Karen FERREIRA-MEYERS - Interférences littéraires
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Karen FERREIRA-MEYERS - Interférences littéraires
http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790 Karen Ferreira-Meyers Amélie Nothomb : Une Forme de vie (2010) L’autofiction épistolaire Résumé L’avant-dernier roman d’Amélie Nothomb, Une Forme de vie (2010) entame une nouvelle forme autofictionnelle. En effet, là où l’autofiction « traditionnelle » joint avec habilité l’autobiographique et la fiction, il s’agit dans ce roman d’une autofiction épistolaire dans laquelle l’immédiateté des propos est frappante. En plus de l’attention des médias et des lecteurs, en plus de sa participation active à chaque lancement public d’un nouveau roman et des séances interminables de dédicaces, Nothomb se différencie d’autres écrivains par le fait qu’elle entretient des relations épistolaires avec nombre de ses lecteurs. Cet article souligne le lien entre le besoin de vie intime et de divulgation qu’entretient Nothomb dans ce genre autofictionnel. Abstract Amélie Nothomb’ 2010 novel, Une forme de vie (2010) began a new autofictional form. Indeed, where «traditional» autofiction joined with authority autobiography and fiction, it is in this epistolary novel, a fictionalized autobiography, in which the immediacy of the connection is striking. In addition to the media and the readers, in addition to her active participation in every public launch of a new novel and endless autographing sessions, Nothomb differs from other writers in that she maintains relationships via correspondence with many of her readers. This article shows the link between the need for intimacy and disclosure which Nothomb underscores in this kind of autofiction. Pour citer cet article : Karen Ferreira-Meyers, « Amélie Nothomb : Une Forme de vie (2010). L’autofiction épistolaire », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 9, novembre 2012, pp. 195-205. Comité de direction - Directiecomité David Martens (KULeuven & UCL) – Rédacteur en chef - Hoofdredacteur Matthieu Sergier (UCL & Facultés Universitaires Saint-Louis), Guillaume Willem (KULeuven) & Laurence van Nuijs (FWO – KULeuven) – Secrétaires de rédaction - Redactiesecretarissen Elke D’hoker (KULeuven) Lieven D’hulst (KULeuven – Kortrijk) Hubert Roland (FNRS – UCL) Myriam Watthee-Delmotte (FNRS – UCL) Conseil de rédaction - Redactieraad Geneviève Fabry (UCL) Anke Gilleir (KULeuven) Gian Paolo Giudiccetti (UCL) Agnès Guiderdoni (FNRS – UCL) Ortwin de Graef (KULeuven) Ben de Bruyn (FWO - KULeuven) Jan Herman (KULeuven) Marie Holdsworth (UCL) Guido Latré (UCL) Nadia Lie (KULeuven) Michel Lisse (FNRS – UCL) Anneleen Masschelein (FWO – KULeuven) Christophe Meurée (FNRS – UCL) Reine Meylaerts (KULeuven) Stéphanie Vanasten (FNRS – UCL) Bart Van den Bosche (KULeuven) Marc van Vaeck (KULeuven) Pieter Verstraeten (KULeuven) Comité scientifique - Wetenschappelijk comité Olivier Ammour-Mayeur (Monash University - Merbourne) Ingo Berensmeyer (Universität Giessen) Lars Bernaerts (Universiteit Gent & Vrije Universiteit Brussel) Faith Binckes (Worcester College - Oxford) Philiep Bossier (Rijksuniversiteit Groningen) Franca Bruera (Università di Torino) Àlvaro Ceballos Viro (Université de Liège) Christian Chelebourg (Université de Nancy II) Edoardo Costadura (Friedrich Schiller Universität Jena) Nicola Creighton (Queen’s University Belfast) William M. 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Cela va du journal intime au roman autobiographique, en passant par les mémoires et l’autofiction. Cette dernière, objet de notre présente recherche, combine l’engagement autobiographique et les stratégies propres au roman, tout en s’appuyant sur un pacte qui s’instaure entre l’auteur de l’autofiction et son lecteur, invité à parcourir un récit où se mêlent la fiction et la réalité. A lui d’essayer de démêler l’écheveau des éléments réels de ceux qui s’apparenteraient à une fiction et de prendre de ce fait l’initiative de son choix de lecture quant à la véracité ou non des propos narrés. Dans l’autofiction intitulée Une Forme de vie, Amélie Nothomb1 consacre une large part de sa trame à une réalité qu’elle vit au quotidien et qu’elle s’efforce d’analyser en y incluant des personnages fictionnels même s’ils lui sont inspirés par cette même réalité. Melvin Mapple utilise son corps et son obésité comme une façon de se révolter contre sa condition de soldat, la culpabilité qui l’assaille du mal qu’il fait, de ce mal-être qu’il ressent dans cette guerre en Irak qu’il ne comprend pas et rejette au fond de lui. Mais sa culpabilité va le pousser à avouer sa mythomanie et à parler de l’univers désincarné dans lequel il vit à Baltimore, focalisé sur son ordinateur, en-dehors de la réalité. C’est l’arrivée inattendue de la correspondance avec Amélie Nothomb, de cette forme de réel dans sa vie, même si elle représente un minimum, qui va lui insuffler cette « forme de vie » qui sert de titre au roman. L’univers de Nothomb se construit à partir de plusieurs thèmes récurrents parmi lesquels on retrouve la difformité (qui suscite autant le dégoût que la fascination), les rapports malsains à la nourriture et au corps (l’anorexie, la boulimie, etc.), l’autodestruction (qui apparaît comme une irrésistible tentation), la culpabilité (comme moteur de la plupart des agissements chez ses personnages), le dédoublement (pouvant aller jusqu’à la schizophrénie maligne), les rencontres fortuites (en apparence anodines, elles marquent à jamais l’existence des protagonistes), le rapport conflictuel avec l’autre (les écueils de la communication, les pièges des rapports et codes sociaux), la méchanceté (toujours intentionnelle et souvent gratuite), l’éducation (les bonnes manières, les valeurs sociales communes étant parfois vues comme un obstacle à la liberté) et l’enfance (considérée comme le stade parfait dans l’évolution de l’homme, l’âge adulte n’étant qu’une régression). 