des deux têtes nominales dans le GN. Corblin soutient son point de vue en montrant que la possibilité de former un GN à génitif indéfini est très limitée (cf. il a lu pendant le week-end le livre d’un jeune auteur vs *le livre d’un homme) : il faut une relation stéréotypique entre les référents introduits par les deux têtes nominales ; de plus, cette relation ne doit pouvoir concerner qu’un petit nombre de référents. Dans l’approche de Corblin, ni la notion de génitif ni l’analyse du génitif présentée par Milner où de est une marque casuelle n’ont de pertinence. En effet, il est crucial que de soit une préposition et que son sens soit celui d’une « variable sur les prédicats à deux arguments » (Corblin, 5). Par ailleurs, l’analyse de Corblin présente une analyse unifiée de la notion de défini et associe le défini à l’élément lexical le. Carmen Dobrovie-Sorin, dans « De la syntaxe à l’interprétation, de Milner (1982) à Milner (1995) : le génitif », met l’accent sur l’analyse syntaxique interne des groupes nominaux comprenant un complément en de. Elle reprend l’analyse de Milner dont elle conserve quatre traits : (a) la distinction entre un complément GN au génitif et un complément prépositionnel (GP) (de Marie dans le GN la photo de Marie est soit un GN soit un GP) ; (b) l’analyse structurale du GN génitif sous la forme d’une relation de domination immédiate entre deux GN : GN,GN ; et enfin (c), l’observation selon laquelle le GN génitif n’est compatible qu’avec l’élément le. Dobrovie-Sorin analyse différemment ce dernier point. Selon Milner, le apparaît automatiquement quand il n’y a pas de déterminant ou quand le déterminant est réalisé à droite de la tête 5. Selon Dobrovie-Sorin, le est lié à une règle de composition sémantique particulière à la configuration GN,GN 6. L’analyse de Dobrovie-Sorin partage donc un quatrième trait avec l’analyse initiale de Milner : (d) le est dans ce type de GN sémantiquement vide (une catégorie vide au sens de Milner, 1984). La définitude du GN est liée au GN génitif (défini) et non pas à l’élément réalisé le. On s’attend donc à ce qu’un GN marqué avec le puisse avoir un comportement de GN indéfini ; c’est le cas quand le GN génitif est indéfini. Une telle analyse ne peut être maintenue que si on réduit les contre-exemples qui ont été soulevés contre l’analyse originale de Milner, en particulier ceux qui concernent la généralisation (c) ci-dessus : un GN comportant un génitif n’est compatible qu’avec un élément le, ce qui revient à dire qu’un GN comportant un génitif n’est compatible avec aucun déterminant (le n’est pas un déterminant au sens plein). Le contre-exemple est le suivant : j’ai vu un ami de Jean hier (Godard, 1992). Dans le GN un ami de Jean, de Jean est susceptible d’une interprétation possessive ; or les GP en de ne donnent pas lieu à ce type d’interprétation, donc de Jean doit être un GN génitif. Par ailleurs, il est indéniable que l’article indéfini un est bien formé. Dobrovie-Sorin voit là un troisième cas : un complément génitif prépositionnel. Elle justifie cette analyse en rapprochant le français d’autres langues (le roumain ou l’anglais) où l’on observe deux types de génitif : un génitif simple et un génitif complexe. Il est remarquable que le génitif complexe autorise n’importe quel déterminant. Bernard Bortolussi dans « Sur la distinction entre place et position syntaxique en latin » analyse le placement des indéfinis en latin, et en particulier de quis. On observe que quis est soit adjacent au subordonnant (à sa droite étant donné sa nature d’enclitique) ou à l’intérieur de la phrase. On peut rapprocher cette distribution de celle des mots qu qui apparaissent soit dans la position COMP soit in situ (Où va Paul ? ; Paul va où ?). Pour donner corps à ce rapprochement, il faut s’assurer de l’existence d’une position COMP en latin. Bortolussi reprend le raisonnement de Milner qui interprète la fixité de placement des subordonnants (en tête de phrase) comme l’indice d’une position non coïncidente 7 : étant donné que les subordonnants occupent typiquement COMP et que COMP est une position non coïncidente, Milner admet que COMP montre le même placement périphérique (par rapport à S) en latin et en français. Il reste à admettre que COMP en latin peut accueillir plusieurs hôtes à la différence du COMP français. Si on admet ces deux hypothèses, on conclut que quis appartient à la classe des mots