Femmes et outils dans l`élaboration de l`huile d`Argan tradition

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Femmes et outils dans l`élaboration de l`huile d`Argan tradition
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Femmes et outils dans l’élaboration
de l’huile d’Argan tradition, innovation
Narjys El Alaoui
Anthropologue
MuCEM - EHESS (Paris)
[email protected]
ATERAM
Association Techniques Rurales de Méditerranée
[email protected]
Résumé
L’argumentaire scientifique portant sur Femmes et outils dans l’élaboration de l’huile d’Argan
propose une lecture des faits techniques questionnant l’usage pérenne d’outils choisis dans la nature
et non modifiés avant leur usage. Pour illustrer ce propos, les étapes du processus de cette élaboration
à l’aide de matériel lithique activé dans l’espace domestique des usufruitiers de l’arganeraie, comme
dans les coopératives avoisinantes, retiendront autant l’attention que la mécanisation récente, réponse
à une demande de production inégalée jusque-là. A travers la mécanisation lacunaire et les savoir-faire
féminins bousculés pour la première fois dans l’histoire technique de cette huile, l’argumentaire interroge
la tractation entre innovation et tradition, en même temps qu’il voudrait interroger l’évolution prématurée
de cette mécanisation.
Mots-clés : huile d’Argan, technique, tradition, innovation, négociation.
Summary
The scientific argument developed in Women and Tools in the Elaboration of Argan Oil focuses
on technical questions around the perennial use of tools carefully chosen and therefore requiring no
further improvement for human use. Examples range from the traditional elaboration of home-made oil
using stone equipment by the usufructuaries of argan groves or in neighbouring cooperatives to recent
mechanical press-extraction intended to meet a growing demand for argan oil. Through the study of
women’s age-old expertise and the deficient mechanical processing now complementing women’s ancient
methods for the first time in the long technical history of this oil, the argument examines the relationship
between innovation and tradition, questioning the very evolution of mechanical processing.
Keyword : Argan oil, technic, tradition, innovation, dealing.
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Le point de vue ici présenté relève de l’anthropologie culturelle, science dont l’objet est aussi vaste
que l’humain appréhendé dans ses interactions avec le milieu naturel et dans ses manifestations sociales
et culturelles complexes. Il relève également d’une de ses branches : l’anthropologie des techniques ou
technologie culturelle, qui traite des systèmes techniques sur la base d’observations, d’entretiens et
d’analyses. L’une comme l’autre gagnerait à être développées au Maroc, terre de sapience en ce domaine.
L’Arganier, comme le Karité (l’arbre à beurre), appartient à l’ordre des Ébénales, famille tropicale des
Sapotacées dont il est le témoin le plus septentrional. Au Maroc, sa présence est une survivance de l’ère
tertiaire où la famille est connue depuis le Miocène inférieur (15 à 25 Ma).
Le processus technique engagé dans la réalisation de l’huile d’Argan nous est familier depuis
seulement mille ans (El Bekri, début du XIe siècle). Ce processus, stable dans la longue durée, est
apparu modifié dans un espace récent de production mécanisée, lui-même né d’impératifs économiques
et environnementaux. Des coopératives et des machines se sont inscrites dans le milieu externe des
populations vivant de l’Arganier. Telle conjoncture a permis d’observer un avènement technique, premier
à notre connaissance : la proximité des machines et des pierres techniques (galets millénaires) pour
exprimer l’huile d’Argan. C’est là un fait majeur, non des étapes du processus lui-même, inchangé dans
ses séquences fixes d’élaboration de l’huile alimentaire, mais dans ce que l’avènement technique révèle de
changements d’envergure : continuités, ruptures et négociations techniques. Autrement dit, le processus
rend compte de l’emploi synchrone d’outils lithiques dans un milieu externe (environnement, arganeraie)
et interne (culture, société amazigh d’agriculteurs-céréaliculteurs de montagne) jusque-là inertes, et de
machines à dépulper les noix ou à torréfier les graines de l’Arganier. Le maintien de ces outils culturels
renvoie au processus domestique millénaire aujourd’hui intriqué à une réalité économique tributaire
du processus paralysé par le chaînon défaillant. Dans les étapes de production mécanisée, la panne a
convoqué le maintien d’outils lithiques et par voie de conséquence les agents de la technique initiale,
inventeurs de la chaine opératoire. Ceci montre d’un côté l’équilibre atteint entre milieu externe et milieu
interne, stables et pérennes du groupe parvenu à une efficacité limitée (satisfaction interne) ; de l’autre,
une innovation mécaniquement inachevée.