1. Amélie Nothomb, Une Forme de vie, Paris, Albin Michel, 2010. 195 Amélie Nothomb, Une Forme de vie (2010) 1. L’autofiction nothombienne L’autofiction a été décrite et définie de plusieurs façons (Serge Doubrovsky2 ; Vincent Colonna3 ; Gérard Genette4 ; Laurent Jenny5 ; Marie Darrieussecq6 ; Régine Robin7 ; Jacques Lecarme8 et Éliane Lecarme-Tabone9 ; Philippe Forest10 ; Philippe Lejeune11 ; Sébastien Hubier12 ; Philippe Gasparini13 ; Philippe Vilain14, etc.). La définition qui me semble la plus appropriée est une version adaptée de celle de Vilain15 : l’autofiction étant fiction homonymique ou anominale qu’un individu fait de sa vie ou 2. Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Galilée, 1977 ; Un Amour de soi, Paris, Hachette, « Littérature générale », 1982 ; Autobiographiques, Paris, P.U.F., 1988 ; « Le dernier moi », dans Autofiction(s), actes du colloque de Cerisy, s. dir. Claude Burgelin, Isabelle Grell & Roger-Yves Roche, Lyon, Presses universitaires de Lyon, « Autofictions, etc. », 2010, pp. 383-393 ; Un Homme de passage, Paris, Grasset, 2011 ; « Quand je n’écris pas, je ne suis pas écrivain », entretien entre Serge Doubrovsky & Michel Contat, dans Michel Contat, Portraits et rencontres, Genève, Zoé, 2005, pp. 231-264. 3. Vincent Colonna, L’Autofiction. Essai sur la fictionnalisation de soi en littérature, Thèse inédite, Paris, E.H.E.S.S., 1989 ; « Commentaire de l’article de M. Laouyen « L’autofiction : une réception problématique », colloque en ligne Les frontières de la fiction. [En ligne]: http:// www.fabula.org/forum/colloque99/208.php ; Autofiction & autres mythomanies littéraires, Auch, Tristam, 2004. 4. Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972 ; Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, « Poétique », 1982 ; Fiction et diction (précédé de Introduction à l’architexte) (1991), Paris, Seuil, « Points-Essais », 2004 ; Seuils (1985), Paris, Seuil, « Points-Essais », 2002. 5. Laurent Jenny, « L’autofiction », dans Méthodes et problèmes, http://www.unige.ch/lettres/ framo/enseignements/méthodes/autofiction/afintegr.html. 6. Marie Darrieussecq, « L’Autofiction, un genre pas sérieux », dans Poétique, n° 107, septembre 1996 ; Moments critiques dans l’autobiographie contemporaine : l’ironie tragique et l’autofiction chez Serge Doubrovsky, Hervé Guibert, Michel Leiris et Georges Perec, thèse de doctorat, Université de Paris VII, 1997 ; « De l’autobiographie à l’autofiction, Mes Parents, roman ? », dans Le Corps textuel d’Hervé Guibert, s. dir. Ralph Sarkonak, Paris/Caen, Minard, « Revue des Lettres modernes », 1997, pp. 115-130 ; « Je est unE autre », conférence prononcée à Rome en janvier 2007, dans Écrire l’histoire d’une vie, s. dir. Annie Oliver, Rome, Spartaco, 2007 ; « La fiction à la première personne ou l’écriture immorale », dans Autofiction(s), op. cit., pp. 507-525. 7. Régine Robin, Le Golem de l’Ecriture. De l’Autofiction au Cybersoi, Montréal, XYZ, 1997. 8. Jacques lecarme, « L’Autofiction : un mauvais genre », dans Autofictions & Cie, Serge Doubrovsky, Jacques Lecarme & Philippe Lejeune, Paris, Centre de Recherches Interdisciplinaires sur les Textes modernes, Université de Parix-X Nanterre, « Cahiers RITM », 1993 ; « Paysages de l’autofiction », dans Le Monde des livres, 24 janvier 1997. 9. Éliane Lecarme-Tabone, « XXe siècle. Existe-t-il une autobiographie des femmes ? », dans Magazine littéraire, n° 409, “Les Écritures du moi. De l’autobiographie à l’autofiction”, mai 2002 ; « L’autobiographie des femmes », dans Fabula LHT, n° 7, “Y a-t-il une histoire littéraire des femmes ?”, s. dir. Audrey Lasserre, 2011, accessible [En ligne], URL : http://www.fabula.org/lht/7/index. php?id=168. Voir également Jacques Lecarme & Eliane Lecarme-Tabone, L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, 1999. 10. Philippe Forest, propos recueillis par Audrey Cluzel en mars 2001, publiés sur le site http://www.manuscrit.com ; « La vie est un roman », dans Genèse et Autofiction, s. dir Jean-Louis Jeannelle & Catherine Violet, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, « Au coeur des textes », 2007, pp. 211-217 ; « Post-scriptum : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer » », dans Autofiction(s), op. cit., pp. 127-144. 11. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique (1975), Paris, Seuil, 1ère édition date de 1975, la 2ème revue et augmentée par l’auteur, de 1996 ; Moi aussi, Paris, Seuil, « Poétique », 1986 ; « Le Journal comme ‘antifiction’ », dans Poétique, n° 149, pp. 3-14 ; Signes de vie. Le pacte autobiographique 2, Paris, Seuil, 2005. 12. Sébastien Hubier, Littératures intimes. Les expressions du moi, de l’autobiographie à l’autofiction, Paris, Armand Colin, 2003. 13. Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, « Poétique », 2004 ; « De quoi l’autofiction est-elle le nom ? », http://www.autofiction.org/index.php?post/2010/01/02/ De-quoi-l-autofiction-est-elle-le-nom-Par-Philippe-Gasparini ; « Le lieu de l’amour », dans Autofiction(s), op. cit., pp. 281-304. 14. Philippe Vilain, « Démon de la définition », dans Autofiction(s), op. cit., pp. 461-482. 15. Ibidem. 