L`amputisme - Ian Hacking

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L`amputisme - Ian Hacking
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le 16 mars 2004
[mots 6879] le 16 mars 2004
9 L’AMPUTISME :
NOUVEAU FÉTICHISME OU NOUVEAU MODE DE VIE ?
Le thème de la leçon d’aujourd'hui est la décoration et la mutilation du corps. Je
rappelle que l’hypothèse qui sert en quelque sorte de fil conducteur à ce cours est la suivante :
à notre époque, nous regardons le corps de plus en plus comme un autre, autre que moi, autre
de moi. Dans un sens peut-être un peu atténué, nous devenons de plus en plus cartésiens, nous
pensons qu’il y a une distinction réelle entre le corps et l’âme. Ou, en décalant un peu la
perspective vers une approche plus moniste, plus corporelle, nous mettons à part le cerveau,
objet matériel, qui occupe l’espace. Il est la machine qui pense et nous le distinguons des
parties périphériques du corps, c'est-à-dire périphériques du cerveau, qui le cœur du système
nerveux central que nous pensons comme le centre du moi. Les parties périphériques sont
autres que nous.
Aujourd'hui, nous discutons de pratiques qui, pour la plupart d’entre nous, paraîtront au
mieux franchement désagréables. Peut-on les verser au nombre des preuves qui soutiennent
notre hypothèse ? Pas forcément.
Nous avons évoqué mardi dernier des artistes contemporains qui font se livrent à des
performances avec et sur leur corps. Stelarc PP 1, qui pense le corps comme un problème
d’ingénierie et qui s’amuse avec une troisième oreille ou un bras surnuméraire. Aujourd'hui,
nous introduirons un sujet que vous trouverez peut-être encore plus répugnant. Il s’agit d’une
pratique qui est le contraire exact de celle de Stelarc : celle des gens qui ne veulent pas de leur
bras naturel et qui trouvent qu’il est de trop. Ou qui ne veulent pas de leur jambe, ou plus
modestement, d’un doigt ou d’un orteil. Ou plusieurs. Ils veulent se faire amputer d’une partie
de leur corps qu’ils n’aiment pas. Il se trouve ainsi des hommes, appelons les « amputistes »,
qui tiennent un discours de ce type : « je trouve que ma jambe gauche est de trop, qu’elle ne
fait pas partie de mon vrai moi. Ma jambe est autre-que-moi. » Mais on peut penser que cet
exemple ne vient pas appuyer l’hypothèse de départ. La jambe gênante est autre-que-moi,
mais ce n’est pas le cas des autres membres. Cet homme pense son corps sans cette jambe, et
cette image qu’il a de lui-même est son vrai « moi », la vraie expression de son âme.
Le thème des décorations et des mutilations volontaires du corps est un domaine très
vaste. Tout le monde décore son corps. Des vieux babas-cools aux mannequins de luxe. Je me
coiffe les cheveux, plus ou moins. Dans notre société, un jeune homme qui ne se coiffe jamais
se décore aussi à sa façon. C’est une manière d’affirmer son identité : il est naturel, son âme
est pure, délivrée des affectations de la société. Considérons cette image PP 2. C’est une
publicité destinée aux femmes d’âge mûr, plus tout à fait des jeunes femmes. Je ne suis pas
visé. Je construis cette publicité comme ceci : cette femme a quarante trois 43 ans, mais elle
se décore, elle modifie son visage, afin d’en paraître dix ans plus jeune, trente-trois. Il ne
s’agit pas simplement d’une question d’allure. Cette décoration, ce rajeunissement du visage
est l’expression de son âme. Elle se sent encore jeune. C’est comme si elle prenait
Wittgenstein au pied de la lettre : « le corps humain est le meilleur tableau de l’âme
humaine ». Si le corps ment, si le visage montre une femme mûre, il faut corriger le visage.
Quelle est donc la différence entre cette femme et Orlan ? PP 3
2 Le Tatouage
Le plus beau des arts du corps, à mon avis, est le tatouage. En janvier nous avons
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montré quelques images frappantes. Les voici à nouveau. PP 4,5,6.
Les couleurs des tatouages sont gravées sur et dans la peau – dans la peau, c'est-à-dire
sous les couches de l’épiderme et dans les tissus sous-cutanés. C’est pourquoi les tatouages
sont indélébiles. On peut penser que les tatouages concernent autant l’âme humaine que la
peau. Plus qu’un simple dessin, c’est un véritable langage codé d’une grande valeur
symbolique pour son détenteur.
Ce mode d’expression très particulier, réservé longtemps à des groupes restreints dans
nos sociétés, tend à se répandre dans l’ensemble des couches sociales depuis une vingtaine
d’années. Le phénomène est comparable à la mode qui consiste à se percer les lèvres, le
nombril, etc. Beaucoup de tatoueurs commerciaux proposent aussi le piercing.
D’ordinaire, on ne voit pas le corps des gens. Les gens ne se dénudent pas devant des
étrangers. Il se trouve que je me livre trois fois par semaine à une forme de masochisme qui
s’appelle le Yoga Bikram. Cet exercice physique se déroule dans un lieu chauffé à une
température de quarante degrés, et dure 90 minutes. Il faut prendre une douche à la fin. J’ai
découvert que la moitié des hommes du groupe avec qui je pratique cette activité ont des
tatouages, la plupart assez privés. Un effet de sélection … Les hommes qui pratiquent le Yoga
Bikram sont des masochistes ?
