francs-maçons et révolutionnaires

Transcription

francs-maçons et révolutionnaires
FRANCS-MAÇONS ET RÉVOLUTIONNAIRES
du fantasme à la réalité catalane
Céline SALA
L
a Révolution française est porteuse d’une charge affective forte tant chez les francsmaçons désireux de s’approprier le legs révolutionnaire que chez les tenants de
l’antimaçonnisme tel Mgr Fava qui perçoit dans la Franc-maçonnerie « la mère de
toutes les révolutions ». Les relations entre la Franc-maçonnerie et la Révolution française
occupent une part importante de l’historiographie révolutionnaire. Pourtant, elles n’ont
été que peu prises en considération par les historiens roussillonnais de la Révolution. La
densité du tissu maçonnique et le vif engouement qu’il rencontre dans l’espace géographique nord-catalan appelle toutefois d’en étudier le lien lorsque les événements de 1789
ébranlent la province roussillonnaise. Ainsi, on ne saurait aborder la Révolution à travers
le prisme de la Franc-maçonnerie en terres catalanes sans évoquer les grands courants
historiographiques qui associent Franc-maçonnerie et Révolution. Dès la Révolution est
apparue l’idée selon laquelle les événements de 1789 auraient été le produit d’un complot
maçonnique visant à déstabiliser les fondements de la société. Le contemporain perpignanais Joseph Jaume énonce d’ailleurs dans ses Mémoires que « la Franc-maçonnerie est
une secte des plus impies philosophes, leur devise est d’être l’ennemi des rois et de tout
culte. Leur doctrine est que tous les hommes soient égaux, nul ne pouvant être supérieur
à l’autre, ni commander et les souverains doivent appartenir à la multitude. Toute religion,
présentée comme l’ouvrage de Dieu, est une absurdité et toute puissance se disant spirituelle
est un abus et un attentat. On ne peut trouver une doctrine plus impie et plus exécrable ».
- Éric Saunier, « La révolution », Encyclopédie de la Franc-maçonnerie, Paris, Librairie générale française,
2000, p. 725.
- Pierre Vidal, Histoire de la Révolution dans le département des Pyrénées-Orientales, tome I, Perpignan,
Imprimerie de l’Indépendant, 1885 ; Philippe Torreilles, Perpignan pendant la Révolution, 3 tomes, Perpignan,
Imprimerie Charles Latrobe, 1896-1897 et Pierre Vidal, Histoire de la Révolution dans le département des
Pyrénées-Orientales, tome I, Perpignan, Imprimerie de l’Indépendant, 1885 ; Michel Brunet, Le Roussillon
face à la Révolution française, Perpignan, Trabucaire, 1989. Seuls, Pierre Vidal et Philippe Torreilles évoquent,
et encore en peu de mots, la Franc-maçonnerie perpignanaise avant la Révolution mais jamais dans son
rapport à la Révolution. - Arch. Dép. Pyrénées-Orientales, Mémoires, de Joseph Jaume, op. cit., p. 65. Les notes de Jaume traduisent
la pensée de nombre de catholiques roussillonnais, dont Mgr Laporte est le chef de file, qui reprochent aux
francs-maçons de feindre la soumission au gouvernement pour mieux le combattre, de propager l’irréligion
Domitia, n°11, 2010, p. 79 - 84
céline Sala,
docteur en histoire,
Université de Montpellier II.
Les loges nord-catalanes auraient ainsi expérimenté les principes révolutionnaires bien
avant 1789. Une théorie qui exerce un fort pouvoir de séduction mais qui ne résiste pas à
l’analyse.
Quelle participation des francs-maçons dans le processus révolutionnaire ?
Les rapports entre la Franc-maçonnerie et la Révolution française s’organisent autour
d’une véritable bipolarisation historiographique. On rencontre, d’une part, une littérature
basée sur la « théorie du complot » portée par les clercs Lefranc et Barruel et d’autre part,
on constate l’existence d’un courant opposé, dont les écrits d’Albert Mathiez marquent un
paroxysme en 1926, qui nie toute relation entre les pratiques maçonniques et la sociabilité
politique révolutionnaire.
