Karen FERREIRA-MEYERS - Interférences littéraires

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Karen FERREIRA-MEYERS - Interférences littéraires
http://www.interferenceslitteraires.be
ISSN : 2031 - 2790
Karen Ferreira-Meyers
Amélie Nothomb : Une Forme de vie (2010)
L’autofiction épistolaire
Résumé
L’avant-dernier roman d’Amélie Nothomb, Une Forme de vie (2010) entame une
nouvelle forme autofictionnelle. En effet, là où l’autofiction « traditionnelle » joint
avec habilité l’autobiographique et la fiction, il s’agit dans ce roman d’une autofiction
épistolaire dans laquelle l’immédiateté des propos est frappante. En plus de l’attention des médias et des lecteurs, en plus de sa participation active à chaque lancement
public d’un nouveau roman et des séances interminables de dédicaces, Nothomb se
différencie d’autres écrivains par le fait qu’elle entretient des relations épistolaires
avec nombre de ses lecteurs. Cet article souligne le lien entre le besoin de vie intime
et de divulgation qu’entretient Nothomb dans ce genre autofictionnel.
Abstract
Amélie Nothomb’ 2010 novel, Une forme de vie (2010) began a new autofictional
form. Indeed, where «traditional» autofiction joined with authority autobiography
and fiction, it is in this epistolary novel, a fictionalized autobiography, in which the
immediacy of the connection is striking. In addition to the media and the readers, in
addition to her active participation in every public launch of a new novel and endless
autographing sessions, Nothomb differs from other writers in that she maintains
relationships via correspondence with many of her readers. This article shows the
link between the need for intimacy and disclosure which Nothomb underscores in
this kind of autofiction.
Pour citer cet article :
Karen Ferreira-Meyers, « Amélie Nothomb : Une Forme de vie (2010). L’autofiction
épistolaire », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 9, novembre
2012, pp. 195-205.
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Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 9, novembre 2012
Amélie Nothomb : Une Forme de vie (2010)
L’autofiction épistolaire
Depuis la prise de conscience que les écritures de soi dépassent le seul genre
autobiographique, ces écritures ont connu un essor remarquable puisqu’elles remettent en question la relation du moi profond avec ce qui le constitue et ce qui
l’entoure. Cela va du journal intime au roman autobiographique, en passant par
les mémoires et l’autofiction. Cette dernière, objet de notre présente recherche,
combine l’engagement autobiographique et les stratégies propres au roman, tout
en s’appuyant sur un pacte qui s’instaure entre l’auteur de l’autofiction et son lecteur, invité à parcourir un récit où se mêlent la fiction et la réalité. A lui d’essayer
de démêler l’écheveau des éléments réels de ceux qui s’apparenteraient à une fiction et de prendre de ce fait l’initiative de son choix de lecture quant à la véracité
ou non des propos narrés.
Dans l’autofiction intitulée Une Forme de vie, Amélie Nothomb1 consacre
une large part de sa trame à une réalité qu’elle vit au quotidien et qu’elle s’efforce d’analyser en y incluant des personnages fictionnels même s’ils lui sont
inspirés par cette même réalité. Melvin Mapple utilise son corps et son obésité
comme une façon de se révolter contre sa condition de soldat, la culpabilité qui
l’assaille du mal qu’il fait, de ce mal-être qu’il ressent dans cette guerre en Irak
qu’il ne comprend pas et rejette au fond de lui. Mais sa culpabilité va le pousser
à avouer sa mythomanie et à parler de l’univers désincarné dans lequel il vit à
Baltimore, focalisé sur son ordinateur, en-dehors de la réalité. C’est l’arrivée
inattendue de la correspondance avec Amélie Nothomb, de cette forme de
réel dans sa vie, même si elle représente un minimum, qui va lui insuffler cette
« forme de vie » qui sert de titre au roman. L’univers de Nothomb se construit
à partir de plusieurs thèmes récurrents parmi lesquels on retrouve la difformité (qui suscite autant le dégoût que la fascination), les rapports malsains à
la nourriture et au corps (l’anorexie, la boulimie, etc.), l’autodestruction (qui
apparaît comme une irrésistible tentation), la culpabilité (comme moteur de la
plupart des agissements chez ses personnages), le dédoublement (pouvant aller
jusqu’à la schizophrénie maligne), les rencontres fortuites (en apparence anodines, elles marquent à jamais l’existence des protagonistes), le rapport conflictuel avec l’autre (les écueils de la communication, les pièges des rapports et
codes sociaux), la méchanceté (toujours intentionnelle et souvent gratuite),
l’éducation (les bonnes manières, les valeurs sociales communes étant parfois
vues comme un obstacle à la liberté) et l’enfance (considérée comme le stade
parfait dans l’évolution de l’homme, l’âge adulte n’étant qu’une régression).
1. Amélie Nothomb, Une Forme de vie, Paris, Albin Michel, 2010.
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Amélie Nothomb, Une Forme de vie (2010)
1. L’autofiction nothombienne
L’autofiction a été décrite et définie de plusieurs façons (Serge Doubrovsky2 ;
Vincent Colonna3 ; Gérard Genette4 ; Laurent Jenny5 ; Marie Darrieussecq6 ; Régine
Robin7 ; Jacques Lecarme8 et Éliane Lecarme-Tabone9 ; Philippe Forest10 ; Philippe
Lejeune11 ; Sébastien Hubier12 ; Philippe Gasparini13 ; Philippe Vilain14, etc.). La définition qui me semble la plus appropriée est une version adaptée de celle de Vilain15 :
l’autofiction étant fiction homonymique ou anominale qu’un individu fait de sa vie ou
2. Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Galilée, 1977 ; Un Amour de soi, Paris, Hachette, « Littérature générale », 1982 ; Autobiographiques, Paris, P.U.F., 1988 ; « Le dernier moi », dans Autofiction(s),
actes du colloque de Cerisy, s. dir. Claude Burgelin, Isabelle Grell & Roger-Yves Roche, Lyon,
Presses universitaires de Lyon, « Autofictions, etc. », 2010, pp. 383-393 ; Un Homme de passage,
Paris, Grasset, 2011 ; « Quand je n’écris pas, je ne suis pas écrivain », entretien entre Serge Doubrovsky & Michel Contat, dans Michel Contat, Portraits et rencontres, Genève, Zoé, 2005, pp.