La fabrication de l’huile d’Argan
La fabrication de l’huile d’Argan que chacun connaît aujourd’hui illustre le double phénomène de
stagnation et de rupture du fait technique finalisé. L’extraction de cette huile réalisée exclusivement
par les femmes de la région du Souss, matrice de l’Arganier domine, davantage qu’hier, l’activité des
ouvrières.
Les outils simples, actifs ou passifs, présents dans une ou plusieurs étapes de la filière technique
: écalage de la pulpe, concassage de la coque et torréfaction des graines sont eux aussi exclusifs aux
femmes. Avec les coopératives féminines créées au Maroc dans les années 1990 autour de l’huile d’Argan
et bénéficiant de moyens notables, on observe que certains de ces outils de culture technique ancienne
ont été, depuis cette date, supplantés par différentes machines électriques : écaleuse de noix et presses
; grilloir à gaz pour torréfier les amandes. Elles indiquent que l’innovation, perturbée dans son projet
novateur, n’était envisageable hors un contexte d’adaptation économique favorisée par l’explosion d’une
demande exogène de l’huile. La mécanisation libère certes de certaines contraintes physiques mais elle
crée d’autres types de contraintes dans le domaine social, économique, énergétique. Faut-il souscrire ?
S’interroger ?
Pour obtenir la meilleure compétence collective et atteindre un résultat de production escompté, la
stratégie de performance a été adoptée en introduisant des machines mues par des énergies nouvelles
dans un paysage ancien et en augmentant l’action des forces physiques et des outils lithiques palliant la
lacune du projet mécanisé. Appariée à la présence accrue de nouveaux acteurs masculins dans certaines
coopératives féminines, la concomitance du transfert du savoir-faire domestique dans l’espace marchand
renseignent le projet novateur quant à satisfaire la production avec l’outillage disponible.
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Nous allons nous arrêter aux étapes de cette fabrication, développée ailleurs1, où l’outil lithique ou
osseux (simples) a fait place à une innovation technique, ou n’a pas été modifié ou remplacé.
1 - L’écalage, ašfiyš
L’opération consiste à détacher l’écale charnue du fruit, en l’ôtant par percussion lancée sur une
enclume : pierre gisante, lourde, haute, à surface lisse et plane nommée assarwg / tassarugwt, à l’aide
d’une pierre arrondie, tašfiyašt / tašfiyšt. Le pouce et l’index de la main gauche tenant le fruit tandis que
le creux et les doigts de la main droite retiennent la pierre d’écalage (Fig. 1a, 1b, 2). L’action est facilitée
par la dessiccation préalable du fruit abandonné à la chaleur ambiante. La superposition des couches
brunes (traces) permet de reconnaître l’outil et de distinguer son usage sans recours à la tracéologie.
Cette activité, manuelle jusque-là, a été suppléée par une machine électrique (assourdissante) mise au
point à la fin des années 80, contrôlée par une femme ou un homme selon les coopératives (Fig. 3). On
est donc passé sans transition de l’outil lithique abandonné à la machine sophistiquée.
