chapitre 11 - oraetlabora

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chapitre 11 - oraetlabora
CHAPITRE 11
"Pendant que nous buvions (…) un esclave posa sur la table un squelette si
exactement agencé que ses attaches et ses flexibles vertèbres pouvaient se
tourner dans tous les sens. Après l'avoir fait plusieurs fois cabrioler sur la table
où la mobilité de se articulations lui permit de prendre diverses attitudes,
Trimalcion ajouta : "Hélas pauvre de nous, car tout l'homme n'est rien". Cette
oraison funèbre fut interrompue par l'arrivée du premier service…"
(PETRONE, "Satiricon")
Ce jour-là, la concierge poilue lui tendit une enveloppe à la
suscription plutôt cocasse :
"CONFIDENTIELLE
De la part de SIMON
A mon bien aimé HABIB,
Mr TRISTAN LOPEZ"
Apparemment Simon, l'ex-factotum du père, ne savait pas
que Tristan avait gardé son nom maternel… Il faut dire que lui et Tristan ne se
voyaient que rarement… Quant à s'écrire…
Tristan était au courant des déboires récents de Simon,
surnommé par son entourage "Le P'tit Simon". Le P'tit Simon vivait très mal sa
reconversion forcée en boucher. Pendant plus de dix ans, cette jeune boule de
nerfs corvéable à souhait avait été dévouée corps et âme aux caprices
logistiques du père de Tristan. Jusqu'au jour où, pour des raisons obscures, la
boulette avait été congédiée d'une pichenette. Mais l'homme d'affaires était
aussi homme de cœur. Mû par cette même générosité qui lui avait valu, en
d'autres circonstances, le titre de "Seigneur", il avait voulu donner une chance
au P'tit Simon. Au sein d'un quartier chic et résidentiel de Paris, il avait acquis
les murs d'un local dont il avait cédé les clefs au P'tit Simon, afin qu'il en fît une
boucherie aussi prospère que cachère. La boule de nerfs qui avait pris l'habitude
d'obéir au doigt et à l'œil se vit, du jour au lendemain, devoir faire des pieds et
des mains pour manager une entreprise carnassière !… Ce n'était point là
transmutation raisonnable… Charlot et Asriel le boucher, ses employés
supposés, le comprirent rapidement… En quelques mois, le malheureux Simon
s'était enlisé dans un magma de problèmes où il enfouissait la tête en fermant
les yeux. Et quand il en émergeait, c'était pour crier sa misère et son
accablement, bras au ciel.
Intrigué, Tristan déchira l'enveloppe non timbrée qui avait été
remise à sa concierge hommasse.
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Paris, le 3
juin 1992
Cher Habib,
Avant mon dernier départ, j'aimerais te raconter des choses
que je n'oserais pas parler. Charlot m'a raconter des choses bizarres et
méchantes, il m'a dit que mémé lui a dit que j'ai volé de l'argent à PAPA
pendant 10 ans, et que j'ai foutu de la merde et des magouilles au bureau c'est
pour cela qu'on m'a foutu à la porte, Habib, je n'admet pas ça, ces paroles
m'ont brisé, comment est ce possible faire du mal à PAPA que j'aime comme
mon père. il a été raconté ça à David le shamash Ashkenaz, tu n'as qu'à lui
parler, il a été raconté à Papa que je suis joueur de cartes et de roulettes, il a
raconté du mal sur moi. Ce n'est pas juste. quand j'ai raconté ça à mes parents
ils n'étaient pas contents. Je n'ai aucune envie de rester à part si papa ferme le
magasin et que l'autre prend la porte, ce qu'il l'intéresse c'est l'ARGENT A PAPA
et non pas notre famille,
Charlot ce traitre m'a sali et noirci mon dossier avec papa, un type qui n'a pas
réussi en Israël agé de 64 ans, perdu, sa famille l'a foutu dehors, sa sœur, ses
frères, il vit qu'avec la médisance, pour tirer de l'argent de papa il est obligé de
raconter des mensonges, je lui ai fait du bien, je l'ai hébergé, 2 mois, nourri, j'ai
demandé à Papa de l'argent pour lui, je l'ai payé son hotel 3000 F il a tout
oublié c'est un pourri, il ne vaut pas un radis, il joue le chef, il est nul, il ne sait
pas lire une facture il a raconté à Papa que j'ai empoché le chèque de la TVA. Ce
qui est faux, détournement de fonds ce qui est faux…
Habib, en toute sincérité, j'aime Papa malgré le mal qui est sorti de la bouche,
mémé , je l'aime aussi après tout ce qu'elle a fait, je ne peux pas rester à Paris
après le mal et l'accusation de m'inculper sans preuve.
Habib à toi de parler avec mémé, avec papa, tu sais où me joindre à
CASABLANCA, je suis chez mon oncle, je suis descendu rester avec mon grandpère après 4 ans d'absence, si jamais qu'il veut rentrer en Israël avec moi je
l'emmenerai, je dois me marier le mois d'Août. Le mariage s'élèvera à 14000 $
US = je ne sais pas comment faire, je ne sais pas d'où il est sorti ce faiseur de
problèmes mensongère,
Habib, j'aime bien papa et toute la famille
10 ans ce n'est pas facile de l'oublier,
Tu peux m'écrire
Samuel Partouche
Chez Mr CHETRIT
12 av. mers Sultan
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CASABLANCA
Charlot il dit aux gens, il sera content une fois qu'il est parti,
en tout cas Habib, mes amis ne viennent plus acheter la viande
Habib, je t'aime bien, je ne t'oublierai jamais
A bientôt
SAMUEL
explique bien à mémé pour le mal qu'elle a dit de moi, ce n'est pas
juste
Tristan en référa illico à son père qui ne voulut pas entendre
parler de cette gabegie. Il avait sponsorisé une expédition cachère qui faisait
naufrage ; le capitaine abandonnait le navire ; dans la soute, les rats se
partageaient le magasin… Soit. Tout cela n'était plus son problème.
- Je pars demain pour New York. Mets-toi en contact avec Maître
Hegel. Si cet abruti de Simon doit déposer le bilan, Hegel se chargera de tout.
- Heu… papa, tu es bien propriétaire à cent pour cent de la société
d'exploitation ?
- Et alors ?
- Vends-moi tes parts, et je m'occupe de faire marcher la boucherie.
Le père en resta interloqué. Décidément, son fils l'inquiétait
de plus en plus.
- Et d'où tu vas racheter mes parts, on peut savoir ?
- J'vais emprunter. Ch'uis encore inscrit en fac… Ça doit pas être
trop dur… si tu veux bien te porter caution…
Refus catégorique sur ce point. Par principe, l'homme
d'affaires préférait céder ses parts pour un franc que donner une quelconque
caution bancaire. Qu'à cela ne tienne, Tristan se montra très ouvert à une
solution-donation. Le père finit par accepter. Après tout, si son fils voulait
devenir boucher… ça ne pouvait pas être pire qu'artiste à la manque !…
Le lendemain matin, Tristan fut réveillé par le téléphone.
- Mmm ?… Charlot ?… Comment ça va ?
- Ça va, ça va… mal, mais ça va… Habib, je t'appelle de l'aréoport…
Charles de Gaulle… J'ai essayé de retenir Simon… Sur ma mère, Habib, j'ai
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essayé… Il ne veut pas écouter… Rien… Comme une mule… Il ne veut même
pas me parler… Il repart à Casa.
- Je sais, je sais…
- Mais ils ne veulent pas le laisser partir !
- Qui ça ?
- Les gens de la… compagnie. Ils disent ses valises sont trop
lourdes, il doit payer pour les accidents de bagage… Ça coûte la peau de la
tête… Habib, tu peux donner ton numéro de carte bleue ?
- Quoi ?
- Il m'a dit : "Charlot, appelle Habib, c'est ma seule chance". Il est
honteux. Tu le connais, fier comme bar-tabac…
- Qu'est-ce que c'est qu'ce bordel ?! Toute façon, j'ai plus d'carte
bleue… Qu'il appelle le bureau d'papa. Bon, Charlot, il faut qu'on s'voit tous les
deux.
- Bien sûr, Habib ! Dis-moi où, dis-moi quand.
- Aujourd'hui. A déjeuner.
- D'accord. Très bien. A déjeuner. Alors chez Sammy ?
- C'est qui Sammy ?
- "Chez Sammy", c'est un restaurant, rue d'Aboukir.
*
*
*
Midi. Tristan sauta par-dessus les tourniquets du métro. Il
faisait une chaleur étouffante. La canicule avait surpris les Parisiens bien avant
les grands départs.
C'était pratiquement la première fois que l'ébranlé sortait de
chez lui avant la tombée de la nuit. Paralysé par l'angoisse, la honte d'exister, le
dégoût de lui-même, il était resté couché des semaines entières…
Il marchait dans les couloirs sans penser. Son attention se
laissait faire par les panneaux publicitaires. Sur le bord de l'une des affiches qui
annonçait le concert d'une chanteuse de variété, un contestataire avait écrit au
gros feutre : "J'en ai assez qu'on dise constamment que les Celtes étaient des
barbares qui se tapaient dessus sans cesse. Ça, ce sont les Francs et les
Normands. Les Celtes étaient des agriculteurs (le mot était barré) cultivateurs."
Sans dérider, Tristan chercha la direction Galliéni.
La lettre du P'tit Simon était providentielle. Ou fatale.
L'occasion en tout cas pour Tristan de prendre sa lâcheté en main et de
l'assumer définitivement. Puisqu'il n'avait même pas eu le courage de se tuer, il
allait tourner le dos à l'impossibilité de son existence, à l'interminable implosion,
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à l'auto-absorption continuelle, au mâchonnement de ses sphacèles. Fuir, courir
toujours, aller le plus loin possible, devenir boucher, et courir encore pour
s'oublier… Le branleur n'avait plus de rêves. Il ne voulait plus penser. Il ne lui
restait plus qu'à bouger, bouger…
Il monta dans une rame où les passagers étaient hideux.
Phénomène assez courant, comme si un esprit espiègle s'amusait de temps en
temps à réunir des spécimens de laideur ou de beauté excessives… Ce jour-là,
autour d'une barre chromée aux reflets poisseux, s'entassaient des employées
de bureau qui avaient dépassé la cinquantaine sans avoir été jamais gâtées par
la vie. Tristan regardait celle qui parlait, la moins repoussante du lot. Elle avait
de gros doigts de charpentier et un long cheveu sur la langue. Le reste de ses
cheveux, plus courts, était sur sa tête. Même coupe que ses collègues, toutes
décoiffées, ou bizarrement coiffées. Elle leur racontait comment elle avait
"embouché un coin" à leur chef :
- "Vous n'êtes pas polie", qu'elle m'a dit. Moi j'y ai répondu : "Je
viens d'une famille nombreuse, moi ; et ma mère n'avait pas le temps de
m'apprendre la politesse."
Des mois que Tristan n'avait pas frayé avec les Autres…
L'une des secrétaires accrochées à la barre avait des verrues et des points de
beauté cancérigènes sur TOUT le visage. Une autre, décharnée, était entubée
dans un manteau raide et trop ajusté. Son nez était crochu. On dirait un
sarcophage à tête d'Horus.
Et il pensa à Adilal Maleik, son professeur d'arabe qui lui avait
fait découvrir la splendeur de l'Ancienne Egypte. "Les œuvres de nos
civilisations athées n'atteindront jamais la majesté des temples de Thèbes",
disait-il. Il lui avait appris à déchiffrer les hiéroglyphes. Horus, le dieu à tête de
faucon, avait vengé son père Osiris et s'était battu pour son héritage. …Avait
vengé… S'était battu…
Tristan sortit de son crâne pervers. Il regarda à nouveau la
réincarnation profane d'Horus, en essayant cette fois de ne pas dépasser le
constat de difformité. A côté d'Horus, un vieux chômeur bougonnait. De
grandes mèches grises et grasses dépassaient de sa casquette. Autour de ses
rouflaquettes, la peau semblait poudrée comme celle des acteurs de films
muets. Il tourmentait une Maghrébine enfoulardée parce qu'elle restait assise sur
un strapontin malgré l'affluence.
- Fatiguée ! Si vous êtes fatiguée, faut aller à l'hôpital !! gueulait-il.
Attendez que les contrôleurs passent ! Je serai témoin, moi ! Tout le monde est
debout !
Tristan détourna les yeux et lut, par-dessus les épaules d'une
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amatrice de presse à scandale (et non par-dessus les tresses d'une animatroce à
sandales) : "A Royan, Philippe V., 24 ans, assène 25 coups de couteau à Samir,
son copain tunisien, parce qu'ils n'étaient pas d'accord sur le choix du
programme TV"
L'ébranlé ne savait plus où donner de la tête, ou donner du
regard. Il n'entendit pas distinctement la réponse de la beur, mais crut
reconnaître des insultes en arabe.
Il pensa encore à Adilal et aux cours qu'il avait abandonnés…
comme beaucoup d'autres choses depuis huit mois… "Allah ye rhallik" -Que Dieu
te garde-, lui avait dit le Soudanais, la larme à l'œil… Et ses mains fines avaient
longuement tenu celle de Tristan…
Assez… Le métro ralentissait. "Sentier". C'est là.
Au fond du quai, un attroupement. Debout, contre le mur, un
jeune se laissait pincer les oreilles par un infirmier du SAMU. Drôle de silence.
C'est privé, je passe…
"Chez Sammy" était un restaurant miteux et sa tchoutchouka
n'était pas fameuse, mais le parler de Charlot était fleuri et ses histoires
régalatoires. D'entrée, il expliqua :
- Il y a tellement de monde dans ce restaurant que plus personne
n'y va.
- Toute façon, j'ai pas faim…
Manger était devenu une corvée pour Tristan. Lentement,
sûrement, au rythme d'un kilo par mois, il s'était laissé dépérir.
Il découvrait Charlot… Ce vieux bougre lui faisait l'effet d'un
bain de jouvence. Il l'écoutait avec attention, il l'admirait…
- Omar Le Gros me l'avait dit : "Débarrasse-toi d'Asriel. Ce type,
c'est la pègre noire !" Il me l'avait dit ! Asriel, quand tu le vois, tu lui donnes
machin en main, tu lui donnes Dieu en main ! Avec la kipa et tout ! Alors le P'tit
Simon a voulu l'engager. Qu'est-ce qu'il fait Asriel ? Pickpocket ! (Il fit le geste
d'une pelleteuse voleuse). Omar le Gros lui a rendu visite à sa maison, là-bas,
dans le vingtième. Il lui a dit : "Qu'est-ce que c'est ça ? Tu as une épicerie chez
toi ?! Mais qu'est-ce que tu vas faire avec ces centaines de saucissons ? et ces
merguez ! ces pâtés ! Les poulets !! Des douzaines de poulets !! Qu'est-ce que
tu vas faire avec tous ces poulets ?". Omar m'a dit : "TOUT ce que tu as en
magasin, il l'a chez lui ! Moi je t'adore Charlot, je ne peux pas ne pas te le dire :
ce qu'il a à la maison, tu n'as pas le DIXIEME !!" Tout ce qui rentrait le matin à la
boucherie, ça sortait le soir vers chez Asriel ! Les meilleurs morceaux, c'est pas
qu'ils allaient ! c'est qu'ils COURAIENT dans sa poche plutôt que dans celle des
clients ! Direct à son entrepôt personnel. Petit à petit… En opérant comme ça…
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C'est comme ça qu'il opérait… Il opérait par usure… Sur ma vie, sur mon
honneur, Habib, je ne vivais plus ! J'attendais qu'un ordre de ton père dise "On
ferme la boucherie".
Charlot raconta encore comment Asriel mettait les morceaux
de viande dans des sacs, les sacs dans les poubelles, et les poubelles dans la rue
; comment le soir, il allait à la synagogue, et au retour, quand il n'y avait plus
personne, venait récupérer les sacs.
- Je lui ai parlé de péché et tout : pas moyen, pas moyen de le
mettre sur le droit chemin… Il jurait sur la torah. J'lui ai dit : "Tu jures comme tu
achètes des pommes de terre !". Il faut lui faire passer dans une machine…
machine à mensonge !… Tu vas voir ce qui va en sortir d'là-dedans ! Et puis est
venu le fameux jour des poubelles. Il y avait eu une livraison de poulets. Y avait
des poulets partout ! Y avait des poulets qui tombaient ! J'étais là, Habib, j'ai
tout vu : Asriel, pfuit ! il a bondi, il a tiré, et HOP ! tout dans les sacs bleus. Moi,
je lui dit : "Asriel, que tu sois un bandit, ça tout le monde le sait, c'est ton
problème… Mais voler ta propre boucherie !?" Tu sais ce qu'il me répond ?
"C'est pas ma boucherie. C'est la boucherie du P'tit Simon, ce r'mar qui passe sa
vie à Montmartre à jouer aux cartes et à embrocher les putains avec mon salaire
qu'il m'a toujours pas payé ! T'as qu'à faire ce que tu veux, Charlot : moi, je suis
pas une paupiette…" Je te jure sur ça, Habib…
- Sur ça ?!
Tristan désigna le quignon que Charlot brandissait avec
exaltation.
- Sur ça, sur ce que tu veux ! Je l'ai ficelé comme un saucisson. Et
je lui ai dit : "Mon petit, qu'est-ce que tu as à dire de ça ?! Tu sais, tu ferais bien
d'abandonner ta kipa et d'aller voir ailleurs !"… Et le Corse du café en face, il
m'a dit : "Un mot Charlot, dis-moi un mot, et je le déchiquette cet Asriel !"
- Deux secondes, Charlot, j'vais aux toilettes…
- Vas-y mon fils, vas-y…
Elles étaient turques, mais peu importait, il n'avait aucune
commission à leur laisser. Il s'enferma.
- J'te parle cash, Tristan : je crois que tu fais une connerie, avait dit
Axel.
- Toute façon, si tu n'm'en fournis pas, j'en trouverai ailleurs… Au
moins, avec toi, ch'uis sûr de pas récupérer d'la daube… J'ai besoin d'un
booster… Tu t'rends pas compte, putain… Ch'uis mou comme une dent cariée.
Certains matins, même enfiler une chaussette ça me paraît insurmontable…
- Ouais, ch'percute le paysage… T'es pas performe, quoi… Mais si
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tu dois prendre de la coke chaque fois que tu te fringues, t'es mal barré…
Normalement la dreu, ça aide à enfiler d'autres choses que des chaussettes…
Mais bon… Arrête de te prendre la teuté pour rien… Fais comme ouam : no
past, sois NO PAST à mort !…
Tristan déplia le morceau de papier contenant le gramme
qu'Axel avait fini par lui offrir… Il en saupoudra délicatement sa petite glace.
"Sur une glace, pour bien voir…" Tu parles ! j'vois rien dans ces chiottes qui
puent… Il dessina en tremblant deux lignes de trois, quatre centimètres. "Tu
rentres bien la paille dans le nez, même si ça fait un peu mal… C'est pour éviter
qu'il en reste dans les parois nasales… Sinon après, ça brûle, tu renifles, ça te
tombe dans la bouche, c'est désagréable…" Tristan sniffa consciencieusement
le premier rail, puis le second, rangea son matériel, lut un graffito sur la porte,
"Ici, on mange de la merde. Dans la salle c'est encore pire.", sortit des turques
(Azmékian -cénovis -Leila) en évitant son reflet sur le miroir brisé…
- Les gens dans le seizième, c'est du tire-bouchon. C'est dur. Me
suis rendu compte qu'il regardait leurs poches. Ça discute. Ça discute le prix. Et
puis au bout du compte ça achète quoi ? Une boîte d'olives ! Ah non, mon fils,
c'est plus comme avant… C'est la crise maintenant dans le seizième… En plus,
beaucoup de juifs ne veulent pas se montrer à ce jour… C'est malheureux à
dire… On trouve ça chez les Ashkénazes… Tous les samedis, il y a sept-cent
familles qui sont là, à la synagogue, ils savent qu'il y a la boucherie… Alors ? Moi
je l'ai dit à Benshabat : "Docteur Benshabat, vous êtes mon meilleur client". Il y
a aussi la femme du docteur Benamou, c'est vrai… Le reste, ils ont honte de
rentrer chez nous. Y n'osent pas rester trop longtemps. Y tournent, y
z'hésitent… A la limite, ils achètent les poulets rôtis à l'extérieur. J'ai bien vu…
- Charlot, la boucherie, tu sais quoi ?
- Non Habib, quoi ?