231-264.
3. Vincent Colonna, L’Autofiction. Essai sur la fictionnalisation de soi en littérature, Thèse
inédite, Paris, E.H.E.S.S., 1989 ; « Commentaire de l’article de M. Laouyen « L’autofiction :
une réception problématique », colloque en ligne Les frontières de la fiction. [En ligne]: http://
www.fabula.org/forum/colloque99/208.php ; Autofiction & autres mythomanies littéraires, Auch,
Tristam, 2004.
4. Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972 ; Palimpsestes. La littérature au
second degré, Paris, Seuil, « Poétique », 1982 ; Fiction et diction (précédé de Introduction à l’architexte) (1991),
Paris, Seuil, « Points-Essais », 2004 ; Seuils (1985), Paris, Seuil, « Points-Essais », 2002.
5. Laurent Jenny, « L’autofiction », dans Méthodes et problèmes, http://www.unige.ch/lettres/
framo/enseignements/méthodes/autofiction/afintegr.html.
6. Marie Darrieussecq, « L’Autofiction, un genre pas sérieux », dans Poétique, n° 107,
septembre 1996 ; Moments critiques dans l’autobiographie contemporaine : l’ironie tragique et l’autofiction
chez Serge Doubrovsky, Hervé Guibert, Michel Leiris et Georges Perec, thèse de doctorat, Université de
Paris VII, 1997 ; « De l’autobiographie à l’autofiction, Mes Parents, roman ? », dans Le Corps textuel
d’Hervé Guibert, s. dir. Ralph Sarkonak, Paris/Caen, Minard, « Revue des Lettres modernes »,
1997, pp. 115-130 ; « Je est unE autre », conférence prononcée à Rome en janvier 2007, dans
Écrire l’histoire d’une vie, s. dir. Annie Oliver, Rome, Spartaco, 2007 ; « La fiction à la première
personne ou l’écriture immorale », dans Autofiction(s), op. cit., pp. 507-525.
7. Régine Robin, Le Golem de l’Ecriture. De l’Autofiction au Cybersoi, Montréal, XYZ, 1997.
8. Jacques lecarme, « L’Autofiction : un mauvais genre », dans Autofictions & Cie, Serge
Doubrovsky, Jacques Lecarme & Philippe Lejeune, Paris, Centre de Recherches Interdisciplinaires sur les Textes modernes, Université de Parix-X Nanterre, « Cahiers RITM », 1993 ; « Paysages de l’autofiction », dans Le Monde des livres, 24 janvier 1997.
9. Éliane Lecarme-Tabone, « XXe siècle. Existe-t-il une autobiographie des femmes ? », dans
Magazine littéraire, n° 409, “Les Écritures du moi. De l’autobiographie à l’autofiction”, mai 2002 ;
« L’autobiographie des femmes », dans Fabula LHT, n° 7, “Y a-t-il une histoire littéraire des femmes
?”, s. dir. Audrey Lasserre, 2011, accessible [En ligne], URL : http://www.fabula.org/lht/7/index.
php?id=168. Voir également Jacques Lecarme & Eliane Lecarme-Tabone, L’Autobiographie, Paris,
Armand Colin, 1999.
10. Philippe Forest, propos recueillis par Audrey Cluzel en mars 2001, publiés sur le site
http://www.manuscrit.com ; « La vie est un roman », dans Genèse et Autofiction, s. dir Jean-Louis Jeannelle & Catherine Violet, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, « Au coeur des textes », 2007, pp.
211-217 ; « Post-scriptum : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer » », dans
Autofiction(s), op. cit., pp. 127-144.
11. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique (1975), Paris, Seuil, 1ère édition date de 1975,
la 2ème revue et augmentée par l’auteur, de 1996 ; Moi aussi, Paris, Seuil, « Poétique », 1986 ; « Le
Journal comme ‘antifiction’ », dans Poétique, n° 149, pp. 3-14 ; Signes de vie. Le pacte autobiographique 2,
Paris, Seuil, 2005.
12. Sébastien Hubier, Littératures intimes. Les expressions du moi, de l’autobiographie à l’autofiction,
Paris, Armand Colin, 2003.
13. Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, « Poétique », 2004 ;
« De quoi l’autofiction est-elle le nom ? », http://www.autofiction.org/index.php?post/2010/01/02/
De-quoi-l-autofiction-est-elle-le-nom-Par-Philippe-Gasparini ; « Le lieu de l’amour », dans
Autofiction(s), op. cit., pp. 281-304.
