Interview Georges Aperghis

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Interview Georges Aperghis
INTERVIEW À GEORGES APERGHIS
Georges Aperghis, depuis 40 ans, vous êtes l’un des fers de lance du théâtre
musical et on a le sentiment que même vos œuvres strictement musicales
dégagent une théâtralité indéniable. Pourquoi ce besoin de théâtre dans votre
musique ?
Ce n’est pas un besoin. C’est ainsi.
Pour vous donner un exemple : je suis aujourd’hui en train d’écrire un concerto pour
accordéon et orchestre. Nul théâtre en vue dans cette pièce – et pourtant je vois les
polyphonies, la structure musicale, se dramatiser : cela me surprend moi-même.
Pourquoi ? Aucune idée. Cela vient de moi. C’est ma façon de voir le monde : j’y vois
toujours des tensions se créer et, plutôt que de les calmer, j’essaie toujours de les
pousser à bout. Naturellement, cela fait naître des situations archétypales de
domination, de révolte… Il n’y a ni représentation, ni parole, ni personnage, pas
même des scènes précises mais de vagues situations que seule la musique peut
exprimer, comme une alchimie théâtrale et mouvante qui les rend palpables.
Ce théâtre mental est également mis en branle lorsque j’écoute de la musique. Dans
les Quatuors de Beethoven, surtout les derniers, j’entends un théâtre secret, des
tensions, des questions/réponses – même dans les moments les plus abstraits.
Quelque chose de l’humanité s’affirme ici, au travers d’accords, de motifs et de
rythmes. Et, à chaque nouvelle écoute, ce théâtre est différent, les situations
prennent un autre tour.
Dans votre travail pour le théâtre musical, avez-vous le sentiment de traiter le
théâtre (et le texte) comme de la musique ou la musique comme du théâtre ?
Je traite le théâtre (et le texte), comme de la musique. Même au théâtre, j’essaie de
recréer ce théâtre mental que la musique fait naitre en moi. Pour cela, je m’efforce
de gommer toute signification, des mots ou des gestes. Gommer le théâtre pour
laisser la musique raconter ce qu’elle a à raconter, tel un grand fleuve qui prend tout
en charge. Naturellement, de temps à autres, des épaves peuvent surnager, épaves
de texte, épaves de sens, mais elles ne restent pas longtemps en surface, ou sont
immédiatement contredites. Si un geste vient soudain à cristalliser de manière très
précise la compréhension, l’espace d’un instant, ce n’est que pour mieux la détruire.
Le sens du mot vous importe-t-il quand même ?
Oui. Beaucoup. Mais je ne travaille pas sur un texte. Je ne commence pas à écrire
en me disant que je vais mettre un texte en musique. Je commence à écrire la
musique et, tout d’un coup, le texte prend sa place. Ou pas. Il faut pour cela qu’il
porte en lui une valeur musicale, au même titre qu’une action musicale (modulation,
articulation, etc.). Si je sens qu’il n’a pas cette valeur, s’il n’a pas sa place, j’efface
tout et je recommence.
Dans tous les cas, le sens du texte est important : je voudrais qu’on l’écoute, et qu’on
le comprenne (quitte à prendre un texte, surtout un texte que j’aime, autant qu’on le
comprenne !), au moins pour qu’on se pose la question de sa présence dans ce
contexte : comment a-t-il trouvé son chemin jusque-là ? Pourquoi peut-on soudain
l’entendre ?
Dans Le Soldat inconnu [NDR : créé en 2014 à l’occasion du centenaire du premier
conflit mondial] par exemple, le récit est manifeste, mais il se perd, se retrouve, se
perd à nouveau. On a le sentiment d’avoir écouté une histoire, mais elle n’a jamais
été soulignée, jamais mise en exergue – égarée au milieu du flou.
Ce n’est pas la mise en musique d’un texte, c’est le texte qui surgit dans la
musique, comme un matériau musical.
Voilà. C’est en tout cas ce que je cherche ! Je n’y arrive pas toujours.