- Elle est à moi maintenant. Et cette boucherie, elle va cracher ! Je
veux d'la viande partout, du sang cachère et du pognon ! Tous les juifs de
France et de Navarre vont venir acheter leur maudite bidoche chez nous !
- Alors là, Habib ! Suis d'accord avec toi. Sans détour. Je ne discute
même pas avec toi ce que tu dis. Simon il m'avait dit que tu étais comme ton
père, mais là, la vérité, tu m'en bouches un groin !
*
*
*
Tristan récupéra la boucherie dans un état plus qu'avarié.
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Pendant trois semaines, le magasin avait été laissé à l'abandon… Mais les
cafards assuraient l'intérim, et ils tenaient la boutique avec davantage de
professionnalisme que leurs prédécesseurs. Dans les vitrines non réfrigérées
subsistaient des morceaux de viande noirs… Les premiers jours de chaleur
avaient accéléré leur putréfaction.
Batteries nasales rechargées, enfoulardé comme un hors-la-loi
et une bombe "Raid" dans chaque main, Tristan s'avançait prudemment dans
les miasmes. Le grouillement sec des blattes l'épouvantait. Chacun de ses pas
dispersait une onde noire, affolée, dans un bruit de jouets mécaniques à ressort.
- Putain de cancrelats de merde ! grondait-il entre ses dents. Qui
est le plus fort ? Hein ? QUI C'EST le plus fort ?
Et il se mit à poursuivre les insectes rampants en les
vaporisant avec une hargne croissante. Ptomaïne plus Raid : l'atmosphère devint
irrespirable. Il pulvérisa ses dernières salves en murmurant "Brûle, Hollywood
brûle !". Puis balança les deux atomiseurs vides et sortit. Il descendit le rideau
de fer, et attendit devant que les gaz aient parfait leur office. Ptomaïne…
Ptomaïne… Pto… Heureusement Charlot arrivait, accompagné d'un jeune
homme bouffi qui semblait faire la moue en permanence.
- Habib, je te présente Jackie, le comptable. Tu sais, Jackie, le frère
d'Asriel !?
- Vous êtes en retard, répondit Tristan.
Et de voir le sourire de Charlot se défaire le grisa.
Tandis que Jackie et Charlot entassaient à coups de balai les
cadavres des intérimaires, Tristan entama une autre pile, celle du courrier en
retard. Une facture francetélécomique anormalement salée retint son attention
d'apprenti-boucher. L'annexe détaillée révélait une suite ininterrompue de
"KIOSK TPH". Tristan reconnut immédiatement le chant codé des sirènes
"roses". A tous les coups, c'est cet enfoiré de Simon. Visiblement le P'tit Simon
tenait à garder un contact permanent avec les lignes chaudes de la capitale…
Tristan examina un jour au hasard : le 28 avril… 15h08, premier appel "KIOSK
TPH" de l'après-midi (durée de l'appel : 19 secondes) ; 15h14, deuxième appel
(10") ; 15h18 (7") ; 15h20 (4") ; 15h22 (4") ; 15h25 (5") etc, etc… Il fallait
se rendre à l'évidence : Simon était constamment dérangé dans son travail de
relations pubiques… Probablement par des clients indélicats qui entraient sans
crier gare… Et les deux énergumènes qui se chamaillaient devant Tristan ?… Se
relayaient-ils pour monter la garde ? Tristan observa Charlot qui menaçait Jackie
avec le manche de son balai… L'ambiance devait être assez singulière dans la
boucherie, le déchirement fondamental du P'tit Simon -décrocher, raccrocher,
décrocher, raccrocher- créant quelque chose comme un ballet mécanique, "Eros
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à moëlle et Thanatos à poil"…
- … mais que les cataractes du Nil recouvrent mes yeux s'ils ont
déjà vu un comptable qui balaie aussi mal que toi !! Ma parole, tu ne vaux pas
mieux que ton frère ! Tout la communauté sait qu'Asriel est un mauvais juif,
mais toi tu es un bon à rien !! A vous deux, c'est pire que les dix plaies d'Egypte
réunies !!
- Toi Charlot, c'est pas une plaie que tu es ! Ni dix plaies ! T'es une
lésion ! Carrément ! Une couenne !! Voilà c'que t'es ! UNE COUENNE !!
A la barbe de ses deux employés en bisbille, Tristan versa ce
qu'il lui restait de poudre sur une tablette d'étalage et aspira d'une narine.
Cinq minutes plus tard, il était clairvoyant. Sa place était bien
là, dans cette boucherie dont il n'avait que faire, à mille années-lumière de ses
ambitions révolues. Il pénétrait le sens absurde de son destin et comprenait qu'il
croisât celui du P'tit Simon. Tous deux étaient gangrénés par la même tare.
Il se satisfit pleinement de son discernement. Toi et moi, on
va faire de grandes choses, dit-il à la cocaïne… Grâce à elle, il allait pouvoir
prendre la succession de la boule de nerfs qu'il imaginait derrière le comptoir,
raccrochant violemment à la moindre alerte, répondant à tort et à travers de
porc aux ménagères cachères, le visage plus sanguin encore que celui d'un
boucher se doit de l'être, et ne rêvant que d'une chose, se déculotter un bon
coup et emprunter un de ces morceaux de foie aux légendaires vertus
branlatives… quelques minutes seulement…
- Mazaltov, Habib ! La boucherie est comme neuve !!
- Propre en ordre ? Tip top ?
- Quoi Habib ?
- Non, rien…
- Ecoute Habib, quand Asriel saura que tu es là pour reprendre la
boutique, il va sûrement venir mendier son os comme un chien de voleur… Il
faut pas lui donner ça ! Tu m'entends ? Ça !!
Après chaque "ça", le pouce crasseux de Charlot tirait avec
rage sur l'intérieur de ses incisives endommagées, dans un geste qui exprimait la
privation la plus absolue.
- Mais quel os, Charlot ?
- Son salaire ! Les derniers mois, Simon payait plus rien… Et
pourquoi il aurait payé cet Asriel de malheur, tu veux me dire ? Pour ses
services volages ?… Non non non, non merci… N'importe comment, Asriel va
pas s'envoler dans la nature sans y laisser des plumes : je t'avertis, j'ai déposé
une plainte au Beth-din !
- Oh mais tu as bien fait… dit Tristan sans avoir la moindre idée de
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ce que pouvait être le "Beth-din".
Il zieutait vers l'entrée de la boucherie, attiré par les mallettes
impératives d'un homme et d'une jeune femme qui discutaient avec Jackie
depuis quelques instants. Débordant d'assurance, il s'approcha et demanda :
- Je peux vous aider ?
- Ce sont les huissiers… expliqua Jackie, comme s'ils étaient
attendus.
- Nous venons pour constater une fuite qui théoriquement provient
de chez vous…
- Une fuite ?! hurla Charlot. Quelle fuite ?
- Vous avez dû être informé par les Services de la…
- Apportez-moi le PAPIER qui contient la PREUVE que la fuite vient
de chez moi !! beugla Charlot en montrant sa paume calleuse.
- Le… ?
Tristan finit par les faire entrer, malgré les grognements
méprisants de Charlot… qui n'en démordit pas pour autant, les suivant à la trace
pendant qu'ils inspectaient la boucherie fantôme où persistait une puanteur
âcre. Tout son visage était froncé par la répugnance que lui causaient les
fonctionnaires. Derrière leurs épaules, on apercevait parfois un œil écarquillé,
une bouche tordue… De temps à autre, il aboyait :
- Mademoiselle, qu'est-ce que vous faites dans toute cette équipe
?!
- Moi ? Je suis secrétaire…
- Je vous garanti que vous auriez mieux fait d'être ingénieur !
Puis sa face se figeait dans la même grimace de dégoût.
En attendant, Jackie avait posé sur une chaise en bois tout ce
qu'il pouvait de son fessier pachydermique. Il se grattait les coudes sans
décroiser ses gros bras, et n'abandonnait sa moue que le temps d'un bâillement.
Ses yeux avaient pratiquement disparu sous ses paupières, et l'on s'attendait à
ce que d'une minute à l'autre, il piquât un somme sur son double menton.
Tristan aurait aimé lui parler mais il n'osait pas. Sa joyeuse
arrogance avait disparu avec les effets de la drogue. Il se sentait perdu, dépassé
par ses propres initiatives. Sa chambre aux volets clos lui manquait
terriblement… son lit surtout… S'endormir et ne plus se réveiller…
Et puis, étrangement, Jackie engagea la conversation, comme
s'il avait lu dans les pensées de Tristan et qu'il répondait, après un temps de
réflexion, à ses interrogations informulées :
- Non, le problème de cette boucherie, c'est qu'il faut un boucher…
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professionnel.
- Professionnel ?… mais… et ton frère ?…
- Oui, oui, je sais… Mais Asriel, il va pas pour le quartier… Le
seizième arrondissement, ça demande des bouchers plus… qu'ils soient
"chomers" ou pas… c'est pas le problème…
C'est ainsi que Tristan s'initia aux règles très strictes de ce
qui allait devenir son métier. Alors que Charlot laissait repartir l'huissier et son
recors indemnes, Jackie sortit de la poche intérieure de son anorak un petit
verre et une bouteille d'anis Phénix. Sans se lever, il montra le panneau rouge de
l'entrée, qui certifiait que la boucherie était bien cachère : la téouda était
attribuée par le Beth-din de Paris, la seule assemblée faisant autorité en terme
de cachrout. Jackie parla aussi des fournisseurs, une bande de Goliaths qui
s'étaient ligués contre le P'tit Simon… enfin… d'après le P'tit Simon. Celui-ci
soupçonnait l'ignoble Levy, un concurrent direct, d'avoir monté cette cabale
réunissant les plus grands noms de La Villette : Centaur, le fournisseur de dinde
fumée ; Attali, le fournisseur de poulets ; et surtout El Maleh… El Maleh, le plus
puissant des grossistes de viandes cachères, "l'homme le plus riche de France"
aux dires de Charlot.
Mais voici que l'huissier et sa secrétaire sortaient de chez le
fromager mitoyen. Charlot les poursuivit en graillonnant :
- Alors, vous cherchez encore la fuite ?! Vous l'avez toujours pas
trouvée cette fuite ?! (Il les laissa filer, fit dans leur dos un signe de "bon
débarras", et revint mains dans les poches en plastronnant.) Habib, tu as vu un
peu ce r'mar, comme il est resté bouche bec ?
Au même moment, je rendais le combiné au réceptionniste du
Plaza-Athénée après avoir laissé sonner chez Tristan plus de fois que
raisonnable. J'étais de passage à Paris pour régler une affaire. Je sortis me
promener. Sur le pont des Invalides, je fis la connaissance d'un mendiant que
j'invitai à partir sur-le-champ travailler dans ma société à Genève. Il accepta.
177
CHAPITRE 12
Après des mois de repli intégral sur lui-même et d'autoapitoiement, la compagnie distrayante d'autrui devint brusquement
indispensable à Tristan. Grâce aux profits très rapidement générés par la
boucherie, il put s'acheter un téléphone portable et se passer des transports en
commun. Il leur préférait les taxis qui garantissaient un brin minimum de
causette. Cependant il n'arrivait pas toujours à s'éviter. Et quand il se retrouvait
seul, la moindre contrariété le déstabilisait. La lumière entrait par les brèches de
son être rompu qui ne demandait qu'à s'éteindre. Il marchait dans les rues en
rasant les murs, admirant sincèrement les passants qui, tous, valaient mieux que
lui…
De même, il ne supporta plus le désœuvrement, ne serait-ce
que quelques minutes. Lorsqu'il n'était pas occupé par la gestion de sa
boucherie, et que son agitation, dépourvue d'objet, commençait à décliner, il
sentait les marées nauséabondes du naturel remonter au grand galop,
submergeant les antidépresseurs trois fois par jour ingurgités. Sans hésiter, il
recourait alors à la cocaïne, dont les secousses salutaires lui permettaient
d'exploser tous azimuts, jusqu'aux chaudes extrémités de ses doigts.
Voir Paul devint un besoin journalier.
A HEC, Paul s'était découvert une passion pour la house,
cette musique que la plupart de ses camarades de promo déconsidérait, au
même titre que l'ensemble de la population parisienne hétérosexuelle, trop
sérieuse ou trop placide… Dans sa chambre du campus de Jouy-en-Josas, Paul
avait installé deux platines à tapis et à enchaînement direct, un petit clavier
électronique, une boîte à rythmes et un micro. Faute d'amateurs, il devint
"SDJ", un "Self Disc-Jokey" que Tristan surprenait souvent en train de danser
dans le silence de sa piaule, casque sur les oreilles. En trois ans, ce "futur patron
d'élite" s'était constitué une discothèque phénoménale sur laquelle il avait
exercé ses talents de pillage, scratchage et triturage, jusqu'à la réalisation de
son projet ambitieux : le plus long et le plus extravagant mix de l'histoire de la
"dance music". Trente heures d'enregistrement ininterrompu, qu'il rêvait de
révéler lors d'une immense rave dionysiaque et qu'il intitulait"The back-spinned
trax of a deep hardcore psychotic warehouse gig with frequency bleeps and the
ultimate fusion groove that will bust the jam bomb the bass bang the beat make
some noise keep it mother fuckin' lot play some more 2 the max pump the acid
in mellow brains of party poopers WHO'll feel the move face the roots get wild
and wicked get lost in the jungle musAc get loose in mystic hype get mental in
cerebrospinal heat and stomp the dance-floor spinning their head round 'n'
round 'n' round provoking hypnotic visions serious cellular damage 'till last blast
in an absofuckinglutely technorgasm by DJ "P" monkey say monkey do !!!!"
"Finalement, j'aime la musique de foires", disait-il à Tristan.
178
A la sortie d'HEC, Paul avait suivi les flèches et était rentré
dans une banque nationalisée. Résigné comme un chacal que l'on mène à
l'abattoir. Certain que la supercherie serait rapidement découverte.
Très souvent, après la fermeture de la boucherie, Tristan se
rendait directement chez les Atouche. En taxi. Les deux amis se retrouvaient
alors parfaitement en phase. Paul parlait, parlait et se libérait de son masque
gris, tandis que Tristan écoutait, écoutait, fuyant sa nudité de bulbe écaillé.
Paul racontait que son patron, un dénommé Ducus, avait des
tics de langage qui gonflaient son discours de vide caecal. Lorsqu'un Président
Directement Généralement aux abois venait mendier un financement, le banquier
nationalisé enflait de manière strictement proportionnelle à la notoriété dudit
PDG. Le fondé de pouvoir non fondé avançait le menton et, pour donner à ses
paroles la bouteille qu'il n'avait pas, accentuait les chuintantes :
- Votre proj(ch)et n'est pas dirimant, disait Ducus… Vous disposez
d'un noao incontestable… Le problème étant, c'est qu'en définitive, on
constate dans votre secteur une montée en ch(h)arg(ch)e, mais avec un
manque g(ch)énéral de visées sur le plan de la g(ch)estion. Indépendamment de
ça, il faut impérativement que vous c(h)ang(h)iez votre braquet. C'est le pékin
qui doit ach(h)eter votre produit, dont la définition doit être repensée sui
g(ch)eneris. Il faudrait élaborer un axe de réflexion sur une stratég(h)ie de
diffusion ET/OU de distribution, avec une personne ressource sur place pour
faire l'interface à La Cité des Sciences, ce qui aurait un véritable sens au niveau
de l'affichag(ch)e, patin et couffin… Moi, j(ch)e suis en mesure de vous
proposer une opération de monéaoute2, avec rach(h)at à un prix minimum pour
garder au moins une poire pour soif…
Une fois le PDG raccompagné, Ducus soufflait un peu,
dégonflait, se tamponnait le front d'un mouchoir à carreaux, se disait "occis",
faisait une allusion à son emploi du temps surchargé et demandait à Paul son
avis. Paul, qui avait écouté le verbiage de Ducus sans rien y entendre, n'émettait
en guise d'avis que des balbutiements informes. Fort heureusement, Ducus
décongestionné ne lui en tenait pas rigueur ; et ce d'autant moins qu'en vérité,
il n'avait que faire de l'avis d'un subordonné, son opinion étant déjà calibrée sur
celle du directeur Lupus :
1
- Lupus m'a dit pis que pendre de Lucrus (le PDG).
Entre Lupus et Ducus, il y avait autant de dissemblance que
de haine. Transfuge d'une banque américaine, Lupus en avait gardé le syndrome
du siège éjectable, syndrome qui, dans une banque nationalisée, lui donnait l'air
1
2
"Know-how" : savoir-faire.
"Money-out" : rachat d'actions.
179
d'un fou, efficace, ambitieux et dangereux.
- Ma chance, c'est que ce killer est un ancien d'HEC, disait Paul.
L'esprit de corps, cette notion stupide mais bien pratique, m'assure à ses yeux
un important crédit de départ… et donc encore quelques mois de sursis. En tout
cas, il y en a une qui n'a pas été dupe un seul instant, c'est sa salope de
secrétaire ! Tu devrais voir comme elle me parle ! Secrétaire, oui, mais attention
: de direction ! Et au service d'un loup !… Elle adore ça… les émanations
d'androstérones et d'alpha-androsténol probablement… Dix ans en arrière, cette
vieille chiennasse devait faire bander la terre entière. Du reste elle a conservé
une certaine classe dans sa suffisance, et sa raideur se tient sur des jambes
encore fines. Des fois, au bureau, je vais aux chiottes et je l'imagine, penchée en
avant, tailleur remonté sur les hanches, accoudée au bureau dur et noir de
Lupus, l'air digne à peine entamé par les grimaces de douleur qui, par à-coups,
strient son visage de rides.
- Moi, j'me branle plus, dit Tristan.
- Ah bon… en quel honneur ?… Mais arrête de testi… gesticuler
comme ça ! Tu me donnes le tournis… Tu as encore pris de la coke ?…
- Non non… Si j'me branle plus, c'est que… ch'uis…
potentiellement… un… un… je sais pas… un lombric…
- Un lombric ! Mais c'est très bien un lombric ! Rien de plus viril
qu'un lombric ! Rouge et ductile comme une verge ! Moi, je te le dis : tu ferais
mieux de te taper des petites branlettes plutôt que d'aspirer ta farine
empoisonnée… La masturbation, c'est la voie de la sagesse, de la lucidité…
- Justement…
- Le branleur sait que ce qui anime notre désir de vivre n'est rien
que de très hormonal, et que derrière toutes nos excitations, nos ambitions, nos
envies, derrière ces petits ponts tendus vers le futur pour nous faire oublier le
Styx qui coule en-dessous, derrière et au bout de tout cela, il n'y a que le
rassasiement de la période post-éjaculatoire. Le branleur seul, fraye avec ce
moment déterminant comme la jauge d'une vie. Seul le branleur connaît la
prééminence de l'amour… Mais arrête de vibrionner autour de moi ! Tu le fais
herpès ou quoi ?…
- Mais non non… Excuse-moi, ch'ais pas c'que j'ai… Voilà, je
m'assieds…
- Je suppose que tu as également garroté tes velléités
cinématographiques ?
- Oh, tu sais… J'ai pas eu à serrer très fort… On peut pas dire que
les idées giclaient…
- Dommage… Mais ce n'est pas grave… Des idées de films, j'en ai
plein, je ne sais pas quoi en faire… Tu pourras toujours les récupérer plus tard…
Il y a par exemple "L'incontinent fécal", dont l'intrigue est peu courante. Ou
alors "Le jour où tout fut permis" : l'histoire de la première grève de police
180
judiciaire en République française, môssieur. En bons fonctionnaires, les flics
donnent un préavis. La grève dure un jour. Imagine la bande-annonce ! Des
émeutes urbaines qui ravaleraient le Los Angeles de l'été 92 au rang de havre
helvétique ! Et par-dessus ces images, une grosse voix-off à l'américaine, style
vétéran du Viêt-nam qui a le cancer du larynx : "Ce jour-là, rien n'est défendu.