2 - Le concassage, taraga ou awrag
Fig 1a. Ecalage domestique
Fig.1b. Ecalage dans une
coopérative
Fig. 2. Pierre d’écalage et
enclume
Fig. 3. Ecaleuse électrique
( coopérative)
Débarrassées de l’écale, les coques dures sont brisées une à une entre la même enclume et une
pierre de concassage allongée, taragt / tawwunt n traga, selon un plan de clivage permettant la sortie des
graines sans les abîmer (Fig. 4, 5, 6). Le noyau, constitué d’une ou deux graines, est brisé dans le sens
horizontal, quant au noyau de trois voire quatre graines (dont deux sont souvent avortées), il est brisé
dans le sens vertical, à l’instar
des petits fruits. Une pierre longue aux extrémités arrondies sert quelquefois les deux opérations. Le
noyau extrêmement dur et la morphologie variée du fruit ayant freiné la mise au point d’une machine, les
outils lithiques séculaires non modifiés sont maintenus et les femmes poursuivent, à proximité des salles
abritant les machines, l’opération pénible : mouvements répétitifs, vibrations,ntraignante, démultipliée
par une demande nouvelle et forte affectant les besoins et le rythme de production domestique acquis.
Paradoxe si l’on remarque que la panne ou l’échec du concassage mécanique n’est point imputé à la filière
technique initiale mais à la chaine de mécanisation, incomplète, interrompue dans son projet novateur.
Séparation des graines et tri
Le noyau brisé est lancé d’un coup sec sur l’enclume. La coque, traversée d’un réseau de faisceaux
vasculaires adhérant quelquefois au noyau, achève de s’ouvrir, libérant les graines entières (signe de
dextérité). À cette opération succède le tri, afran, qui consiste à éliminer à mains nues les dernières
brisures de coque (Fig. 7) autour de l’amande. Ce “lancé” tigri, ne laisse pas de trace matérielle. Il interroge
pourtant l’activité technique corrélée à la main, au geste et à l’outil tout en soulignant l’importance
d’observer directement l’action lorsque l’on s’intéresse aux outils « simples ».
1- El Alaoui, 2007a.
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Fig. 4 Concassage domestique
Fig. 5 Concassage
(coopérative)
Fig. 6 Pierre de concassage
sur enclume (coopérative)
Fig. 7. Lancé de la coque sur
l’enclume
3 - La torréfaction, aslay
Pour faciliter le broyage dans le moulin à bras et permettre l’extraction maximale de l’huile
domestique, de l’arôme et de la saveur du terroir, les graines sont préalablement torréfiées dans un plat
en argile, anhdam, au-dessus d’un foyer alimenté par le bois et les coques d’Argan, irg / irgn (Fig. 8).
L’outil en os employé pour remuer fréquemment les amandes dans le plat en argile, évitant ainsi leur
calcination, est une omoplate de mouton ou de chèvre séchée, appelée tasarft ou taġrut, parfaitement
adaptée à la main et au résultat prévu. L’utilisation récente et exceptionnelle du gaz (énergie fossile) dans
l’espace domestique est réservée à la cuisson rapide (café, thé, œufs). Son usage soulage sans conteste
l’arganeraie mais, au contraire du bois (énergie thermique), le gaz s’achète et ne produit ni le charbon ni
les cendres utiles. Quant au foyer, construit par les femmes, il perpétue partout la cuisson du pain, du
ragoût, du couscous et des bouillies destinés à la consommation quotidienne ou rituelle, en assurant à
ces denrées essentielles leur charge symbolique, à travers le goût, qui satisfait, construit et lie l’affect des
consommateurs à leur terroir, y compris en terre d’immigration. L’ensemble du matériel de torréfaction
(foyer, plat, cuiller, combustible) a fait place à un torréfacteur à gaz (Fig. 9), éprouvant par forte chaleur.
Là aussi, on est passé sans transition vers la machine sophistiquée.
Fig.