14. Philippe Vilain, « Démon de la définition », dans Autofiction(s), op. cit., pp. 461-482.
15. Ibidem.
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Karen Ferreira-Meyers
d’une partie de celle-ci16. Gusdorf17 attribue au genre autofictionnel les mêmes vertus réparatrices que Philippe Lejeune réserve au genre autobiographique, puisqu’il
qualifie ce dernier de méthode de délivrance et qu’il classe le tout dans la catégorie
des écritures du moi. Jean-Philippe Miraux parle d’un « recentrement de l’écriture
sur le moi »18, les écrivains optant pour ce genre parce qu’ils ont « la volonté de
ressaisir le cheminement complexe d’un parcours, l’examen de soi, la quête de moment ordinaires et fondateurs d’une personnalité, la recherche du bonheur perdu,
la nostalgie d’un temps passé liée à la tonalité élégiaques »19. Ceci fait partie des éléments typiques de l’autofiction, où réalité et fiction se mêlent, où la réalité devient
tellement fragmentaire, où tout est virtuellement contradictoire, entre respect de la
vérité d’un témoignage ou d’un rapport sur soi et invention romanesque. Burgelin
parle d’
intermittences du cœur et de la mémoire, illusions de la perception, égarements des sensations, pièges des représentations, obnubilations, pouvoirs
d’obscurcissements ou d’illumination des impressions et des mots, latences ou
aveuglements des émotions, autant de voies ou d’impasses à parcourir, explorer, délabyrinther – avec les moyens du roman. 20
Sous l’étiquette de « roman », Une Forme de vie relate des événements ?véridiques ?,
facilement identifiables, autour desquels gravite un personnage principal présentant
des similitudes frappantes avec l’auteure elle-même. Les lettres que la narratricepersonnage principal-auteure envoie à son interlocuteur américain Melvin Mapple21
et celles que celui-ci lui adresse à son tour sont toutes datées. La première lettre que
le personnage principal, Amélie Nothomb reçoit (elle se nomme à la page 79, mais
évidemment le lecteur a pu l’identifier dès la première page, dès la première lettre
puisqu’elle en est la destinataire), cette lettre date du 18 décembre 2008, la dernière
du 5 mars 2010. Au total 34 lettres sont échangées (sur 169 pages) variant en longueur de quelques lignes à plusieurs pages.
Il s’agit, par le biais de l’autofiction d’Amélie Nothomb, de réfléchir au problème que pose l’écriture de soi, à savoir son refus de l’effet miroir, effet qui réduirait l’écrire à un se décrire ? Les relations au vraisemblable, au véridique, à la vérité
sont brouillées dans l’écriture autofictionnelle. Comme le note Nothomb à propos
de la première lettre qu’elle reçoit, « [s]i c’était un faux, l’exécution en était remarquable »22. A la page 18, l’auteure-narratrice fait une autre remarque pointue, qui
montre le lien autofictionnel entre le vrai, le vraisemblable, l’authentique : « Je ne
vous demande pas si ça s’est vraiment passé : c’est tellement authentique ». Ces
remarques auctoriales s’appliquent à toute l’écriture autofictionnelle nothombienne
16. Certains critiques vont jusqu’à enlever le critère homonymique et parlent d’une « fiction
non homonymique ou fiction biographique anominale [ou nominalement indéterminée], sous-titrée
« roman », dont la première personne serait une instance d’énonciation sans référence et renverrait
implicitement [ou par l’épitexte] à l’auteur sans le nommer » (Philippe Vilain, art. cit., p. 473).
17. Georges Gusdorf, Lignes de vie 1. Les écritures du moi, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 122.
18. Jean-Philippe Miraux, Autobiographie : écriture de soi et de sincérité, Paris, Nathan, 1996, p. 40.
19. Ibidem.
20. Claude Burgelin, « Pour l’autofiction », dans Autofiction(s), op. cit., p. 10.
21. Le nom du protagoniste masculin est certainement un petit clin d’œil car « maple » avec
un seul « p » signifie érable en anglais qui est l’arbre dont on fait le fameux sirop qui contribue à
l’obésité des Américains.
22. Amélie Nothomb, op. cit., p. 8.
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Amélie Nothomb, Une Forme de vie (2010)
au sens où il s’agit d’une quête de la vérité, mais d’une vérité que l’on nomme
d’avance subjective.
Nothomb combine l’engagement autobiographique et les stratégies propres
au roman, tout en s’appuyant sur un pacte qui s’instaure entre l’auteure de l’autofiction et ses lecteurs, invités à parcourir un récit où se mêlent la fiction et la réalité. À
eux d’essayer de démêler l’écheveau des éléments réels de ceux qui s’apparenteraient
à une fiction et de prendre de ce fait l’initiative de son choix de lecture quant à la
véracité ou non des propos narrés. Le concept du lecteur-constructeur de sens est
assez récent dans l’histoire littéraire. La méfiance du lecteur a longtemps été une
attitude partagée par les théoriciens du positivisme, du formalisme, du New Criticism américain et du structuralisme. En fait, ce n’est qu’après la « mise à mort » de
l’auteur qu’il revient au lecteur d’établir le sens d’un texte et d’une œuvre. Barthes
rappelle que, puisque tout texte est « fait d’écritures multiples, issues de plusieurs
cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation », « le lecteur est l’espace même où s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde,
toutes les citations dont est faite une écriture »23. Le lecteur, et non l’auteur, est le
lieu où l’unité du texte se produit » ; en conséquence la « naissance du lecteur doit se
payer de la mort de l’Auteur »24. Il convient évidemment de nuancer cette approche.
Alors que le rôle du lecteur consiste à établir des liaisons entre les fragments de
texte qui lui sont offerts, à combiner tels ou tels segments de texte et, de la sorte,
orienter le sens qu’il donnera au texte, plusieurs critiques ont noté l’importance
d’une approche basée sur le compromis : « le lecteur n’est ni tout à fait libre, ni
absolument contraint par le texte », comme l’ont indiqué Sartre25 en parlant de la
lecture comme « création dirigée », et Jauss26 comme « perception guidée »27. Pour
Proust, le lecteur applique ce qu’il lit à sa propre situation. Ainsi écrit-il, dans Le
Temps retrouvé28,
En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espère d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que dans ce livre il n’eût peut-être
pas vu en soi-même.
Il y a donc bel et bien une sorte de tension qui s’inscrit dans tout texte littéraire,
une tension augmentée par le projet autofictionnel, puisque, là, l’autofictionnaire se
propose, dès le début, de brouiller les pistes.
Amélie Nothomb rencontre le succès dès son premier roman, Hygiène de
l’assassin (1992). Stupeur et Tremblements (1999), couronné par le Grand Prix du
Roman de l’Académie française, l’a définitivement consacrée comme un écrivain
majeur. En 2007, Ni d’Ève ni d’Adam lui a valu le prix de Flore. Son œuvre est
23. Roland Barthes, « La mort de l’auteur », dans Essais critiques, Paris, Seuil, « Points-Essais »,
1984, p. 69.
24. Michael Riffaterre, La Production du texte, Paris, Seuil, « Poétique », 1979, p. 77.
25. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1948, p. 52.
26. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception (1975), Paris, Gallimard, « Tel », 1978,
p. 50.
27. Il ne faut pas non plus oublier que de l’autre extrême il y a la position de critiques tels
Riffaterre (1979) selon qui le texte littéraire prévoit la lecture que le lecteur doit en faire et le discours
critique subséquent le réalise.
28. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 1990, p. 490.
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Karen Ferreira-Meyers
traduite dans plus de trente langues. Dans Une forme de vie, l’auteure consacre une
large part de sa trame à une réalité qu’elle vit au quotidien et qu’elle s’efforce
d’analyser en y incluant des personnages fictionnels même s’ils sont inspirés par
cette même réalité. Sous l’étiquette de « roman », ce récit relate des événements
qui se sont vraiment passés, facilement identifiables, autour desquels gravite un
personnage principal présentant des similitudes frappantes avec l’auteure ellemême.
*
*
*
Pour Nothomb, « [p]lus que tous les autres écrits, le courrier s’adresse à un
lecteur »29. Nothomb emmène ses lecteurs dans sa vie d’écrivain, ou plutôt de personnage public, ayant pour drôle de particularité, non pas de recevoir beaucoup
de courrier, mais d’y répondre. Elle reçoit, au début de son texte, la lettre d’un
soldat américain posté à Bagdad. Très vite, le lecteur apprend qu’il souffre de la
guerre et que son mal a pris la forme d’une obésité à la fois militante et vertigineuse. Au fil de la correspondance, Amélie Nothomb fera plus que lui apporter
un peu de compréhension et d’empathie. Elle ira même jusqu’à lui conseiller de
transformer son obésité en forme d’art. Devenu « Body Art »30, Melvin se considère comme un artiste, dorénavant : « c’était la conquête du vide par l’obésité :
grossir annexait le néant »31.
L’autofiction nothombienne joue sciemment sur la ressemblance ambiguë
qui existe entre l’autobiographie et le roman à la première personne et endosse
la part de brouillage et de fiction due en particulier à l’inconscient. Au prix de la
fictionnalisation de la substance même de l’existence, l’auteure retrouve ce qu’on
pourrait dénommer l’esprit du moi autobiographique. Dans son autofiction épistolaire de 2010, Nothomb se met en scène comme personnage écrivain32 et elle fait
des références multiples à sa « vie réelle ». A la page 8, par exemple, elle parle de
certains de ses romans traduits en anglais, ayant eu aux Etats-Unis « un accueil plutôt confidentiel, cinq années auparavant » (Une Forme de vie, p.8). A la page 15, Nothomb indique que son Ni d’Eve ni d’Adam a été traduit en anglais sous le titre Tokyo
Fiancée ; à la page 67 le personnage Amélie Nothomb note qu’elle est à son 66ème
manuscrit33, chose discutée par la critique littéraire à multiples reprises: elle publie
un « roman » par an, mais elle en écrit entre 3 et 4 par an34. A la page 91, Amélie
fait une digression sur son enfance, qui aurait duré « des siècles » (un topos très no29. Amélie Nothomb, op. cit., p. 74.
30. Ibid., p. 79.
31. Ibid., p. 111. 32. Si nous faisons exception du texte Péplum qui, selon Coralie Havet (« Hygiène de l’assassin
ou le jeu des miroirs : la gigantesque métaphore », accessible à la page http://sd-1.archive-host.com/
membres/up/20099104206494972/HdA.pdf, 2009, p. 11) serait le seul roman publié de Nothomb
qui corresponde totalement à la catégorie de l’autofiction parce que « l’identité de l’auteure est
aisément discernable sous les initiales de « la jeune romancière A.N. », tout en laissant planer ludiquement le doute ».
33. « [C]e n’est pas croyable que vous ayez produit tout ça toute seule. D’autant que ce n’est
pas fini, que vous allez encore écrire ».
34. Nothomb publie depuis 1992 un roman par an qui paraît, à coup sûr, à la rentrée littéraire
française en septembre.
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Amélie Nothomb, Une Forme de vie (2010)
thombien: l’enfance est le paradis éternel auquel l’humain renonce à l’adolescence35)
afin de mieux expliquer pourquoi elle en est venue à écrire des lettres, elle devait,
comme son frère et sa sœur aînés, « remplir de mots une feuille A4 » pour l’envoyer
à son grand-père maternel « cet inconnu qui vivait en Belgique »36. Elle découvre la
nature du genre épistolaire : « un écrit voué à l’autre »37. Il reste quand même qu’il
s’agit chez Nothomb d’une auto-représentation mi-fictive, mi-réelle. Mais derrière
cette trame romanesque se cachent des confidences autobiographiques en petites
touches successives qui font la saveur si particulière d’Une forme de vie : « je suis cet
être poreux à qui les gens font jouer un rôle écrasant dans leur vie »38. Elle nous
raconte son amour pour la forme épistolaire, écrivant une ode à la missive courte :
« cela se retrouve à tous les niveaux de désir : les mets de choix ne débordent pas
de l’assiette, les grands crus sont servis de façon parcimonieuse, les êtres exquis
sont sveltes, le tête à tête est la rencontre espérée »39. Peut-être est-ce également une
justification du peu d’épaisseur de ses propres livres ?
2. L’écriture du soi à travers l’autofiction épistolaire
Les écritures de soi permettent de poser plusieurs questions, j’en retiens trois
: le soi, dans « écriture de soi », est-ce un à soi, un pour soi, un par soi, un de soi,
ou tout cela réuni? ; l’accueil, dans les écritures de soi, est-il un recueil des autres
et de soi ou un écueil pour les autres ? ; y a-t-il un auteur derrière le moi qui écrit,
autrement dit le moi fait-il le sujet ?