Mais comment choisissez-vous justement ces textes que vous utilisez ? Vous
dites que, dans le cadre de votre collaboration de longue date avec l’écrivain
François Régnault, celui-ci vous envoie du texte et vous laisse libre d’en faire
ce que vous voulez : le couper, le triturer… Dans ce cas-là, mais aussi (et
surtout) dans le cas d’une pièce comme Avis de tempête, où l’on retrouve du
Melville, du Hugo, du Kafka, comment faites-vous votre choix parmi ce
matériau…
Dans le cas d’Avis de tempête, je travaillais avec Peter Szendy. En plus de ses
textes, j’avais toujours sur ma table de travail des volumes de Baudelaire, de Hugo,
de Melville. Des textes que j’avais pressentis, sans savoir du tout s’ils feraient partie
de l’aventure. Des textes d’une grande densité, qui peuvent tant raconter en deux
lignes à peine. C’est en écrivant que, tout d’un coup, une phrase surgit. Deux vers de
Baudelaire, par exemple, dont j’ai soudain besoin. Deux vers que je trouve
magnifiques, deux vers qui se révèlent salvateurs car arrivant à point nommé, là où
j’en ai besoin. Ces bribes de texte reposent le flot musical en même temps qu’ils se
chargent d’une grande valeur musicale : ils racontent quelque chose, nourrissent le
spectateur, en lui apportant un élément que la musique ne pouvait auparavant lui
donner : le sens. Un sens immédiat – porté par un texte qui est déjà de la musique.
Le fait que ces bribes soient de la main de grands écrivains, de Flaubert à
Baudelaire, vous importe-t-il ? Leur sens et leur contexte d’origine jouent-ils
un rôle ?
Bien sûr : si je les ai pressentis pour un projet singulier, c’est qu’ils ont un rapport,
plus ou moins lointain, au « sujet ». Dans le même temps, j’en écarte énormément
que j’avais pressentis en amont du travail, tout simplement parce qu’ils ne trouvent
pas leur place.
Vous écrivez vous-même des textes que vous utilisez ensuite dans votre
musique : quelle est votre démarche d’écriture littéraire ?
Ça commence généralement par des constructions très formelles : des matrices, des
mots découplés – ce qu’on entend parfaitement dans les Récitations. J’ai eu recours
à de nombreux processus, qui ont évolué. Le tout est de choisir le texte dont la
musique est la plus dense, en veillant au sens qui s’en dégage : car dès l’instant où
l’on aligne deux ou trois syllabes, un sens jaillit – même si cela ne veut rien dire,
l’esprit humain ne peut s’empêcher de leur accorder un sens lorsqu’il les entend.
Vient alors toute une série de questions : ce sens est-il approprié ? Jusqu’à quel
point laisse-t-on au texte la liberté d’avoir un sens ? Ne vaut-il mieux pas au contraire
le détruire ?
C’est pour ça que je travaille beaucoup sur la répétition : avec la répétition, un même
motif peut revenir dans un contexte différent, avec une autre fonction, et le sens
qu’on croyait pouvoir lui donner n’a plus lieu d’être. Comme un manège. On n’a plus
ainsi un sens unique et univoque, mais des sens qui constamment évoluent et nous
échappent – la logique cartésienne est inlassablement trompée, et je peux toucher
l’auditeur avant qu’ils ne comprennent quoi que ce soit. J’imagine que c’est dans
cette situation que se trouvent les enfants, qui entendent le discours
incompréhensible des adultes, mais se raccrochent à des syllabes ou des sonorités
attrapées au vol, qui leur font penser à quelque chose, parfois sans rapport.
En réalité, cela relève du même processus intellectuel que mon écoute
« théâtralisée » de la musique, dont nous parlions tout à l’heure.
Pourquoi être allé chercher l’écrivain Olivier Cadiot pour Tourbillons ?