Et pour la France entière, tout est permis". Mais si ça te barbe de monter les
marches du Palais des Festivals à Cannes, sous les flashes et les hourras, j'ai un
plan aux petits oignons pour un prix littéraire de derrière la cheminée. C'est un
mec qui s'appelle Vouzémoi et qui lit un roman. Jusque-là, pas de quoi fouetter
une chatte ; le roman dans le roman, ça fait plutôt prise de tête au carré. Mais
tout d'un coup, au milieu de sa lecture, le héros se rend compte que le texte
l'interpelle, lui, Vouzémoi. Stupéfait, il tourne les pages, essayant de piéger ce
texte vivant, mais en vain : le livre s'adresse au lecteur là où celui-ci fixe son
attention visuelle, forcément limitée. Vouzémoi lit par exemple : "Arrête de
tourner les pages comme ça, ça sert à rien"… Le paradoxe, c'est que le roman
préexiste à Vouzémoi, les pages du livre sont noircies, mais le contenu semble
évoluer en temps réel, imperceptiblement, au moment de la lecture. Et puis, si
tu veux révolutionner la musique, j'ai…
- C'est peine perdue, Paul… Ch'uis pas un créateur… J'ai aucune
imagination… Ça dépasse jamais un périmètre étroit autour d'ma p'tite
personne… Je n'inventerai jamais rien…
- Et alors ? Où est le problème ? On invente tout et on n'invente
rien… La création se fait toujours à partir d'un matériau de base préexistant. Je
dirai même plus : c'est tant mieux si t'as pas d'idées ! Car plus le matériau est
consistant, plus il est difficle de créer quelque chose de valable. Le souffle,
l'esprit, le Verbe, l'inspiration, bref ce qui ANIME la créature et la valorise, circule
plus rapidement, à la fois plus librement et plus nécessairement, là où le vide fait
appel d'air. Mais je parle, je parle, le temps tourne et toi aussi…
- Et cette soirée chez ton copain d'HEC ?
- Ce n'est pas mon copain, c'est un impétrant de la même année
que moi, basta, Punktschluss.
- Qu'est ce qu'on fait si on y va pas ?
- Que… ? OK, d'accord, Cocaïnéotristan, j'ai compris… On va y faire
un tour… C'est parce que c'est toi, c'est parce que c'est moi… Toutefois, au
préalable, à l'instar du sphinx de la troisième dynastie, Sphinx Ter, qui pétait
pour détendre l'atmosphère, j'ai une question. As-tu déjà téléspectaté ces
émissions qui passent aux heures d'insomnie ? Tu sais, une caméra plantée dans
un décor d'appartement beauf et qui enregistre d'une traite, sans coupure, la
vie de beaufs pitoyablement improvisée par des acteurs beaufs…
- Ouais, les soaps…
- Bon, eh bien, prépare-toi à vivre une expérience encore plus
radicale.
181
*
*
*
Décidément, la langue de Paul n'était pas fourchue.
- Alors qu'est-ce que tu deviens, Paul ?
La fille qui avait si joliment engagé la conversation avait les
yeux cernés et provoquait chez Tristan des démangeaisons psychosomatiques.
- Je bosse dans une société anonyme et qui préfère le rester…
- Une boîte de quoi ?
- Une boîte qui fait des choses.
- Aha… Et c'est quoi, ton poste ?
- Chargé de faire.
- Chargé d'affaires ?… Et combien de personnes travaillent dans
cette mystérieuse société ?
- A peine la moitié.
- Et toi, qu'est-ce tu fais ? demanda Tristan à l'HECette sale.
Elle prit d'abord un air détaché ("Moi ?!"), coiffa une mèche
tachée et fit un "private joke" destiné à son fiancé. Elle sourit et son nez
disgracieux saillit. Puis, après ce préambule qui visait à minimiser l'importance de
ses cernes de labeur noir, elle commença plus sérieusement :
- Non, je patati patata…
Et tout en patatisant sur le lancement d'une marque de
protège-slips, la jeune diplômée avançait son bras au-dessus d'un cendrier posé
sur une table basse, et tapotait sa cigarette pour faire tomber d'inexistantes
cendres. Martèlement sec et déterminé du juge qui veut ramener le silence. Sur
le bord du cendrier, elle roulait ensuite le bout incandescent pour qu'il acquière
une forme parfaitement conique.
- … chef de produit blabla soumis au Directeur Marketing une
launch proposal blablabla concept du produit et éléments du mix clairement
définis bla à peine modifications au niveau du packaging et de la PLV…
- Sans mentir, coupa Paul, si tes leucorrhées se rapportent à ta
logorrhée, tu es la plus prolixe des adeptes du protège-slips !
Les deux amis parlèrent également à un petit cravatté, isolé
contre un mur, et dont les lèvres pincées ne semblaient pas s'être desserrées de
182
la soirée. Il s'avéra être un self-made-man encore plus ennuyeux que les produits
des grandes écoles. Entré chez Mac Caque neuf ans auparavant, il avait gravi les
échelons et ne puait plus l'oignon. Manager au pays des hamburgers, il était fier
comme un double-cheeseburger.
- Mac Caque, c'est une super école, disait-il. On apprend vachement
sur soi-même, on apprend à diriger une équipe… C'est clair que je travaille
beaucoup, même le samedi… et le dimanche quand il le faut… Mais j'aime ça…
Je travaille pour ma retraite… pour ma liberté… La liberté, c'est l'argent…
Maintenant, je travaille pour l'argent… au début non… Moi aussi j'ai déconné…
j'ai eu ma période… J'ai fait du parachutisme… J'ai fait mon service chez les
sapeurs-pompiers… Je me suis bien éclaté…
- Edifiant, dit Paul… ton parcours est édifiant… Ces Américains
arrivent à faire des choses merveilleuses… Et tout ça, sans lobotomie je
présume ?…
- Ch'crois qu'on va y aller, dit Tristan.
- Attends, je n'ai pas salué mon copain libanais. Le seul mec sympa
ici. Un trader. Adorateur du dieu syrien Mammon et célébrant ostensiblement
son culte vulgaire. C'est lui, là, qui tire sur un barreau de chaise…
- Boulos ! Kifak ? Comment vas-tu ?… Ça va ?… Quelles nouvelles ?
Ça fait plaisir de te voir !…
- Moi aussi, moi aussi… Tiens, Samir, je te présente mon ami
Tristan.
- Tristaan ?! fit Samir en arquant ses gros sourcils.
- Samir ?!… Mais qu'est-ce tu fous là ? T'as fait HEC ?…
- Moi ? Tu plaisantes ? Je me fais une HEC tous les soirs, le
concours d'entrée est moins dur ! Ha ! Ha ! Kifak Tristaan ? Ça fait longtemps.
(A Paul : ) On était voisins de chambre à l'internat, à Genève… Alors, comme ça,
toi aussi tu es monté à Paris ?! Après le bac ?! Et que fais-tu de beau,
maintenant ? Raconte un peu !…
Il tira sur son cigare.
- Je… heu…
- Il travaille dans le métiers de la bouche, dit Paul en ouvrant une
bouteille de Jack Daniel's.
- De la bouche ?!… Qu'est-ce que c'est que ça ? Ça rapporte bien ?
Tu es dentiste au Bois de Boulogne ? Ah non, j'ai compris : tu es passé
professionnel du cunnilingus, n'est-ce pas ? Ha ! Hu !
- Cunnilinctus… C'est vraiment un mot de langue morte, fit
remarquer Paul, pensif…
- Non, je… gère une boucherie… rectifia Tristan.
- Ne me dis pas !… Une boucherie ! Claret deviendrait chèvre s'il
savait que son chouchou est devenu boucher !… (A Paul : ) Claret, c'était notre
183
prof de philo… Un enculé de sa race… Et toi, tu moisis toujours dans ta banque
française à vingt KF par mois ?
- Oui, ne m'en parle pas… Enfin… plus que trente-cinq ans à tirer…
- Et pourquoi tu ne viens pas dans une salle des marchés ? Regardemoi : je n'ai fait ni HEC ni Polytechnique ni Mon cul-mes couilles, je baisse pas
mon froc parce que je suis pas chez moi ou à la banque, mais je peux t'assurer
qu'elles sont en or massif !!…
- Je ne sais pas… Je n'ai jamais rien pigé à la finance des marchés…
Ça m'a l'air assez technique…
- Yâni Boulos, tu te moques de moi ? Technique ? Quelle technique
? Où tu vois de la technique, on peut savoir ? Tu as un zinzin* qui t'appelle pour
te demander ton avis sur le marché. Au début, comme tu sais le néant, tu dis "le
marché est calme aujourd'hui". De toute façon, si c'est pas vrai, si le marché
explose dans l'heure qui suit, tu passes pour le mec qui maîtrise la situation.
Après, avec l'expérience, tu améliores, tu dis : "la courbe des taux se repentifie ;
je sens les tendances de fond s'inverser." Dans quel sens et quelles tendances,
personne ne sait. L'essentiel, c'est que ça jette. C'est simple comme bonjour !
Ou alors un autre zinzin t'appelle et te dit: "OAT 2008, t'es comment pour cent
mille ?" Tu réfléchis, tu pisses un peu dans ton froc, et tu essayes de savoir s'il
veut acheter ou vendre, pour décaler la fourchette dans le bon sens. Tu réponds
"je suis 107,22 à 107,34". Le mec te dit : "bon, à vingt-deux, t'en as cent
millions dans la gueule !" C'est tout. A part ça, tu te fais inviter dans les
*Investisseur institutionnel
meilleurs restos, dans les plus beaux hôtels de Londres et de New York, tu
voyages en business, et tu peux même t'arranger pour te faire payer des putes
par les clients ! Quand t'es dans la salle des marchés, tu hurles des obscénités,
"kiss emmak ! kiss ertak !", tout ce que tu veux, surtout quand tu viens de
réussir le deal du siècle. Yâni la vérité, on s'amuse bien. Aujourd'hui, j'ai gagné
un jéroboam de Dom Perignon. J'avais parié avec un mec du "desk-spot"…
- C'est quoi, le desk-spot ? demanda Tristan.
- En gros, au desk-spot, le long-terme c'est dans deux minutes et
demi. Moi, je suis dans les "government bonds". Bon, tu sais ce que j'ai fait ?
J'ai appelé un courtier, je lui ai dit : "J'en prends mille à vingt-huit ", alors que le
marché était entre vingt-deux et vingt-quatre. Bien entendu, le courtier a hurlé
dans son autre micro : "Achète mille à vingt-huit !!" A l'autre bout du fil, à la
bourse, le boxman a transmis l'ordre par signes cabalistiques au flasheur qui est
supposé hurler à l'oreille du mec qui est sur le pit (le truc rond où tout le monde
gueule). Tout ça dure cinq secondes environ. Mais moi, juste avant que l'ordre
n'arrive au pit, j'ai dit "off" ! J'avais parié que j'attendrais six secondes. Et j'ai
gagné.
Tristan fut d'abord heureux de revoir Samir. Il retrouvait un
184
vieux frère, avec ses gesticulations de fanfaron et ses "r" roulés comme des
feuilles de vigne.
Mais il préféra l'esquiver. Dans les yeux du Libanais, il avait vu
de l'étonnement amusé et un reste de considération pour un camarade de
classe devenu boucher ; mieux valait en rester là et figer cette image elliptique.
"Boucher", ça détonnait un peu dans cette soirée. Comme
porter un bonnet d'âne lors d'un banquet de Nobels. Mais le bonnet d'âne,
c'était aussi la dignité de Tristan. Il était prêt à brandir un calot en signe de
contrition à tous ceux qui allaient se tourner vers lui au ralenti,sourcils froncés,
pour lui dire sans bouger les lèvres et d'une voix d'outre-tombe : "De quel droit
? Mais de QUEL droit ?".
La bouteille de Jack Daniel's fut vidée par Paul avant que
Samir n'eût consumé son havane. Lassé du tour salace qu'avait naturellement
pris la conversation avec le trader, Paul vint chercher Tristan. Il lui tapa sur
l'épaule.
- Ami, je t'avertis, je suis gris. Sapristi ! que fais-tu avec ce faquin ?
L'ébranlé écoutait l'homme Mac Caque.
- J'admire. Il a du maintien, lui au moins… comme tous les autres
ici. Toi compris.
- Bon allez, on rentre. Je ne suis pas en état d'entendre ces litanies.
- T'inquiète… c'est la dernière fois… C'est la dernière fois que
ch'sors sans coke.
- Mais oui, c'est bien, tu as raison, c'est la solution… Continue
comme ça…
- J'ai pas le choix… P'tain, c'est ça ou… Tu comprends pas… Je
m'attends à chaque détour. Ch'uis obligé d'foncer…
- … Et de te défoncer ? Laisse-moi te raconter deux petites
anecdotes. Il y a quelques années, un Californien s'est présenté à un hôpital en
proie à une érection vieille de trois jours. Il s'était injecté de la cacaïne dans
l'urêtre pour honorer sa maîtresse. Lorsqu'il est sorti du bloc opératoire, il était
amputé du sexe, des deux jambes et de neuf doigts. Deuxième histoire : un
jeune Texan de dix-sept ans avait des caillaux plein les jambes. Malgré toutes
sortes d'antibiotiques, on n'arrivait pas à soigner l'infection. Bon, on a décidé de
lui couper une jambe, très bien… Mais les bactéries ont continué à tout pourrir,
et la peau à se décomposer, de la taille au pied restant. Les médecins ont eu
alors l'idée de lui appliquer des pansements avec des larves de mouches. Les
asticots ont dévoré les tissus morts en épargnant les tissus vivants. Moyennant
quelques chatouillements, ça a marché.
- Ouais… c'est bien gerbac… et alors ?
- Et alors, tu remixes ces deux histoires, et ça te fait une morale
taillée sur mesure.
185
- Ah bon ? Du sur mesure pour moi ?
- Oui.
- Je sais pas…
- Réfléchis.
- Ça m'fait penser à un passage des Evangiles que j'avais lu, une
nuit… juste avant de rencontrer Mahine…
- Mais non, corbleu ! tu tournes autour du pot de chambre ! "FAIS
D'UN CAILLAU DEUX COUILLES !", voilà la morale de ces histoires.
Tristan ne répondit pas mais il eut envie de se laisser tomber
dans la rue. Même Paul… même Paul me prends pour une femmelette… Si
seulement le poids qu'j'ai dans le bide était un caillou. Durcir, durcir, durcir et
rouler… casser des gens sur mon passage, et me casser… Tout d'un coup,
l'ébranlé fut soulagé… L'haleine du diable… Rien… rien… ce rien était
reposant… Oui, durcir allait être agréable… La raideur cadavérique… la paix…
En attendant, prendre le maximum…
- Paul… ch'peux dormir chez toi c'soir ?
*
*
*
- Le style est direct, le discours dynamique. Paul Atouche, vingt-deux ans, est tout
à fait à l'aise dans son domaine d'activité, celui d'avocat d'affaires spécialisé dans des opérations
de fusions-acquisitions. Associé au cabinet Atouche, Jeroboam & Associés, il intervient avec une
équipe de spécialistes dans des opérations de rachat par voie de LBO, restructuration de groupes
impliquant des sociétés cotées ou non cotées, et plus généralement. Cette orientation ciblée est le
fruit d'un choix parfaitement réfléchi, à l'image du cursus de Paul Atouche : Sciences Po, Droit,
HEC -où il s'intéresse plus particulièrement à la finance-, enfin Columbia Law School. Avocat
au barreau de New York, il passera deux ans dans un grand cabinet outre-Atlantique. Toujours
animé par l'esprit d'entreprise, il décide ensuite de sauter le pas et fonde à Paris son propre
cabinet. Un an plus tard, il est rejoint par Samir Jéroboam, au cursus complémentaire (Sciences
Po, Droit, ESSEC). Nous sommes allés le rencontrer dans ses bureaux, place de l'Ecole Militaire.
Paul Atouche, finalement, pourquoi les States ?
- Précisément. Une formation à l'étranger me paraissait indispensable à une
meilleure appréhension du savoir-faire dans un cadre international. J'ai été séduit par la cohésion
des équipes et la rigueur des cabinets anglo-saxons.
- Un enseignement que vous mettez aujourd'hui en pratique dans votre cabinet
Atouche, Jéroboam & Associés ?
- Absolument. Le cabinet est conçu et dirigé comme une véritable entreprise.
D'emblée, j'ai décidé de jouer la carte de l'hyperspécialisation. Notre structure focalise son
dynamisme et son énergie sur toutes les questions touchant aux opérations de haut de bilan.
- Pouvez-vous nous dire quels sont les principaux atouts de votre équipe ?
186
- Parfaitement. Les principaux atouts de notre équipe sont la précision, la rapidité
et la créativité. De plus, il faut savoir qu'environ un tiers de l'activité du cabinet Atouche,
Jéroboam & Associés s'effectue en anglais…
- Vous-même, êtes-vous bilingue ?
- Totalement. Et j'exige que tous mes collaborateurs le soient. C'est indispensable
à une meilleure appréhension du savoir-faire dans une cadre international.
- Paul Atouche, nos lecteurs l'ont compris, vos journées sont longues. Malgré tout,
à côté de votre activité d'avocat, vous estimez de votre devoir de "prêcher la bonne parole".
Expliquez un peu aux cadres commerciaux moyens qui ont acheté notre journal, Efficience &
Vie, dans un kiosque d'aéroport de province…
- Effectivement. Je donne des cours à HEC sur les aspects juridiques et fiscaux du
capital-risque. Par ailleurs, je publie régulièrement des articles dans des revues telles que Revue
Banque, La Synthèse Financière, Les Petites Affiches…
- En somme, vous affirmez votre foi dans l'avenir du métier d'avocat d'affaires ?
- Complètement. C'est un métier exigeant, où l'on doit à chaque instant prendre
des responsabilités, être rapide et concis, veiller à l'éthique et à la déontologie.
- Quel message aimeriez-vous transmettre aux auditeurs de Rentable FM, qui sont
probablement au chômage ou en passe de le devenir ?
- Simplement. Je leur dirai : fixez-vous un objectif et battez-vous pour l'atteindre ;
ne baissez jamais la garde, poussez des coudes, remuez du popotin, au besoin, sortez votre queue
et enculez votre voisin, car comme dit le proverbe japonais : "Si ce n'est pas un concurrent, c'est
donc un client".
- En un mot, votre ambition ultime ?
- Président. Devenir président à la place du président.
- Je me suis laissé dire que vous apparteniez à cette nouvelle race de
jusqu'auboutistes qui laisse du temps au temps.
- Définitivement. Pour me ressourcer, je pars chaque année avec ma femme faire
des trecks dans l'Himalaya. J'ai pu conserver une vie équilibrée et sportive. En particulier je fais
de longues parties de tennis avec mon associé.
- Mon-cul-mes-couilles ?
- Heu… J'ai une réputation à préserver, avec réservoir, gelée glissante et couche
spermicide… Un peu de tenue, s'il vous pâlit !
- Pardon ?
- Désolé, j'ai dit "s'il vous plaît" mais l'auteur de votre article déplorable a fait une
faute de frappe.
- A-ha ! Le malfrat ! Il sera frappé pour avoir fauté ! L'interview est terminé.
Coupez. On remballe tout.
- Quoi, déjà ? Mais… et "synergie" ?! Je devais prononcer le mot "synergie" !
Vous m'aviez promis, hors antenne !
- Trop tard. Vous ête viré, Atouche ! Raus ! Débarrassez-moi le plancher !
- Non non ! Vous ne pouvez pas me demander de débarrasser le plancher comme
une vulgaire femme de ménage philipinne, ou pire, arabe et non diplômée ! Quelle humiliation !
Pensez à mon père qui, tous les matins, écoute France Intox, et tous les soirs, Rentable FM ! Et
mes couilles incrustées de diamants, qu'est-ce que vous en faites ?
- Faux diamants sur couilles en plastoc : vous êtes un imposteur, Monsieur
Atouche. A la banque, tout le monde est au courant. Or n'oubliez-pas, c'est une banque
nationalisée… donc la nation entière sait que vous êtes un fossoyeur de l'économie française,
doublé d'un médiocre fossoyeur de monnaie !
- Un faux-monnayeur, voulez-vous dire, dans votre langage incrusté de fausses
perles verbales ? Mais ce n'est pas vrai, il y a maldonne ! Tenez, voici mes papiers ! Ils sont en
187
règle, vous pouvez vérifier…
- Voyons voir… Je lèche mon index et tourne les pages du torchon qui vous tient
lieu de CV : "Teint : pâle. Yeux : cernés. Jeans : sales." C'est mal parti… Passons à l'expérience
professionnelle : "1988-1990 : SECM (Société d'Etudes et de Constructions Métalliques - Chiffre
d'affaires : un milliard. Effectif : mille personnes.) En tant qu'ingénieur de contrat, puis
responsable de propositions d'affaires, j'ai :
- conçu et assuré la réalisation des circuits de fluides de la première plate-forme semisubmersible française (innovation technique, animation d'équipe-projet de vingt personnes),
- économisé 4 millions FF (budget 28 millions FF) tout en respectant les délais et qualité alors
que j'ai été mis sur le projet avec deux mois de retard et assumé les tâches de quatre personnes,
- élaboré et participé à la négociation de propositions commerciales (de 60 à 600 millions FF)
sur des ouvrages marins (plateformes pétrolières offshore, modules),
- mis en place l'informatique pour améliorer les délais, qualité et coûts de confection des
propositions.
