LA LITTÉRATURE MAGHRÉBINE DE LANGUE FRANÇAISE
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LA LITTÉRATURE MAGHRÉBINE DE LANGUE FRANÇAISE
LA LITTÉRATURE MAGHRÉBINE DE LANGUE FRANÇAISE : ENTRE DEUX ÉCRITURES, UNE ÉCRITURE DE L’ENTRE-DEUX Roswitha GEYSS, Autriche Dans cet article, qui sera consacré à la littérature maghrébine de langue française, nous proposons d’étudier plusieurs phénomènes de l’hybridité : premièrement, nous nous intéresserons à l’hybridation intertextuelle, et tout particulièrement au plurilinguisme littéraire, c’est-à-dire aux jeux de relations entre les différentes langues qui sont présentes au Maghreb (arabe classique, arabe parlé, tamazight, français) et qui influent sur l’écriture des auteur(e)s. Deuxièmement, nous étudierons encore un autre phénomène de l’hybridité, à savoir l’hybridation générique : ainsi, les auteur(e)s abolissent souvent les frontières traditionnelles entre les genres, et surtout entre le roman et la poésie (voire la musique), pour inscrire dans le texte toutes les langues qui façonnent leur identité, un peu comme s’il s’agissait de terre glaise. Nous proposons une analyse du poème « Sistre » de la romancière, historienne et cinéaste Assia Djebar. Pour finir, ce seront les jeux de relations entre la peinture/la photographie et l’écriture, qui se trouveront au centre de nos recherches : les auteur(e)s n’abolissent pas seulement les frontières entre les genres, mais aussi entre les modes d’expression littéraire et artistique, comme A. Djebar dans son recueil de nouvelles Femmes d’Alger dans leur appartement (1980), ou comme L. Sebbar dans sa trilogie de Shérazade (1982-1991), où elle joue avec les images, qui sont tantôt admirés, tantôt détruites. 1. L’écriture entre les langues, entre les genres Pour les auteur(e)s maghrébin(e)s de langue française, le français est certes la langue du colonisateur d’hier, la langue qui a servi à mettre en mots et ainsi à consolider le rapport « dominateur-dominé », un rapport malsain qui était à l’oeuvre dans les trois pays du Maghreb, et dont les conséquences, déjà terribles en Tunisie et au Maroc, étaient particulièrement désastreuses en Algérie. Le français est donc la « langue du sang » (A. Djebar). Mais le français est aussi un « butin de guerre » (K. Yacine). Si le français n’a pas été donné aux « indigènes », ils/elles l’ont (ap)pris pour remettre en cause ce rapport de forces. Et même après l’indépendance, la littérature maghrébine de langue française, que certains croyaient être une étape transitoire, perdure, pour, en dehors du poids du religieux, se dire et pour critiquer le système patriarcal, machiste : ceci concerne surtout les femmes, sur le corps, sur le regard et sur la voix de qui pèsent toujours beaucoup d’interdits. 1.1 « Tricher la langue » (R. Barthes) et « Briser la langue » pour dire « l’autre de cette langue » (R. Robin) En 1977, quand il inaugure son enseignement au Collège de France, Roland Barthes s’interroge sur le pouvoir et le savoir. Il propose une définition délibérément provocatrice de la langue comme « fasciste » et dit qu’il faut « tricher (avec) la langue » pour entendre la « langue hors-pouvoir » : « Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma 1 / 18 part : littérature. »1 Régine Robin, dans son Deuil de l’origine (2003) dit qu’il faut « briser la langue » pour dire « l’autre de cette langue » : « Celan brise l’allemand pour s’y inscrire en creux. Il désarticule la syntaxe, injecte dans sa poésie des mots étrangers (français, hébreux, yiddish, espagnols), utilise des citations, une intertextualité poétique qu’il remodèle. Défaisant toute la joliesse du style et de l’écriture artiste, il tente de se rapprocher du cri, du bredouillement, du balbutiement comme pour mieux signifier que le sens est définitivement blessé, que la langue est blessée et que le sens ne peut plus faire irruption que dans les failles, les manques, le silence. »2 Les auteur(e)s « trichent » (afin d’emprunter la terminologie de Barthes), « brisent » (Robin) le français pour (faire) entendre la « langue hors-pouvoir »3, une langue dont « le sens est définitivement blessé »4 et que les auteur(e)s violent, selon la fameuse devise de Kateb Yacine, qui disait dejà qu’ « une langue appartient à celui qui la viole, et pas à celui qui la caresse ». Ils/elles ouvrent le français aux autres voix (polyphonie), aux voix de leurs consœurs et confrères analphabètes pour proposer, grâce à cette multitude d’histoires écoutées jadis dans la maison maternelle ou recueillies au hasard de leurs pérégrinations, une autre version de l’Histoire (cf. Assia Djebar : La Nouba des femmes du Mont Chenoua, 1978 ; L’Amour, la fantasia, 1985 ; Hélé Béji : L’Œil du jour, 1985 ; Fatima Mernissi : Rêves de femmes. Une enfance au harem, 1994/1996). Ils/elles inscrivent dans la « chair » même de la langue française, le rythme et les sonorités des autres langues (arabe classique et parlé, tamazight), grâce à l’allitération et à l’assonance et aussi grâce au rejet de la règle classique de la séparation des genres : ainsi, le recours à la poésie est un moyen fréquemment utilisé pour tricher, pour briser la langue (K. Yacine, A. Djebar, M. Mokeddem...), de même que le recours à la musique : citons notamment le rôle de la musique andalouse dans le film La Nouba des femmes du Mont Chenoua (1978) d’Assia Djebar, qui occupe une place toute aussi centrale que les histoires en arabe dialectal (parfois avec des incursions de la langue tamazight) des femmes des Beni Menacer, et les commentaires en français de l’héroïne Lila. 1.2 « Subvertir la langue » et « tisser les poétiques opposées » (Édouard Glissant) : de l’arabe parlé (féminin) et du français « La subversion vient de la créolisation (ici, linguistique) et non des créolismes. Ce que les gens retiennent de la créolisation, c’est le créolisme, c’est-à-dire : introduire dans la langue française des mots créoles, fabriquer des mots français nouveaux à partir de mots créoles. Je trouve que c’est le côté exotique de la question. Et c’est le reproche que je fais aussi à certains écrivains québécois. La créolisation pour moi n’est pas le créolisme : c’est par exemple engendrer un langage qui tisse les poétiques, peut-être opposées, des langues créoles et des langues françaises. Qu’est-ce que j’appelle une poétique ? Le conteur créole se sert de procédés qui ne sont pas dans le génie de la langue française, qui vont même à l’opposé [...] tout cela me paraît être beaucoup plus important du point de vue de la définition d’un langage 1 2 3 4 Barthes, Roland : Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire au Collège de France, prononcée le 7 janvier 1977. Paris : Seuil. Points essais, 1989, p. 15 Robin, Régine : Le Deuil de l’origine: une langue en trop, la langue en moins. Paris : Editions Kimé, 2003, pp. 18-19 Barthes, 1989, p. 15 Robin, 2003, p. 19 2 / 18 nouveau, mais beaucoup moins visible. »5 L’art de la conteuse maghrébine, aussi bien de la conteuse traditionnelle qui, lors des veillées, réunit autour d’elle les autres femmes et les enfants qui l’écoutant, tantôt amusé(e)s, tantôt étonné(e)s, tantôt terrifié(e)s, que de la conteuse-écrivaine qui, elle, a grandi entre les langues, entre les cultures, est fait • de recours à la tradition féminine orale, car seules les aïeules sont capables de lui donner la permission de dire « je » : ainsi, dans la culture arabo-/berbéro-musulmane (voire même judéo-arabe/judéo-berbère) traditionnelle, tout ce qui touche à la subjectivité en général et à l’intimité en particulier, ne doit pas être évoqué, ou seulement grâce à des métaphores très allusives. Cet interdit ne frappe pas seulement les femmes, mais aussi les hommes, même si les femmes le ressentent tout particulièrement. Pour pouvoir donc dire, ouvertement et sans fausse honte, « je », condition sine qua non de l’écriture, les écrivaines, en faisant résonner dans leurs textes en français, les voix en arabe ou en tamazight de leurs aïeux/aïeules, créent donc un « nous » où leur « je » est solidaire du « je » des autres femmes. 