196 Karen Ferreira-Meyers d’une partie de celle-ci16. Gusdorf17 attribue au genre autofictionnel les mêmes vertus réparatrices que Philippe Lejeune réserve au genre autobiographique, puisqu’il qualifie ce dernier de méthode de délivrance et qu’il classe le tout dans la catégorie des écritures du moi. Jean-Philippe Miraux parle d’un « recentrement de l’écriture sur le moi »18, les écrivains optant pour ce genre parce qu’ils ont « la volonté de ressaisir le cheminement complexe d’un parcours, l’examen de soi, la quête de moment ordinaires et fondateurs d’une personnalité, la recherche du bonheur perdu, la nostalgie d’un temps passé liée à la tonalité élégiaques »19. Ceci fait partie des éléments typiques de l’autofiction, où réalité et fiction se mêlent, où la réalité devient tellement fragmentaire, où tout est virtuellement contradictoire, entre respect de la vérité d’un témoignage ou d’un rapport sur soi et invention romanesque. Burgelin parle d’ intermittences du cœur et de la mémoire, illusions de la perception, égarements des sensations, pièges des représentations, obnubilations, pouvoirs d’obscurcissements ou d’illumination des impressions et des mots, latences ou aveuglements des émotions, autant de voies ou d’impasses à parcourir, explorer, délabyrinther – avec les moyens du roman. 20 Sous l’étiquette de « roman », Une Forme de vie relate des événements ?véridiques ?, facilement identifiables, autour desquels gravite un personnage principal présentant des similitudes frappantes avec l’auteure elle-même. Les lettres que la narratricepersonnage principal-auteure envoie à son interlocuteur américain Melvin Mapple21 et celles que celui-ci lui adresse à son tour sont toutes datées. La première lettre que le personnage principal, Amélie Nothomb reçoit (elle se nomme à la page 79, mais évidemment le lecteur a pu l’identifier dès la première page, dès la première lettre puisqu’elle en est la destinataire), cette lettre date du 18 décembre 2008, la dernière du 5 mars 2010. Au total 34 lettres sont échangées (sur 169 pages) variant en longueur de quelques lignes à plusieurs pages. Il s’agit, par le biais de l’autofiction d’Amélie Nothomb, de réfléchir au problème que pose l’écriture de soi, à savoir son refus de l’effet miroir, effet qui réduirait l’écrire à un se décrire ? Les relations au vraisemblable, au véridique, à la vérité sont brouillées dans l’écriture autofictionnelle. Comme le note Nothomb à propos de la première lettre qu’elle reçoit, « [s]i c’était un faux, l’exécution en était remarquable »22. A la page 18, l’auteure-narratrice fait une autre remarque pointue, qui montre le lien autofictionnel entre le vrai, le vraisemblable, l’authentique : « Je ne vous demande pas si ça s’est vraiment passé : c’est tellement authentique ». Ces remarques auctoriales s’appliquent à toute l’écriture autofictionnelle nothombienne 16. Certains critiques vont jusqu’à enlever le critère homonymique et parlent d’une « fiction non homonymique ou fiction biographique anominale [ou nominalement indéterminée], sous-titrée « roman », dont la première personne serait une instance d’énonciation sans référence et renverrait implicitement [ou par l’épitexte] à l’auteur sans le nommer » (Philippe Vilain, art. cit., p. 473). 17. Georges Gusdorf, Lignes de vie 1. Les écritures du moi, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 122. 18. Jean-Philippe Miraux, Autobiographie : écriture de soi et de sincérité, Paris, Nathan, 1996, p. 40. 19. Ibidem. 20. Claude Burgelin, « Pour l’autofiction », dans Autofiction(s), op. cit., p. 10. 21. Le nom du protagoniste masculin est certainement un petit clin d’œil car « maple » avec un seul « p » signifie érable en anglais qui est l’arbre dont on fait le fameux sirop qui contribue à l’obésité des Américains. 22. Amélie Nothomb, op. cit., p. 8. 197 Amélie Nothomb, Une Forme de vie (2010) au sens où il s’agit d’une quête de la vérité, mais d’une vérité que l’on nomme d’avance subjective. Nothomb combine l’engagement autobiographique et les stratégies propres au roman, tout en s’appuyant sur un pacte qui s’instaure entre l’auteure de l’autofiction et ses lecteurs, invités à parcourir un récit où se mêlent la fiction et la réalité. À eux d’essayer de démêler l’écheveau des éléments réels de ceux qui s’apparenteraient à une fiction et de prendre de ce fait l’initiative de son choix de lecture quant à la véracité ou non des propos narrés. Le concept du lecteur-constructeur de sens est assez récent dans l’histoire littéraire. La méfiance du lecteur a longtemps été une attitude partagée par les théoriciens du positivisme, du formalisme, du New Criticism américain et du structuralisme. En fait, ce n’est qu’après la « mise à mort » de l’auteur qu’il revient au lecteur d’établir le sens d’un texte et d’une œuvre. Barthes rappelle que, puisque tout texte est « fait d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation », « le lecteur est l’espace même où s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écriture »23. Le lecteur, et non l’auteur, est le lieu où l’unité du texte se produit » ; en conséquence la « naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur »24. Il convient évidemment de nuancer cette approche. Alors que le rôle du lecteur consiste à établir des liaisons entre les fragments de texte qui lui sont offerts, à combiner tels ou tels segments de texte et, de la sorte, orienter le sens qu’il donnera au texte, plusieurs critiques ont noté l’importance d’une approche basée sur le compromis : « le lecteur n’est ni tout à fait libre, ni absolument contraint par le texte », comme l’ont indiqué Sartre25 en parlant de la lecture comme « création dirigée », et Jauss26 comme « perception guidée »27. Pour Proust, le lecteur applique ce qu’il lit à sa propre situation. Ainsi écrit-il, dans Le Temps retrouvé28, En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espère d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que dans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même. Il y a donc bel et bien une sorte de tension qui s’inscrit dans tout texte littéraire, une tension augmentée par le projet autofictionnel, puisque, là, l’autofictionnaire se propose, dès le début, de brouiller les pistes. Amélie Nothomb rencontre le succès dès son premier roman, Hygiène de l’assassin (1992). Stupeur et Tremblements (1999), couronné par le Grand Prix du Roman de l’Académie française, l’a définitivement consacrée comme un écrivain majeur. En 2007, Ni d’Ève ni d’Adam lui a valu le prix de Flore. Son œuvre est 23. Roland Barthes, « La mort de l’auteur », dans Essais critiques, Paris, Seuil, « Points-Essais », 1984, p. 69. 