Au-delà de ces trois questions, c’est toute la problématique de la constitution
du sujet que l’on retrouve. Je ne m’occuperai pas en détails de la question du sujet
: sujet individuel, sujet interpersonnel, sujet constitué ou non d’un noyau dur, sujet
indéfinissable, sujet en cours de constitution, sujet éclaté, sujet autonome, sujet
invariant, sujet à venir, etc. Il suffit, pour la problématique visée dans cet article, de
noter que le sujet ?est? un ensemble de possibles et de potentialités et non une entité
fixe et limitée. Plus spécifiquement, il s’agit de connaître la posture que l’écrivaine
réclame quand elle écrit sur elle-même.
Alain Milon explique que :
Écrire sur soi, c’est poser en fait les deux questions : « je m’accueille dans mon
écriture, certes, mais cet accueil est-il l’occasion de recueillir un autre que moi par
moi, ou n’est-il qu’un prétexte pour faire de mon écriture un écueil à toute présence étrangère à la mienne ? » L’écrivain se trouve alors confronté à l’alternative
suivante : ou bien le soi, qui s’accueille dans son journal intime par exemple, ne
décrit qu’un double de lui-même, mais dans ce cas il ne donne à voir que deux
fois le même et l’on retrouve alors l’effet miroir de l’écriture — écriture dont
l’accueil de soi n’est qu’un prétexte pour n’accueillir personne et surtout fermer
la porte à toute présence étrangère ; ou bien, le journal intime ouvre la porte aux
autres en l’ouvrant à un soi qui ne peut s’exprimer autrement. Le journal intime
devient alors le moyen de convoquer un soi devant lui-même, non pour entendre
35. Chez Nothomb, le rêve obsédant de revivre l’enfance à l’aide de remémorations introduit
la notion d’altérité, de dualité, de dédoublement, afin d’expliquer le passé qui reste tangible uniquement à travers l’écriture.
36. Amélie Nothomb, op. cit., p. 91.
37. Ibid., p. 92.
38. Ibid., p. 88.
39. Ibid., p. 76.
200
Karen Ferreira-Meyers
ses complaintes mais pour lui permettre de faire remonter à la surface, par son
écriture, les figures en maturation de son oeuvre. 40
« Les écritures du moi donnent la parole à la seconde voix, refoulée dans l’ordinaire
des jours, en laquelle se libère une mauvaise conscience, le vœu de l’impossible et
de l’irréel, de la plénitude refusée »41 : dans ce sens, chez Nothomb, la personne de
l’auteure, doublée de sa personnalité publique, a envahi ses textes et Une forme de vie
est une autofiction épistolaire sur la relation très controversée que la romancière
entretient avec ses lecteurs42. Le héros-lecteur retenu pour mener cette correspondance est un soldat américain réquisitionné sur le front irakien, que le lecteur peut
prendre en tant que tel mais à sa volonté pourrait aussi prendre pour un dédoublement à la Nothomb, une sorte d’alter égo à qui l’auteure prête une ou des parties
de sa personnalité. Par exemple, à la page 96, le soldat obèse évoque le fait qu’il se
sent comme étant trois personnes, cette schizophrénie littéraire et personnelle de
Nothomb a déjà été soulignée par Amanieux en 2009 dans son étude intitulée Le
récit siamois43.
Le thème de l’obésité est cher à Nothomb, d’Hygiène de l’Assassin (1992) aux
Catilinaires (1995) et Biographie de la faim (2004) en passant par le patron japonais
40. Alain Milon, « Réflexions autour de l’écriture du soi : le refus du psychologisme », dans
Les Cahiers de l’École, n° 2, 2005, pp. 7-10. [En ligne], URL : http://www.cahiers-ed.org/ftp/cahiers2/c2_millon.pdf.
41. Georges Gusdorf, op. cit., p. 24.
42. Cette relation est souvent discutée. Selon Mark Lee (voir son « Entretien avec Amélie Nothomb », dans The French Review, vol. 77, n° 3, 2004), Nothomb se rendrait tous les jours chez Albin
Michel pour répondre personnellement à une quantité impressionnante de lettres de lecteurs. Deux
catégories de lecteurs sont représentés dans les récits nothombiens : d’un côté, les lecteurs réels
interpelés par les différentes voix narratives, et, de l’autre, à travers les personnages qui sont à leur
tour des lecteurs. Comme toutes les relations nothombiennes, le lecteur et l’auteure se rencontrent
sur le mode de l’affrontement ; le lecteur est figuré comme l’adversaire et, en tant qu’auteure,
Nothomb répond par avance aux objections de son lectorat. La lecture devient conséquemment,
selon Laureline Amanieux (Le Récit siamois, identité et personnage dans l’œuvre d’Amélie Nothomb, Paris,
Albin Michel, 2009, p. 324), « un combat entre liberté de la lecture et choix de l’auteure ». Dans
l’opinion de Nothomb, l’acte de lecture est défini comme une rencontre entre le texte et le lecteur.
Face aux œuvres nothombiennes, le lecteur a tendance « à s’identifier au personnage placé en
position de victime, porteur des « bonnes » valeurs » (ibid., p. 325). Le lecteur n’est pas à l’abri des
mensonges de l’auteure, mais il est averti de leur éventuelle présence dans le texte. En aucun cas, le
lecteur peut-il faire confiance ni à l’auteure ni à ses personnages. Alors que, des dires de l’auteure,
le lecteur a toutes les libertés d’interprétation en ce qui concerne ses autofictions, « le texte valorise
[quand même] une lecture particulière » (ibid., p. 328), dont la signification est moins à construire
qu’à recevoir. Ceci postule une auteure omnipotente et autoritaire. Alors que la double lecture des
autofictions nothombiennes pourrait s’expliquer par une liberté laissée au lecteur par l’auteure, ce
n’est pas vraiment le cas : il s’agit plutôt d’une « programmation de la réception » (ibid., p. 331).
Selon Amanieux, cette programmation serait liée à la volonté didactique qu’inscrit Nothomb dans
ses écrits, un texte didactique ne laissant aucune liberté de création au lecteur.