1. d’images et de métaphores qui lui permettent d’évoquer l’amour, le désir et la passion, • d’une forte présence du langage du corps et des rythmes corporels qui occupent une place non moins importante que les paroles et les mots écrits : citons, à titre d’exemple, le poème « Sistre » d’Assia Djebar, qui est structuré, comme nous le montrerons plus loin, par les rythmes corporels, et non seulement par le mouvement rythmique des corps lors du rapprochement sexuel entre les deux amants, mais aussi par le rythme du corps de la mère ; citons aussi les gestes tendres de la grand-mère de Malika Mokeddem qui accueille la petite fille dans ses bras lors de ses pérégrinations nocturnes, qui s’endort ensuite, la tête dans son cou : « Elle m’ouvre des bras habitués et roucoule quelques paroles de réconfort. Je me blottis contre elle, le museau dans son cou. Avec des rires attendris, elle me murmure des contes, des récits nomades. »6 Beaucoup d’auteur(e)s maghrébin(e)s ont grandi dans un harem, qui désigne le cercle des femmes de la famille. Encore enfants, elles/ils se sont donc accroupi(e)s aux côtés de la grand-mère, de la mère et des tantes conteuses, et sont donc sensibilisé(e)s, dès leur première enfance, à la langue parlée, à l’oralité. Malika Mokeddem vénère sa grand-mère par les paroles suivantes : « Avant d’avoir accès aux livres, c’est d’abord grâce à ses mots que j’ai voyagé. Ce sont les dires de ma grand-mère, la mythologie de ce monde nomade, qui sont devenu comme un livre ouvert. Je voyageais dans ce désert comme j’ai pu voyager un peu plus tard, en restant immobile, par le silence des mots écrits. »7 Malika Mokeddem est la petite-fille d’une nomade qui a dû se sédentariser sur le tard pour des raisons économiques, et qui, à partir de ce moment, n’a plus que son verbe pour voyager. L’art de la conteuse nomade est fait 5 6 7 Glissant, Edouard : Introduction à une poétique du divers. Paris : Gallimard, 1996, pp. 112-113 Mokeddem, Malika : La Transe des insoumis. Paris : Grasset, 2003, p. 22 Heller-Goldenberg, Lucette (éd.) : « Malika Mokeddem. Dossier ». In : Cahier d’études maghrébines, no 12, 1999, p. 173 3 / 18 • 1. de descriptions du paysage des Hauts Plateaux et du désert : les mots deviennent vagabonds, ils expriment la liberté que la conteuse associe à la vie nomade, faite de traversées et de pérégrinations à la recherche de pâturages et de ressources en eau ; de recours aux légendes traditionnelles : la grand-mère de Malika Mokeddem racontait les légendes des Hauts Plateaux, les fantômes, les esprits malsains, les ogres et ogresses, à sa petite-fille, et elle lui transmettait ainsi un trésor précieux : la légende de Bouhaloufa, l’ancêtre illustre qui fut le premier du clan à se révolter contre les interdits millénaires, le sort tragique de sa tante Saâdia, la fille malheureuse enlevée et enfermée dans un bordel qu’elle réussit finalement à quitter grâce à son amant français, que Malika Mokeddem raconte dans son premier roman, Les hommes qui marchent (1990), de même que le « Lit debout », ce conte magnifique célébrant les rencontres amoureuses entre une belle mariée de force à un mari brutal et ignorant, et son amant derrière la trame du métier à tisser, sont tous tirés du répertoire de la conteuse nomade. Notamment le conte du « lit debout » montre beaucoup de caractéristiques de l’art de la conteuse nomade : • Il s’y reflète l’insatiable besoin de liberté qui ronge la grand-mère qui n’a jamais pu accepter sa sédentarité forcée : ainsi, la belle réussit de tenir son mari brutal à distance et de se créer un tout petit espace de liberté grâce au métier à tisser ; • La magie occupe également une place de premier choix : ainsi, le tapis avec ses couleurs, ses motifs géométriques (cf. aussi la force magique des nombres8) exerce une telle fascination sur l’homme qu’il est prêt à risquer sa vie pour s’infiltrer dans la maison de la belle et pour faire l’amour avec elle. • Finalement, citons encore l’amour et la passion avec toutes les métaphores plus ou moins allusives qui permettent de les évoquer. Le métier à tisser devient un symbole non seulement pour l’amour clandestin, mais aussi pour le tissage des poétiques opposées de l’arabe parlé des nomades, qui est la langue maternelle et, plus encore, grand-maternelle de Malika Mokeddem, et du français, qui est sa langue d’écriture. L’écrivain, afin de rendre compte de l’autre dans sa langue d’écriture, doit « subvertir la langue ». « Subvertir la langue », cela signifie, toujours selon Glissant, créer un langage qui « tisse les poétiques ». Glissant entend par « poétique » toutes les procédures qui sont propres à un conteur et que nous avons déjà cités lorsque nous avons tout à l’heure tenté de définir ce qui caractérise l’art de la conteuse arabe et nomade (le recours à des métaphores pour dire l’amour et la passion, le « détour » par le « nous » pour dire enfin « je », la forte présence du langage du corps...). Ces procédures sont beaucoup plus importants pour comprendre et pour définir le plurilinguisme littéraire, mais ils sont souvent beaucoup moins visibles, tandis que la présence de mots arabes dans un texte français est immédiatement perceptible. Ces poétiques qu’il s’agit de tisser peuvent même être opposées (et le sont très souvent) : ainsi, la poétique de la langue arabe et celle de la langue française se trouvent souvent en contradiction flagrante : ce qui est permis en langue française et y est même perçu comme « normal » - l’évocation de la subjectivité, la description du corps, la permission de dire « je » (pour emprunter le titre que Monique Gadant a choisi à son article consacré à l’aspect 8 cf. Doutté, Edmond : Magie et religion dans l’Afrique du Nord. Première publication : Alger : Jourdan, 1909 ; Paris : Maisonneuve (e.a.), 1994 4 / 18 autobiographique dans L’Amour, la fantasia d’Assia Djebar9), etc. -, ne l’est souvent pas en langue arabe : ainsi, tout ce qui touche à l’individualité, à l’amour et à la passion doit être soigneusement voilé, l’individu est tenu à s’effacer dans le groupe. 