AU BONHEUR DES LIMBES

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AU BONHEUR DES LIMBES
mohamed leftah
au bonheur des limbes
roman
LITTÉRATURE
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
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Le principe du sociologue : « pas de
théocratie, roman ; théocratie, pas de roman »
reste vrai sous sa forme positive : pas de
démocratie sans roman, mais pas de roman sans
démocratie (sinon en fait, du moins en tant
qu’aspiration largement partagée).
Marthe Robert,
Roman des origines et origines du roman.
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IMAGO
Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin
où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.
Rimbaud, Une saison en enfer.
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Mon sevrage, si j’en crois ma mère, fut vécu
comme un véritable drame ; non seulement par moi,
mais par elle aussi. C’est l’incroyable fécondité de
ses seins qui, paradoxalement, fut la cause de mon
sevrage précoce. À ma naissance en effet, ces seins,
devenus sources vives, lèvres pulpeuses, blessures
fertiles, s’épanchèrent dans une sorte de ménorragie
laiteuse déferlante, intarissable, monstrueuse.
Comme si elle se fût métamorphosée en l’une de
ces déesses antiques de la fertilité, dont le corps n’était
qu’abandon, abondance et don, mais qui gardaient
un visage impassible et serein, fermé sur une sagesse
immémoriale et d’elles seules connue, ma mère, niant
la douleur que charriait avec elle la sève printanière,
ascendante, qui irriguait pour la première fois ses seins
et les faisait gonfler à éclater, refusa de momifier ceuxci dans des bandelettes, comme le lui avait prescrit le
jeune médecin de famille, bardé de science sèche,
toute neuve encore mais déjà si prétentieuse.
D’autres prescriptions se révélant tout aussi vaines et impuissantes à endiguer la montée laiteuse irrépressible, ce même médecin de famille – qui était
en fait le seul et unique médecin de ma ville natale –,
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décréta cette fois catégoriquement que l’unique solution était mon sevrage sans délai.
Ce n’est qu’après quelques jours de refus obstiné
et farouche, pendant lesquels la sève nourricière destinée à ses enfants, à son premier enfant, coula inutilement, que la Déesse-Mère finit par se résigner, la
mort dans l’âme, à retomber dans une condition mammifère dont le signe et le don par excellence lui étaient
refusés, à reprendre sa labile et humaine figure. Pour
moi, les conséquences de cette transfiguration éphémère suivie d’une chute brutale que vécut ma mère,
furent d’une portée plus durable, décisive peut-être.
Le « sang de singe » qui allait être par la suite
mon calice, de joie d’abord, avant de devenir mon
calice de douleur, n’aura-t-il été en fin de compte que
ce fleuve lactescent dont on avait endigué et refoulé
les flots, et qui, virant à une couleur emblématique,
spectrale, le rouge en toutes ses nuances et tonalités –
de l’érubescent à l’écarlate, de l’ocre rosé au vif vermillon, du transparent de rubis à l’éclatant d’amarante,
du pourpré invisible niché dans la coquille de certains mollusques au gueules prestigieux blasonnant
un armorial –, par mille artères, veines et saignées
secrètes, imperceptibles mais irrépressibles, convergentes, était revenu, en larges et sinueux méandres,
s’épancher à nouveau et sauvagement irriguer, submerger, le paysage de ma vie ?
Cette encre fluide, avec laquelle je noircis en ce
moment même la page, ne serait-elle aussi que le débordement sous une autre forme, une autre couleur,
de ce fleuve originel à l’écoulement contrarié ?
Le Vin ! L’Écriture !
Il me plaît d’imaginer que ces deux rivières, qui
charrient drames et enchantements dans le cours tor12
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tueux et dérisoire de ma vie, ont pris naissance dans un
fleuve à l’écoulement autrement plus nécessaire, plus
ample – amplitude et immensité d’une voix lactée –,
plus harmonieux. Immémorial ! Et au-delà de cet écoulement tiède et lacté, nutritif et nourricier, plus loin et
plus souterrainement encore, dans les flux primordiaux,
pulsatiles, plasmatiques, du sperme et du sang.