Dans le « Préliminaire » de ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, le jésuite
Augustin de Barruel reprend la thèse de l’abbé Lefranc selon laquelle c’est un complot
maçonnique qui serait aux origines de la Révolution française. « Dans cette révolution
française, tout, jusqu’à ses forfaits les plus épouvantables, tout a été prévu, médité, combiné, résolu, statué ; tout a été l’effet de la plus profonde scélératesse, puisque que tout a été
amené par des hommes qui avaient seuls le fil des conspirations longtemps ourdies dans
les sociétés secrètes, et qui ont su choisir et hâter les moments propices au complot ». Les
prémices de la Révolution s’enracineraient dans un projet consciencieusement élaboré puis
réalisé par des conspirateurs désireux d’en découdre avec l’État absolutiste. Les causes
de la Révolution traditionnellement invoquées telle la crise des institutions et les vives
tensions provoquées par les mutations économiques et sociales survenues dans la France
des Lumières seraient alors reléguées au second plan. Les francs-maçons, appartenant
à une association irréligieuse et subversive, auraient joué de concert un rôle direct dans
l’accomplissement de l’événement révolutionnaire sous la forme d’un complot fomenté
dans les loges. La pratique du secret servant alors de sombres projets parmi lesquels figure
le désir de renverser la Monarchie. Cette thèse étonnante rencontre un succès modeste à
ses débuts mais fait son chemin. Elle aboutit progressivement à un consensus atypique
réunissant cléricaux et républicains, francs-maçons et anti-maçons, durant un siècle et
demi. Pour expliquer cela, il est nécessaire bien sûr d’alléguer les conditions favorables du
sous couvert d’amusements anodins et de protéger les prêtres constitutionnels qui refusent de se soumettre
au nouvel évêque.
- Albert Mathiez va même au-delà en présentant aussi la conviction contre-révolutionnaire des frères qui
ne seraient que « des politiques illuminés traduisant la Déclaration des Droits de l’homme et du Citoyen en
doctrine occulte » (André Chénier). Mathiez expose son opinion dans son compte-rendu du livre de Gaston
Martin, « La Franc-maçonnerie française et la préparation de la Révolution », dans Annales Historiques de la
Révolution française, 1926, Paris, PUF, 1926, p. 179.
- Régent du collège jésuite de Toulouse, Barruel commence à exercer comme professeur en 1762, année
où le parlement de Toulouse expulse la Compagnie de Jésus. L’abbé s’engage alors dans l’un des combats de
sa vie qui le mènera de la lutte contre les « philosophes » (il est le collaborateur de l’ennemi de Voltaire, Élie
Fréron, à l’Année littéraire entre 1774 et 1784) à la lutte contre la Franc-maçonnerie.
- L’abbé Lefranc ainsi que l’abbé Baissie posent les jalons de la célèbre thèse du complot révolutionnaire
dont Barruel se fera le porte-parole sous le Directoire.
- « Préliminaire » de l’abbé Barruel dans son ouvrage Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, publié
en 1796. L’abbé Barruel est l’inventeur de l’idée du complot maçonnique. Ses Mémoires, qu’il rédige de 1792
à 1798, alors qu’il est émigré, dénoncent avec virulence le projet des conspirateurs, philosophes et francsmaçons désireux d’en finir avec l’Ancien Régime. Cet ouvrage apparaît comme la rencontre entre cet abbé à
la personnalité singulière et un antimaçonnisme préexistant à ses réflexions. Le socle du barruélisme servira
l’antimaçonnisme de Vichy où la thèse du complot maçonnique sera reprise et développée plus tard par Bernard
Fay, La Franc-maçonnerie et la révolution intellectuelle du XVIIIe siècle, Paris, Éditions de Cluny, 1935, 288 p.
80
Francs-maçons et révolutionnaires...
domitia 11 - 2010
premier XIXe siècle. Tout d’abord, sous la Révolution, la Maçonnerie évoluait et la vision
qu’en avait l’opinion publique également. Laïcisée et souvent encline au politique dès le
Directoire, la Franc-maçonnerie se replie autour de groupes qui soutiennent la France
libérale puis la République. C’est manifestement avec ce regard déformé par ces données
nouvelles que les maçons du XIXe siècle ont jugé ceux du XVIIIe siècle. La participation
des Maçons aux combats pour la mise en place de la IIIe République n’est pas non plus
étrangère au succès du barruélisme. Les anti-maçons utilisent la thèse du complot pour
fournir la preuve d’une « subversion continue » de la part des loges et les Maçons sont
flattés par le rôle honorifique attribué à leurs ancêtres. Par exemple, en 1847-1848, le
républicain Louis Blanc publie dans son Histoire de la Révolution française dans laquelle
il adhère au mythe et en fonde un autre, celui des origines maçonniques du « Liberté,
égalité, fraternité ». D’ailleurs, en 1865, le Grand Orient de France officialise la thèse.