La SECM, déficitaire jusqu'en 1987, est devenue bénéficiaire en 1988,
numéro 1 européen et numéro 2 mondial." Et vous croyez que l'on va vous recruter sur la base de
ces sornettes ?
- Mais…
- Taisez-vous ! De toutes façons, votre groupe sanguin ne correspond pas au profil
recherché. Nous ne prenons que des B, des meneurs, des vrais ! ou des AB, entrepreneurs et
plein d'idées ! Vous êtes O, c'est très mauvais… Sans parler des résultats rédhibitoires de vos
tests astrologiques : vous manquez de Lion et vous avez trop de Scorpion. C'est flagrant. Un
conseil, avouez tout de suite que vous aimez la "house music" et que voulez devenir disc-jokey.
Autant en finir. Ma femme m'attend à la maison, le commissariat va bientôt fermer, je transpire
sous les aisselles et je n'aimerais pas commettre une bavure sur l'oreiller. Ah, mais je ne sais pas
ce qui me retient de te… D'autant que notre fumomètre a détecté des traces de fumée dans ton
haleine de bourgeois décadent ! Ce qui confirme ton inaptitude à t'intégrer à une équipe, ton
manque total de "commitment" dans l'entreprise ! Nul n'est censé ignorer le Règlement Intérieur
qui proscrit la cigarette, au bureau comme en privé ! Encore estime-toi heureux de ne pas être
excommunié ! A Genève, sous Calvin, l'interdiction de fumer faisait partie des Dix
Commandements ! Non non non non, t'es qu'un malhonnête, Paul… A quelque part, t'es pas
réglo… Tu t'lèves, ou bieeen ?
- Tristan !… Tristan… C'est toi ?…
- Ben oui… Il est neuf heures, t'es déjà en retard. T'as pas dû
entendre le réveil… Trop bu hier soir…
- Soirée pourrie… rêves affreux… Si tu savais le cauchemar que j'ai
fait… Une sorte d'interview absurde…
Paul arriva en retard à une Assemblée Générale qui réunissait
une quinzaine de représentants d'établissements financiers. Durant toute la
réunion, il souffrit de nausées, sua abondamment et vint au secours de son cou
pour soutenir sa tête. Tout cela lui donnait un air peu enthousiaste. Lorsque son
voisin lui demanda discrètement des explications concernant un document
distribué, Paul surprit avec horreur quelques effluves fétides de sa propre
haleine. En sortant de l'Assemblée, Ducus lui fit remarquer -sans chuintementson aspect maladif, et lui conseilla gentiment de rentrer chez lui. Réintégrant
son personnage de jeune cadre dynamique, Paul sauta sur l'opportunité,
188
cravatte au vent, attaché-case dans une main et bouche derrière l'autre main,
sauta, sauta, jusqu'à sa cuvette en émail blanc, blanc, burp… émaillé.
Moi, au même moment, je m'enfonçais dans mon fauteuil club
en tirant sur ma pipe. La Cinghalaise avec qui je sortais depuis un an avait fait
irruption dans mon bureau pour me sommer de répondre à sa demande en
mariage.
- Tu es décevant comme une île des Maldives, me dit-elle. Les
quelques privilégiés qui ont pu s'introduire dans ton atoll, s'ils veulent se
rapprocher, doivent encore passer la barrière de corail qui t'entoure. Je l'ai fait,
c'était merveilleux… J'ai découvert les fonds superbes de ta lagune… Une fois
sur l'île, on se croit au paradis, on se sent bien… en sécurité… on se réchauffe
enfin… Jusqu'au jour où l'on comprend qu'on a échoué au sommet d'un plateau
immergé que personne ne connaîtra jamais… Personne… pas même toi…
Je la laissai repartir, et tirai sur ma pipe éteinte.
189
CHAPITRE 13
"… Pour être quelqu'un, il faut avoir un os, ne pas avoir peur de montrer l'os, et
perdre la viande en passant."
(Antonin ARTAUD, "Pour en finir avec le jugement de Dieu")
Le procès d'Asriel, le boucher-voleur, avait eu lieu à la
synagogue, un matin à huit heures moins quart. En l'absence de Charlot, aucun
des témoins, pas même Omar le Gros, n'avait osé confirmer les allégations de
larcins rapportées par l'officiant. Du coup, à huit heures moins cinq, Asriel était
ressorti blanchi comme une poitrine et gonflé comme une cuisse, de poulet
fermier.
A huit heures dix, Charlot avait surgi dans la boucherie.
- Quoi, tout le monde s'est écrasé ?! Moi je passe pour quoi ? Ça
s'est passé comme ça ?! En deux temps trois moments !? Je parie qu'Asriel a
juré sur tout ce qu'il pouvait qu'il n'avait rien fait !… Et le rabin l'a laissé ?!… Ah
bravo ! David le Shamash, Omar et tous les autres, s'ils avaient les couilles bien
pendues, ils lui auraient dit çi ! et ça ! et çi !… Mes yeux sont fermés, Habib, si
ils ont pas vu ce qu'j'ai vu !!
Et il avait appuyé très fortement sur ses globes oculaires.
Tristan, qui avait vu ce geste dénouer maints corps à corps filmés, eut mal pour
lui.
En dépit de son caractère teigneux et improductif, Charlot fut
gardé commis de la boucherie. Parce qu'il était un extra-terrestre. Il emmenait
Tristan très loin, non seulement de son moi détesté, mais aussi de la société
redoutée. Et puis l'on pouvait compter sur lui pour accaparer un esprit vacant.
Un matin, le drôle demanda à Tristan :
- Habib, tu as déjà coulé, toi, la nuit ?
- Qu'est-ce t'appelles couler ?
- Je sais pas… Tu as déjà eu… des pertes ?… Tu sais, c'est prévu
dans la Torah : si ton slip reste collé au gland le matin, ça veut dire que tu as
une maladie… Alors ces pertes… tu crois c'est normal ?
Tristan le rassura sur le caractère bénin de cette maladie
héréditaire. Depuis la nuit mouillée des temps, expliqua-t-il, elle atteignait tous
les hommes dignes de ce nom, et les célibataires y remédiaient souvent par un
mal encore pis.
Il parlait en connaissance de cause, lui qui tachait beaucoup
plus depuis qu'il ne se touchait plus.
190
Le boucher qui remplaçait Asriel s'appelait Caleb.
Contrairement à Charlot, Caleb parlait peu et travaillait beaucoup. Sans son
expérience, un quart de siècle de longs et boyaux services rue Riché, Tristan
n'aurait probablement pas tenu dix jours. Car aux périodes d'hyperactivité
dopée succédaient de longues phases de déprime paranoïaque.
Caleb était le mur porteur de la boucherie. Dans ses moments
d'euphorie tungstène, Tristan se décollait de Charlot, le mur rideau, et volait
vers le mur porteur comme une mouche intelligente. Il posait mille questions
qu'il trouvait d'une pertinence extrême, virevoltait, passait du coq à l'âne et de
l'aneth à la coke, puis s'arrêtait, brusquement captivé par les gestes précis du
boucher. Une mouche au repos se serait frottée les pattes de devant en les
léchant ; Tristan remuait la bouche comme s'il suçait un bonbon.
Assailli par l'angoisse dès le premier réveil, l'ébranlé préférait
souvent s'échapper pour rejoindre son père charnel aux entrepôts de La Villette.
A la lumière de sa lampe de chevet, la vision encore mal assurée, il saupoudrait
des doses imprécises sur le dessus de sa main gauche. Ventre vide et pupilles
dilatées, il partait ensuite dans le matin noir. Les taxis fantomatiques le faisaient
ricaner. Sa bouche était sèche et dure. Devant la condensation de son souffle, il
se pâmait d'admiration :
- Mon ange gardien, disait-il à sa buée…
Puis très lentement, il sortait ses mains des poches de son
manteau Hugo Boss, mettait la droite devant son visage, comme pour se
protéger du taxi qui s'approchait et qu'il voulait héler, et le dessus veiné de sa
main gauche, il le léchait en souriant…
Un matin, cette même main s'était retrouvée entre les fesses
d'un bœuf, soulevant la masse graisseuse qui envahit les bourses après la
castration. Caleb l'avait emmené exceptionnellement aux abattoirs de Melun. Il
lui avait appris à palper ainsi l'animal pour apprécier l'épaisseur et la densité de
ses dépôts graisseux. "Faire les maniements".
L'arrière du bœuf étant proscrit, l'unité significative pour
mesurer l'activité d'une boucherie cachère était l'avant. Selon Caleb,
- A deux avants par semaine, tu tiens pas une boucherie. Il faut
faire cinq ou six avants.
- Cinq ou six… disait Tristan. Ce serait bien… ou même sept peutêtre, non ? Ou huit, ou neuf, ou dix… ?… Et il avait eu l'impression de crier en
chuchotant.
L'abbattage… Le shohet qui tirait sur les membres antérieurs
de l'animal pour mieux le vider de son sang… Le dépouillage rapide, couteau
191
arrondi… Sous les fesses et le dos, la peau arrachée à grand renfort de coups de
mailloche… Un gros portemanteau -le tinet, expliqua Caleb- introduit entre le
talon et le tendon d'Achille… Au centre du tinet, le crochet bien enfoncé dans la
chair résistante… Le shohet qui fendait l'os du bassin et la paroi abdominale :
vessie, matrice, foie, rate, boyaux qui se répandaient sur le sol… Le treuil
tourné, la bête qui montait, pendue au crochet par les pattes de derrière…
écartelée… Le sternum scié en long… Les poumons et le cœur qui tombaient
d'eux-mêmes…
Et Tristan qui se sentait fort, plus fort que la vie…
Les coupes de demi-gros et le dégorgement avaient lieu dans
le laboratoire de la boucherie. Tristan admirait Caleb pendant les rituels de
salage et de rinçage. Mais l'odeur du sang soulevait son cœur vide. Et les reflets
sur les grands bacs en inox agressaient ses yeux. Il sortait alors acheter une
douzaine de croissants ordinaires qu'il engloutissait sans salive mais avec un
plaisir intense. Puis il retrouvait Caleb affûtant ses couteaux le long du fusil. Il le
regardait trancher, dégraisser, dénerver, peser, emballer, et tout en murmurant
son ravissement entre ses dents serrées, il sentait tous ses nerfs se focaliser
sur ces flasques manipulations, avec la certitude qu'il allait en mémoriser les
moindres détails, ad aeternam.
Les abats. Il avait un faible pour les viscères, ce monde
merveilleux qui fourmillait d'historiettes ; celle des chats qui mangeaient les
poumons, celle du seul bon rognon, le rognon inodore ; celle des intestins de
veau qu'on appellait "fraisette" ; celle des andouilles faites de fraisettes… et
mille autres encore. Rates, langues, cervelles le fascinaient particulièrement, et
par dessus tout, les tripes et les couilles.
Tripes, couilles.
Suivant les conseils de Caleb, Charlot aménagea le local pour
développer un rayon épicerie. Tristan constata bientôt que les marges sur les
alcools, les vins (Habib Frères ou Bokhobsa), les biscuits, les variantes, olives,
pickles, légumes saumurés, les conserves de hommos, les fromages parvés et
les surgelés cachères étaient bien supérieures à celles réalisées sur la viande.
Caleb lui suggéra de débuter une activité de traiteur :
- Le secret d'une affaire, c'est le produit Canada Dry.
- ?…
- LE GOUT du non cachère, L'APPARENCE du non cachère, mais du
CENT POUR CENT cachère.
Tristan avait toujours considéré la cuisine comme une perte
de temps et l'art culinaire comme une futilité. En quelques semaines il devint
spécialiste dans le choix et l'étalage de saucissons de bœuf, lardons de poulet,
192
mortadelle craco et poissons agglomérés sous forme de crevettes ; sans parler
des pâtés au foie de volaille, côtes de veau fumées, cous farcis, pieds de veau
en gelée, pastels, pastramis, merguez, harissa, tehina et autres concombres au
sel.
Ainsi canalisée par Caleb, l'agitation de Tristan devint très
profitable. Le seul produit sur lequel la boucherie perdait de l'argent était l'anis
Phénix, dont la consommation interne par Jackie dépassait de loin les ventes.
Malgré tout, deux mois après le massacre des blattes, la boucherie marchait déjà
du feu de Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Sous l'effet de la drogue, Tristan
s'y sentait comme un poisson dans l'eau. Ou plutôt -à considérer ses yeux qui
craignaient toujours de buter contre quelque chose et son corps parcouru de
frissons- comme un anoptichthys jordani dans de la glace pilée. La joie irriguait
son crâne tendu. Et il se plaisait en compagnie de ses trois employés. Libre, hors
de leur regard, sans aucun compte à leur rendre, hormis celui de leur salaire en
fin de mois. Il pouvait rester des heures sur un tabouret à divaguer à partir
d'une phrase anodine, "une tranche sans nerfs, si possible", sortie de la bouche
décatie d'une cliente à chapeau, sans que personne ne lui prêtât la moindre
attention. Parfois, lorsque Jackie était trop imbibé d'anis Phénix, Tristan prenait
sa place à la caisse. Chaque encaissement lui procurait une satisfaction
péristaltique. Et lorsqu'il n'avait rien prévu pour la soirée, il restait après la
fermeture à reprendre les écritures passées par le comptable. Peu importait qu'il
fût ignare en la matière. Au contraire, il se perdait dans les comptes avec délice.
Jusqu'à ce que la fatigue l'abattît. Il se décidait alors à regagner ses pénates.
Pour dormir, uniquement pour dormir. Et il ne manquait jamais de faire un
crochet en taxi par une pharmacie de garde. L'idée de se retrouver à court de
somnifères l'angoissait… l'accumulation journalière de boîtes de Véronal
n'atténuant en rien sa peur journalière d'en manquer.
*
*
*
Los Angeles, le 26 août 1993
Cher Habib,
Il s'est passer beaucoup de choses, bonnes et mauvaises,
depuis mon départ de chez Papa. J'ai besoin d'argent alors je suis venu à L.A., je
croyais que Méshé allait m'aider. Tu parles, ce Méshé, c'est de la poudre
d'escampette !
Mémé m'a dit que tu as repris la boucherie et que ça marche
193
pas trop mal. Elle m'a dit : "Tristan, il fait les brochettes maintenant… Hin… Et
pour les brochettes, la viande, il faut connaître…" Mais je veux pas parler de ça,
ça me fait trop de peine, je laisse la parole à mon ami Tony qui s'est implanter à
L.A. depuis quelques années en tant que producteur totalement indépendant. (Il
avait une société à Monaco, Les Films Mystiques d'Antoine Scialom. Ici, ça
s'appelle One Steep Beyond Movies for Charity Business Oblige). A toi Tony, et
mazaltov !
Monsieur le président directeur général de la boucherie Simon,
On vient de me demander d'écrire une autre histoire originale
mystique pour un autre champion du box office EXORCISTE 2 avec deux love
story pour deux grandes star femme, film américian tourné à paris, la
martinique, cargo en mer, brummel costumes nathan a londres, couturier
français, une diqtribution anglaise pour le montage financier
One steep beyond Movies for Charity Business Oblige peut que coproduire avec
ses sponsors
budget du film 30 000000 dollars
invéstigation markéting recettes
usa 70 millions de dollars, japon 70 millions de dollars trés populaire
remboursement 40 pour cent des recettes
60 pays diffusions profits
TV serie éxcellente diffusion mondiale profits
marché video cassette mondiale profits
envisageons musique de maurice jarre
1 avez vous des capitaux risques pour le cinema
2 invistisseurs dans vos actionnaires éxcellente opération
3 crédit de la boucherie, taux délais de remboursement, indemnité de retard que
vous faut il pour le financement
joint venture possible meme conseillé
je vous prie de croire monsieur le president directeur general a l'assurance de
mes meilleurs sentiments reconnaissants
Tony Scialom
Habib réponds nous vite, je ne t'ai pas oublié tu sais
A bientôt
SAMUEL
194
Je t'envois une cassette d'une chanson que j'ai enregistré ici dans un studio qui
va faire fureur en France j'espère. Le refrain, c'est
Nathalie,
C'est une fiiie,
Un na-moouur
U-ne viie
Naathaalie.
*
*
*
Un après-midi, Tristan invita Edgar à passer chez sa grandmère.
-
Tu veux boire quelque chose ? lui demanda-t-il.
Ah je veux bien, ouais.
Et toi Mémé, ça va ?
Quoi ?
Ça va, toi ?
Ça va… Ch'ais pas c'que tu as dit tout à l'heure.
Comment ça, tu sais pas ce que j'ai dit ?
Ch'ais pas ké tu as dit.
A propos de quoi ?
Ch'ais pas. Tu as demandé quelque chose, je crois, non ?
J'ai demandé s'il voulait boire quelque chose.
Hein ?
Je lui ai demandé s'il voulait boire quelque chose.
Ah bon… Hé ben oui… Si il veut…
Et puis, il m'a dit non, il m'a répondu non…
Ah bon ? protesta Edgar.
Qu'est-ce que tu m'as répondu ?
J'ai dit oui !
Qu'est-ce que tu veux ?
Je sais pas, qu'est-ce que…
N'importe quoi…
N'importe quoi… eum… Un jus de pamplemousse ?
Qu'est-ce qu'il y a, Mémé ?… Tu es pas bien ?
Ben non, je suis fatiguée…
Tu es fatiguée ?
Oui… J'ai passé une sale journée… Il fait froid, hein ? Il paraît qu'il
195
pleut… C'est bien… ça rafraîchit… Parce qu'il a fait chaud, ces trois jours… Il a
fait très chaud…
- Tu connaissais mon ami Edgar ?
- Oui, il était venu une fois… n'est-ce pas ?
- Oui…
- Mon ami Edgar est un de mes plus chers amis…
- Ah bon…
- Oui.
- Eh ben, tant mieux…
- C'est quelqu'un que j'aime beaucoup et qui m'aime beaucoup.
- Eh ben tant mieux… C'est l'essentiel…
- On va peut-être se marier, dit Edgar.
- C'est bien comme ça… Hein !?
- On va peut-être se marier.
- Ça non… Ça non… J'accepte pas. Vous vous trouvez des
femmes… Vous vous mariez…
- C'est difficile les femmes… dit Edgar.
- C'est difficile les femmes ?
- Elle sont trop difficiles, Mémé ! Elles veulent çi, elles veulent ça…
- Ça va pas non ? Mais non, y a des femmes qui sont comme ça…
Mais ceux-là, on les laisse de côté… Et on prend la femme qui est… qui est…
pauvre… qui a… qui a pas la tête en… en hauteur… On prend une femme qui
est… pas trop riche qui a vu beaucoup de choses… alors celle-la, on peut vivre
avec elle… Tu as compris ? Parce qu'autrement… quand on va… passer dans un
endroit qui est plus haut que… que toi… tu vois, alors ah… jamais tu peux
arriver à la convaincre… Non, c'est pas vrai… Alors y vaut mieux prendre du
plus bas que moi comme ça je peux vivre avec elle… C'est comme ça !… Kes tu
crois ?
- Je crois pas grand'chose, moi…
- Hé ?
- Je crois pas grand'chose…
- Non, hein… Tu crois… Je sais que tu crois pas grand'chose… Hi,
hi…
- Moi j'dis que… les femmes, elles sont difficiles, insista Tristan.
- Hein ?… Les femmes ?
- Ouais…
- Mais ch't'ai dit keske c'est les femmes !… Comme, tu vas dans un
endroit… chez une… fille qu'elle voit tout en hauteur et en tralala… et en
richesses… celle-là, j'la laisse de côté… tu vois ? Et je prends une qui est
pauvre, qui n'a pas de… qui n'a pas trop de choses dans la tête… Je lui montre
ce que j'ai, ce que je suis… Je vis avec elle… bien… c'est comme ça… Surtout
les filles de maintenant, elles sont beaucoup, ah la la…
- Les filles de maintenant, elles sont comme des hommes, Mémé…
196
Elle sont comme des hommes, c'est pareil…
- Ah bon… C'est affreux… C'est pas bien ça… Hé oui… Elles
veulent tout, maintenant… Y a des femmes qui veulent être comme l'homme…
tu vois ? Il faut que l'homme débarrasse, il faut que l'homme… heu… rentre à la
maison, il faut qu'il aide, il faut qu'il… la cuisine avec elle… tu vois ?… c'est vrai
ou pas ?
