Are You Experienced Depuis deux ans, Vidéochroniques a enrichi

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Are You Experienced Depuis deux ans, Vidéochroniques a enrichi
Are You Experienced
Edouard Monet/Elsa Roussel pour l’exposition Are You Experienced, Vidéochroniques, Marseille, septembre 2012
Depuis deux ans, Vidéochroniques a enrichi son programme d’accueil d’artistes par la mise en
place d’une résidence d’été dédiée à la très jeune création. D’une durée d’un mois, destinée à un
ou plusieurs artistes fraichement diplômés d’une école d’art, elle a pour objet de leur permettre
de poursuivre et de déployer sans attendre leur pratique. Ils se voient ainsi confier les espaces de
l’association dont il peuvent alternativement faire usage en tant qu’atelier ou espace de monstration.
Après Thomas Couderc et Teoman Gurgan en 2011, Mathieu Arbez-Hermoso a été le bénéficiaire de
ce dispositif au cours de l’été 2012. L’exposition que nous lui consacrons est l’occasion de présenter
l’avancée de ses recherches et de rendre compte du travail accompli au cours de son séjour. Elle
constitue, pour ainsi dire, un état des lieux de sortie.
En phase avec le dessein de cette résidence, l’intitulé « Are You Experienced » semble d’abord
renvoyer brutalement à l’inexpérience et à la jeunesse de notre invité, comme s’il s’agissait d’une
question qui lui était adressée, ou qu’il s’adressait lui-même. Ces trois mots recèlent pourtant d’autres
interprétations possibles. S’agissant d’un emprunt au premier album de Jimi Hendrix paru en 1967
(qui fait indirectement écho au corpus présenté dans l’exposition sous la dénomination générique
« Black Betty »), ils supposent sans doute un changement de destinataire, une traduction moins
littérale. Le maillage des références caractéristique du travail, la densité des citations, l’épaisseur des
niveaux de lecture, la diversité du matériel mobilisé et la disparité des champs culturels convoqués
(populaire, folklorique, savant), confirment en effet l’hypothèse d’un changement d’adresse, la
question interpellant cette fois le regardeur dont l’initiation est largement mise à l’épreuve.
Né à Bordeaux en 1984, diplômé de l’ENSAD de Dijon en juin 2012, l’artiste s’intéresse aux
agencements d’expériences qui déterminent l’individu au sein d’une communauté, aux phénomènes
de déplacement et de réappropriation dans le champ culturel des éléments qui sont à l’origine de ces
agencements : « J’observe les histoires transculturelles ; leurs incidences dans le domaine du langage
et les façons dont elles se lient, se défont et norment les conceptions de notre société. J’explore ainsi
les dimensions paradoxales de l’expérience occidentale (entre mise en lumière et occultation) en
prenant appui sur certaines formes d’amnésies. Je développe aujourd’hui, entre autres, un travail de
montage et d’archivage ayant trait aux petites et grandes géographies. »
Sans médium de prédilection, le travail de Mathieu Arbez-Hermoso s’articule en termes plus
prosaïques à des notions telles que la facticité, l’originalité, la reprise, la version, la reproduction, la
traduction, la transcription, la transposition, la répétition, l’accumulation, la collection, etc.
La Machine de Rannequin Sualem, L’Escalier roulant mécanique de Jesse Wilford Reno et Sémiologie
de la chemise sont trois vidéos issues d’une série en cours. Projetées alternativement, elles
reproduisent un même schéma formel et narratif. Partant de faits, d’objets tangibles ou l’ayant été
(le premier dispositif de pompage des eaux de la Seine destiné à alimenter les fontaines du parc de
Versailles, le premier « escalator » construit à New York, une chemise pliée à motif cachemire), elles
sont chacune constituées d’un unique plan fixe, d’une allusion en image à la chose ou à l’événement
convoqué à partir de laquelle l’artiste déploie une forme de discours descriptif mais digressif relevant
à la fois du récit et de l’exposé. Le vocabulaire apparemment scientifique, l’argumentaire visiblement
analytique et le ton ouvertement documentaire y sont perturbés par des répétitions incongrues, par
une rhétorique s’approchant de formes telles que l’anaphore ou l’épanophore, en tous les cas fondées
sur des reprises lexicales peu rassurantes – voire obsessionelles – qui consuisent mécaniquement
et progressivement notre conteur à dévier son propos par des effets de répétition, d’insistance et
d’echo.
La contemplation qu’appellerait la dimension éventuellement picturale des images est ainsi
contrariée par le caractère autoritaire, directif du discours. Cette picturalité, relayée par les quelques
références à l’art fournies par la voix off, participe néanmoins des accumulations analogiques et
diparates déjà recherchées au stade de l’énoncé. Les plans choisis pour La Machine de Rannequin
Sualem et L’Escalier roulant mécanique se présentent d’ailleurs respectivement en tant que citations
des « zip paintings » de Barnett Newman et des « black paintings » de Frank Stella.