Le tatouage mérite une leçon entière, mais je me contenterai de quelques mots.
L’origine du mot tatouage vient d’Océanie. Le capitaine Cook, explorateur anglais à la fin du
XVIIIe siècle, rapporte de ses voyages en Polynésie le terme de tattoo. Mais le tatouage au
sens large, pour ne rien dire ici des peintures du corps, fait partie de l’histoire de l’humanité et
il se rencontre sous toutes les latitudes. En même temps, cette marque corporelle a toujours
revêtu un caractère ambivalent dans la civilisation occidentale, où on avait tendance à associer
le tatouage à la transgression d’un interdit religieux, culturel ou social.
Premier exemple : la Bible. PP 7. Elle interdit le tatouage dans le Lévitique, 19 : 28:
« En pleurant sur un mort, vous ne ferez pas d’incision sur votre chair, vous n’écrirez pas de
signe sur vous, je suis l’Éternel ».
Deuxième exemple : Le docteur Alexandre Lacassagne, le plus connu des représentants
français de l’école italienne de la soi-disant anthropologie criminelle, qui a prospéré à la fin
du XIXe siècle. Il a fait un grand catalogue des tatouages sur les corps des hommes dans les
prisons militaires ou dans les trois régiments destinés à la punition des malfaiteurs, et qui
servent toujours en Algérie. D’autres criminologues ont suivi Lacassagne. Ils concentrent « le
regard sur les asiles, les prisons, les navires, les casernes. » Je cite un joli petit livre qui vient
de paraître, À fleur de peau. Médecins, tatouages et tatoués, 1880-1910. PP. Il contient le
rapport de l’enquête du docteur Lacassagne.
Il est curieux et peut-être significatif que ces sociologues, à la fin du XIXe siècle, aient
choisi comme domaine de recherche ce qu’un grand sociologue du XXe siècle, Erving
Goffman, à dénommé, en anglais, les « total institutions » mal traduit en français comme
« institutions totalitaires » PP 8
Erving Goffman. Asiles: études sur la condition sociale des malades mentaux et autres
reclus, trad. Liliane et Claude Lainé ; présentation de Robert Castel. Paris : Minuit, 1968.
Asylums : essays on the social situation of mental patients and other inmates . New York :
Doubleday, 1961
Goffman donne cette définition :
On peut définir une institution totale comme un lieu de résidence et de travail où un
grand nombre d’individus, placé dans la même situation, coupés du monde extérieur
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pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les
modalités sont explicitement et minutieusement réglées. (Asiles page 41)
Le caractère essentiel des institutions totales est qu’elles appliquent à l’homme un
traitement collectif conforme à un système d’organisation bureaucratique qui prend en
charge tous les besoins, quelle que soit en l’occurrence la nécessité ou l’efficacité de ce
système. (Asiles page 48)
Il est clair que ces sociologues de la fin du XIXe pensent les tatouages comme les stigmates
de tendances maléfiques. La plupart des tatouages répertoriés par le docteur Lacassagne
appartenaient à des soldats condamnés qui les avaient réalisés eux-mêmes. Quelquefois les
incisions étaient faites au moyen d’un morceau de verre cassé, au prix de grandes douleurs et
avec des risques d’infection importants.
Thomas Edison, le célèbre inventeur américain, avait fabriqué une machine à tatouer
électrique, mais sa machine n’a pas eu de succès commercial. La première machine qui
marchait bien fut brevetée en 1891 par Samuel Reilly. PP 9
[Tattoo machines work by using a hollow needle filled with permanent ink. An
electric motor pushes the needle in and out of the skin at a rate of up to 3,000
punctures per minute. The tattoo needle inserts a small drop of ink about 1/8 of an
inch below the surface of the skin each time.]
Les machines à tatouer fonctionnent avec une aiguille creuse remplie d’encre
indélébile. Un moteur électrique entraîne l’aiguille dans un mouvement de va et vient
qui permet de produire jusqu'à trois mille 3000 piqûres par minute. L’aiguille à
tatouer injecte chaque fois une petite goutte d’encre à environ 3 millimètres sous la
surface de la peau.
En principe, ce n’est pas très douloureux et actuellement, avec un tatoueur responsable, il n’y
a que peu risque d’infection. Voici quelques tatouages courants : PP 10, 11.
3 L’Amputisme.
Je vais parler d’une mini-épidémie qui concerne le désir d’être amputé. Le désir de
perdre un membre sain. C’est très bizarre, difficile à concevoir, mais cela existe. De plus, cela
prend la forme d’une véritable épidémie, qui se répand. J’ai évoqué ce sujet ici même il y a
deux ans. Depuis cette leçon, beaucoup d’événements ont eu lieu. Aujourd'hui, cette maladie
– pour autant qu’il s’agisse d’une maladie – a reçu un nom, elle a un sigle, un colloque
annuel, et on lui a même consacré un film de 55 minutes qui passe exactement aujourd’hui le
16 mars, à New York, dans le Festival des Films Underground. PP 12, 13
Le nom est « Body Integrity Identity Disorder » -- Trouble de l’identité de l’intégrité
corporelle.
Le sigle est BIID, en français TIIC
Le colloque s’appelle « The Annual International BIID Conférence » – le quatrième
se tient le 30 avril, 2004, toujours à New York, dans le centre médical de Columbia
University.
Le film s’appelle Whole. (Entier)
Il ne s’agit peut-être pas de folie, mais tout du moins de désirs et de comportements qui, pour
la plupart d’entre nous, paraissent extrêmement étranges.