8.
domestique
Torréfaction
Fig. 9. Torréfacteur ou grilloir
à gaz (coopérative)
Ce qui est intéressant, c’est la proximité première dans l’histoire technique d’Argania spinosa L. qui
sollicite dans un espace de production semi mécanisé, à la fois des outils lithiques actionnés par le geste
et la force physique d’acteurs féminins, et des machines utilisant l’énergie électrique et fossile (gaz) dont
l’apparition, le développement ou la disparition gageront de leur capacité d’adaptation, d’évolution, voire
d’abandon. Autrement dit, les avancées techniques dictées par un mode de production néguentropique,
extérieur au système technique initial, couplées à l’efficacité des outils anciens témoignent de changement,
d’inertie et de rupture (panne). On constate là une synthèse, imprévisible il y a seulement 30 ans, entre
stabilité durable et modernité soudaine, révélatrices de négociation technique entre innovation (machine)
et tradition (outil lithique).
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Continuité, innovation et rupture, comme les rapports complexes que la mécanisation entretient
avec la tradition technique appropriée à ses milieux, seront susceptibles de révéler des faits techniques
et des mentalités transformées si le processus semi mécanisé était ou non validé par la tradition au cas
où ses milieux seraient, ou ne seraient pas, travaillés par l’emprunt. Mais il est encore tôt pour s’engager
dans telle voie hic et nunc.
Avec la mécanisation, les étapes 2 et 3 de la fabrication de l’huile d’Argan échappent aux ouvrières des
coopératives. Avec l’outil lithique ou osseux et le geste technique concomitant, les femmes maintiennent
leur présence, leur rôle et leur savoir-faire même réduits, dans la séquence la plus pénible d’entre toutes
du processus de mécanisation bloqué : le concassage. Elles exécutent ce que la machine absente ne fait
pas. Cet exemple témoigne d’une mise en action de la main, inconcevable sans pierre technique comme le
souligne l’actualité, qui continue de mobiliser un savoir et des outils anciens dans un espace mécanisé.
La négociation entre galets techniques et machines est engagée pour atteindre un résultat de production
amplifiée.
On se trouve face à un paradoxe technique causé par un blocage fonctionnel de la filière mécanique,
doublement singulier. Relégué, ce blocage procède de la permanence d’un outillage traditionnel et d’une
mécanisation partielle justifiée par l’adéquation liée au rendement. Il s’agit non d’une adaptation de
l’outillage traditionnel à la mécanisation ou de son inverse, ni d’emprunt de machines par le milieu
interne mais de leur coexistence imposée, reflet d’un bricolage entre l’acquis, l’innovation engagée et
incomplète pour atteindre l’efficacité. Pierres techniques et machines ne sont donc pas tout à fait en
concurrence dans cette aventure mais associées face à un couac technique. La cohérence du processus
actuel, induit par la capacité du procédé, le rôle actif des femmes, la présence d’hommes et de machines
de leur invention dans une activité et dans un espace jusque-là domestiques, ne peut ici être comprise
hors le développement de la production. Telle avancée peut difficilement être liée à l’essor de techniques
endogènes proches, du fait que l’Arganier est endémique à des régions rurales et que la morphologie
non calibrée de son fruit inhibe la mise au point d’un concasseur mécanique. Toutefois, si la demande
extérieure persistait ou s’accroissait, on pourrait s’attendre à une solution imminente, provoquant à
terme une redéfinition des groupes sociaux et une construction de l’identité des femmes ayant abordé
simultanément l’innovation technique, la panne et le salariat dans le milieu externe de leurs activités
séculaires.
Structure sociale au service de la continuité imposée
L’exercice individuel des activités domestiques, rurales et féminines, attaché à une autonomie
d’exécution des tâches et à des activités techniques assignées à la subsistance, est limité à la force
physique et à l’adoption de la pierre technique (le moulin étant de fabrication non domestique) au service
d’un procédé répétitif et de longue immobilité.
Si nos observations ont montré la compétence de la femme à réaliser la totalité du processus technique
depuis le gaulage jusqu’à l’extraction de la matière oléagineuse, de ses dérivés et à sa conservationconsommation, y compris dans l’emploi des machines, force est de constater qu’aucun outil élaboré n’est
conçu par elle, parce qu’il manque souvent une petite chose en métal qu’elle ne sait, ne peut ou ne doit
pas faire.