Sur mon sevrage précoce, je dirai aussi, en usant
d’une métaphore référant à une technique horticole,
que je fus une marcotte – de vigne déjà, si l’on pense
au calice ultérieur dont j’ai parlé – précocement sevrée ; alors que cette marcotte n’avait pas encore pris
racine, qu’elle aspirait farouchement à rester aérienne.
Moi la marcotte !
Qu’on sépara prématurément du pied-mère, et tu
sauras, bébé encore vagissant, comme tu le sais déjà
toi, lecteur adulte et croyant (musulman), que « le
paradis est sous les talons des mères ».
(Il existe une autre formulation, martiale celle-là,
qui proclame que « le paradis est à l’ombre des
épées ». Mais nous, êtres précocement sevrés et demeurés des pacifistes infantiles, gardons notre préférence pour la première, qui, malgré le pathos de
l’image par laquelle elle indique ce que doit être la
piété filiale envers la mère, n’en réfère pas moins à
une fusion originelle réellement paradisiaque ; charnelle, fluide, ineffable.)
Dans notre langue dialectale, maternelle, outre les
attributs coraniques (« les Beaux Noms ») du Dieu
transcendant et invisible, nous disposons de tout un
panthéon de divinités mineures que nous invoquons
et prenons à témoin, quand nous voulons assurer notre interlocuteur de la véracité de notre propos, de
notre entière sincérité, de notre bonne foi totale. Ainsi
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faisons-nous le serment par la nourriture prise en commun, la direction de La Mecque, certaines nuits bénies et bienveillantes, la magie du hasard qui fait se
rencontrer deux êtres dont chacun ignorait jusqu’à
l’existence même de l’autre.
Mais le serment que je veux te rappeler, lecteur
précocement sevré comme moi, c’est celui-là où, revenu à une innocence confondante, tu t’écries :
– Par labzizila ! « Par le petit sein ! »
(Pourquoi le qualifie-t-on de « petit », le sein
maternel, puisque c’est de lui qu’il s’agit dans ce serment familier et si émouvant ? Pour moi, ce petit sein
qu’on prend à témoin est nimbé, que dis-je ! rayonne
d’une poésie charnelle, cosmique, sacrale ; poésie
sourdant de ma plus tendre enfance quand, fasciné, je
découvrais ces versets commençant par des formules
sacramentelles haletantes, syncopées, que je me mettais sur-le-champ à psalmodier, à scander jusqu’à
l’ivresse, jusqu’au vertige : « Par le ciel orné des douze
signes », « Par le figuier et l’olivier », « Par l’aurore
quand elle s’épanouit », « Par la nuit quand ses ténèbres s’épaississent », « Par le jour qui doit venir »,
« Par les coursiers qui courent à perdre haleine », « Par
les anges qui arrachent les âmes des uns avec violence », « Par ce qui est double et ce qui est simple »,
« Par les anges qui les emportent doucement du sein
des autres », « Par le témoin et le témoignage », « Par
la plume et par ce qu’ils décrivent »…)
– Par labzizila !
C’est Warda qui vient de prononcer le familier,
l’émouvant serment.
Warda la barmaid.
Sa robe aux profonds décolletés laisse voir une
poitrine dont les seins commencent à s’affaisser, mais
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si lourde, si généreuse ; maternelle ! Ses yeux merveilleusement dilatés par le vin irradient, et si doux
est le contact de ses doigts posés, légers comme des
papillons, sur mon poignet, que le serment de l’innocence et de la confiance qui s’est envolé tel un oiseau
de ses lèvres, ne jure nullement avec ces lèvres lourdement fardées, criantes de volupté.
Par labzizila ! On fait ce serment à une personne
avec laquelle on a partagé le pain, celui des beaux et
des mauvais jours, les peines et les joies, qui vous est
si intime que vous la considérez comme un frère ou
une sœur qui a partagé, enfant, le même sein que vous.
Le sein petit, double et unique au monde.
