Madébé Georice Bertin - pug

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Madébé Georice Bertin - pug
ENONCIATION ET SUBSOMPTION. DES PROBLEMATIQUES A L’ANALYSE
DES CONFIGURATIONS DU SENS DANS UN EXTRAIT DE TEXTE
D’UN JOUR DE GRAND SOLEIL SUR LES MONTAGNES D’ETHIOPIE
Georice Bertin MADEBE
Cenarest – Libreville
(GABON)
Résumé :
Des écrivains comme Pius Ngandu Nkashama ont produit des œuvres qui s’inscrivent
dans la dynamique des mutations ou de ruptures littéraires africaines. En effet, son roman Un
jour de grand soleil sur les montagnes d’Ethiopie fait subir à l’énonciation et au schéma
classique de la narration dans le roman africain de fortes mutations, au point que le lire
devienne un exercice complexe. L’approche sémiotique narrative et discursive se heurte aussi à
la nature de son organisation narrative. Si la méthode sémiotique narrative ne rend que
partiellement la pertinence sémantique de ce roman, le recours à la sémiotique énonciative et
discursive pousse la présente contribution à analyser les avancées de la théorie sémiotique afin
de mettre en phase corpus et méthode d’analyse. Partie de ce recadrage méthodologique, celle-ci
s’emploie à montrer que le code énonciatif à l’œuvre dans Un jour de grand soleil sur les
montagnes d’Ethiopie est une énonciation seconde ou parallèle dont la signification implique
l’activité perceptuelle et sémiotique du corps. Ce que l’on désigne alors par subsomption est
véritablement cette énonciation dont l’instance sémiotique est le corps. Cet article, en analysant
les figures sémiotiques du discours littéraire de Pius Ngandu Nkashama, tente de cerner ce
qu’est la subsomption à travers une mise en discours typique au roman de cet écrivain.
Mots clés :
Enonciation, discours, passion/passionnel, perception, sensible, sémiotique, signification,
subsomption, tension/tensif.
Abstract :
Writers such as Pius Ngandu Nkashama produced works related to dynamic changes or
African literacy ruptures. His novel, Un jour de grand soleil sur les montagnes d’Ethiopie,
brings relevant mutations in the field of enunciation and in classical image of narration of
African novel. This makes reading a complex exercise. The narrative semiotics and discourse
approach meet obstacle in its narrative organization. Because the narrative semiotics method
only give a partial semantics relevance of the novel, it is the enunciation and semiotics
discourse approach that brought the present article to analyse the development of semiotics
theory in order to aligned corpus and analytic method. The methodological focus thus define,
this paper will demonstrate that the enunciation code found in Un jour de grand soleil sur les
montagnes d’Ethiopie is a secondary or parallel enunciation where meaning implies perceptive
activity and semiotics of the body. Thus, what is called “subsomption” – degree of emotional
discourse- is in fact the enunciation from which the semiotic subject is the body. This article, by
analysing semiotic figures of literacy discourse of Pius Ngandu Nkashama tries to understand
the author through his chosen discourse procedures.
Key Words:
Enunciation, Discourse, Passion, Perception, Sensitive, Semiotics.
Introduction
Ces dernières années, l’analyse du texte littéraire africain a connu d’extraordinaires
développements. Partie des lectures ethno-anthropologiques des productions littéraires du début
du XXème siècle, cette analyse s’est spécialisée au fil du temps. Ainsi à partir des années 1960
s’est progressivement imposée une critique militante fondée sur la réception historique, sociale
et politique du texte littéraire africain. Il est presque indéniable d’affirmer aujourd’hui, sans
trop courir le risque de se fourvoyer, qu’à partir des années 1970 émerge une critique littéraire
africaine, à côté d’une critique africaniste relativement héritière de la critique militante de la
décennie précédente. Si les travaux des universitaires africains de cette époque sont globalement
inspirés des concepts et des méthodes structuralistes dans une orientation qualifiée par
Mohamadou Kane de mimétique 1, on peut dire que, parmi ces travaux, il n’existeraient pas de
publications proprement sémiotiques, que l’on puisse couramment citer, comme l’on se
réfèrerait aux ouvrages d’autres champs en sciences humaines, à l’exemple de Sociologie du
roman africain de Sanday Ogbonna Anozie 2, Léopold Sedar Senghor : Négritude ou servitude ?
De Marcien Towa 3, etc. Il est vrai qu’en cette période, en France précisément, cette discipline
cherchait encore à conforter un statut scientifique controversé, mais que les publications
d’Algirdas-Julien Greimas s’employaient à affermir.
Si aujourd’hui la sémiotique apparaît dans les programmes d’enseignement des
universités africaines, il ne demeure pas moins que quelques ouvrages publiés dans le champ
critique littéraire africain ne la concernent que très peu. Pourtant, le champ de recherche
délimité par la littérature africaine gagnerait à découvrir ses méthodes. En effet, ouvrir le corpus
subsaharien à d’autres méthodologies aboutirait à une inévitable réarticulation des significations
en cours, qui sont véhiculées par les « faiseurs de thèses », la critique institutionnelle
francophone et les acteurs centraux du champ, etc. Parvenir à valoriser les autres sémantismes
de cette littérature en la mettant au contact d’autres approches ne peut que déboucher sur la
réappropriation de sa richesse (ou de ses sémantismes).
Si cette contribution ne fait pas de cette fin un objectif, il ne reste pas moins que son but
est de produire, ici, une première réflexion sur un des ouvrages d’un auteur africain rarement
étudié, Pius Ngandu Nkashama ; notamment en raison de la complexité réputée de la texture
littéraire de ses romans souvent mis au ban par les spécialistes de la critique africaine 4. Celui
qui nous intéresse s’intitule Un jour de grand soleil sur les montagnes d’Ethiopie 5. Nous
n’envisageons qu’en analyser, ici, un extrait de texte suffisamment représentatif de la structure
énonciativo-narrative de l’ensemble de l’œuvre. Le titre retenu, « Enonciation et subsomption.
Des problématiques à l’analyse des configurations du sens dans un extrait de texte d’Un jour de
grand soleil sur les montagnes d’Ethiopie », trouve-là sa justification.
Ainsi ce titre est-il mis en rapport avec la thématique de la mutation de la littérature
africaine observée ces dernières décennies. Si celle-ci pose le problème de la réappropriation de
son sens, c’est qu’elle enjoint nécessairement à une réévaluation des outils méthodologiques et
à une réadaptation des concepts en cours d’usage. Or répondre à cette exigence suppose, au
minimum, mettre en phase le corpus étudié avec la mutation des concepts et méthodes de la
critique universitaire contemporaine. Cette nécessité implique fondamentalement une
modification profonde du regard porté sur les outils herméneutiques ou méthodologiques
chargés de valoriser les significations de la production littéraire africaine de langue française au
sud du Sahara. Ouvrir ce champ de signification participe aussi de la démonstration opérée par
cette littérature, quant à sa propre capacité à redéployer son parcours, son histoire, ses
esthétismes et les métadiscours qui les accompagnent.
Le recours à la sémiotique répond à ce dessein. En cela, l’objectif visé par cette
contribution est de reconstituer le dispositif énonciatif de l’extrait de texte isolé d’Un jour de
1
Mohamadou KANE, « Sur la critique de la littérature africaine moderne », in Le critique africain et son peuple
comme producteur de civilisation, Colloque de Yaoundé, Paris, Présence Africaine, 1977.
2
Sanday O. ANOZIE, Sociologie du roman africain, Paris, Aubier-Montaigne, 1970.
3
Marcien TOWA, Léopold Sedar Senghor : Négritude ou servitude ?, Yaoundé, Clé, 1971.
4
Signalons, entre autres ouvrages, celui d’Alexie Tcheuyap, Esthétique et folie dans l’œuvre de Pius Ngandu
Nkasama, Paris, L’Harmattan, 1998. En outre, des mélanges consacrés à l’auteur se préparent, du côté de
Kinshasa, sous la direction du Professeur Alphonse Mbuyamba K..