Cet épisode est décisif puisque les francs-maçons républicains reprennent à leur compte la
théorie de Barruel. La vision de Barruel ne rencontre que peu d’échos aujourd’hui parmi
la communauté des historiens, qui la considèrent, seulement depuis la fin de la Seconde
Guerre Mondiale10, comme un mythe historiographique. Elle continue en revanche de
véhiculer la thèse des influences maçonniques sur la Révolution française.
Entre-temps, et alors que le barruélisme est florissant, une personnalité surprenante renouvelle le débat sur les origines maçonniques de la Révolution française : il s’agit d’Augustin
Cochin (1876-1916)11. Chartiste de formation, familier des archives, il réalise une enquête
de terrain sur laquelle il fonde sa démonstration, en dressant un relevé minutieux portant
sur la période pré-révolutionnaire, en Bourgogne puis en Bretagne12. Il fait appel à l’interdisciplinarité notamment à la sociologie naissante qui lui inspire l’étude des réseaux. Il
a cependant une approche singulière de la Franc-maçonnerie où se mêlent tradition – il
présente l’organisation comme subversive à l’encontre du pouvoir politique et religieux en le
déclinant anti-catholique – et modernité13. Si Augustin Cochin est convaincu de l’existence
d’un complot, la théorie qu’il échafaude est différente de celle de l’abbé Barruel. L’action
des loges est au cœur de l’enquête de Cochin, ce ne sont effectivement plus les hommes qui
portent le projet révolutionnaire mais l’atelier maçonnique : « On voit de 1769 à 1780 sortir
de terre des centaines de petites sociétés à demi découvertes, autonomes en principe comme
des loges mais agissant de concert comme les loges, constituées comme elles aussi, animées
du même esprit "patriote" et "philosophique" et cachant mal des visées politiques semblables
sous des prétextes officiels de science, de bienfaisance ou de plaisir : sociétés académiques,
littéraires, patriotiques, musées, lycées, sociétés d’agriculture même ». Les lieux de sociabilité sont alors élevés au rang de « sociétés de pensée », considérés comme des laboratoires
de pensées et de pratiques que les clubs, sous la Révolution, se contentent de plagier.
- Michel Taillefer relate que plusieurs loges à Toulouse ont fonctionné sans interruption pendant toute
la période révolutionnaire. Il semble que le cas soit similaire dans les autres villes du royaume, comme
Bordeaux ou Lyon, où une vie maçonnique, certes affaiblie, s’est maintenue souvent jusqu’en 1792 ou 1793
(Michel Taillefer, La Franc-maçonnerie toulousaine 1741-1799 ; Paris, C.T.H.S, Commission d’histoire de la
Révolution Française, « Mémoires et documents » n° 41, 1984).
- Claude Mazauric et Éric Saunier, « La Révolution française à la fin de la Franc-maçonnerie rouennaise »,
Les pratiques politiques en province à l’époque de la Révolution française, Actes du Colloque tenu à Montpellier
le 18-20 sept. 1987, Montpellier, Centre d’Histoire contemporaine du Languedoc Méditerranéen et du
Roussillon, Université Paul Valéry, 1989, p. 87-95.
10 - Plus particulièrement depuis les années 1960 où le dépouillement des sources de la Bibliothèque Nationale
de France fut rendu accessible au chercheur grâce au classement réalisé par Alain le Bihan. Il le présente dans
Loges et Chapitres de la Grande Loge et du Grand Orient de France, 1967, rééd. C.T.H.S., 1990, 456 p.
11 - Augustin Cochin naît en 1876, son père, Denys Cochin, lui a transmis un catholicisme et un sentiment
monarchique profonds, qui se déclinent cependant sur le mode de l’indépendance d’esprit et du libéralisme.
Son éducation permet de mieux saisir le sens de ses propos. La guerre l’empêche d’achever son enquête, il
meurt en 1916, ses écrits paraîtront toutefois à titre posthume entre 1920 et 1925.
12 - Augustin Cochin, Les sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne 1788-1789, Paris, Plon-Nourrit, 1925,
2 volumes.