L’étude des relations de parenté, des relations entre femmes et hommes, de leurs pratiques techniques
transmises, des rythmes de leurs activités respectives et disjointes au sein de l’unité domestique et plus
largement de leur groupe social, voire de la société et des règles qui les régule apporte un éclairage
précieux sur leur rapport au milieu naturel, aux savoir-faire et aux procédés traditionnel et mécanisé,
dans leur acception par le groupe novateur. C’est en identifiant les milieux externe et interne des
acteurs techniques qu’on peut les connaître. Considérer le projet technique (la filière opératoire) dans
ses séquences de réalisation de l’huile d’Argan alimentaire interroge l’étape lacunaire du concassage,
particulièrement intéressante, qui permettrait de déceler une solution adéquate.
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C’est là un élément supplémentaire de valorisation des savoir-faire à la fois comme ressource de
développement et comme source de reconnaissance d’un matrimoine circonscrit à un territoire. Isolé
techniquement et commandé depuis de nombreux siècles par l’endémicité de l’Arganier, peu exigeant en
eau de surface (comparé à l’Olivier), ce milieu est aujourd’hui identifié et protégé par MAB-Unesco.
Avant de poursuivre, une digression s’impose. Qu’entend-on par savoir-faire ? C’est un ensemble
d’expériences individuelles ou collectives, transmuées en savoir (données) et en connaissance (assimilation
du savoir), simultanément combinés à la matière première, à l’outil et au geste d’un agent technique,
dans un processus réalisé par consécution de séquences fixes, ciblant un résultat attendu (efficace),
favorable ou défavorable à l’innovation, au bricolage, à la stagnation ou au transfert de technologie.
La transmission des savoir-faire (tradition) induit la continuité technique lorsque l’activité, définie
dans un contexte d’économie traditionnelle (ici domestique) répond ipso facto aux attentes des groupes
historiquement producteurs (inventeurs de la filière technique), en mesure d’intégrer un emprunt ou de
proposer un progrès adéquat à leurs milieux externe (environnement naturel) et interne (culture et son
incidence sur la société) éventuellement modifiés dans leurs combinaisons spécifiques.
Inscrire le savoir-faire et les sachant-faire vivants, en interrelation directe avec le milieu endémique
de l’Arganier, concerne la sauvegarde et la préservation de ce matrimoine technique, culturel, unique
et intangible, appelant des efforts conjugués. Dans cette perspective, la présence des outils et des
connaissances seront incontournables dans un lieu didactique de l’Arganier dans son milieu naturel,
culturel et social. C’est là une étape essentielle témoignant du savoir-faire séculaire des inventrices,
transmis aux publics dans un lieu artisan de ses traces, ouvert au savoir et à la connaissance,
conséquences infaillibles de sa protection et d’un développement durable partagé.
Poids du marché mondial sur l’action technique millénaire : rupture
imposée
Des raisons économiques imprévisibles ou sans arrière-plan historique ont induit l’adoption de
machines d’innovation récente dans un espace inédit de production. La réponse à la rupture, chainon
manquant de la mécanisation (concasseur), par le transfert des femmes, de leur savoir-faire et de leur
outillage lithique initial montre une conciliation imposée des techniques hétérogènes opérant dans un
même projet de rendement.
Le sens que nous attribuons aux choses découle de transactions des humains et de leurs motivations.