Commençons avec quelques remarques sur la folie. Il existe des maladies sans cause
neurologique ou physiologique connue, et qui n’apparaissent qu’à des époques et en des lieux
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donnés. Faut-il parler de folie ? J’ai consacré deux livres à deux espèces inhabituelles de folie.
L’âme réécrite porte sur la personnalité multiple, dans Les fous voyageurs, il est question des
fugues. La première grande vague de personnalités multiples a commencé en France dans les
années 1870 (dix-huit cent soixante dix). Le phénomène a réapparu aux États-Unis un siècle
plus tard, et cette « épidémie » de personnalités multiples a culminé vers 1990. Quant au
second syndrome, la fugue ou le voyage aliéné (pathologique), c’est en 1886, à Bordeaux,
qu’il a fait l’objet pour la première fois d’un rapport détaillé. La vogue de fous voyageurs a
connu un sommet, puis s’est éteinte en France, au bout d’environ vingt ans.
Je ne vais pas revenir aujourd'hui sur ces phénomènes : ils me servent simplement de
point de comparaison pour aborder un type de désirs et de comportement très nouveau et très
curieux. Tout au long du dix-neuvième siècle, c’est essentiellement de France et d’Allemagne
que proviennent les diagnostics de nouvelles formes de folie. On pense à Freud, bien sûr, mais
Freud était plutôt un théoricien et un thérapeute. Pour ce qui est de caractériser et d’attribuer
un nom à de nouvelles formes de maladie, la palme revient à Richard von Krafft-Ebing (18401902), l’auteur de Psychopathia Sexualis (1886). Concernant les causes de la maladie
mentale, le modèle sur lequel il s’appuie est la dégénérescence. Il n’avait pas de remède, mais
il avait tout un ensemble de descriptions, souvent puisées au tribunal. À lui seul, son livre a
donné au mot « perversion » sa signification moderne de perversion sexuelle. C’est à la suite
des travaux de Krafft-Ebing que le concept de perversion sexuelle s’est fixé de cette façon
dans notre esprit. On lui attribue souvent la « découverte » du fait que l’homosexualité n’est
pas seulement une maladie, mais que « l’homosexuel » est un type de personne distinct. Il est
important pour nous, parce que nous voulons savoir si une forme nouvelle et déconcertante de
désir et de comportement – le désir d’être amputé – est une perversion sexuelle. Ou peut-être
devrions-nous revenir à un sens plus ancien du mot « perversion », le sens qu’il avait avant
que Krafft-Ebing ne change notre façon de voir les choses.
Comme je le disais, il y a plus d’un siècle, la France et le monde germanophone étaient
le centre principal où l’on découvrait, où l’on nommait, et où on diagnostiquait les nouvelles
maladies mentales. C’était aussi le lieu de prédilection où ces mêmes maladies se
manifestaient. Depuis la deuxième guerre mondiale, les États-Unis ont pris dans ce domaine
une place dominante. C’est bien la preuve que les États-Unis sont un endroit épouvantable,
diront certains. Il est vrai que la « nouvelle forme de folie » qui nous occupe aujourd’hui est
essentiellement un phénomène américain. Pour vous donner une idée de ce que c’est que
d’avoir une telle obsession, je m’appuierai sur un texte français trouvé sur Internet. C’est une
déclaration de trois pages, très émouvante, écrite par un certain Philippe Michel. Mais
Philippe Michel, qui recherche la compagnie de personnes qui partagent ses goûts, est
condamné à se trouver des amis aux États-Unis, ou un peu plus près, dans un club londonien,
le « Outsider’s Club ». ( Le mot Outsider était le titre choisi en anglais pour traduire le titre du
roman de Camus, L’Étranger.) En fait, la Grande-Bretagne s’est montrée assez accueillante
pour ces groupes de gens partageant certains désirs et certains comportements. Plus
accueillante que l’Amérique puritaine, où ils n’ont pas de reconnaissance officielle. En
Angleterre, la BBC a même réalisé un important documentaire télévisé sur ce sujet. Le
chirurgien qui pratique le plus ouvertement des amputations sur les gens qui le demandent
travaille en Ecosse. C’est le docteur Robert Smith. PP. En 2000 il a publié, avec un coauteur
dont je parlerai plus tard, le premier livre sur le sujet de l’amputation volontaire,
Apotemnophilia. PP 14Néanmoins, le phénomène reste surtout américain, et il est florissant
grâce à l’Internet. Les nouveaux noms – des néologismes – donnés aux nouveaux types de
personnes en rapport avec l’amputation sont américains, et ce sont ces noms qui sont utilisés
dans le texte français de Philippe Michel. Mais depuis il l’écrit, le nom quasi-anglais
« devotee » est remplacé par un nom quasi-français, « fervente ».
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J’ai dit que le texte français provient d’Internet et que le syndrome est florissant grâce à
Internet. C’est un point très important. En effet, on peut penser qu’il s’agit de l’une des
premières maladies inséparables d’Internet – pour autant qu’on puisse parler de maladie. C’est
en tout cas l’un des premiers cas où un type de désir et de comportement profondément
déviant ou profondément inhabituels se trouve favorisé par Internet et ne serait sans doute pas
possible, ou n’aurait pas la même extension, sans Internet.