43. Laureline Amanieux, op. cit.. Des critiques tels que Michel Zumkir (Amélie Nothomb de
A à Z : Portrait d’un monstre littéraire, Bruxelles, Le Grand Miroir, 2003), Laureline Amanieux (Amélie
Nothomb: l’éternelle affamée, Paris, Albin Michel, 2005), Margaux Kobialka (La création d’Amélie Nothomb
à travers la psychanalyse, Paris, Le manuscrit, sans date), Isabelle Meuret (L’Anorexie créatrice, Paris,
Klincksieck, 2006) et Mark D. Lee (Les Identités d’Amélie Nothomb : de l’invention médiatique aux fantasmes
originaires, Amsterdam, Rodopi, « Faux Titre »,2010) ont soulevé l’importance du double, du dédoublement, des jumeaux dans l’œuvre nothombienne. L’analyse de l’identité et du personnage dans
l’œuvre d’Amélie Nothomb de Laureline Amanieux reprend en grandes lignes sa thèse de doctorat,
soutenue à l’Université Paris X-Nanterre, autour de l’idée principale que Nothomb « impose une
malformation volontaire » à ses textes pour que « deux récits émergent d’un seul ou deux visages
pour un même personnage » (Laureline amanieux, op. cit., p. 7) afin d’essayer de réparer une identité
détruite. Implicite, le lien entre cette gémellité et une structure narrative autofictionnelle, n’est souligné explicitement qu’à partir de la page 209 de ce même essai. Amanieux a repéré que la dualité, le
mythe du double et les dédoublements se font à plusieurs niveaux : la structure narrative, la création
des personnages et la re-création de l’auteure elle-même en personnage. Dans Le Récit siamois, cette
critique analyse les différents niveaux. Elle fait référence, entre autres, à l’étude de l’aspect intertextuel des dédoublements des personnages faite par David Gascoigne (« Amélie Nothomb and the
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Amélie Nothomb, Une Forme de vie (2010)
de Stupeur et Tremblements (1999). Là où pour l’écrivaine même maigrir a longtemps
constitué un moyen de survivre – elle a souffert d’anorexie pendant son adolescence –, pour Melvin Mapple, son contre-poids littéraire dans Une forme de vie, c’est
grossir, se goinfrer qui serait la meilleure arme contre le traumatisme de guerre. Il
se goinfre pour supporter de tuer, pour se supporter vivant. Grossir aux frais de
l’armée, cette « gigantesque larve absorbant des substances confuses »44 devient le
sommet de la résistance pacifiste : épuiser les greniers de l’armée en bâfrant, c’est
indexer le cours des fusils sur celui de la saucisse, c’est édifier le corps en rempart
contre la barbarie guerrière : « Notre obésité constitue un formidable et spectaculaire acte de sabotage »45. Les obèses, selon Mapple, coûtent chers au gouvernement
américain : cher en nourriture, en vêtements, en soins de santé, en frais de justice46.
Dans la fantasmagorie nothombienne, un obèse en Irak peut protéger doublement
la planète. Afin de se protéger psychologiquement, Mapple invente dans le surplus
graisseux de son corps une amante lovée en lieu et place des kilos pris, qu’il nomme
Schéhérazade, façonnée à partir des hamburgers-sodas ingurgités pendant les mille
et une nuits de guerre. Il explique, dans sa lettre datée du 5 mars 2009, que c’est
grâce à Schéhérazade qu’il supporte son obésité. Rappelons-nous que c’est la fiction (la lecture et l’écriture) qui ont aidé à Nothomb de s’en sortir de son anorexie
d’adolescente. Nothomb explique, notamment dans Biographie de la Faim, comment
sa sœur Juliette et elle-même ont souffert d’anorexie lors de leur adolescence et
combien le fait de lire les a aidées à se concentrer sur autre chose que cette faim
éternelle. Si la lecture sauve Nothomb de l’évanescence totale lors de son adolesPoetics of Excess », dans Amelie Nothomb: Authorship, Identity and Narrative Practice, s. dir. Susan
Bainbrigge & Jeanette den Toonder, Berne, Peter Lang, 2003, pp. 127-134) qui conclut que
les doubles nothombiens sont largement empruntés à la littérature romantique ou symboliste.
Les autofictions, à la première personne, voient de multiple dédoublement : « une seconde personne naît à l’intérieur même de la première, comme si dans le système d’énonciation, le « je »
se décomposait entre (sic) un « je » passif et un « tu » agressif, reconstituant au sein de l’individu
un rapport de force » (Laureline Amanieux, op. cit., p. 170). Il s’agit, par exemple, de la « voix de
haine » (Biographie de la Faim, Paris, Albin Michel, 2004, p. 22), « voix nouvelle » (p. 201) et « voix
intérieure » (p. 210) qui constituent le dédoublement de la narratrice. Le mythe de la gémellité
chez Nothomb trouve son origine, selon diverses théories psychanalytiques, dans sa période anorexique. Amanieux développe l’idée de personnages, d’écriture et de persona siamois à l’image
d’un corps à deux têtes jumelles, une image mythologique, comme celle des animaux fabuleux à
double têtes contrastées, l’une qui sourit, l’autre qui menace. De fait, de très nombreux personnages d’Amélie Nothomb sont présentés comme double dans leur psychologie (L’Émile diurne
et l’Émile nocturne des Catilinaires (1995) ou comme les doubles les uns des autres (il y a un
double explicite halluciné entre Jérôme et Textor dans Cosmétique de l’ennemi (2001). En plus, la
romancière elle-même se construit un double à travers l’écriture (ses personnages autofictionnels
mais aussi ses mises en scènes inventées dans des romans comme Robert des Noms Propres (2002);
elle se sent elle-même double car elle a le sentiment de lutter au moment où elle écrit contre un
ennemi intérieur, avec les armes du style, ou bien elle se crée un double positif d’elle-même pour
faire face à des chocs personnels. Amanieux expose aussi l’intrication des personnages entre eux,
« comme s’ils étaient collés et ne parvenaient pas à exister individuellement, ils restent collés
les uns aux autres » (http://leslettresdelaurelineamanieux.blogpot.com), par exemple, les personnages d’Emile et de Palamède Bernardin ou de Palamède et sa femme dans Les Catilinaires).