2. L’hybridation générique (roman-poésie-musique) : « Sistre » d’Assia Djebar Nous proposons d’étudier les démarches dont se sert Assia Djebar afin d’inscrire la sonorité de sa langue maternelle (l’arabe) dans la « chair » de sa langue « paternelle » (le français).10 Pour l’écrivaine, cette « arabisation du français » est importante, d’autant plus qu’elle représente pour elle la seule possibilité de surmonter cette « aphasie amoureuse » à laquelle chacune de ses tentatives de « dire l’amour » en français se heurte irrémédiablement. Dans son roman L’Amour, la fantasia (1985), elle effectue un retour en arrière dans sa mémoire enfantine afin d’élucider les origines de cette aphasie amoureuse. Elle explique cette stérilité affective de la langue française par sa désapprobation instinctive du comportement de la fille du gendarme français, Marie-Louise. Cette fille extravagante s’habillait, se maquillait et se coiffait comme un mannequin afin de susciter l’envie de son public fait de filles et de femmes algériennes. L’auteure / la narratrice se souvient de l’été où Marie-Louise est arrivée dans le hameau avec son fiancé, un officier de la métropole. C’est dans la maison du gendarme français où elle s’est rendue ensemble avec la benjamine des trois sœurs, qu’elle voit le couple pour la première fois. Le spectacle qui s’offre à leurs yeux semble impossible à ces jeunes filles déjà puritaines : la jeune femme se plaît à manifester ouvertement son amour (ou ce qu’elle pense être de l’amour), très probablement pour surprendre une lueur envieuse dans les yeux des filles et des femmes pour qui une telle liberté amoureuse est inimaginable (nous soulignons) : « Exactement face à nous, dans un couloir partant de la cuisine ensoleillée, un peu en retrait, Marie-Louise se tient debout, dressée contre un jeune homme au teint rouge et aux moustaches blondes. »11 Plus tard, Marie-Louise présente son fiancé aux femmes cloîtrées en lui demandant de passer lentement devant le portail, de sorte qu’elles le voient, elles, les femmes arabes qui restent cachées derrière les persiennes. À l’indulgence des femmes algériennes qui écoutent la jeune Française et qui cachent derrière leur sourire leur incompréhension de la culture française, s’ajoute l’amusement des fillettes qui se moquent surtout des mots « Pilou chéri » dont MarieLouise désigne son fiancé. Néanmoins, cette hilarité fait bientôt place à une amertume profonde, au fur et à mesure que l’auteure / la narratrice se rend compte des dimensions de la destruction que cette appellation a opérée en elle ; elle sent d’emblée « (…) que l’amourette, que l’amour ne doivent pas, par des mots de clinquant, par une tendresse voyante de ferblanterie, donner prise au spectacle, susciter l’envie de celles qui en seront frustrées… »12 Les mots « Pilou chéri » symbolisent cette stérilité affective de la langue française. Mais la langue est une composante centrale de l’identité. Le français est pour Assia Djebar non 9 10 11 12 cf. Gadant, Monique : « La permission de dire « je ». Réflexions sur les femmes et l’écriture à propos d’un roman de Assia Djebar, L’amour, la fantasia. ». In : Femmes et pouvoir, Peuples méditerranéens no 48-49, juil.-déc. 1989, pp. 93-105 cf. Gauvin, Lise : « Territoires des langues ». Entretien avec Assia Djebar. In : Gauvin, Lise : L’Écrivain francophone à la croisée des langues. Entretiens. Paris : Editions Karthala, 1997, p. 30 Djebar, Assia : L’Amour, la fantasia. Paris : Lattès, 1985 ; Albin Michel, 1995, pp. 40-41 Ibid., p. 43 5 / 18 seulement la langue des anciens colonisateurs (donc la langue des « paternalistic colonial fathers »13), mais surtout la langue de l’école et la langue de sa libération personnelle qui est indissolublement liée à l’image de son père. Comme le français se présente à elle comme une langue « mutilée » puisque dépourvue de sa dimension affective, sa vie affective est, elleaussi, « mutilée ». Ainsi, elle avoue que, pendant longtemps, elle ne pouvait, coûte que coûte, dire le moindre mot de tendresse en français, si bien que tout jeu de séduction avec un homme devenait tout de suite impossible lorsqu’il n’y avait pas passage à la langue maternelle. Elle décrit sa situation comme suit (nous soulignons) : « Anodine scène d’enfance : une aridité de l’expression s’installe et la sensibilité dans sa période romantique se retrouve aphasique. Malgré le bouillonnement de mes rêves d’adolescence plus tard, un nœud, à cause de ce « Pilou chéri », résista : la langue française pouvait tout m’offrir de ses trésors inépuisables, mais pas un, pas le moindre de ses mots d’amour ne me serait réservé…Un jour ou l’autre, parce que cet état autistique ferait chape à mes élans de femme, surviendrait à rebours quelque soudaine explosion. (nous soulignons) »14 Les termes « aphasie », « état autistique » ou bien « aridité de l’expression » témoignent d’un trouble intérieur profond : « Her aphasia (loss of speech caused here by emotional rather than cerebral damage) creates “une aridité de l’expression”; her autism (withdrawal, not from the world of reality, but from the world of affective relationships) stifles her spontaneous impulses and creates a pressure-house of repressed emotions. »15 Cette « pression intérieure » qui est le résultat direct des émotions réprimées, entraîne cette « soudaine explosion » dont parle Assia Djebar vers la fin de l’extrait précédent. Nous pensons qu’il est admissible de voir dans le roman L’Amour, la fantasia le symbole de cette explosion ; écrit après un silence d’une dizaine d’années et fruit d’un travail profond sur la langue arabe grâce à la cinématographie, ce roman est traversé par la volonté tenace de l’écrivaine d’écrire l’amour malgré la mort, de dire l’amour en dépit du viol et de la passion pervertie : « Est-ce le viol, est-ce l’amour non avoué, vaguement perçu en pulsion coupable (…) »16 De cette obsession d’inscrire l’amour dans la langue française témoigne le magnifique chapitre ou, plus précisément, le magnifique poème « Sistre ». En fait, ce poème se situe au point nodal du roman. Dans le chapitre qui le précède, elle évoque son mariage avec un Algérien qui vit dans la clandestinité à Paris. Le mariage se déroule sans les cérémonies traditionnelles, dans l’appartement abandonné d’un libraire, avec un « semblant de trousseau »17 acheté dans les grands magasins parisiens par la mariée et sa mère, sans la foule féminine autour d’elle, sans la clameur des musiciennes, en l’absence du père. Il est intéressant que l’auteure raconte tous les préparatifs qui ont précédé le mariage clandestin à la troisième personne ; ce n’est qu’au moment où elle évoque l’absence du père qu’elle abandonne ce récit impersonnel pour continuer la narration à la première personne. Elle se rend compte que, même si le mariage avait été célébré dans la maison paternelle en Algérie, son père n’aurait pas respecté les règles de la tradition : « (…) mon père n’aurait emprunté aucun burnous de pure laine (…) pour m’enlacer et me faire franchir le seuil. Il n’aurait pas 13 14 15 16 17 Ringrose, Priscilla : « Sistre and the Semiotic : Reinscribing Desire into Language ». In : Ruhe, Ernstpeter : Assia Djebar. Studien zur Literatur und Geschichte des Maghreb. Band 5. Würzburg: Königshausen & Neumann, 2001, p. 95 Djebar, Assia : L’Amour, la fantasia, 1995, pp. 43-44 Ringrose, 2001, p. 96 Djebar, Assia : L’Amour, la fantasia, 1995, p. 28 Ibid., p. 145 6 / 18 sacrifié au protocole : il se voulait « moderniste », dédaignait les modes récentes comme l’étau des coutumes citadines. »18 Plus que l’amour pour son futur époux, c’est l’amour pour son père qui est significatif pour le chapitre. Ainsi, elle décide de lui envoyer un télégramme pour l’assurer de son amour : « Peut-être me fallait-il le proclamer : « je t’aime-en-la-langue française », ouvertement et sans nécessité, avant de risquer de le clamer dans le noir et en quelle langue, durant ces heures précédant le passage nuptial ? »19 Elle s’adresse donc à son père resté en Algérie dans sa langue « paternelle », le français, et cela en dépit de sa stérilité affective ; cette déclaration d’amour anticipe de par son caractère presque « public » (un télégramme) ainsi que par le fait qu’elle lui écrit cela quasiment « sans nécessité » évidente, une seconde déclaration d’amour qui aura lieu pour elle « dans le noir », dans une langue qu’elle n’arrive pas à nommer. La première réalité de cette langue est le cri : cri de la défloration, cri de la douleur, cri de la surprise, mais aussi cri de la victoire : « Long, infini premier cri du corps vivant. »20 Ce cri pourrait être interprété comme l’explosion qui met fin à la stérilité sentimentale de la narratrice : aphasie amoureuse