5
Pius Ngandu NKASHAMA, Un jour de grand soleil sur les grandes montagnes d’Ethiopie, Paris,
L’Harmattan, 1991.
grand soleil sur les montagnes d’Ethiopie. L’approche énonciative ici convoquée considérera
l’acte d’énonciation littéraire dans une double perspective. Nous recourrons, en effet, à la
théorie de l’énonciation et à l’analyse sémiotique pour aborder notre corpus. Notre première
préoccupation sera donc de questionner la méthode à adopter ici, de telle sorte qu’elle éclaire
d’abord sur l’actualité des approches sémiotiques du texte littéraire, avant d’être confrontée au
corpus retenu. D’où les deux parties qui articulent la présente contribution. La première
s’intitule « L’énonciation : des problématiques à la méthode ». Elle permettra de mener une
réflexion sur le statut actuel de l’« herméneutique » sémiotique dans le but de donner une
justification heuristique qui fonde notre lecture sémiotique et énonciative de l’extrait de texte
ici considéré. La seconde partie a pour titre : « Enonciation, corps et représentations du sens ».
Elle identifiera, d’abord et brièvement, le cadre général des discours littéraires dans lequel Un
jour de grand soleil sur les montagnes d’Ethiopie peut s’insérer. Elle s’emploiera, ensuite, à
mettre en évidence la texture de l’énonciation et de la signification de notre corpus.
I. L’énonciation : Des problématiques à la méthode
Les réflexions sur l’énonciation sont relativement récentes. Il paraît nécessaire, pour une
étude qui porte sur le concept, d’en faire une brève recension afin de déterminer l’angle
d’analyse à partir duquel le nôtre se réalisera.
En France, linguistes et sémioticiens doivent à Emile Benveniste les premières
réflexions sur la notion. Son ouvrage, Problèmes de linguistique générale 6, introduit en effet le
questionnement. Benveniste y définit l’énonciation comme la réappropriation par le sujet de
l’appareil formel du langage. En d’autres termes, Benveniste voit l’énonciation comme un acte
de langage par lequel le sujet parlant transforme la langue en parole.
Depuis, de nombreuses interprétations de Benveniste ont été exposées. Elles ont évolué
en fonction des contextes et des cultures scientifiques, aussi bien en linguistique qu’en
sémiotique. Par exemple, dans les années 70 à 80, les travaux se sont généralement intéressés à
l’énonciation dans la perspective de l’énoncé, c’est-à-dire des produits de l’énonciation
corrélativement à la problématique de la communication. D’autres travaux ont développé la
notion selon une perspective qui s’intéressait davantage au producteur de l’énoncé. Dans les
deux cas, ce qui était interrogé était un acte d’énonciation privé de dimension empirique ou
phénoménal. Tantôt les énoncés étaient analysés dans une orientation qui établisse les
mécanismes par lesquels ceux-ci produisaient du sens (la sémantique en linguistique ou la
sémiotique narrative), tantôt on les interrogeait du point de vue de celui qui en était le
producteur, dans le but de voir comment ce dernier articulait le la signification et son parcours
(les problèmes de focalisation, du point de vue, de la subjectivité) 7.
Une avancée notoire dans l’appréhension phéno-sémiotique de la notion est aujourd’hui
établie. Le traitement de l’énonciation, que ce soit en linguistique, avec les travaux de Catherine
Kerbrat-Orrechioni, par exemple, ou que ce soit en sémiotique, avec les travaux de Jean-Claude
Coquet, Jacques Fontanille, Jacques Geninasca, etc., oriente généralement les études sur
l’énonciation vers une option interactionnelle qui se préoccupe des relations entre sujet de
l’énonciation et continuum (monde extérieur). Dans le premier cas, Kerbrat-Orrechioni
débouche sur l’examen de la subjectivité dans le langage. Dans le second, cette question est
développée à partir d’une perspective qui dépasse la simple question des marqueurs de la
présence subjective dans les énoncés. L’option choisie, comme nous allons le voir plus avant,
consiste à intégrer la production du langage dans un ensemble phénoménologique, continu et
passionnel, considéré comme un tout sémiotique duquel l’acte d’énonciation se déploie.
Cette brève recension recommande donc d’établir les présupposés qui ont conduit la
sémiotique à réévaluer ses postulats relatifs à l’énonciation. Partie d’une analyse à la fois
logiciste et immanentiste, elle ne s’était intéressée à l’énonciation que du point de vue des
énoncés parce que ce choix lui donnait d’abord la possibilité de stabiliser sa propre méthode
6
7
Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.
Jacques FONTANILLE, Sémiotique du discours, Limoges, Pulim, 1999.
d’analyse du discours (cf. Sémantique structurale 8, Introduction à la sémiotique narrative et
discursive 9). Si la sémiotique se repositionne, à son avantage du reste, par rapport aux
méthodologies de départ, c’est qu’elle veut intégrer, dans sa réflexion actuelle, la part
empirique qu’elle avait exclue. En la matière, la sémiotique des passions de Jacques Fontanille
et Algirdas-Julien Greimas, par exemple, reprend en son compte l’énonciation sous au moins
trois points de vue coextensifs les uns aux autres : un point de vue culturel, un point de vue
phéno-sémiotique qui intègre la dimension sensible de la présence, et un point de vue tensif 10.
Le développement de la sémiotique des passions, et plus généralement, le
développement de la sémiotique du continu connaît aujourd’hui plusieurs extensions,
notamment en raison de la diversité des perspectives étudiées. On peut retenir quatre auteurs
pour mettre en relief cette assertion.
Jean-Claude Coquet entrevoit l’énonciation comme une opération de prise et de reprise
du sujet. Cette perspective amène alors le sémioticien à catégoriser les actants de l’énonciation
en « actant immanent », « actant transcendant », « tiers actant ». Selon que l’actant de
l’énonciation est perçu comme une instance énonciative autonome ou hétéronome, il est alors
défini comme un sujet (opérateur d’assomption) et/ou un non-sujet (sans capacité d’assumer) 11.
Ainsi Coquet pense-t-il l’énonciation en termes de prédication et d’assertion 12.
Les travaux de Jacques Geninasca développent cette thématique sous d’autres
perspectives. En effet, le sémioticien étudie l’énonciation par rapport à l’expérience du sens que
fait le sujet de l’énonciation, indexant cette expérience énonciative à la modalité réalisante du
vouloir. Aussi celle-ci lui permet-elle de discriminer les actants de l’énonciation en sujet
voulant et en sujet voulu, mais en fonction d’une disposition personnelle permettant de
réarticuler ou pas le sens déjà en circulation dans le continuum. Ces identités sémiotiques ainsi
conçues conduisent, par conséquent, à penser l’énonciation en acte comme un procès saisi sous
l’angle des rationalités énonciatives ou modes de saisies du sens. D’un côté se trouve une
rationalité sémantique qui désigne la capacité de l’actant de l’énonciation à s’approprier les
catégories naturelles du sens à travers les grandeurs sémantiques qui se révèlent au moment de
la perception, ou, au moment même de l’énonciation. La rationalité inférentielle, quant à elle,
conduira le même actant de l’énonciation à organiser ce même sens en suivant la logique
sémiotiques des langues naturelles 13. Etc.
Les travaux de Jacques Fontanille, amorcés avec Algirdas-julien Greimas dans
Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme 14, et poursuivis dans d’autres
ouvrages comme Tension et signification 15, Sémiotique du discours 16, etc., semblent, quant à
eux, être à l’intersection de ceux des deux premières perspectives, bien que situés sur le plan de
l’analyse passionnelle et tensive de l’énonciation. Ils aboutissent à une théorie des modes
d’existence du sujet, du sens et des parcours de la signification que fonde un fonction
sémiotique du corps posée au centre du dispositif de l’énonciation comme instance
d’homogénéisation et/ou réunification des deux plans du langage 17.
Si L’énonciation comme acte sémiotique de Joseph Courtés intègre le cadre général de
recherche en sémiotique de l’énonciation et/ou du continu, il ne demeure pas moins que la
8
Algirdas-Julien GREIMAS, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966.
Joseph COURTES, Introduction à la sémiotique narrative et discursive du récit. Méthodologie et application,
Paris, Hachette, 1976.
10
Jacques FONTANILLE, Algirdas-Julien Greimas, Sémiotiques des passions. Des états de choses aux états
d’âmes, Paris, Seuil, 1991.
