La SF c`est que des histoires d`extraterrestres
Transcription
La SF c`est que des histoires d`extraterrestres
« La SF c’est que des histoires d’extraterrestres ! » Il est vrai que la science-fiction est handicapée par de nombreux romans au style primaire, aux intrigues manichéennes, aux héros stéréotypés, par des films mal ficelés où des extraterrestres de caoutchouc persécutent de braves humains. Mais pourquoi se référer au pire ? Les romans de Guy Des Cars jettent-ils l’opprobre sur Dostoïevski ? Les héroïnes de romans à l’eau de rose discréditent-elles Emma Bovary ? Gilbert Millet & Denis Labbé, La Science-fiction, 2001 Non, la science fiction nous fournit bien d’autres personnages que la figure emblématique de l’extraterrestre. Mais ce que dénote le mauvais procès qui lui est ainsi fait, c’est que derrière sa constellation d’inspirations, de tons, d’ambiances, de thèmes, de lieux, la SF à l’inverse de bien d’autres genres, a beaucoup de mal à faire reconnaître son fonctionnement. Partout présente dans notre culture, les grands médias qui la popularisent, publicité et cinéma en tête, n’en retiennent que ses aspects les plus simplistes. Pourtant, son appareil symbolique est aujourd’hui parfaitement connu. La science-fiction décrit à la fois les causes des métamorphoses du réel et leurs conséquences sur la société. Derrière son effort de construction d’ « ailleurs fictionnels vraisemblables », elle ne fait rien d’autre que nous tendre un miroir à peine déformant. Grâce à cette « distanciation romanesque », elle montre notre réel le plus terre-à-terre. Cette technique narrative s’inscrit dans la droite ligne de la mode des Lettres persanes du XVIIIe siècle, quand 1 Montesquieu analyse notre monde à travers le regard que portent sur l’Occident ses deux voyageurs venus du lointain Orient ! La science-fiction ne fait rien d’autre. Elle utilise le même procédé pour juger la société contemporaine, à la différence prêt que ses voyageurs viennent d’ailleurs encore plus inaccessibles à un homme du XXe siècle que l’Orient à un homme du XVIIIe. Elle procède ainsi à une lecture critique et enrichissante du réel. Voyageurs du temps ou de l’espace, extraterrestres, mutants, mais aussi robots, animaux pensants, les personnages du genre ne sont qu’un seul et même voyageur venu de loin et qui nous regarde. Clifford D. Simak met en place, dans Demain les chiens (1952), un futur improbable et poétique : une société canine se questionne sur ses propres fondements en scrutant le mythe de l’Homme. Terry Pratchett écrit un livre loufoque selon le même procédé, dans Le Grand livre des gnomes (1989-1990). De minuscules êtres, les gnomes, regardent vivre l’humanité, tels des enfants découvrant le monde des adultes, magnifique et consternant. Jacques Baudou écrit dans le « Que sais-je ? » qu’il consacre au genre (2003) : « L’une des caractéristiques les plus notables de la science-fiction c’est qu’elle est avant tout une littérature thématique (plus nettement encore que la littérature fantastique*) conjuguant avec souvent beaucoup d’invention quelques thèmes récurrents. » Ce sont tous ses thèmes qui permettent au genre de nous montrer selon un angle inhabituel. La science-fiction s’est très tôt dégagée des sciences exactes pour s’approprier les sciences humaines. Sous l’impulsion de Ray Bradbury, Theodore Sturgeon, Philip K. Dick, Norman Spinrad, Robert Silverberg, etc., elle s’est 2 faite sociale, politique, culturelle, artistique... Audelà du folklore des robots et des extraterrestres, le dépaysement auquel la science-fiction nous convie lui permet d’aborder tous les sujets, sérieux, légers, profonds, graves, par le biais du symbolique, grâce aux figures de l’imaginaire qu’elle construit. La représentation de l’Autre est significative de ce procédé. Dès l’origine, la figure de l’extraterrestre métaphorise la question de l’Autre. Herbert George Wells propose en 1897 dans La Guerre des mondes une réflexion sur le colonialisme, réflexion qu’on retrouve jusqu’à aujourd’hui, dans Le Chant du Drille du français Ayerdhal (1992). Sans même évoquer les êtres en forme de plante, de minéraux, d’énergie pure ou de planètes, lorsqu’il est monstrueux, l’extraterrestre exprime notre peur face à l’inconnu, voir le film de John Carpenter, The Thing (1982). Lorsqu’il n’est pas monstrueux, il est un double de l’Homme — de même que le robot ou le mutant — dont il souligne l’ambiguïté. Pourtant, à l’origine, l’extraterrestre est d’abord une figure en lien avec le space opera*, ce récit situé dans un espace de convention qui entremêle technologie étourdissante et archaïsmes, ceux-là même des Jedi de La Guerre des étoiles (1977) de George Lucas. Ce cadre souvent stéréotypé, voire d’un goût douteux, propice à l’irruption teintée d’humour du baroudeur de l’espace et de ses robots maladroits, est peuplé d’empereurs tyranniques, dès Flash Gordon, la bande dessinée d’Alex Raymond (1934) ; d’extraterrestres belliqueux dans Starship Troopers (1997) le film de Paul Verhoeven d’après le roman de Robert Heinlein, Étoiles, gardeà-vous ! (1959) ou le très inventif livre de Davin Brin, Marée Stellaire (1983) ; et bien sûr de héros redresseurs de torts, dans