rompue par le cri, par le « (v)ol de la voix désossée »21, mais aussi « soumission verbale » rompue, parce que le cri « emmagasine en son nadir les nappes d’un « non » intérieur »22. Ainsi, l’auteure / la narratrice se rend compte que, face à sa première nuit d’amour, elle se soumet aux contraintes ancestrales qui interdisent aux femmes de nommer directement leur époux : « Puisque le destin ne me réservait pas des noces de bruits, de foule et de victuailles, que me fût offert un désert des lieux où la nuit s’étalerait assez vaste, assez vide, pour me retrouver face à « lui » - j’évoquai soudain l’homme à la manière traditionnelle. »23 Grâce à son cri, elle rompt avec le silence qui enveloppe d’habitude la rencontre amoureuse entre homme et femme ; ainsi, elle ne sera pas une « épouse ordinaire » qui ne crie ni ne pleure, autant dire qu’elle ne sera jamais une victime.24 Cri de la douleur, certes, mais aussi cri de l’émancipation. Dans le poème « Sistre », Assia Djebar donne à ce cri informe qui a « couronné » sa première nuit d’amour, une dimension écrite. Elle y aborde la question du désir et de la passion : désir purement corporel, mais aussi désir pour sa langue maternelle, l’arabe ; en même temps, au désir et à la passion s’opposent la répression de cette dimension sensuelle, la soumission du corps féminin (cf. « L’épouse d’ordinaire ni ne crie, ni ne pleure ; paupières ouvertes, elle gît en victime sur la couche (…) et les cuisses refermées enserrent la clameur. »25) ainsi que la marginalisation de la langue arabe. Pour remédier à la stérilité du français et pour inscrire le rythme de l’arabe dans sa langue d’écriture, Assia Djebar est obligée de passer par la poésie et d’abolir donc les frontières habituelles entre les genres. Ce passage par la poésie est significatif, d’autant plus que l’écrivaine cherche à renouer avec le rythme et la sensualité de la musique andalouse, tout en rompant avec les interdits qui pèsent sur celle-ci et qui obligent les chanteurs à recourir à un code amoureux ; ainsi, elle parle ouvertement du désir (cf. « navire des désirs »), de la « volupté », des « caresses », de « l’accouplement », du « temps d’amour » et du « plaisir ». Ainsi, il n’est pas étonnant qu’on puisse repérer dans « Sistre » non seulement ce que nous proposons de nommer le « paradigme de la voix » (cf. silence, 18 19 20 21 22 23 24 25 Ibid., pp. 150-151 Ibid., p. 151 Ibid., p. 152 Ibid. Ibid., p. 153 Ibid., pp. 153-154 cf. Ibid., pp. 154-155 Ibid. 7 / 18 râles, échos entrecroisés, murmures, chuchotements, voix, souffles, soupirs, rires, plaintes, crailler, chant), mais aussi le « paradigme de la musique » (cf. forte, staccato). En même temps, « Sistre » commence et se termine par un silence (cf. « Long silence, nuits chevauchées (…) »26, « Or broché du silence. »27). Comme nous l’avons déjà montré, la poésie andalouse est pour Assia Djebar intimement associée à son enfance et à sa mère ; c’est à travers sa mère que l’écrivaine fait partie d’un univers féminin certes traditionnel, mais d’autre part aussi incroyablement riche ; elle grandit dans cette culture, dans cette « (…) tradition de femmes, de chansons d’amour en arabe classique mais avec un code amoureux, avec certes une séparation des hommes et des femmes, mais en même temps, il y avait tout de même une vraie culture qui fonctionnait de part et d’autre, une culture avec... comment dire... avec une poésie vivante... et réelle. »28 La musique est le médium qui est le plus capable d’exprimer des sentiments violents tels que l’amour, le désir et la passion et de bouleverser ainsi le public… mais aussi le chanteur. La musique est ainsi devenue un élément central de la quête identitaire de l’héroïne de La Nouba des femmes du Mont Chenoua, et dans son second film La Zerda ou les chants de l’oubli, la musique joue aussi un rôle primordial pour « (r)ythmer les images de la réalité pour vingt années de quotidien du Maghreb où chacun des trois pays a payé son tribut de morts pour obtenir son indépendance »29.C’est grâce à la musique, grâce à la poésie, que l’écrivaine et cinéaste a enfin le « vif plaisir de travailler autant en arabe qu’en français… »30 Dans ce contexte, il est aussi intéressant que de nouveau, le cri a une présence très forte dans le film : ce sont les cris qui peuvent enfin « ramener au présent ce passé qui refuse de coaguler »31. Dans La Zerda, ces cris rencontrent les images d’hier et s’intègrent pour cela dans un ensemble, puisque « le détail retrouve l’ensemble, le chant solo contingent s’intègre à la symphonie funèbre, la fleur se ressoude à la tige première, la voix retrouve boue et fosse d’aisances du réel »32. Le rythme constitue un élément central pour l’arabisation de sa langue d’écriture. Pour imiter les rythmes corporels, Assia Djebar recourt à des phrases courtes qui se succèdent vite33 et qui, dans le poème, sont séparées par une virgule. Le désir est renforcé par l’utilisation de l’allitération et de l’assonance. Ainsi, chaque mot est étroitement lié à l’autre (Assia Djebar parle d’ « échos entrecroisés »34), ce qui fait que les mots s’entrelacent grâce à un considérable travail sur les sonorités. Dans ce contexte, le titre « Sistre » est d’une double importance pour la structure du poème. D’une part, on constate une abondance des consonnes [s] (cf. silence, ruisseaux, cymbale, cirse, cyprière, aspersion, soufflerie souffreteuse ou solennelle …) et [z] (cf. entrecroisés, closes, le navire des désirs, s’exhaler, plaisir …). D’autre part, le titre anticipe déjà la structure musicale du poème : le sistre est un instrument de musique à percussion fait d’une tige d’où partent des branches garnies de métal. Il a été utilisé comme instrument de culte dans l’Égypte antique, surtout pour le culte d’Isis. Dans ce contexte, la présence indirecte de la déesse Isis dans le poème mérite d’être étudiée. Isis est la déesse de la 26 27 28 29 30 31 32 33 34 Ibid., p. 156 Ibid., p. 157 Dehane, Kamal : Assia Djebar entre ombre et soleil (film), 1992 Djebar, Assia : Ces voix qui m’assiègent. Paris : Albin Michel, 1999, p. 153 Ibid., p. 152 Ibid., p. 153 Ibid., p. 154 cf. Ringrose, 2001, p. 94 Djebar, Assia : L’Amour, la fantasia, 1995, p. 156 8 / 18 fécondité et de la maternité. Il s’agit de deux qualités qui sont intimement associées au corps de la femme. Le poème témoigne de la force de ce corps féminin qui réussit à trouver sa voix : « […] et le corps recherche sa voix, comme une plie remontant l’estuaire. » ; « […] puis le chant long, le chant lent de la voix femelle luxuriante enveloppe l’accouplement […] »35. Priscilla Ringrose constate que « (…) despite being double silenced by « la sensibilité aphasique de la langue française » and by « les interdits de [l’]éducation musulmane », in Sistre the female body finds its voice not only in French but also in Arabic. »36 Mais dans « Sistre », il n’est pas seulement question du désir sexuel ; la maternité joue aussi un rôle important. Premièrement, la maternité se manifeste dans la passion de l’écrivaine pour sa langue maternelle qu’elle cherche à inscrire dans la chair même de la langue française dans un acte de « digraphie ».37 Les mots rares et savants dont abonde le poème et qui font que son langage est incroyablement riche et luxuriant, en témoignent. : « Et si je dis « tesson de soupirs », si je dis « cirse ou ciseaux de cette tessiture », ce n’est pas pour écrire de la poésie savante. C’est parce que je tente de retrouver de possibles vers de la poésie arabe, où la langue fonctionne par allitérations. »38 Deuxièmement, son travail sur les rythmes corporels dans « Sistre » deviendra significatif pour ses romans suivants. Ainsi, il ne s’agit pas seulement d’inscrire les rythmes de l’union sexuelle dans la langue française39, mais aussi les rythmes corporels qui déterminent la vie prénatale de l’enfant dans le ventre de sa mère : le battement du cœur maternel, la lumière qui alterne avec l’obscurité, la chaleur et le froid, la respiration…40 Surtout dans le roman Vaste est la prison qu’elle publie une dizaine d’années après L’Amour, la fantasia, Assia Djebar cherche ce corps à corps avec la mère. Derrière l’interrogation personnelle de la romancière sur ce que lui ont transmis sa grand-mère maternelle et sa mère41, se creuse une seconde interrogation, à savoir celle concernant le choix de sa langue d’écriture. 