Le Safir francophone

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Le Safir francophone
SUPPLÉMENT MENSUEL
PARUTION LE 1ER LUNDI DU MOIS
AOÛT 2016
LE SAFIR
FRANCOPHONE
Ambassadeur de la pensée politique et culturelle arabe
Bahgory, « Oum Kalthoum avec trois mains », 2008.
S. Mansour, Jérusalem.
Inji Efflatoun, 1973.
ÉDITORIAL
Talal Salman
On m’accuse d’être un rêveur de l’arabisme
I. Al Chater,
XXème siècle.
Les noms et les expressions politiques qui ont
prévalu tout au long du siècle écoulé, depuis l’accord
Sykes-Picot (1916) et la Déclaration Balfour (1917),
n’ont plus les connotations prestigieuses qu’ils avaient
jadis. Nous voilà errant dans ce chaos sanglant où
nous vivons désormais. Autrefois quand vous disiez
le mot « Arabes », toute une géographie se dessinait
dans votre esprit, une carte qui déployait la dimension
de vos rêves, du Golfe à l’océan mugissant.
Mais aujourd’hui vous devez admettre,
à contrecœur, le chancellement de l’identité
unificatrice, pire, celle-ci est devenue si lourde à
porter que certains se sont mis à la renier.
Parmi vos camarades et vos anciens amis, il s’en
trouve même qui n’hésitent pas à vous accuser de
vivre un rêve irréaliste, mythique, infondé, ou d’errer
parmi les poètes dans le désert de votre imagination.
« Vous êtes en dehors de votre époque », disent-ils.
« Vous vivez dans les légendes du passé pour
échapper aux réalités du présent, que vous refusez
de reconnaître à cause de leur dureté, vous avez peur
d’admettre avoir été vaincu… »
« Vous fuyez votre réalité amère vers la subtilité
de la poésie qui enchante ses auditeurs, et pourtant
vous êtes conscient qu’il ne s’agit que d’illusions… »
« Vous considérez que la réalité insulte votre
humanité, qu’elle brise vos ambitions, vous vous
obstinez à poursuivre votre voyage imaginaire au
cœur du mirage, en vous référant à la poésie ou
aux contes anciens, à quelque patrimoine religieux
ou à des histoires dérivées des Mille et Une Nuits,
aux romans de Jerji Zaidan, ou même aux écrits
des penseurs pionniers qui ont recréé l’arabisme en
se basant sur des vérités partielles, trop éloignées
d’un contexte historique pourtant incontournable et
indéniable… »
Il est difficile en ce moment de dessiner une carte
pour le rêve de la nation arabe. L’identité arabe a été
anéantie par les accords coloniaux, ceux de SykesPicot et la Déclaration Balfour pour la création
d’une entité sioniste sur nos terres. Les « Etats »
arabes, auxquels les desseins coloniaux avaient
donné naissance par césarienne, se sont avérés à
long terme des entités non viables, aujourd’hui
déchirées dans la plupart des régions du Machrek,
mais aussi dans certains pays du Maghreb (pour ne
pas oublier la Libye). Trop de pays ont perdu toute
notion d’unité à l’intérieur de frontières pourtant
bien enracinées, si bien que dans un même Etat il y
a maintenant plusieurs peuples et non un seul, des
communautés multiples qu’aucun patriotisme ne
relie plus. La spécificité du peuple arabe est menacée
de disparition… Seule demeure cette image d’un
Orient arabe lugubre, qui laisse présager de sérieux
dangers pour son présent et son futur, tandis que son
sort est laissé entre les mains de forces capables de
le reformuler à leur manière, dont Israël en premier
lieu… Israël dont la chute arabe a fortifié l’alliance
avec les Etats-Unis, jusqu’à presque communier en
un destin unique, Israël qui amorce dans le même
temps une excellente coopération avec la Fédération
de Russie. Israël qui, pendant que les Arabes
s’entretuent, re-judaïse ceux qui avaient délaissé
leur identité religieuse, les accueillant comme
colons et confisquant en parallèle ce qui reste des
terres palestiniennes… ■
Ali Hamdan Mohammad, XXème siècle.
Rédacteur en chef : Talal Salman
Directrice de la publication : Leila Barakat
Contributeurs : Nasri Al-Sayegh, Zeina Berjaoui
Correctrice : Anne van Kakerken
Maquettiste : Ahmed Berjaoui
Le Safir francophone est fondé par Leila Barakat.
Publié grâce au soutien des éditions [liR].
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DOSSIER DU MOIS : PÉDOPHILIE ET VIOLS D’ENFANTS DANS LE MONDE ARABE - UN TABOU
Pédophilie et viols : ce que les enfants ne racontent pas
Leila Barakat
O
n n’en parle pas, on n’en prononce pas le
nom : pédophilie. Un sujet encore tabou dans le
monde arabe. On n’écrit pas, on ne traduit pas
ce mot d’origine grecque dans les dictionnaires
arabes : notre lexique ne le reconnaît pas. On
n’en cite pas les cas, on n’en rapporte pas les
abus : le nombre de viols réellement perpétrés
sur les enfants est sans commune mesure avec
celui des cas officiellement enregistrés. On n’en
discute pas, ni en public ni en privé : victimes
et parents se terrent dans un effroyable silence,
établissements éducatifs, institutions de protection
sociale et services de police pratiquent la même
omerta ; quant aux médias, pourtant toujours prêts
à attiser les conflits de la région du matin au soir,
ils survolent à peine le sujet, livrant quelques
informations éparses, promptes et irrégulières.
Le Liban, guère plus loquace, ne se singularise
pas en la matière. Il arrive qu’on lise de temps en
temps, comme un fait divers sans lendemain, que
dans une région pauvre et périphérique, un homme
a attiré quelque garçonnet pour un assaut sexuel
en échange de cinq mille livres libanaises (3,32
dollars) – et cela s’arrête là. Ni suites judiciaires
fiables, ni analyses, ni plongée dans les méandres
de la psychologie humaine : l’interdit s’en empare.
Sait-on qu’un enfant violé risque de devenir
un futur violeur ?
Cette politique de l’autruche, on aurait tort de
continuer à la pratiquer, car les statistiques éloquentes
ne sauraient cacher l’augmentation dramatique, dans
le monde arabe comme ailleurs, du nombre de viols
d’enfants. Il est grand temps, aussi, de déconstruire
les évidences : les enfants abusés sont d’abord des
victimes, certes, mais ils sont aussi, surtout lorsqu’on
les oblige à se taire, de potentiels futurs violeurs. Et,
au-delà de notre solidarité naturelle avec la victime,
qui doit nous amener à reconnaître sa blessure et
l’aider à en guérir, une approche scientifique est à
adopter : des recherches menées depuis plusieurs
décennies ont démontré que les abus sexuels sur
enfants sont perpétrés selon des cycles, lorsque les
victimes se transforment en bourreaux. Mettant ces
conclusions en évidence, d’éminents spécialistes qui
se sont penchés sur l’examen de la dynamique de la
personnalité des agresseurs, ont pu identifier parmi
les facteurs qui prédisposent à passer à l’acte, le fait
d’avoir été soi-même l’objet d’une telle agression
dans l’enfance. Cela arrive d’autant plus si l’enfant
abusé n’a été ni reconnu ni entendu, et alors le violeur
ressemble à un virus venu se dupliquer dans sa proie :
tandis que le premier violeur court toujours, un
second, auquel nul ne prête attention, est possiblement
en train de se former.