24. Michael Riffaterre, La Production du texte, Paris, Seuil, « Poétique », 1979, p. 77. 25. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1948, p. 52. 26. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception (1975), Paris, Gallimard, « Tel », 1978, p. 50. 27. Il ne faut pas non plus oublier que de l’autre extrême il y a la position de critiques tels Riffaterre (1979) selon qui le texte littéraire prévoit la lecture que le lecteur doit en faire et le discours critique subséquent le réalise. 28. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 1990, p. 490. 198 Karen Ferreira-Meyers traduite dans plus de trente langues. Dans Une forme de vie, l’auteure consacre une large part de sa trame à une réalité qu’elle vit au quotidien et qu’elle s’efforce d’analyser en y incluant des personnages fictionnels même s’ils sont inspirés par cette même réalité. Sous l’étiquette de « roman », ce récit relate des événements qui se sont vraiment passés, facilement identifiables, autour desquels gravite un personnage principal présentant des similitudes frappantes avec l’auteure ellemême. * * * Pour Nothomb, « [p]lus que tous les autres écrits, le courrier s’adresse à un lecteur »29. Nothomb emmène ses lecteurs dans sa vie d’écrivain, ou plutôt de personnage public, ayant pour drôle de particularité, non pas de recevoir beaucoup de courrier, mais d’y répondre. Elle reçoit, au début de son texte, la lettre d’un soldat américain posté à Bagdad. Très vite, le lecteur apprend qu’il souffre de la guerre et que son mal a pris la forme d’une obésité à la fois militante et vertigineuse. Au fil de la correspondance, Amélie Nothomb fera plus que lui apporter un peu de compréhension et d’empathie. Elle ira même jusqu’à lui conseiller de transformer son obésité en forme d’art. Devenu « Body Art »30, Melvin se considère comme un artiste, dorénavant : « c’était la conquête du vide par l’obésité : grossir annexait le néant »31. L’autofiction nothombienne joue sciemment sur la ressemblance ambiguë qui existe entre l’autobiographie et le roman à la première personne et endosse la part de brouillage et de fiction due en particulier à l’inconscient. Au prix de la fictionnalisation de la substance même de l’existence, l’auteure retrouve ce qu’on pourrait dénommer l’esprit du moi autobiographique. Dans son autofiction épistolaire de 2010, Nothomb se met en scène comme personnage écrivain32 et elle fait des références multiples à sa « vie réelle ». A la page 8, par exemple, elle parle de certains de ses romans traduits en anglais, ayant eu aux Etats-Unis « un accueil plutôt confidentiel, cinq années auparavant » (Une Forme de vie, p.8). A la page 15, Nothomb indique que son Ni d’Eve ni d’Adam a été traduit en anglais sous le titre Tokyo Fiancée ; à la page 67 le personnage Amélie Nothomb note qu’elle est à son 66ème manuscrit33, chose discutée par la critique littéraire à multiples reprises: elle publie un « roman » par an, mais elle en écrit entre 3 et 4 par an34. A la page 91, Amélie fait une digression sur son enfance, qui aurait duré « des siècles » (un topos très no29. Amélie Nothomb, op. cit., p. 74. 30. Ibid., p. 79. 31. Ibid., p. 111. 32. Si nous faisons exception du texte Péplum qui, selon Coralie Havet (« Hygiène de l’assassin ou le jeu des miroirs : la gigantesque métaphore », accessible à la page http://sd-1.archive-host.com/ membres/up/20099104206494972/HdA.pdf, 2009, p. 11) serait le seul roman publié de Nothomb qui corresponde totalement à la catégorie de l’autofiction parce que « l’identité de l’auteure est aisément discernable sous les initiales de « la jeune romancière A.N. », tout en laissant planer ludiquement le doute ». 33. « [C]e n’est pas croyable que vous ayez produit tout ça toute seule. D’autant que ce n’est pas fini, que vous allez encore écrire ». 34. Nothomb publie depuis 1992 un roman par an qui paraît, à coup sûr, à la rentrée littéraire française en septembre. 199 Amélie Nothomb, Une Forme de vie (2010) thombien: l’enfance est le paradis éternel auquel l’humain renonce à l’adolescence35) afin de mieux expliquer pourquoi elle en est venue à écrire des lettres, elle devait, comme son frère et sa sœur aînés, « remplir de mots une feuille A4 » pour l’envoyer à son grand-père maternel « cet inconnu qui vivait en Belgique »36. Elle découvre la nature du genre épistolaire : « un écrit voué à l’autre »37. Il reste quand même qu’il s’agit chez Nothomb d’une auto-représentation mi-fictive, mi-réelle. Mais derrière cette trame romanesque se cachent des confidences autobiographiques en petites touches successives qui font la saveur si particulière d’Une forme de vie : « je suis cet être poreux à qui les gens font jouer un rôle écrasant dans leur vie »38. Elle nous raconte son amour pour la forme épistolaire, écrivant une ode à la missive courte : « cela se retrouve à tous les niveaux de désir : les mets de choix ne débordent pas de l’assiette, les grands crus sont servis de façon parcimonieuse, les êtres exquis sont sveltes, le tête à tête est la rencontre espérée »39. Peut-être est-ce également une justification du peu d’épaisseur de ses propres livres ? 