13 - Augustin Cochin, Les sociétés de pensée et la démocratie, Paris, Plon-Nourrit, 1921 mais également dans
La Révolution et la libre-pensée (1924).
domitia 11 - 2010
Céline Sala
81
Cochin va plus loin dans la démonstration. Les sociétés de pensée formeraient une « machine » dirigée par un « appareil directeur » qui piloterait le tout dans le but d’enclencher
le processus révolutionnaire. Dans l’organigramme, la Maçonnerie occupe une place de
choix en raison de son succès (39 loges retenues par Cochin dans le seul observatoire
breton), de ses réseaux de correspondance denses et surtout de son fonctionnement démocratique.
En dépit de la marginalité de l’auteur, ses thèses séduisent l’Allemagne des années 1930.
Ce sont les sociologues qui explorent les premiers les pistes proposées par Cochin. Ernst
Manheim, puis, plus tard, Reinhart Kosseleck et Jürgen Habermas s’appuient sur ses
réflexions quant à la place de la loge dans la France pré-révolutionnaire pour revisiter les
mentalités dans le monde urbain à l’époque moderne14. En France, la thèse de Cochin
réapparaît lorsque, en plein débat sur l’interprétation de la Révolution française, François Furet avance, dans Penser la Révolution française, l’idée selon laquelle la Révolution
était conçue dans les esprits avant de s’accomplir dans les événements et que la fusion
des élites nobiliaires et bourgeoises était possible avant 178915. Toute recherche sur les
loges nord-catalanes permet de nuancer ces propos. La démocratisation de l’institution
maçonnique depuis la naissance du Grand Orient en 1773 peut certes laisser supposer que
les mentalités sont disposées à accueillir une nouvelle culture politique plus de vingt ans
avant les états généraux de 1789. Par ailleurs, et allant au-delà des constats de Cochin, la
Maçonnerie roussillonnaise ouvrant ses portes aux représentants des trois ordres autour
du principe d’égalité, peut effectivement être perçue comme un espace privilégié d’un
compromis entre élites. Cependant, l’écho de Cochin induit une vision quelque peu
déformée de la situation amenant Ran Halevi, disciple de François Furet, à percevoir
dans la sociabilité démocratique des loges, l’origine des pratiques politiques de la Terreur
de 179316. L’observation des comportements et la reconstitution des itinéraires profanes
des initiés nord-catalans17 déstabilisent l’argumentation de Cochin qu’une mort précoce
empêcha d’aller au bout de son analyse. Elles révèlent, dans la Maçonnerie du Roussillon,
la prégnance des mentalités d’Ancien Régime ainsi qu’une volonté de limiter socialement
l’accès au temple maçonnique annihilant, par là même, la dimension du projet démocratique. Force est de constater en Roussillon, des vénérables qui tentent de se perpétuer au
pouvoir18, des loges élitaires qui tentent, entre 1783 et 1789, d’empêcher la reconnaissance
de nouveaux ateliers ouverts à la petite bourgeoisie19 ou encore un recrutement fondé sur
les liens familiaux et professionnels, choisissant plutôt la cooptation traditionnelle que la
nouveauté20. Nombreuses sont les manifestations de ces pratiques traditionnelles. Après
14 - Reinhart Kosseleck, Le Règne de la critique, Paris, éditions de Minuit, trad., 1979 et Jürgen Habermas,
L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978.
15 - François Furet, Penser la Révolution, Paris, Gallimard, 1978 dans lequel il approfondit les idées avancées
dans La Révolution française, 1965-1966, Paris, Hachette, 2 volumes, rééd.1986.
16 - Ran Halevi, Les loges maçonniques dans la France d’Ancien Régime aux origines de la sociabilité démocratique..., op. cit., p. 11.
17 - Céline Sala, Les Francs-maçons de Perpignan à Barcelone entre Lumières et Restauration (1740‑1830),
Paris, Collection « Les Dix-huitièmes siècles », Honoré Champion, 2008, sous presse.
18 - Les Archives « russes » du Grand Orient nous renseignent avec précision sur les frères vénérables
Basset et Sournia qui sont détenteurs d’une patente pour leur atelier et qui n’envisagent pas que leurs frères
puissent maçonner sans qu’eux-mêmes tiennent le maillet.
19 - Les frères roussillonnais de la loge Les Frères Réunis ne disent-ils pas au sujet de leur approbation à
la mise en place « régulière » de la loge Saint-Jean des Arts de la Régularité : « Il serait dangereux d’installer
une loge composée d’artisans qui pourraient par leurs indiscrétions et une conduite peu réfléchie nuire à
l’Art Royal » (Bibliothèque Nationale de France, Cabinet des manuscrits occidentaux, fonds maçonnique,
F.M2 347, dossier de la loge des Frères Réunis, orient de Perpignan, planche de la loge du 4 février 1783).