La dignité et les droits humains de toute une
tranche d’âge sont en jeu, mais c’est aussi la
société entière qui s’empoisonne. Dans l’attente de
la genèse d’une véritable conscience sociale face à
ce danger, il est important de signaler que le viol
des enfants ne se termine pas avec l’éloignement
de l’agresseur.
Le terrorisme a détrôné les vieux vices du
monde, mettons à l’ordre du jour le combat
contre la pédophilie : protégeons l’enfance
S’il est des résistances, elles sont faites pour être
brisées. Le pédophile l’a compris. Il va pêcher dans
les lieux d’extrême dénuement. Et nul besoin alors
d’agression physique pour exercer son attraction sur
un enfant. Avec une somme modique les pédophiles
séduisent les gamins des rues sans le sou, qui consentent
alors sans comprendre à quoi ils s’exposent.
Récemment j’ai été poursuivie par un garçon
syrien très insistant qui demandait l’aumône. Il m’a
dit, curieuse offre formulée par un imaginaire déjà
bien déformé par la soumission, qu’il était prêt à me
baiser les pieds si je lui donnais mille livres (0,66 $).
Sachant que, en plus de produire leurs propres pauvres,
le Liban et les pays environnants abritent des millions
de réfugiés démunis, syriens ou autres, on envisage
la facilité avec laquelle le pédophile vient à bout de
résistances déjà bien affaiblies. S’il vit au-dessus de
la condition de la multitude, le criminel peut aisément
financer son crime, quand la victime n’a plus depuis
longtemps les moyens de financer sa dignité.
Autre aubaine pour le pédophile : la vedette du
crime moderne est le terroriste. Or cela ne doit pas
nous faire oublier que le danger est intrinsèque, et
qu’il est à éradiquer. Comment ? Premièrement,
par l’amendement et le durcissement des lois qui
sanctionnent le viol des mineurs dans les pays arabes.
Deuxièmement, par la protection physique des
bambins, ce devoir maternel semi-oublié, l’abus sexuel
des enfants étant, d’après les études réalisées, rendu
possible notamment par l’absence d’« inhibiteurs
externes » comme les lois ou la présence d’adultes
protecteurs, manque qui conduit l’agresseur à passer
plus facilement à l’acte. Elles se trompent gravement,
toutes ces dames de la haute société arabe trop
contentes de laisser leur progéniture entre les mains
du personnel de maison, comme pour s’en débarrasser.
Troisièmement, par l’éducation – le plus délicat des
sujets. Education des enfants sur le sujet de la sexualité,
pour qu’ils comprennent mieux ce qui est anormal et
qu’ils ont le droit de défendre leur intimité, mais aussi
parce que, bien que plus rarement, ce sont parfois de
tout jeunes gens qui violent des enfants, ou même, loin
de tout stéréotype sur la pureté des enfants, ceux-ci qui
s’acharnent sur leurs cadets.
Quatrièmement, et quoique le processus soit
long et difficile, par l’instauration progressive de
normes culturelles qui désavouent massivement la
pédophilie. Cela n’a pas toujours été le cas : dans
l’antiquité par exemple, à Athènes, les hommes aisés
acquéraient un petit esclave pour leur plaisir sexuel,
et s’adonnaient âprement à leurs fantasmes devant les
yeux de leurs propres enfants nés libres. Plus proche
de nous, il était de bon ton dans les années soixante,
dans certains milieux littéraires, d’afficher son goût
pour les jeunes garçons – nous pensons à Gide ou
Montherlant, pour ne citer qu’eux. Et aujourd’hui,
n’en déplaise à toute hypocrisie culturelle qui ne
voudrait pas l’admettre, on peut douter que dans les
coins et recoins de l’espace géographique arabe la
pédophilie soit réellement condamnable, la priorité
étant de protéger l’honneur au féminin.
Cinquièmement, par le recours à la thérapie des
agresseurs. Punir et soigner. La psychologie sociale,
la criminologie, la sociologie, la psychiatrie,
La pédophilie dans l’Orient arabe peinte par Jean-Léon Gérôme (1880).
l’assistance sociale, qui essaient de se pencher sur
la question de la pédophilie et du viol des enfants,
ont, dans les pays les plus avancés, toutes reconnu
qu’un pédophile est un être qui a besoin d’être
soigné. Sixièmement, par une détermination à
écorner les tabous. Briser le silence est un impératif,
ce silence des médias, des parents, des écoles, etc.,
qui tisse ses toiles visqueuses pour envenimer…
la victime elle-même. Ce silence est d’autant
plus dangereux qu’il constitue, toujours d’après
les études sur le sujet, un facteur de prolongation
du crime, l’agresseur continuant à entretenir des
relations avec les enfants, étant donné qu’il n’est
condamné par personne. Ce silence, collectif,
coupable, n’a que trop duré, c’est lui qui constitue,
en sourdine, le meilleur allié de la pédophilie. ■
• Michael Gordon, The Family Environment of sexual
Abuse: a comparison of natal and stepfather abuse, Child
Abuse & Neglect 13, 121-130, 1989.
• H. Licht, Sexual Life in Ancient Greece, Westport, CT:
Greenwood Press, 1975.
• Dennis Howitt, Paedophiles and sexual Offences against
Children, New York: John Wiley & Sons, 1995.
• Roger J. R. Levesque, Sexual Abuse of Children:
a human rights perspective, Bloomington: Indiana
University Press, 1999.
• L. De Mause, The History of Childhood: the evolution of
parent-child relationships as a factor in history, London:
Souvenir Press, 1976.
• Gordon C. Nagayama Hall, Prediction of sexual
Aggression, Clinical Psychology Review 10, 229-245, 1990.
• John Monahan & Henry J. Steadman (1994), Violence
and mental Disorder: developments in risk assessment,
Chicago: University of Chicago Press, 1994.
Picasso, « Femme et enfant au bord de
la mer », 1921.
SUPPLÉMENT MENSUEL - AOÛT 2016
DOSSIER DU MOIS : PÉDOPHILIE ET VIOLS D’ENFANTS DANS LE MONDE ARABE - UN TABOU
3
Le traitement du sujet par la presse
Viols d’enfants au Liban
Un sit-in pour exiger le contrôle des
institutions de protection sociale pour enfants
Zeina Berjaoui
As-Safir
Un certain nombre de victimes ont brisé le
silence sur les abus qu’elles ont subis dans les
institutions de protection sociale où elles avaient
été placées. Elles refusent de renoncer à leurs
droits et insistent pour ouvrir le débat sur la
nécessité de contrôler les institutions en question,
afin de protéger les plus de vingt mille enfants
enlevés à leurs familles pour y vivre.
Les victimes, qui ont subi des mauvais
traitements pouvant aller jusqu’au viol, ont saisi
l’occasion de l’iftar (repas de rupture du jeûne)
organisé par Dar al-aytam al-islamiya (institution
de protection sociale de l’Orphelinat islamique)
au BIEL, pour exprimer leur colère devant la
chape de silence qui recouvre leurs droits et ceux
des autres enfants. Ce n’est pas un hasard si l’iftar
du Dar al-aytam al-islamiya a été choisi par les
manifestants : l’Orphelinat islamique a justement
été attaqué en justice par un jeune homme de
vingt-trois ans, Tarek Mallah, pour les viols qu’il
a subis durant les cinq années de son séjour dans
l’institution.