2. L’écriture du soi à travers l’autofiction épistolaire Les écritures de soi permettent de poser plusieurs questions, j’en retiens trois : le soi, dans « écriture de soi », est-ce un à soi, un pour soi, un par soi, un de soi, ou tout cela réuni? ; l’accueil, dans les écritures de soi, est-il un recueil des autres et de soi ou un écueil pour les autres ? ; y a-t-il un auteur derrière le moi qui écrit, autrement dit le moi fait-il le sujet ? Au-delà de ces trois questions, c’est toute la problématique de la constitution du sujet que l’on retrouve. Je ne m’occuperai pas en détails de la question du sujet : sujet individuel, sujet interpersonnel, sujet constitué ou non d’un noyau dur, sujet indéfinissable, sujet en cours de constitution, sujet éclaté, sujet autonome, sujet invariant, sujet à venir, etc. Il suffit, pour la problématique visée dans cet article, de noter que le sujet ?est? un ensemble de possibles et de potentialités et non une entité fixe et limitée. Plus spécifiquement, il s’agit de connaître la posture que l’écrivaine réclame quand elle écrit sur elle-même. Alain Milon explique que : Écrire sur soi, c’est poser en fait les deux questions : « je m’accueille dans mon écriture, certes, mais cet accueil est-il l’occasion de recueillir un autre que moi par moi, ou n’est-il qu’un prétexte pour faire de mon écriture un écueil à toute présence étrangère à la mienne ? » L’écrivain se trouve alors confronté à l’alternative suivante : ou bien le soi, qui s’accueille dans son journal intime par exemple, ne décrit qu’un double de lui-même, mais dans ce cas il ne donne à voir que deux fois le même et l’on retrouve alors l’effet miroir de l’écriture — écriture dont l’accueil de soi n’est qu’un prétexte pour n’accueillir personne et surtout fermer la porte à toute présence étrangère ; ou bien, le journal intime ouvre la porte aux autres en l’ouvrant à un soi qui ne peut s’exprimer autrement. Le journal intime devient alors le moyen de convoquer un soi devant lui-même, non pour entendre 35. Chez Nothomb, le rêve obsédant de revivre l’enfance à l’aide de remémorations introduit la notion d’altérité, de dualité, de dédoublement, afin d’expliquer le passé qui reste tangible uniquement à travers l’écriture. 36. Amélie Nothomb, op. cit., p. 91. 37. Ibid., p. 92. 38. Ibid., p. 88. 39. Ibid., p. 76. 200 Karen Ferreira-Meyers ses complaintes mais pour lui permettre de faire remonter à la surface, par son écriture, les figures en maturation de son oeuvre. 40 « Les écritures du moi donnent la parole à la seconde voix, refoulée dans l’ordinaire des jours, en laquelle se libère une mauvaise conscience, le vœu de l’impossible et de l’irréel, de la plénitude refusée »41 : dans ce sens, chez Nothomb, la personne de l’auteure, doublée de sa personnalité publique, a envahi ses textes et Une forme de vie est une autofiction épistolaire sur la relation très controversée que la romancière entretient avec ses lecteurs42. Le héros-lecteur retenu pour mener cette correspondance est un soldat américain réquisitionné sur le front irakien, que le lecteur peut prendre en tant que tel mais à sa volonté pourrait aussi prendre pour un dédoublement à la Nothomb, une sorte d’alter égo à qui l’auteure prête une ou des parties de sa personnalité. Par exemple, à la page 96, le soldat obèse évoque le fait qu’il se sent comme étant trois personnes, cette schizophrénie littéraire et personnelle de Nothomb a déjà été soulignée par Amanieux en 2009 dans son étude intitulée Le récit siamois43. Le thème de l’obésité est cher à Nothomb, d’Hygiène de l’Assassin (1992) aux Catilinaires (1995) et Biographie de la faim (2004) en passant par le patron japonais 40. Alain Milon, « Réflexions autour de l’écriture du soi : le refus du psychologisme », dans Les Cahiers de l’École, n° 2, 2005, pp. 7-10. [En ligne], URL : http://www.cahiers-ed.org/ftp/cahiers2/c2_millon.pdf. 41. Georges Gusdorf, op. cit., p. 24. 42. Cette relation est souvent discutée. Selon Mark Lee (voir son « Entretien avec Amélie Nothomb », dans The French Review, vol. 77, n° 3, 2004), Nothomb se rendrait tous les jours chez Albin Michel pour répondre personnellement à une quantité impressionnante de lettres de lecteurs. Deux catégories de lecteurs sont représentés dans les récits nothombiens : d’un côté, les lecteurs réels interpelés par les différentes voix narratives, et, de l’autre, à travers les personnages qui sont à leur tour des lecteurs. Comme toutes les relations nothombiennes, le lecteur et l’auteure se rencontrent sur le mode de l’affrontement ; le lecteur est figuré comme l’adversaire et, en tant qu’auteure, Nothomb répond par avance aux objections de son lectorat. La lecture devient conséquemment, selon Laureline Amanieux (Le Récit siamois, identité et personnage dans l’œuvre d’Amélie Nothomb, Paris, Albin Michel, 2009, p. 324), « un combat entre liberté de la lecture et choix de l’auteure ». Dans l’opinion de Nothomb, l’acte de lecture est défini comme une rencontre entre le texte et le lecteur. Face aux œuvres nothombiennes, le lecteur a tendance « à s’identifier au personnage placé en position de victime, porteur des « bonnes » valeurs » (ibid., p. 325). Le lecteur n’est pas à l’abri des mensonges de l’auteure, mais il est averti de leur éventuelle présence dans le texte. En aucun cas, le lecteur peut-il faire confiance ni à l’auteure ni à ses personnages. Alors que, des dires de l’auteure, le lecteur a toutes les libertés d’interprétation en ce qui concerne ses autofictions, « le texte valorise [quand même] une lecture particulière » (ibid., p. 328), dont la signification est moins à construire qu’à recevoir. Ceci postule une auteure omnipotente et autoritaire. Alors que la double lecture des autofictions nothombiennes pourrait s’expliquer par une liberté laissée au lecteur par l’auteure, ce n’est pas vraiment le cas : il s’agit plutôt d’une « programmation de la réception » (ibid., p. 331). Selon Amanieux, cette programmation serait liée à la volonté didactique qu’inscrit Nothomb dans ses écrits, un texte didactique ne laissant aucune liberté de création au lecteur. 