J’ai parlé d’une nouvelle forme de désir : en fait, je vais en décrire deux. L’une, en
réalité, n’est pas si nouvelle, et semble très proche de beaucoup de fétichismes décrits par
Krafft-Ebing. Certaines personnes ont une attirance sexuelle pour les gens qui ont perdu un
membre, ou à qui sont infirmes de naissance. Krafft-Ebing, qui a recueilli toutes sortes de
témoignages, a mentionné une conférence faite par un médecin anglais nommé Lydston. Ce
médecin décrivait un homme qui avait une liaison avec une femme amputée d’une jambe. À
la fin de cette liaison, il est tombé amoureux d’une autre femme qui avait-elle aussi perdu une
jambe. Remarquez que selon la définition habituelle, on pourrait dire que L’homme de
Lydstone avait des goûts inhabituels, mais pas qu’il s’agit d’une perversion. Voici la
définition du Petit Robert : PP 15
Perversion sexuelle : tout comportement qui tend à rechercher habituellement la
satisfaction sexuelle autrement que par l'acte sexuel « normal », défini comme
accouplement hétérosexuel entre partenaires d'âge sensiblement équivalent (bestialité,
exhibitionnisme, fétichisme, gérontophilie, homosexualité, masochisme, nécrophilie,
ondinisme, pédophilie, sadisme, urolagnie, voyeurisme, zoophilie, etc.).
L’homme de Lydston, avait des relations hétérosexuelles avec des partenaires d’âge
sensiblement équivalent. La seule différence, c’est que, alors que moi, par exemple, je peux
être attiré par des femmes plutôt grandes et assez minces, lui était attiré par des femmes qui
avaient perdu un membre.
Perversion est un mot ancien qui vient du latin. Il porte beaucoup de connotations
religieuses : « Pervers », dit le dictionnaire, qualifie un personnage qui est porté à faire du
mal, d’abord dans le langage religieux. Le mot n’a pris son sens moderne de la sexualité
qu’au temps de Krafft-Ebing. Aujourd’hui on préfère un terme plus neutre, et sans
l’implication de vice et de mal.. Le mot choisi par les psychologues est « paraphilie ».
« Para » du grec, « à coté de » : on veut parler sans porter du jugement moral de l’amour à
coté des formes de l’amour les plus courantes. Mais en générale, il ne suffit pas de changer de
nom pour faire disparaître le jugement moral. Par exemple, il y a un « Centre de Paraphilie »
au sein du Centre de Santé Mentale de Charleroi, qui précise, sur son site Internet, qu’« une
équipe vise à prendre en charge les paraphilies et divers aspects de délinquance sexuelle,
essentiellement dans une optique de prévention. »
Le Petit Robert dresse une liste de treize perversions. Il existe une liste des paraphilies
qui incluent ces treize, mais avec cent huit de plus. Il y a par exemple l’arachnephilia, une
paraphilie où un partenaire à besoin d’excitation préliminaire avec les araignées.
« Perversion » est un mot ancien qui porte une connotation négative et est associé à un
mal. « Fétichisme », en revanche, est un mot dont l’histoire appartient au colonialisme
européen. Il est dérivé bien sûr de « fétiche », qui comme l’avoue sans ambages le Petit
Robert, est le : PP 16
Nom donné par les Blancs aux objets de culte des civilisations dites primitives.
Pour plus de détails, on peut rappeler que le mot a été employé pour la première fois dans ce
sens par Charles de Brosses (1709-1771), pour désigner un type de religion africaine. Mais
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Krafft-Ebing a retiré la question des fétiches aux peuples coloniaux pour en faire un problème
d’européens pervers. Et cela nous donne la définition suivante :
Fétichisme : Perversion sexuelle dans laquelle la satisfaction sexuelle est recherchée par
le contact ou la vue de certains objets normalement dénués de signification érotique.
Fétichisme du pied, de la chaussure. (Petit Robert)
Dans cette affaire, ce sont toujours les même noms qu’on retrouve. C’est Alfred Binet qui a
introduit le mot en français vers 1900. Mais c’est à Krafft-Ebing, comme je l’ai dit, que l’on
doit ce concept psychologique. Marx, on s’en souvient, a fait encore un autre usage du mot en
parlant du « fétichisme de la marchandise », l’illusion qui fait apparaître la valeur d’échange
des marchandises comme le résultat de leur rapport entre elles, alors qu’elle résulte d’un
rapport des hommes entre eux.
Devons-nous dire que l’homme de Lydstone, l’homme attiré par les femmes ayant perdu
une jambe, était fétichiste ? Selon la théorie standard du fétichisme, les fétichistes de sexe
masculin sont des hommes qui craignent d’être rejetés par les femmes, et qui focalisent alors
leur désir et leur excitation sur des objets tels que les chaussures ou d’autres éléments
vestimentaires féminins. Aucune théorie de ce genre ne s’applique à L. Il semble, comme
nous allons le voir, que certaines personnes partageant ses goûts ont l’impression de jouir
d’une supériorité, de pouvoir dominer plus facilement les femmes qui sont « handicapées» par
la perte d’un membre. Mais il n’y a aucune raison de penser qu’il s’agit là d’un ressort
commun à toutes les personnes qui ont cette attirance vis-à-vis de personnes du sexe opposé,
ni, à plus forte raison, dans le cas de relations homosexuelles.