Tarek Mallah et nombre de victimes de ces viols
ont participé au sit-in, dans l’objectif d’envoyer
le message suivant aux invités de l’iftar : « Ne
contribuez pas au viol des enfants. »
A sept heures du soir, avant l’arrivée des
manifestants, les forces de sécurité se sont mises
en état d’alerte à l’entrée du BIEL, bientôt suivies
par une brigade anti-émeute, soucieuses d’éviter
toute échauffourée, d’autant que la plupart des
invités étaient des personnalités politiques.
Il est remarquable que les manifestants, qui
s’égosillaient à clamer leur colère chaque fois
qu’un invité passait devant eux dans sa voiture,
n’aient pas faibli de toute la soirée. Ils ont
persévéré et se sont tenus à l’affût, de quelque côté
qu’arrivaient les convives. On a vu un député tenter
vainement de les contourner. Même les assistantes
sociales n’ont pu leur échapper, elles ont dû faire
face aux remontrances des manifestants, qui leur
ont rappelé leur responsabilité dans la
protection des enfants. Les victimes
exprimaient leur révolte à chaque
défilé de voitures aux vitres fumées,
s’en approchant pour dévisager leurs
occupants et dressant haut devant elles
leurs bannières, au mépris des forces
de sécurité. Tarek Mallah a d’ailleurs
assuré que les manifestants allaient
multiplier leurs actions de protestation
si les responsables ne s’attaquaient
pas au problème, et que d’autres
manifestations
suivraient
bientôt,
parce que des enfants étaient toujours
victimes des mêmes abus, au moment
même de ce sit-in, derrière les murs des
Picasso, « Enfant avec
institutions de protection sociale, dont
colombe », 1901.
celle de l’Orphelinat islamique.
Viols d’enfants en Egypte
Les parents des élèves sollicitent l’aide du
président après les abus sexuels à la Futures
British School
Salwa Al Zoghbi
Al Watan
« Un jugement pour la fermeture de la
Futures British School pour viols d’enfants »
et « Exécution du violeur d’enfants » sont deux
« hachtags » qui ont envahi Facebook, depuis que
la mère de l’un des enfants abusés a publié un
communiqué expliquant que son fils et plusieurs
de ses camarades avaient été violés par l’un des
employés de l’école. Le communiqué précise
qu’après que la mère s’est plainte auprès de
l’école, celle-ci a exigé d’elle le silence
sur la question. Les parents ont prié
le président de la République Abdel
Fattah al-Sissi d’intervenir. Ils ont
appelé à un sit-in devant le bâtiment
administratif de l’école, pour protester
contre ces viols.
Gazbia Sirry, 1955.
Viols d’enfants en Arabie Saoudite
Le viol des enfants et la clémence des jugements
Abdulaziz Samari
Al Jazeera
J’éprouve une grande difficulté à comprendre la
position indulgente des tribunaux légaux issus de la
loi islamique sur la question du viol des enfants. Je
suis frappé par la clémence des jugements rendus
(qui se résument à quelques années de prison, parfois
même quelques mois seulement, et à un certain
nombre de coups de fouet), en comparaison avec les
condamnations à mort dans le cas de viols sur jeunes
filles mineures. Pourquoi cette différence, a-t-elle à
voir avec la culture collective ?
Dans un pays laïque comme la Turquie, un
jugement rendu en 2016 dans la ville de Karaman,
contre un enseignant accusé d’avoir violé au
moins dix enfants, a été de 508 ans de prison. En
comparaison, un tribunal saoudien a condamné un
jeune homme de dix-neuf ans à seulement dix mois
de prison et 80 coups de fouet pour avoir violé un
mineur de quatorze ans. Le père de la victime a
signalé que le jeune homme avait attiré son fils alors
qu’il était près de sa maison, puis qu’il l’avait violé…
Ce genre de jugements pose beaucoup de questions
sur le dictat d’une compréhension rigide et littérale
de la loi islamique par le législateur indulgent, alors
que le cadre législatif des pays occidentaux considère
ces crimes odieux contre la dignité et les droits des
mineurs, comme de la plus haute gravité…
(…) Notre crise réside dans l’environnement
du cerveau législateur. Les questions d’honneur et
de chasteté se réduisent aux péchés des femmes,
elles ont trait à leurs vêtements et leur pudeur, à
la culture de la honte, toute violation de l’honneur
d’une femme étant considérée comme une violation
de l’honneur de la famille et de la tribu, tandis que
le viol des enfants mâles fait partie des
jugements relatifs aux « petits défauts »,
et est pratiquement passé sous silence.
Or, comme pour le viol des mineures,
les jugements devraient être sévères et
dissuasifs contre un tel comportement
criminel, et le juge ne devrait plus
montrer aucune clémence face aux Etienne Dinet, 1905.
violeurs d’enfants de sexe masculin.
Pédophilie en Afrique du Nord
Révolutions arabes et tourisme sexuel
Pierre Vermeren
L’express
(…) Il est utile de rappeler le lien entre des
événements qui n’ont, a priori, rien à voir : le
printemps arabe et le tourisme sexuel. Pourtant,
un fil ténu les unit. Le printemps arabe est une
insurrection contre le mépris et l’humiliation,
la fameuse hogra maghrébine. Le soulèvement
démocratique observé d’un bout à l’autre du
monde arabe dénonce la violence contre les faibles,
l’injustice, le mépris, la corruption, le népotisme. Or
c’est en Egypte et en Tunisie, les deux plus grandes
destinations touristiques de la région, qu’il a été à
la fois le plus précoce et le plus abouti. Et c’est à
Marrakech qu’un attentat a délibérément ciblé en
avril des touristes européens. Est-ce fortuit ?
Ces pays sont classés par l’ONU sur la
liste des destinations du tourisme sexuel. Dès
l’époque coloniale, l’Afrique du Nord était
terre d’élection pour les amours viriles, alors
criminalisées en Europe ; de nos jours, certains
Occidentaux et de riches émirs du Golfe profitent
de cet espace de tolérance.
(…) Bien avant Luc Ferry, de
nombreux livres et échos de presse
ont rapporté les frasques d’hommes
politiques
français.
La
passion
nationale pour les riads marocains et
les villas tunisiennes n’est pas due
qu’à l’amour du tagine et des bricks.
Tout cela est discrètement su et tu. Or,
avec la pédophilie, c’est de crime dont
il s’agit. (…) Il serait détestable que
l’Afrique du Nord demeure un lieu de
quiétude pour le tourisme sexuel.
Carl Werner, 1863.
« Les traductions publiées dans cette revue dans le cadre du Programme d’Aide à la Publication Georges SCHEHADE, bénéficient du soutien du ministère des Affaires étrangères et du
Développement international et du Service de Coopération et d’Action Culturelle de l’Ambassade de France au Liban. »
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DOSSIER DU MOIS : PÉDOPHILIE ET VIOLS D’ENFANTS DANS LE MONDE ARABE - UN TABOU
Pédophilie en Tunisie
Avril 2016 : 14 abus sexuels dont 10 contre
des enfants
Mosaïque FM (Web radio)
En avril 2016, le nombre d’actions protestataires
enregistrées sur ce sujet s’élevait à 987. Kairouan est
le gouvernorat le plus touché avec 105 mouvements
protestataires, suivi par Gafsa (102) et Sfax (68).
(…) Par ailleurs, le rapport mensuel du
Forum tunisien des droits économiques et
sociaux rappelle que 14 cas d’abus sexuels
ont été constatés en avril 2016, dont 10 ont été
commis contre des enfants de moins de 15 ans.
George Seurat, 1888.