43. Laureline Amanieux, op. cit.. Des critiques tels que Michel Zumkir (Amélie Nothomb de A à Z : Portrait d’un monstre littéraire, Bruxelles, Le Grand Miroir, 2003), Laureline Amanieux (Amélie Nothomb: l’éternelle affamée, Paris, Albin Michel, 2005), Margaux Kobialka (La création d’Amélie Nothomb à travers la psychanalyse, Paris, Le manuscrit, sans date), Isabelle Meuret (L’Anorexie créatrice, Paris, Klincksieck, 2006) et Mark D. Lee (Les Identités d’Amélie Nothomb : de l’invention médiatique aux fantasmes originaires, Amsterdam, Rodopi, « Faux Titre »,2010) ont soulevé l’importance du double, du dédoublement, des jumeaux dans l’œuvre nothombienne. L’analyse de l’identité et du personnage dans l’œuvre d’Amélie Nothomb de Laureline Amanieux reprend en grandes lignes sa thèse de doctorat, soutenue à l’Université Paris X-Nanterre, autour de l’idée principale que Nothomb « impose une malformation volontaire » à ses textes pour que « deux récits émergent d’un seul ou deux visages pour un même personnage » (Laureline amanieux, op. cit., p. 7) afin d’essayer de réparer une identité détruite. Implicite, le lien entre cette gémellité et une structure narrative autofictionnelle, n’est souligné explicitement qu’à partir de la page 209 de ce même essai. Amanieux a repéré que la dualité, le mythe du double et les dédoublements se font à plusieurs niveaux : la structure narrative, la création des personnages et la re-création de l’auteure elle-même en personnage. Dans Le Récit siamois, cette critique analyse les différents niveaux. Elle fait référence, entre autres, à l’étude de l’aspect intertextuel des dédoublements des personnages faite par David Gascoigne (« Amélie Nothomb and the 201 Amélie Nothomb, Une Forme de vie (2010) de Stupeur et Tremblements (1999). Là où pour l’écrivaine même maigrir a longtemps constitué un moyen de survivre – elle a souffert d’anorexie pendant son adolescence –, pour Melvin Mapple, son contre-poids littéraire dans Une forme de vie, c’est grossir, se goinfrer qui serait la meilleure arme contre le traumatisme de guerre. Il se goinfre pour supporter de tuer, pour se supporter vivant. Grossir aux frais de l’armée, cette « gigantesque larve absorbant des substances confuses »44 devient le sommet de la résistance pacifiste : épuiser les greniers de l’armée en bâfrant, c’est indexer le cours des fusils sur celui de la saucisse, c’est édifier le corps en rempart contre la barbarie guerrière : « Notre obésité constitue un formidable et spectaculaire acte de sabotage »45. Les obèses, selon Mapple, coûtent chers au gouvernement américain : cher en nourriture, en vêtements, en soins de santé, en frais de justice46. Dans la fantasmagorie nothombienne, un obèse en Irak peut protéger doublement la planète. Afin de se protéger psychologiquement, Mapple invente dans le surplus graisseux de son corps une amante lovée en lieu et place des kilos pris, qu’il nomme Schéhérazade, façonnée à partir des hamburgers-sodas ingurgités pendant les mille et une nuits de guerre. Il explique, dans sa lettre datée du 5 mars 2009, que c’est grâce à Schéhérazade qu’il supporte son obésité. Rappelons-nous que c’est la fiction (la lecture et l’écriture) qui ont aidé à Nothomb de s’en sortir de son anorexie d’adolescente. Nothomb explique, notamment dans Biographie de la Faim, comment sa sœur Juliette et elle-même ont souffert d’anorexie lors de leur adolescence et combien le fait de lire les a aidées à se concentrer sur autre chose que cette faim éternelle. Si la lecture sauve Nothomb de l’évanescence totale lors de son adolesPoetics of Excess », dans Amelie Nothomb: Authorship, Identity and Narrative Practice, s. dir. Susan Bainbrigge & Jeanette den Toonder, Berne, Peter Lang, 2003, pp. 127-134) qui conclut que les doubles nothombiens sont largement empruntés à la littérature romantique ou symboliste. Les autofictions, à la première personne, voient de multiple dédoublement : « une seconde personne naît à l’intérieur même de la première, comme si dans le système d’énonciation, le « je » se décomposait entre (sic) un « je » passif et un « tu » agressif, reconstituant au sein de l’individu un rapport de force » (Laureline Amanieux, op. cit., p. 170). Il s’agit, par exemple, de la « voix de haine » (Biographie de la Faim, Paris, Albin Michel, 2004, p. 22), « voix nouvelle » (p. 201) et « voix intérieure » (p. 210) qui constituent le dédoublement de la narratrice. Le mythe de la gémellité chez Nothomb trouve son origine, selon diverses théories psychanalytiques, dans sa période anorexique. Amanieux développe l’idée de personnages, d’écriture et de persona siamois à l’image d’un corps à deux têtes jumelles, une image mythologique, comme celle des animaux fabuleux à double têtes contrastées, l’une qui sourit, l’autre qui menace. De fait, de très nombreux personnages d’Amélie Nothomb sont présentés comme double dans leur psychologie (L’Émile diurne et l’Émile nocturne des Catilinaires (1995) ou comme les doubles les uns des autres (il y a un double explicite halluciné entre Jérôme et Textor dans Cosmétique de l’ennemi (2001). En plus, la romancière elle-même se construit un double à travers l’écriture (ses personnages autofictionnels mais aussi ses mises en scènes inventées dans des romans comme Robert des Noms Propres (2002); elle se sent elle-même double car elle a le sentiment de lutter au moment où elle écrit contre un ennemi intérieur, avec les armes du style, ou bien elle se