J`irai revoir la Normandie

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J`irai revoir la Normandie
J'irai revoir la Normandie...
Il avait l'impression d'avoir dormi pendant des jours. Et de fait, ce n'était pas qu'une impression. Pour
autant, il n'était pas reposé. Juste réveillé. Et clairement patraque. La tête à deux doigts d'exploser.
Jusqu'à présent, il avait toujours été plutôt en forme pour son âge. On lui en faisait d'ailleurs souvent
le compliment. A quatre-vingt dix balais bien sonnés, il n'allait pas courir le marathon aux Jeux
Olympiques bien entendu ! Mais là... Être aussi mal en point... Il n'avait pas l'habitude.
Malgré la semi obscurité qui régnait dans la pièce en raison de l'heure très matinale, il distinguait
assez clairement ce qui l'entourait. Solidement ligoté, il ne pouvait pas par contre quitter le lit dans
lequel il se trouvait.
Mais où donc avait-il atterri ? Un livre posé sur la table de nuit lui apporta un premier indice.
« Madame Bovary » de Flaubert. Un ouvrage rédigé en français. Pour le vieil allemand qu'il était, la
présence d'un tel roman était particulièrement intrigante. Se trouvait-il en France ? Un coup d’œil sur
le mobilier de ce qui était à l'évidence une chambre semblait en tout cas confirmer cette hypothèse.
L'armoire aux hauts de porte et à la corniche richement sculptés. Le lit campagnard sans ornement
particulier mais massif et en conséquence d'une solidité à toute épreuve. La table de nuit assortie au
lit. La chaise devant le meuble secrétaire sur lequel traînaient des enveloppes, du papier à lettre et...
et surtout quelques recueils de nouvelles de Maupassant. En français également. Non, vraiment, tout
dans cette pièce lui rappelait la Normandie ! Ce coin de France où plus de soixante-dix ans plus tôt il
avait été envoyé en de bien tristes circonstances.
La pièce lui évoquait d'ailleurs tellement la Normandie qu'en plus d'avoir éventuellement quitté
l'Allemagne sans que cela ne lui laisse aucun souvenir, il avait également l'impression d'avoir fait un
bond dans le temps. Un bond qui le ramenait à ces tragiques années quarante. A l'époque où justement
il avait séjourné dans cette région.
Par la fenêtre, il pouvait deviner qu'il ne se trouvait pas en ville, mais plutôt en pleine campagne.
L'absence de clarté ne lui permettait cependant pas d'en déduire davantage sur le mystérieux endroit
où il était détenu.
Malgré la curiosité qui le tenaillait, le vieil homme, pas suffisamment en forme pour continuer son
inspection, cligna des yeux avant de replonger dans les bras de Morphée.
*
LES PILIERS DE BAR
Dans un bistrot de Fleury sur Orne – 8 mai 2015, 10 heures 30
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- Regarde Paulo ! Le vieux qui cause jamais à personne et qui se tapait la vieille qu'a clamsé, il en est
déjà à son quatrième blanc. D 'habitude, il ne prend qu'un petit noir et il se casse.
- Mais t'as raison mon Gégé. Comme il n'a plus rien à se mettre sur le bout, il noie peut-être son
chagrin dans l'alcool, lâcha Paulo en pouffant de rire.
Tout en observant celui qu'ils appelaient le bonhomme, les deux compères continuèrent leurs
plaisanteries de mauvais goût.
- Remarque, si il est vraiment en manque, on peut toujours lui conseiller la mère Le Heurt. Contre
deux litrons de gros rouge, elle écarte volontiers les cuisses cette grosse pouf !, ajouta Gégé en
ricanant.
- En plus, comme il donne dans le quatrième âge, il va être servi avec la mère Le Heurt. Dans le genre
vieux débris, elle se pose là la gueuse ! Y'en a pas une qui lui arrive à la cheville dans le coin.
Les deux complices durent cependant se trouver une autre proie car après avoir posé sur sa table un
billet pour régler ses consommations, le bonhomme prit congé.
*
LES COMMERES
Au « Simply Market » de Fleury sur Orne – 8 mai 2015, 11 heures 30
- Dites voir madame Furet, c'est y pas le bonhomme de madame Husson qu'est devant nous ? La dame
qu'est morte y a deux semaines.