Menaces de viol pour les enfants palestiniens
Israël maltraiterait systématiquement les
enfants palestiniens
Le Point (Source : AFP)
Les forces de sécurité israéliennes maltraitent
de façon « systématique » des enfants palestiniens,
affirme une ONG basée en Cisjordanie occupée
dans un rapport rendu public. Ces accusations
lancées par Military Court Watch (MCW), qui
surveille notamment la manière dont les enfants
sont traités par les tribunaux militaires israéliens,
ont été catégoriquement rejetées par l’armée. MCW
estime que depuis l’occupation de la Cisjordanie
après la guerre de juin 1967, jusqu’à 95 000 enfants
palestiniens ont été détenus par les forces israéliennes.
Le rapport, qui a été transmis à l’ONU, détaille 200
cas de détention de mineurs survenus depuis 2013.
Dans ses conclusions, l’ONG affirme que malgré de
récents développements dans le système de détention
militaire, « les mauvais traitements sont fréquents,
systématiques et institutionnalisés ».
Citant des témoins, le rapport indique que
187 mineurs ont eu les mains liées durant les 24
premières heures de leur détention, 165 ont eu les
yeux bandés et 124 ont subi des mauvais traitements
physiques. « Des conduites agressives,
des menaces sont utilisées parfois durant
les interrogatoires, y compris des menaces
de coups, de viol, de détention dans des
cellules d’isolement, d’électrocution,
ou de tirs », déplore le rapport. Seuls 8
mineurs sur 200 ont eu accès à un avocat
avant d’être interrogés et seuls 7 ont eu un Ismaïl Shammout, 1998.
parent présent durant les interrogatoires.
Viols d’enfants syriens réfugiés
Soupçon de viols d’enfants syriens dans un
camp de réfugiés en Turquie
Le Parisien
La Turquie a été secouée par la révélation d’une
série d’abus sexuels présumés commis sur des
enfants syriens dans un camp de réfugiés pourtant
présenté comme exemplaire par les autorités. Un
agent d’entretien du camp de Nizip, situé dans la
province de Gaziantep, au sud-est du pays, près de
la frontière syrienne, est accusé d’avoir violé au
moins huit enfants syriens âgés de 8 à 12 ans l’année
dernière, a rapporté l’agence de presse Dogan.
L’agence du gouvernement turc en charge des
situations d’urgence (AFAD), qui gère ce camp de
tentes accueillant 10 800 réfugiés, a indiqué dans
un communiqué suivre de près cette affaire. (…)
Le Parti républicain du peuple (CHP), principale
formation d’opposition, a demandé l’ouverture
d’une enquête parlementaire. Selon le quotidien
Birgün, l’agent d’entretien, arrêté en septembre,
est soupçonné d’avoir violé une
trentaine d’enfants, mais la plupart
des familles n’ont pas porté plainte de
peur d’être expulsées. Le procureur
réclame contre lui 289 ans de prison.
Il est accusé d’avoir attiré ses victimes
présumées dans des toilettes, où il
les aurait violées contre des sommes
d’argent comprises entre 1,5 et 5 livres
turques, selon Dogan. (…)
Hassan Ballan, XXème siècle.
Viols d’enfants au Maroc
Maroc : Un violeur ne pourra plus
échapper à la prison en épousant sa
victime
Radio France Internationale
Les députés marocains ont voté, mercredi
Réforme du code pénal
Mohamed Chaoui
L’économiste
Un peu plus d’un an après le coup de pouce
royal à la réforme sur la réglementation de
22 janvier 2014 au soir, en faveur d’un
amendement du code pénal afin qu’un violeur
ne puisse plus échapper à des poursuites
judiciaires en épousant sa victime.
L’amendement a été approuvé à
l’unanimité des parlementaires présents. Ce
vote a eu lieu deux ans après le suicide de la
jeune Amina El Filali, contrainte d’épouser
son violeur. Un fait divers qui avait suscité
un vif émoi dans le pays et au-delà.
l’avortement, Mustapha Ramid, ministre de la
Justice et des Libertés, vient de livrer sa copie (en
mai 2016) en vue de la refonte du code pénal. (…)
Ce projet de code pénal a renforcé les peines
relatives au viol. Lorsque celui-ci est commis avec
violence, il est puni de 5 à 10 ans d’emprisonnement
et d’une amende de 10.000 à 100.000 dirhams.
Si la victime est mineure de moins de 18 ans ou
handicapée, la peine peut aller jusqu’à 20 ans et
l’amende de 50.000 à 500.000 DH.
Ludwig Deutsch, 1886.
Sara Shamma, 2013.
Les cinq pays qui ont le plus haut taux d’abus sexuels sur mineurs
Ludovica Iaccino
International Business Times
Des millions d’enfants dans le monde sont victimes
d’abus sexuels chaque année. Fondant ses travaux de
recherche sur les statistiques et les rapports officiels,
International Business Times s’est penché en février 2014
sur cinq pays qui présentaient le taux le plus élevé d’abus
sexuels sur mineurs, nommément : l’Afrique du Sud,
l’Inde, le Zimbabwe, le Royaume-Uni et les Etats-Unis.
Afrique du Sud
Un enfant est violé en Afrique du Sud toutes
les trois minutes, selon un rapport établi en 2009
par Trade Union Solidarity Helping Hand.
Une enquête menée par le Conseil de recherches
médicales du pays a révélé qu’un homme sur quatre admet
avoir violé quelqu’un, que 62% des garçons de plus de
onze ans croient que le fait de forcer quelqu’un à avoir des
relations sexuelles ne constitue pas un acte de violence,
et qu’un tiers d’entre eux pense que les filles jouissent
pendant le viol. Beaucoup de gens en Afrique du Sud sont
persuadés qu’avoir des rapports sexuels avec une vierge
peut guérir du sida, ce qui constitue aussi un motif de viol.
Selon The Telegraph, certaines des victimes
n’avaient que six mois, et beaucoup n’ont pas survécu à
leurs blessures, tandis que d’autres ont contracté le sida.
Inde
Dans son rapport de 2013 intitulé Les Portes de l’enfer
en Inde : les agressions sexuelles contre les enfants dans
les centres de détention pour mineurs, le Centre asiatique
pour les droits de l’homme a déclaré que les abus sexuels
contre les enfants en Inde avaient atteint des proportions
endémiques et que l’Inde avait connu une augmentation
de 336% des cas de viol sur enfant entre 2001 et 2011. (…)
Royaume-Uni
En 2000 The Telegraph a rapporté que 250 000
Britanniques étaient pédophiles – soit plus d’un adulte
sur 200 –, d’après les chiffres publiés par Scotland Yard.
Selon la Société nationale pour la prévention de
la cruauté envers les enfants, un enfant sur vingt a été
abusé sexuellement au Royaume-Uni, et plus de 90%
des enfants qui ont subi des abus sexuels, ont été abusés
par quelqu’un qu’ils connaissaient. (…)
Etats-Unis
Le Centre d’études sur les enfants a
évalué que parmi les bébés nés aux ÉtatsUnis en 2014, 500 000 seront victimes
d’abus sexuels avant d’atteindre l’âge
de dix-huit ans si rien n’est fait pour
l’empêcher. (…) Des études rétrospectives
sur les adultes montrent qu’une femme
sur quatre et un homme sur six ont été
abusés sexuellement avant l’âge de dixhuit ans. Cela signifie qu’aux États-Unis,
plus de quarante-deux millions d’adultes
sont des survivants d’abus sexuels subis
durant l’enfance…
Rudolf le Jeune, 1886.
