John Keats Le poète et Le mythe - Presses universitaires de Lyon

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John Keats Le poète et Le mythe - Presses universitaires de Lyon
John Keats
Le poète et le mythe
Caroline Bertonèche
presses universitaires de lyon
2011
Prologue
Je me demande si l’on enseigne toujours aux jeunes
écoliers, comme ce fut mon cas, le mythe ridicule selon
lequel Keats serait mort assassiné par une mauvaise
critique. Je me demande également dans quelle mesure
Shelley, qui est en grande partie responsable de sa
divulgation, était vraiment convaincu par les propos
qu’il a tenus dans Adonais ; car on ne peut que le
soupçonner d’avoir été jaloux, même inconsciemment,
du don exceptionnel de Keats et de lui en avoir voulu
du peu d’admiration que ce dernier manifesta à son
égard. Tout cela a joué un rôle déterminant dans
le portrait qu’il dressa de Keats comme un poète
attachant mais faible et maladif, une sorte de double
masculin et littéraire de la Dame aux Camélias.
Selon Yves Bonnefoy, le mythe en poésie se situe quelque part
entre l’hypothétique et l’informe, dans cette « aventure du sens » qui
repose sur un art de l’angoisse et de la négativité pour avoir trop
gravité autour du « grand acte clos » :
Les mythes diront la mort ou avoueront qu’ils la voilent. L’aventure du
sens pourra enfin commencer. L’hypothèse de sens, plutôt, notre furieux
besoin, dans l’espace du poème, d’organiser notre connaissance, de
formuler le mythe de ce qui est, d’échafauder le concept, pourra
subir la diffraction de l’informe. Et cette poésie qui ne peut saisir
la présence, dessaisie de tout autre bien sera du grand acte clos la
proximité angoissée, la théologie négative .
Nourri de cette mort voilée, le processus de mythification chez
Keats s’appuie sur un détournement et une instrumentalisation
des faits, générant un mythe en partie refaçonné par les mauvaises
. W. H. Auden, « Keats in his Letters: A Review of The Selected Letters of John Keats, edited
by Lionel Trilling », Partisan Review, vol. 18, n° 6, 1951, p. 702.
. Y. Bonnefoy, L’Improbable et autres essais, Paris, Mercure de France, 1959, p. 127-128.

John Keats : le poète et le mythe
« hypothèses de sens » ou la trahison des siens. Nous assistons dès
lors à une « adonaisation » du poète, telle qu’elle fut définie par
Shelley, versant plus hybride de l’« adonisation » keatsienne. Héritier
d’Adonis avant l’avènement plus tardif d’Adonais, Keats, comme
Burton ou Sterne, décrit un rituel de préparation précis, quand les
soucis d’apparat et les superstitions vestimentaires d’un esthète
cherchent à attirer les bontés et les beautés de l’écriture : « Chaque
fois que je me surprends moi-même à être pris de vapeurs, je me
secoue, me lave, enfile une chemise propre, me brosse les cheveux
et les vêtements, me lace les chaussures bien serrées et m’adonise
en fait comme si j’allais sortir – et puis, tout propre et à mon aise
je m’assieds pour écrire. » De ces réflexes du poète prétendument
féminins jaillissent les vers d’une divinité androgyne ; le travail de
préparation et la mise en condition du corps étant le prélude au
pendant d’ubiquité morale de ces ambiguïtés sexuelles. Souhaitant
être de toutes les identités et de tous les sexes mais étant conscient
de ses limites, le « poète caméléon », « forme et matière d’un autre
Corps », habille sa non-poéticité pour sortir dans le monde avec
élégance. Il se fond ainsi dans la masse des influences extérieures qui
émanent de la chose vraiment poétique :
Quant au Caractère poétique lui-même [...] il n’est pas lui-même – il
n’a pas de moi – il est tout et rien – il n’a pas de caractère – il prend
plaisir à la lumière et à l’ombre ; il savoure la vie, répugnante ou
belle, noble ou vile, riche ou pauvre, mesquine ou élevée. – Il se
plaît autant à concevoir un Iago qu’un Imogène. Ce qui choque le
vertueux philosophe ravit le poète caméléon. Son goût pour le côté
ténébreux des choses n’est pas plus nocif que son attrait pour leur
bord lumineux ; car il n’a pas d’identité – il est constamment forme
et matière d’un autre Corps. Le Soleil, la Lune, la Mer, les Hommes
et les Femmes, créatures impulsives, sont poétiques et possèdent
en eux un attribut permanent – le poète n’en possède aucun ; il n’a
. Nous nous référons ici à la traduction de Robert Davreu et à sa « transcription littérale
tout à fait délibérée » du verbe « s’adoniser », qu’il justifie en note de la façon suivante :
« L’on sait en effet que c’est sous le nom d’Adonis (Adonais) que Shelley célébra Keats
après sa mort. Qu’il n’ait pu avoir connaissance de cette lettre rend cette intuition poétique
encore plus belle. » Dans J. Keats, Lettres, R. Davreu (trad.), Paris, Belin, « Littérature et
politique », 1993, p. 367n.
. Lettre de Keats à George Keats, 17 septembre 1819, vol. 2, p. 186, trad. p. 367.