Olivier avait beaucoup travaillé avec Pascal Dusapin, et c’est ainsi que nous nous
sommes rencontrés. C’est un immense écrivain, et un personnage hors norme. Il
parle comme il écrit ! Nous nous sommes très vite découverts une forme d’énergie
commune et nous avons eu envie de travailler ensemble. Tourbillons existait déjà,
mais sous la forme de six courtes pièces vocales. Celles-ci étaient jonchées de
bribes de mots français : il les a décortiqués pour fabriquer son propre texte, à la fois
abstrait et concret, très poétique. Il me l’a envoyé en me disant de faire ce que je
voulais avec. Quand on me dit cela, j’ai toujours un respect immense pour le texte
dont il m’est fait don, j’y suis très fidèle, je veille à chaque mot.
À ce propos, votre rapport au texte est-il également présent et actif dans votre
musique strictement instrumentale ?
Parfois. Souvent même. Surtout dans les petits ensembles instrumentaux et presque
systématiquement dans les solos – beaucoup moins dans la musique orchestrale.
Généralement, le solo relève pour moi du parlé : j’ai même composé une pièce pour
contrebasse intitulée Parlando. Bien sûr, on ne sait jamais ce qui se dit, mais
certains auditeurs me disent avoir le sentiment d’entendre plusieurs personnages
s’exprimant l’un après l’autre, ou tous ensemble. Je n’en sais rien ! Pour moi, c’est
un monologue.
Pourquoi vous êtes-vous lancé dans l’aventure de l’ATEM (Atelier Théâtre et
Musique), qu’en avez-vous retiré ?
Le projet était double. D’une part, il s’agissait d’intégrer les mondes du théâtre et de
la musique, de faire du théâtre musical une discipline, une forme artistique à part
entière – en prenant le temps d’en inventer le vocabulaire et la grammaire. D’autre
part, nous voulions faire ce travail dans une banlieue. 1968 n’était pas loin et nous
étions plein d’idéaux. Nous avions dans l’idée cette utopie d’un contact direct entre
les artistes et le public, sans intermédiaire. Utopie doublée d’une problématique
sociale : comment toucher un public qui n’a jamais été au théâtre ou au concert, et
qui n’a d’autre repère que la télévision ?
Certains ont été émus, d’autres ont été touchés, d’autres encore ont ri. Nous avions
en face de nous un public qui ne maîtrisaient pas les codes, n’avaient pas les clefs
du langage qu’on utilisait – ce qui était passionnant pour nous en un sens : il nous
fallait trouver un moyen de le faire pénétrer notre univers, sans s’alourdir d’un
discours didactique, et sans compromettre de notre démarche artistique. Tout ça en
lui préservant une part de plaisir. C’était décidément totalement utopique. Ça
revenait à gravir un escalier auquel il manque des marches – on essaie de mettre
des cordes pour en aider certains à grimper, mais c’est rapidement insuffisant…
L’expérience de l’ATEM fut extrêmement enrichissante, mais usante. Les rencontres
furent magnifiques, inattendues et insolites, mais Je laisse ça à d’autres à présent.
Dans le cadre de ce travail du théâtre musical, vous n’avez pas fréquenté que
des musiciens, mais aussi des acteurs…
Le travail de l’acteur m’a beaucoup apporté. Ma fréquentation de comédiens, qui ne
connaissent bien souvent pas le solfège, n’est pas innocente dans mon approche de
la langue.
À ce propos, votre écriture vocale se distingue par son immense variété et
notamment dans son traitement du dire…
Pour moi, c’est toujours de la musique – la musique du parler. Je m’intéresse au
parler autrement, pour me mettre en marge de la musique comme du parler. Ce n’est
ni vraiment l’un, ni vraiment l’autre, mais un point de rencontre des deux. Ça tient à
un fil.
Je joue ainsi sur tous les détails de l’énonciation qu’on n’a pas dans le texte écrit et
qui peuvent traduire musicalement l’état d’une personne : chant, parler-chanter,
interruption, souffle, etc. Le problème est de trouver une logique, une forme de
continuité et de dynamique. Pour dramatiser un texte, par exemple, j’imagine
quelqu’un en train de le dire. La musique est une préparation de l’énonciation du
texte – comme un accouchement.