11
Nous discutons de l’assomption dans les pages suivantes. Ainsi sera introduite la « subsomption », mode de
réalisation du sujet à figure non personnelle.
12
Jean-Claude COQUET, Le discours et son sujet, Paris, Klincksieck, 1989, La quête du sens, Paris, Puf, 1997.
13
Jacques GENINASCA, La parole littéraire, Paris, Puf, 1997.
14
Op. cit.
15
Jacques FONTANILLE, Claude Zilberberg, Tension et signification, Bruxelles, Mardaga, 1998.
16
Jacques FONTANILLE, Sémiotique du discours, op. cit.
17
Op. cit.
9
perspective adoptée s’intéresse à une autre problématique, celle de la relation interlocutive entre
les instances que sont le narrateur et le narrataire. Le discours comme une stratégie énonciative
(épistémiquement ou thymiquement orientée) structure un message (objet sémiotique) pour
susciter une adhésion (un croire) 18. Ainsi l’énonciation oscille-t-elle entre la « manipulation »
du narrateur et la « sanction » du narrataire, entre des « stratégies » et des « contre-stratégies ».
Le champ sémiotique dans lequel se positionne cette réflexion se trouve ainsi
circonscrit. Encore faut-il préciser qu’il ne s’agit pas ici de produire une théorie de
l’énonciation dont l’œuvre littéraire de Pius Ngandu Nkashama servirait de rampe. Il donne au
contraire une orientation générale de notre champ méthodologique sans encore préciser la
méthode. Celle-ci ne sera exposée qu’une fois examinée la problématique du « conflit des
interprétations » sémiotiques, point essentiel qui, in fine, la justifiera.
1.1. Face aux « conflits des interprétations » sémiotiques
La sémiotique littéraire européenne a été, jusqu’aux années 1980, tributaire de
l’influence de l’analyse structurale du récit. Pour Algirdas-Julien Greimas, le postulat de
l’énoncé énonciation selon lequel le sens ne pouvait être perçu que dans un énoncé achevé, clos
et sur lequel devait s’appliquer la théorie narrative du récit, a constitué le point de départ de la
sémiotique littéraire. L’analyse discursive et narrative a ainsi été pensée en termes de parcours,
dont le carré sémiotique reconstitue le sens profond du récit à travers une mise en relation
polémique des figures du contenu. Pour cette approche sémiotique, le texte littéraire ne peut être
sémantiquement pertinent que parce qu’il traite des tensions actantielles sur fond de dynamique
transformationnelle (situation initiale Vs situation finale), que la théorie narrative de Greimas
montre comme consubstantielle à la formation immanente du sens 19.
Le corpus africain des années 1960 illustre cette approche du sens. Dans Les bouts de
bois de dieu, la confrontation Bakayo Vs Dejean, et plus généralement Ouvriers Vs Direction de
la Société des chemins de fer Dakar-Niger relèvent de cette dimension polémique que le carré
sémiotique ordonne en tenant compte des contrariété, contradictions et de leurs deixis
subcontraires (les Blancs complices des Noirs et les Noirs complices des Blancs, etc.). Ici, le
sens devient, a posteriori, le résultat d’une reconstruction qui participe d’une mise en relation
intelligible des séquences narratives et de leurs isotopies dominantes. Le sémioticien se donne
alors pour objectif de les lire ou de les interpréter selon un parcours de la signification que l’on
pourrait qualifier de descendant, la clôture du récit déterminant l’analyse sémiotique et la
formation d’hypothèses théorico-empiriques.
L’accès au sens narratif est ainsi conditionné par une idée force : la schématisation du
récit présentée comme un parcours génératif ; c’est-à-dire une catégorie sémiotique à laquelle
le niveau linguistique fait correspondre des figures du contenu (les actants, les axiologies, les
topologies, les thèmes, les temporalités) ; des figures traitées au niveau discursif de manière à
ce que les séquences qui les mettent en syntaxe produisent de la signification ou du sens
narratifs.
Depuis les années 1970 et, de façon plus décisive, depuis les années 1980 20, on assiste à
une mutation des techniques narratives en cours dans le champ littéraire africain. La
reconceptualisation de la narrativité littéraire du roman subsaharien de langue française, de ces
dates à nos jours, ne va pas sans conséquence dans l’appréhension sémiotique du sens de cette
production littéraire. Les publications, en 1975, de Giambatista Viko ou le viol du discours
africain 21 et de Le récit du cirque… et de la vallée de la mort 22 marquent, pour nous, un tournant
18
Joseph COURTES, L’énonciation comme acte sémiotique, Limoges, Pulim, 1998.
Notre objectif n’étant pas de procéder à une analyse de la théorie sémiotique du récit, il va de soit que la
construction de notre point de vue procédera à la sélection des éléments théoriques pertinents seulement pour la
présente contribution. Pour plus d’informations, le lecteur s’en remettra aux ouvrages cités en référence.
20
Georges NGAL, Création et rupture en littérature africaine, Paris, L’Harmattan, 1994 ; Georice Berthin
Madébé, Utopies du sens et dynamiques sémiotiques en littératures africaines, Libreville, Les Editions du
Silence, 2005.
21
M. a M. NGAL, Giambatista Viko ou le viol du discours africain, Paris, Publisud, 1975.
19
décisif dans l’histoire de la littérature africaine de langue française au-dessous du Sahara 23. Ces
deux premiers récit et roman inaugurent, en effet, la reconfiguration discursive et narrative du
corpus littéraire africain à travers l’émergence d’un imaginaire romanesque en rupture avec la
structure folklorique et réaliste du récit ; structure dont le roman africain s’était jusque-là, en
général, inspiré24. La première attaque portée par ces deux textes, à cette sémiotique, a été
exercée sur le plan discursivo-énonciatif, notamment à travers le refus, délibérément assumé
comme tel par les instances narratives de ces deux ouvrages, de la narrativisation de l’Histoire.
En effet, la réfutation énonciative du primat de l’Histoire sur l’imaginaire crée, en ces romans
de Mbwil a Mpang (M. a M.) Ngal et de Mohamed Alioum Fantouré, des nouvelles topologies
discursives et de nouvelles configurations romanesques qui ont initié de nouvelles dynamiques
sémiotiques en littérature africaine25.
La deuxième attaque portée par ces deux ouvrages réfère à la structure narrative26, à la
linéarité du récit, une des isotopies structurelles du roman qui a garanti, jusqu’ici, la
stabilisation et la validation du sens narratif, en général (conformément à l’héritage de la
poétique aristotélicienne), et du récit africain de langue française au sud du Sahara, en
particulier. Si Ngal et Fantouré ont projeté d’autres schématisations de la discursivité littéraire
africaine, procédant par cette même occasion à la délinéarisation du discours narratif à travers la
mise en place des phénomènes d’a-chronies énonciatives et de déréférentialisation (rupture de la
relation discours égale référent), aujourd’hui, des auteurs comme Fatou Diome, avec La folie et
la mort27, s’emploient, à reformer la logique de la linéarité chronologique du récit, variant ainsi
la structure de son aspectualisation. Dans la tradition narrative d’Algirdas-Julien Greimas, le
récit littéraire a cinq phases : une phase initiale, une phase de rupture, une phase de manque,
une phase de réparation et une phase finale. Avec La folie et la mort, ce qui est contesté est ce
retraitement de l’aspect. Celui que Fatou Diome figure semble féconder un autre imaginaire de
la temporalité narrative. Ceci est conduit à un tel point que le récit de Diome propose une
logique circulaire de la narration. Ainsi, en introduisant un isomorphisme entre la séquence
finale et la séquence initiale, en traitant la séquence de « rupture » sans chercher à résoudre les
« disjonctions » générées entre les actants et les objets de valeur, le récit paraît décrire une
boucle qui, en termes d’hypothèse, reproduirait un cycle narratif sans fin.