ESSAIS NUCLÉAIRES
SUPPLÉMENT MENSUEL - AOÛT 2016
5
29 août : Journée internationale contre les essais nucléaires
Les impensables du nucléaire
Anne van Kakerken
A
ux pays détenteurs de l’arme atomique,
l’ONU rappelle qu’il existe un Traité d’interdiction
complète des essais nucléaires, que beaucoup ont
ratifié, mais curieusement, parmi ceux qui rechignent,
la plupart possèdent un arsenal considérable (la
Chine, les Etats-Unis, l’Inde, le Pakistan, Israël ou la
Corée du Nord). Tentons donc d’aider l’ONU à les
convaincre. Cherchons quel argument ferait mouche.
Nous pourrions par exemple leur dire : ne vous
inquiétez pas, la technologie moderne présente de si
merveilleux avantages que vous pouvez désormais
tester la fiabilité de vos armes sans effectuer le
moindre essai, et continuer ainsi à nourrir vos rêves
de destruction massive !
Mais voilà qu’ils grognent déjà et nous répondent
que nous n’y comprenons rien, qu’il s’agit de
« dissuasion » – et ils font résonner très fort ce mot
à nos oreilles – ; ils affirment avoir particulièrement
peur de leurs voisins et prétendent que la paix ne peut
être maintenue qu’à ce prix. Ah ! pardon, nous voulons
bien entendre ce raisonnement, mais depuis 1945, le
nombre de bombes étant passé de 3 à plus de 17 000,
si la paix s’était développée proportionnellement à
l’augmentation des armes en votre possession, nous
serions tous en état de béatitude !
Ils nous répètent pourtant que les progrès sont
majeurs : regardez ! trois pays dotés de l’arme nucléaire
ont ratifié le traité en question, la Russie, le RoyaumeUni et la France. Oui, enfin… ne croyez-vous pas
que ces trois-là se sont suffisamment illustrés ? Ils
gagnent à se montrer conciliants maintenant qu’ils
n’ont plus de terres « accueillantes » pour leurs essais :
les steppes du Kazakhstan pour la Russie, le bush
australien pour le Royaume-Uni, et pour la France,
le désert algérien et les atolls polynésiens. Partout en
ces lieux des populations tenues pour négligeables
ont été largement irradiées, parce qu’il en allait de la
puissance d’un pays et de sa « grandeur ». Allons ! Ne
dîtes pas que l’arme nucléaire n’est pas, déjà, une arme
de crime de masse, un instrument de génocide dans le
plein sens du terme, puisqu’elle a semé la destruction
dans le génome humain, répandant les cancers, les
malformations congénitales pour des générations, et
que sa force dévastatrice a anéanti pour des centaines
d’années les capacités nourricières des terres et des
mers où elle s’est accrochée.
Ils plissent leurs yeux myopes : les siècles futurs
ne seront pas les nôtres, et la mémoire se perd
aisément ! Et puis, assurent-ils, ces armes que nous
bichonnons tant, nous n’avons pas l’intention de les
utiliser, nous savons qu’elles sont des milliers de fois
plus puissantes que les « petites bombes » que nous
avons larguées à Hiroshima et Nagasaki, nous ne
sommes pas inconscients tout de même !
Comment ? Que dites-vous ? Vous affirmez que
vous n’envisagez pas comme une possibilité réelle
d’exterminer la population, non seulement de toute
une ville comme au Japon, mais de régions voire de
pays entiers, ni d’y répandre la désolation la plus
totale, et que pourtant vous consacrez chaque année
à l’entretien de vos bombes, des milliards de vos
Source : Internet
« L’arme nucléaire, c’est la
fin acceptée de l’humanité. »
(Théodore Monod)
monnaies respectives ? Excusez-moi, mais il me
semble que dans ce cas, votre attitude relève quelque
peu de la maladie mentale…
Depuis 1945, 2055 bombes nucléaires ont explosé
sur la planète, dont 520 étaient aériennes. Nous vivons
donc, définitivement, dans un monde nucléaire,
assaisonné de particules invisibles capables de nous
ronger jusqu’à la moelle. Et là ils nous disent :
mais pourquoi montrez-vous une telle véhémence ?
L’Occident est suffisamment protégé !… Détrompezvous, parce que là où nous sommes assis, sur cette
belle terre de France par exemple, nous sommes
environnés de dizaines de réacteurs nucléaires en
fin de vie, poussifs, gagnés par la rouille, rafistolés
tant bien que mal, et chaque semaine, oui, chaque
semaine, des incidents ont lieu dans nos centrales,
si bien que l’on peut dire objectivement que la
catastrophe est tout simplement imminente. Et cela
n’est pas différent pour le « parc nucléaire » des autres
pays. Les médias s’attardent peu sur le sujet, mais
en la matière n’importe quel Etat « démocratique »
retrouve des réflexes totalitaires et ment à pleine
bouche – le Japon a géré Fukushima avec une nullité
absolue, et comme à Tchernobyl, les populations ont
été maintenues dans l’ignorance ; les conséquences
de ces deux catastrophes toujours en cours sont
largement minimisées.
Comment séparer le nucléaire civil du militaire,
alors qu’il présente la même dangerosité et est traité
avec la même opacité ? Depuis les mines d’uranium
jusqu’aux déchets innombrables pour lesquels rien
n’est prévu, chaque étape du maniement de cette
énergie redoutable empoisonne un peu plus nos chairs
et nos terres. La mort est bien armée, le nucléaire est
à son service. Cela devrait-il susciter en nous autre
chose que de la colère ? ■
Source : Internet
6
POLITIQUE
Daech est contre tous. Mais qui est contre lui ?
Nasri Al-Sayegh
Mars 2015.
Qui ment ? Daech ou l’alliance internationale censée le combattre ? Que devonsnous croire ? Les champs de bataille livrés aux flammes et les opérations militaires,
ou les déclarations des dirigeants et des généraux, les porte-parole des autorités ?
Neuf mois après le déclenchement de la plus récente des vagues de conquête de
Daech, et après des confrontations, des batailles et des raids, le résultat semble sans
appel : chacun fait du surplace, avec un volume de pertes sans précédent pour toutes les
parties. On ne peut accorder aucun crédit au torrent de déclarations qui nous assourdit,
d’autant que, comme le dit le poète Abu Tammam, « les nouvelles apportées par
l’épée sont plus sincères que celles des livres ». Et Daech, en tant que superpuissance
régionale, qui passe outre les frontières, les nations et les entités, est encore capable,
malgré toutes les pertes subies, de protéger ses positions dans les grandes villes, au
cœur des cités et dans les zones stratégiques ; il peut toujours ranimer le flot de ses
invasions, diversifier les moyens de son terrorisme et ses méthodes d’intimidation
brutale, nourrir sans fin les racines de sa terreur et de sa lutte suicidaire.
Et ce que montrent les actes, non le gaspillage des mots, c’est qu’il n’y a pas de
guerre internationale contre le terrorisme. Pas de guerre régionale contre Daech, les
seules guerres sérieuses étant celles qui se déroulent entre les sunnites et les chiites,
entre les Houthis et les autres, entre les régimes et leurs peuples, entre l’Amérique et
ses ennemis, et ainsi de suite.
Ils nous mentent. La guerre contre le terrorisme est associée à des guerres
contre nous.
(…) Par conséquent, Daech seul demeure toujours plus fort que la somme de ses
ennemis, occupés d’abord par leurs autres guerres dévastatrices.