- Oui c'est vrai.
- Voilà, c'est ça qu'y a maintenant… Les femmes de maintenant…
Chez nous, non, on n'a pas eu ça… On a toujours su que la femme, elle est pour
la maison, et l'homme, il est pour le travail. C'est tout. Et on avait la maison, et
on travaillait quand même. On faisait aut' chose… pour gagner un peu
d'argent… Je prenais du linge, je repassais… Je vous dis ça… Y a combien
d'années !…
- A propos, j'ai reçu une lettre de Samuel.
- Tu as reçu… ?
- Une lettre de Samuel.
- Aujourd'hui ?
- Oui.
- Ah bon… Alors, qu'est-ce qu'il te dit ?
- Il est en Amérique… à Los Angeles… et il t'embrasse…
- Ah bon… Il est encore fiancé ?…
- Je sais pas…
- Tant qu'il a pas un travail fixe, on lui… on lui laisse pas se marier…
Ni ses parents à lui… ni les parents de la fille… Il est toujours… fiancé.
- Edgar, il connaît pas Samuel…
- Sarcelles ?
- Non… Samuel.
- Ah… Vous connaissez pas Samuel… Non… Enfin, il était gentil, un
pauv' type quoi… pauv' garçon… c'était…
- La boucherie, ça a pas marché avec lui… lança malicieusement
Edgar.
- Ah non, non ! D'abord, c'est pas son genre du tout du tout du
tout… On lui a donné ça, on l'a… on l'a assommé le malheureux !… Au lieu de lui
donner des… friperies, du linge… des choses à vendre ou à faire heu… chose…
on lui a donné la boucherie… C'était pas pour lui… Quand j'l'emmenais avec moi
pour faire le marché, et j'demandais les morceaux de viande… y m'dit : "D'OU
Mémé ?… mais D'OU tu sais tous ces morceaux de viande que tu demandes ?"
J'lui dit : "Tu sais pas c'que c'est ? Tu sais pas c'que c'est la basse-côte ?… Tu
sais pas c'que c'est l'entrecôte ?… Tu sais pas c'que c'est le morceau de ?…
"Non", il m'a dit, "je sais pas". Et alors il va prendre une boucherie… Ça c'est
complètement bête de sa part… Le malheureux… Et Edgar, il est pas fiancé
encore ? Rien ?
- Il a eu une fiancée…
197
- Et puis ?
- Et puis elle est partie…
- Partie loin ?… Vous l'avez quittée ?…
- Elle m'a quittée…
- Elle vous a quitté… Pourquoi ? Vous n'étiez pas assez… assez
fort pour elle ou… quoi ?
- Non… Pourquoi est-ce qu'elle m'a quitté ? fit Edgar, rigolard.
- Ça c'est bête, hein ? dit la grand-mère.
- Pourquoi est-ce qu'elle l'a quitté ? dit Tristan. Tu sais pourquoi
?… Parce qu'elle est bête…
- Ah ben, biéén sûr, ah ben ch'peense bien qu'elle est bête… de
quitter… Si… il avait une fille… bien… si c'est une fille intelligente… elle le
quitte pas… Parce que lui… il n'a pas pu faire c'qu'elle voulait… elle, elle lui
apprend… Et j'en suis sûr qu'il… il le fera…
- Tristan aussi, il en avait une…
- Oui.
- Et elle est partie… elle l'a laissé…
- Qui ça ?
- Elle s'appelait Mahine…
*
*
*
Plusieurs fois par jour, lorsqu'il venait à étouffer en
compagnie de Charlot, Jackie et Caleb, Tristan s'absentait de la boucherie. Muni
de son téléphone portable, il gagnait son repaire, le square Lamartine, où
l'attendait un banc maculé de colombines plus ou moins sèches. Tout ce qui est
public étant peu fréquentable pour les habitants du seizième, le jardin public
n'était fréquenté que par des bonnes, des nurses, et quelques enfants mal
confiés… On n'y voyait les maîtres qu'à la tombée du jour, lorsque
silencieusement attirés par la fontaine de l'entrée comme des bêtes sauvages
par un point d'eau dans la savane, ils venaient remplir leurs jéricans. D'après les
conclusions de l'analyse réalisée par la Mairie de Paris -Direction de la Protection
de l'Environnement- Section des Canaux- 60 quai de la Marne 19è -T.L :
42.45.52.29.-, l'eau de la fontaine était "de minéralisation légère, ferrugineuse
et de bonne qualité bactériologique". C'était omettre LA qualité déterminante
aux yeux des nyctalopes du seizième arrondissement, la gratuité.
Ce matin de septembre, entre deux coups de téléphone, le
boucher laissait reposer sa nuque sur l'étroit dossier du banc, et admirait la
découpe nette du ciel blanc derrière les branchages dénudés. Il s'était depuis
198
peu résigné à porter des lunettes pour corriger sa légère myopie. Désormais, se
disait-il, entre la nature et toi, y aura toujours ces verres… Tes efforts
"culturels" à la noix t'ont irrémédiablement éloigné du biologique…
Là-dessus, Mahine fait une échappée de joie sauvage dans la
forêt carmine de Fontainebleau, laissant derrière elle les pas de son amoureux
s'amortir lentement sur les feuilles mortes. Une centaine de mètres plus bas sur
la laie rectiligne, Mahine s'arrête, se retourne, genoux un peu pliés et buste
avancé, comme une petite voleuse prête à bondir si le gendarme approche. Elle
sourit et crie "imbécile !!". La flèche arrive droit au but. L'amour se répand…
Des ailes blanches frôlent les branches, la mousse et les chapeaux des
champignons. Tristan jouit et la forêt se réjouit. Mahine repart, gambade, et
disparaît dans une futaie embrasée… "Le soleil, là-haut sur les feuilles humides,
ça me chatouille les yeux" avait-elle dit dans un murmure sylvestre qui émut
Tristan comme une ouverture de Wagner…
Retour sur terre… Loin des cimes… Eviter de basculer la tête
en arrière… Qui sait ce qui peut remonter devant ?…
Des lycéennes longeaient le square, accompagnées d'un halo
de tendresse. Tristan fut étonné, puis remit ce sentiment à sa place égocentrée.
Oui, il regrettait cet âge où l'on est ténu dans l'espace, où le futur préoccupant
est toujours proche… En ce matin clair d'automne, les filles allaient sans
maquillage, avec leur cartable, nimbées de la grâce du tout possible et de
l'inaccompli. Cinq ans plus tard, installées dans leur personnalité, elles auraient
perdu ce charme de l'adolescence. Et la petite flamme de curiosité, allumée par
la découverte du sexe, de l'amour, de la vie, se serait probablement éteinte…
Tristan enviait ces jouvencelles parce que leur vie était nécessairement
parcourue de mille petites aventures… Mahine…
Coups d'œil à la ronde. Tristan se leva, puis se rassit. Se
releva, sortit de sa poche un couteau suisse. S'assit à nouveau (sur une chiure
humide). Dégagea une lame. Sur le plat, saupoudra un petit tas. Prisa avec un
drôle d'aplomb. Claqua la lame, empocha le canife, se leva, composa le numéro
de Paul au travail en shootant cailloux, feuilles desséchées et marrons, tout ce
qui croisait son parcours erratique dans le square.
Bien qu'en plein rendez-vous, Paul prit la communication. Par
principe. Pour le jeune chargé d'affaires, chaque appel personnel injectait sa
dose d'insubordination dans l'Organisme qui l'exploitait ; doses homéopathiques,
aussi mesquines que les Forces Contraignantes de la Grande Besogne.
- Ch'te dérange ? demanda Tristan en reniflant.
- Non, au contraire…
- On déjeune ensemble, ou bieen ?
- OK. Mais c'est toi qui viens ici.
- Attends, mais mais… attends mais… mais C'EST CLAIR que j'vais
v'nir !! Tu crois quoi exactement ? J'vais venir, et ta Défense je vais la
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DEFONCER !! La Grande Arche là, qui n'attends qu'ça dans sa position de… de
grosse pisseuse obscène, c'est pas que j'vais la fist-fucker… j'vais la BODYfucker !! La tour ELF, j'vais la sucer, la tour FIAT j'vais la branler !… et ton p'tit
CNIToris de salope : pareil !!…
- Ami charcutier, ton parler est cru et ta pensée cochonne… M'est
avis que tu n'as pas que des globules dans le sang…
- Ch'uis pas charcutier, espèce de Français bien profond ! (Tristan
tourniquait autour d'un petit train rouge et noir). J'ai une idée. J'vais apporter
un pique-nique-ta-mère ! Du gras-double… Wowowowoouais ! J'vais faire
découper une panse par Caleb !… Dedans, j'vais t'emballer un bonnet, un
feuillet, et pis un troisième morceau je sais plus quoi !… Ah mais fuck !… y faut
encore les cuire !… On n'a pas six heures, Paul, n'est-ce-pas ?…
- Non, pas vraiment… Et désolé, ô Tristan dont le sang tourne plus
vite que le fier étalon autour de la jument en rut, mais je n'ai pas le temps, là…
Je dois ret…
- OKOKOKOK … (Tristan traversa le bac à sable, puis le retraversa
en sens inverse) Si je te dis tout ça, c'est qu'j'ai découvert que j'adore les
abats… Tu comprends c'que j'veux dire ?… Et ils me le rendent bien, ch'peux
t'l'assurer ! Un jour, ch'te présenterai …
- Avec grand plaisir…
- Les abats blancs, blancs ivoire !…
- Comme ce que tu as dans le nez ?
- Exactement !! C'est beau, putain c'est beau ! Tu verras. Et puis
j'me dis que bouffer de l'estomac, ça doit être bon pour mon ulcère… Qu'est-ce
t'en penses ?… Dis-moi, tu sais si la coke ronge l'estomac comme le coke ?…
"Coca ligte", comme disait Papy Modard. Puutain… Tu connais pas, Papy Modard
?! L'épicier le plus humilié de Genève ?! Une lopette. Comme moi. Non non non,
putain, NON !… (Arrivé au bout du square, il buta contre la statue de Lamartine.
Puis, de la pointe de ses grosses Timberland, il lui donna des petits coups). Je
suis sûr d'avoir un ulcère, Paul… j'ai des aigreurs, souvent, TRES souvent !… J'ai
du mal à avaler… C'est noué au plexus comme… comme un nerf de boeuf !…
Trois heures plus tard, à la Défense, les deux amis se
dirigeaient instinctivement vers un fast-food du centre commercial des Quatre
Temps.
- Ça devrait être défendu à La Défense ! dit Paul.
- Quoi ?
- Un grand soleil comme ça… C'est indécent ici… Tu vois cette
tour, là ?
- Ta banque ?
- Touché coulé. Derrière le vingtième carré vitré en partant du bas
et le sixième en partant de la gauche, se trouve mon cénotaphe. A l'heure qu'il
200
est, mon corps n'y est pas, mais j'y ai laissé mon âme… Et ce parvis ! Mais
regarde ce parvis !… Chaque matin, raide comme un essieu sur mon escalator,
précédé et suivi d'autres essieux sur la chaîne ascendante de la Grande Usine,
moi, Paul Atouche, vingt-deux ans, intoxiqué, prostitué, je débouche de métro
sur la perspective de ma vie : plane et carcérale comme ce maudit parvis ! Ce
matin, j'ai eu une heure de retard… Tu sais pourquoi ?
Et Paul raconta comment, au moment où les portes du RER A
s'étaient ouvertes à la gare de La Défense, un cri avait ranimé ses synapses
endoloris :
- "Qui c'est ? - c'est le plombier ! Qui c'est ? - c'est le plombier !"
Une voix de crécelle… qui déraillait… J'ai à peine eu le temps de voir passer la
silhouette d'un noir sur laquelle se sont refermées les portes de la rame… Le cri
coupait le flux homogène des cols blancs. Transversalement. Et il recommençait
plus loin, le long des quais cauchemardesques de ce temple satanique de fin de
siècle… Je ne suis pas descendu. Suis resté jusqu'au terminus, Cergy-Saint
Christophe, comme ensorcelé par le cri de ce noir… J'imaginais que son
hurlement humain, trop humain, résonnait dans les cerveaux huilés ; que les
fidèles encravattés emportaient avec eux cette semence hypogée et séditieuse
! qu'ils la répandaient malgré eux dans les interstices les plus informatisés de la
Grande Machine ! que ça provoquait des fuites !! et qu'une inondation
engloutissait tout !!! Tout !
- Pu-tain !… Man, you HAD a dream…
- I fuckin' did. I had a dream, that one day, des milliards de bulles
remonteront à la surface, et qu'en éclatant, chaque bulle laissera échapper une
musique aigre : "Qui c'est ?… c'est le plombier ! Qui c'est ?… c'est le plombier
!". Tu vois le topo du topo, ou bieen ?
- Toutâf ait.
Tristan se souvint de l'original du TGV Genève-Paris… Mais
d'un revers nerveux de sa mémoire, il fit tomber la moutarde chaude et l'eau du
robinet. Tabula rasa.
- Je n'en peux plus… continua Paul. Marre d'être cravatte-costé et
de payer mes Big Burgups avec des tickets-restaurants… Et puis, en retournant
finalement vers ma tour, j'ai vu une nana sur le parvis, devant la sculpture
biscornue de Mirò… Visage équilibré, yeux bleus-billes, tenue stricte : a priori,
rien à signaler. Mais à force de la fixer, j'ai remarqué deux anomalies hosanniques
: une tête de chiot qui dépassait de son sac à main (un bon prétexte pour
continuer à mater en souriant bêtement), et la rousseur artificielle de ses
cheveux courts. Deux détails, deux petites lucarnes de liberté. Encouragé par
ces signes de bonne santé spirituelle, je me suis rapproché avec cohérence, l'air
de ce que je suis ces temps-ci, -rien-, et sur sa main, keske j'vois ? Un tatouage
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discret. D'un coup, les deux petites lucarnes ont été défoncées et le vent de la
délivrance s'est engouffré.
- Comme dans "Thelma et Louise", lorsque les deux poufiasses
roulent la nuit, en décapotable, sous les éclairages grandioses des canyons ?…
- Ouais, bof… Ah bon ?… En tout cas, tu vois à quoi je m'raccroche
!… Minable… Bon sang, la vérité, c'est que je ne suis pas du côté des
tatouages… et que je ne le serai jamais…
A présent, ils ingurgitaient leurs "bacon-burgers"… face à
face et en silence… Manquaient les mouches, et les toupillons au bout des
queues pour les chasser.
- Tu sais c'qui leur manque, à ces simili-hamburgers ? finit par dire
Tristan, entre deux frites piquées à son vis-à-vis maussade.
- Ce qui leur manque ? Que sais-je ?… Une raison de vivre ?… Leur
Normandie ?…
- Non… de la graisse de rognon de bœuf… séchée et débarrassée
de ses aponévroses… En fondant à la cuisson, c'est elle qui donne sapidité et
moelleux au VERITABLE hamburger.
Paul marqua un temps d'arrêt, et examina sa victuaille.
- Aponévroses… aponévroses… répéta-t-il d'une voix monocorde…
A propos, la télévision dit que les parents qui souffrent de troubles de la
personnalité ont des enfants névrosés… Le savais-tu, cher Lututu ?
- Who gives a shit…
La vie semblait avoir déserté leurs regards depuis aussi
longtemps qu'elle avait quitté le porc et le bœuf emmayonnaisés entre les deux
"buns". Atone, et sans quitter des yeux le ventre ouvert de son bacon-burger,
Paul parla de son dernier week-end à Saint-Germain-en-Laye.
Il avait observé sa mère pendant qu'elle faisait sa sieste sur le
canapé du Salon Vert… A chaque expiration, l'air gonflait un peu ses joues, puis
s'extirpait mollement de ses lèvres pâteuses, enflées et distendues par les
années. Ses muscles faciaux relâchés, sa respiration de poisson avaient fait
pressentir à Paul l'approche de la sénilité… Il avait eu l'impression de surprendre
le temps qui travaillait sans camouflage…
Comme pour le punir de son indiscrétion, quelques minutes
plus tard, la mort frappait sur Khadafi et sonnait à la porte. Elle avait pris les
traits de Laure… l'illuminée en salopette qu'ils avaient vue un dimanche, à la
messe donnée par le champion de boxe thaï…
- Tu te rappelles ?
202
- Ouais… Celle qui nous avait ramené une charlotte au chocolat
d'out of the blue…
- C'est ça. Eh bien, elle était là, sur le palier, livide, en état de choc,
tremblant comme une damnée… ne pouvant articuler un mot… Elle portait
l'énorme Khadafi dans ses petits bras contractés. La tête de l'épagneul pendait
bizarrement sur le côté…
- Tu veux pas parler d'autre chose, je supporte pas ça… C'est …
Vraiment, ch'upporte pas…
- … sa nuque avait été brisée net…
- Arrête…
- … sa langue dépassait… Réveillée par la sonnette, ma mère a
rappliqué. A ce moment là, Laure a laissé tomber Khadafi comme une masse.
Boum… Trente kilos morts, c'est lourd… (Le sort du burger de Paul, à moitié
mâché, restait toujours en suspens…) Le soir, je ne sais pas pourquoi, j'ai
regardé avec mon père un match de foot, Argentine-Cameroun. Lorsque les
Camerounais ont marqué le premier but, on s'est levé comme deux beaufs en
hurlant, et je l'ai pris dans mes bras. Il avait les larmes aux yeux… moi aussi…
Pour la première fois, j'ai vu en lui un ami, un enfant… Quelle tristesse…
- Pourquoi ?… C'est plutôt beau… Moi, d'ici à c'que ch'puisse
prendre mon père dans mes bras !… Quant à ma mère, ch'ais même pas
c'qu'elle devient… De temps à autre, j'ai des nouvelles par Paris Match ou Télé 7
Jours… Mais en fait, j'en ai rien à foutre… Mes parents, ch'pourrais ne plus
jamais les revoir… J'attends plus rien d'eux… et ils attendent plus rien d'moi…
La bouchée de Big Burgups eut du mal à passer dans le gosier
contrarié de Tristan… Et les sièges en plastique mauves et verts n'arrangèrent
rien, mêlant colique et mélancolie…
*
*
*
Quelques mois plus tard, toute la famille Atouche fut
convoquée, la grand-mère pour le Grand Bilan, et ses descendants chez le
notaire. Au détour d'un coup de faux rondement mené, Paul recueillit une très
moelleuse rente à vie, en sus d'un hôtel particulier renfermant d'augustes
espaces entre des parquets marquetés et des plafonds moulés.
Le lendemain même de la réunion chez le notaire, le chargé d'affaires
donna sa démission. Il quitta sa tour infernale sans respecter les trois mois de
préavis, et le jour même, rappela la secrétaire de Lupus :
203
- Vous m'excitez, lui dit-il en camouflant sa voix. Vous êtes
bandante, je veux vous lécher… (Le silence au bout du fil l'encouragea à
poursuivre). Rendez-vous à dix-huit heures, sous "L'oiseau mécanique" de la
terrasse des Reflets.
- Non.
Qu'elle daignât répondre encouragea Paul à poursuivre :
-
Alors où et quand tu veux.
Devant l'Opéra, demain soir, neuf heures.
Lequel d'opéra ?
Devinez.
D'accord. Tu vas prendre ton pied, tu vas…
Clic.
Le
lendemain, la secrétaire de Lupus était la maîtresse de
Paul.
*
*
*
Délivré de l'héritage génésiaque par un généreux testament,
Paul ne s'en trouva ni plus serein, ni plus sage. Il exacerba sa différence avec
une rage ignivome, destructrice. Sans contraintes sur lesquelles crocher, son
esprit agacé crépita de caprices et de frivolités crépusculaires.
La secrétaire de Lupus se révéla une merveilleuse compagne
de déroute pour le rentier. Elle souffrit ses infidélités chroniques, comprit ses
excès et limita sa perdition.
Les parents Atouche étaient déçus et préoccupés. Leur fils
avait choisi la facilité diabolique.
Paul était devenu dangereusement excentrique, Tristan
dangereusement excentré…
Et moi j'avais fait un dérapage qui aurait pu m'être fatal.