Au regard de ses conséquences sur la sémantique générale du récit et de ses modalités
d’appréhension sémiotique, la troisième attaque, qui apparaît de loin en loin la plus
significative, serait celle qu’aurait menée Laurent Owondo, avec son roman Au bout du
silence 28. Non que le roman lui-même soit un anti-roman par sa morphologie énonciative, mais
parce que le roman d’Owondo a cessé de croire à la logique narrative tant usitée dans l’aire
subsaharienne de langue française. D’un côté Au bout du silence se veut anhistorique, c’est-àdire qu’il paraît écrit en dehors de l’histoire, comme coupé de son univers d’émergence,
semblant accorder au récit (à l’histoire narrée) et à sa cohérence figurative et/ou narrative une
importance secondaire. C’est par ce fait principal que ce roman n’a d’autre téléologie que celle
de déployer une parole toujours en devenir ; en ce que sa syntaxe cesse de médiatiser la
signification par les formes conventionnelles du langage littéraire subsaharien. De l’autre côté,
la dimension énonciative qui affecte fortement la texture du récit, par son organisation
discursive et narrative, n’est plus aussi en phase avec la logique transformationnelle sur la base
de laquelle a été pensée la sémiotique. Il en résulte que le roman d’Owondo pose davantage de
problèmes d’interprétation qu’il ne donne d’outils à qui entreprend de le lire selon les schémas
de la sémiotique narrative. Ce à quoi nous enjoint ce type de romans est la reconsidération
22
Mohamed Alioum FANTOURE, Le récit du cirque … et de la vallée de la mort, Paris, Buchet Chastel, 1975.
Georice Berthin MADEBE, De Viko à Ngal. La transparence créative, Paris, L’Harmattan, 2007 (à paraître).
24
Jacques Fame NDONGO, L’esthétique de Mongo Beti. Essai sur les sources traditionnelles de l’écriture
moderne en Afrique, Paris, Présence Africaine, 1983.
25
Georice Berthin MADEBE, Utopies du sens et dynamiques sémiotiques en littératures africaines, op. cit.
26
L’ordre de déclinaison des ruptures ici adopté n’est ni chronologique ni axiologique. Il répond à une stratégie
argumentative propre.
27
Fatou DIOME, La folie et la mort, Paris, Présence Africaine, 2000.
28
Laurent OWONDO, Au bout du silence, Paris, Hatier, 1985.
23
profonde de nos grilles d’analyse, si tant est qu’on voudrait saisir différentiellement le sens de
leurs sémiosis.
Dire qu’un grand nombre de romans subsahariens de langue française s’écrivent de plus
en plus comme Au bout du silence est un truisme. En revanche dire, sans études préalables, que
ceux-ci reproduisent les mêmes lois sémiotiques poserait problème. Si Un jour de grand soleil
sur les montagnes d’Ethiopie de Pius Ngandu Nkashama se rapproche de ce prototype littéraire,
il ne demeure pas moins qu’il développe des procédés de catégorisation du sens propres. Voilà
pourquoi ce roman d’une rare complexité et d’une très grande « opacité », pour le lecteur non
averti, retient l’attention du sémioticien qui cherche à démêler les écheveaux de sa texture
énonciative et littéraire.
1.2. De la méthode au corpus
Dès lors se pose un problème méthodologique fondamental, qui est consubstantiel à la
variation paradigmatique des modes d’énonciation dans le récit africain de langue française au
sud du Sahara. Ainsi que ce fait a été relevé dans La mutation de la figure du narrateur dans le
roman africain de 1960 à 1994 29, une variation des paradigmes littéraires ne peut que produire
un changement de perspectives d’analyse.
Face à certain type de discours, il apparaît, pour les sémioticiens, que l’analyse
sémiotique et discursive du récit s’avère de plus en plus limitée. Si pour cette dernière la
signification était envisagée du point de vue de la recomposition des séquences narratives
stabilisées par la forme même de l’expression et d’une poétique du récit elle-même stable et
rassurante pour le lecteur, l’approche énonciative au contraire redéploie l’intérêt de cette
l’analyse. Si la sémiotique narrative s’applique à n’importe quel texte littéraire mais à condition
de le parcourir jusqu’à son terme pour ensuite en recomposer le sens, la méthode énonciative au
contraire fonde sa démarche sur des unités textuelles de moindre envergure. Son hypothèse
centrale est que le sens n’est pas fondamentalement une affaire d’immanence, puisque, même
des unités discursives de moindre importance que les récits en sont pourvues 30. De plus, les
envisager par rapport aux discours en acte permet non seulement de considérer les limites de la
sémiotique immanentiste et l’« impuissance » presque naturelle de sa pertinence devant les
fragments de discours 31, mais aussi d’appréhender ceux-ci du point de vue de la formation des
discours en acte (perspective phéno-sémiotique) en intégrant à la fois présence, perception,
dimension sensible, etc. Cette perspective recommande donc de saisir la signification ou le sens
d’un discours en construction dans la perspective de l’instance émettrice. Cela veut dire
exactement que l’analyse énonciative s’attache à mettre en relief la formation de la signification
dans le discours en tenant compte du fait que celui-ci met en scène une présence qui négocie
une identité en devenir en tant qu’elle est soumise à une masse passionnelle de nature tensive
qui, d’une manière ou d’une autre, affecte ses énoncés. Il s’en suit que du point de vue de
l’analyse énonciative, la pertinence de la signification est à interroger du côté de l’instance qui
prédique ou « asserte », en tant que cette dernière se pose en instance de médiation sémiotique à
travers sa capacité à articuler, dans l’acte énonciatif, les deux plans de la signification que sont
le monde extéroceptif (signifiant) et l’univers proprioceptif (signifié).
Cette orientation de l’approche sémiotique du texte littéraire n’induit pas une rupture
quant à la méthode binaire et logique. Elle en réoriente la perspective tout en affinant la
rationalité sémiotique. De ce fait, elle exprime donc une aptitude nouvelle des méthodologies
sémiotiques à cerner de la pertinence, du sens, dans des objets sémiotiques aussi fuyants
qu’empiriques tels que les affectes, les passions, etc. Dans Sémiotique et littérature, Jacques
Fontanille met en relief les fondements heuristiques de cette approche autour de sept axes
d’intérêt. Nous n’en retiendrons que quatre. Cette réduction participe d’une visée qui
29
Georice Berthin MADEBE, La mutation de la figure du narrateur dans le roman francophone africain de
1960 à 1994. Construction de la personne, du référent et des axiologies fictionnelles. Approche sémiotique et
énonciative, Doctorat Nouveau Régime, Université de Limoges, mars 2001.
30
Lire le livre de Jacques FONTANILLE, Sémiotique littéraire. Essai de méthode, Paris, Puf, 1999.
31
Algirdas-Julien GREIMAS, De l’imperfection, Périgueux, Pierre Fanlac, 1987.
circonscrit la topographie de notre propre analyse. En terme de méthode, voici donc les quatre
axes sur lesquels celle-ci va s’appuyer :
-
« la cohérence des isotopies ». Elle est posée comme principe organisateur du discours ou de
l’énonciation.
« Le point de vue ». Il permet de comprendre comment un narrateur invente du sens à partir de
ce qu’il ressent dans le discours ;
« Les passions ». Elles révèlent le corps aux prises avec le réel grâce à la médiation des
instances du discours.
« Les conditions de perception ». Celles-ci montrent le rapport étroit qui existe entre
l’énonciation et l’objet du discours32.
Partir de ces quatre axes pour concevoir une analyse sémiotique et énonciative suggère
que cette dernière s’accomplisse dans le cadre de la sémiotique générale et de sa méthodologie ;
ceci aux fins de maintenir l’« ontologie » de son approche. En outre, la rencontre ici risquée
entre la sémiotique du discours et le texte littéraire africain répond à des objectifs propres. Elle
suppose une réappropriation des méthodologies disponibles dans le but d’atteindre l’objectif de
description du fondement ou de l’épistémologie de la signification dans l’œuvre de Pius Ngandu
Nkashama.
Il apparaît maintenant opportun de justifier le choix du corpus puis de le présenter.
Aussi introduirons-nous cette justification par ce qui suit. Face à l’imperfection de la sémiosis et
du sens engendrée par le rapport du narrateur à son objet du discours, et sous la contrainte de
certaines modalisations, l’énonciation se conçoit comme une conversion sémiotique des états
d’âme en catégories sémantiques rationalisées par la parole littéraire. A ce niveau, importent
peu la grammaticalité ou l’agrammaticalité des énoncés dont le narrateur peut faire montre dans
sa répartie discursive (au double sens du respect des codifications linguistiques et de la
grammaire du récit).