Warda, sœur transfigurée ! Je ne me rappelle
même plus à propos de quoi elle m’a fait ce serment
qui, l’espace d’un éclair, d’un instant de grâce, pare
d’innocence retrouvée l’adulte le plus monstrueux.
– Je te crois, Warda.
Elle me sourit : un sourire radieux, victorieux ; se
dirige vers l’immense réfrigérateur, bas et tout en longueur, dont la courbe serpente parallèlement à celle
du comptoir ; en sort deux petites bouteilles pansues,
dont le verre embué n’évoque que rosée et fraîcheur.
– Elles sont en sueur, me dit Warda, qui a entouré
de ses paumes les corps trapus et glacés des deux
bouteilles de bière, avant de les décapiter presque simultanément d’un geste sûr et rapide.
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Warda est originaire de Fès.
Je l’ai connue quand elle était encore une jeune et
balbutiante barmaid, fraîchement débarquée dans
notre ville blanche. L’accent fassi de Warda, ses grands
yeux étonnés de biche, sa jeunesse, faisaient alors des
ravages. Nous avons égrené ces quinze dernières années de notre jeunesse à jamais révolue, sur le triste
chapelet des comptoirs.
Par une belle journée, ou mieux encore par une
nuit sans pardon, nous nous retrouvions par hasard
face à face, Warda debout et souriante derrière un
nouveau comptoir, mais donnant l’impression d’avoir
été plantée de tout temps à cet endroit.
Ce jour-là, ou cette nuit, Warda laissait tomber
les autres clients, leur assurant une sorte de service
minimum si je puis dire : remettre des bouteilles « en
sueur », vivantes, à la place des « cadavres ». Elle
se consacrait totalement à moi, me couvant affectueusement de ses yeux attentifs, doux, maternels.
Vers le client solitaire et jaloux qui nous transperçait du regard, Warda se dirigeait lentement en ondulant de la croupe (en « amandant »), et, arrivée à
sa hauteur, elle levait un pied qu’elle laissait replié
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en arrière, s’accoudait au comptoir, et murmurait en
confidence au malheureux délaissé :
– Je le connais depuis… !
Warda tendait devant elle sa main, à un niveau
très rapproché du sol, puis me désignait du doigt.
Il me semblait l’entendre dire à l’esseulé :
– … Depuis qu’il était tout bébé, qu’il tétait encore le sein de sa mère !
Ayant ainsi justifié son abandon temporaire d’une
équanimité dont ne doit jamais se départir une entraîneuse de bar, Warda revenait de la même démarche
ondulante en face du tabouret sur lequel j’étais juché,
prenait une cigarette du paquet – de « blondes » – que
je laissais disponible sur le comptoir (pour les barmaids justement, car je pressentais confusément mais
avec force, qu’un jour elles seraient mes héroïnes, les
fleurs dont je chanterai l’éclat fané, la flagrance volatilisée), et les sourcils sévèrement froncés, me tendait
sa bouche en forme de bouton de rose. Je lui allumais
la cigarette et nous commencions à parler des jours
d’antan. (Aujourd’hui, il me semble qu’avec Warda,
je n’ai jamais rien fait d’autre qu’évoquer les jours
d’antan ; comme je continue à le faire maintenant, en
son absence présente, accompagnatrice, inspiratrice.)
Les merveilleux jours d’antan, quand Warda venait
juste de débarquer de la sainte ville de Moulay Idriss.
Et que moi, j’étais déjà si loin du Dieu de mon
enfance.
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DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
Demoiselles de Numidie, roman (1992), coll. « Minos », 2006.
Ambre ou les Métamorphoses de l’amour, roman, 2006.
Une fleur dans la nuit suivi de Sous le soleil et le clair de
lune, nouvelles, 2006.
L’Enfant de marbre, roman, 2007.
Un martyr de notre temps, nouvelles, 2007.
Une chute infinie, petite chronique, 2009.
Le Jour de Vénus, roman, 2009.
Hawa, roman, 2010.
Récits du monde flottant, 2010.
Le Dernier Combat du captain Ni’Mat, roman, 2011.
a
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2006.
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