Ce torrent de mensonges s’arrêtera-t-il ?
Août 2016.
Quelle relation y a-t-il entre le village d’El-Kaa au Liban, Orlando l’américaine,
la banlieue sud de Beyrouth, Charlie Hebdo en France, l’aéroport Atatürk à Istanbul,
l’aéroport de Bruxelles, capitale de l’Union européenne, Bagdad, Samarra et les autres
villes d’Irak, entre le massacre du théâtre du Bataclan à Paris, Palmyre et les cités
syriennes prises pour cibles à plusieurs reprises, entre les frontières et les portes de
l’exil en Jordanie, les rues du Caire et les rives qui enserrent le Sinaï, la ville de Zliten
en Libye, la cité de Maiduguri aux mains de Boko Haram, la mosquée de Mahassen
en Arabie Saoudite, le musée du Bardo en Tunisie, Jakarta la capitale indonésienne et
son quartier des ambassadeurs, l’enlèvement d’un citoyen australien bientôt égorgé ?
Quelle relation y a-t-il entre le village d’El-Kaa et ces cinq continents ?
Le lien entre ces lieux éloignés les uns des autres est Daech, l’organisation
mondiale de l’État islamique, un impérialisme religieux mondialisé. Le sousestimer est pathétique, et constitue une preuve de stupidité politique. Les opérations
successives ont prouvé que Daech est un Etat tentaculaire, avec des camps militaires
aux quatre coins du monde, et qu’il est en mesure de livrer des batailles sur de
véritables fronts, de mener des guerres de conquête ainsi que des guerres de défense
au sein de la « terre du califat en Irak et au Levant », mais aussi sur les cinq continents,
et tout cela à la fois... Inégalé dans l’utilisation de la violence, le génie de la tuerie
et ses arts divers et innovants, Daech n’a de compétiteur que l’enfer. Ce qui a frappé
El-Kaa a une spécificité libanaise, mais l’Etat de Daech le conçoit sous l’angle de
sa bataille cosmique. Daech n’a besoin de s’allier à personne, il prétend avoir pour
unique allié Allah, sa référence et son chef.
Sous-estimer Daech est très dangereux. Ajourner la confrontation mondiale,
c’est manquer à un devoir élémentaire de porter secours. Daech est seul contre tous,
contre tous ceux qui ne sont pas dans ses rangs. Le monde entier est à découvert
devant lui, il constitue sa cible, là où il vise il atteint son but. Chaque perte est encore
une victoire, et un triomphe divin. Les pertes ne comptent pas pour lui.
Ceux qui, à travers le monde, viennent rejoindre ses rangs, lui fournissent des
réserves humaines inépuisables, et une foi barbare qui ne connaît pas de limites à
la sauvagerie. Le suicide est pour lui une victoire. Ses huit terroristes morts à ElKaa sont des leaders célestes – et beaucoup d’autres suivront.
Et la peur de Daech est un crime encore plus grand. Cette peur est l’arme
qu’il laisse derrière lui après chaque massacre. L’intimidation est une doctrine de
terrain qui paralyse l’ennemi. Cela est arrivé à plusieurs reprises. Il y a pourtant
des remèdes contre la peur, mais ils sont le fruit des champs de bataille et des
confrontations : Palmyre et Fallujah en sont des modèles.
La force de Daech est qu’il constitue, pour de nombreux Etats, gouvernements,
organisations et coalitions, le dernier, et non le premier ennemi. Sa force vient du
fait que les autres ennemis sont considérés comme prioritaires, et c’est ce qui le
protège le mieux de la défaite.
La Turquie ne le considère pas comme son premier ennemi. Ses relations avec
lui sont de fait ambiguës. Elle l’a soutenu et a facilité le passage vers la Syrie de
hordes d’adeptes arrivées du monde entier. La Turquie est considérée comme leur
passeur le plus sûr. Aujourd’hui elle en paie le prix. Parce que le Parti des travailleurs
du Kurdistan a la priorité sur Daech, tout comme le régime syrien, que la Turquie
cherche à faire tomber en soutenant les oppositions islamistes armées. Le régime
syrien ne traite pas non plus Daech comme son premier ennemi. Les guerres de terrain
lui imposent de livrer bataille à tout ce qui lève les armes contre lui, et surtout le reste
de l’opposition, qui n’appartient pas à Daech. Quant à l’Arabie Saoudite, elle a failli
hurler de dépit après la libération de Fallujah. Il est vrai que Daech la considère comme
son ennemie, tout comme les autres régimes, accusés d’athéisme, mais l’Arabie
Saoudite a d’autres cibles prioritaires, l’Iran, le régime syrien et leurs alliés. Les
Libanais, qui craignent Daech, ont compris combien celui-ci est nuisible à leur patrie ;
mais s’ils se sentent menacés et savent pertinemment qu’il s’est implanté en lisière
de la Békaa du Nord, visant la mer Méditerranée à travers des régions vulnérables du
Nord, ils sont divisés face au rôle du Hezbollah en Syrie, lequel contribue à plusieurs
batailles, dont celles contre Daech et Al-Nosra. Ainsi c’est parfois le Hezbollah qui
occupe la première position en tant qu’ennemi, avant Daech – quant à Al-Nosra, il
arrive loin derrière. Sunnites et chiites ne sont pas unis dans la bataille contre Daech.
La guerre entre les deux axes, l’iranien et le saoudien, n’a pas cessé. Daech vit de cette
discorde, qui fait rage du Yémen au Bahreïn, de l’Irak à la Syrie. Daech n’est qu’une
contingence, laquelle ne constitue pas un élément essentiel dans ce conflit. (…) Hier,
ce fut le village d’El-Kaa, mais ce n’est probablement pas le dernier. Eliminer Daech
prendra beaucoup de retard. ■
Source : Internet
Istanbul.
Orlando.
Paris.
Bruxelles.
Nangarhâr.
Al Mabraz.
Zliten.
Hadramout.
Maiduguri.
Charlie Hebdo (Paris).
Baghdad.
Dacca.
Le Caire.
Boston.
El-Kaa.
MÉMOIRE TROUBLE
SUPPLÉMENT MENSUEL - AOÛT 2016
7
J’aurais souhaité que ce passé ne fût pas le mien
Leila Barakat
Au cours du déjeuner, je prévoyais une discussion légère entrecoupée
par quelque compliment de la part de mon interlocuteur issu d’une
aristocratie qui dédaigne les mots crus, quelque chose dans le genre
« Vous avez de beaux yeux noirs… ».
Mais il m’assena soudain, loin de l’image distinguée
qu’il aimait à cultiver : « Si j’en avais la possibilité, j’égorgerais de ma
propre main le dernier enfant palestinien survivant au Liban. »
Un homme libre est un homme sans passé. Telle une chaîne qui relie par le cou
les esclaves les uns aux autres, le passé nous empêche de rejoindre un futur qui se
profile au loin avec un visage de liberté. Et pourtant : la tendance à extirper le passé
pour déstabiliser ses adversaires en rappelant publiquement leurs crimes, est un trait
constant des sphères dirigeantes au Liban. Oui, nous avons jadis pris les armes les
uns contre les autres, c’est un fait où notre histoire se trouve piégée, incarnée malgré
nous par dix-huit communautés enfermées dans des contextes sociaux-culturels
différents. Ces jeunes miliciens de dix-sept ans, à travers quel prisme de préjugés
percevaient-ils « les autres » qu’ils voulaient absolument éliminer ? Quelle cause
étaient-ils convaincus de défendre, quelle foi armait leurs bras ? A cette question,
seuls leurs dieux d’alors pourraient éventuellement répondre.