Prologue
aucune identité – il est certainement la moins poétique de toutes les
créatures de Dieu.
Si, au contact de ces éléments naturels, ciel et mer, ou de ces
« créatures impulsives », homme et femme, le poète, selon Keats,
est l’objet de sa propre poétisation, il est également l’objet de ses
propres critiques. Le talent de cet être polymorphe est tel que, même
maladroit dans ses premières tentatives, il portera sur la jeunesse d’une
créativité imparfaite des jugements souvent plus sévères que ceux de
ses détracteurs. Poète-critique aussi exigeant avec lui-même qu’avec
ses pairs, Keats fait partie de ces convertis au perfectionnement de
l’art. Dans Endymion, l’espoir d’améliorer ses vers encore informes
précède l’ouverture du poème et compense d’emblée, chez l’écrivain,
la crainte de voir son œuvre mourir avec lui :
En sachant, au fond de moi, comment le poème a été créé, ce n’est
pas sans un sentiment de regret que je le rends public. Je veux dire que
la manière dont il fut écrit apparaîtra clairement aux yeux du lecteur,
qui bientôt saura y déceler beaucoup d’inexpérience, d’immaturité
et toutes les erreurs qui procèdent d’une tentative fiévreuse, plutôt
que d’un acte réussi. Les deux premiers livres, et naturellement les
deux derniers, ne sont pas, le crains-je, d’une complétude suffisante
à satisfaire les critiques et franchir l’obstacle de la presse ; et non,
une année de correction n’y fera rien : ses fondations sont trop
mouvantes. Cette œuvre de jeunesse est faite pour s’enliser et disparaître : de quoi me rendre triste, certes, si je n’avais pas dans l’espoir
de comploter par-delà ce premier dépérissement pour trouver en
moi l’aptitude à produire des vers aptes à survivre.
Keats ne s’arrête pas là et continue ce préambule en s’infligeant
seul sa punition. Sûrement moins coupable d’arrogance que d’autoflagellation, il se révèle déjà maître de plusieurs outils critiques
lorsqu’il prévoit l’éventualité d’un échec tout en invitant les lecteurs
compétents à s’intéresser de près à la littérarité de sa romance :
. Lettre de Keats à Richard Woodhouse, 27 octobre 1818, vol. 1, p. 386-387, trad. p. 207.
. « Preface », Endymion: A Poetic Romance [nous abrégerons Endymion], p. 64.