- Mais vous avez raison madame Lafouine. On dirait bien son bonhomme, lui répondit son binôme
de courses qu'elles faisaient rarement en solitaires.
- L'était pas causante c'te dame. Mais dites voir, vous, vous l'avez bien connue dans votre jeunesse.
Non ?
- Ben dame oui. J'étais petiote à l'époque, mais je me souviens très bien de l'affaire.
- L'affaire ! Quelle affaire ?
- Ah dame, à l'époque, à la fin de la guerre, les femmes de mauvaise vie, celles qu'avaient couché
avec les boches, elles n'étaient pas en odeur de sainteté. Et madame Husson en faisaient partie.
- Ah bon !
- Ben dame oui. Comme elle aimait un peu trop les boches, on l'a tondue.
- Ah bon !
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- Ben dame oui. Alors elle a quitté le pays. Pour Paris. Ou Lyon. Ou … Enfin elle est partie. Pour
faire l'institutrice je crois. De toute façon après le suicide de son mari, le jeune docteur Husson,
qu'était revenu des camps elle pouvait plus rester. Il n'a pas supporté cette tromperie le pauvre homme.
Faut dire qu'il était très amoureux...
Ayant marqué une pause, madame Furet ajouta :
- Puis une fois en retraite, elle est revenue au pays. Avec ce bonhomme. Le temps avait passé et la
plupart des gens avaient oublié.
- Regardez madame Furet, le bonhomme achète du champagne. C'est tout de même pas pour fêter la
mort de sa bonne femme !, l'interrompit madame Lafouine. Enfin, peut-être qu'il a touché un bon
pactole après son décès. Et pis, c'est un petit jeune par rapport à elle.
- Oh ! Ben dame oui. Pensez-donc, y a au moins vingt ans d'écart.
- Dites madame Furet, je crois que le bonhomme nous a repéré. Mais c'est qu'il vient vers nous. Et il
n'a pas l'air commode en plus. Mon dieu, mon dieu, je suis pas bien tranquille moi. Suivez-moi. On
va se diriger vers les caisses.
*
Lorsque le vieil allemand rouvrit les yeux, toujours ligoté, il ne se trouvait plus dans la chambre. Mais
la nouvelle pièce dans laquelle il avait échoué ne l'inspirait pas plus que la première. De nouveau en
effet, il se retrouva en un lieu qui le replongea dans la même consternation que lorsqu'il découvrit la
chambre. Son voyage dans le temps se poursuivait visiblement.
Trônant au milieu de la pièce, une table en chêne massif avec une chaise à chaque extrémité. Et c'était
d'ailleurs sur l'une d'entre elles qu'il était ligoté. Sur sa droite une imposante cheminée. A gauche de
celle-ci une franc-comtoise jouxtant une fenêtre qui donnait sur des champs. Derrière lui, un
magnifique vaisselier exposant des assiettes dignes de figurer dans un musée consacré à la vie
paysanne de nos anciens. En face de la cheminée, un buffet et un confiturier sur lequel se trouvait un
récepteur TSF complétaient le mobilier de ce qui constituait à l'évidence la pièce à vivre de la
mystérieuse bâtisse. Enfin, entre ces deux derniers meubles, une porte ouverte donnait sur la chambre
dans laquelle il se trouvait auparavant.
Ayant détaillé les différents éléments meublant la pièce, l'attention du vieil homme fut de nouveau
attirée par la table qui en composait l'axe central. Sur celle-ci en effet, le couvert était mis pour deux.
Pour lui et son mystérieux hôte à priori. Et au menu, un magnifique gâteau sous cloche s'offrait à la
vue du nonagénaire. Un gâteau d'anniversaire à priori, à en juger par la bougie en forme de soixantedix qui, cerise sur le gâteau, s'exhibait en son sommet. Sur le manteau de la cheminée, un calendrier
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des postes de l'année 1945 apportait une touche datée qui confirmait ainsi l'ambiance seconde guerre
mondiale.
Avisant une porte sur sa droite, à côté de la cheminée, le vieil homme attendait la suite des événements.
Et son attente fut de courte durée car quelques minutes après son réveil, le bonhomme fit son
apparition pour prendre place sur la seconde chaise.