Dans cette optique, le discours lui-même s’entrevoit comme une sorte d’interface entre
des états d’être du sujet de l’énonciation (signifié) et des états de choses (signifiant). En théorie,
les propriétés du discours ainsi réalisés peuvent subir des conversions et ainsi changer de
pertinences sémiotiques en fonction des contraintes pragmatiques et modales. Par exemple un
changement de perspective, une variation proxémique, une modulation intensive de la relation
sujet/objet, etc., peuvent avoir des effets immédiatement perceptibles sur l’énonciation en acte,
par le ralentissement ou l’accélération du tempo énonciatif, ou par la modification de sa
structure modale, voire de l’identité sémiotique de l’actant de l’énonciation (cf. Jean-Claude
Coquet).
Il faudrait partir, semble-t-il, de ce présupposé théorique pour percevoir l’idée
qu’énoncer n’est pas un acte aussi simple, gratuit qu’extérieur à l’actant de l’énonciation. Si
cette hypothèse a été longtemps soutenue par les travaux des linguistes en général, et
particulièrement ceux des spécialistes de la communication et les théories sémiotiques qui s’en
réclament, il reste que d’autres travaux ont relativisé son importance. On pense précisément à
ceux
de
Coquet, Fontanille, Geninasca 33 et Ouellet 34. Ceux-ci présentent globalement l’acte
d’énonciation comme un phénomène empirico-phénoménologique au cours duquel le statut
personnel de l’actant énonciatif peut être amené à varier considérablement 35. En théorie donc,
32
Jacques FONTANILLE, Sémiotique littéraire, op. cit., p. 12-14.
Travaux cités dans les pages antérieures. Dans le champ linguistique, on peut aussi considérer que ceux de
Catherine kerbrat-Orrechioni, notamment L’énonciation. De la subjectivité dans le langage (Armand Colin,
1999), ressortit à ce paradigme.
34
Pierre OUELLET, Sensation et perception, Limoges, Pulim, 1992.
35
Georice B. MADEBE, « Jeu du je et jeux du moi : figures personnelles et discours de la symbolisation dans
l’œuvre romanesque de Sandrine Bessora », contribution au Colloque international « Ajouter du monde au
monde », Université Paul Valéry de Montpellier, novembre 2005.
33
lorsque qu’une énonciation se fonde sur la manipulation des catégories sémantiques
extéroceptives (en tant que catégories de la sémiotique naturelle), intéroceptives (en tant que
traitement cognitif des catégories extéroceptives) ou proprioceptives (en tant que traitement
passionnel des catégories extéroceptives), l’actant de l’énonciation est amené à produire
différents types d’énoncés, que ce soit en termes de morphologie verbales, d’aura ou que ce soit
en termes de tempo ou de tensions rhétoriques, en tant qu’il occupe différentes positions, opère
à partir de différentes perspectives 36.
Dans le cas d’Un jour de grand soleil sur les montagnes d’Ethiopie, la constance des
propriétés discursives autorise d’extraire un passage représentatif du système énonciatif de ce
roman ; passage à partir duquel on appliquera l’approche sémiotique et énonciative. Encore
faut-il se prévaloir de quelque précaution nécessaire à la validation de la présente contribution :
ou on suppose que l’extrait de texte que nous nous disposons à interroger constituerait une
partie de la totalité discursive qu’est Un jour de grand soleil sur les montagnes d’Ethiopie, en
ce que ses figures méta-sémiotiques seraient prototypiques ; ou alors on considèrera l’ensemble
de l’ouvrage dans le but de voir comment fonctionne une de ses parties. Il serait, dans ce cas,
question d’établir les mécanismes par lesquels ce roman volumineux de quatre cent cinquante
deux (452) pages parvient à produire du sens et à maintenir l’unité de sa cohérence, malgré une
cohésion textuelle problématique. Notre choix penche pour la première partie de l’alternative,
quitte à confronter les résultats à venir à une autre étude. D’où l’extrait de texte ci-dessous :
Les pièces dans le bâtiment s’emboîtaient les unes dans les autres. Un labyrinthe aux
dédales tortueux. Tadessé Gebré et Sisay Dessali se mouvaient avec une dextérité et une
assurance étonnantes. Ils paraissaient suivre une voix intérieure, un instinct de longue
date, pour leur indiquer les détours inextricables, les culs-de-sac qui se brouillaient devant
eux. C’était plutôt l’exiguïté des pièces qui leur servait de repères, ainsi que le séjour dans
les prisons horribles dans lesquelles ils avaient été retenus avec les mutinés de Debré Zeit.
Ils suivaient une lumière fluette qui filtrait très loin, comme s’il elle avait représenté une
lueur tutélaire. Dans d’autres cages autour d’eux, des murmures montaient. Ils ne
voulaient plus se faire prendre au piège des miliciens, car ils savaient que la cohue les
trahirait avant même qu’ils n’aient atteint leur objectif. Seule une voix connue les tira de
leur concentration.
II. Des états d’âme aux états de discours : texture de l’énonciation de notre corpus
L’extrait de texte ci-dessus semble, par la complexité de sa texture énonciative et/ou
discursive, dépasser le cadre d’une production des énoncés obéissant aux formes établies. Parce
qu’il combine plusieurs niveaux de présence, Un jour de grand soleil sur les montagnes
d’Ethiopie, en général, cet extrait de texte, en particulier, associent trois programmes
d’énonciations concurrents (co-occurrents ?), à travers un dispositif sémiotique typique.
Dans la séquence :
Les pièces dans le bâtiment s’emboîtaient les unes dans les autres. Un labyrinthe
aux dédales tortueux. Tadessé Gebré et Sisay Dessali se mouvaient avec une
dextérité et une assurance étonnantes. Ils paraissaient suivre une voix intérieure, un
instinct de longue date, pour leur indiquer les détours inextricables, les culs-de-sac
qui se brouillaient devant eux,
on note par exemple que l’énonciation oscille ou hésite entre deux types de
modalisations discursives. La première phrase « Les pièces … les autres » est produite à partir
d’une programmation déontique du discours : le narrateur décrit le monde (les états de choses)
tel que ce dernier se présente à lui. Idem pour la deuxième phrase. La troisième phrase,
« Tadessé Gebré... étonnante », au contraire, est modalisé à partir d’un traitement intéroproprioceptif de l’information, puisqu’elle fait apparaître des éléments d’un savoir qui implique
un jugement de type épistémique et une énonciation associant nettement un perçu et un vécu :
« mouvaient avec dextérité et une assurance étonnante » pour dire « marchaient avec beaucoup
36
Pierre OUELLET, Poétique du regard. Littérature, perception et identité, Limoges, Pulim, 2000.
d’attention dans les dédales du labyrinthe »37. Quant à la dernière phrase, elle semble davantage
relever d’une catégorisation proprioceptive du discours, d’où une forte dimension mythique liée
à une certaine aura passionnelle, qui indique que, à certains moments, le narrateur s’emploie à
une « herméneutique » non rationnelle de la réalité. A ce niveau de représentation, cette
« herméneutique » voudrait faire passer les acteurs (Tadessé Gebré et Sisay Dessali) pour des
héros mythiques. C’est que la forme de l’énoncé qui fait apercevoir l’idée que les deux
personnages seraient téléguidés ou aidés par des forces surnaturelles obéît à un programme
d’énonciation passionnelle. Ainsi la verbalisation de la réalité se déploie à travers un discours
affecté (ou passionnellement polarisé). Lorsqu’il « accompagne » les deux héros dans leur fuite
en investissant l’énonciation des formules rhétoriques thymiques, le narrateur « invoquerait »
ses propres espérances ou sa propre foi.