Dans de nombreuses sociétés, préindustrielles et industrielles, la métallurgie est une activité spécifique
aux hommes même si j’ai pu observer des ferronnières à Copenhague (Danemark). Non à cause de la nature
intrinsèque du feu, que la femme utilise pour cuire les aliments et la poterie, mais vraisemblablement
à cause des armes et de la monnaie que le métal et le feu combinés permettent de réaliser. Autrement
dit, pour saisir la mise à distance de la femme de la réalisation totale de l’outil et de la machine, il
est nécessaire de distinguer le feu de la forge, qui expliciterait la durabilité des pierres techniques. Le
marché, lieu de la rencontre de l’offre et de la demande où s’écoulent des biens, est le lieu masculin par
excellence (la Bourse). Le métal et la monnaie, irriguant les nerfs du pouvoir et de la guerre, tiennent à
distance les femmes de l’économie et de la finance de grande échelle. Largement exercé par les hommes
et les scribes, le commerce éclaire comme pour la poterie et le tissage féminins, leurs statuts sur les lieux
de l’opération commerciale des productions féminines : souks locaux, régionaux ou urbains. Il y a dans
tout cela l’ombre d’un héritage précieux, favorable à la division des tâches et à l’assignation de la femme
dans la non-exécution des outils complexes. Comme s’il y avait interaction et interdépendance entre
disponibilité et mobilité qu’imposent l’extraction de la matière première, le contrôle territorial, la gestion
politique des ressources naturelles et les transactions, étayés par la fabrication et la circulation des
outils, des machines et des biens dont le processus est socialement réglementé par les hommes. Aucun
souk ne propose de pierres techniques.
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Cela donne à réfléchir sur la relation prégnante entre milieu externe pourvoyeur d’outils, activité
technique, statut et rôle assignés aux acteurs au cœur de la structure sociale (parenté, réseau de relations,
espaces et activités, biens). Cette relation cognitive à la pratique technique éclaire la mobilité des identités
et des savoirs (ruraux/urbains - femmes/hommes). On remarque en effet, que depuis les années 6070, le savoir féminin a été soumis au besoin d’écouler des objets de réalisation domestique, vers une
clientèle exogène qui les a transformés en marchandises supervisées par les hommes (collectionneurs,
antiquaires). Un bon indicateur du processus d’affirmation apparaît avec la vente des productions
féminines (vaisselle domestique) par les artisanes elles-mêmes dans un coin du souk. Mais là encore, le
statut social, le contexte politique et social qu’implique la présence des femmes dans les marchés ruraux
doivent être considérés attentivement.
Que dit l’outil de ses utilisateurs ? Quelle valeur non verbale laisse-t-il entendre ? Certes, la culture
matérielle nous informe sur la culture qui l’a produite, y compris dans un contexte où les processus de
redéfinition des identités sont amorcés. D’une certaine façon, les réalités mentales du fait technique
ont assimilé la stagnation (pierres atemporelles) et l’innovation des machines dans un paysage familier.
Retournées dans la nature, ces pierres érodées sont difficilement identifiables. Et s’il n’y a pas d’action
technique sans outil, la matière brute directement prélevée dans la nature devient outil à travers de
nombreux critères participant de l’efficacité du résultat. Une enquête sur ce même propos, avait attirée mon attention sur l’utilisation du hachoir manuel
à viande chez les Oulad Jerrar. Son maniement aisé permet aux femmes de moudre les amandes de
l’Arganier. C’était il y a quinze ans. Cet exemple fort de transfert de fonction du hachoir témoigne d’une
adaptation de la tradition à l’innovation dans la réalisation de la pâte (obtenue généralement avec le
moulin manuel en pierre), même quand le tourteau résiduel n’est pas plus apprécié du bétail que le
tourteau issu de la mécanisation. Il montre aussi que tradition et innovation domestiques sont elles
aussi dictées par l’efficacité (choix de résultat). Nous l’expérimentons chaque jour.
Conclusion
Sans l’attention accordée aux outils de longue durée technique, les activités de production (de sens)
et de consommation privent la culture matérielle d’une expression prégnante. Les dimensions culturelles
des groupes humains expriment des différenciations subtiles qui méritent toujours plus d’attention
et de connaissance. Ici, les pierres techniques traduisent des activités et des actions stables sur la
matière, qui comptent des aspects essentiels du système de pensée et d’action des groupes, instruisant
les milieux techniques, l’idéologie et les formes de la gouvernance. Là, une mécanisation imprévue par
les réalisateurs de l’huile d’Argan dans un terroir ancien.