John Keats : le poète et le mythe
Ces paroles sont sûrement trop prétentieuses et peut-être dois-je
être puni pour les avoir prononcées, mais aucun homme sensible
n’osera le faire. Il me laissera seul, convaincu qu’il n’y a pas de sort
plus diabolique que l’échec d’un grand projet. Je n’écris pas cela, bien
sûr, afin d’anticiper la critique ou par intérêt personnel, mais parce
que j’aspire à rassembler les hommes compétents dans leur vision de
l’art, ceux qui sauront observer et préserver avec zèle l’honneur de
la littérature anglaise.
L’avant-propos de Keats est plus subtil que certains des vers
qu’il tend à dénigrer puisqu’il inscrit l’œuvre du jeune poète dans
une maturité en germe, celle d’un génie dont l’ambition est de
ne s’éclipser qu’après avoir recommencé son travail et l’avoir
mieux fait :
L’imagination d’un jeune garçon est saine, et l’imagination d’un
homme mûr est saine, mais il y a un espace de vie qui les sépare – un
espace au sein duquel l’âme fermente, le tempérament est indécis,
le mode de vie incertain, la vision trop ambitieuse ; d’où cette
sentimentalité excessive et les centaines d’amers que les hommes
dont je parle sont contraints d’ingurgiter en parcourant ces pages.
J’espère que mon éveil à la mythologie grecque ne fut pas trop
tardif pour que j’en touche la beauté sans en ternir les lueurs. Car je
souhaite l’explorer une fois encore, avant de m’en séparer.
Rappelons également qu’avec Isabella; or the Pot of Basil, Keats
atteint des sommets d’insatisfaction, sur lesquels repose désormais
toute la violence de son autocritique. Contre l’avis des contemporains
– Charles Lamb et Richard Woodhouse – ou bien celui des victoriens
– Matthew Arnold et les préraphaélites –, sa dépréciation du poème
nous semble d’ailleurs tout aussi acerbe qu’excessive. Keats s’emporte
injustement et cache mal un certain agacement à son égard, quand il
prétend se refuser les voies de la publication pré-posthume. Puis il
imagine ce que seraient les meilleures railleries à son égard si son
ouvrage faisait l’objet d’une mauvaise réception. Nous percevons
ici, dans la complexité du dédoublement d’un Keats qui se met à la
fois dans la peau du poète-critique puis dans celle du poète critiqué,
. Ibid., p. 64.
. Ibid., p. 64.

Prologue
la rigueur de cet autre statut qui n’exclut en rien la censure de ses
propres travaux :
Je vais vous donner quelques raisons pour lesquelles je persisterai à
ne pas publier Le Pot de basilic – cela prête trop le flanc au feu nourri
de la critique – je peux le faire flamber à bien meilleur compte dans
le poêle à copeaux du Charpentier. – Il y a trop d’inexpérience de
la vie et de candeur en lui – ce qui pourrait aller fort bien de manière
posthume – mais non tant que l’on est encore en vie. Il y en a très
peu qui s’aviseraient de la réalité, […] Isabella est ce que, si j’étais
un critique, j’appellerais « Un poème qui bat de l’aile » avec une
atmosphère amusante de tristesse tempérée. […] Si je puis m’exprimer ainsi, en ma qualité d’homme de théâtre, j’entre pleinement dans
ce sentiment : mais in Propria Persona je serais tout prêt à le tourner
moi-même en dérision.
Bien que féminisé à outrance par des revues hostiles au
phénomène Keats, le poète posséderait cette lucidité presque
« virile » qui fait la force d’un auteur de génie. Existerait-il une
cible plus facile pour les mauvais esprits de l’époque, tous
témoins de la précocité du jeune Keats ? Leigh Hunt n’en voit pas
d’autres et défend les dons de son protégé en s’accrochant à un
vieux stéréotype, celui des exaspérations du critique aveuglé par le
sentiment d’amertume de l’artiste déçu ou raté :
Keats connaissait les défauts de jeunesse de sa poésie aussi bien,
sinon mieux, que quiconque. Comme le lecteur a pu le constater par
lui-même, la préface d’Endymion, par sa candeur critique, témoigne
de cet aveu, émouvant, certes, mais viril également. Je viens à l’instant
de la relire, après plusieurs années, et je suis encore étonné que l’on
puisse oser répondre à un tel plaidoyer de force et de compassion par
des actes de faiblesse et de cruauté. […] Le jeune poète, en général
– ou du moins, le très jeune poète –, ne devrait pas publier le moindre
ouvrage. Il est presque certain qu’ils auront des défauts. Or nous
pouvons être sûrs que des esprits jaloux ou envieux chercheront à
les dévoiler et leur feront subir leurs propres déceptions. Le critique
estsouvent un auteur sans succès, presque toujours inférieur en talent
à l’homme de génie, et n’est sensible ni à la beauté ni à la douleur.
. Lettre de Keats à Richard Woodhouse, 22 septembre 1819, vol. 2, p. 174, trad. p. 358.
. L. Hunt, « Keats », Imagination and Fancy, Londres, Routledge, 1844 ; cité dans Leigh
Hunt as Poet and Essayist, C. Kent (éd.), Londres, Federick Warne, 1889, p. 480.