qu. La seconde partie rassemble deux analyses qui s’attaquent à l’une des inventions majeures de la linguistique générative, la notion de syntagme. Il revient à GPSG d’avoir donné à la distinction entre relations de dépendance et relations d’ordre une expression formelle avec les grammaires au format DI/PL (Domination immédiate/Précédence linéaire) : les relations de domination représentent les dépendances qui sont constitutives de la solidarité syntagmatique et les relations de précédence linéaire représentent l’ordre entre constituants ou mots que l’on observe dans la chaîne. L’interrelation entre ordre et dépendance fait l’objet d’une hypothèse générale : les domaines où opèrent les règles de PL sont définis par les règles de DI. Ne peuvent donc être ordonnés entre eux que les constituants qui sont au même niveau de dépendance (les fils d’un même père). Autrement dit, l’organisation syntagmatique contraint l’ordre des constituants. C’est cette architecture que remettent en cause Olivier Bonami et Danièle Godard dans « Inversion du sujet, constituance et ordre des mots ». On a observé que domaines d’ordre et syntagmes peuvent ne pas coïncider dans les langues où le lien syntagmatique n’est pas marqué par l’adjacence sur la chaîne (cf. Gazdar et al., 1983). Par contre, le français est typiquement une langue où ils coïncident, sauf dans le cas que Bonami et Godard découvrent : l’inversion du sujet dans les contextes d’extraction (ICE). Dans la phrase à sujet inversé, les règles d’ordre opèrent sur un domaine qui n’est pas structuré par l’organisation syntagmatique caractéristique de la phrase. On doit donc en conclure que les règles d’ordre peuvent ordonner des constituants qui ne sont pas fils d’un même père et plus généralement, que les domaines d’ordre sont des entités distinctes des syntagmes. Si les domaines d’ordre sont des entités à part entière de la grammaire, on s’attend à ce qu’ils y jouent un rôle actif : Bonami et Godard montrent que le principe de non-redondance (Milner, 1982) peut trouver à s’y appliquer : la non-redondance caractéristique de l’ICE (cf. *l’étudiant à qui a donné le livre Paul ) est définie sur le domaine d’ordre. L’étude de Jean-Marie Marandin, « L’hypothèse des sites en syntaxe », pousse un cran plus loin la dissociation entre syntagme et ordre des mots en donnant forme et contenu à l’hypothèse selon laquelle il y a une organisation topologique autonome de l’énoncé : l’ordre que l’on observe n’est pas établi entre les mots (unités lexicales ou syntagmes), mais entre les sites qu’occupent les mots et les sites sont définis indépendamment des syntagmes. Deux voies s’ouvrent pour corroborer cette hypothèse : trouver les phénomènes d’ordre qui résistent à un traitement par des règles de PL entre mots (voir sur ce point Marandin, 1998) ou trouver des arguments décisifs pour postuler des sites en dehors des phénomènes d’ordre. C’est cette seconde voie que suit Marandin dans l’analyse des différences entre sujet préverbal et postverbal en français. La comparaison de ces deux analyses illustre une des caractéristiques de la linguistique : la dépendance des analyses à l’égard des points de vue théoriques. La découverte des faits et leur analyse en dépendent. Parce qu’ils privilégient la notion de combinaison entre signes, élément central dans le modèle de grammaire, HPSG, (Pollard et Sag 1987, 1994), Bonami et Godard focalisent sur les interactions entre type syntaxique du verbe principal, locus de l’extraction et placement du sujet postverbal. Cela leur permet d’inventer l’inversion longue (cf. le livre que pense vouloir conseiller Pierre à ses étudiants) dont l’analyse est un défi pour toutes les analyses courantes de l’inversion. Le cas, marque d’un type de combinaison, joue un rôle central dans leur analyse. Parce qu’il part de la notion de site, Marandin focalise sur les phénomènes de distribution dans l’énoncé. Il peut ainsi mettre à jour les propriétés qui distinguent le sujet préverbal du sujet postverbal, la plus étonnante étant la différence d’accord avec le verbe selon que le GN est préverbal ou postverbal. La notion de propriété d’un site est appelée à jouer un rôle central dans l’analyse. Cette dépendance n’est pas un frein à la découverte empirique comme le montrent ces deux analyses qui renouvellent la problématique de l’inversion du sujet en français ; elle est pleinement reconnue dans le courant des GSG