Approchez-vous le métier de metteur en scène comme celui de compositeur ?
Est-ce deux facettes d’un même métier ?
Je ne suis pas metteur en scène. Je ne mets quasiment en scène que mes pièces.
Une fois que le son est fait (texte, musique…) et que le dispositif visuel est en place,
mon travail consiste à faire coexister ce qu’on voit et ce qu’on entend, pour que l’un
éclaire l’autre sans l’éclipser et pour équilibrer les deux : le visuel est souvent
prédateur, et prend trop facilement le pas sur la musique. En réalité, c’est un travail
de mise en page – pour que le spectateur puisse appréhender le tout, sans s’arrêter
d’écouter.
Un temps bis, avec Valérie Dréville et Geneviève Strosser, a été ma première
expérience de mise en scène d’œuvres musicales qui ne sont pas de ma main.
J’étais naturellement tenu par le texte de Samuel Beckett, mais il fallait aussi
agencer les pièces d’Helmut Lachenmann et de Franco Donatoni. J’y suis allé très
lentement, ce fut une véritable épreuve.
Nous avons travaillé le texte mot à mot, pour comprendre comment il est fabriqué.
Puis nous nous sommes demandés comment faire comprendre ce texte si complexe,
qui prend un sens nouveau à chaque nouvelle lecture ? Nous étions dans la situation
d’un violoncelliste jouant une Suite de Bach : nous étions constamment confrontés à
des choix, d’enchaînements, d’articulations, de respirations… Cette multiplicité de
choix d’interprétation participe pour moi de la beauté d’une œuvre.
Dans le même esprit, moi qui ne suis pas croyant du tout, je m’intéresse beaucoup, à
la manière d’un jeu d’enfants, aux textes sacrés et à leurs commentaires de
commentaires de commentaires.
Nous le disions en ouvrant cet entretien, vous faites partie des pionniers des
nouveaux formats de représentation de la musique, mais vous n’êtes toutefois
pas très à l’aise avec les formes et effectifs « canoniques » de la musique
occidentale : vous avez très peu composé pour orchestre, ou pour quatuor, par
exemple… Pourquoi cela ?
C’est amusant que vous me posiez la question, car je recommence justement à
écrire pour orchestre depuis deux ans – en l’occurrence, c’est une affaire de
rencontres : je travaille avec le chef Emilio Pomarico, en qui j’ai toute confiance, et
pour les excellents orchestres de Cologne et de Munich.
Dans l’écriture pour l’orchestre, c’est le quart de ton qui me manque beaucoup : je
n’ose pas leur en écrire ! Mais je suis en ce moment plongé dans l’orchestre, et j’en
tire un immense plaisir.
Nous parlions à l’instant de votre vision du solo : dans l’orchestre, vous
intéressez-vous à la notion de « pupitre » ?
Oui, même si j’écris souvent pour des pupitres « divisés ». Et, lorsque le matériau se
raréfie, les petits solos ne sont pas rares. Mais cela ne m’empêche nullement d’aller
chercher la masse orchestrale de temps en temps quand il le faut.
Pour revenir à votre question, en ce qui concerne le quatuor, j’ai également fait une
belle rencontre, avec le Quatuor Arditti, pour lequel j’ai composé mes Dix pièces pour
quatuor à cordes (1986). Mais, pour moi, le quatuor reste une énigme. Je n’ai pas
encore trouvé la porte d’entrée pour véritablement pénétrer cet univers – ou du
moins ma porte d’entrée. Peut-être ne la trouverai-je jamais ?
Autant le trio – trio à cordes, violon, violoncelle, piano ou clarinette, violoncelle,
piano – ne m’est pas hermétique – j’ai déjà essayé, j’ai pu distinguer quelques portes
d’entrée qui me conviennent –, autant le quatuor…
Rien de plus facile que d’écrire une pièce pour quatre – et beaucoup s’y livrent, moi
le premier. Mais je ne considère pas cela comme du quatuor. Le quatuor est quand
même un drôle d’animal ! Ecoutez les Quatuors de Haydn, les derniers de Mozart,
sans parler bien sûr de Beethoven ou de Bartók : on a là le sentiment d’une bête
sensible, susceptible – comment l’apprivoiser ? Comment lui faire dire ce qu’on a
envie de dire ? Je ne sais pas. Je n’ai pas encore trouvé la solution.