3. L’hybridation générique : l’écriture entre images et mirages Dans cette troisième et dernière partie, nous étudierons les rapports entre l’écriture et les images (photographie, peinture). L’image peut être une mémoire d’emprunt, le symbole d’une révolte muette, un fétiche ou une façon subtile de rendre superflu l’être vivant. 3.1 L’image comme mémoire d’emprunt et comme mémoire artificielle L’écrivaine de l’entre-deux Leïla Sebbar se passionne pour les anciennes cartes postales et les photographies coloniales, elle se sent attirée par ces femmes, les « ancêtres »42 des immigrées d’aujourd’hui et ses « sœurs étrangères », ses aïeules : « [...] je les vois à l’image, toujours jeunes, toujours belles, c’est elles que je cherche de brocante en brocante. »43, se rend-elle 35 36 37 38 39 40 41 42 43 Djebar, Assia : L’Amour, la fantasia, 1995, p. 156 Ringrose, 2001, p. 104 cf. Ibid., p. 97 Gauvin, Lise : « Territoires des langues ». Entretien avec Assia Djebar, 1997, p. 30 cf. Ringrose, 2001, pp. 94-95 cf. Ibid., p. 92 cf. Gauvin, Lise : « Territoires des langues ». Entretien avec Assia Djebar, 1997, p. 21 Sebbar, Leïla: « Mes sœurs étrangères ». Mes Algéries en France. Carnet de voyages. Préface de Michelle Perrot. Saint-Pourçain-surSioule : Bleu autour, 2004, p. 48 Ibid. 9 / 18 compte. Comme le fou de Shérazade, Julien Desrosiers, fils de pieds-noirs, elle cherche les photographies datant de l’époque coloniale et montrant des femmes algériennes et les tableaux de femmes orientales, d’odalisques, dans les musées parisiens et en province et sur les marchés aux puces parisiens. Lorsqu’elle est invitée par la cinéaste Agnès Varda à commenter une photographie montrant des femmes arabes au cimetière dans l’émission « Une minute pour une image », elle est tellement bouleversée qu’elle est au bord des larmes : « J’ai regardé la photo d’Agnès Vachette, j’ai dit quelques mots, j’ai dit « Je sais que je ne mourrai pas avec ces femmes » et je crois avoir pleuré. »44 Elle ne pleure pas sa mère française (cf. « Non, ma mère française, je la veux française avec sa langue et son pays, la France. »45), mais le fait qu’elle est séparée de la mère, des tantes, des sœurs et des cousines de son père : « Je pense que mes larmes disaient la séparation irrémédiable d’avec la mère, les sœurs, les femmes du peuple de mon père, les Algériennes que j’appelle « mes sœurs étrangères », je les voudrais sœurs de sang, de terre et de langue mais je reste étrangère, sans la gloire d’être l’Etrangère. »46 Leïla Sebbar avoue que ces femmes algériennes la fascinent tellement parce qu’elles représentent pour elle une possibilité de combler des lacunes dans sa mémoire, de se « fabriquer une mémoire d’emprunt » et « artificielle », comme elle dit elle-même : « Je me fabrique secrètement une mémoire d’emprunt, artificielle, avec les Algériennes sur cartes postales que je n’ai pas montrées à mon père, il aurait dit comme tant d’Algériens que ces femmes-là n’étaient pas des Algériennes, seulement des femmes de bordel déguisées en Algériennes. »47 Elle se fabrique certes une mémoire artificielle, mais d’autre part, elle n’ose pas en parler devant son père, le père justement qui aurait dû lui transmettre la mémoire et lui apprendre la langue, mais qui ne pouvait pas le faire pour ne pas exposer ses enfants aux horreurs de la situation coloniale et de la guerre d’indépendance : quand chaque mot, chaque phrase peuvent exprimer la mort, la langue paternelle peut vite devenir un legs terrible. Ce n’est qu’après avoir reçu l’offre de rédiger un texte pour l’album de photographies Femmes d’Afrique du Nord qu’elle se rend compte [...] que ces femmes sont des femmes du peuple de mon père et la filiation aurésienne, nomade, berbère, oranaise ou constantinoise, juive ou turque s’impose partout où je marche, je les vois, je les entends. »48 3.2 L’image comme symbole de la révolte muette Marc Garanger a fait son service militaire en Algérie. Les autorités françaises ayant pris la décision que les autochtones devaient avoir chacun et chacune une carte d’identité pour mieux contrôler leurs déplacements, il a reçu l’ordre d’aller dans les villages algériens pour photographier les habitant(e)s. En grande majorité, il a photographié des femmes, les hommes ayant gagné le maquis ou étant en prison. Leur regard l’a bouleversé, si bien qu’il a pris la 44 45 46 47 48 Sebbar, Leïla : « Agnès Varda. Musulmanes au cimetière ». In : Mes Algéries en France, p. 100 Ibid. Ibid., pp. 100-102 Sebbar, Leïla: « Mes sœurs étrangères ». In : Mes Algéries en France, pp. 48-52 Ibid. 10 / 18 décision de les publier dans un album49 pour leur rendre hommage. À son tour, Leïla Sebbar est fascinée par le regard des femmes : « Ces visages d’Aurésiennes dévoilées de force, les cheveux à découvert, posant sur un tabouret devant le mur chaulé de la Mechta (...), ce livre, ces photos publiées pour leur rendre témoignage m’avaient bouleversée. Aujourd’hui, je ne peux feuilleter l’album sans le désir d’écrire l’histoire de chacune, son regard. J’ai écrit plusieurs nouvelles dont deux, peut-être trois de ces femmes sont les héroïnes, elles ne le sauront pas et peut-être sont-elles mortes. »50 Dans la nouvelle intitulée « La fille et la photographie »51, Leïla Sebbar reconstitue cette scène brutale qui s’est passée dans un village quelconque dans les Aurès. Dans la nouvelle, la dimension de la voix et la dimension de l’image se superposent. Ces deux dimensions se caractérisent par leur aspect particulièrement violent. Ainsi, la grand-mère a été obligée par les soldats de se dévoiler et de poser « nue » (donc à cheveux découverts) devant l’œil de la caméra, pour l’obligatoire photo d’identité. Cette humiliation l’a rendue folle, elle erre maintenant comme vagabonde dans les rues de la ville étrangère. Mais pas seulement son corps à elle est hanté, presque disloqué par les souvenirs violents : sa fille, encore une enfant à l’époque du grand drame, n’en souffre pas moins. Pour se soulager passagèrement du fardeau de la mémoire, celle-ci a besoin de parler. Elle parle à sa fille aînée, pour qu’elle n’oublie pas, elle non plus. Ainsi, c’est à travers la voix de la mère que sa fille, sur l’autre rive, prend connaissance des événements qui ont rendu folle la grand-mère. Cette voix apparaît souvent comme traquée par les souvenirs (cf. « (...) il ne fallait pas interrompre les mots précipités »52), une voix torturée qui, noyée par des larmes qui ne coulent pas, ne peut parfois même plus s’articuler clairement, mais qui bégaye, qui confond les mots, qui crie, qui hurle des sons inarticulés : « elle ne retrouvait plus les mots de l’histoire, elle bégayait, disait un mot pour un autre, elle avait perdu le sens et s’était mise à crier, puis à hurler des sons inarticulés [...]