qui voit en elle une motivation puissante pour l’invention de modèles multidimensionnels de grammaire. L’image sociale des linguistes semble avoir changé : on ne se moque plus de leur jargon, on constate (avec regret, soulagement, curiosité...) qu’ils sont muets. C’est sans doute dû au fait que le discours de la linguistique s’est radicalisé dans son exigence de scientificité, avec ce que cela implique de spécialisation conceptuelle, technique et sociale. Les trois essais qui constituent la troisième partie sortent de ces différents types de spécialisation pour aborder avec les armes de l’analyse grammaticale des questions qui ne relèvent pas directement de la construction d’une grammaire. Ann Banfield dans « Le nom propre du réel » et Annie Delaveau dans « Dieu estil un sujet parlant ? » s’intéressent à ce qui, dans la langue, réfère ou nomme le sujet. Les questions de départ sont distinctes : quelle expression peut nommer le sujet du cogito ? quelle espèce de sujet désigne le groupe nominal Dieu ? Par contre, la méthode mise en jeu dans la réponse est identique. Banfield interroge la grammaire de je et Delaveau la grammaire de Dieu, c’est-à-dire les propriétés syntaxiques ou sémantiques spécifiques des termes je et Dieu. Le protocole pour établir la grammaire d’une expression est fixe : on procède par ressemblance et par différence avec d’autres expressions. Les ressemblances permettent de construire des classes et les différences d’isoler les membres individuels de ces classes. Pour individualiser les membres d’une classe, on construit des contrastes dans un contexte contrôlé. Le contexte que choisit Banfield est la séquence textuelle et les relations de coréférence/anaphore qui s’y déploient. Elle compare je et les autres embrayeurs : ceci, maintenant, il (plusieurs types de pronom dit de 3e personne). Elle découvre que je ne se comporte pas comme les autres embrayeurs : je est un embrayeur de Texte, ce qui lui confère un statut « intermédiaire entre un embrayeur d’Expression (E) et un désignateur rigide » (Banfield) 8. L’identité du particulier que désigne je est fixée dans le domaine du Texte (un enchaînement de E) et non dans le domaine E. Elle reconnaît dans cette permanence un des traits qui ont amené certains philosophes à substituer la formule cogitatur à cogito. Poussant plus avant l’étude, elle met au jour les propriétés du « pronom de troisième personne de style indirect » et elle le propose comme nom de « l’atome de subjectivité ». Le contexte que choisit Delaveau est le verbe savoir construit avec une complétive. Elle compare Dieu aux autres GN, et en particulier je et un GN dont la tête est un nom propre ordinaire (Paul). Elle découvre une série de contrastes où se marque la singularité de Dieu : (1) a. *Dieu sait si Marie habite à Paris b. Paul sait si Marie habite à Paris c. *Je sais si Marie habite à Paris d. On sait si Marie habite à Paris (2) a. Dieu sait si Marie est jolie ! b. *Paul sait si Marie est jolie ! c. *Je sais si Marie est jolie ! c. On sait si Marie est jolie ! De proche en proche, Delaveau en conclut que Dieu est proche de l’embrayeur nous, d’un nous qui ne peut inclure ni je ni tu. La démarche, sans cesse lestée de faits de langue, permet de contenir le sans-bord de la spéculation et de mettre à jour la (méta)physique de la langue. Françoise Kerleroux et Jean-Marie Marandin, dans « L’ordre des mots », proposent un essai de mythologie où la linguistique est substituée à la sémiologie. Le but que Barthes assignait à ses mythologies était « de ressaisir dans l’exposition décorative de ce-qui-va-de-soi, l’abus idéologique qui s’y trouve caché » (Barthes, 1957, p. 9). Kerleroux et Marandin s’intéressent à un « ce-qui-va-de-soi » du discours sur les langues : les mots ne se présentent pas dans le même ordre selon les langues. Ils y débusquent un « abus idéologique » qui a une origine savante (dans la comparaison du français et du latin au XVIII e siècle) : l’ordre des mots est lié à l’expression du sujet. Comme le souligne Barthes, il ne doit pas y avoir « de dénonciation sans son instrument d’analyse fine » (ibid., p. 8) ; les auteurs empruntent donc leurs outils à la linguistique récente. Ce sont essentiellement les concepts d’organisation topologique et de construction. Et afin de respecter l’impératif du détail (cf. « rendre compte en détail de la mystification », ibid., p. 7 ; italique dans le texte), ils se