Je suis bien sûr intimidé par son histoire, et tous ses chefs-d’œuvre ! Je doute trop.
Ma musique travaille principalement sur les marges et je pense que le quatuor exige,
avant de se lancer, des options radicales. C’est ce qu’a si bien su faire Helmut
Lachenmann : mais sa démarche bruitiste est l’aboutissement de toute une aventure
humaine, à laquelle il a consacré toute sa vie. Je serais bien incapable d’écrire un
quatuor bruitiste aussi bien que lui : manifestement, ce n’est pas par là que je
pourrais entrer. Peut-être avec une nouvelle vision de l’harmonie ?
Pourtant, il y du théâtre dans ces quatre musiciens sur scène – mais c’est un petit
théâtre que je ne parviens pas à apprivoiser. Peut-être parce que, quand j’écoute les
classiques, ce théâtre intime est d’une telle justesse ! Comme si cela ne pouvait
jamais m’appartenir, comme si cela appartenait au passé, comme si tout en avait été
déjà dit – et en même temps, Helmut est parvenu à lui faire dire autre chose !
Nous avons effleuré le sujet à l’instant : vous avez une certain nombre
d’interprètes fidèles, dont certains sont invités à Rome pour Controtempo 2015
(Donatienne Michel-Dansac, l’ensemble Accroche Note et Geneviève Strosser).
Sont-ce des interprètes fétiches – leur connaissance de votre univers est telle
que vous pouvez leur demander ce que vous voulez – ou des interprètes
fidèles – qui sont tombés amoureux de votre musique et sont prêts à tout ?
C’est très curieux : je crois qu’il s’agit plutôt d’amitiés qui se créent au travers de la
musique. Et quel plaisir de travailler avec des amis ! On devine ce qui pourrait les
intéresser, ce qui pourrait leur plaire. Cela revient à dresser de mini-portraits – même
s’ils restent vagues et flous.
Le temps passant, on les connaît mieux, un va-et-vient s’installe, et on n’écrit plus
pour eux comme au début, on n’aborde pas les problèmes de la même manière.
Quand on connaît un interprète, on peut aussi lui demander davantage. On peut se
lâcher. L’estime et la confiance mutuelles sont telles que, s’ils me disent qu’ils ne
peuvent pas faire ce que je leur demande, je les crois et je corrige sans hésiter le
passage incriminé. Quand je compose pour eux, je ne considère jamais que la
partition que je leur envoie est véritablement achevée.
Connaître si bien ses interprètes peut cependant être source de problèmes : à trop
les connaître, à trop les fréquenter, on a tendance à se les représenter toujours sous
les mêmes traits, dans une même couleur. L’image qu’on garde d’eux peut se figer. Il
n’est pas inintéressant au contraire d’aller à l’encontre de cette image, de les amener
sur des territoires qui ne correspondent pas au caractère qu’on leur connaît.
J’aime aussi beaucoup écrire pour quelqu’un que je ne connais pas du tout, que je
ne peux qu’imaginer, mais l’amitié me fait prendre des risques supplémentaires.
Faut-il, comme vos fidèles, être familier de votre musique pour bien
l’interpréter ?
Je ne pense pas. Certes, ma musique est toujours difficile au premier abord, mais il
est possible, et heureusement, que l’interprète ne connaisse ni moi, ni ma musique,
et que cela fonctionne tout de même.