Ce que l’on peut retenir de l’analyse de ce passage est que pour un énoncé aussi bref,
l’énonciation est contrôlée par diverses instances de discours, selon une progression révélant
une modalisation axiologique qui semble avoir des effets sur la structure abstraite du discours :
l’instance déontique décrit l’univers tel qu’il se présente, l’instance intéroceptive en redéploie la
signification à travers une mise en relation rhétorique des diverses grandeurs sémantiques
saisies (procédure de rapprochement par condensation) et l’instance proprioceptive convertirait
l’ensemble de l’information perçue en masse affective qui confère, in fine, aux énoncés une
charge axiologique certaine. Cette construction sémiotique est d’autant plus efficace dans ce
système d’énonciation qu’il s’appuie sur une sémiotique dont on voit se déployer la stratégie.
Unanimement considérée par la critique littéraire africaine comme une des plus talentueuse de
sa génération, la littérature d’un auteur comme Sony Labou Tansi permet de relever cette
analyse. Dans son roman La vie et demie, il écrit à la page soixante-sept (67) :
Elle lut la phrase autant de fois qu’elle était écrite soit quatorze mille huit cent soixantetreize fois, comme s’il s’était agi de quatorze mille huit cent soixante-treize phrases
différentes. Après ces neuf heures de lecture, Chaïdana essaya de faire disparaître les
écrits, mais très vite elle s’aperçut que passerait-elle le reste de ses jours à cette
besogne, elle n’aurait pas provoqué la moindre égratignure aux lettres. Les écrits étaient
comme ceux de ses mains qui n’avaient plus quitté les gants, parfaitement indélébiles 38.
Contrairement à l’extrait de texte tiré d’Un jour de grand soleil sur les montagnes
d’Ethiopie, celui-ci paraît suivre un programme d’énonciation contrôlée par une discursivisation
déontiquement fondé (ou exprimant un devoir dire). Il s’agit, en effet, pour le narrateur de La
vie et demie de décrire la scène où Chaïdana retrouva son père Martial dans un hôtel de
Yourma. Si cette description semble aller de soit, c’est qu’elle est régie par une isotopisation du
langage indéfiniment reportée par la parole littéraire. Nous y sommes en face d’une instance
énonciative transparente à elle-même et parfaitement consciente du sens qu’elle a à traduire. En
cela donc, son discours se fonde sur une mise en relation cohérente des contenus textuels ou
narratifs. La cohérence est précisément obtenue par une figuration narrative du monde qui
stabilise la cohésion des énoncés. En revanche, dans l’extrait d’Un jour de grand soleil sur les
montagnes d’Ethiopie, la diversité d’instances d’énonciations rend ceux-ci moins fluides, et en
termes de tempo énonciatif, plus saccadés, épars, déliés au plan linguistique et presque
fragmentés (ce qui justifie les nombreuses anacoluthes sémantiques dues aux ruptures de
cohérence dans la chaîne énonciative). Cependant, si les énoncés nous y paraissent acceptables
d’un point de vue logique, c’est bien parce que leur niveau de cohérence discursive n’est plus
sur le plan linguistique qui fait ici défaut par sa forme problématique, mais sur le plan
sémantique. Ils ont en effet pour réalité sémiotique commune les grandeurs sémantiques
qu’isole le narrateur pour organiser sa stratégie énonciative.
Il en résulte que cette instabilisation de l’énonciation dans Un jour de grand soleil sur
les montagnes d’Ethiopie provient de plusieurs sortes d’interactions de niveaux pragmatique et
sémio-phénoménologique. Sur le plan pragmatique, les énoncés des premières à la troisième
phrase, et de la dernière phrase de la citation montrent comment l’énonciation se fonde sur des
37
38
Encore qu’il faut souligner que ces deux phrases ne disent pas toujours la même chose.
SONY LABOU TANSI, La vie et demie, Paris, Seuil, 1979.
percepts qu’elle convertit en sens. Il s’agirait donc pour le narrateur de décrire des états de
choses du point de vue de leur perception et de leur aperception. Sur le plan sémiophénoménologique, la description de ces états de choses pose ainsi problème et sollicite
plusieurs niveaux de présence afin d’en optimiser la saisie et de garantir à l’énonciation
d’atteindre ses visées propres, à savoir : la réprobation du système carcéral et l’encensement de
la posture héroïque et de la défiance. Aussi celle-ci reformule-t-elle le projet idéologique du
narrateur qui, par ailleurs, expose une position ou une attitude face aux réalités sociales
décrites. A tout le moins, c’est ce qui se donne à lire à travers le type de modalisation discursive
mise en œuvre par l’énonciation. Celui-ci est repérable au niveau verbal, adjectival, déictique,
etc., dans les propositions suivantes : « ils paraissaient suivre une voix intérieure », « c’était
plutôt l’exiguïté des pièces… », « … comme si elle avait représenté une lueur tutélaire », des
« cages », « … ne voulaient pas se faire prendre au piège des miliciens… ».
Ainsi, la signification dans le texte de Ngandu Nkashama a pour matrice de base une
double tensivité : une tensivité externe d’essence pragmatique, au centre de laquelle se localise
les interactions des univers intéro-proprioceptif et extéroceptif. Et une tensivité interne qui
déploie l’acte d’énonciation à partir des interférences entre les instances de base de l’intéroproprioceptivité (instances qui sont chargées de gérer l’énonciation des propositions de nature
épistémique et de nature affective).
2.1. Procès de la signification et problèmes de la présence
Généralement l’acte d’énonciation dans l’extrait de texte d’Un jour de grand soleil sur
les montagnes d’Ethiopie ici considérée s’avère comme une organisation très complexe à cause
d’une proximité certaine entre l’instance du discours avec son objet. Or la nature de sa présence
personnelle (le narrateur se présente sous les formes d’une instance impersonnelle) pose
l’inévitable problème de sont statut. Ainsi comment peut-on lui imputer des capacités
rhétoriques que son statut de sujet impersonnel ne lui permet pas d’assumer ? Comment peut-il
imprimer des modulations sémantiques à ces énoncés s’il est considéré comme exclu du schéma
même de l’énonciation ? Dans Le discours et son sujet, Jean-Claude Coquet, prolongeant la
pensée d’Emile Benveniste, affirmait : « Est ego qui dit je ». Sans être un ego, le narrateur de
Ngandu Nkashama ne déploie pas moins une « assomption » discursive ( ?) à travers ce
mécanisme d’énonciation. Il ne suffit, en effet, que d’observer l’extrait de texte ci-dessous pour
constater que, même dans la moindre structure des énoncés, sa présence se fait « sentir », qui
donne du moins une direction, sinon produit un sémantisme à plusieurs niveaux
d’interprétations. Les deux premières phrases peuvent servir à l’illustration :
Les pièces dans le bâtiment s’emboîtaient les unes dans les autres. Un labyrinthe aux
dédales tortueux. Tadessé Gebré et Sisay Dessali se mouvaient avec une dextérité et une
assurance étonnantes.
D’apparence neutre, ces deux phrases ne révèlent pas moins une structure énonciative
marquée. D’un côté, la description des lieux et des actants, montrée comme objective par le
narrateur, semble opérer dans le sens d’une rhétorique non manipulée par son énonciateur. Cela
tient à la nature même de l’objet décrit : la prison et ses pensionnaires. Ainsi dans la phrase
« Les pièces dans le bâtiment s’emboîtaient les unes dans les autres », intervient une
description embrayée à une volonté de faire apparaître comme objectifs les faits décrits. Et cette
objectivation semble d’autant plus décisive ou véridique qu’elle est immédiatement conclue par
une proposition qui emprunte à la rhétorique de véridiction son caractère absolu – « Un
labyrinthe aux dédales tortueux ». Ainsi la proposition entière apparaît-elle, grâce à cette
organisation énonciative, « vérace » et « irréfutable ».