Dans un pays stable, déjà, le passé venimeux peut parfois rester tapi dans
l’arrière-fond de la mémoire, lourd à porter, douloureux à ruminer. Mais c’est
bien pire dans un pays qui sort d’une guerre civile ; le passé y présente d’odieux
effets de miroir qu’on peut difficilement affronter sans être pris par la tentation de
briser la glace. Pouvons-nous prétendre que nous sommes toujours fiers de notre
passé ? N’avez-vous pas simplement envie de dire : « J’aurais souhaité que ce
passé – le passé collectif, commun, ensanglanté – ne fût pas le mien » ? Le passé
est blessure. A charge pour le futur de le cicatriser.
Mais ce passé, devons-nous en être poursuivis indéfiniment, au point de sentir
que le chemin qui nous fait face n’en est qu’une prolongation ? N’est-il pas grand
temps que nous devenions simplement un projet en gestation, qui se ressource sur
les rives d’un avenir véritable ?
Les combats pouvant s’enorgueillir de créer leur vocabulaire, il est des
expressions propres à la guerre, dont les termes relatifs aux zones « Est » et
« Ouest » qui ont longtemps « enrichi » notre lexique quotidien. Les forces
chrétiennes, prédominantes dans la première zone, et les forces musulmanes alliées
aux Palestiniens, influentes dans la seconde, s’écharpaient allègrement ̶ bien que
la cartographie de la guerre ait été bien évidemment plus complexe. Depuis lors,
les politiciens libanais de tous bords se permettent constamment de se dresser
en juges pour criminaliser le passé des autres ; qui leur faudra-t-il pour siéger
au tribunal de leur arrogance, un jury de l’Est ou de l’Ouest ? Les vérités sont
relatives – quel philosophe ne nous l’a répété ? – et les criminels des uns sont les
héros des autres. Achille est un héros pour les Grecs, un assassin pour les Troyens.
Le monstre en lui se nourrit de la lueur de votre regard
Il n’y a pas d’école plus difficile que celle de l’oubli forcé. Rien de plus
troublant que de croiser, dans quelque espace public, un monstre qui vous faisait
jadis trembler au barrage et qui, pour vous laisser passer, vous extorquait volontiers
une partie de votre fortune personnelle – et de votre dignité. Rien de plus troublant
en effet, mais le monstre en lui, qui a survécu jusqu’à ce jour, se nourrit de la
lueur de votre regard, et si ce regard ne lui fait pas sentir que vous vous souvenez
qu’il fut un monstre, celui-ci agonise. Il y va de votre salut, du sien, et de celui du
« vivre ensemble » qui constitue le pari libanais.
Je croyais que mes compatriotes étaient déterminés à ne pas s’enliser dans les
marécages du passé, puisqu’on ne dit plus ni « Est » ni « Ouest », mais Achrafieh
et Beyrouth – ainsi les villes, jadis déshumanisées, aux identités noyées, ont
retrouvé leur nom. Je croyais que ce conflit était démodé face aux rivalités entre
sunnites et chiites qui prédominent aujourd’hui. Je le croyais… jusqu’à ce que des
phrases d’une grande violence, entendues dans des lieux solennels et raffinés avec
lesquels elles semblaient bien peu en accord, me secouent dans mes croyances
béates. En vérité cet article aurait dû paraître en avril, lorsque tous les journaux se
font un devoir de commémorer la date de déclenchement de la guerre. Mais j’ai
essayé en vain, pour pouvoir l’écrire à temps, de pactiser avec ma mémoire, rétive
à réouvrir des cicatrices de guerre. Quelques paroles malheureuses, désagrégeant
les dernières résistances, allaient pourtant suffire à libérer ma plume.
C’était au cours d’une réunion de personnes haut placées à laquelle j’avais été
conviée. La discussion roula sur la corruption, et j’ai mis en avant le soutien que j’avais
reçu d’un politicien ex-chef de brigades dans ma lutte contre les malversations dans le
secteur culturel. A peine avais-je terminé ma phrase que la consternation se répandit sur
tous les visages – comme si j’avais blasphémé. « Aurais-tu oublié qu’il est entré tout
armé avec ses hommes pour pisser à l’intérieur de la mosquée d’un village musulman
conquis ? » rugirent-ils d’une seule voix. La réunion se tenait à « l’Ouest », un terme
qui a peut-être disparu de notre langage, mais dont les connotations de divisions sont
manifestement toujours vives dans notre mémoire meurtrie.
De même je déjeunais un jour avec un homme politique issu d’une aristocratie
qui a le dédain des mots crus, ses gestes et ses paroles scrupuleusement coulés dans le
moule protocolaire des mondanités. Je prévoyais une discussion légère entrecoupée
par quelque compliment de la part de mon interlocuteur aux manières policées –
les hommes affirment complimenter le beau sexe pour répondre courtoisement à
l’inconscient des femmes – quelque chose dans le genre « Vous avez de beaux yeux
noirs… ». Mais il m’assena soudain, pour me reprocher mon soutien à la cause
palestinienne et loin de l’image distinguée qu’il aimait à cultiver : « Si j’en avais la
possibilité, j’égorgerais de ma propre main le dernier enfant palestinien survivant
au Liban ». Depuis que j’ai touché au journalisme et abandonné ma vocation
de romancière, la réalité me fournit parfois des phrases que mon imagination
romanesque n’aurait jamais osé effleurer. Et face à mon mutisme et ma stupéfaction,
l’homme renchérit : « Aurais-tu oublié ce qu’ils ont fait à Zahlé, ces Palestiniens
que nous avons hébergés ? Notre voisine avait un fils unique, ils l’ont flingué et jeté
son cadavre près de la rivière. » Le déjeuner avait lieu à « l’Est » ; apparemment les
pages de la guerre y ont été tout aussi mal tournées, et les âmes y saignent toujours.
Alors, ai-je oublié le registre criminel des uns et des autres ? Certaines questions
laissent songeur. S’il semble difficile d’autoriser l’oubli à s’emparer de nos maux
dévastateurs, doit-on pour autant se livrer à un usage forcené de la mémoire, afin
d’exacerber sans fin nos divisions ? Ne peut-on espérer une phase transitoire, dépouillée
de violence verbale, une phase de discipline lexicale, si j’ose dire, où chaque mot serait
pesé à la balance de la cohabitation ? A défaut de pardon, prévaudrait un langage qui ne
fourragerait pas sans arrêt dans les souvenirs de guerre, pour instaurer une nécessaire et
indispensable qualité de vie en commun, une vie avec les adversaires d’hier. Bref, que
prévale au moins une forme d’hypocrisie. Parce que la question n’est pas de savoir si
j’ai oublié, mais si l’oubli, dans notre contexte fragile et malade, se fait grief ou vertu. ■
Guerre absurde du Liban, guerre absurde des insectes
(André Masson, « La bataille des insectes », 1934).