20 - Nous avons un exemple précis avec la cooptation, à travers le lien professionnel, qui a eu lieu au sein du
Conseil Souverain. Sa composition révèle plus de 80 % des membres qui se côtoient au Conseil Souverain
et dans l’enceinte des temples maçonniques (Céline Sala, « La sociabilité des Lumières comme espace de
dialogue entre la ville et le roi : l’exemple de Perpignan au XVIIIe siècle », Pouvoirs municipaux et pouvoir
royal en Roussillon et en Languedoc XVIIe-XVIIIe siècle, Presses Universitaires de Perpignan, Collection
Études, 2006, p. 97-108).
82
Francs-maçons et révolutionnaires...
domitia 11 - 2010
avoir étudié que le lent déclin de la Maçonnerie nord-catalane à partir de 1791 n’est pas
la conséquence de son inadaptation à la culture associative de la Révolution 21, Il serait à
présent judicieux d’envisager si on retrouve les francs-maçons dans les sociétés populaires
ainsi que dans celles nommées « sociétés populaires régénérées » en l’an II (1793).
Quant à l’idée avancée par François Furet d’une fusion des élites dans les loges, il semble
qu’en terres roussillonnaises la situation soit infiniment plus complexe. En Roussillon,
cet amalgame existe effectivement si l’on observe le recrutement maçonnique dans sa
globalité mais l’analyse approfondie de la situation de chaque atelier dans chacun des
orients nord-catalans, et particulièrement à Perpignan en limite la portée. Elle révèle en
effet de véritables frontières au sein de l’espace maçonnique issues d’un code et de règles
de distinction implicites22.
Au final, la thèse de Barruel et celle de Cochin soulèvent de vives réserves en Roussillon.
On est conduit localement à des conclusions bien différentes. La loge maçonnique apparaît bien, dans le Roussillon d’Ancien Régime, comme le réceptacle de courants de
pensée contradictoires et le siège de tensions sociales caractéristiques d’une période de
crises. Toutefois, si la loge est première dans l’histoire maçonnique de la Révolution, il
ne faudrait pas privilégier une histoire institutionnelle de cette structure de sociabilité,
de l’obédience à la loge, en oubliant l’essentiel : l’individu, son cheminement particulier
et communautaire vers la lumière, sa démarche dans la société civile et son engagement
dans la cité.
Quels comportements politiques dans la société catalane ?
Aborder les conduites politiques, c’est-à-dire le rapport des frères au politique, est une entreprise difficile car cela peut orienter la recherche vers la mise au jour d’un comportement
politique collectif des initiés lors des événements révolutionnaires, problématique nécessairement réductrice qui est aujourd’hui dépassée23. Une telle démarche, en Roussillon,
oublierait les hommes qui font la Franc-maçonnerie. Elle conduirait, en effet, à envisager
les acteurs sans prendre en compte ce qu’ils sont, sans distinguer leurs itinéraires maçonniques en les resituant de manière systématique dans une classification politique rigide
et contrefaite en ignorant tout de leur parcours et de leur évolution personnelle24. C’est
pourquoi plutôt que d’étudier des comportements politiques de groupes sociaux, il s’agirait
plutôt d’envisager la participation politique de frères dans les pratiques révolutionnaires.
Cela consisterait à analyser la participation des Maçons au processus révolutionnaire et
les formes qu’elle revêt. Bien entendu, cet exercice ne permet pas de retrouver l’intégralité de la société maçonnique dans la cité. Même corrélées, les sources « profanes »25 ne
conduisent que vers une minorité de frères, celle qui a participé avec le plus d’éclat à la vie
de la cité. Les conclusions tirées ne sont donc que partielles mais cela ne rend pas pour
21 - Céline Sala, Élites, sociabilité et réseaux relationnels. Les Francs-maçons en Roussillon et en Catalogne des
Lumières à la Restauration. Thèse de doctorat, Université de Nice-Sophia-Antipolis, 2006.
22 - Céline Sala, « L’espace maçonnique entre circulation fraternelle et frontières profanes : l’exemple
de Perpignan au XVIIIe siècle », Les frontières dans la ville : marges, frontières, discontinuités, Maison des
Sciences de l’Homme et le Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine, Coll. Cahiers de la
Méditerranée, n° 73, 2007, p. 47-64.