Heureusement, Edgar m'assurait. C'était lors de l'ascension de la falaise de
Lourmarin. Passablement remués, nous avions décidé d'interrompre l'escalade et
de réattaquer le lendemain. Une heure plus tard, au sortir de la combe, Edgar
était tombé nez à nez avec Mahine, alors en visite au Parc national du Lubéron.
Je ne la connaissais pas. Je lui serrai la main. J'avais encore les jambes en coton.
204
CHAPITRE 14
"The seeds of love have taken hold and if we won't burn together, I'll burn
alone."
(Bret EASTON ELLIS, "The Rules of Attraction")
Frustré, énervé et enivré, après avoir raccompagné une fille
qui a refusé mes avances malgré une soirée onéreuse et arrosée au champagne,
je fonce back home. Plus trop l'habitude de me prendre des vestes.
Je m'arrête avenue Marceau à la vue d'une pute blonde avec
un pantalon fuseau bariolé. "Deux cent francs la fellation et quatre cent francs
pour faire l'amour". OK, j'vais déjà tirer du liquide. Le premier distributeur
récalcitre. Qu'à cela ne tienne, plus bas, y en a un autre qui me tire une langue
d'argent propre à salir. A chaque inspiration, l'air égratigne l'intérieur de mon
nez.
La pute est toujours là. Je m'avance pedibus. Elle ne m'avait
pas reconnu, elle me trouve grand et classe. "On va faire l'amour dans ma
voiture ?" Elle me guide dans une petite rue. C'est là, on entre dans une cour
intérieure. Je paie. Elle me demande si j'ai pas plus. Elle me suggère de la
prendre en levrette dehors et de faire attention en claquant la portière.
Je défais ma ceinture. Çà et là des fenêtres éclairées. Elle me
préserve. Me montre l'emballage déchiré et me dit de regarder parce que l'autre
jour, y en avait un qui l'avait accusée de les réutiliser. Vigoureusement, elle
m'enfile un deuxième condom. S'émerveille de ma bandaison précoce. Puis se
retourne, baisse son fuseau et se penche en prenant appui sur rien du tout. Elle
garde cette position que j'estime inconfortable mais bon. Elle me demande si
j'bouge. Alors j'bouge. Peu après, elle me demande si j'ai fini. Comme je
négationne, elle se retourne et me dit qu'avec tout c'que j'ai bu, c'est normal.
Je reste perplexe en latex : comment sait-elle que j'ai bu ? Elle veut écourter,
me branle, je dit "aïe" car elle n'y va pas de main morte. D'autant qu'avec les
deux anglaises, c'est pas vraiment
délicat comme traitement. Education
anglaise ou pas, j'ose avouer ma préférence pour la finition du lévrier. Elle
s'exécute. Je m'force à abréger, je gémis un peu. Elle s'étonne que j'aie pu jouir
avec tout c'que j'ai bu. Et tout en remontant son fuseau, elle s'étonne à
nouveau. Moi, toujours debout, froc aux chevilles, je tire sur mes caoutchoucs
en induisant que putain on doit avoir l'air bien cons, les mecs, comme ça. Elle
me rétorque, mignonnette : "Et moi, alors ?". J'lui dis que non, pas elle,
seulement les mecs. Elle est peu convaincue.
Mais elle me fait la bise et disparaît comme une fée, d'un
coup de braguette magique.
205
*
*
*
Alors, comme ça, j'ai fini par les retrouver, elle et sa
cicatrice… Sans les chercher, bien entendu… Elle me dit qu'elle me trouvait très
beau. Je l'embrasse dans le cou, elle se laisse faire. Elle aime mes cheveux longs.
Pourtant ils sont sales. Je sais qu'elle aime mes yeux aussi. Pourtant ils sont
sales.
Quand ch'pense qu'elle m'impressionnait… C'est une
bourgeoise terrorisée, comme moi.
La coke m'aide un peu, mais de toute façon c'est si facile de
maîtriser…
On frappe des téquilas, on se remémore nos deux rencontres,
on cite des noms qui ne m'évoquent plus rien, Anoushka, Etienne,
Bloubiboulga… Je sens qu'elle croit au destin… C'est vrai que ça pourrait être
beau… A une époque, j'aurais trouvé ça beau…
Je simule beaucoup, mais ma tendresse physique n'est pas
feinte. La tendresse n'est pas très élective… Je me perds dans son parfum,
j'effleure sa cicatrice, je pense à tous les gominés qui tournaient autour d'elle et
le sang afflue dans mon corps caverneux.
Intrusion très difficile dans son petit corps indéhiscent et
crispé. Visiblement aucun plaisir. Jambes mal écartées, convulsées, comme un
batracien piqué à l'abdomen. Bon, on se conclut selon les usages. Dès mon
premier râle, elle se retire. Soulagement pour elle et soulagement pour moi, sur
elle.
Elle paraît néanmoins heureuse. Je la laisse se blottir contre
moi. J'avale un Stilnox.
Réveillé par l'angoisse d'un nouveau jour. Sous la douche, je
remarque que j'ai du sang séché sur la queue. Merde, c'est à moi ?… Vierge ?! A
vingt-trois ans !? Et tous les gominés ?… Elle aurait pu m'avertir… Va falloir la
jeter… rapidement… mais gentiment…
*
*
*
206
Le mariage de Laurence, la sœur de Paul. Je suis placé à côté
de Clara. Clara Legran. Elle n'a plus de ride, sa beauté est encore plus dure qu'il
y a quelques années.
Pendant qu'Arthur, devenu totalement chauve, prétend que
les habitants mâles de Harlem ont une espérance de vie inférieure à ceux du
Bangladesh, je pose ma main sur le genou de sa femme.
Peu après, comme on m'a posé une question et que ch'sens
qu'j'vais chialer, je m'lève pour aller sniffer dans les toilettes de l'abbaye
cistercienne. J'me mate : très séduisant, à tous les coups Clara m'attends. Je
sors, Clara est là.
Sans un mot, on s'éclipse dans les jardins, vers les ruines. Elle
me prend la main en disant "vite, vite" avec son drôle d'accent. Ses talons
s'enfoncent dans l'herbe, elle court difficilement, mais ch'uis très essoufflé
quand même.
Elle tient à rester debout, pour ne pas abîmer sa robe Roméo
et Gigli. Adossée à un pilier, elle se déchaîne sur mon priapisme stupéfiant, et
coule des torrents. Je comprends pourquoi elle a tenu à aller si loin : elle rauque
"Fatigue-moi, toue-moi Tristane, saccage-moi !… Si, si, tu es oun uome ! Tou
sais cé qué j'aime, coño, tou en profites ! ah fuck me, joder, fuck me hard ! Tou
mé fais honte… ha… ha… c'est so good… so gooooo…"
*
*
*
On sonne. Minuit moins le quart. Axel avec un autre mec.
Merde, c'est vrai, j'devais aller le chercher à Roissy. Me suis endormi devant la
télé.
Axel est surexcité. Il revient d'un concert d'Entombed à
Cologne. Il veut aller à l'Excentrique… une soirée "Tribal Sexe"… Je m'habille en
noir et j'me réveille au whisky-coca light.
Axel me dit que sa came allemande est d'enfer. Je prends rail
sur rail, elle me fait aucun effet. Son copain se sent mal, il veut pas sortir. Je le
regarde pour la première fois et j'le reconnais : il faisait partie de la bande de
hardos du Coffee Parisien. Axel lui saute dessus. Il n'arrête pas de sautiller. Il fait
du bruit avec ses Rangers. J'veux pas d'embrouilles avec les voisins. Il s'assied
sur mes genoux. Ça lui prend quand il est très chaud. Moi j'aime pas trop ça,
ch'uis pas à l'aise ni tout à fait réveillé.
On s'casse tous les deux en laissant l'autre, déjà descendu de
sa croix, affalé par terre, le buste appuyé à la télé, la tête de côté, les paumes
207
ouvertes au ciel. Je dis à Axel que j'ai pas envie qu'il crève chez moi. On part en
laissant la télé allumée et la musique à fond.
Axel est trop speed pour conduire. Moi, j'ai une méchante
montée mais j'en ai rien à foutre. J'ai l'impression pénible que ch'peux faire un
accident à chaque seconde, que j'maîtrise pas tout mon champ de vision, que la
circulation n'est pas commode, que la chaussée est en mouvement comme une
mer lourde. J'aimerais surtout qu'Axel arrête de déconner. Il insiste sur des gags
lourdingues, et les répète cent fois parce que j'réagis pas. Il me parle d'un truc,
je sais pas quoi, mais y a des chifres et des calculs, et il refait quinze fois les
calculs et il se plante à chaque coup, alors il recommence, et il me fatigue
tellement, jusqu'à ce que je trouve l'énergie de lui dire d'arrêter, que j'en peux
plus, mais il continue.
Au moment où je m'gare à une place indécente, une voiture
de flics passe en sens inverse, lentement… Mais elle passe.
On a tous les deux la gorge sèche et élargie comme une gros
papier buvard. Le Mac Caque étant fermé, on entre dans le premier troquet du
coin. C'est Axel qui commande parce que moi j'ose pas : deux demis, un croquemonsieur pour Axel et un jambon-beurre pour moi. Axel me dit "Ah, le jambonbeurre, c'est tout Paris… T'as demandé des cornichons ?". Non, j'en ai pas
demandés et je vais rien demander de plus au barman qui est bizarre comme
tous les gens ici. J'le sens, on n'est pas les bienvenus. Le barman veut dire
quelque chose à un des clients mais il hésite parce que j'l'observe. Ça pue… Doit
y avoir des flics en civil. Je crois qu'Axel me fait exactement la même réflexion,
mais ch'uis pas sûr parce qu'avec sa manière de parler… Pas en mesure de
décoder…
Ma bagnole, putain !… en train de s'faire embarquer… à tous
les coups… Les flics ont fait semblant de rien… J'ai envie de demander à Axel si
on peut s'faire arrêter pour usage de stupéfiants…
Je bouffe mon sandwich mais j'ai pas de salive, c'est
consistant.
Un mec est entré avec son fils juste après nous. Ils sirotent
leurs demis sur le zinc, sans rien se dire, les mains dans les poches de leurs
blousons en polyester. A une heure du mat'. Père et fils. Très moches.
Un poivrot négocie son addition. Le barman discute un peu le
rabais mais pas vraiment. Il parle pas distinctement, il a l'air gêné…
Probablement parce qu'il sait que les flics en civil vont nous sauter d'ssus d'une
minute à l'autre. Je m'fais un trip parano, ça en a tout l'air… En même temps
putain, cette tension, j'la ressens vraiment… Les gens n'osent pas nous
regarder mais on est le centre de leur attention, c'est curieusement clair.
Je dis à Axel que ch'sors deux minutes, je m'sens pas bien.
J'marche très vite vers la voiture, j'ai besoin d'm'asseoir. Une fois posé, j'ouvre
la vitre. Les passants sont tous étranges. De loin, dans un groupe, j'en vois un
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qui me fixe et qui parle de moi. Putain mais pourquoi ? Regarder ailleurs… L'air
frais et le repos me font du bien.
J'ai assez d'energie pour repartir, ch'peux pas laisser Axel, j'ai
pas payé. Je le rejoins dans l'rade pourrave où des nouveaux-venus braillent des
chansons régionales. Axel demande l'addition. Je crains la réaction du barman.
A l'Excentrique, ils ont installé un grand mur de téléviseurs.
Ça doit être un film de plongée nocturne… Des bancs de petits poissons
argentés évoluent en arabesques, à la lumière crue des torches. Sur chaque
poste. Immense kaléidoscope… J'regarde pas trop parce que ça m'fait des flux
dans la tête.
Ils nous attendaient. Ils sont tous de mèche. C'est cliché
l'impression du complot, mais ils ont tous cette façon de sourire sans nous
regarder. Ils se foutent de moi.
Tous drogués.
Il y a un play-b' avec une tête d'écrivain ravagé, le style qui
plaît aux femelles cérébrales. Il danse comme une roue déjantée.
Trois skins noueux se draguent, se caressent et se roulent de
gros palots. Soldats du gay-nazisme… Celui-là, j'l'ai déjà vu quelque part… avec
sa batterie de porte-clés métalliques et ses oreilles infestées d'anneaux…
Maintenant qu'il a terminé avec sa langue musculeuse, il fait serpenter ses bras
agiles autour de lui à toute vitesse… Un autre, -grand, rasé, santiags, bouquet
de roses rouges entre un marcel blanc et un bombers noir- s'est remis à sa
bouteille de bière.
Tout m'est désagréable en douceur.
Le mec qui danse à côté de moi a les yeux clos, et répète
inlassablement les mêmes petits gestes des mains. Je crois qu'il danse au
second degré. Je souris sans le regarder, et j'ai l'impression qu'il ouvre un œil et
me voit sourire et qu'il sourit et donc connivence alors je souris de plus belle et
danse avec plus d'entrain sur la house progressive. Mais en fait après un
moment de ce manège tout en finesse, je l'observe et je m'rends compte qu'il
ne sourit pas, que c'est juste un rictus dansant, comme s'il mâchait
vulgairement un chewing-gum.
Moi aussi d'ailleurs, je bouge coincé entre les mêmes
mouvements minimalistes. C'est tout c'que ch'peux faire.
Dès que quelqu'un s'approche trop près, c'est une petite
déclaration de guerre.
J'en ai marre, j'm'emmerde. J'me tire sans avertir Axel. En
passant, j'embarque une superbe noire. Déprimant d'voir à quel point les
femmes sont programmées… Suffit d'faire le coq pour qu'elles caquètent de
contentement. Elles cèdent toutes à l'audace de pacotille… C'est ça, ma poule,
caresse-moi les fesses devant tout le monde… Ch'uis qu'un chapon… mais ça,
t'inquiète, tu l'sauras jamais… Ainsi chapon, pon, pon les petites homelettes,
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ainsi chapon, pon, pon, trois p'tits coups et puis s'en vont…
Putain, encore une qui tient à me raconter sa vie… Elle se dit
anthropologue… Bien sûr, bien sûr… et moi j'm'appelle Clint Eastwood.
Je retrouve mon appart' comme j'l'ai laissé, la radio à fond et
le hardos adossé à la TV…
La mytho m'encombre. Envie de dormir. En plus, ch'uis tombé
sur une timbrée, la présence de l'autre blaireau l'excite. Elle veut "le faire"
devant lui. Moi, j'ai rien contre, tant qu'il reste bien mort… Bon, quoi encore ?
Un verre en baccarat ? Justement, j'ai ça en magasin… une grande coupe…
cadeau de Clara pour mes vingt-cinq ans. Et maintenant ? Maintenant elle tire
violemment sur ma ceinture pour la déboucler, me désaque aussi sec,
s'agenouille à mes pieds et m'engouffre en bloc.
Je surveille le hardos, et puis j'regarde derrière, la mire à la
télé, et mes yeux remontent encore, encore, encore, presque un tour complet,
et finalement je vois la mort, blanche et profuse.
Ma semence a été recueillie dans le verre. De ses mains de
vierge, l'anthropologue prends l'ostensoir et boit. Puis, pour faire plus érotique,
elle fait la bougie. Bravo, bravo. Tout doucement, pendant un temps
interminable qui dure des années sans lumière, les deux branches du poirier
s'écartent et se baissent jusqu'à l'horizontale. Moi, j'égoutte mon spermaceti
sur l'autel instable en riant comme une baleine. Pu-tain. Oh, les tâches sur les
lèvres rubicondes, elles font comme des ocelles sur les ailes d'un papillon…
Alors le papillon comprend, s'envole pour Bélize, et j'appuie mon poing sur la
vulve intumescente de l'odalisque noire, très fort, pour qu'elle crie, crie, et crie
encore.
*
*
*
Kipour of ze Kipour. Les fêtes ont été juteuses. Dans la
chambre froide, on répand de la sciure de bois pour absorber les écoulements de
suc musculaire qui s'extravasent des viandes. Je verse les primes. Charlot veut
me baiser la main. Papa m'appelle pour me féliciter à sa manière. Tout va bien
mais rien ne va plus, les jeux sont faits et c'est parfait.
Tout le monde est parti. Je sors la photo de Mahine. Je la
pose délicatement sur la scie à os mécanique. Je sors la Winchester 73 de son
étui à cigarettes, mais j'm'en servirai pas ce soir… Je bois une gorgée de
Jameson 1780, le whisky irlandais que j'ai ramené pour l'occase. J'pose ma main
sur la tête du veau, crache d'un coup douze ans d'âge dessus, fume un clope,
recommence, encore, et recommence encore. J'gratte une allumette : la tête
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s'enflamme comme un gros pudding. Le Lévitique un peu parce que
théoriquement, je devrais aussi brûler la graisse et les viscères, pour que leur
parfum remonte à je ne sais qui. Mais j'en ai rien à branler, j'ai la flemme, tout
cela est ridicule, je suis d'un ridicule inachevé.
Back to my penates. J'avais quelque chose de prévu ce soir,
mais ch'sais plus quoi. J'appelle la terre entière mais la terre entière n'est pas là.
Je sors faire un tour. J'aperçois de loin une belle uniformité
de prépas saint-cyriens coiffés de calots rouges et bleus clairs. De près, c'est
silencieux… Le dernier m'observe du fond de ses yeux enfouis. Je cache les
miens. Sa peau trahit la qualité des repas de leur cantine. D'après sa nuque
épaisse, rasée et constellée de phlegmons, c'est un catholique passablement
fort en math. Je m'arrête devant une vitrine très éclairée. Bizarre… Pas
d'enseigne, juste "Entrée". A l'intérieur, une immense salle avec des gens isolés,
un coin TV désert. Juste devant moi, un mec lit, seul. Je pense au livre que
j'lisais à l'époque… et que j'n'ai jamais fini… à tous ces livres vains… Je me sens
petit, petit…
Je m'retourne dans mon cercueil meublé. Lamentable
soulagement : j'ai un message sur mon répondeur. "Bip. Salut, c'est Paul. Inutile
de dire que j'ai le plaisir défendu de te convier à un dîner bouffatoire qui se
tiendra mal et samedi prochain. Amène une vache s'il-te-plaît, ce serait vraiment
tip-top. Vivante, j'intin… Je t'expliquerai pourquoi… Là, je peux pas trop… je
suis sûrement sur écoute… Eum… Tout ce que je peux te dire, c'est qu'il
faudrait si possible une vache au fondement assez conciliant pour fienter
quelque bouse pas piquée des vers. Voilà, à bientox. Bip, bip." Je rappelle
immédiatement et j'tombe sur un répondeur misanthrope : "Qui que vous soyez,
raccrochez, c'est une erreur." C'est vrai, on est dimanche… Paul a fait vœu de
ne plus parler le dimanche… Deux Temestas…
*
*
*
La séance de photos a dégénéré, comme prévu. Pour Darcy ,
je suis définitivement "unprofessional" mais assurément le fils de mon père donc
probablement très riche. Alors elle reste. En plus, elle m'a l'air bien accro.
Je reste immobile sur mon lit pendant un temps indéfini.
Deux, trois jours peut-être. L'Américaine se promène en pull et jambes nues. Elle
a un petit lézard tatoué sur l'aine, et ch'ais pas pourquoi, mais ça m'agresse
terriblement. Chaque fois qu'elle s'approche, j'évite de regarder cette zone.
Toute façon, sans mes lunettes, j'vois pas grand'chose… Mais du coin de l'œil,
211
j'ai l'impression que le lézard bouge, qu'il gonfle, plus précisément, et qu'il va
venir m'effleurer la cornée. J'lui en parle pas, mais ça m'obsède quand on baise.
Elle touche régulièrement mon corps froid. Je suis très tendu,
j'ai peur qu'elle me casse en des morceaux irréguliers.
Charlot laisse plusieurs messages sur mon répondeur. Je
décroche pas.
La Deneuve lèche mon nombril avec persistance. Elle y avait
mis un peu de cocaïne. Je lui demande ce qu'elle lit dans mes entrailles, si un
jour je retrouverai Mahine, si Mahine m'aime encore, si Mahine ne me méprise
pas trop, si Mahine m'a pardonné, si elle va bien, si elle est en sécurité,
heureuse, si elle en aime un autre, si parfois elle pense un peu à moi et si ça lui
fait quelque chose, quelque chose de… J'ai l'impression d'avoir récité la plus
belle élégie de tous les temps poétiques. Je respire profondément, la mannequin
se déforme, son visage se brouille, se répand sur les côtés, passe de "Tristana"
à "Freaks" … Je sanglote, je m'étouffe. Elle comprend rien car elle a de la
poudre au coin des narines et continue à caresser mon ventre avec ses mains et
ses cheveux.