8
CULTURE ET URBANISME
Réédition d’un livre de référence sur le territoire urbain politique de Rafic Hariri
Le livre Architecture, Power and Religion in Lebanon :
Rafic Hariri and the Politics of Sacred Space in Beirut
(Pouvoir et religion au Liban : Rafic Hariri et la politique de
l’espace sacré à Beyrouth) vient d’être réédité aux éditions
Brill. Ward Vloeberghs, son auteur, est de nationalité belge
et enseigne les sciences politiques à l’université Erasme de
Rotterdam. Il explore dans cet ouvrage le patronage de Rafic
Hariri et son héritage posthume pour démontrer comment
l’architecture religieuse est devenue un espace pour les luttes
de pouvoir dans la ville contemporaine de Beyrouth. Le livre
étudie notamment comment Rafic Hariri a « sponsorisé » la
Mosquée Mohammed al-Amin – principale mosquée sunnite
de la ville –, analysant la façon dont l’architecture religieuse
sert des objectifs politiques dans le Liban d’aujourd’hui. En
retraçant cent cinquante ans d’histoire autour de la Mosquée
Mohammed al-Amin, et en s’attardant sur le développement
ultérieur du site, devenu lieu de commémoration, cet ouvrage
est une brillante illustration des liens entre architecture, religion
et pouvoir, une démonstration sans appel de la manière dont ils s’enchevêtrent
et se donnent à voir dans le paysage urbain. Démontant les travers d’une société
multiconfessionnelle marquée par les inégalités sociales et la fragmentation
politique, cette étude interdisciplinaire dénonce également comment les choix en
matière d’architecture et de reconfiguration urbaine, révèlent un culte naissant
de la personnalité et contribuent à la consolidation du territoire politique.
Selon Ward Vloeberghs, Rafic Hariri, en fin politicien, n’a conçu la construction
de la plus grande mosquée du Liban qu’à des fins d’ambition personnelle,
indépendamment de sa pertinence, dans une tentative de renforcer
sa propre légitimité et son capital symbolique. Le dirigeant érige
un monument pour qu’en retour le monument assoie le souverain.
Comme le rappelle l’auteur de cette étude, la dimension politique
a souvent accompagné les transformations urbaines à Beyrouth
– pas seulement dans le domaine des lieux de culte – mais cette
dynamique toujours en cours a été particulièrement utile dans la
création et la préservation du territoire politique de Hariri dans le
centre de Beyrouth.
Un chapitre particulièrement audacieux (intitulé Hariri’s
Political Economy : Business as Usual) démystifie les objectifs de
Solidere comme centre international attractif pour les industries
financières, culturelles et touristiques, en expliquant par le menu,
et en se basant sur de solides références, qu’il s’agissait d’un
projet d’affaires sur mesure pour Rafic Hariri, et que les dizaines
de milliers de propriétaires des terrains de l’ancien centre-ville
ruiné ont été lésés, Solidere s’étant approprié leurs biens en les
dévaluant. Le livre relaie les critiques des planificateurs urbains,
architectes et urbanistes sur Solidere, Société libanaise de développement et de
reconstruction, qui bien loin de l’altruisme évoqué par son homophone « solidaire »,
porte essentiellement sur la maximisation du profit pour ses actionnaires. Rafic
Hariri est démystifié : « Compte tenu de son empressement à mettre ses intérêts
commerciaux au service de ses visées politiques et, à l’inverse, à protéger ses intérêts
commerciaux grâce à une influence politique accrue, Hariri étendait de facto son
royaume dans le processus de reconstruction. » Un ouvrage à lire impérativement,
pour nous aider à déchiffrer le politique à travers le paysage urbain. ■
Promofair, l’immobilier de luxe : Dream or inaccessible dream ?
La rencontre annuelle « Dream, Development & Real Estate » (Rêve, développement et
immobilier) s’est tenue du 11 au 14 juillet au Pavillon Biel, pendant que nombre d’expatriés
et de touristes arabes étaient au Liban pour les vacances de l’Aïd El Fitr. Cet événement a
été présenté sur le site web de Promofair comme « The Real Estate culture and fair » (La
foire et la culture de l’immobilier) et comme « The most luxurious real estate exhibition
held in Beirut » (Le salon de l’immobilier le plus luxueux tenu à Beyrouth) ; son but est de
permettre aux grands investisseurs et aux entreprises internationales d’étendre leurs réseaux
et de se créer de nouvelles occasions de faire des affaires.
Suivant le Rapport sur l’économie libanaise de la Banque Audi, dont les statistiques,
publiées dans la brochure du salon (1), concernent les années 2013 et 2014, le nombre de
transactions immobilières a augmenté de 2,8% (passant de 169 506 en 2013 à 174 174 en
2014) ; les nouveaux permis de construire ont été délivrés pour une superficie totale de
13 546 m2 en 2014 contre 12 925 m2 en 2013. Cela représente des milliers et des milliers
de tonnes de ciment en livraison continue, et la répartition par mouhafazah (gouvernorat)
montre que le Mont-Liban, encore une fois, a remporté la majorité des permis de construire
en 2014. Mais que disent ces chiffres dont les promoteurs et les courtiers sont si fiers ? Que
l’urbanisation galopante s’est accrue, que nous aurons encore et encore du béton, et que là
où il ravage le plus notre paysage, c’est au Mont-Liban vert…
En vain ce salon paradoxal a-t-il peaufiné son image en mettant en relief les milliers
de nouveaux petits appartements construits pour s’adapter au budget des jeunes couples.
En réalité, alors que les jeunes couples attendent désespérément que les prix baissent
pour pouvoir se marier (rappelons que les prix ont augmenté vertigineusement depuis une
décennie, édifiant quelques fortunes privées colossales (2) et engendrant une véritable crise
sociale), la brochure du salon rapporte que « la période de ralentissement dans le secteur de
l’immobilier n’a pas affecté les prix, qui ont résisté la plupart du temps, ce qui prouve que
le secteur dans son ensemble est destiné à un avenir prospère ». Les malheurs des uns font
le bonheur des autres : jamais ce proverbe ne s’est trouvé aussi bien adapté à une situation.
Nous pouvons certes reconnaître que la construction de tout nouvel immeuble alimente
les caisses de l’Etat par les taxes générées, et par le fait que ses nouveaux habitants « de
luxe » seront des consommateurs d’autres produits de luxe, entre restauration, loisirs et
habillement, et que tout cela dynamise d’une certaine manière le cycle économique ; mais
rappelons que cette urbanisation anarchique s’est faite sans plan d’aménagement global du
territoire, c’est-à-dire au détriment du paysage et du peu de verdure qui nous reste, et que,
tout luxueux qu’il est, le béton n’en reste pas moins du béton.
Nous sommes également en droit de rappeler que, pendant que s’élèvent ces gratte-ciel
qui flirtent avec les nuages, le sort de cent quatre-vingt mille familles d’anciens locataires
est ignoré ; la loi d’avril 2014, votée puis aussitôt décriée par toutes les composantes de la
classe politique (à commencer par le chef du législatif) n’a fait que semer la perplexité et
le désordre. Bien que cette loi reste très largement inappliquée, à cause de l’invalidation de
deux de ses articles par le Conseil constitutionnel, elle a permis aux anciens propriétaires
de s’adonner en public à de véhémentes demandes d’expulsion de leurs anciens locataires
encombrants. En bref, le salon de l’immobilier de luxe est un interdit à l’écrasante majorité
des Libanais, marginalisés sur leur propre territoire. Dream or inaccessible dream ?
Marina Tower (Source : Internet).
Broummana (Source : Internet).
(1) Preuve d’une faible communication, les slogans vides de Promofair n’ont même pas eu la décence de
se faire illustrer par une brochure mise à jour.
(2) Un constructeur nous a affirmé avoir fait un profit net de quarante millions de dollars dans deux
immeubles de luxe construits à Tallet-el-Khayat.