crée un double positif d’elle-même pour faire face à des chocs personnels. Amanieux expose aussi l’intrication des personnages entre eux, « comme s’ils étaient collés et ne parvenaient pas à exister individuellement, ils restent collés les uns aux autres » (http://leslettresdelaurelineamanieux.blogpot.com), par exemple, les personnages d’Emile et de Palamède Bernardin ou de Palamède et sa femme dans Les Catilinaires). Chacun essaie de prendre la place sur l’autre, voire de tuer l’autre et en même temps chacun se ressemble comme des frères ou sœurs siamois. Les oppositions et les tensions sont portées à leur extrême dans les romans de Nothomb. Il y a toute une stylisation des contraires. Enfin, les structures même de ses romans sont doubles : on observe des intrigues qui se divisent dans leur commencement ou leur fin ou des doubles versions pour une même histoire, comme c’est le cas dans les récits nothombiens intitulés Mercure (1998), Cosmétique de l’ennemi (2001) et Une Forme de vie. La dualité entre l’enfance, vue comme temps de l’innocence, de la pureté et de la liberté, et l’âge adulte, porteur de perdition et de malaises, exacerbée chez Nothomb, explique le désir de l’écrivaine de dilater le temps. 44. Amélie Nothomb, op. cit., p. 33. 45. Ibid., p. 42. 46. Ibid., p. 42-46. 202 Karen Ferreira-Meyers cence, l’écriture permet de lutter contre l’effacement plus tard dans sa vie : « les mots lus ou écrits donnent de la substance à l’être affamé en quête d’ambroisie »47. Selon Amanieux48, le rituel du geste de l’écriture nothombienne opère par mimétisme avec la purge alimentaire. À défaut de nourriture, les mots deviennent des substituts alimentaires que l’on ingurgite, avale, digère et finalement produit, expulse, recrache. Meuret souligne le fait que Nothomb aime répéter qu’elle doit sa vie à l’écriture, grâce à sa « dynamique d’incarnation » qui l’extirpe de son désœuvrement49. Héroïne de cette autofiction, Amélie Nothomb, a une double activité d’écriture : elle écrit de nombreux livres, une production donnant l’impression d’être infinie, et d’autre part, elle répond aux nombreux lecteurs qui lui écrivent après l’avoir lue et peut-être incités à le faire à cause de sa notoriété, à cause du carnet d’adresses qu’on lui prête, du pouvoir qu’on lui imagine : des lecteurs fantasment de sortir de l’anonymat, de l’ombre, par elle, ils lui écrivent poussés par l’ambition personnelle. Cette double face de son écriture est très importante. Tous les écrivains ne répondent pas aux lettres que les lecteurs leur écrivent. Néanmoins, pour Amélie Nothomb, répondre à la correspondance de ses lecteurs fait partie de cette « forme de vie » qu’est l’écriture. Selon ses propres dires, Nothomb va chaque jour. Un dispositif est ouvert, à son bureau pour réceptionner ces lettres. Elle les trie et elle y répond de façon conscientieuse. Même si elle les préfère plutôt courtes, elle répond aussi aux plus longues en s’inquiétant qu’un échange épistolaire avec tel et tel lecteur puisse s’interrompre. Dans Une Forme de Vie, cette fantaisie scripturale d’un lecteur boulimique, devenant monstrueusement obèse, il y a ce fantasme d’un lecteur d’un genre nouveau pour lequel Amélie Nothomb aurait une importance si infinie qu’il en serait enceint, qu’au rythme des productions en nombre incroyable il deviendrait de plus en plus gros. Sa graisse serait nourrie de l’écriture de l’écrivaine venant grossir à l’intérieur du corps du lecteur d’un genre nouveau. La faim de Mapple est aussi celle d’Amélie Nothomb, puisqu’elle écrit « dans l’ascèse et dans la faim »50. Faim de la faim du lecteur51 : Faim d’être attendue par lui, faim que cette attente se voit dans la déformation de plus en plus monstrueuse du lecteur d’un genre nouveau. Mais faim aussi d’être lue autrement, non pas lire ses romans comme on mange, comme on consomme, mais faim de leur anorexie, de leur non-faim, faim de la sortie de leur corps afin d’apparaître en face d’eux, qu’elle soit vue autrement que comme productrice prolifique d’objets littéraires de consommation, faim de vivre sur un territoire où vivraient des humains qui ne verraient plus l’autre comme un dangereux terroriste.52 251. 47. Isabelle Meuret, op. cit., p. 144. 48. Laureline Amanieux, Amélie Nothomb, l’éternelle affamée, Paris, Albin Michel, 2005, p. 250- 49. Ibid., p. 290. 50. Amélie Nothomb, Une Forme de vie, op. cit., p. 67. 51. Dans Biographie de la faim, Nothomb définit la faim de la sorte : « Par faim, j’entends ce manque effroyable de l’être entier, ce vide tenaillant, cette aspiration non tant à l’utopique plénitude qu’à la simple réalité : là où il n’y a rien, j’implore qu’il y ait quelque chose. – La faim, c’est vouloir. L’affamé est quelqu’un qui cherche ». (Amélie Nothomb, Biographie de la faim, op. cit., p. 20) 52. Alice Granger, « Une forme de vie, Amélie Nothomb », 30 août 2010, http://www.elitterature.net/publier2/spip/spip.php?page=articlePETIT&id_article=1023. 