Dans un article publié en 1983, l’auteur passe en revue la littérature médicale pour
trouver des cas de ce genre, ainsi que des cas de personnes qui veulent se faire amputer. Le
sous-titre de l’article était : « le handicap comme préférence sexuelle ». En 1983, on ne
trouvait pratiquement rien sur ce sujet, ni dans la littérature médicale, ni dans la littérature
« underground ». Certainement, il n’existait pas un type de personne attiré par les personnes
amputées. Mais ce type de personne existe aujourd’hui, et il existe un vocabulaire nouveau :
deux mots qu’on trouve dans le français courant, et deux mots américains importés en
français. PP 17
•
Amputé : au sens ordinaire, mais avec une nouvelle connotation de désir – désir pour
les amputés ou désir d’être amputé.
•
Wannabe ou Aspirant: (want to be : littéralement « veut-être ») – une personne qui
souhaite être amputée, qui a l’impression qu’elle n’est pas complète (pas entièrement
elle-même) si elle n’est pas amputée.
•
Devotee ou Fervent): quelqu’un qui est émotionnellement ou sexuellement attiré par
les amputés. Le mot évoque sans doute l’idée qu’on est « voué » ou « dévoué » aux
amputés.
•
Pretender : une personne qui simule un handicap ou l’absence d’un membre (par
exemple en repliant une jambe et en marchant avec des béquilles)
•
Valide : une personne qui a toute son intégrité physique et qui n’est pas fervent.
Les définitions qui se trouvent dans le livre de M. Furth et le docteur Smith sont assez plus
compliquées, voire presque impossible de comprendre.
Ici, les mots sont vraiment importants. Voici une personne qui dit avoir « récemment
découvert qu’elle était une wannabe » : PP 18
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Je suis une femme normale, jolie, très active. J’ai toujours eu le sentiment que
quelque chose en moi n’allait pas du tout – jusqu’à ce que j’apprenne que ce que je
ressentais avait un nom.
Bien entendu, ce sont les wannabe ou aspirants qui nous intéressent ici. Mais nous devrions
remarquer pour commencer qu’ils relèvent d’une culture plus large, tournée vers l’amputation
ou « l’amputation naturelle », c’est-à-dire le fait d’être né avec un ou plusieurs membres en
moins. Depuis ma leçon sur l’amputisme il y a deux ans, il y a une organisation pour les
ferventes, Overground, « Destiné à fournir support et information à ceux d’entre nous qui sont
attirées par les personnes handicapées ». Son site web est une source excellent des
renseignements de toutes sortes, disponibles dans les deux langues, anglais et français.
Comme pour beaucoup de sous-cultures parallèle, c’est un sujet que peu d’entre nous
sont susceptibles de connaître. J’en ai entendu parler pour la première fois lorsqu’un certain
Carl Eliot m’a téléphoné à l’improviste. Il avait lu mon livre Les fous voyageurs, et pensait
qu’il pouvait y avoir un rapport entre l’épidémie de fugue que j’y décrivais et l’épidémie de
désir d’amputation dont il avait eu vent. En décembre 2000, il a publié un article dans un
magazine un peu intellectuel, disons un analogue du Nouvel Observateur. Depuis, il y a eu un
grand nombre de présentations de ce phénomène dans la presse et à la télévision américaine.
Ce sont des présentations très répétitives et qui se limitent généralement à un simple
voyeurisme. Cela passe à l’Europe : ce week-end il y aura une telle émission en Suisse.
Plus récemment Carl Elliot a publié un livre dont un chapitre traite de l’amputisme –
Better Than Well— (Mieux que bien). Le thème est que les Américaines du vingt-et-unième
siècle ne sont pas content d’être sain, ils veulent quelque chose mieux. Pour les amputées, leur
corps sans un membre est mieux que leur corps sain et complet.
C’est donc Elliot qui a porté le phénomène sur la place publique. Son premier article
portait le titre suivant : « une nouvelle façon d’être fou ». Ce n’est pas Eliot qui a choisi ce
titre, mais il ne l’a pas non plus refusé. L’article et son titre ont suscité la fureur des devotees,
des aspirants, et de quelques personnes soucieuses de political correctness. Ce qu’on apprend
dans cet article, c’est qu’il y a des gens qui disent qu’ils ont besoin qu’on leur retire un
membre ou une partie de membre pour se sentir complets, selon leurs propres termes. Les
premières opérations de ce type ont sans doute été pratiquées en Écosse. Elles ont été réalisées
à des fins thérapeutiques, dans un hôpital réputé, par le docteur Robert Smith, un chirurgien
qualifié. Ce chirurgien ne les a pas été tenues secrètes, bien qu’elles aient suscité de grandes
inquiétudes auprès de ses collègues et des autorités médicales. La BBC a abondamment
couvert ce sujet à la télévision, avec des interviews d’un grand nombre d’experts. Inutile de
préciser que des amputations ont également été pratiquées par des personnages beaucoup plus
obscurs et ambigus, comme ce chirurgien américain à qui les autorités médicales avaient
interdit l’exercice de la médecine, et qui sévissait dans les villes de la frontière mexicaine.
Cela évoque les avortements clandestins des époques les plus sombres : mêmes circonstances
épouvantables, mêmes conséquences fatales. Philip Bondy, Un homme de quatre-vingts 80
ans a été opéré à Tijuana, à la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Il est mort deux
jours plus tard dans une chambre de motel. Un tribunal de San Diego, en Californie, a jugé le
médecin coupable de meurtre. Cette affaire au parfum de scandale, ajoutée à l’article d’Elliot,
a certainement contribué faire de l’obsession pour l’amputation un sujet familier à tous les
lecteurs de faits divers.
