Ma bonne était métisse et sentait le ricin »… - Fondation Saint

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Ma bonne était métisse et sentait le ricin »… - Fondation Saint
« Ma bonne était métisse et sentait le ricin »…
et bien sûr, elle parlait en créole.
Témoignage :
Nous parlions peu le créole à la maison. Non qu’il nous fût interdit, mais,
nécessité oblige, le français était la langue des études, et donc le passage obligé pour
réussir. Mais le créole faisait partie de nous-mêmes comme le sang qui irrigue notre
corps. Notre parler vernaculaire nous était parfaitement familier dans le rapport avec
nos camarades de classe, dans la cour, malgré l’interdiction des instituteurs, et tout
cela grâce au contact de ces vigoureuses et aimantes campagnardes guadeloupéennes
qu’étaient les mabo [les « Ma bonne »]. Elles enchantèrent notre enfance de contes,
de comptines, de formulettes, de devinettes créoles, si bien que nous fûmes pénétrés,
imprégnés de cette culture créole.
Henri Hazaël-Massieux (souvenirs des années 30),
in Créoles de la Caraïbe, Alain Yacou dir., Khartala-CERC, 1996.
Omniprésence du créole en Guadeloupe hier comme en 1930 et comme aujourd’hui. La
langue est née de la nécessité pour les maîtres de communiquer avec les esclaves, et de la
nécessité pour ceux-ci, en raison de la diversité de leurs origines, de communiquer entre eux.
Vous nous verrez, dans nos façons d’agir, assembleurs de nations sous de
vastes hangars, lecteurs de bulles à voix haute, et vingt peuples sous nos lois parlant
toutes les langues…
Anabase, VI
Le rapport du créole à l’esclavage explique l’ambiguïté de son statut chez les notables.
Pendant ses douze premières années, Alexis Leger a baigné dans cette langue,
essentiellement orale. Arrivé en France, il l’écrit, par exemple sur les cartes postales
échangées depuis Pau avec les parents restés au pays. Le créole l’aide à ne pas céder à la
tentation de la nostalgie, il met à distance en même temps qu’il maintient le lien avec l’île
lointaine. Dans son Cahier créole, le poète a fixé certains mots, certaines tournures, proverbes
et devinettes, pour les sauver de l’oubli. Tout en brouillant les pistes : le créole dans son
cahier est transcrit en caractères grecs.
Problème : le désir proclamé par Saint-John Perse de la pureté en toutes choses et le
refus de tout métissage, notamment linguistique.
On n’en a pas fini de repérer des créolismes dans son œuvre. L’enfant boudeur d’Éloges
qui a « retiré ses pieds », il les a repliés sous lui ou bien s’est-il éloigné ? Quant au planteur
d’« Écrit sur la porte », qui a les « mains grasses d’avoir éprouvé l’amande de kako, la graine
de café », si le kako désigne à l’évidence le cacao, le créole se cache dans cette graine,
prononciation créole de grain. C’est bien le grain de café qu’on va torréfier, pas la graine !
Voilà qui peut se dire aujourd’hui mais il n’en a pas toujours été ainsi. Émile Yoyo,
dans Saint-John Perse ou le conteur, dès 1971, s’y était essayé, soulevant une belle tempête.
Puis Roger Little à propos de ce Chinois « qui laque en haute mer avec ses filles et ses brus ».
A l’évidence, c’est pour se protéger de la poussière, mais laquer, en créole, signifie appâter.
Faut-il vraiment choisir ?
Textes reçus en langage clair ! versions données sur deux versants !…
Et si certaines expressions dans l’œuvre, très spontanées, presque familières, « Nous
avions eu chaud ! », « C’était il y a des lunes », mimaient discrètement l’oralité du créole ?
Les réalités de l’enfance sont toujours demeurées secrètement présentes en lui. Dans ses
notes personnelles, il en témoigne sans précaution. En 1967 par exemple, devant les Îles
Éoliennes, à bord de L’Aspara, il se revoit « face à la côte de Bouillante, de Vieux-Habitants
ou de la Pointe Allègre » (que les Créoles prononcent « Pointe à l’Aigle »). 70 ans se sont
écoulés et il est encore capable de nommer les bateaux d’alors, L’Hirondelle ou L’Alcyon.
Pour ce qui est des confidences publiées dans le volume de la Pléiade, le créole est bien
sûr évoqué… pour à l’occasion nous envoyer sur de fausses pistes.
Ainsi pour « Ban moin lè ». Tel aurait été le « sobriquet en patois créole dont l’avait
affublé le vieux noir gardien des écuries du Bois-Debout ». Traduction : « Donnez-moi l’air,
l’espace !... » Le passage conclut tout un développement sur son besoin d’espace :
Ce grand luxe d’espace qui fut toujours ma convoitise, n’aura cessé
d’être pour moi comme l’exigence première de toute vie. […] L’espace, pour
l’enfance, sur quelque grande savane ensoleillée, ou bien dans quelque fugue
secrète sur mer, n’était que l’embrasement du tout dans la lumière.
L’interprétation proposée est rien moins que laudative. On dirait un commentaire pour
Amers. En fait, le serviteur, sans doute fatigué d’avoir l’enfant dans ses jambes, lui a dit
« Donne-moi de l’air ! » pour signifier « Éloigne-toi ! » voire « Du vent ! ». En créole, « Ban
moin lè » équivaut au « Fiche-moi la paix » du français familier.
Une ancienne chanson guadeloupéenne scande « Ban moin lè », Saint-John Perse le
savait et savait qu’un jour ou l’autre, on saurait ce qu’il en était. Il n’a pas pu ne pas s’en
amuser.
Claude Thiébaut

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