J’en ai fait l’expérience, très récemment : Holger Falk, un baryton allemand que je ne
connaissais ni d’Ève ni d’Adam, devait reprendre à Athènes Le Soldat Inconnu – une
partie que j’ai écrite pour Lionel Peintre, qui est lui un de mes proches amis et
collaborateurs depuis longtemps. J’ai pu écouter l’enregistrement du concert
d’Athènes et j’ai été très étonné de constater que le résultat était très proche de ce
que fait Lionel – même si Falk semble prendre plus de distance et d’humour dans sa
façon de dire le texte. Je ne le connais pourtant pas du tout, et lui ne connaît pas du
tout Lionel. Cela signifie que l’écriture est là, et qu’elle suffit à porter la musique.
Cela nous ramène au théâtre : le fait de connaître si bien vos interprètes vous
fait-il jouer avec leur « personnage » et leur présence scénique, en plus de leur
talent musical ?
Comme je les connais bien, je les imagine sur scène. Cela fait partie de l’écriture :
cela m’aide à savoir ce qui leur est ou non naturel. Dois-je prendre en compte ce
naturel et le mettre sur la partition ? Ou au contraire aller contre ? C’est là une
cuisine intérieure assez intuitive de ma part.
Prenons l’exemple de Tourbillons : je connaissais déjà très bien Donatienne, et j’ai
composé en fonction de ce que j’imaginais d’elle – notamment en ce qui concerne
l’irruption du texte dans la musique. Alors même que le noyau des Six Tourbillons
pour voix avait été écrit auparavant pour Martine Viard. Ensuite, nous avons monté le
spectacle en trois jours ! Au cours du travail, je voyais bien que Donatienne
répondait, que tout cela lui parlait – c’est sans doute pour ça que nous sommes allés
si vite.
D’une façon générale, je déteste convaincre. Cela m’est absolument étranger. Si une
idée ne fonctionne pas, je l’oublie, et je fais autrement. Je ne veux pas perdre mon
temps en explications : il faut avancer. On trouve d’autres solutions. Aucune n’est la
seule possible.
Votre musique donne souvent l’impression que vous avez encore une âme
d’enfant qui joue avec ses jouets et les manipule en tout sens – à la différence
que vos jouets sont les sons, les mots, etc.
J’aime beaucoup jouer. Et je veux passer ma vie à jouer. C’est un privilège
incroyable.
Je suis très curieux et j’ai besoin que ma curiosité soit piquée, par des choses que je
ne connais pas, ou que j’imagine, ou que j’ai oubliées (parfois, je me pose des
problèmes que je me suis déjà posés il y a longtemps). Sur le moment, je ne sais
pas où cela va me mener. Quelles rencontres allons-nous faire ? Dans quelle
polyphonie, avec quelles autres voix, allons-nous nous embarquer ? Que va-t-il se
passer ? Qui va prendre le dessus ?
C’est le jeu, et ça me fait courir : mettre en place des forces et voir comment elles se
développent et interagissent. Comme ces jeux de trains électriques sur les voies
desquels on lance les convois en calculant les croisements au plus juste : s’éviterontils à la dernière seconde ou assistera-t-on à une mini catastrophe ?
De même, tout ce qui est burlesque me fascine : le cirque, les magiciens, Méliès,
Robert Houdin, les prestidigitateurs. Je trouve ça magnifique, ça me rend fou !
Vous seriez un prestidigitateur des sons, qui fait à sa guise apparaître et
disparaître le sens…
J’essaie !
Vos pièces peuvent être assez drôles : cherchez-vous le rire ou arrive-t-il de
lui-même ?
Ça dépend. Parfois, le rire montre le nez – et un petit coup de pouce suffit à le
révéler. Mais la plupart du temps, le rire nait sans le chercher, il vient, je le vois venir,
et jamais je ne le gomme. Il faut lui garder cette fragilité du non fait exprès. Si on
appuie dessus, il devient trop lourd et triste.
Le public rit-il en écoutant votre musique ?
Intérieurement peut-être. Quand je faisais des pièces de théâtre musical, des pièces
comme Énumérations ou Conversations, on riait beaucoup. J’en étais très fier : le rire
est une arme incroyable. Il permet de tant raconter. Bien plus que les lamentations.
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas

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