concentrent sur une des maximes des discours sur la traduction : « traduire les mots, mais reproduire l’ordre des mots ». Ils montrent comment les constructions qui assignent une valeur à un ordre des mots (l’exemple est l’inversion du sujet en français) entrent dans la texture d’un texte (un quatrain de Rilke). L’ordre des mots est à traduire au même titre que les mots, car mot et ordre des mots sont des signes de la langue. Notes 1. La notion d’épistémologie du dispositif est introduite par Milner dans Introduction à une science du langage (1989) pour caractériser la linguistique en général. Je tiens ici qu’elle ne caractérise que l’école de Cambridge. La notion de dispositif est une élaboration de la notion de constructional system que Chomsky reprend à Goodman (entre autres, The structure of Appearance, 1951) et qu’il présente comme étant à l’origine de la notion de grammaire dans Logical Structure of Linguistic Theory (1985 [1953]). 2. Je vise ici uniquement le fait de postuler des paradigmes comportant des entités vides et des entités non vides, c’est-à-dire dotées d’une face sensible. Je ne vise pas l’idée selon laquelle l’analyse grammaticale doit postuler des niveaux d’organisation différenciés inobservables, idée qui est au cœ ur de l’organisation auto-structurale de la plupart des GSG (pour la notion d’autostructuralité dans la théorie des grammaires, voir Sadock, 1991). 3. « Le minutieux, c’est... le fait que les paradigmes soient de petite envergure et qu’il faille pour les décrire une grande combinaison de caractères. [...] la linéarité, l’irrégularité et le minutieux se combinent en une propriété globale qu’on pourrait nommer le « dentelé » du langage. » (Milner, Introduction..., p. 658). 4. « La relation logique entre l’observable et le dispositif conjectural est d’inférence. Mais, en tant que le dispositif a une réalité substantielle, cette inférence est censée avoir elle-même un répondant dans la réalité. Ce répondant est une relation de causalité. En bref, le dispositif est censé [être] la cause cachée de ce qui se laisse observer » (Milner, ibid., p. 151). 5. Cf. L’analyse de le comme réflexe de la mise en emploi du nom (Milner, 1978, p. 27). Mutatis mutandis, le apparaît comme apparaît il impersonnel dans les phrases « sans sujet ». Avec une différence : il est un vrai sujet syntaxique alors que le n’est pas un « vrai » déterminant. 6. La règle de composition sémantique (une fonction de type e, e) que Dobrovie-Sorin associe à la configuration GN,GN semble avoir le même statut que la notion de relation domaniale postulée par Milner pour rendre compte de la dimension de prédication dans la phrase (Milner, 1989, p. 131). 7. « [Les] positions non coïncidentes [...] ne permettent pas de justifier les propriétés positionnelles du terme qui occupe cette position. [...]. Dire par exemple que le relatif occupe une position non coïncidente, c’est d’abord dire que cette position n’attribue pas les propriétés du complément d’objet. C’est dire aussi que cette position n’attribue pas d’autres propriétés qui seraient du même type que celles du complément d’objet, sans être celle du complément d’objet : il est impossible ainsi que le relatif objet occupe une position qui lui attribuerait les propriétés, disons, d’un complément d’attribution » (Milner, 1989, p. 400). 8. A. Banfield et J.-C. Milner ont proposé d’introduire le nœ ud E (pour Expression) comme symbole initial (non récursif) d’une grammaire transformationnelle : il représente « l’unité liée à la présence d’un sujet de l’énonciation » (Milner, 1978, p. 229). TABLE DES MATIÈRES Avant-propos, par JEAN-MARIE MARANDIN Première partie Défini et génitif : le cas des définis défectifs, par FRANCIS CORBLIN 1. Les définis à génitif indéfini : données et problèmes 1.1. Exemples 1.2. Les observations de Milner (1982) 1.3. Amendements aux observations et suggestions de Milner 2. Indéfini et défini en DRT 2.1. Anaphore et présupposé d’unicité 2.2. Éléments pour une solution 3. La représentation des définis à génitif indéfini 3.1. Représentation des définis à complément 3.2. Le critère de Quine (condition de nouveauté) 3.3. Démonstratif, unicité et nouveauté 3.4. Sur les difficultés d’emploi des définis à génitif indéfini 4. Sur les définis faibles 4.1. Les définis faibles sont des définis nus 4.2. Les définis faibles n’ont pas tous un génitif faible 4.3. Il n’y a que les définis à génitif qui