. »53 Si la voix de la mère est une voix violente, c’est parce qu’elle est aussi une voix violée. C’est la volonté tenace de la mère de garder cette mémoire intacte pour la postériorité, pour sa fille et pour la fille de sa fille, qui ne lui accorde pas de paix avant de n’avoir retrouvé, coûte que coûte, tous les mots de l’enfance des Hauts Plateaux. Les souvenirs s’emparent du corps et de l’esprit de la mère et la forcent à parler, et la mère force à son tour sa voix à donner une dimension acoustique à la mémoire, elle la viole presque parce qu’elle ne lui obéit pas toujours : « Elle s’arrêtait parfois, cherchant les mots de la mémoire, loin dans l’enfance des Hauts Plateaux. Elle a hésité à plusieurs reprises (...) Les mots soufflés revenaient, et la mère poursuivait. »54 Cette volonté tenace de la mère de transmettre cette histoire terrible à sa fille et de maintenir 49 50 51 52 53 54 Garanger, Marc : Femmes algériennes 1960. Paris : Contrejour, 1989 Sebbar, Leïla : « Agnès Varda. Musulmanes au cimetière ». In : Mes Algéries en France, p. 100 cf. Sebbar, Leïla : « La fille et la photographie ». In : Sept filles. Paris : Thierry Magnier, 2003 Ibid., p. 58 Ibid., pp. 58-59 Ibid., p. 58 11 / 18 ainsi intacte la chaîne de la transmission (une chaîne de fer, ici), la pousse jusqu’à l’autodestruction (elle se griffe les joues) quand elle a l’impression que sa mémoire faiblit, qu’elle ne se rappelle plus tous les mots et tous les détails. Cette violence est contagieuse, elle fait souffrir aussi sa fille qui l’écoute. Ainsi, le jour où la mère parle comme une folle, hurle et bégaye parce que les mots ne lui reviennent pas tout de suite à l’esprit, la fille se bouche les oreilles, et c’est ce geste qui provoque la colère de la mère, si bien qu’elle commence à battre la fille : « Elle s’est bouché les oreilles, un soir où sa mère parlait comme une folle dans la salle de bains, elle ne retrouvait plus les mots de l’histoire, elle bégayait, disait un mot pour un autre, elle avait perdu le sens et s’était mise à crier, puis à hurler des sons inarticulés, sa fille s’est bouché les oreilles et la mère, devant ce geste, a repris connaissance, elle a battu sa fille, sauvagement. "Tu es ma fille, tu dois savoir, ce que je dis c’est la vérité, tu sauras, tu n’oublieras pas, je suis ta mère, tu dois me croire. Si ta grand-mère n’était pas devenue une vagabonde privée de raison, elle te dirait, elle aussi." »55 Mais la dimension de l’image et la dimension de la voix se sont déjà superposées avant les terribles accès de colère et de désespoir de la mère qui lutte contre les spectres du passé, à savoir au moment où les camions des soldats français, en pleine guerre d’Algérie, sont arrivés au village. Nous retrouvons la grand-mère, jeune épouse et mère à l’époque, la mère, encore une petite enfant à l’époque, et l’aïeule vénérable morte entre-temps, et gérant à l’époque la maisonnée et protégeant les femmes en l’absence des hommes. La fille se cache derrière un eucalyptus pour contempler les soldats. Elle les trouve beaux, à ses yeux, ils ressemblent à son frère aîné, ils ont le même âge, bien que leurs cheveux soient blonds et leurs yeux clairs. Elle a même envie de courir vers les soldats, mais les garçons qui forment une barrière au bord de la butte, empêchent une approche. À cette image qui fait croire à une certaine familiarité (une familiarité qui reste certes vague – après tout, le frère est brun, et pas blond ! -, mais qui entraîne néanmoins que la fillette qui les regarde curieusement, ne les considère pas comme des ennemis, mais comme de beaux hommes), s’oppose la langue étrangère et inconnue qu’ils parlent entre eux et que les enfants ne comprennent pas. Les soldats français ne sont pas seulement étrangers à la langue (ainsi, ils ont besoin d’un interprète pour faire comprendre aux femmes ce qu’ils veulent d’elles), mais aussi et surtout aux coutumes algériennes qui interdisent à une femme de se dévoiler en public et de s’exposer, tête nue, aux regards des hommes : ce serait la honte sur toute la famille (cf. « C’est la honte. Dieu les châtiera. »56). Un affrontement violent a lieu entre l’aïeule vénérable, qui tente vainement de protéger la jeune mère et sa fillette, et les soldats. Elle insulte et maudit les femmes qui obéissent aux ordres des soldats, qui se parent même de leurs plus rares bijoux sans montrer le moindre signe de résistance : « La petite fille entend les coups frappés contre la porte. La grand-mère ne bouge pas. Sa mère cache son visage dans ses mains. Les militaires frappent de plus en plus fort. Sa mère sanglote. La porte n’est pas solide, le bois cède aux coups de crosse. La grand-mère se met à hurler. Ses cris couvrent les paroles de la langue étrangère. »57 La photographie met à nu les femmes qui doivent attendre, dehors, les cheveux flottant 55 56 57 Ibid., pp. 58-59 Ibid., p. 64 Ibid., p. 65 12 / 18 librement au vent : elle les viole. Elle met surtout à nu leur regard auquel se heurte la caméra : un regard noir, résigné, insolent58. À cette scène violente s’oppose la voix calme du soldat photographe qui, ému des larmes de la fillette qui a accompagné sa mère, essaye de lui expliquer dans sa langue à lui qu’il ne fait pas de mal aux femmes, qu’il les prend seulement en images. Il est certes vrai que le soldat ne leur fait aucun mal physique ; mais les maux psychiques sont d’autant plus grands. Au moment où la photographie est prise, les larmes de la jeune femme s’épuisent : ni sa fillette, ni la fille de celle-ci, ne connaîtront plus la jeune femme belle et fort, mais seulement la femme blessée, violée, pour qui la folie devient une échappatoire du monde réel. En même temps, la voix quitte l’aïeule qui devient folle et vagabonde dans les environs du village. La jeune femme, qui doit quitter le pays à l’indépendance avec son mari et ses enfants pour la France, perd, elle aussi, sa voix. Ainsi, quand, des années plus tard, la grand-mère rencontre par hasard sa fille et sa petite fille sur le marché, elle ne dit rien, mais elle désigne seulement de l’index de la main gauche la petite fille à qui ce geste muet fait peur59, comme si elle voulait la maudire. Sa fille tente de ne pas oublier pour ne pas perdre la raison elle aussi. C’est l’oubli qui se trouve à l’origine de la démence des deux femmes vagabondes (cf. « Si tu oublies, tu deviendras folle, je te le dis, l’oubli rend fou. »60) et c’est la raison pour laquelle elle veut s’en protéger et qu’elle veut transmettre la mémoire à sa fille pour qu’elle la garde et la transmette à son tour à sa fille aînée. Mais la fille ose tenir tête à sa mère en refusant de garder intacte la mémoire de ce jour fatal. A la fin de la nouvelle, la fille déchire la photographie : « Et moi, j’oublierai. Je veux oublier. J’oublierai. Je ne vivrai pas avec la malédiction... J’ai déjà oublié. Regarde... » La mère arrête le geste de sa fille [...] « Regarde, répète la fille, regarde ce que je fais. Je ne suis pas folle. Tu ne raconteras plus cette histoire. »61 3.3 L’image comme fétiche : l’odalisque de la peinture orientaliste La peinture orientaliste, qui connaît une longue tradition dans l’histoire des arts, connaît un essor inouï au XIXe siècle lors de la conquête coloniale (à partir de 1830) pour satisfaire une envie d’exotisme et d’érotisme du public européen masculin. Pour ce faire, il est évident que la grande majorité des peintres posent un regard malveillant sur les femmes que leur misère oblige à se déshabiller. On assiste à une réification des femmes : les femmes sont montrées ou décrites soit comme étant entièrement nues, soit comme des « fantômes » entièrement voilées dont on n’aperçoit que les chevilles et les yeux62. Il n’est donc pas étonnant que surtout les écrivaines, face à ces tableaux aux couleurs chatoyantes, éprouvent le vif besoin de faire comprendre à tous ceux et toutes celles qui contemplent ces tableaux, que ces femmes ne sont pas des objets, mais des êtres en chair et en sang. Dans ce qui suit, nous proposons d’étudier notamment le rôle de la peinture orientaliste dans la trilogie de Shérazade de Leïla Sebbar, et dans la nouvelle « Femmes d’Alger dans leur appartement » d’Assia Djebar. 