Je regrette d'avoir mis des perles dans les oreilles d'une
cochonne. Je lui dis "alors, t'es pas un haruspice ?…" Elle capte de travers. J'ai
pas spécialement envie qu'elle me pisse dessus, mais j'n'ai pas la force de
répéter…
*
*
*
Jeudi matin. J'appelle Paul du square Lamartine. Le message a
changé. Cette fois, une femme dit que Paul est pour l'instant dans l'impossibilité
d'et cætera, mais avec un débit heurté et quelque chose de dérouté dans la voix
qui me laisse une impression dérangeante…
*
*
*
Samedi soir. J'avale un Prozac à sec. Je sonne chez Paul. Sur
212
sa porte, en gothique : "In vino veritas, in cauda venenum". Y a déjà pas mal de
monde. Je sais pas pourquoi, je m'dis qu'il y aura peut-être Mahine… J'ai peur
qu'on me dévisage. Paul me tends des frites en me disant que le cornet est
mangeable, que ça vient d'Australie, que c'est constitué de fécules, sans
graisse. Je mange et j'entends quelqu'un qui lui demande si j'ai le SIDA. Paul lui
répond de s'occuper plutôt de sa tête de guacamole et des ses yeux de junkie,
gonflés comme des boursouflures hémorroïdales. Qu'il y a un miroir pour ça dans
l'ascenseur. Ce sont ses mots et je les bénis, mais je baisse les yeux tout de
même.
Puis on passe à table. Et avant que les gens ne s'assoient,
Paul tient à réciter un poème intitulé "Il spermait des p'tites folies". Ou plutôt
non, il va demander à sa secrétaire de direction (c'est comme ça qu'il appelle sa
maîtresse) de le dire, ce petit texte sans prétention, n'est-ce-pas ? J'aime pas
ça, j'voudrais partir… aller sniffer… Trois semaines que ch'uis sous Prozac et
toujours rien… J'vais changer de psy… La secrétaire récite, indifférente et
comme sous hypnose.
"Epreins mon vit
Sors-en le suc
Précieux enduit
Pour ton trou du c'"
Le ton ! Paul lui reproche de ne pas mettre le ton, bon sang
de bonsoir ! Puis tout le monde s'assoie et un mec le charrie sur ses poèmes à la
con. Paul dit que puisqu'on l'envoie paître, il va nous conjuguer le verbe paître
au futur et il commence mais plus personne n'écoute, on mange des spaghettis
noirs d'Anglettere et on boit de l'eau light "Minalba" du Brésil. Paul explique à
une très jolie fille, danseuse de cabaret, que c'est de l'eau moins minéralisée que
les eaux minérales et donc que c'est bon pour sa ligne et il lui conseille de
l'embrasser passionnément, que ça consommera douze calories si elle
s'applique. Les statistiques sont formelles, un être humain donne plus d'un
demi-million de baisers dans sa vie. La danseuse rit à grandes dents et lui
demande s'il est fidèle en amour. Il répond que ce sont deux mots qu'il ignore.
Mais alors, qu'est-ce qu'une femme pour lui ? interviewe une imbécile. Une
femme c'est un ascenseur, dit-il : tu mets ton doigt où t'habites. Je regarde la
maîtresse de Paul qui ouvre bien la bouche pour accueillir le plus proprement
possible une fourchettée de spaghettis noirs enroulés avec application. Et j'en
veux un peu à mon ami. Elle a quelque chose de très touchant… quelque chose
de Judy Davis…
Paul dit qu'il va organiser un concert syncrétique, le seul qui
vaille la peine en cette fin de siècle musical. Sur une même scène, une bande de
rappeurs américains, un orchestre philhamonique allemand et un groupe de hard
rock australien. Pour Axel, le hard rock c'est total off-road. Il ne jure que par la
213
death et cite des noms plutôt comiques, Morgoths, Confessor, Nocturnus.…
L'illustration du dernier album de Cannibal Corpse, "Thumb of the Mutilated",
aurait été censurée. Elle s'inspirait d'un des titres, "Entrails ripped from a
virgin's cunt". Aux dernières nouvelles, le "chanteur" aurait déclaré qu'il en avait
assez que tous ses concepts de pochette soient systématiquement interdits.
Tout le monde devrait avoir le droit de s'exprimer à sa convenance.
"Convenance ?" je dis… Les autres titres ? "Nécropédophil", "I come blood",
"Addicted to vaginal skin", "Post-mortem ejaculation"…
En hôte émérite, Paul fait une habile transition pour nous
sortir de ce monologue scabreux : il dit admirer les éjaculateurs précoces pour
leur hypersensibilité. "Finalement quoi de moins de moins flatteur pour une nana
qu'un vieux routier du limage, qu'un technicien du Kamasutra, qu'un
contremaître des sens ! C'est la déformation des temps modernes. L'éjaculateur
précoce vit véritablement une nouvelle expérience avec celle qu'il éclabousse
gauchement. Pour lui, la femme n'est pas une matière sur laquelle il va exercer
son métier de mâle. Il subit."
Au dessert, on a de la glace à la vanille parce que "vanille"
vient du latin "vagina" qui veut dire "gaine". La danseuse dit à Paul qu'il est
obsédé et il avoue que oui et il l'appelle "Exterioris pagine puella", ce qui, selon
le nouveau dictionnaire du latin moderne du Vatican, signifie "cover girl". Paul
nous confie qu'il aimerait mourir comme Rockefeller. On lui fait remarquer qu'il
est déjà suffisamment riche. Il dit que c'est pas ça, il veut juste mourir en
baisant.
Ceci dit, on migre en silence au salon pour le café et le
pousse-café.
Paul fait passer un crapaud vivant dont les pattes ont été
ficelées. C'est un crapaud sud-américain. Je fais comme les autres, je lèche le
dos hallucinogène du crapaud halluciné. Puis Paul amène une coquille de noix de
coco trouée et une paille et me demande où est la vache. Je regrette mais je
suis venu les mains vides. Alors il est déçu car il aurait voulu essayer de sniffer
le méthane qui se dégage d'une bouse fraîche. Jack lui demande pourquoi il se
drogue, lui qui est contre toute forme de dépendance. Jack est psychiatre a
New York et il raconte que là-bas, il soigne des gens qui sont tombés amoureux
de leur magnétoscope. Ils passent des heures à programmer leurs futurs
enregistrements et organisent leur vie autour de la machine. Paul dit qu'il aime
ce qui est essentiel et ce qui est inutile. Pas entre.
Je sais plus très bien c'qui s'passe. Je reste assis par terre,
adossé au mur. Un long moment. Paul vient me demander si j'ai apprécié le
dernier message sur son répondeur. Sans ouvrir les yeux, je fais "oui" de la tête.
En réalité, je ne me souviens absolument de rien. Par contre, j'arrête pas de
penser à mon humiliation à table. Quand tout le monde s'est retourné vers moi.
214
Quelqu'un a parlé de mauviette ? Ou alors de serviette… Parce que ma
serviette était rose… Je ne sais plus… Il faudrait que je m'en assure… Mais à qui
parler ? Mon psy ? Paul me demande si j'ai rien remarqué de bizarre. Je pense
que si, si , justement, mais bon, c'est pas pareil, et je fais un effort surhumain
pour hausser les épaules. "Ha ! ha !", fait-il, parce que figure-moi qu'il a obligé sa
secrétaire à réciter le message pendant qu'il la fourrageait. La prochaine fois, il
fera mieux que Valmont : il utilisera son cul comme encrier. On pourra toujours
lui reprocher d'écrire des poèmes de merde ! Ha !
C'est horrible, ses paroles occupent l'intégralité de mon
cerveau. J'ai des coliques, je transpire glacé. J'aimerais qu'on me laisse. Je
pense au soleil des étés bretons de mon enfance. A l'air des montagnes suisses,
clair et pâle. A la lumière intense de l'été indien new yorkais. A celle jaune et
chaude des années soixante-dix, la lumière de "Zabriskie Point".
Je reconnais la voix suave de Jack le psy. "I suppose a blowjob is out of the question ?". Il parle si près qu'il fait vibrer mes joues.
Stop. La larve d'une mouche à varron remonte mes nerfs, j'en
suis presque sûr. Je sens son corps lisse et conique sur les tendons de mes
jambes. Elle longe lentement ma moëlle épinière, s'arrête de temps en temps, et
grimpe comme ça jusqu'à ma tête. Je peux rien faire. Elle s'est logée sous la
peau de mon crâne. Ça me démange terriblement. Je lève mon bras lourd et
souillé, et je touche. La bosse s'active, frétille. Dessous, la larve grandit, se
nourrit, devient une pupe. Brusquement quelqu'un s'approche et je m'affole, la
peau de mon crâne se perce et la mouche s'envole. Je la vois pénétrer la narine
de la fille qui me parle et je ne peux rien dire, je ne peux pas l'avertir…
On pousse ma tête, j'ai mal à la nuque, contre une foufoune
viandue. Pris d'un haut-le-cœur, je vomis dessus de la vanille. J'entends Paul qui
crie qu'il faut absolument écouter cette chanson, qu'il adore les paroles. Pris en
étau entre les cuisses… de cette fille qui… soubresaute sans… se préoccuper
de mes relans. Qu'importe, mis à part l'amertume bilieuse, je me sens beaucoup
mieux, en sécurité même, et c'est vrai que j'aime cette musique. Je reconnais
"Child of Vision" de Supertramp. J'adore ces secousses sur le clavier
électrique… Poignets nerveux sur fond d'accords planants. Mais j'écoute pas
les paroles,
"Well, who do you think you're foolin' ?
You say you're havin' fun,
But you're busy going nowhere,
Just lying in the sun."
j'essaie de respirer, de m'essuyer sur les cuisses de cette fille qui continue à me
tenir par les cheveux,
"You tried to be a hero
Commit the perfect crime
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But the dollar got you dancing
And you're running out of time."
et puis j'ai plus l'énergie de résister, je m'abouche…
…
"You're rolling in the wine
You're poisoning your body
You're poisoning your mind"
Dieu, pardonnez-moi, pardonnez-moi tous…
…
"Child of Vision, won't you listen ?
Find yourself a new ambition."
*
*
*
Je réveille l'étudiante en philo qui est à côté de moi, il fait
nuit. Je la connais à peine et déjà du laisser-aller. Deux de ses orifices sur trois
sentent : l'un la faim, l'autre la poissonnaille. Elle me dit qu'elle a révé des
poissonniers de la rue. Je me demande qui de l'œuf ou de la poule.
Puis comme j'ai l'érection de la vessie pleine, je la bèche,
sans égard, en lui écartant les jambes. Je sens des effluves de merde remonter,
j'explose sans jouir et m'affale à côté, pas trop près pour éviter tout contact.
Après un silence, elle me traite d'"Homo Sapiens Simius" ou quelque chose
comme ça.
Au pied de la couette, je m'enfile une chaussette, il faut aller
à la Villette. J'ai peur de faire une autre dépression. Je dis "quoi ?". Elle explique
: homme de Cro-magon. Je doute, je la regarde et comprends pourquoi le
placement de la caméra dans les scènes d'amour au cinéma tient compte des
narines : pas évident de trouver l'angle pour les éviter.
J'en parle à Paul qui m'apprend qu'entre trente et soixantedix ans, le nez pousse d'1,2 cm en longueur et largeur.
*
*
*
216
Je respire tout doucement. Je surveille mon ventre.
Faut pas qu'il bouge. Mais maintenant c'est mon thorax. Et mon cœur… j'ai peur
qu'il l'entende. Quelque chose serre ma nuque. J'ai peut-être une minerve…
Non… Je relève la tête très lentement. J'ose même pas devancer le mouvement
avec les yeux… Personne. La porte est très verte, vert olive. Ses granulations
sont nettes.
Il doit être juste derrière. Peut-être qu'il ne me verra pas. Il
connaît mon nom. Je l'entends parler de moi. S'il ouvre la porte violemment, il
va me cogner très fort. Je cligne des yeux. J'essaie de m'enfoncer encore dans
la moquette. Encore un peu plus. Pourquoi avoir rampé ?… Fait comme un rat.
Il dit s'appeler Anjelica. Depuis le début. Ouais, c'est vrai.
Comme une fille que j'ai connue. Bibliquement. C'est bien, je suis drôle. Pourquoi
se fait-il passer pour Anjelica ? C'est peut-être un contrat… Le salaud. La
salope. Sainte-Marie, aidez-moi… Je sais, j'ai mal traité la fille d'hier soir… J'ai
peur, le fruit de vos entrailles est béni, de vos entrailles, maintenant et à l'heure
de notre mort…
Anjelica. Je reconnais sa voix. Elle sait que je suis là. La
lumière. Elle est venue en R.E.R. Elle compte jusqu'à dix et elle part, je ne la
reverrai plus jamais. Qu'elle aille au diable, elle et son contrat. Cinq, six, sept.
Elle avait apporté de la vaseline, tant pis pour moi. Dix. Je peux aller me faire
foutre. Elle descend. Je me lève, j'ouvre. Elle remonte. Elle est seule. Je scrute
l'ombre sur le palier. Elle se met devant. Elle me tend une bouteille de vodka et
un pot de vaseline. Je ne les prends pas. Je referme la porte, soulagé.
Elle est entrée derrière moi.
On descend la bouteille de vodka aux trois quarts. J'ai rien à
raconter. Mais je fais un effort, je lui demande c'qu'elle a branlé aujourd'hui. Elle
a voulu aller prendre une douche dans la salle de bains de ses parents. La seule
salle de bains de l'appart'. Ch'connais. Comment peut-elle survivre dans ce lieu,
lieu banni, banlieue ? Vieillir avec la décoration vieillotte, pleurer avec ce papier
peint… Toutes ces filles, même mignonnes, qui ont des vies sinistres !… Elle a
ouvert la porte de la chambre de ses parents. Son père se tirait une queue. Un
cheminot à la retraite anticipée, alcoolo, et qui envoie régulièrement sa femme à
l'hosto. Elle a qu'a pas se démettre la clavicule… Elle a qu' a pas glisser, sur son
sang…
Un mec débarque. Je sais pas qui c'est. Il a de l'herbe. On
fume deux pétards et on finit la bouteille.
Anjelica, qu'elle s'appelle. J'ai couché avec elle, mais ça fait
un bail. Qu'est-ce qu'elle fout là ? Ils veulent aller chez Paul. On y va. Paul est
avec Axel. Il mixent des cassettes de house. On s'entend à peine. Anjelica
m'excite. Elle excite tout le monde avec ses cuissardes à lacets sur les côtés, sa
combinaison-short moule-moule et sa bêtise. Elle revient des Etats-Unis et elle
est très soûle. Dans un anglais pitoyable où elle met des "h" devant tout et
217
n'importe quoi, elle raconte à Paul ses expériences de la nuit new yorkaise.
Notamment une boîte de pédés où un mec se faisait cravacher puis entuber par
le manche.
Je sniffe de la coke avec Axel. Dans les chiottes, car Paul
n'aime pas trop ça. Avec toutes les raves qu'il a faites, il a jamais touché à
l'ecstasy… Elle nous rejoint, elle veut priser. Alex lui tend son miroir, elle
l'approche de son petit nez, mais elle est déjà tellement défoncée qu'elle expire
dessus. Axel ouvre la bouche dans le vide pour récupérer quelque chose. iI lèche
le tapis de bain. Elle rit.. Je lui donnne sa dose, je crois qu'elle dit que c'est la
première fois.
Elle parle d'un film chinois, raconte des choses qui ont aussi
peu d'intérêt que de sens. Paul lui avoue qu'il a l'âme foutative et qu'il ferait
bien une petite partouze avec elle. Une partouze à deux. Il l'appelle Anjelica
Nagaïka. Elle rit sans comprendre. La house m'habite.
On va dans un pub retrouver des gens. Effectivement, on en
trouve pas mal, le pub est aussi bourré qu'Anjelica. Agacement sourd au
contact de tous ces corps. Mes yeux, surtout cacher mes yeux… Anjelica se
sent mal, elle veut sortir. Dehors, elle titube. Je la soutiens, je me trouve
chrétien.
Dans ma voiture, je tourne la tête et je la vois, la bouche
ouverte, en train de se vomir doucement dessus. Je lui prescris de dégueuler par
la fenêtre. Elle éclabousse la portière où l'ancienne trace de vomissure
commençait à s'estomper. Tant mieux.
Avant de retourner chez moi, je m'arrête pour m'acheter un
double hot-dog. Je le mange dans la voiture. Elle est couchée, la tête sur mon
sexe. Je mâche avec passion. Des piétons-voyeurs sont intrigués. Je finis mon
hot-dog.
En bas de chez moi, elle gerbe. J'entends quelque chose qui
bouge sous les installations des vendeurs de fruits et légumes. Un vieil arabe
hirsute et bardé de rides sort de son lit de cageots. Il nous crie d'aller faire ça
ailleurs, que ça pue. Il a l'air de chercher quelque chose… peut-être un flingue…
Il brandit un bâton en gueulant des insultes dans sa langue qui n'a rien à voir
avec l'Egyptien. J'emmène Anjelica. Je la déteste, je me hais, j'exècre cette
soirée. Ainsi capon, pon, pon, les p'tits fils de la branlette, ainsi capon, pon, trois
pt'its coups et puis s'en vont…
Je la porte jusqu'au lit. Je la déshabille alors qu'elle est
couchée sur le ventre. C'est pas commode. Je bande. Je met une capote suisse,
les meilleures. Elle a un peu grossi mais ça l'avantage. Je la pénètre sans
préambule et sans tenir compte des "non non" qu'elle gémit sur l'oreiller.
J'essaie de la faire mettre à quatre pattes, mais elle n'arrive pas. Je la laisse
pour aller chercher le pot de vaseline qui est toujours au salon. J'enduit son cul.
J'en met trop. Je tente une insertion du gland, mais elle dit "non" alors j'insiste
pas. Sans entrain, je la lime. Ça dure trop longtemps. Pour éjaculer, je me
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couche sur elle et triture ses fesses.
Ma capote a pété. Je lui demande si elle est clean. Toujours
dans la même position, elle marmonne qu'elle a couché avec un mec du New
Jersey. Sans protection ? Sans protection. Souvent ? Oui, souvent. Après un
moment, je lui dit qu'elle est chtarbée. En plus, elle ne prend pas la pilule et elle
est en plein milieu de cycle. J'lui dit que demain, elle devra prendre la pilule du
lendemain. Elle dit "oui". J'lui demande si ça marche, cette pilule. Elle répond
que "oui". J'ai les boules, mais je prends un hypnotique et je m'endors.
Le lendemain matin, elle a oublié l'incident technique. Moi pas.
Elle appelle des pharmacies, des gynécos du quartier. Je lui paie une
consultation. Dans la salle d'attente, je prise devant quelqu'un qui feuillette un
magazine plein de microbes. Je garde une amertume dans la bouche, j'ai aspiré
trop fort.
Elle achète des pilules. Je retourne chez moi. Elle me suit.
Passage à la salle de bain après elle. Drôle d'odeur. Deuxième
passage, coup d'œil dans la cuvette des cabinets : horreur, je me vois en tout
petit, un petit être, un étron flottant…
J'en parle à Paul qui me dit que forcément, puisque la vérité
sort de l'anus des petites chiennes.
*
*
*
Lourdement somniféré à mon lit, je suis déchiré par la
sonnerie du téléphone. Après une reconstitution engourdie, je comprends que
c'est P-P qui appelle de Genève. Qu'est-ce qui s'passe, bordel ? Pas
grand'chose, y m'dit. Mmm… Ça valait la peine de me réveiller… Il s'excuse mais
il est à peine minuit. OK… j'vais pas commencer à lui raconter mes nuits
zombis… donc j'ai rien à lui dire et apparemment lui non plus… Je m'installe
dans les longs silences et je sombre sans aucune peine… De temps en temps,
ch'uis dérangé… P-P est très confus… Il me raconte qu'il lui est arrivé un truc…
qu'il a rencontré quelqu'un… une femme… Et whaddafuck ?… Tout de même, je
fais un effort (P-P est un ami), j'lui demande s'il l'aime, cette femme. Comme il
me répond "oui", j'm'assure que c'est réciproque… Formidable, j'lui demande
alors qu'est-ce qu'il attends.-"Pour quoi ?". Je sais pas pour quoi… je sais pas…
219
CHAPITRE 15
"Y a pas l'feu au lac !"
(Expression suisse-romande)
"Kassette Sfissair ?"