Chacun essaie de prendre la place sur l’autre, voire de tuer l’autre et en même temps chacun se
ressemble comme des frères ou sœurs siamois. Les oppositions et les tensions sont portées à
leur extrême dans les romans de Nothomb. Il y a toute une stylisation des contraires. Enfin, les
structures même de ses romans sont doubles : on observe des intrigues qui se divisent dans leur
commencement ou leur fin ou des doubles versions pour une même histoire, comme c’est le cas
dans les récits nothombiens intitulés Mercure (1998), Cosmétique de l’ennemi (2001) et Une Forme de
vie. La dualité entre l’enfance, vue comme temps de l’innocence, de la pureté et de la liberté, et
l’âge adulte, porteur de perdition et de malaises, exacerbée chez Nothomb, explique le désir de
l’écrivaine de dilater le temps.
44. Amélie Nothomb, op. cit., p. 33.
45. Ibid., p. 42.
46. Ibid., p. 42-46.
202
Karen Ferreira-Meyers
cence, l’écriture permet de lutter contre l’effacement plus tard dans sa vie : « les
mots lus ou écrits donnent de la substance à l’être affamé en quête d’ambroisie »47.
Selon Amanieux48, le rituel du geste de l’écriture nothombienne opère par mimétisme avec la purge alimentaire.
À défaut de nourriture, les mots deviennent des substituts alimentaires que
l’on ingurgite, avale, digère et finalement produit, expulse, recrache. Meuret souligne le fait que Nothomb aime répéter qu’elle doit sa vie à l’écriture, grâce à sa
« dynamique d’incarnation » qui l’extirpe de son désœuvrement49.
Héroïne de cette autofiction, Amélie Nothomb, a une double activité d’écriture : elle écrit de nombreux livres, une production donnant l’impression d’être
infinie, et d’autre part, elle répond aux nombreux lecteurs qui lui écrivent après
l’avoir lue et peut-être incités à le faire à cause de sa notoriété, à cause du carnet
d’adresses qu’on lui prête, du pouvoir qu’on lui imagine : des lecteurs fantasment
de sortir de l’anonymat, de l’ombre, par elle, ils lui écrivent poussés par l’ambition
personnelle. Cette double face de son écriture est très importante. Tous les écrivains ne répondent pas aux lettres que les lecteurs leur écrivent. Néanmoins, pour
Amélie Nothomb, répondre à la correspondance de ses lecteurs fait partie de cette
« forme de vie » qu’est l’écriture. Selon ses propres dires, Nothomb va chaque jour.
Un dispositif est ouvert, à son bureau pour réceptionner ces lettres. Elle les trie et
elle y répond de façon conscientieuse. Même si elle les préfère plutôt courtes, elle
répond aussi aux plus longues en s’inquiétant qu’un échange épistolaire avec tel et
tel lecteur puisse s’interrompre.
Dans Une Forme de Vie, cette fantaisie scripturale d’un lecteur boulimique, devenant monstrueusement obèse, il y a ce fantasme d’un lecteur d’un genre nouveau pour
lequel Amélie Nothomb aurait une importance si infinie qu’il en serait enceint, qu’au
rythme des productions en nombre incroyable il deviendrait de plus en plus gros. Sa
graisse serait nourrie de l’écriture de l’écrivaine venant grossir à l’intérieur du corps
du lecteur d’un genre nouveau. La faim de Mapple est aussi celle d’Amélie Nothomb,
puisqu’elle écrit « dans l’ascèse et dans la faim »50. Faim de la faim du lecteur51 :
Faim d’être attendue par lui, faim que cette attente se voit dans la déformation
de plus en plus monstrueuse du lecteur d’un genre nouveau. Mais faim aussi
d’être lue autrement, non pas lire ses romans comme on mange, comme on
consomme, mais faim de leur anorexie, de leur non-faim, faim de la sortie
de leur corps afin d’apparaître en face d’eux, qu’elle soit vue autrement que
comme productrice prolifique d’objets littéraires de consommation, faim de
vivre sur un territoire où vivraient des humains qui ne verraient plus l’autre
comme un dangereux terroriste.52
251.
47. Isabelle Meuret, op. cit., p. 144.
48. Laureline Amanieux, Amélie Nothomb, l’éternelle affamée, Paris, Albin Michel, 2005, p. 250-
49. Ibid., p. 290.
50. Amélie Nothomb, Une Forme de vie, op. cit., p. 67.
51. Dans Biographie de la faim, Nothomb définit la faim de la sorte : « Par faim, j’entends ce
manque effroyable de l’être entier, ce vide tenaillant, cette aspiration non tant à l’utopique plénitude
qu’à la simple réalité : là où il n’y a rien, j’implore qu’il y ait quelque chose. – La faim, c’est vouloir.
L’affamé est quelqu’un qui cherche ». (Amélie Nothomb, Biographie de la faim, op. cit., p. 20)
52. Alice Granger, « Une forme de vie, Amélie Nothomb », 30 août 2010, http://www.elitterature.net/publier2/spip/spip.php?page=articlePETIT&id_article=1023.
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Amélie Nothomb, Une Forme de vie (2010)
La métaphore de la faim représente le besoin d’absolu que ressent Nothomb. Elle le
ressent envers ses lecteurs, dans ses rapports avec les médias, avec la nourriture, etc.
L’écriture, et en particulier la rédaction de lettres, est comparée à une « bonne vieille
tartine beurrée »53, son désir va aux lettres simples et brèves, « les meilleures lettres
ne dépassent jamais deux feuilles A4 recto verso »54, plutôt qu’« aux choucroutes
garnies épistolaires »55.