58 59 60 61 62 Ibid., p. 66 Ibid., p. 59 Ibid., pp. 68-69 Ibid. cf. Geyss, Roswitha : « La résistance armée et la résistance de l’écriture : la participation des femmes maghrébines à la lutte pour l’indépendance et à la démocratisation de la société et la réécriture de l’histoire par les auteures maghrébines de langue française ». Actes du Colloque international « Gender, Resistance and Negociation / Genre, Résistance et Négociation », organisé par l’Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou et UNIFEM. À paraître. 13 / 18 Dans le premier volet de la trilogie intitulé Shérazade, 17 ans, brune, frisée, les yeux verts (1982), Shérazade qui, d’abord, a encore accompagné Julien dans les musées pour les odalisques (ce qu’elle continue de faire même après et même seule) et qui accepte de poser pour toute une série de photos qu’il prend d’elle, déchire à la fin minutieusement toutes les photos, parce qu’elle sent qu’elles la rendent superflue, font d’elle une chose : « Shérazade déchira toutes les photos que Julien avait affichées, consciencieusement, une à une, de la plus petite à la plus grande. (…) Shérazade continua jusqu’à la dernière photographie. »63 Dans le troisième volet de la trilogie, Le Fou de Shérazade (1991), Julien vient voir son ami, le cinéaste, dans la cour de la HLM où ils comptent tourner un film. Il lui apporte des posters géants (dont une photographie de Shérazade) qui doivent être suspendus à partir des balcons du premier étage et qui montrent des scènes de guerre, des odalisques, des baigneuses... Julien annonce les posters à son ami avec les mots : « Regarde ce que j’ai apporté. C’est plus beau qu’en vrai. Regarde. »64 Encore une fois, les photos sont détruites, cette fois-ci par des bandes rivalisantes de garçons du bloc qui tirent sur les posters montrant des odalisques. Julien contemple calmement les garçons, sans intervenir. La fureur des garçons se dirige seulement contre les posters montrant des odalisques, considérés sans doute comme indécents. Les posters montrant les scènes de guerre sont épargnés. Et – le poster de Shérazade est aussi épargné, aucun garçon n’a osé tirer sur une sœur65 (les odalisques ne sont donc pas considérées comme des sœurs, mais comme des êtres artificiels !)66. Ce qui est remarquable, c’est que, même après cet incident dans la cour de la HLM, Julien ne renonce pas aux posters. Ils est obsédé, il est tellement fasciné par ces femmes « artificielles », qu’il n’est pas prêt à abandonner son idée tout simplement parce que quelques garçons ont détruit les premières photographies. Le réalisateur, stupéfait, se moque de lui : « Encore tes femmes ? Tu es obstiné, vraiment. Je t’ai dit que j’en veux pas. Qu’est-ce que tu cherches dans cette peinture, et qu’est-ce que tu vas en faire, de ces femmes ? Elles n’existent plus depuis longtemps, c’est tes rêves d’enfant des colonies... »67 Les femmes arabes de la cité trouvent les tableaux orientalistes également indécents. Elles décident de voiler les femmes nues. Elles prennent le voile qu’elles gardent dans les armoires en France et qu’elles ne déplient qu’à l’arrivée dans leur pays, et elles en couvrent les odalisques nues68. Quand les techniciens enlèvent les voiles, les femmes se mettent vraiment en colère, et elles ne se calment qu’au moment où elles voient accourir les garçons qui jettent des poignées de boue sur les posters et qui les bombent de vert et de rouge pour qu’ils soient moins tristes69. 3.4 Les nouvelles femmes d’Alger 63 64 65 66 67 68 69 Sebbar, Leïla : Shérazade, 17 ans, brune, frisée, les yeux verts. Paris : Stock, 1982, pp. 158-159 Sebbar, Leïla : Le Fou de Shérazade. Paris : Stock, 1991, p. 29 cf. Ibid., p. 50 Ibid. Ibid., p. 51 cf. Ibid., p. 52 cf. Ibid., pp. 52-53 14 / 18 Dans sa nouvelle « Femmes d’Alger dans leur appartement » qui a été publié dans le recueil homonyme (1980), Assia Djebar, qui, pendant une dizaine d’années a fait des recherches cinématographiques en Algérie (dont témoigne notamment son film La Nouba des femmes du Mont Chenoua ; en effet, le recueil de nouvelles aurait dû, à l’origine, servir de scénario pour un film semblable sur les citadines), présente plusieurs nouvelles femmes d’Alger aux lecteurs et lectrices. Après la guerre, pendant laquelle les femmes ont quitté les maisons hermétiquement fermées et l’ombre des patios, ont distribué des tracts, transporté de l’argent, des armes et des médicaments, cousu des draps et des uniformes, voire même gagné le maquis où elles se sont combattues en uniforme, où elles ont soigné les blessés, elle se demande, visiblement inquiète, ce que ces femmes sont devenues, à peine 20 années après l’obtention de l’indépendance. Ainsi, Sarah, la femme d’Ali qui travaille comme chirurgien, semble certes être libre : elle sort, elle conduit une voiture, elle va où bon lui semble. Néanmoins, elle reste silencieuse. Ce silence a commencé à l’habiter dans la prison Barberousse quand on lui a appris au parloir que sa mère était morte brusquement. Le silence devient un nouveau voile qui doit la protéger, elle qui, justement, travaille au laboratoire de l’institut des recherches musicales : la protéger des souvenirs, de la tristesse, parce qu’elle ne veut pas se rendre à l’évidence que son mariage est malheureux et que son beau-fils Nazim a fugué parce qu’il les a vus se battre un soir. Elle conclut : « Je ne vois pour les femmes arabes qu’un seul moyen de tout débloquer : parler, parler sans cesse d’hier et d’aujourd’hui, parler entre nous, dans tous les gynécées, les traditionnels et ceux des H.L.M. Parler entre nous et regarder. Regarder dehors, regarder hors des murs et des prisons !... La femme-regard et la femme-voix, ajouta-telle assez obscurément »70 Parmi les femmes que nous présente Assia Djebar, citons aussi Baya. Baya est Berbère, elle est originaire du même village des Aurès qu’Ali, le mari de Sarah. Elle travaille aussi à l’hôpital, au service de cytologie. Baya est intelligente et travaille dans un métier « d’hommes ». Elle a suivi un stage d’études à Lyon, où elle a été la première de son pays (ensemble avec trois garçons) à participer. Lors de ce stage, elle a même été remarquée par le professeur Monod, un lauréate du Prix Nobel71. Néanmoins, Baya est, elle aussi, occupée par des soucis traditionnels – où trouver un mari ? Ainsi, dans la chambre froide du hammam, elle raconte ses soucis à Sarah qui écoute, rêveuse et silencieuse après la fugue de son beau-fils Nazim : « Je n’ai pas de chance ! - Si, protesta Sarah, il paraît que tu as eu une promotion au laboratoire ! - Bien sûr, gémit Baya les yeux brillants... Mais, tu sais comment je suis : je ne serai pas tranquille si je ne me marie pas ! »72 Sarah se rend de plus en plus compte combien la situation de la femme est précaire. Chaque jour, elle voit une femme danser avec un petit enfant dans ses bras sur un balcon, et dans la tête de Sarah, la femme sur le balcon devient le symbole pour toutes les femmes cloîtrées de la ville. « Elle conduit dans le tohu-bohu, ne parvient pas à oublier l’inconnue : est-elle enfermée à clef pour qu’elle se venge ainsi, par cette crise