Pourtant, en termes de coréférence, de co-texte et de contexte, une telle appropriation de
l’énoncé global de l’extrait de texte étudié est vite remise en cause. Dans la phrase « Tadessé
Gebré et Sisay Dessali se mouvaient avec une dextérité et une assurance étonnantes », des
modalisateurs utilisés par le narrateur conduisent à revoir autrement le procès de la
signification. La présence des quantificateurs thymiques (« dextérité et assurance étonnantes »),
mais aussi le verbe « se mouvaient » renvoient tous à un centre de référence énonciative, cette
fois-ci, impliquée par les faits perçus et sentis, dans la mise en discours. De fait, « dextérité et
assurance étonnantes », « se mouvaient » comme « s’emboîtaient » et « labyrinthe aux dédales
tortueux », plus qu’actualiser une énonciation pseudo objective, orientent la sémantique du
discours. Dans la mesure où ils développent une couche sensible qui « emballe » littéralement
les énoncés d’une euphorie ou d’une dysphorie certaines. Celles-ci, à leurs tours, prennent en
charge des programmes d’énonciation à valeurs sémiotiques sous-jacentes. Or apprécier en de
tels termes la problématique du statut personnel de l’énonciateur conduit-il à examiner l’identité
sémiotique du narrateur. Démarche après laquelle on pourra enfin tirer les conséquences de la
construction de la figure du narrateur par rapport à sa manière de fonder la signification.
Si les analyses antérieures ont permis de défendre l’idée d’une implication affective et
passionnelle de l’instance narrative dans ses énoncés comme principe réalisant une prise de
position à la fois idéologique et axiologique, et si, d’un point de vue linguistique et sémiotique,
le narrateur ne s’exprime pas à la première personne et ne détermine pas non plus ego comme
figure de sa présence discursive, ou même, comme condition d’accès à une existence
sémiotique, il s’ensuit donc un paradoxe épistémologique qu’il nous faut lever afin de
comprendre les détours par lesquels prend forme son mode d’énonciation.
La séquence extraite d’Un jour de grand soleil sur les montagnes d’Ethiopie pose
d’énormes difficultés d’interprétation en raison d’un très important enchevêtrement de modes
discursifs. Dans les lignes précédentes, nous avons montré qu’elle contenait un discours de type
épistémique prédiqué par une instance intéroceptive responsable de la modalisation cognitive du
récit. En outre, elle manifeste des énoncés de type thymique prédiqués par une instance
proprioceptive sensible aux attributs sémantiques de son objet du discours (la fuite de deux
prévenus). Enfin, elle prend appui sur une sémiotique naturelle qui donne à certaines de ses
propositions un aspect réaliste grâce auquel les choses sont d’abord décrites telles qu’elles se
présentent au narrateur. C’est par la suite que ce dernier se les réapproprie pour ainsi produire
une « parole littéraire » aux isotopies discursives à la fois hétérogènes et peu cohérentes.
De fait, en plaçant l’analyse sous la relation narrateur/objet du discours, on constate que
les énoncés obéissent à une énonciation dont la structure formelle est répétitive, qui va du
général au particulier ; c’est-à-dire qui a une appropriation graduelle de la signification. Celle-ci
apparaît alors comme surdéterminée par les percepts qui déclenchent la prise de parole, la
subsument et/ou la marquent du seau même de la présence :
-
premier percept (de nature visuelle) : l’emboîtement des pièces ;
deuxième percept (de nature visuelle) : leur exiguïté ;
troisième percept (de nature auditive) : la saisie des murmures venant des pièces
voisines.
Cette structure ascendante de la perception des états de choses n’est pas hasardeuse dans
la mesure où elle participe d’un rétrécissement du champ perceptuel. Tout se passe comme si le
narrateur sélectionnait un grand nombre d’informations à la fois diverses et hétéromorphes. De
cette sorte, la pertinence ne s’acquerrait que si, à l’intérieur du champ perceptif offert à son
regard, l’information auditive venait s’accumuler sur la masse d’informations visuelles traitées,
de manière à réarticuler, à travers des procédures sémiotiques propres, celles qui apparaissent
pour lui pertinentes. Cela suppose donc un double jeu de perception dans lequel la saisie
visuelle isole les données extéroceptives, alors que la saisie auditive leur confère sens et
signification par un rétrécissement brutal du champ perceptuel. Ainsi pour le narrateur, ce qui
fait sens n’est plus seulement l’espace biscornu de la prison, ni même sa construction
labyrinthique, mais le fait que celui-ci soit associé à des présences vocales sur lesquelles
peuvent s’appuyer sa modalisation énonciative. De cette manière, celle-ci peut, à son tour,
fonder une position axiologique orientée (euphorique ou dysphorique, selon les circonstances et
les thèmes développés), telle que nous l’avons déjà relevé plus haut. Si donc les percepts de
l’instance du discours conduisent à formuler des propos du type « c’était plutôt l’exiguïté des
pièces qui leur servait de repères… », si donc ces types d’énoncés d’état sont continûment
modalisés, c’est qu’ils procèdent d’un métadiscours qui les convertit en sens. Ce
qu’attesteraient les propositions ci-après :
1 - « comme si elle avait représenté une lueur tutélaire » (énoncé à structure thymique) ;
2 - « Ils ne voulaient plus se faire prendre au piège de miliciens » (énoncé à structure
épistémique) ;
3 - « Seule une voix les tira de leur concentration » (énoncé à structure épistémique).
Ainsi dans ce système énonciatif, des états de perceptions sont-ils redéployés, non pas
en fonction de leurs sémantismes propres, mais toujours déjà à partir d’une signification précise
que leur grefferait le code littéraire général conçu par le narrateur en fonction de ses savoirs et
de sa propre stratégie rhétorique. Ce que tente de mettre en relief notre analyse est que la
sémiosis littéraire de Pius Ngandu Nkashama ne peut cesser de se présenter comme un discours
sur les choses et le monde qu’à condition que, interrogée du point de vue de son narrateur, elle
révèle un mode et monde d’espérances singuliers, à la fois dynamiques et processuels, en ce que
ceux-ci ne neutralisent pas les figures de la subjectivité. Dès lors, les procédures d’objectivation
du discours mises en place pour produire une énonciation distanciée apparaissent comme
marquée de cette subjectivité. Ainsi, bien plus que la simple description d’un univers carcéral,
l’extrait de texte ci-dessus montre combien l’acte énonciatif est enveloppé des formes
pathémiques, certes relativement atones, mais néanmoins compulsives (à en juger par la
permanence des modalisateurs). Elle invite donc à une relecture du sens narratif. Ici par
exemple, l’expérience carcérale de Tadessé Gebré et Sisay Dessali enracine sa pertinence
seulement dans l’espace de la sémiosis.
2.2. Extensions du discours littéraire et topologies énonciatives
Une des questions que l’on poseraient, à la suite de l’analyse qui précède, serait la
suivante : pourquoi une telle structure énonciative dans cet extrait de texte ? Est-elle généralisée
à l’ensemble du roman (question à laquelle on ne saurait répondre dans le cadre de cette
contribution) ?
Le discours littéraire de Ngandu Nkashama se déploie à partir de plusieurs topologies
énonciatives : d’un côté s’énonce des propositions qui se veulent discours sur un univers
carcéral, de l’autre se manifeste implicitement un autre topologie énonciative répondant de
l’expérience du narrateur. A la manière dont elle est médiatisée, ladite expérience semblerait
faire passer les significations saisies pour intangibles, non négociables et/ou absolues. Ces deux
topologies paraissent définir des espaces d’actions en fonction des rôles énonciatifs : l’instance
intéroceptive qui s’efforce de déployer un discours littéraire fondé sur la description
« objective » des états du monde extéroceptif, d’une part ; et d’autre part, l’instance
proprioceptive qui affecte à cette même description des catégories sémantiques liées à une
expérience propre. Reprenons la citation ci-dessus pour illustrer le propos :
Tadessé Gebré et Sisay Dessali se mouvaient avec une dextérité et une assurance
étonnantes. Ils paraissaient suivre une voix intérieure, un instinct de longue date, pour
leur indiquer les détours inextricables, les culs-de-sac qui se brouillaient devant eux.