Toutes les hôtesses étaient ingrates. Même en classe affaire,
celle qui proposait la gazette Swissair avec un accent "Schwitzerdutsch" à
couper au hache-viande.
Des siècles que Tristan n'avait pas pris l'avion. Aujourd'hui, il
laissait Paris à ses orgies, ses alcaloïdes givrés et ses gîtes-gîtes gélatineux,
pour une réunion d'anciens combattants de l'amitié. C'était une idée d'Edgar,
une idée a priori positive et innocente comme lui. Edgar, Paul, Tristan… et moi…
Les Trois Mousquetaires à terre… L'Armée Genevoise du Salut. Oh, l'ébranlé n'y
pensait pas vraiment, à son salut, car il ne pensait plus beaucoup. Il partait juste
avec une vague hystérésis, une vibration du dernier soleil, le petit soleil de
minuit, l'espoir de rallumer un cierge oubilé dans son grenier calviniste pour, qui
sait, y rouvrir son anti-ancien-testament… et pouvoir relire les vers qui rimaient
avec épine… En même temps, une petite voix d'avorton lui disait que les bilans
ne pouvaient être que lourds, les comparaisons peu flatteuses et les jugements
tus. Mais le mélange d'espérance et d'appréhension était enrobé de Prozac et
clac, Tristan attacha sa ceinture et considéra avec agacement les taches de
vieillesse sur les mains manucurées de son voisin. De ces taches se dégageait
toute l'autorité des vieux nantis. Attribut des parvenus, elles se mariaient très
heureusement avec l'eau de Cologne des chiottes de business-class.
Ce qui n'empêcha pas Tristan d'atterrir à Cointrin et de se
retrouver dans une grosse Volvo conduite par un ratatiné à casquette. De
chaque côté de la casquette, une oreille, d'où sortait un buisson de poils. Tristan
comprit que les Genevois pussent nourrir quelque inquiétude au sujet de CreysMalville, le surrégénérateur nucléaire qui bouillonnait quelque part, là-bas, de
l'autre côté de la frontière… chez les Frouzes… Il observa les mains du vieux
chauffeur qui s'accrochaient tant bien que mal à l'énorme volant en bois lustré :
pas de taches de veillesse… Le taxi descendait poussivement l'avenue de
France. Tristan eut l'impression d'avoir de nouvelles lentilles de contact. Mais
non, simplement il retrouvait la Suisse. Ici, les contours étaient plus nets. La cité
("citéye" comme disent les aborigènes) semblait aussi neuve qu'il y a huit ans.
Sous son ciel bas et gris, Genève était propre en ordre, entretenue bien comme
y faut, prête à mourir. Le long du quai Wilson, le chauffeur donnait des coups de
freins aussi violents qu'incompréhensibles, et Tristan regardait le froid Léman
comme on caresse un linceul accueillant.
- Stop !
220
Il avait aperçu une affichette de La Tribune de Genève :
"NUITS CHAUDES ET BEUVERIES A L'INSTITUT RLUTUTU".
Le chauffeur mécontent éternua en suisse-allemand mais
s'arrêta. Tristan n'avait pas de monnaie."Attention, caissette surveillée", était-il
indiqué. Tant pis. Le Parigot tête de veau prit un exemplaire, feignit de glisser
une piécette dans la fente, et regagna honteusement sa Volvache.
L'article commençait ainsi : "Voici comment un scandale a
failli être étouffé par la hiérarchie religieuse et -dans une moindre mesure- par
les autorités politiques…Les noms sont fictifs. Les fonctions, en revanche, sont
réelles.
Tristan parcourut l'article en accrochant les morceaux les plus
piquants : "La plus prestigieuse des écoles privées genevoises (…) Jean est
interne (…) Un prêtre de l'établissement a choisi le Discobole pour fêter le
début du Carême avec quelques élèves (…) soirées arrosées (…) trois bouteilles
de whisky pour les élèves et deux de champagne pour les religieux (…) rentrent
à l'internat vers cinq heures (…) Le Père Limpinpin ordonne aux élèves de
réintégrer leur chambre mais le Père Dition, directeur de l'école, s'interpose : il a
une affaire à régler avec Jean. Il l'emmène d'abord dans son bureau, puis le fait
passer dans sa chambre. Le jeune homme s'assoupit sur le lit. Lorsqu'il se
réveille, le Père est en train de le caresser. Jean se lève (…) la porte est fermée
(…) que de l'affection (…) rien de sexuel (…) plusieurs filles de l'internat priées
de revêtir une jupe afin de servir des militaires invités par la direction (…)
avances homosexuelles (…) le groupe des chouchous (…) Le Père Inée,
responsable des nominations de la direction, affirme que le Père Dition a
reconnu les faits et promis de ne pas récidiver. En ce qui concerne Limpinpin, il
considère que les sorties sont des "bêtises" et qu'il faut savoir pardonner (…)
loisir avec encadrement (…) "La bave du crapaud n'atteint pas la blanche
colombe" …"
Tristan se sentit barbouillé. Non par les révélations
concernant le Père Limpinpin, aux genoux duquel il était venu un jour confesser
des péchés véniels. Ni par la confirmation des rumeurs qui, déjà à l'époque,
filtraient du bureau du directeur et bruissaient dans les couloirs de l'internat.
Mais à cause de la conduite saccadée du chauffeur post-atomique qui
commentait les manœuvres illégales de voitures voulant tourner à gauche, à
droite :
- Qu'est-ce-qu'… C'est pas possiple…
*
*
221
*
Aucun de nous ne souffrait Genève très longtemps, mais
Genève portait l'humus de nos enfances décomposées, le terreau d'une plante
fragile à laquelle nous nous raccrochions encore.
Nous nous retrouvâmes tous les quatre dans ma villa, dont
l'immense domaine descendait sauvagement des hauteurs de Collonge-Bellerive
jusqu'au lac.
Embrassades autour de la Saab Turbo 900 16F cabriolet
d'Edgar, dont personne, pas même son propriétaire, n'avait que faire. Nous
n'avions pas trente ans et nous étions tous très riches, sans vraiment savoir
pourquoi…
Ma maison était vide. Ses volets restèrent clos pendant les
deux jours.
Les propositions sportives d'Edgar furent rejetées en bloc.
Pour se consoler, il fit un feu de cheminée autour duquel nous nous vautrâmes.
Tristan était le plus délabré des mousquetaires, mais il restait
le "prôtos". Dans ses yeux, palpitait encore une goutte d'encre qui avait tout
mangé. Le lapis originel ne subsistait qu'en liséré, bleu d'une meurtrissure sans
hématome.
Il brisa la glace mate qui nous séparait en se jetant à corps
perdu dans le récit de son échec. Hypnotisé par les flammes, il raconta
longuement, en triturant le bout de ses doigts osseux et en se grattant la
carotide. Sa détresse résonnait doucement dans les salles vides et nous
renvoyait à notre propre impuissance.
Il commença par sa mère, jugeant que l'obsession qu'elle
avait eue d'éviter tout rapport œdipien avait été le moyen le plus sûr pour
entretenir un complexe bien marqué.
Puis il chanta Mahine. Si joliment qu'on avait le choix entre
tomber amoureux et tomber amoureux.
Enfin il parla du viol comme s'il remontait à quelques
semaines à peine, car la cocaïne avait rendu sa mémoire labile.
- Bizarrement… c'est ce qui m'a perdu avant, qui m'a sauvé après…
la testostérone. C'était juste un problème de robinet, conclut-il en nous souriant
tristement. La vie n'est qu'un problème de robinet… Ce nain de Duguit aurait pu
nous apprendre cette règle de base…
- Tu es malade, Tristan ? fit alors Edgar. Tu t'es gâché la vie pour
rien !…
- Ben… tu sais… pour rien… ouais sûrement…
- Mais évidemment ! Je lui ai parlé moi, à Mahine ! et vraiment… !
arrête de te faire du mauvais sang !…
222
- Tu lui as parlé ?
- Oui…
- Tu lui as parlé ?!… Quand ça ?
- Récemment… Je l'ai rencontrée par hasard… Elle m'a demandé de
tes nouvelles…
- Et alors ?
- Et alors rien… Je suis resté assez évasif… Mais c'est fini… Tu n'as
aucune raison de…
- Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?
- Rien ! Mais c'est évident… elle n'a rien à te reprocher… A la limite,
elle n'a pas digéré ton silence… mais c'est tout…
- Comment ça ?
- Hein ?…
- Qu'est-ce qu'elle t'a dit, putain !?
- Qu'est-ce qu'elle m'a dit, qu'est-ce qu'elle m'a dit ! j'en sais rien,
moi ! Enfin si… Elle m'a dit… elle m'a dit que du jour au lendemain, tu n'avais
plus donné signe de vie… qu'entre le jour et le lendemain, il y avait eu une nuit
plutôt moche, mais que ça n'excusait pas ta disparition…
- Elle t'a dit ça ?
Edgar dut répéter, confirmer, certifier, persister et signer.
Après avoir retourné ces révélations et parcouru la pièce dans tous les sens,
Tristan sortit avec un sourire irrépressible, nous abandonnant dans la pénombre
du foyer.
Dehors, la journée se terminait, l'air était chaud et cendreux.
Tristan trottina, courut, sautilla en poussant des petits cris, cabriola dans les
coquelicots, et se laissa rouler comme une bûche jusqu'au lac embrasé…
*
*
*
il marchait le nez droit et la nuque altière, autour de lui des
papillons argentés tourbillonnaient dans l'air bleu Paris trafiquait sa routine mais
Tristan suivait sa Grand-route et il était assez dilaté pour englober dans sa
progression joyeuse tout ce qui se présentait on le reconnaissait à son T-shirt
résolument blanc comme au premier petit matin mais pas pareil car cette fois
sous le coton moulant ses muscles roulaient comme ça sans raison pour le
plaisir de rouler en autosatisfaction résultat merci Edgar de six heures de
Gymnase Naze par jour cinq jours par semaine depuis trois mois cents jours
d'amour en solitaire sans escale ni radio accompagné uniquement d'une
223
excitation retenue et de Yahveh car comme le lui avait appris le champion de
boxe thaï dans un de ses sermons très cuirs Yahveh signifie "être avec" cent
jours où il avait vécu ce jour chaque jour de cent façons différentes faites le
compte ça donne le oh oh vertige de l'amour les unes façons plus exclusivement
féériques que les autres façons et déjà les autres c'était quelque chose
il marchait donc, déterminé comme une fusée exactement
au même rythme que ses pompes guillerettes à tel point que lorsqu'il s'arrêtait
devant un vendeur d'huîtres bleues dans le dos d'une contractuelle bien baisée
ou sur une bouche de dégoût eh bien ses chaussures s'arrêtaient aussi à côté et
Tristan faisait "hou-ha !" un gaku-tsuki sec dans le baba du vent toutefois il
avait controlé son coup le plexus solaire du vent avait été évité pour qu'il n'eût
pas la respiration coupée et qu'il continuât à ne souffler que pour Tristan en ce
jour chateaubrillant comme un conte de mille et un jours mille et un c'est vrai il
avait vieilli sans elle mais toujours pour elle et il était encore vivant plus que
jamais car le voilà qui s'avançait avec du désir plein les veines de l'espoir plein le
sinciput de l'amour plein les mains "hou-ha !" il était con mais il s'aimait bien
malgré et surtout et les badauds ahuris qui n'en avaient rien à spermer -excusez
du peu- de son histoire d'amour au demeurant fort banale connaissaient-ils la
raison de ce regain de température thermodynamique ? question qu'il posa d'un
coup d'œil bien ajusté à une vieille dont les jambonneaux variqueux étaient
serrés dans des chaussettes bleues marine cependant prise au dépourvu et
quelque peu sonnée par ce coup d'œil la vieille adorable prit
caméléonesquement la couleur des cerises qui débordaient de son cabas et
avoua ne pas savoir qui que pourquoi comment néanmoins Tristan lui sourit à
elle et au temps qui le suivait et un peu plus loin il ne put s'empêcher de
demander au loufiat qu'il croisa pourquoi donc lui Tristan l'aimait alors qu'il ne se
connaissaient que depuis quelques secondes à peine et qu'en plus la manière à
la fois ludique et capitaliste mais sans avoir l'air d'y toucher qu'il avait de
justement farfouiller dans le gousset de son gilet noir bourré de piécettes
sonnantes n'était pas sans rappeler l'époque bénie où lui-même Tristan palpait
ses billes dans la bourse que lui avait offerte sa maman ce à quoi le serveur
désinvolte répondit que la maman il connaissait rapport à ce que sa femme
adorait mais que pour le reste valait mieux voir à voir avec le patron "tenez" lui
dit alors Tristan en pichenettant dans la poche avant de son gilet une pièce de
cinq francs trébuchants qu'il venait de chaparder au bébé kangourou et en
avant
hardi il marcha, hardi enfin tant et si hardiment que lorsqu'il
commença l'impérieuse ascension des Champs-Elysées brusquement le drap audessus de l'avenue s'assombrit réaction tout à fait eschatologique il faut en
convenir comme il faut convenir du fait qu'au passage d'un Tristan nimbé de
bleu papillonnesque les voitures vilainement stationnées flambèrent comme des
crèpes que les agents tourbillonnèrent en levant progressivement leur baton
blanc et tournicoti tournicotant s'enfoncèrent dans le bitume sans cesser de
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siffler qu'enfin -mais était-ce vraiment la fin ?- les lampadaires quoique
sagement alignés se mirent à clignoter à une cadence épliléptique tous
phénomènes qui secouèrent chez Tristan le grain qu'il avait en trop dans la case
qui lui manquait et ce petit grain hoché dans cette grosse caboche fit un son de
cloche qui rappela à Tristan une autre homélie où il avait été dit en substance et
même en hypostase que l'amour n'était pas un attribut de Dieu parmi les autres
attributs mais que les attributs de Dieu était les attributs de l'amour alors
Tristan redoubla son allure car son sacrum prenait conscience de cette vérité
sortie de la bouche miquejaggérienne de l'ex-jésuite c'était l'amour qui était
tout puissant sinon la toute-puissance de Dieu eût été simplement païenne or
Tristan n'était point païen c'est pourquoi il poursuivait sa progression tendue
vers l'Arc de son Triomphe quand surgissant de l'Office du tourisme sibérien des
employés tschuktsadhis coururent à sa rencontre en l'appelant Voyageur du
Grand Amour et lui demandèrent d'honorer une de leurs coutume en d'autres
termes et pour parler poisson crû d'honorer leurs femmes "hou-ha ! ha bon !" fit
Tristan qui pour ne pas froisser ces employés païens accepta de rincer sa
bouche avec l'urine que chacune de leurs conjointes lui présenta dans des
tasses achetées pour la circonstance au Monoprix du coin en revanche tout
gaillard qu'il était il refusa très poliment de combler ces femmes tschuktsadhis
arguant du fait qu'il était le Promis d'une Promise telle fut en tous cas la
sybilline excuse que dans sa maganimité il donna avant de passer devant la
pharmacienne toujours de garde-à-lui "repos !" dit-il à celle qu'il avait si
longtemps fréquentée et il étendit la main doigts écartés en appuyant le pouce
sur son nez pour donner à ce dernier un pied de longueur ceci moins par manie
d'arpenteur qu'en signe de dérision destiné aux soldats Prozac présent Stablon
présent Lexomil présent Floxifral présent Havlan présent Temesta présent
Stilnox présent Valium présent Valii présents et tutti frutti car révolue était
l'époque où Tristan laissait perdre à terre oui ONAN ETAIT BIEN MORT VIVE
TRISTAN FILS DE JUDA ADOPTE PAR ZEUS
il allait, fort de sa résurrection il allait se jeter aux pieds de
Mahine devenir son esclave soumettre ses ennemis chasser les monstres les
pillards remporter de riches butins jusqu'à ce que sa Reine emplie d'admiration le
libéra et l'épousa tout cela était écrit partout sur le ciel noir dans les
dictionnaires exhaustifs des mégastores et sur les affiches où l'on voyait Tristan
en robe de femme filant la laine aux pieds de Mahine aujourd'hui il revenait riche
du don parfait le pardon aujourd'hui il voulait et elle l'aimerait quel bonheur car
elle saurait le reconnaître c'était Elle ou Rien et le Rien ne faisait plus peur à
Tristan le paladin qui n'avait plus peur de rien étant déjà mort une fois
il arrivait en douceur, mais rapide et durcomuroc pour sa belle
la seule personne qu'il n'avait jamais critiquée en société la seule de qui il n'avait
jamais médit la seule
il fit une joviale embardée, tourna au coin et c'était là il n'y
avait pas à tergiverser dans la facilité ou le sentimentalisme d'ailleurs toutes les
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informations concordaient en un faisceau parfaitement aigu ne serait-ce que
l'immeuble avec des habitations l'entrée avec un numéro à chiffres la boîte aux
lettres avec des noms aïe léger pincement au cœur car son nom ainsi imprimé
c'était son autonomie établie bah bah bah de quoi se plaignait-on au juste ? la
merveille des merveilles n'habitait-elle point seule ? seule ? seule !
il frétilla, se retrouva face à un interphone encore peu bavard
que dire pour ne pas l'effrayer ? "heu bonjour c'est Tristan je passais de-ci de-là
et quel ne fut pas mon estonnement lorsque je reçu de plein fouet l'idée
impétueuse de venir demander ta main ainsi que tout ce qui va avec et qui
s'ensuit jusqu'à la vie à la mort si j'mens j'me change en amphore d'ailleurs si
par hasard je pouvais monter demander tout ça de pénétrante voix ce serait tiptop comac" ? bref sans plus attendre ni supputer Tristan sonna puis croisa les
bras sous ses pectoraux pas de panique clac première pression à chaud la porte
s'ouvrut sans que rien n'eût été demandé ô magie huilée du destin hop d'une
ardente enjambée Tristan franchit les marches séparant le rez-de-chaussée du
quatrième et unique étage là il sonna et la porte s'ouvrat nom d'un petit chien
un bonhomme ! instantanément déglutition pétrification dessication dislocation
désagrégation décomposition dissolution liquéfaction évaporation dispersion
annihilation présentation bonjour je Tristan enchanté Machin cousin de Mahine
cousin de Mahine ?………… cousin de Mahine ! aussitôt respiration condensation
solidification agrégation recomposition coagulation cicatrisation bénédiction
pénétration chaleureuse dans l'appartement derrière Machin qui semblait être à
la fois sur le départ et sur son trente-et-un et dans la confusion conséquente
triturait un nœud papillon noir noir pardieu non Tristan n'était pas également en
retard du reste il n'était pas attendu enfin pour autant qu'il sût dit-il enjoué et
haut en couleur alors que Machin essayait d'épingler le papillon noir au beau
milieu de son col un peu cassé sur les bords mais où donc était Mahine Machin ?
demanda Tristan avec souplesse et en exécutant un parfait entrechat quatre
Mahine ? répéta distraitement ce cher Machin en conflit ouvert avec son insecte
crépusculaire face à un miroir que Tristan reconnaissait Mahine ? elle devait déjà
être à l'église bordel de merde ce nœud de merde ! à l'église ? ben oui à l'église
! et depuis un moment ! c'était p't-être déjà terminé !… à l'église ?……… alors
les quelques litres d'eau que Tristan avait dans le corps se ruèrent vers la sortie
de secours oculaire
et à l'instant même où il gémit "noon !", Mahine me disait
"oui".
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Derrière les verres fumés de ses lunettes, il y avait les collines
de West Hollywood.
La voix blanche et atonique de Julie Cruise berçait son
bronzage Coppertone …
Couché sur les chauds caillebotis en teck, le chien plissait les
yeux et regardait ailleurs… Gueule ouverte et langue pendue, il haletait…
bâillait… chassait une mouche…
Des cyprès longeaient les routes sinueuses qui descendaient
jusqu'à Sunset Plaza…
De loin, parvenait le bourdonnement étiré d'un avion…
La fille était sortie de l'eau. Elle se penchait sur les bouquets
colorés qui bordaient la piscine, pour retirer les fleurs mortes. De chaque côté
de son string, deux globes cuivrés saillaient. Fascinants, compacts, emperlés de
gouttelettes qui scintillaient au gré de ses mouvements…
Portés par la musique lancinante, des pétales de
bougainvilliers roses évoluaient au ralenti sur le bleu de la piscine, dans une
sorte de mise en scène naturelle…
La fille s'allongea sur un transat derrière Tristan.
Il entendit le frottement d'un briquet.
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