Il y a un autre élément curieux dans cette affaire. Lors du jugement, il est apparu
qu’un nommé Gregg Furth, un ami de Bondy, lui avait téléphoné après l’opération, et l’avait
trouvé exalté et euphorique. En même temps, il n’avait pas l’air d’être en grande forme. Furth
prend l’avion pour San Diego, et vient le rejoindre à son hôtel. Le lendemain matin, il trouve
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son ami mort de la gangrène. On en apprend alors davantage sur Furth : lui aussi est un
aspirant. Lui et Bondy se connaissaient depuis 26 ans. Ils se sont rencontrés par le biais d’un
groupe partageant le même centre d’intérêt. Furth lui-même avait tenté par deux fois de se
faire amputer au Mexique. La première fois, le chirurgien s’était rétracté au dernier moment,
et la deuxième fois, c’est Furth qui avait fait marche arrière au dernier moment.
Furth est un psychanalyste jungien réputé de New York. Il travaille avec des enfants
perturbés et des enfants incurables en phase terminale. Une bonne part de sa thérapie consiste
à dessiner ce qu’ils pensent et qu’ils imaginent. Il a publié un livre sur ce sujet (The Secret
World of Drawings, a Jungian Approach to Healing through Art = Le monde secret des
dessins : une approche jungienne de la guérison par l’art).
On a reparlé de Furth quelques mois plus tard. Il avait entendu parler du docteur
Robert Smith, le chirurgien écossais qui pratique des amputations. Une opération avait été
prévue, mais à ce moment là, Smith avait très mauvaise presse. Les journaux eurent vent de
l’opération qui devait avoir lieu, et en firent les gros titres. Dès lors, aucun hôpital n’aurait
accepté de servir de théâtre à cette opération. Furth et Smith devinrent très liés. Ils écrivirent
ensemble un livre intitulé Apotemnophilia.
Ce n’était pas un coup d’essai pour Furth. Toutes les publications, scientifiques et
populaires confondues, renvoient au docteur John Money comme auteur du premier article
scientifique sur ce sujet, et comme l’homme qui a donné un nom à ce phénomène. On attribue
généralement cet article à « Money et alia ». Vous trouvez la référence complète sur notre
bibliographie. Les auteurs sont « Money, John, R. Joris et Gregg Furth »
Fait extraordinaire, les maladies ont toujours leurs partisans. Le partisan d’une maladie
est quelqu’un qui dit qu’il s’agit d’une vraie maladie (quoi qu’ils veuillent dire par là). Les
partisans sont souvent des psychiatres, des psychologues ou des thérapeutes qui traitent ces
maladies, qui pensent connaître les bons critères de diagnostic ou qui pensent avoir un bon
traitement. Il peut s’agir aussi de personnes qui ont la maladie en question, ou qui disent
l’avoir. Il peut s’agir aussi de membres de la famille qui veulent obtenir des aides pour leurs
proches. Lorsque la maladie est reconnue comme maladie mentale, les partisans vont
demander davantage d’aides pour les patients, une meilleure couverture de la part de la
sécurité sociale ou des assurances, et plus de respect pour les personnes qui souffrent. Mais la
première étape consiste à convaincre le corps médical qu’il s’agit d’un trouble mental qui
mérite d’être reconnu, diagnostiqué et soigné. Les partisans militent pour cette maladie.
Il y a par exemple eu un lobbying colossal en faveur des personnalités multiples. Il a
remporté une victoire aux États-Unis en 1980, lorsque la maladie a été reconnue et inscrite sur
la liste des troubles mentaux répertoriés par le Manuel de l’Association psychiatrique
américaine, le célèbre DSM. Après quoi, ses partisans pouvaient dire : « vous voyez bien que
c’est une vraie maladie, puisque c’est un diagnostic officiellement répertorié ». Ils se
gardaient bien de rappeler que c’était leur lobbying qui en avait fait un diagnostic officiel.
Il pourrait se produire quelque chose d’analogue avec l’amputation. Nous lisons que «
Michael First, un psychiatre de l’Université de Columbia, et un contributeur de la quatrième
édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) de l’Association
des psychiatres américains, a entrepris une recherche pour déterminer si l’apotemnophilie,
doit être incluse dans la 5e édition du DSM ». Premier problème, le nom est laid et difficile à
souvenir. Les auteurs même du livre Apotemnophilia, M. Furth et le docteur Smith, disent
que :
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« Le nom a besoin d’être remis à jour. Il est difficile, et peu convenable pour l’ensemble
de symptômes qui définit ce syndrome. Les professionnels sont actuellement en train de
travailler à établir un nom plus juste. »
Alors, nous avons actuellement « Body Identity Integrity Disorder » BIID, en français TIIC,
Trouble de l’identité de l’intégrité du corps. Et voilà. Au troisième meeting du colloque
annuel sur le TIIC, qui prend lieu à l’Université de Columbia le 6 juin 2003, le premier
intervenant c’est le docteur First, et le deuxième c’est le docteur Smith.
[Et d’ores et déjà, le docteur « Katherine Philips, psychiatre à l’hôpital de Butler, Rhode
Island, estime que jusqu'à une personne sur cinquante peut avoir ce trouble, la plupart étant
des hommes et des femmes qui ont entre trente et quarante ans. » Prenons cette affirmation
au sérieux pour un instant. Si 2% de la population totale souffre du désir d’être amputé, et la
plupart ont entre 30 et 40 ans, il suit que 10% des gens qui ont entre 30 et 40 ans ont ce désir
d’être amputé !]