Dans la continuité d’un réexamen des courants artistiques les plus significatifs du vingtième siècle,
la vidéo Mystics Rather Than Rationalists consiste en une lecture inédite d’une œuvre à la fois
fondatrice et maîtresse de l’art conceptuel : Sentences on Conceptual Art. Publié initialement en
1967, le manifeste de Sol LeWitt fait ici l’objet d’une transcription en chant touvain, de prime abord
incongrue, performée par un historien spécialiste de la république de Touva 1. Déjà mentionnée dans
Sémiologie de la chemise, Mathieu Arbez-Hermoso voue à cette actuelle république de la Fédération
de Russie, située à l’extrême sud de la Sibérie (et méconnue de tous), une fascination perverse
révélatrice de son intérêt pour l’ethnologie.
Fondée sur une pratique ancestrale à vocation spirituelle, chamanique ou ésotérique (guérison,
élévation de l’âme, méditation, etc.), caractérisée par une technique vocale dite diphonique 2 (qui
produit un effet sonore finalement proche de la cornemuse), cette interprétation approximative
constitue pour l’artiste une manière respectueusement irrévérencieuse de rebondir sur l’un des
principes les plus opaques parmi ceux qui composent le « statement » originel du père de l’art
conceptuel : « Conceptual artists are mystics rather than rationalists. They leap to conclusions that
logic cannot reach » 3.
Pour discutable, cette proposition avait aussi le mérite de l’anticipation, puisqu’elle comportait avant
l’heure la critique d’une orthodoxie à venir dont John Baldessari, brillante personnalité associée au
courant initié à distance par LeWitt, fut une victime. Ses qualités – un sens de l’humour hors pair et
une implantation sur la côte ouest – n’était visiblement pas compatible avec l’orientation idéologique
du parti. Mais elles ne l’empêchèrent pas de rendre en 1972 un hommage 4 aussi grossier que sincère
au texte pionnier, considérant la nécessité de le rendre plus abordable, et les moyens d’y parvenir en
le destinant à une audience ordinaire. Humblement et autrement, Mathieu Arbez-Hermoso emboîte
le pas iconoclaste de Baldessari. À moins qu’il ne s’agisse cette fois d’initier le monde turco-mongol
à l’art conceptuel.
Funny Games (Funny!) est une vidéo remontée à partir de deux films de Michael Haneke. Explorant
les relations du spectateur aux violences filmiques, le réalisateur avait d’abord tourné Funny Games
en 1998, en Autriche, et avec des acteurs autrichiens. À la suite du succès rencontré, le producteur
britannique Steve Coen lui proposera en 2005 la mise en œuvre d’un « remake » en langue anglaise,
tourné avec des acteurs américains et finalement sorti en 2007 sous l’intitulé Funny Games U.S. La
proposition de Mathieu Arbez prolonge, d’une certaine manière, la démarche de son prédécesseur
: il soumet ici une troisième version du film conçue sur la base d’emprunts successifs et alternatifs
à l’une et l’autre des moutures « originales ». Le protocole de montage systématique et objectif
(les plans impairs appartiennent à la réalisation autrichienne, les pairs à la variante américaine) lui
permet de préserver la cohérence narrative – le fil de l’histoire – tout en révélant des postures et
des gestes, des goûts, des habitudes vestimentaires ou culinaires, bref, des dispositions culturelles
décalées selon l’origine et la langue des interprètes.
Les autres pièces présentées dans l’exposition découlent toutes d’un même motif, « Black Betty »,
un chant de travail afro-américain du siècle dernier dont le premier enregistrement, réalisé en 1933
par les musicologues John et Alan Lomax, a été exécuté par le condamné James Baker 5 dans la ferme
pénitencière centrale de l’état du Texas située à Sugar Land. Sa paternité fut attribuée au musicien
de blues Lead Belly bien que certaines sources considèrent ce chant comme une adaptation d’un
folklore antérieur.
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1 C’est en 1921 que les Touvains, peuple turc de l’Altaï, sont devenus un peuple indépendant en créant une République populaire de Tannou-Touva. Cette indépendance était toutefois relative puisque la République
était officiellement placée sous la protection de l’URSS. Dans les faits, toutes les décisions importantes devaient également avoir l’aval de son protecteur. En 1944, le Tannou-Touva intègre l’Union soviétique comme
oblast autonome (oblast autonome de Touva). Elle devient en 1961 une République autonome au sein de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, appelée République socialiste autonome de Touva. Il
faudra attendre la fin de la guerre froide pour que Touva accède à plus d’indépendance. C’est ainsi qu’en 1990, le pays déclarera sa souveraineté, tout en faisant partie de la Fédération de Russie.
2 Le chant diphonique un terme générique désignant toute technique vocale permettant à une personne de produire plusieurs notes simultanément et donc de faire du chant polyphonique au moyen d’un seul
organe vocal combinant d’une part divers types de voix (de gorge, de tête, etc.) et d’autre part divers positionnements de la langue ou des lèvres.
3 « Les artistes conceptuels sont plutôt mystiques que rationalistes. Ils parviennent à des conclusions que la logique ne peut fournir ».