gratuite de danse gaie... ou est-ce l’enfant qui 70 71 72 Djebar, Assia : « Femmes d’Alger dans leur appartement ». In : Femmes d’Alger dans leur appartement. Paris : des femmes, 1980, p. 68 Ibid., p. 37 Ibid., p. 48 15 / 18 réclame l’espace, la liberté ? »73 La dernière femme dont nous aimerions brièvement résumer ici le rôle dans la nouvelle, est la porteuse d’eau au hammam. Quand Sarah et Anne quittent la chambre froide, la masseuse (qui travaille aussi comme porteuse d’eau) glisse et tombe. Elle se blesse la main, si bien qu’elle doit être transportée à l’hôpital. Tandis qu’on la transporte dans l’ambulance à l’autre côté de la ville, la vieille s’assoupit et rêve. Elle revoit toute son enfance, son adolescence et sa vie qui était caractérisée par des humiliations, par la pauvreté et par le travail. Pendant le transport, des mots se libèrent malgré elle : c’est grâce à la fièvre que glissent enfin successivement tous les voiles, tant réels que métaphoriques. « Au fond, géologie des mots perdus, mots-fœtus à jamais engloutis, s’échapperont-ils, élytres noirs, se réveilleront-ils pour m’écharder alors que je ne porte plus, plus jamais, de masque sur le visage dehors, de bidons sur la tête dedans, c’est fini, sont-ils noyés, la douleur des strates [...]. »74 4. Conclusion L’identité des auteur(e)s plurilingues – parmi lesquel(le)s se comptent aussi les auteur(e)s maghrébin(e)s de langue française – est nécessairement une identité hybride, c’est-à-dire une identité qui a besoin de l’hybridation pour se construire et se reconstruire sans cesse. Aussi bien de l’hybridation intertextuelle (cf. les diverses stratégies qu’inventent les auteur(e)s pour « tricher » - afin d’emprunter la terminologie de R. Barthes -, pour « briser » - selon la terminologie de R. Robin -, pour « créoliser » - afin de citer E. Glissant -, leur langue, qui devient ainsi un formidable terrain neutre où résonnent toutes les autres langues et les autres voix qui les entourent : nous avons vu quelques jeux avec les métaphores de l’autre langue, avec ses sonorités, ses allitérations et assonances...), que de l’hybridation intratextuelle : ainsi, on peut constater de nombreuses phénomènes d’intertextualité, p. ex. avec les contes des Mille et Une nuits, ou encore avec la Nedjma de Kateb Yacine qui, comme roman fondateur de la littérature maghrébine contemporaine, influence et inspire beaucoup d’écrivain(e)s, comme le Marocain Tahar Ben Jelloun, l’Algérienne Malika Mokeddem ou encore l’Algérien Rachid Boudjedra. Et l’identité a aussi besoin, comme nous l’avons vu, des phénomènes d’hybridation qui abolissent les frontières traditionnelles entre les genres (roman – poésie), voire même entre les diverses formes d’expression artistiques (littérature – musique – photographie – peinture...). Sarah, une des nouvelles femmes d’Alger que met en scène Assia Djebar, s’intéresse à la liberté : comment les femmes algériennes peuvent-elles accéder à la liberté ? Et plus encore : peuvent-elles seulement accéder à la liberté ? Oui, conclut-elle, en parlant, en rompant le silence qui les asphyxie75. Et dans quelle langue ? sommes-nous tentées de nous demander. Dans une langue hybride, une langue entre les langues, entre les mémoires, entre les genres, toujours entre. Une langue qui s’invente et se réinvente sans cesse. Une langue arable. 5. Bibliographie Barthes, Roland. Leçon. (Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire au Collège de 73 74 75 Ibid., p. 34 Ibid., p. 53 cf. Ibid., p. 68 16 / 18 France, prononcée le 7 janvier 1977). Paris : Seuil. Points essais, 1989 Clerc, Jeanne-Marie : Assia Djebar : écrire, transgresser, résister. Paris/Montréal : L’Harmattan, 1997 Dehane, Kamal : Assia Djebar, entre ombre et soleil (film). Kamal Dehane, réal., scénario ; Pierre-André Boutang, intervieweur ; Assia Djebar, participant. [Paris] : Zeaux Productions (prod., distrib.), prod. 1992 [Bruxelles] : CBA (prod.) : RTBF (prod.) ; [Alger] : ENPA (prod.) Djebar, Assia : La Nouba des femmes du Mont Chenoua (film, long métrage), 1978 - : Femmes d’Alger dans leur appartement. Paris : des femmes, 1980 - : L’Amour, la fantasia. Paris : Lattès, 1985 ; Albin Michel, 1995 Garanger, Marc : Femmes algériennes 1960. Paris : Contrejour, 1989 Gauvin, Lise : « Territoires des langues ». Entretien avec Assia Djebar. In : Gauvin, Lise : L’Écrivain francophone à la croisée des langues. Entretiens. Paris : Editions Karthala, 1997, pp 17-34 Geyss, Roswitha : Bilinguisme littéraire et double identité dans la littérature maghrébine de langue française : le cas d’Assia Djebar et de Leïla Sebbar. Université de Vienne, Département des langues romanes : Mémoire de Magister, 2006 (400 pages). Ce projet de recherche a été financé par le gouvernement de la Basse-Autriche, par le Service des Relations Culturelles et des Recherches Rcientifiques. www.limag.com/Theses/Geyss/GeyssBilinguisme.pdf; Cornell University, French Studies Program. http://www.einaudi.cornell.edu/french_studies/publications/theses.asp?pubid=4286. - : « Réflexions sur le rapport entre langue(s) et identité(s) dans la littérature maghrébine féminine de langue française : le cas d’Assia Djebar et de Leïla Sebbar ». In : Analele Universitatii din Craiova. Seria Stiinte Filologice. Linguistica. Craiova: Editura Universitaria, décembre 2008, pp. 189-229. - : « La résistance armée et la résistance de l’écriture : la participation des femmes maghrébines à la lutte pour l’indépendance et à la démocratisation de la société et la réécriture de l’histoire par les auteures maghrébines de langue française ». Actes du Colloque international « Gender, Resistance and Negociation / Genre, Résistance et Négociation », organisé par l’Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou et UNIFEM. À paraître. Heller-Goldenberg, Lucette (éd.) : « Malika Mokeddem. Dossier ». In : Cahier d’études maghrébines, no 12, 1999, pp 153-175 Mokeddem, Malika : Les Hommes qui marchent. Paris : Ramsay, 1990 - : La Transe des insoumis. Paris : Grasset, 2003 Ringrose, Priscilla : « Sistre and the Semiotic : Reinscribing Desire into Language ». In: Ruhe, Ernstpeter: Assia Djebar. Studien zur Literatur und Geschichte des Maghreb. Band 5. Würzburg: Königshausen & Neumann, 2001, pp. 91-105 Sebbar, Leïla : Shérazade, 17 ans, brune, frisée, les yeux verts. Paris : Stock, 1982 - : Les Carnets de Shérazade. Paris : Stock, 1985 - : Le Fou de Shérazade. Paris : Stock, 1991 - : Sept filles. Paris : Thierry Magnier, 2003 - : Mes Algéries en France. Carnet de voyages. Préface de Michelle Perrot. Saint-Pourçainsur-Sioule : Bleu autour, 2004 - : Journal de mes Algéries en France. Saint-Pourçain-sur-Sioule : Bleu autour, 2005 - : Voyage en Algéries autour de ma chambre. Saint-Pourçain-sur-Sioule : Bleu autour, 2008 - : Femmes des Hauts-Plateaux. Algérie, 1960. Photographies de Marc Garanger. La boîte à documents, 1990 - : Les femmes du peuple de mon père. Femmes d’Afrique du Nord. Cartes postales (18851930). Avec Jean-Michel Belorgey. Saint-Pourçain-sur-Sioule : Bleu autour, 2002 17 / 18 Bellon, Guillaume. « Discours, savoir et pouvoir : Roland Barthes et Michel Foucault au Collège de France ». Conférence à l’Institut français de Vienne, le 8 juin 2009 Glissant, Edouard : Introduction à une poétique du divers. Paris : Gallimard, 1996 Le Deuil de l’origine: une langue en trop, la langue en moins. Paris : Editions Kimé, 2003 Gadant, Monique : « La permission de dire « je ». Réflexions sur les femmes et l’écriture à propos d’un roman d’Assia Djebar, L’amour, la fantasia ». In : Femmes et Pouvoir. Peuples méditerranéens no 48-49, juil.-déc. 1989 18 / 18