Moi, j’aime beaucoup les noms de l’argot, wannabe et devotee, aspirant et fervent. Ici
les individus qui sont classés ont choisi les noms de leur type eux-mêmes. Ils ont le
contrôle de leur classification ! Mais les psychiatres veulent des noms plus professionnels,
plus scientifiques. Ils veulent maîtriser la maladie. Si on a besoin des tels noms, je préfère la
suggestion très directe d’un médecin allemand, le docteur H. G. Wenig, qui parle, en
allemand, simplement d’amputismus – « amputisme ». Mais c’est trop simple, trop direct,
pour les psychiatres-lobbyist américaines.
Les noms ont des conséquences. Ils impliquent que les aspirants et les fervents souffre
de deux sous-espèces d’une espèce de trouble mental. Cela n’est pas si clair. Il est possible de
penser que la plupart des fervents doivent être considérée comme des fétichistes. Donc on doit
verser leur cas au dossier s des paraphilies, ou simplement des perversions. Et on peut
prétendre que les aspirants, avec leur désir de modifier leurs corps, ne souffrent pas d’une
maladie mentale. Ils souffrent oui, d’un désir assez fort, mais ce n’est pas une maladie. Et
voici une autre possibilité encore – tous les vrai fervents sont au fond les wannabes, les
aspirants. Je cite le témoignage de Philippe Michel : PP 15
Ce qui m'amène à parler des wannabee, qui ont ce désir d'être ou de devenir comme la
personne désirée. C'est un peu l'ultime degré du devotisme, mais peut être aussi la
source, le départ du phénomène. Je pense personnellement que tous les devotees sont à
la base des wannabees, avec un niveau de conscience plus ou moins révélé, à un niveau
de désir plus ou moins évolué et élevé…Je pense que l'on peut naître et venir au monde
avec une telle sensation ; de ne ressentir qu'une partie de son corps, de le percevoir
autrement que vu.
Mais attention. En France L’assurance maladie et l’assurance sociale est prête. Le contentieux
des accidents à un assuré sociale dit, dans son livre de règles, que
En cas de faute intentionnelle de la victime(amputation volontaire ou tentative de
suicide) entraîne une suppression totale de tout droit à l’indemnisation, si le caractère
est prouvé.
5 Une maladie mentale passagère ?
J’ai parlé de l’article de Carl Elliot. Il a réagi à la lecture de mon livre Les fous
voyageurs, et pense que les analyses que j’y développe pourraient s’appliquer à l’amputisme.
Le sous-titre de mon livre est réflexions sur la réalité des maladies mentales passagères. En
parlant de maladie mentale passagère, je ne vise pas une maladie qui affecte une personne
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pendant un moment, et qui passe ensuite, ou une maladie qui est guérie par le passage du
temps. Je veux parler d’un type de maladie qui n’apparaît qu’en certains lieux et à certaines
époques, et qui disparaissent ensuite. La grande hystérie sur laquelle travaillait Jean Martin
Charcot dans les années 1870 est une maladie passagère, au sens que je viens d’indiquer. J’ai
proposé l’idée que les troubles de la personnalité multiple sont passagers, qu’ils ont connu des
pics de fréquence dans les années 1880 (dix huit cent quatre vingt) en France, et dans les
années 1980 (dix neuf cent quatre vingt) aux États-Unis. J’ai suggéré également que le trouble
répertorié comme hyperactivité et déficit d’attention puisse également être une de ces
maladies mentales passagères. L’anorexie, qui est plus fréquente en Argentine que dans toute
autre partie du monde, a des caractères analogues, s’épanouissant uniquement à certaines
époques et en certains lieux. L’histoire qui est au cœur de Les fous voyageurs fait référence à
une épidémie de voyages aliénés, ou de fugues, que je tiens pour exemplaire. Cette épidémie
s’est répandue sur l’Europe continentale, en partant de Bordeaux, en 1886. Puis elle s’est
évanouie dans les années qui précèdent la Grande Guerre.
Je ne suis pas convaincu qu’il faille considérer l’auto-amputation comme une maladie,
mais certaines analyses de Les fous voyageurs pourraient s’appliquer à ce phénomène. J’ai
proposé l’idée que les troubles mentaux passagers ont besoin d’une « niche écologique » qui
leur permet de survivre, de croître et de s’épanouir. J’ai caractérisé ces niches par un certain
nombre de « vecteurs », dont le plus curieux se situe entre les deux pôles du vice et de la vertu
– les vertus qui sont prisées dans la société concernée à l’époque considérée, et les vices qui
sont craints. Par exemple, l’épidémie de fugue s’est produite au moment même où le tourisme
de masse des classes moyennes connaissait un formidable développement (avec voyages
organisés, clubs cyclistes, centres de villégiature, et cartes postales à envoyer depuis son lieu
de vacances). On admirait beaucoup le tourisme, on l’enviait, on le recherchait. Une vertu. À
la même époque, on voit se développer une crainte très vive du vagabondage. En France, on
adopte des lois drastiques à ce sujet en 1885, l’année qui précède la vague des fugues. Cela
traduit la grande peur du vagabondage, le vice. Est-ce qu’on retrouve une opposition analogue
entre vertu et vice, dans le cas de la vague actuelle de la sous-culture liée à l’amputation ? A
l’évidence, l’aspect vertueux concerne la très grande publicité donnée aux transplantations
d’organes, qui sont présentées comme une avancée thérapeutique considérable – une vertu.