Amélie Nothomb, à la fin de son autofiction, décide d’aller voir cet étrange
lecteur américain. Elle exemplifie dans cette autofiction les liens qu’elle entretient
avec ses lecteurs. De cette façon elle rend publique sa vie d’écrivaine, mais aussi
les relations qu’elle a avec les médias: il s’agit pour elle « d’attirer l’attention des
médias »56. S’attardant plus particulièrement aux débuts de la construction médiatique à travers la presse écrite, la radio et la télévision, Mark Lee57 souligne le fait
que presque chaque aspect de la personne d’Amélie Nothomb a été scruté par les
médias. Il s’agit de l’exposition de ses origines belges, son vécu de l’extrême-oriental et les influences qu’ont subies ses œuvres de ce vécu, sa voix, ses cheveux, son
teint, ses vêtements (jupes, robes, chaussures, mitaines et chapeaux surtout), ses
habitudes alimentaires, ses procédés d’écriture, ses rapports avec son public, etc.
Tous ces aspects poussent vers une invention, une réinvention continue, une multiplication d’identités même, de la personne et du personnage d’Amélie Nothomb.
Le récit se termine par un passage où Nothomb s’interpelle : « Tu le sais : si tu écris
chaque jour de ta vie comme une possédée, c’est parce que tu as besoin d’une issue
de secours. Être écrivain, pour toi, cela signifie chercher désespérément la porte de
sortie. […] Tu seras libérée de ton principal problème qui est toi-même »58.
En revanche, il faut aussi souligner que toute la recherche identitaire, entreprise par Nothomb depuis sa première publication, se fait sous le jour de l’humour.
Dans Une Forme de vie, l’auteure se regarde et avec plein d’autodérision elle note :
« j’étais ce personnage ridiculement ravi : l’auteur qui découvre que quelqu’un a tout
lu de lui. […] Cela me donna l’impression d’être un écrivain universel. J’éprouvai
une grotesque bouffée d’orgueil »59.
*
*
*
Dans Une Forme de vie, Nothomb se concentre une fois de plus sur ses thématiques préférées, mais sous la forme d’une rencontre épistolaire entre elle-même et
un jeune menteur américain. Nothomb a la réputation, non-usurpée, de répondre en
personne à son courrier. Elle explique tout au long de son récit quelle forme, quelle
teneur, doivent idéalement avoir les lettres de ses correspondants. Elle y expose
aussi à la fois la pénibilité de ce courrier incessant, inopportun, parfois si invraisemblable dans ses demandes, et sa jubilation à le recevoir et y répondre. De Madame de
53. Amélie Nothomb, Une Forme de vie, op. cit., p. 77.
54. Ibid., p. 47.
55. Ibid., p. 77.
56 Ibid., p. 80.
57. Mark Lee, op. cit.
58. Ibid., p. 169.
59. Ibid., p. 15.
204
Karen Ferreira-Meyers
Sévigné, à qui Amélie Nothomb fait explicitement référence dans son autofiction
Une Forme de vie60, à Annie Ernaux, on le sait, les écrivaines sont souvent assimilées
à la production intimiste. Amélie Nothomb fait partie de ces écrivaines qui, au
moins dans une partie de leur œuvre littéraire, semblent réduire à première vue leur
écriture à une petite histoire personnelle, mais qui, en même temps, mettent mieux
en scène la condition humaine. L’ouverture du système romanesque à des formes
voisines, comme l’autobiographie et l’autofiction, pose le problème de la porosité
des frontières entre les genres. En passant par le biais d’un regard subjectif, l’autofiction épistolaire place le lecteur dans une position particulière, qui plus est parce
que cette « fenêtre ouverte » sur l’intimité d’un personnage (qui est en même temps
la narratrice et l’auteure) lui octroie un rôle de « voyeur », et cela est spécialement
patent dans le cas de la correspondance privée.
Alors que le roman s’écrit généralement d’une façon rétrospective, la place
du narrateur dans une autofiction épistolaire suppose une proximité du sujet avec
les événements narrés. Cette proximité, cette immédiateté61, peut permettre au récit
de répondre à diverses stratégies discursives, dont celle de faciliter l’identification
(notamment celle entre la narratrice et l’auteure, présente dans toute autofiction) et
« celle de créer un effet de suspense et de rendre le drame particulièrement sensible,
puisque ni [la narratrice], ni le personnage, ni le lecteur n’ont une vue d’ensemble
sur le récit qui se déroule »62.
Une Forme de vie est une autofiction de l’entre-dévoration possible de l’auteur
et de son lecteur. Plus qu’un roman épistolaire, Une forme de vie est une autofiction à
tiroirs des plus inattendus où lecteur et auteur croisent leur plume jusqu’à inverser
leur rôle, puisque Mapple est doté d’une puissance équivalente à l’écrivain : il ment.
Et comble du génie, il ment en toute sincérité; en quelque sorte ses mensonges
représentent l’autofiction, ce « mentir-vrai » d’Aragon. Nothomb se sent « européenne », à la page 143, quand elle note « le mensonge ne m’offusque que s’il lèse
quelqu’un ». Aussi Mapple, écrivant à Nothomb, invente-t-il le roman de sa vie,
Nothomb répondant à Mapple écrit le roman du Lecteur idéal de sa vie. Une Forme
de vie est une mise en abîme de la fiction où le lecteur accompli est celui qui tend
son miroir sur les plates-bandes du romancier, c’’est à dire qui vit comme il ment,
mystifie la réalité pour qu’ensemble ils construisent une œuvre.
Karen Ferreira-Meyers
University of Swaziland & University of Johannesburg
[email protected]
60. À la page 47, Nothomb parle de la longueur des lettres et elle cite Mme de Sévigné: « Pardonnez-moi, je n’ai pas le temps de faire court ».
61. Dans Une forme de vie, Nothomb fait référence à « la récente élection de Barack Obama
à la présidence » (p. 10) des USA. Ses écrits sont datés de décembre 2008. Dans sa lettre datée du
21 janvier 2009, Nothomb écrit que ce jour-là Barack Obama devenait le président des États-Unis.
Toutes ces traces rendent le récit vraisemblable, ancrée dans la réalité quotidienne.
62. Manon Auger, « Le cas du journal fictif : l’hybride romanesque comme phénomène de
dynamique intergénérique », dans Québec français, n° 138, 2005, p. 37.
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