AU BONHEUR DES LIMBES
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AU BONHEUR DES LIMBES
mohamed leftah au bonheur des limbes roman LITTÉRATURE ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Au bonheur des limbes.indd 5 27/10/2015 15:05:18 Le principe du sociologue : « pas de théocratie, roman ; théocratie, pas de roman » reste vrai sous sa forme positive : pas de démocratie sans roman, mais pas de roman sans démocratie (sinon en fait, du moins en tant qu’aspiration largement partagée). Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman. Au bonheur des limbes.p65 7 17/11/05, 11:58 Au bonheur des limbes.p65 8 17/11/05, 11:58 I IMAGO Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. Rimbaud, Une saison en enfer. Au bonheur des limbes.p65 9 17/11/05, 11:58 Au bonheur des limbes.p65 10 17/11/05, 11:58 1 Mon sevrage, si j’en crois ma mère, fut vécu comme un véritable drame ; non seulement par moi, mais par elle aussi. C’est l’incroyable fécondité de ses seins qui, paradoxalement, fut la cause de mon sevrage précoce. À ma naissance en effet, ces seins, devenus sources vives, lèvres pulpeuses, blessures fertiles, s’épanchèrent dans une sorte de ménorragie laiteuse déferlante, intarissable, monstrueuse. Comme si elle se fût métamorphosée en l’une de ces déesses antiques de la fertilité, dont le corps n’était qu’abandon, abondance et don, mais qui gardaient un visage impassible et serein, fermé sur une sagesse immémoriale et d’elles seules connue, ma mère, niant la douleur que charriait avec elle la sève printanière, ascendante, qui irriguait pour la première fois ses seins et les faisait gonfler à éclater, refusa de momifier ceuxci dans des bandelettes, comme le lui avait prescrit le jeune médecin de famille, bardé de science sèche, toute neuve encore mais déjà si prétentieuse. D’autres prescriptions se révélant tout aussi vaines et impuissantes à endiguer la montée laiteuse irrépressible, ce même médecin de famille – qui était en fait le seul et unique médecin de ma ville natale –, 11 Au bonheur des limbes.p65 11 17/11/05, 11:58 décréta cette fois catégoriquement que l’unique solution était mon sevrage sans délai. Ce n’est qu’après quelques jours de refus obstiné et farouche, pendant lesquels la sève nourricière destinée à ses enfants, à son premier enfant, coula inutilement, que la Déesse-Mère finit par se résigner, la mort dans l’âme, à retomber dans une condition mammifère dont le signe et le don par excellence lui étaient refusés, à reprendre sa labile et humaine figure. Pour moi, les conséquences de cette transfiguration éphémère suivie d’une chute brutale que vécut ma mère, furent d’une portée plus durable, décisive peut-être. Le « sang de singe » qui allait être par la suite mon calice, de joie d’abord, avant de devenir mon calice de douleur, n’aura-t-il été en fin de compte que ce fleuve lactescent dont on avait endigué et refoulé les flots, et qui, virant à une couleur emblématique, spectrale, le rouge en toutes ses nuances et tonalités – de l’érubescent à l’écarlate, de l’ocre rosé au vif vermillon, du transparent de rubis à l’éclatant d’amarante, du pourpré invisible niché dans la coquille de certains mollusques au gueules prestigieux blasonnant un armorial –, par mille artères, veines et saignées secrètes, imperceptibles mais irrépressibles, convergentes, était revenu, en larges et sinueux méandres, s’épancher à nouveau et sauvagement irriguer, submerger, le paysage de ma vie ? Cette encre fluide, avec laquelle je noircis en ce moment même la page, ne serait-elle aussi que le débordement sous une autre forme, une autre couleur, de ce fleuve originel à l’écoulement contrarié ? Le Vin ! L’Écriture ! Il me plaît d’imaginer que ces deux rivières, qui charrient drames et enchantements dans le cours tor12 Au bonheur des limbes.p65 12 17/11/05, 11:58 tueux et dérisoire de ma vie, ont pris naissance dans un fleuve à l’écoulement autrement plus nécessaire, plus ample – amplitude et immensité d’une voix lactée –, plus harmonieux. Immémorial ! Et au-delà de cet écoulement tiède et lacté, nutritif et nourricier, plus loin et plus souterrainement encore, dans les flux primordiaux, pulsatiles, plasmatiques, du sperme et du sang. Sur mon sevrage précoce, je dirai aussi, en usant d’une métaphore référant à une technique horticole, que je fus une marcotte – de vigne déjà, si l’on pense au calice ultérieur dont j’ai parlé – précocement sevrée ; alors que cette marcotte n’avait pas encore pris racine, qu’elle aspirait farouchement à rester aérienne. Moi la marcotte ! Qu’on sépara prématurément du pied-mère, et tu sauras, bébé encore vagissant, comme tu le sais déjà toi, lecteur adulte et croyant (musulman), que « le paradis est sous les talons des mères ». (Il existe une autre formulation, martiale celle-là, qui proclame que « le paradis est à l’ombre des épées ». Mais nous, êtres précocement sevrés et demeurés des pacifistes infantiles, gardons notre préférence pour la première, qui, malgré le pathos de l’image par laquelle elle indique ce que doit être la piété filiale envers la mère, n’en réfère pas moins à une fusion originelle réellement paradisiaque ; charnelle, fluide, ineffable.) Dans notre langue dialectale, maternelle, outre les attributs coraniques (« les Beaux Noms ») du Dieu transcendant et invisible, nous disposons de tout un panthéon de divinités mineures que nous invoquons et prenons à témoin, quand nous voulons assurer notre interlocuteur de la véracité de notre propos, de notre entière sincérité, de notre bonne foi totale. Ainsi 13 Au bonheur des limbes.p65 13 17/11/05, 11:58 faisons-nous le serment par la nourriture prise en commun, la direction de La Mecque, certaines nuits bénies et bienveillantes, la magie du hasard qui fait se rencontrer deux êtres dont chacun ignorait jusqu’à l’existence même de l’autre. Mais le serment que je veux te rappeler, lecteur précocement sevré comme moi, c’est celui-là où, revenu à une innocence confondante, tu t’écries : – Par labzizila ! « Par le petit sein ! » (Pourquoi le qualifie-t-on de « petit », le sein maternel, puisque c’est de lui qu’il s’agit dans ce serment familier et si émouvant ? Pour moi, ce petit sein qu’on prend à témoin est nimbé, que dis-je ! rayonne d’une poésie charnelle, cosmique, sacrale ; poésie sourdant de ma plus tendre enfance quand, fasciné, je découvrais ces versets commençant par des formules sacramentelles haletantes, syncopées, que je me mettais sur-le-champ à psalmodier, à scander jusqu’à l’ivresse, jusqu’au vertige : « Par le ciel orné des douze signes », « Par le figuier et l’olivier », « Par l’aurore quand elle s’épanouit », « Par la nuit quand ses ténèbres s’épaississent », « Par le jour qui doit venir », « Par les coursiers qui courent à perdre haleine », « Par les anges qui arrachent les âmes des uns avec violence », « Par ce qui est double et ce qui est simple », « Par les anges qui les emportent doucement du sein des autres », « Par le témoin et le témoignage », « Par la plume et par ce qu’ils décrivent »…) – Par labzizila ! C’est Warda qui vient de prononcer le familier, l’émouvant serment. Warda la barmaid. Sa robe aux profonds décolletés laisse voir une poitrine dont les seins commencent à s’affaisser, mais 14 Au bonheur des limbes.p65 14 17/11/05, 11:58 si lourde, si généreuse ; maternelle ! Ses yeux merveilleusement dilatés par le vin irradient, et si doux est le contact de ses doigts posés, légers comme des papillons, sur mon poignet, que le serment de l’innocence et de la confiance qui s’est envolé tel un oiseau de ses lèvres, ne jure nullement avec ces lèvres lourdement fardées, criantes de volupté. Par labzizila ! On fait ce serment à une personne avec laquelle on a partagé le pain, celui des beaux et des mauvais jours, les peines et les joies, qui vous est si intime que vous la considérez comme un frère ou une sœur qui a partagé, enfant, le même sein que vous. Le sein