23 - Éric Saunier met en garde contre une tradition historiographique datant du début du XXe siècle
autour de E. Lesueur (La Franc-maçonnerie artésienne au XVIIIe siècle, Paris, 1914) qui visait à ébaucher une
classification politique artificielle des francs-maçons (Éric Saunier, Révolution et sociabilité en Normandie au
tournant des XVIIIe et XIXe siècle. 6 000 francs-maçons de 1740 à 1830, op. cit., p. 315).
24 - Cela implique en plus d’accepter le postulat d’une existence de « groupes » politiques monolithiques.
25 - L’ensemble des sources sur lesquelles repose cette démarche est présenté, sous forme de tableaux, à la
fin de l’étude.
domitia 11 - 2010
Céline Sala
83
autant caduque la stratégie qui consiste à s’intéresser à la partie de la société maçonnique
la plus active dans la cité. Plusieurs arguments justifient leur exploitation. Tout d’abord,
le Roussillon est très réceptif à la Franc-maçonnerie et le groupe définissable est loin
d’être négligeable. Rappelons que la recherche des francs-maçons catalans a permis de
retrouver plus d’un millier d’initiés26 sur un espace géographique restreint au cours de la
transition révolutionnaire27. Cela repose sur le postulat que leur goût pour la sociabilité et
leurs positions sociales les conduisent à en constituer les cadres. Mais aussi, en approchant
les élites de la Franc-maçonnerie aux dépens des anonymes, n’examine-t-on pas ceux de
la société maçonnique jugés responsables par les tenants du complot de la manipulation
des foules ? Ce groupe nécessite donc un regard attentif qui permet de réfuter cette thèse
et d’élaborer une analyse sur le comportement – et ses évolutions – d’un grand nombre de
frères. Enfin, découvrir les élites maçonniques locales dans la transition révolutionnaire,
à travers les sources « profanes », permet d’approcher un des thèmes mis en perspective
par l’historiographie et les sources maçonniques : la connaissance de la Franc-maçonnerie
catalane comme lieu de rencontre voire d’osmose entre les élites sociales.
Pour observer la participation politique des initiés, il convient donc aussi de prendre la
mesure de l’intensité de l’activité des francs-maçons durant les événements, en évaluant
leur action au sein du groupe dirigeant, après les changements institutionnels de 1789.
Ces épisodes retiennent l’attention car ils annoncent une nouvelle ère du politique où l’on
apprend à devenir citoyen à travers le vote, mais démontrent aussi l’aptitude des frères à
recueillir les suffrages de leurs concitoyens. Ce n’est que par ce biais-là que l’on est renseigné sur les actions de nombre de Maçons. Cela autorise peut-être à dégager une attitude
insolite d’un groupe social noble, clerc ou roturier quant aux formes et à l’intensité de
leur participation à la vie politique. Et non le contraire. Cet élan vers la vie politique lors
des événements de 1789 serait peut-être le fruit d’une pratique déjà acquise sous l’Ancien
Régime.
La conviction qu’il existerait des influences maçonniques sur la Révolution française est
persistante et résistante. Pourtant, cette période est paradoxalement l’un des moments
les plus difficiles dans les annales de l’Art Royal où l’espace français enregistre la plus
faible activité maçonnique de son histoire. Si le Royaume de France compte en effet plus
de mille loges à la fin de l’Ancien Régime28, la structure du Grand Orient de France qui
coordonnait plus de 700 loges en 1789 voit ses effectifs chuter durant la période pour
atteindre seulement moins de 20 ateliers en 179629.
26 - Grâce à l’exploitation des sources disponibles à la Bibliothèque Nationale de France de 1744 à 1830 à
laquelle s’ajoute le dépouillement récent des Archives « Russes » du Grand Orient de France, l’inventaire
des francs-maçons que nous avons dressé avoisine le millier de frères de part et d’autre de la frontière
espagnole.
27 - La superficie de la province du Roussillon sous l’Ancien Régime est de 3 555 km2 et celle de l’actuel
département des Pyrénées-Orientales, datant de 1790, s’élève à 3 990 km2.
28 - Daniel Roche, « Mille loges au royaume de France ! », L’Histoire, n° 256, juillet-août 2001, p. 22-29.
29 - Éric Saunier, « La maçonnerie est-elle à l’origine de la Révolution ? », L’Histoire, n° 256, juillet-août 2001,
p. 30-35.
84
Francs-maçons et révolutionnaires...
domitia 11 - 2010