- Bonjour Klaus. Je ne vais pas te demander si tu as bien dormi. Je reconnais que tes conditions de
voyage et d'hébergement n'ont pas été à la hauteur de ton standing. Avec une épouse pétée de thunes,
trois brillants enfants occupant de hautes fonctions, des petits-enfants suivant leurs traces, de
magnifiques résidences en Allemagne et en Grèce, une porsche dernier cri, … c'est plutôt en classe
affaires qu'il doit avoir l'habitude de voyager le ponte de l'industrie allemande. Pas dans le coffre
d'une caisse pourrie « Made in France ».
Puis confronté au silence de son interlocuteur.
- Tu te demandes sûrement comment tu as pu atterrir ici ? Ben, ce ne fut pas très compliqué en fait.
Un petit coup sur la tête à la sortie de ton club de golf et, ni vu ni connu, je t'ai embarqué dans le
coffre de ma bonne vieille 504 break. Passage de frontière sans aucun problème avec en prime la
bénédiction des douaniers. Non, vraiment tout s'est déroulé au mieux. Et vu la quantité de somnifères
dont je t'ai goinfré, tu ne t'es aperçu de rien. Un peu de gâteau et de champagne ?
D'un signe de tête, l'allemand déclina la proposition. Il n'avait à l'évidence pas la tête à fêter quoique
ce soit.
- Tu sais, le gâteau ce n'est pas pour la défaite allemande. En ta présence, cela aurait été de mauvais
goût. Aujourd'hui, c'est surtout mon anniversaire. Mon soixante-dixième anniversaire.
- Mais qui êtes-vous et que me voulez-vous ?, lâcha son vis vis dont le français parfait était de plus
sans accent.
- Regarde moi bien. Je ne te dis vraiment rien. Vraiment ?, lui répondit le bonhomme.
L'ingénieur teuton était décomposé. Confronté à son clone dont la seule différence était d'avoir
quelques années de moins, il lui était difficile de ne pas être troublé.
- Monique Husson. Ce nom ne te dit rien Klaus ?
Fouillant dans sa mémoire, le vieil homme faisait un véritable effort pour associer ce patronyme à un
visage. Il avait forcément un lien avec cette Normandie où il avait été affecté lors de la seconde guerre
mondiale. Puis soudain, tout lui revint. Cette petite blonde férue de poésie et surtout d'une beauté à
damner un saint.
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- Alors, ça te revient ?
- Oui, oui, ça me revient. Mais pourquoi m'avoir ...
- … Je suis son fils, Klaus, l'interrompit le bonhomme. Et aussi le tien par la même occasion. Vu notre
ressemblance physique, tu n'auras pas je pense l'outrecuidance de me renier ? Au fait, j'ai une
mauvaise nouvelle pour toi, Klaus. Monique n'est plus là. Elle nous a quitté il y a quinze jours. Tu
sais, au début, ça n'a pas été facile pour nous. On a vraiment galéré. Comme toi, on a été obligé de
quitter la région. On aurait pu rester, mais avec le résultat de tes œuvres, ça aurait été... comment
dire... un peu délicat. Donc, comme toi, on a préféré lever le camp. Direction Strasbourg. Une femme
seule avec un enfant, c'était pas facile. Mais en affichant son statut de veuve, papiers à l'appui, elle a
pu sauver la face. J'ai donc évité les quolibets du style « fils de boche ». Quant à mère, elle a été
modérément touchée par ceux du genre « fille mère » ou « sale traînée ». Grâce à sa maîtrise de ta
langue, mère a pu devenir professeur d'allemand dans un lycée à Strasbourg. Parler la langue de
Goethe couramment lui aura au moins servi à quelque chose mon brave Klaus. Contrairement à toi,
j'ai jamais pu la quitter. Trop fragile pour vivre seule. Voilà, voilà, tu sais tout maintenant.
- Mais que comptez-vous faire ? J'ai beaucoup d'argent vous savez...
- … Ton argent ne m'intéresse pas, Klaus. Je vais juste adresser un petit clin d’œil à l'histoire. A l'école,
ça a toujours été ma matière préférée, mais c'est vrai que tu n'étais pas là pour constater à quel point
mes bulletins de notes étaient brillants. Adieu père.
Ayant fermé la porte, le fils de l'allemand fit glisser dans un trou percé dans cette dernière un tuyau
branché à une bouteille de gaz. Puis il ouvrit celle-ci juste avant de quitter l'ancienne ferme familiale.
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