Quelque simple que paraisse cette phrase, elle s’avère complexe dans la mesure où elle
semble déployée sur fond de double sémiotique. La première relève d’une perception en acte,
qui est diffusée par la séquence « Tadessé Gebré… étonnantes ». Cette dernière soumet alors le
lecteur à la découverte d’un champ perceptuel orienté ou modalement polarisé, et dans lequel
l’observateur saisit une cible : les propriétés du mouvement des acteurs Tadessé Gebré et Sisay
Dessali. Aussi cette première sémiotique exergue-t-elle une réalité extéroceptive sous forme de
vision personnelle qui, comme on l’a dit plus haut, montre le sujet de l’acte perceptif du moins
comme emporté par la vision, sinon immergé par l’acte même de percevoir. Il y a donc que cette
première séquence prend en charge ou verbalise une réalité objective et externe au sujet
descripteur. Elle est posée comme une vérité. Cependant, cette dimension objectivante du
discours est contestée par la réduction de distance entre le narrateur et son objet de discours :
« se mouvaient », « dextérité et assurance étonnantes » traduisent donc une opération de
jonction actantielle par laquelle narrateur et objet du discours interagissent ou s’affectent.
La seconde sémiotique est, en quelque sorte, une manière d’« assomption » discursive
( ?) provoquée par l’opération que nous venons de décrire. En effet dans la seconde séquence du
paragraphe (« Ils paraissaient… devant eux. »), le narrateur suspend de façon brutale le champ
perceptuel par un commentaire appuyé. Au lieu de renforcer la description de sa cible, celui-ci
la montre comme en rupture avec la scène qui la décrit. En d’autres termes, le commentaire
introduit une rupture entre les faits décrits et le sens que leur attribue le narrateur. Dans cette
perspective, « Il paraissaient… » ne fait pas seulement qu’introduire un débrayage
spatiotemporel, mais encore, il marque une réappropriation personnelle de la scène perçue sur la
base d’une rationalité qui se présente comme une herméneutique (sémiotique) raccordant des
percepts à des significations hors contexte, au moment même où l’acte de perception se réalise.
« Ils paraissaient » montre aussi la transition d’un discours « voulu » objectif à un discours
passionnel mis en relief par le verbe « paraître », etc. Il semblerait donc que ce système
d’embrayage et de débrayage, de jonction et de disjonction spatiotemporel de l’énonciation en
acte est très caractéristique d’Un jour de grand soleil dans les montagnes d’Ethiopie. De fait, il
problématise la question de la signification du discours littéraire corrélativement à la question
de son assomption. Dans cette mesure, ce jeu de ruptures et de continuités (de « prise » et de
« reprise ») est une caractéristique générale de la texture discursive d’Un jour de grand soleil
sur les montagnes d’Ethiopie. Ce passage n’en donne qu’un bref aperçu, qui nous permet
d’établir l’hétérogénéité par laquelle l’acte d’énonciation se fonde, induit l’existence de
diverses instances énonciatives dont la fonction sémiotique commune est de perturber la chaîne
énonciative et créer cet écart littéraire. Aussi est-ce par ce mécanisme énonciatif que la
signification textuelle du monde cesse de se produire uniquement à travers la langue. Bien que
posée comme une réalité extérieure au discours et par conséquent au sujet, la signification, dans
la littérature de Pius Ngandu Nkashama, s’appréhende presque continûment comme une
confrontation des savoirs (états réels du monde/sens thymiques). Voilà pourquoi elle engage
d’abord l’expérience corporelle en tant grille de validation ou de reconversion du sens naturel et
des choses. Cette sémiotique, nous le désignons subsomption 39. Celle-ci participe d’une
dynamique contraire à l’assomption. Si l’assomption désigne l’aptitude du sujet à assumer sa
parole, par sa compétence linguistique et sémiotique, en tan qu’Ego (Jean-Claude Coquet), la
subsomption, au contraire, donne corps à une signification thymique du monde par laquelle se
construit l’identité de l’énonciation et se révèle une présence. Elle pose donc une existence
sémiotique propre.
La subsomption, en tant qu’elle est susceptible d’engendrer des dynamiques
sémiotiques, amène donc à reconsidérer l’existence sémiotique et la subjectivité de la personne.
A tout le moins, elle avère l’idée qu’est personne toute instance énonçante capable de sentir,
percevoir, prédiquer… à partir d’un champ de présence. Somme toute, tout sujet qui se pose à
travers une existence corporelle, indépendamment de son existence cognitive, paraît aussi
personnel que celui qui s’exprime en disant Ego. Lorsque Pierre Ouellet traduit, dans Poétique
du regard, le cogito cartésien par « Percipio sum »40, c’est, semble-t-il, à cette représentation de
la personne et de la subjectivité personnelle qu’il fait référence.
Conclusion :
Le développement de la problématique de l’énonciation et de la signification dans un
extrait de texte de Pius Ngandu Nkashama a permis d’avoir une perception sémiotique des
mécanismes de l’énonciation sur fond du débat théorique sur les dynamiques et les
configurations énonciatives du sens et sur la problématique de la personne. Si la description
sémiotique des mécanismes énonciatifs de notre corpus révèle une codification complexe de la
39
La subsomption pose une relation de hiérarchie (relation verticale) entre les unités linguistiques (ou
discursives) de même classe ou de même niveau. Cette relation n’établissant pas d’équivalences entre les unités
en relation, elle rend néanmoins possible leur co-apparence/leur co-existence grâce à la fonction unificatrice de
la subsomption. Par extension, la subsomption énonciative affirme l’existence d’un discours corporel
parallèle/enchâssé au discours verbal de premier niveau. La subsomption discursive serait la construction de ce
discours « secondaire », passionnel, voire thymique, que l’actant de l’énonciation produit et dont la valeur est
établie par l’expérience sémiotique qui la féconde. In fine, on la définirait comme une « assomption » non
égologiquement marquée. Elle caractériserait un grand nombre de romans africains, de 1960 à nos jours.
40
Pierre Ouellet, Poétique du regard. Littérature, perception et identité, op. cit., p. 10-11.
signification, notamment en raison de la présence d’un « corps impersonnel » dans la
dynamique de l’énonciation, il ne demeure pas moins que le débat ici introduit n’est pas aller
jusqu’où bout des attentes. En laissant délibérément de nombreux aspects en suspend, cet article
s’impose alors une contribution complétive qui traitera certains d’entre eux. Elle a pour titre :
« Refiguration de l’engagement littéraire dans Un jour de grand soleil sur les montagnes
d’Ethiopie de Pius Ngandu Nkashama ».
Bibliographie sélective
1. Corpus
Pius Ngandu Nkashama, Un jour de grand soleil sur les montagnes d’Ethiopie, Paris, L’Harmattan,
1991.
2. Romans cités
Diome Fatou, La folie et la mort, Paris, Présence Africaine, 2000.
Owondo Laurent, Au bout du silence, Paris, Hatier, 1985.
Fantouré Mohamed Alioum, Le récit du cirque … et de la vallée de la mort, Paris, Buchet, 1975.
Ngal M. a M., Giambatista Viko ou le viol du discours africain, Paris, Publisud, 1975.
3. Ouvrages de référence
Benveniste Emile, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.
Coquet Jean-Claude, Le discours et son sujet, Paris, Klincksieck, 1989.
Coquet Jean-Claude, La quête du sens, Paris, Puf, 1997.
Courtés Joseph, L’énonciation comme acte sémiotique, Limoges, Pulim, 1998.
Greimas Algirdas-Julien, Fontanille Jacques, Sémiotiques des passions. Des états de choses aux états
d’âmes, Paris, Seuil, 1991.
Greimas Algirdas-Julien, De l’imperfection, Périgueux, Pierre Fanlac, 1987.
Fame Ndongo Jacques, L’esthétique de Mongo Beti. Essai sur les sources traditionnelles de l’écriture
moderne en Afrique, Paris, Présence Africaine, 1983.
Fontanille Jacques, Sémiotique littéraire. Essai de méthode, Paris, Puf, 1999.
Fontanille Jacques, Sémiotique du discours, Limoges, Pulim, 1999.
Madébé Georice Berthin, Utopies du sens et dynamiques sémiotiques en littératures africaines,
Libreville, Les Editions du Silence, 2005.
Madébé Georice Berthin, De Viko à Ngal. La transparence créative, Paris, L’Harmattan, 2007 (à
paraître).
Ngal Georges, Création et rupture en littérature africaine, Paris, L’Harmattan, 1994.
Ouellet Pierre, Sensation et perception, Limoges, Pulim, 1992.
Ouellet Pierre, Poétique du regard. Littérature, perception et identité, Limoges, Pulim, 2000.

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