203 Amélie Nothomb, Une Forme de vie (2010) La métaphore de la faim représente le besoin d’absolu que ressent Nothomb. Elle le ressent envers ses lecteurs, dans ses rapports avec les médias, avec la nourriture, etc. L’écriture, et en particulier la rédaction de lettres, est comparée à une « bonne vieille tartine beurrée »53, son désir va aux lettres simples et brèves, « les meilleures lettres ne dépassent jamais deux feuilles A4 recto verso »54, plutôt qu’« aux choucroutes garnies épistolaires »55. Amélie Nothomb, à la fin de son autofiction, décide d’aller voir cet étrange lecteur américain. Elle exemplifie dans cette autofiction les liens qu’elle entretient avec ses lecteurs. De cette façon elle rend publique sa vie d’écrivaine, mais aussi les relations qu’elle a avec les médias: il s’agit pour elle « d’attirer l’attention des médias »56. S’attardant plus particulièrement aux débuts de la construction médiatique à travers la presse écrite, la radio et la télévision, Mark Lee57 souligne le fait que presque chaque aspect de la personne d’Amélie Nothomb a été scruté par les médias. Il s’agit de l’exposition de ses origines belges, son vécu de l’extrême-oriental et les influences qu’ont subies ses œuvres de ce vécu, sa voix, ses cheveux, son teint, ses vêtements (jupes, robes, chaussures, mitaines et chapeaux surtout), ses habitudes alimentaires, ses procédés d’écriture, ses rapports avec son public, etc. Tous ces aspects poussent vers une invention, une réinvention continue, une multiplication d’identités même, de la personne et du personnage d’Amélie Nothomb. Le récit se termine par un passage où Nothomb s’interpelle : « Tu le sais : si tu écris chaque jour de ta vie comme une possédée, c’est parce que tu as besoin d’une issue de secours. Être écrivain, pour toi, cela signifie chercher désespérément la porte de sortie. […] Tu seras libérée de ton principal problème qui est toi-même »58. En revanche, il faut aussi souligner que toute la recherche identitaire, entreprise par Nothomb depuis sa première publication, se fait sous le jour de l’humour. Dans Une Forme de vie, l’auteure se regarde et avec plein d’autodérision elle note : « j’étais ce personnage ridiculement ravi : l’auteur qui découvre que quelqu’un a tout lu de lui. […] Cela me donna l’impression d’être un écrivain universel. J’éprouvai une grotesque bouffée d’orgueil »59. * * * Dans Une Forme de vie, Nothomb se concentre une fois de plus sur ses thématiques préférées, mais sous la forme d’une rencontre épistolaire entre elle-même et un jeune menteur américain. Nothomb a la réputation, non-usurpée, de répondre en personne à son courrier. Elle explique tout au long de son récit quelle forme, quelle teneur, doivent idéalement avoir les lettres de ses correspondants. Elle y expose aussi à la fois la pénibilité de ce courrier incessant, inopportun, parfois si invraisemblable dans ses demandes, et sa jubilation à le recevoir et y répondre. De Madame de 53. Amélie Nothomb, Une Forme de vie, op. cit., p. 77. 54. Ibid., p. 47. 55. Ibid., p. 77. 56 Ibid., p. 80. 57. Mark Lee, op. cit. 58. Ibid., p. 169. 59. Ibid., p. 15. 204 Karen Ferreira-Meyers Sévigné, à qui Amélie Nothomb fait explicitement référence dans son autofiction Une Forme de vie60, à Annie Ernaux, on le sait, les écrivaines sont souvent assimilées à la production intimiste. Amélie Nothomb fait partie de ces écrivaines qui, au moins dans une partie de leur œuvre littéraire, semblent réduire à première vue leur écriture à une petite histoire personnelle, mais qui, en même temps, mettent mieux en scène la condition humaine. L’ouverture du système romanesque à des formes voisines, comme l’autobiographie et l’autofiction, pose le problème de la porosité des frontières entre les genres. En passant par le biais d’un regard subjectif, l’autofiction épistolaire place le lecteur dans une position particulière, qui plus est parce que cette « fenêtre ouverte » sur l’intimité d’un personnage (qui est en même temps la narratrice et l’auteure) lui octroie un rôle de « voyeur », et cela est spécialement patent dans le cas de la correspondance privée. Alors que le roman s’écrit généralement d’une façon rétrospective, la place du narrateur dans une autofiction épistolaire suppose une proximité du sujet avec les événements narrés. Cette proximité, cette immédiateté61, peut permettre au récit de répondre à diverses stratégies discursives, dont celle de faciliter l’identification (notamment celle entre la narratrice et l’auteure, présente dans toute autofiction) et « celle de créer un effet de suspense et de rendre le drame particulièrement sensible, puisque ni [la narratrice], ni le personnage, ni le lecteur n’ont une vue d’ensemble sur le récit qui se déroule »62. Une Forme de vie est une autofiction de l’entre-dévoration possible de l’auteur et de son lecteur. Plus qu’un roman épistolaire, Une forme de vie est une autofiction à tiroirs des plus inattendus où lecteur et auteur croisent leur plume jusqu’à inverser leur rôle, puisque Mapple est doté d’une puissance équivalente à l’écrivain : il ment. Et comble du génie, il ment en toute sincérité; en quelque sorte ses mensonges représentent l’autofiction, ce « mentir-vrai » d’Aragon. Nothomb se sent « européenne », à la page 143, quand elle note « le mensonge ne m’offusque que s’il lèse quelqu’un ». Aussi Mapple, écrivant à Nothomb, invente-t-il le roman de sa vie, Nothomb répondant à Mapple écrit le roman du Lecteur idéal de sa vie. Une Forme de vie est une mise en abîme de la fiction où le lecteur accompli est celui qui tend son miroir sur les plates-bandes du romancier, c’’est à dire qui vit comme il ment, mystifie la réalité pour qu’ensemble ils construisent une œuvre. Karen Ferreira-Meyers University of Swaziland & University of Johannesburg [email protected] 60. À la page 47, Nothomb parle de la longueur des lettres et elle cite Mme de Sévigné: « Pardonnez-moi, je n’ai pas le temps de faire court ». 61. Dans Une forme de vie, Nothomb fait référence à « la récente élection de Barack Obama à la présidence » (p. 10) des USA. Ses écrits sont datés de décembre 2008. Dans sa lettre datée du 21 janvier 2009, Nothomb écrit que ce jour-là Barack Obama devenait le président des États-Unis. Toutes ces traces rendent le récit vraisemblable, ancrée dans la réalité quotidienne. 62. Manon Auger, « Le cas du journal fictif : l’hybride romanesque comme phénomène de dynamique intergénérique », dans Québec français, n° 138, 2005, p. 37. © Interférences littéraires/Literaire interferenties 2012