le cycle romanesque jubilatoire de Simon Green, Traquemort (Le Proscrit, 1993). Ces 3 héros n’ont de cesse d’imposer à tout l’univers leur idée du Bien et la démocratie américaine, au terme de marathons spatiaux qui ne laissent pas une seconde de répit. Si le space opera reste un courant très important du genre, il s’est profondément transformé en introduisant densité et psychologie, ce qui n’empêche pas la légèreté, comme le montrent des romans aussi différents que Les Guerriers du silence (1993) de Pierre Bordage, le cycle de Heris Serrano de Elisabeth Moon (Partie de chasse, 1993), ou les aventures spatiales qui entrechoquent des flottes entières de vaisseaux spatiaux, de Miles Vorkosigan (1990) de Lois McMaster Bujold au cycle de Honor Harrington de David Weber (Mission Basilique, 1993), voire d’une envergure supérieure comme L’Aube de la nuit de Peter F. Hamilton (1996). Il faut attendre l’après-guerre pour voir le thème de l’extraterrestre se modifier. Il incarne, tout au long des années 1950 et 1960, des menaces identifiables, la plus notable étant le communisme… De là, les vagues de soucoupes volantes venues de la planète « rouge » — ce n’est pas un hasard —, jusque sur nos écrans. Paranoïa, théorie du complot, crainte de l’URSS et des immigrants donnent de formidables résultats : Les Envahisseurs, la série de Larry Cohen (1967-1968) — qui préfigure les X-Files de Chris Carter (1993)— développe une lecture inquiétante d’un réel peuplé de visiteurs que rien ne distingue de nous et qui sont protégés par les autorités, à moins bien sûr qu’ils ne les manipulent. Seul David Vincent, citoyen lambda vigilant, peut les confondre. Marionnettes humaines de Robert Heinlein (1955) et L’Invasion des profanateurs de Jack Finney (1955) explorent la peur d’une invasion insidieuse : dans le premier, les extraterrestres manipulent tout un village 4 — les américains moyens — pour partir à l’assaut du monde, tandis que dans le second, ils remplacent les habitants — l’auteur développe en outre une vision schizophrénique de la société. Nous sommes en plein maccarthysme : l’espionnage triomphe avec la même histoire, celle du voisin de palier équivoque de L’Espion qui venait du froid de John Le Carré (1963). L’Amérique se replie sur elle-même ! L’adaptation cinématographique récente du roman de Robert Heinlein, Les Maîtres du monde par Stuart Orme (1995), souligne cette fois un autre péril, le sida : des extraterrestres microscopiques se diffusent dans les organismes pendant les rapports sexuels. John Carpenter perpétue le thème paranoïaque de l’invasion sournoise en 1988 dans le film Invasion Los Angeles : le monde des affaires et de la politique sont totalement corrompus. Greg Costikyan pourfend avec beaucoup d’humour dans $pace O.P.A. (2000) l’invasion économique et les aléas du libéralisme à l’échelle de la galaxie. A l’inverse, la figure de l’extraterrestre peut s’inscrire dans le camp du Bien. Dans le film de Robert Wise, Le Jour où la Terre s’arrêta (1951), un extraterrestre vient nous apporter un message de paix. Le film détonne parmi les productions de l’époque par son traitement réaliste et sa condamnation du gouvernement américain. Aussi curieux que cela puisse paraître, il constitue une des lointaines sources d’inspiration du délirant Mars Attacks ! de Tim Burton. Camp du Bien encore lorsque l’Autre revêt une fonction messianique, dans Rencontres du troisième type de Steven Spielberg (1977). Dans Les Enfants d’Icare (1950), le très beau roman de Arthur C. Clarke, des extraterrestres conduisent l’humanité à une connaissance supérieure, comme dans Les Ailes de la nuit (1969) de Robert Silverberg. Figure mes5 sianique encore, mais revêtue de l’uniforme du justicier avec Superman, le plus humain de tous les extraterrestres ; figure messianique enfin, sur le mode de la souffrance, avec E.T. (1982) de Steven Spielberg et son plaidoyer humaniste pour l’acceptation de la différence. Et puis peut-être que les extraterrestres sont des gens ordinaires, comme dans Le Château de Lord Valentin de Robert Silverberg (1980), ou que l’espace est vide, comme dans les Machines de Dieu de Jack McDevitt (1994), ou alors carrément surpeuplé, dans Men in Black, le film de Barry Sonnenfeld (1997) ? Au travers de tous ces thèmes rassemblés autour de la figure de l’extraterrestre, la science-fiction — qui assume une forte prédilection pour cette figure emblématique sans s’y cantonner exclusivement — se questionne sur l'homme et le monde contemporain. Si l’extraterrestre reste aujourd’hui un thème très apprécié, c’est sans doute qu’il est par ce postulat inconsciemment reconnu comme le plus légitime et le plus apte à incarner un Autre spectaculaire, à nous proposer ce miroir réfléchissant distancié sur notre monde…. une variante de « Je est un autre » propre à défendre la poésie profonde de la SF. La SF ce ne sont que des histoires d’Autres, de tous les Autres, qui nous invitent sous leurs divers avatars, extraterrestre mais aussi mutant, robot, animal pensant, etc, à nous interroger sur nous-mêmes ! Le thème de l’extraterrestre explore sous toutes ses faces la question de la différence, mais d’abord celle de l’identité. 6