John Keats : le poète et le mythe
Il nous est alors bien difficile de croire Shelley quand il accuse la
plume meurtrière du Quarterly d’avoir précipité la mort de ce poète
que l’on imaginait trop sensible. Il crée en Adonais un personnage bien
différent de feu son modèle, entre métaphore fictive et faux mythe, là
où certaines de ses faiblesses font écho à une forme de susceptibilité
de l’artiste : « La critique sauvage de son Endymion, qui parut dans la
Quarterly Review, produisit l’effet le plus violent sur son esprit sensible,
[…] la reconnaissance subséquente de la véritable grandeur de son
talent par des critiques plus impartiaux fut impuissante à cicatriser
la blessure ainsi infligée sans fondement. » Nous assistons dès lors,
après avoir identifié certains paroxysmes de castration dans cette
« légende », aux débuts d’une après-vie au féminin : « He is made
one with Nature: there is heard/ His voice in all her music  […] » Tout
absorbé par la féminisation de l’élégie, Keats vit « autrement » à
travers Shelley, donnant libre cours à une réévaluation posthume
de ses textes. Par ailleurs, la nouvelle existence de Keats mélange
quelques-uns de ses traits originels à des portraits, corrigeant toujours
un peu plus son profil initial. Il y a là un conflit d’intérêts entre
l’autorité du précurseur et, sur les pas de Shelley, la prise de pouvoir
et de parole du contemporain. Mais une grande contradiction réside
dans cette mise en avant des imperfections de Keats que l’on associe
à son imitation du père de la critique, Hunt, et du père de la poésie
romantique, Wordsworth – des travers que Shelley reprend pourtant
à son compte dans Adonais : « Les autres poèmes [de Keats] sont
suffisamment imparfaits et, pire encore, sont écrits dans ce style
bien médiocre qui est en passe de devenir à la mode chez ceux qui
tentent d’imiter Hunt et Wordsworth. » Alors qu’il tente de détrôner
. « Preface », Adonais: An Elegy on the Death of John Keats [nous abrégerons Adonais],
p. 391, trad. p. 14.
. S.J. Wolfson, « Feminising Keats », dans P.J. Kitson (dir.), Coleridge, Keats, Shelley:
Contemporary Critical Essays, Londres, Macmillan, 1996, p. 97.
. « Il ne fait plus qu’un avec la Nature : on entend/ Sa voix dans toute musique issue
d’elle […] » Adonais, § 42, v. 370-371, p. 402, trad. p. 61. Ces vers d’Adonais sont notamment cités dans la préface de la biographie consacrée par Charles Brown à Keats.
. S.J. Wolfson, « Feminising Keats », dans P.J. Kitson (dir.), Coleridge, Keats, Shelley:
Contemporary Critical Essays, op. cit., p. 92 et 104.
. Lettre de Shelley à Leigh Hunt, Pise, 27 octobre 1820, dans The Complete Works of
Percy Bysshe Shelley, R. Ingpen & W. E. Peck (éd.), 10 vol., New York, Charles Scribner’s
Sons, 1926-1930, vol. 10, p. 211.

Prologue
Keats, Shelley est à son tour soupçonné d’être influencé par son rival.
Il assure ainsi la survie, tantôt mythique, tantôt authentique, de
celui qu’il considère lui-même comme « un des premiers écrivains de
son époque ».
. Ibid., p. 211.


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