4 John Baldessari a réalisé en 1972 une vidéo intitulée Baldessari Sings LeWitt. Confrontant avec ironie deux systèmes à priori sans rapports (le discours théorique et la musique pop), il introduit sa performance
filmée en notant que « les écrits de LeWitt sont restés enfermés trop longtemps dans des catalogues d’exposition » et qu’il est désormais temps d’élargir leur audience. Motivé par une intention pseudo pédagogique,
il en propose une interpétation chantée (ses talents à ce titre sont tout à fait contestables) à partir d’airs empruntés aux Beatles ou à l’hymne américain, parmi d’autres.
5 James Baker est également connu sous le nom Iron Head.
Prenant pour partie la forme d’une affiche évoquant furtivement le plan d’un bâtiment fortifié,
Sugarland reproduit un QR code renvoyant, une fois scanné par un regardeur muni d’un téléphone
portable connecté à Internet, à une archive dématérialisée. La page web ciblée propose l’écoute
de toutes les interprétations recensées par Mathieu Arbez-Hermoso, datées de 1933 à 2012. Audelà d’une « simple » collection mémorielle dédiée au morceau, Sugarland dresse le constat d’une
déperdition du sens orginel véhiculé par des paroles progressivement nettoyées – voire blanchies
– sous l’effet des reprises successives et des brouillages que cette pratique génère par nature (le
terme anglais « cover » est à ce titre beaucoup plus explicite). Si l’expression « Black Betty » avait
initialement désigné des objets tels qu’un fusil ou une bouteille d’alcool, son usage dans le contexte
carcéral américain au début du vingtième siècle symbolisait dans certains cas un fouet 1, dans d’autres
un véhicule servant au transport des prisonniers. À mesure des versions et des représentations elle
s’est transformée en moto, en hot rod et en femme fatale.
Le tirage photographique intitulé Alien aborde ironiquement la transformation « acceptable » de cette
figure, tout en questionnant la légitimité, l’opportunité de cette évolution. Elle arbore désormais un
nouveau visage et un teint plus clair. Réalisée à partir d’une capture d’écran extraite du film Alien 4,
l’image nous montre une Pin-up reproduite sur la carlingue du vaisseau The Betty à la manière dont
on pratiquait le Nose Art aux fins de personnaliser les avions pendant la Seconde Guerre Mondiale
2
. Cette icône érotique, cette « Black Betty » blanche peinte sur un vaisseau de science-fiction, cette
Pin-up sexy épinglée sur le mur de l’espace d’exposition insiste paradoxalement sur les travers, les
mensonges et les paranoïas de l’Amérique. Elle sert insidieusement la confrontation d’un matériel
témoignant de la ségrégation raciale à cette représentation métaphorique qu’est l’alien. L’artiste nous
rappelle que c’est bien elle l’étrangère, le Roswell de l’histoire.
La dernière proposition relevant de ce corpus consiste en un mécanisme basé sur la pédale de grosse
caisse d’une batterie qui frappe le mur à intervalles réguliers, reproduisant le tempo d’une version
blues acoustique de Black Betty interprétée en 1939 par Huddie William Ledbetter (alias Lead Belly)
au pénitencier d’état de Louisiane baptisé Angola. Cette production sonore sourde, répétitive et
fantomale agit comme une réminiscence, la manifestation d’un esprit, l’incarnation d’un ressouvenir,
celui du rythme propre aux chants de cadence qui aidaient les équipes de prisonniers à synchroniser
leurs mouvements lors de travaux forcés. À l’instar de son intitulé pour le moins explicite (D’après
Huddie William “Lead Belly” Ledbetter…) le parti pris de cette œuvre est aussi parfaitement univoque
: Mathieu Arbez-Hermoso considère ici la restitution de l’origine comme principe de vérité.
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1 Dans leur livre American Ballads and Folk Songs paru en 1934, John et Alan Lomax décrivent ainsi les origines métaphoriques de « Black Betty » : « Black Betty n’est pas une autre Frankie, ni encore une femme
adultère dont l’homme se plaindrait par le blues. Elle est le fouet qui a été et continue d’être utilisé dans certaines prisons du sud ».
2 Le Nose Art, littéralement « art du nez », désigne les peintures de guerre présentes sur les avions militaires. Elles sont apparues lors de la Première Guerre Mondiale mais ont connu leur apogée pendant la
Seconde Guerre Mondiale. Ces peintures visaient à se singulariser en se démarquant de la rigueur militaire. Elles n’étaient pas encouragées par l’état-major mais tolérées car elles permettaient de maintenir le moral
des troupes. Elles étaient apposées le plus souvent sur le nez de l’appareil en dessous du poste de pilotage. Au cours des années cinquante, les représentations caractéristiques de cette pratique sortent du champ
militaire et se retrouvent par exemple sur les tabliers des scooters italiens.2 Le chant diphonique un terme générique désignant toute technique vocale permettant à une personne de produire plusieurs notes simultanément et donc de faire du chant polyphonique au moyen d’un seul organe vocal combinant d’une part divers types de voix (de gorge, de tête, etc.) et d’autre part divers positionnements de la langue ou des lèvres.

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