Les aspects culturellement définis de change et de circulation des biens dans un espace de contrôle
masculin renseignent la conservation prolongée des pierres techniques par les femmes, dont l’usage
couplé à l’indigence des sources technographiques (textes et témoignages), s’ils excluent toute affirmation
catégorique de notre part, soulignent dans l’attente de travaux éclairants, la non exécution des outils
élaborés par les femmes -non seulement au Maroc-, bien qu’elles réalisent la totalité du processus
de transformation de la matière première. La conjonction de ces latences ne laisse pas de poser des
questions sur l’utilisation des pierres techniques ailleurs au Maroc2, qui conduirait à un résultat élaboré
de son action même si elle reflète, dans notre exemple, l’équilibre atteint entre milieu naturel et résultat
technique combinés.
Les principales interrogations soulevées par les fonctions et les usages pérennes de tels outils
conduisent à poursuivre leur inventaire dans une perspective globale d’analyse des processus techniques
qui les ont maintenus, voire engendrés dans leurs milieux d’utilisation. Considérer ces pratiques
permet de saisir à la fois la variété et le caractère différentiel des environnements, des acteurs et de
la mise en œuvre technique, culturelle et sociale, des dispositifs et d’asseoir une technographie et des
2 - El Alaoui, 2007b.
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perspectives d’équilibre dialectique entre procédés endogènes ou/et exogènes. Les recherches relatives à
la connaissance et à la reconnaissance des pierres techniques méritent une approche interdisciplinaire
comparative, conjuguée à la connaissance des sociétés vivantes. Elles rendent la pratique scientifique
féconde lorsque la communication avec les agents techniques est nourrie.
Quoique ténue, la perception des outils sommaires, exécutés, assemblés ou partiellement
fabriqués/taillés par les femmes et de leur inventaire, ouvrent une brèche qui, jointe à la multiplication
et à l’instauration d’une synergie de recherches interdisciplinaires et généreuses sur ce phénomène,
marquera sans doute une étape majeure dans la compréhension de la technologie culturelle, miroir
des sachant-faire et de leurs milieux. Elle contribuera notamment à enrichir nos connaissances sur le
système technique propre aux femmes, même dépourvu de généalogie ou de profondeur historique là où
la culture matérielle agit comme témoin d’une longue histoire non imprimée.
Considérer le projet d’appropriation de la matière oléagineuse en regard de sa réalisation et de sa
consommation initiales permet de saisir l’ampleur de la demande globale, même s’il rend complexe le
processus de matrimonialisation de l’Arganier. Si la contribution de la mécanisation ne résidait pas
seulement dans des réponses techniques urgentes, elle a su convoquer une proximité première de
technique mnésique et permanente que rien n’interdit de penser qu’elle ne puisse favoriser la résolution
du couac. De ce point de vue, les processus en œuvre autour d’Argan sont un événement sans précédent,
intéressant directement la technologie culturelle, tant les enjeux sont séduisants.
Que faire devant tel défi ? Peut-on réduire les bruits de moteurs pour permettre à l’outil sans histoire
de déconstruire davantage la culture technique afin de mieux l’entendre ? L’énigme resterait presque
entière si les faits techniques et leur examen ne permettaient d’interroger les types d’outillage ancien et
actuel en même temps qu’ils interrogent la diversité des économies et les formes d’engagement politique
en jeu dans l’Arganier, comme objet privilégié de penser l’innovation conjointe à la tradition au cœur de la
globalisation. La réalité nous met en présence d’une transition technique sollicitant des outils culturels
anciens capables d’achever un projet où tradition et innovation conjugués permettraient l’adéquation
au progrès, fondé sur les savoirs féminins et masculins, ruraux et urbains, connus et en recherche. La
diversité est source de tous les possibles.
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