petit, double et unique au monde. Warda, sœur transfigurée ! Je ne me rappelle même plus à propos de quoi elle m’a fait ce serment qui, l’espace d’un éclair, d’un instant de grâce, pare d’innocence retrouvée l’adulte le plus monstrueux. – Je te crois, Warda. Elle me sourit : un sourire radieux, victorieux ; se dirige vers l’immense réfrigérateur, bas et tout en longueur, dont la courbe serpente parallèlement à celle du comptoir ; en sort deux petites bouteilles pansues, dont le verre embué n’évoque que rosée et fraîcheur. – Elles sont en sueur, me dit Warda, qui a entouré de ses paumes les corps trapus et glacés des deux bouteilles de bière, avant de les décapiter presque simultanément d’un geste sûr et rapide. 15 Au bonheur des limbes.p65 15 17/11/05, 11:58 Warda est originaire de Fès. Je l’ai connue quand elle était encore une jeune et balbutiante barmaid, fraîchement débarquée dans notre ville blanche. L’accent fassi de Warda, ses grands yeux étonnés de biche, sa jeunesse, faisaient alors des ravages. Nous avons égrené ces quinze dernières années de notre jeunesse à jamais révolue, sur le triste chapelet des comptoirs. Par une belle journée, ou mieux encore par une nuit sans pardon, nous nous retrouvions par hasard face à face, Warda debout et souriante derrière un nouveau comptoir, mais donnant l’impression d’avoir été plantée de tout temps à cet endroit. Ce jour-là, ou cette nuit, Warda laissait tomber les autres clients, leur assurant une sorte de service minimum si je puis dire : remettre des bouteilles « en sueur », vivantes, à la place des « cadavres ». Elle se consacrait totalement à moi, me couvant affectueusement de ses yeux attentifs, doux, maternels. Vers le client solitaire et jaloux qui nous transperçait du regard, Warda se dirigeait lentement en ondulant de la croupe (en « amandant »), et, arrivée à sa hauteur, elle levait un pied qu’elle laissait replié 16 Au bonheur des limbes.p65 16 17/11/05, 11:58 en arrière, s’accoudait au comptoir, et murmurait en confidence au malheureux délaissé : – Je le connais depuis… ! Warda tendait devant elle sa main, à un niveau très rapproché du sol, puis me désignait du doigt. Il me semblait l’entendre dire à l’esseulé : – … Depuis qu’il était tout bébé, qu’il tétait encore le sein de sa mère ! Ayant ainsi justifié son abandon temporaire d’une équanimité dont ne doit jamais se départir une entraîneuse de bar, Warda revenait de la même démarche ondulante en face du tabouret sur lequel j’étais juché, prenait une cigarette du paquet – de « blondes » – que je laissais disponible sur le comptoir (pour les barmaids justement, car je pressentais confusément mais avec force, qu’un jour elles seraient mes héroïnes, les fleurs dont je chanterai l’éclat fané, la flagrance volatilisée), et les sourcils sévèrement froncés, me tendait sa bouche en forme de bouton de rose. Je lui allumais la cigarette et nous commencions à parler des jours d’antan. (Aujourd’hui, il me semble qu’avec Warda, je n’ai jamais rien fait d’autre qu’évoquer les jours d’antan ; comme je continue à le faire maintenant, en son absence présente, accompagnatrice, inspiratrice.) Les merveilleux jours d’antan, quand Warda venait juste de débarquer de la sainte ville de Moulay Idriss. Et que moi, j’étais déjà si loin du Dieu de mon enfance. 17 Au bonheur des limbes.p65 17 17/11/05, 11:58 DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Demoiselles de Numidie, roman (1992), coll. « Minos », 2006. Ambre ou les Métamorphoses de l’amour, roman, 2006. Une fleur dans la nuit suivi de Sous le soleil et le clair de lune, nouvelles, 2006. L’Enfant de marbre, roman, 2007. Un martyr de notre temps, nouvelles, 2007. Une chute infinie, petite chronique, 2009. Le Jour de Vénus, roman, 2009. Hawa, roman, 2010. Récits du monde flottant, 2010. Le Dernier Combat du captain Ni’Mat, roman, 2011. a © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2006. Au bonheur des limbes.indd 4 27/10/2015 15:07:56