Coté peur du vice, on a les opérations qui permettent de changer de sexe. Changer de sexe
apparaît toujours comme un affront fait aux bonnes mœurs. C’est une chose qui fait peur, et
les gens « normaux » qui rencontrent par hasard ce monde des transsexuels sont souvent très
choqués de ce qu’ils y voient. Quelle est la niche écologique dans laquelle se développe
l’amputisme ?
PP 16 Une niche écologique a quatre vecteurs principaux que j'appelle ici taxinomie
médicale, polarité culturelle, observabilité et désir d'évasion. Le plus intéressant est le vecteur
de la polarité culturelle. Je n'entends rien de technique par le terme de vecteur, qui a son
origine dans la mécanique et est également utilisé en épidémiologie. Je le prends ici comme
une métaphore. Elle a la vertu d'évoquer différents types de phénomènes agissant de façon
différente, mais dont la résultante peut être une niche permettant le développement d'une
maladie mentale. Ici je fais la comparaison entre ce que j’ai dit sur la fugue, et ce qu’on peut
dire sur les aspirants, ou l’auto-amputisme.
Taxinomie médicale. La fugue entrait dans une taxinomie en tant qu'hystérie, ou en tant
qu'épilepsie, ou encore sous les deux labels. Elle ne délogea pas les systèmes existants de
classification. Mais elle invitait à la controverse : dans quelle section de la taxinomie existante
la fugue devait-elle entrer ? Cette question rendit la fugue intéressante sur le plan théorique
pour les médecins et les aliénistes de l'époque. C'est le vecteur « taxinomie médicale » de la
niche de la fugue. Comparons avec l’auto-amputisme. Il y a actuellement un débat parmi les
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psychiatres qui travaillent sur la 5e édition du DSM. La majorité soutient que l’autoamputisme est une sous-espèce du Trouble de dysmorphie corporelle. Les patients souffrant
de ce trouble dysmorphique sont obsédés par leur corps, qu’ils trouvent grotesque ou anormal
même s’il est parfaitement normal.
D’autres chercheurs considèrent que l’apotemnophilie (l’amputisme) fait partie d’un
groupe de pathologies qu’ils appellent des handicaps factices (Factitious Disability Disorder,
plus connus sous le nom de syndrome de Munchausen). Les gens atteints de ces pathologies
ont une compulsion à vouloir être considérés comme malades ou déficients, et sont
susceptibles de se livrer à des pratiques dangereuses.
D’autres chercheurs encore considèrent l’apotemnophilie (amputisme) comme une
forme de paraphilie – c’est-à-dire de désir ou de comportement sexuel bizarre.
Polarité culturelle. La fugue se tenait exactement entre deux phénomènes sociaux qui
occupaient une grande place dans la conscience de l'époque: le tourisme romantique et le
vagabondage criminel, l'un vertueux, l'autre vicieux. L'un et l'autre étaient très importants
pour les classes moyennes, parce que le premier était synonyme de plaisir, de loisir et de rêves
d'évasion, tandis que le second évoquait la peur des bas-fonds. Aussi la fugue, en tant que
phénomène, ne concernait-elle pas les gens ordinaires, qui ne se lançaient pas dans des
voyages impulsifs et dépourvus de sens, les gens capables de contrôler leurs rêves ou de se les
offrir. C'était une option localisée pour les moins fortunés entre l'abondance et le crime. C'est
le vecteur de polarité culturelle. Je ne dis pas que les fugueurs sont conscients de ces deux
pôles de vertu et de vice. Je dis que dans le cercle plus large de la société, le tourisme et le
vagabondage sont des valeurs culturelles très importantes.
Quel est l’aspect vertueux de l’auto-amputisme pour la société ? Je suggère comme
réponse la transplantion des organes. Quel est le vice ? Les opérations qui font changer de
sexe, qui restent effroyables pour la plupart des gens ordinaires.
Observabilité. Dans le cas de la fugue, un puissant système de surveillance et de
détection était en place. Les fugueurs français devaient avoir des papiers s'ils voyageaient
loin. Ils étaient systématiquement contrôlés s'ils désertaient ou ne répondaient pas à l'appel.
On ne pouvait pas simplement vagabonder dans toute l'Europe sans être remarqué par les
autorités. Pour qu'une forme de comportement soit considérée comme un trouble mental, il
faut qu'elle soit étrange, perturbante et remarquée. C'est le vecteur d'observabilité de la niche
de la fugue.
Et pour l’auto-amputisme ? Ce trouble était presque invisible. Maintenant, sur Internet,
on tape des mots comme « aspirant », « amputé » etc., et on trouve des liens. Internet est
essentiel pour que les aspirant puissent s’affirmer, gagner une confiance en eux-mêmes, mais
il les rend visible.
Évasion. La fugue était une invitation au voyage pour une classe particulière, à savoir
des hommes pourvus d'un travail stable et d'un certain degré d'indépendance. Leur revenu et
l'existence d'un foyer les maintenaient du côté du voyage d'agrément. La fugue était un espace
dans lequel des hommes déviants, ayant la liberté à portée de la main et pourtant enfermés,
pouvaient s'échapper. C'est le vecteur d'évasion de la niche de la fugue.
Dans le cas des aspirant, les métaphores d’évasion sont très communes – ceci n’est pas
mon corps, je dois m’en échapper.
Si étonnant que cela paraisse, la structure des deux niches écologiques, l’une pour la
fugue et l’autre pour l’amputisme, sont très semblables.

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