soient faibles 4.4. Problème et solutions 4.5. Note sur un N de GN 5. Conclusion De la syntaxe à l’interprétation, de Milner (1982) à Milner (1995) : le génitif, par CARMEN DOBROVIE-SORIN 1. Les deux types de syntagmes en de 1.1. GN génitif vs GP et interprétation possessive 1.2. Les syntagmes en de non-adnominaux sont des GP 1.3. Les syntagmes depronom sont des GP 2. Déterminants et interprétation possessive 2.1. Les noms relationnels 2.2. Les noms non relationnels 3. Génitif, possession et déterminants 3.1. La définition structurale du génitif et la distribution des déterminants 3.2. L’explication structurale de la contrainte sur les déterminants 3.3. Les GN génitifs sont incompatibles avec des déterminants 3.4. La composition sémantique des génitifs 3.5. Fonctions de Skolem et variabilité interprétative 3.6. Génitifs et déterminants : conclusions 4. L’(in)définitude des définis qui enchâssent des génitifs 4.1. Les tests syntaxiques d’(in)définitude 4.2. Les GN définis à génitif indéfini et la caractérisation sémantique de l’(in)définitude 4.3. L’explication syntaxique de Milner (1982) 4.4. La fonction génitive et la transmission de l’(in)définitude 5. Les GN autres que définis qui enchâssent des génitifs 5.1. Les compléments génitifs 5.2. Interprétation possessive et noms non relationnels 5.3. Des GN possessifs qui dominent des GN possessifs 5.4. Conclusions Sur la distinction entre place et position syntaxique en latin, par BERNARD BORTOLUSSI 1. Comparaison de quis et aliquis 2. Comparaison de quis et quisquam 3. Quis et la contrainte de place 4. Position syntaxique de quis 5. Quisque (chaque, chacun) 6. Conclusions Deuxième partie Inversion du sujet, constituance et ordre des mots, par OLIVIER BONAMI et DANIELE GODARD 1. Introduction 2. Le GN inversé 2.1. Propriétés du GN inversé 2.2. Le GN inversé est un sujet 2.3. Le cas inversé 3. L’ICE et la structure en constituants 3.1. Les structures possibles 3.2. Inadéquation de l’extraposition 3.3. Inadéquation de la structure plate 3.4. Vers une solution 4. L’inversion du sujet comme union de domaines 4.1. L’union de domaines 4.2. L’inversion longue 4.3. Contraintes sur l’union de domaines dans l’ICE 4.4. L’analyse 4.5. La place du GN inversé 5. La contrainte de non-redondance 5.1. La redondance dans l’inversion locale 5.2. Formulation de la contrainte 5.3. Redondance syntaxique et redondance perceptuelle 6. Conclusion A. Éclaircissements A.1. Architecture générale de HPSG A.2. Le traitement de l’extraction A.3. Les domaines d’ordre L’hypothèse des sites en syntaxe, par JEAN-MARIE MARANDIN 1. Introduction 2. La notion de site 2.1. Le site dans ISL 2.2. Le site dans une grammaire transformationnelle 2.3. Le site dans la grammaire des langues germaniques 3. La relation d’occupation 3.1. L’occupation dans ISL 3.2. Généralisation des termes de la relation d’occupation 4. L’hypothèse des sites 4.1. Site et analyse syntaxique 4.2. Site et théorie syntaxique 5. Modélisation des sites 5.1. De l’utilité des arbres 5.2. Représentation d’un site 5.3. Représentation des propriétés des sites 5.4. Synthèse 6. Le site empiriquement. Un fragment de syntaxe du français 6.1. Différence distributionnelle 6.2. Propriété syntaxique : l’accord 6.3. L’interprétation restreinte des GN quantifiés 6.4. L’interprétation spécifique des indéfinis 6.5. Statut informationnel 6.6. Synthèse et alternatives 6.7. Deux sites 7. Conclusion Troisième partie Le nom propre du réel, par ANN BANFIELD La phrase je pense Des noms clairs et distincts Le pronom de première personne : nom propre logique ou désignateur rigide ? La phrase il pense, comme on dit il pleut La phrase il pense / elle pense La phrase ça pense La phrase ça s’écrit Dieu est-il un sujet parlant ?, par ANNIE DELAVEAU Il convient... L’ordre des mots, par FRANÇOISE KERLEROUX et JEAN-MARIE MARANDIN 1. La vulgate sur l’ordre des mots L’ordre fixe du français L’ordre libre du latin La division du travail Les termes et le contenu de la relation d’ordre 2. Critique de la vulgate Le cumul des valeurs Morphologie et valeur de l’ordre des mots L’ordre des mots est arbitraire Critique du paradigme fondateur de la vulgate 3. Ordre des mots et construction Une unique organisation topologique et deux valeurs pragmatiques Dislocation gauche et topicalisation en anglais La singularité des constructions L’ordre des mots 4. Les constructions dans la traduction Conclusion Ouvrages cités